La crise de la foi dans le temps présent : étrange manuscrit, sitôt écrit, sitôt mis de côté par son auteur, Alfred Lois
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French Pages 732 Year 2010
ALFRED LOISY LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT
BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
144
ALFRED LOISY LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT (ESSAIS D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES) Texte inédit publié par François LAPLANCHE
Suivi des études de Rosanna CIAPPA, François LAPLANCHE et Christoph THEOBALD Avant-propos de Claude LANGLOIS
F
H
La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent quarante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Secrétaire d’édition : Cécile GUIVARCH Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, Marie-Joseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT Illustration de couverture : premières lignes du 4e chapitre du premier manuscrit de Loisy, BNF Nouvelles acquisitions françaises, 1634.
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SOMMAIRE Avant-propos, par Claude Langlois Introduction, par François Laplanche I. Le mouvement du livre II. Une édition non désirée III. Pour lire les annotations IV. Sigles utilisés pour cette édition
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ALFRED LOISY. LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT
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Avant-propos
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Les théories générales de la religion I.- La théorie catholique II.- Le rationalisme incrédule III [Le protestantisme contemporain et l’autorité de la Bible] IV [Présentation critique du volume de J. H. Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine (1845)]
47 47 60 67
Religion et révélation I. [Nécessité du rite] II. [Place des notions intellectuelles dans la religion] III [La doctrine de Vatican I sur les preuves de la révélation.] IV [Raison et révélation]
87 87 95 106 117
La religion d’Israël I [Difficulté d’écrire une histoire de la religion primitive du peuple d’Israël] II [Les rites en Israël et « la pureté du cœur »] III [Histoire de la religion d’Israël du Sinaï jusqu’au schisme] IV [Histoire de la religion d’Israël du schisme à l’exil] V [Le judaïsme « postexilien »]
125 126 132 142 151 157
Jésus-Christ I [La bonne nouvelle du royaume] II [Conscience qu’a Jésus de sa personne et de sa mission] III [La mort de Jésus et l’espérance de son retour glorieux] IV [La science du Christ et sa connaissance de l’avenir]
167 168 174 183 190
L’Évangile et l’Église I [Le christianisme historique et le royaume annoncé par Jésus] II [Le « royaume de Dieu » de Jésus aux Apôtres] III [Retour à la théorie du développement.]
199 199 211 224
L’Église et le dogme chrétien I [Comment le dogme chrétien est sorti de la prédication de Jésus] II [La formation du dogme chrétien au milieu des vicissitudes de l’histoire] III [La relativité des formules dogmatiques]
235 236 253 261
L’Évangile et le culte catholique I [Développement du culte catholique] II [Éléments païens dans la formation du culte chrétien]
277 277 294
Le régime intellectuel de l’Église catholique I [La censure du Magistère et l’étude scientifique de l’Écriture] II [Difficultés dues à la prétention de l’Église à régenter les sciences] III [Les remèdes]
321 322 335 348
75
Le dogme et la science I [La distinction de la science et de la foi] II [Caractère relatif des représentations de la théologie] III [Relativité de l’enseignement théologique] IV [Autonomie de la foi et de la science] V [Conditions d’une harmonisation entre la science et la foi]
363 365 373 382 387 397
La raison et la foi I [La foi vivante] II [Foi et décision volontaire] III [Croyance et choix volontaire] IV [La perte de la foi]
407 408 417 424 434
La religion et la vie I [La mission éducatrice de l’Église catholique] II [L’Église et l’autonomie de l’individu] III [État de l’enseignement en France] IV [L’Église et la famille] V [L’Église et la politique] VI [Le chrétien dans le monde moderne]
445 446 454 461 471 478 483
Le passé et l’avenir
493
ÉTUDES HISTORIQUES
505
Une Église immuable, une époque en mouvement, par François Laplanche I. Les intimes convictions de Loisy II. La question biblique dans l’Église catholique jusqu’à l’encyclique Providentissimus Deus III. L’Encyclique Providentissimus Deus et sa réception IV. Horizons culturels au-delà de l’exégèse
507 510
La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique, par Rosanna Ciappa I. La genèse d’un livre inédit II. Contre le protestantisme libéral III. Textes inédits et textes publiés IV. Christologie et eschatologie
553 553 558 565 579
L’ apologétique historique d’Alfred Loisy. Enjeux historiques et théologiques d’un livre inédit, par Christoph Theobald I. Le « livre inédit » : un genre littéraire original II. Un type d’apologétique parmi d’autres III. Un livre inédit qui a manqué son but ?
587 589 606 675
Notices biographiques
695
Bibliographie
707
François Laplanche In memoriam
715
Liste des ouvrages de François Laplanche
717
Index des noms propres
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Bibliothèque de l’école des hautes études, Sciences religieuses
729
519 534 541
AVANT-PROPOS Claude Langlois
Cet avant-propos a pour but d’introduire à un livre de Loisy écrit voilà plus d’un siècle – cent dix ans exactement – et jamais publié. Il tient de la préface, dans la mesure où, extérieur au projet, au moins à son début, je puis en indiquer les origines, le cheminement et les conditions de son aboutissement. Il veut être une introduction, car ce texte de Loisy conduit celui qui le lit avec attention, nourri des commentaires si savants qui l’éclairent, à l’obligation de dire comment il le comprend, ajoutant sa voix à un concert déjà pluriel. Il est enfin une contribution, nécessairement modeste, pour mieux expliciter le « moment » Loisy. Historien du catholicisme, j’ai aussi voulu user de ma compétence pour éclairer le contexte politique et religieux de la fin du siècle auquel Loisy se réfère en plus d’un endroit. Pour avoir joué le rôle fort modeste de premier moteur, je voudrais d’abord rappeler la genèse de cette publication. J’étais président de la Section des Sciences religieuses alors que l’on entrait dans l’orbite des célébrations – cent ans après – des événements du début du siècle. Il me semblait, comme titulaire de la première chaire d’histoire du catholicisme contemporain à la section des Sciences religieuses, que le Modernisme ne pouvait être laissé de côté, et qu’il était essentiel aussi de l’évoquer pour rendre compte de l’histoire d’une discipline – la science des religions – toujours en recherche d’elle-même. Ma connaissance limitée du dossier me conduisit à me tourner vers François Laplanche, qui accepta d’être l’organisateur scientifique d’un colloque (2003) auquel le Collège de France fut associé, à travers la personne du Professeur Tardieu. Ce colloque fut l’occasion, pour trois de ses participants, Rosanna Ciappa, François Laplanche et Christoph Theobald, d’envisager comme prolongement scientifique la publication du manuscrit inédit, quasi mythique, de Loisy. L’autorisation des héritiers, immédiatement sollicités par François Laplanche auprès de Jean-François Loisy, a permis d’entreprendre une longue recherche, aboutissant à cette publication. Que la famille de Loisy soit remerciée de la confiance accordée généreusement. Pour que ce propos d’après colloque n’en reste pas à l’état de vœu pieux, ce projet prit place dans les recherches d’une équipe d’accueil dont j’avais aussi la responsabilité à la Section des sciences religieuses. Ainsi, j’apportais la logistique indispensable pour que, venant d’Angers et de Naples, puissent se réunir deux chercheurs 9
Claude Langlois qui rejoignaient le troisième, parisien. Ces connaisseurs hors pair de Loisy, après avoir pris l’initiative de cette publication, se répartirent le travail et le menèrent heureusement à son terme. J’assistais aux réunions de travail. François Laplanche termina cet ultime ouvrage avant d’être terrassé par la maladie qui, malgré un bref répit, eu le dernier mot. Il me fallut alors prendre ma part des finitions, solliciter l’aide du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM) et celle des publications de la Section des sciences religieuses, qui avaient déjà accepté d’éditer les actes du colloque Loisy. Que Daniel-Odon Hurel et Gilbert Dahan soient, au titre de ces deux institutions, particulièrement remerciés pour leur aide précieuse. Mais plus encore, les trois auteurs de ce livre qui ont apporté toute leur compétence pour faire aboutir ce travail. On trouvera, à la fin de cet ouvrage, en hommage, le rappel du parcours intellectuel de François Laplanche qui a porté largement ce projet. Il serait outrecuidant de dire d’un mot – ou de plusieurs – ce que chaque auteur a fait pour restituer l’environnement intellectuel de ce grand texte de Loisy. L’articulation de ce livre, solidement construit, le montrera page après page. La proximité géographique a voulu que je sollicite davantage, dans ces derniers mois, Christoph Théobald. Qu’il soit remercié d’avoir donné, outre son grand texte, son temps et son attention afin que cette publication soit faite dans les meilleures conditions. Le texte que l’on va lire est singulier à plus d’un titre. D’abord, à cause de sa publication tardive. Pour en comprendre les raisons, il convient de rappeler ce que furent les deux premiers temps des études savantes consacrées au Modernisme. Le premier, pour faire bref, est celui de l’établissement de son histoire, basé sur l’identification des textes publics – articles, brochures, livres – et des auteurs écrivant sous leur nom ou sous un pseudonyme. Loisy au premier chef. Émile Poulat a imprimé sa marque sur cette première étape par son maître livre, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste 1 : il a restitué, dans le détail, cette bataille de sept ans qui a été aussi une campagne acharnée pour dénoncer, condamner et stigmatiser les coupables ou présumés tels. Et aussi pour se défendre et se justifier, ce que fit Loisy, longuement. Un second temps, qui n’a pas de terme précis et comporte plusieurs opérateurs, a été constitué par la publication progressive des correspondances dont Loisy était le centre. Émile Goichot a tiré de cette source, plus intime et plus libre, une biographie fine et exemplaire 2, et le colloque évoqué plus haut a rendu compte du rôle de plusieurs protagonistes de cette nébuleuse. Après l’identification des publications et des correspondances, il restait, pour faire avancer l’histoire du modernisme, à prendre connaissance du dossier romain de la condamnation3 et à publier l’ouvrage abondant sur lequel Loisy a travaillé pendant deux années pleines (juillet 1897-septembre 1899), qu’il a longuement mûri et qu’il a aussitôt abandonné, quitte à le débiter en tranches pour alimenter une revue et pour nourrir ses deux premiers petits livres rouges. Loisy qui, par deux fois, se raconte d’abord à chaud, au sortir de la crise (1913, Choses passées), puis en prenant quelque distance, à la fin de sa vie (1930, Mémoires), évoque abondamment un ouvrage qui n’a jamais paru, qui a été lu seulement par une poignée de privilégiés, dont le manuscrit ne devint accessible aux chercheurs qu’après que
1. Casterman, Paris 1962, et rééditions. 2. Loisy et ses amis, Les Éditions du Cerf, Paris 2002. 3. G. Losito, C. Arnold, éd., La censure d'Alfred Loisy (1903). Les documents des Congrégations de l'Index et du Saint Office (Fontes Archivi Sancti Officii Romani 4), Rome 2009.
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Avant-propos son exécuteur testamentaire et ami, Louis Canet, l’eut fait dactylographier et en eut versé les deux versions manuscrites – et la copie – à la Bibliothèque nationale de France. Revenons aux raisons de cet intérêt tardif. On vient de rappeler les priorités de l’historiographie. On doit prendre en compte aussi les hésitations de Loisy lui-même concernant cette œuvre singulière : l’exégète était partagé entre la conscience d’avoir écrit là une grande œuvre qu’il fallait faire connaître à la postérité et l’impossibilité, au regard de son évolution ultérieure, de la rendre publique, dans la mesure où son rapport au catholicisme avait changé du fait même de la crise moderniste. Il ne faut pas négliger non plus l’intérêt inégal apporté par les historiens du modernisme à un texte qui révélait un Loisy désireux de réformer son Église, ce qui cadrait mal avec le cliché du chercheur catholique condamné pour ses activités scientifiques. Il faut enfin, pour expliquer la publication tardive de ce grand manuscrit, évoquer les difficultés à établir un texte qui existe en deux versions différentes, la première plus courte, la seconde comportant des remaniements nombreux, souvent des explicitations bien venues. Ajoutons, pour n’être pas tout à fait étranger à pareil travail effectué sur des textes de la même période, combien sont rares encore, pour l’histoire contemporaine, ces approches de longue patience, plus habituelles pour les siècles précédents. Autant de raisons pour saluer ce travail collectif exemplaire. Parce que cet ouvrage révèle un Loisy inconnu, pédagogue et didactique, insolent et passionné. Déroutant, pour tout dire. Loisy irrite, émeut, convainc. Il fait sourire par ses coups de griffe ; il touche par sa manière de s’impliquer en prenant de grands risques. Il se révèle tout à la fois pamphlétaire et apologiste, essayiste et théologien, tout en restant lui-même, exégète. Cette œuvre cachée est son Partage de Midi. Ce texte, longuement médité, est le produit abouti d’une grande passion intellectuelle : Loisy, qui est né en 1857, a quarante ans quand il entreprend cette réflexion de fond. Il lui reste un temps identique à vivre, puisqu’il meurt au printemps 1940. Cadrons plus court : depuis 1893, Loisy ne dispense plus d’enseignement à l’Institut catholique, il travaille sur plusieurs dossiers et alimente ses revues savantes. À partir de 1902, commence la crise moderniste. Entre ces deux dates dramatiques, Loisy écrit, dans le calme de Neuilly, un maître livre, La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses. Deux titres, parce que le livre est double. Exposé des croyances catholiques et pamphlet contre l’ignorance scientifique des théologiens. Urgence pour dire la foi en utilisant la langue d’aujourd’hui et déroulement d’une longue histoire de plus de trente siècles, placée sous le signe de la révélation et de la tradition. Pour aller au plus court, Loisy répond à deux urgences, l’une pastorale, l’autre intellectuelle. La première découle de sa récente fonction d’aumônier du pensionnat des Dominicaines de Neuilly où l’archevêque de Paris l’avait assigné, comme à résidence, après avoir contribué à l’expulser de l’Institut catholique. Il écrit à von Hügel, le 15 septembre 1896 :
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Claude Langlois Mes catéchismes de persévérance m’ont donné l’idée d’une exposition de la doctrine catholique à l’usage de cette fin de siècle, quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors4.
Il veut expliquer aux hommes de bonne volonté, comme aux jeunes filles auxquelles il dispense son catéchisme de persévérance, la religion d’Israël, Jésus, l’Église naissante, la longue histoire du catholicisme. Il est sensible au climat intellectuel de ce nouveau siècle qui advient, mais plus encore à une incroyance qui naît de l’incapacité des responsables catholiques à exprimer la foi dans un langage compréhensible. Mais dans le même temps, il entend sortir ce qu’il a sur le cœur depuis que les évêques protecteurs de l’Institut catholique et Rome l’ont réduit au silence et dire son sentiment sur ces théologiens qui jugent de tout parce qu’ils n’ont aucune idée de la science moderne. Si sa verve critique se concentre dans le chapitre VIII, intitulé « Le régime intellectuel de l’église catholique », elle s’échappe souvent et s’exprime en formules assassines qui parsèment ses derniers chapitres dont le douzième, qui sert de conclusion : Il faudrait, pour terminer dignement ce livre, écrit-il d’abord, les accents d’un Paul, de Paul expliquant à Pierre, devant la communauté d’Antioche, comment il faut marcher pour gagner le monde à l’Évangile. Mais qui oserait aujourd’hui parler à Pierre ?
Et d’ajouter benoîtement, dans la seconde version : Le petit bruit du baiser que nous déposons humblement sur son pied ne monte pas jusqu’à ses oreilles.5
En fait la singularité de ce livre est qu’il est écrit tout à la fois ad extra et ad intra. Ad extra, par sa visée apologétique, par sa volonté de faire comprendre la réalité et la légitimité de l’Église catholique. Ad intra, par sa perspective critique et par ses ambitions réformistes. Et parfois ces deux visées tendent à se neutraliser. Ainsi la manière dont il présente le catholicisme comme seule Église légitime est affaiblie par les vives critiques qu’il fait de son fonctionnement. Certes, en bonne logique, les défauts de l’institution n’invalident pas la légitimité de celle-ci. Mais le mélange d’apologétique, même rénovée, et de critique, même légitime, peut brouiller le message que Loisy entend faire passer. Toutefois, c’est le mérite de ce prêtre savant de chercher à tenir les deux bouts de la chaîne. Son dernier chapitre rassemble de façon plus systématique ses contradictions. Ainsi du protestantisme : celui-ci demeure la cible traditionnelle de Loisy qui dénonce sa tendance à l’éclatement ecclésiologique et à l’individualisme forcené. Mais Loisy concède aussi que les torts de Rome sont réels dans le schisme du XVIe siècle et qu’il faut partir de là pour rapprocher les deux Églises chrétiennes. Pourtant, cet ouvrage passionné ne se réduit pas à une tension singulière entre des lettres pastorales d’un aumônier de jeunes filles et une dénonciation rageuse du divorce entre la hiérarchie catholique et la science moderne. Loisy se jette aussi dans les débats de son temps. Catholique il s’avoue, un Catholique qui veut rénover sa confession. Et d’abord, moderniser l’apologétique traditionnelle : il dénonce, à
4. É. GOICHOT, op. cit., p. 41. Voir infra, p. 590. 5. Infra, p. 501 [fol. 1 129].
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Avant-propos partir du terrain biblique, l’adversaire protestant, ses avatars libéraux et ses dérives rationalistes. Pourtant, les choses ne sont pas si simples qu’il voudrait le faire croire. Il écrit ce livre en désignant nommément plusieurs ouvrages d’exégèse savante et aussi un essai, l’Esquisse d’une philosophie de la religion, d’Auguste Sabatier. À lire ses premiers – et aussi ses derniers – chapitres, on croirait même que l’ouvrage de Loisy est écrit pour réfuter le penseur protestant, tant il le cite et le dénonce. Sabatier, à l’entendre, est le type idéal du Protestant, niant l’histoire et réduisant la foi en Jésus à l’échange des consciences. Mais Sabatier est aussi le témoin irréfutable de la modernité, et Loisy s’engage à sa suite beaucoup plus loin qu’il ne veut bien l’avouer. Loisy entend se maintenir sur une difficile ligne de crête du catholicisme réformiste. Il prend à son compte la perspective apologétique classique : le catholicisme est l’Église, la seule Église, sans interruption depuis le début, et cette Église est celle qui a accompli la volonté de Jésus ; elle est, dans le déroulement du temps, la seule qui soit catholique et elle est catholique parce que romaine, y compris dans ses développements ultimes issus des conciles de Trente et de Vatican, qui ont conduit à renforcer le pouvoir des papes. Loisy ne lâche rien de la démonstration classique : le temps de l’histoire du salut en Jésus et celui de l’Église catholique s’équivalent. Mais cette prise en compte de la perspective historique – qui est ici légitimation de la Tradition – le conduit, dans le même temps, à un autre positionnement, totalement novateur : la révélation évangélique se transcrit, au fil des temps, dans un langage nécessairement contingent. Un langage qui est à la fois explicitation pour aujourd’hui (Platon pour les Pères grecs, Aristote pour la scolastique médiévale) et incompréhension pour demain. Le dogme est une transcription de la révélation, à la fois nécessaire et vouée à l’obsolescence. Toutefois, me semble-t-il, cette autre perspective de l’historicisation opérée par Loisy se nourrit d’une tension singulière dont l’ouvrage rend bien compte. On y trouve d’une part une vision organiciste du développement du dogme, naissance et maturation, germination et fruit mûr, qui, selon la métaphore utilisée, est promesse d’avenir radieux ou menace de sclérose inévitable6 ; et d’autre part, on y lit comme en filigrane une vision radicale, apophatique, de la vérité. Parce que le dogme ne se définit que par l’erreur condamnée, non par la vérité opposée mise à jour, ainsi que le montrent les hérésies christologiques ; plus encore, parce que Dieu est, au-delà de tous les
6. « Aussi bien l’Église catholique, avec ses airs d’immobilité sénile a toujours été comme un enfant robuste et de longue croissance, à qui l’on dit en le rencontrant à des intervalles distancés : ce n’est plus vous ; je ne vous reconnais pas ; vous êtes tout changé ! Et l’enfant de répondre : C’est bien moi ; je ne suis pas changé du tout ; peut-être ai-je un peu grandi seulement depuis l’année dernière » (p. 496 [fol. 1 116]). Autre perspective, pour dénoncer l’immobilisme : « On dirait que l’Église s’est appesantie en vieillissant, qu’elle est lasse, probablement d’avoir tant changé, qu’elle ne veut plus qu’on touche à rien, et qu’elle se fâchera mortellement contre quiconque ne se conformera pas à son désir. Telle une personne âgée qui veut voir toujours les meubles à la même place, les mêmes bibelots sur sa cheminée, les mêmes fleurs dans son jardin, les mêmes plats sur sa table. Qui donc pourrait briser cette routine ? Des hommes pareils à ceux qui ont autrefois secoué et vaincu l’inertie traditionnelle. Car l’Église a toujours été ainsi ; si elle a toujours changé, elle a toujours changé malgré elle. Oserons-nous le dire ? Elle a toujours changé en faisant semblant de rester la même, en protestant qu’elle ne changeait pas. » (p. 496 [fol. 1 115]).
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Claude Langlois anthropomorphismes, inconnaissable. J’aurais tendance à penser que le Dieu de Loisy est davantage celui qui refuse les idoles que celui qui se révèle en Jésus. La tension singulière qui traverse cet ouvrage se nourrit à deux sources différentes. La première est d’ordre scientifique, il s’agit d’une science biblique que Loisy a fait sienne, même si, comme chacun des présentateurs le dit avec pertinence, il épouse en 1898, sur tel dossier débattu, une position qui ne sera pas toujours celle qu’il adoptera en 1902. Mais ce qui m’a frappé, en lisant ce texte, c’est l’immédiate connivence que, comme historien, je ressens quand Loisy restitue les développements successifs de l’histoire d’Israël et de celle du christianisme. Non que j’adhère à ses conclusions factuelles que lui-même sait être précaires, au regard des développements ultérieurs de sa discipline, mais je me trouve de plainpied avec son approche historico-critique, qui demeure un acquis irréversible, un socle scientifique que rien ne pourra ébranler. En cela, il est, comme Galilée, témoin et acteur d’une rupture épistémologique décisive. Mais il importe de comprendre les raisons de cette catéchèse radicale. Pour y parvenir, faisons retour au vrai titre de son ouvrage – « La crise de la foi dans le temps présent » – et à celles qui ont suscité cet ouvrage, ces adolescentes qui doivent avoir à leur disposition une connaissance raisonnée de leur religion. La troisième République naissante n’avait eu d’autre but en créant les lycées de jeunes filles que les Républicains épousent des femmes qui partagent en raison leur foi laïque. La visée de Loisy est catéchétique, ce qui se manifeste par la pédagogie du récit, mais elle est aussi herméneutique : il n’est d’interprétation possible du message de Jésus qu’exprimée dans le langage d’aujourd’hui et fondée sur la science des textes bibliques. Ainsi ne convient-il pas que, dès l’école primaire, deux vérités se heurtent, la séculière et la religieuse, même si chacune appartient à deux ordres différents de connaissance car elles sont – elles doivent être – complémentaires. Et pour y parvenir, il faut écarter immédiatement des obstacles comme le récit des sept jours de la création ou celui de Jonas dans le ventre de la baleine, comme il importe de dire le vrai, par exemple que la résurrection de Jésus est vérité de foi, non réalité historique. La seconde source de la modernité est la théorie du développement, largement inspirée de Newman. Contre le fixisme biblique, Loisy prenait en compte les méthodes sinon toujours les acquis de la science biblique protestante ; contre la théologie scolastique, autrement figée dans ses présupposés, il prend appui sur l’ouvrage de Newman, publié en 1845, An Essay on the Development of Christian Doctrine. On ne peut que renvoyer pour comprendre cet aspect essentiel aux pages lumineuses de Christoph Theobald. Newman permet à Loisy d’interpréter les textes de la constitution Dei Filius du concile de Vatican. Loisy use de Newman à l’envers de Sabatier. Il critiquait ouvertement ce dernier, quitte à le suivre discrètement ; il s’appuie vigoureusement sur le scolar anglican, converti au catholicisme, quitte à lui adresser quelques critiques minimes. Les deux hommes l’attirent, sans doute pour les mêmes raisons : Loisy est touché par l’« expérience religieuse » qu’ils livrent7. Le cardinal Newman, pour Loisy, est sa caution catholique contre
7. « Le livre [de Sabatier] est vrai en un sens, dans ce qu’il affirme comme réellement expérimenté ; mais il manque beaucoup d’expériences qui peuvent être faites par tout chrétien de bonne volonté, que Newman et d’autres ont faites, et qui les ont conduits au sein d’une Église qu’ils avaient jugée d’abord aussi défavorablement que le font tous les protestants en général, et M. Sabatier avec eux » (p. 415-416, [fol. 916]).
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Avant-propos les théologiens scolastiques. Il est aussi, vue la manière dont il a été traité après sa conversion, un miroir où il lit son propre destin. On voit combien, dans ce contexte, il serait vain de vouloir sonder les reins et les cœurs. Ce qui est certain, c’est qu’en 1897-1899 celui qui écrit ce long plaidoyer argumenté8 se dit catholique, se sent catholique, se veut catholique et souhaite vivement voir son Église s’adapter à la modernité faute, sinon de périr, du moins d’éloigner d’elle, qui est la dispensatrice légitime de la révélation évangélique, les hommes de bonne volonté qui frappent à sa porte… et aussi celui qui prend ainsi loyalement sa défense. Il resterait enfin, pour clore cet avant-propos, à s’interroger sur la manière dont Loisy se situe très concrètement dans son Église et dans son temps. On ne peut qu’esquisser ici quelques remarques appuyées sur des citations éclairantes pour le lecteur. D’abord il faut souligner qu’il n’ignore pas deux questions d’une brûlante actualité, même s’il les évoque allusivement. En premier lieu, l’affaire Dreyfus : la condamnation du capitaine juif a lieu en 1894, le J’accuse de Zola date de 1898. On note seulement une formule incidente, à propos de l’évolution de l’Union pour l’action morale de Desjardins, sans doute de 1899 : L’affaire Dreyfus paraît avoir accéléré le dénouement de la crise. Après quelque hésitation, après la retraite de quelques membres du comité directeur, le Bulletin a pris nettement parti pour ce qu’il appelait « la justice ». L’Union n’est plus qu’un groupe d’intellectuels9.
Loisy constate-t-il ou déplore-t-il ? Mais que vise-t-il : la politisation du mouvement ou le choix de la révision du procès ? On pourrait s’interroger aussi sur son attitude concernant la politique de Ralliement prônée par Léon XIII : Le spectacle le plus singulier et, en son genre, le plus amusant qu’ait présenté l’histoire contemporaine n’a-t-il pas été celui d’un gouvernement sans religion, tel qu’est par profession et en réalité le gouvernement français, négociant avec le Pape pour détruire chez les catholiques de notre pays l’idée et le désir d’une restauration monarchique et, garantissant au chef de l’Église, en échange de ses bons offices, le maintien du concordat 10 ?
Si Loisy a bien vu les éléments du marchandage opéré par la papauté pour sauver le Concordat français, on ne sait si sa dénonciation prend appui sur des convictions monarchistes personnelles ou sur les grands principes auxquels il se réfère ailleurs. En effet il combat le Concordat au nom de la liberté de l’Église : il voit dans celui-ci
8. Loisy écrit dans un style accessible le plus souvent. Il use parfois d’amples périodes oratoires qui souvent nourrissent une légitime colère. Son vocabulaire est précis mais il peut prêter à confusion quand des expressions ont pris ultérieurement un autre sens. Ainsi quand il parle du « catholicisme social » (par ex. p. 414 [fol. 911]), il ne s’agit en rien de d’un catholicisme qui s’intéresse aux problèmes sociaux et particulièrement au monde ouvrier, mais de la dimension sociétale – plus que sociale – du catholicisme. 9. Infra, p. 452 [fol. 1 002]. Noter les « intellectuels » qui naissent effectivement avec l’affaire Dreyfus. 10. Infra, p. 454-455 [fol. 1 010].
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Claude Langlois un moyen d’asservir à l’État […] une l’Église dont le premier intérêt est d’être libre, dont l’influence n’est salutaire qu’à condition d’être indépendante, qui s’affirme depuis assez longtemps comme société parfaite pour qu’on puisse l’abandonner enfin à ses propres ressources11.
Et de rêver même d’un futur pape qui serait « un véritable Évêque et non pas un politicien »12 ainsi que d’une future chambre conservatrice mais capable de voter la Séparation dans la sérénité. Il évoque l’évolution de la société et donc parle du mariage et du célibat. Sans éclat de voix, pour le mariage, mais en prenant en compte la rupture effective du lien matrimonial que l’État a voulu régler en introduisant le divorce et que l’Église défait à sa façon, discrète, par ses tribunaux ecclésiastiques. Loisy évoque plus longuement le célibat, décrivant la manière ambiguë dont l’opinion publique considère les différents clergés : le monde, avance-t-il avec ironie, « les regarde comme des êtres à la fois plus grands et plus petits que lui, plus grands par l’intention et la volonté, plus petits peut-être dans la réalité de la vie et de l’action » ; il les voit tout à la fois comme des hommes et des femmes à part « et il se persuade en même temps […] que ce ne sont plus tout à fait des hommes et des femmes »13. En bon connaisseur des premiers siècles de l’Église, Loisy ne peut s’empêcher de proposer de modifier le recrutement d’un clergé paroissial dont le mode de vie a été trop longtemps contaminé par « l’esprit monacal » : On peut regretter […] qu’il ne soit pas possible à un pieux laïque de quarante ou cinquante ans, même marié, qui a fait ses preuves au service de Dieu, et de l’Église, qui est plus zélé que tout le clergé de sa paroisse, d’être promu au sacerdoce et investi d’une autorité dont il userait avec sagesse. Pourquoi aussi ne pourrait-on faire sa carrière dans l’Église d’une façon analogue à ce que nous avons vu dans les premiers siècles ? Croit-on que si les vicaires avant quarante ans étaient simples catéchistes ou conférenciers de religion, auxiliaires dans les fonctions sacrées, que l’on ferait, moins fréquentes et plus solennelles, le service de la religion marcherait moins bien qu’aujourd’hui 14?
Utopie qui se heurte malheureusement à la réalité, et à l’évolution du recrutement clérical depuis des siècles et aussi à un anticléricalisme toujours à vif : N’insistons pas et respectons les délicatesses opposées du sentiment catholique français : on ne conçoit pas chez nous le prêtre marié : on se défie et on se moque du prêtre célibataire ; de quelque manière qu’on s’y prenne, le Français aura toujours une raison de se passer du prêtre quel qu’il soit, tant qu’il ne comprendra pas mieux la nécessité de la religion représentée par le prêtre15.
11. Infra, p. 481 [fol. 1 082]. 12. Toutefois dans sa conclusion, Loisy se montre sensible à la nouveauté introduite par l’initiative du souverain pontife : « La volonté de Léon XIII a fait la rupture de la papauté avec la politique d’ancien régime : l’avenir seul dira les conséquences de cet acte, sur lequel on ne pourra jamais revenir, et qui ouvre en quelque façon à l’Église des destinées nouvelles, en la rapprochant bien que trop insuffisamment encore, du monde moderne. » (infra, p. 495 [fol. 1 113]). 13. Infra, p. 475 [fol. 1 066]. 14. Infra, p. 477 [fol. 1072-1073]. 15. Infra, p. 477 [fol. 1 073].
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Avant-propos Mais c’est principalement sur l’éducation que Loisy veut faire connaître sa position, singulière en plus d’un cas. D’abord il s’oppose, de manière frontale, au principe même d’une éducation nationale, entendant par là celle qui s’inspirerait d’un patriotisme sectaire : Un sentiment indéfinissable et permanent d’hostilité peut exister entre deux pays comme la France et l’Allemagne. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de penser que les Allemands sont nos frères. Pour nous donner une éducation nationale qui ferait de nous les ennemis nés des Allemands, il faudrait, chose difficile même à imaginer, que l’on nous fît croire à une déesse France que nous serions disposés à servir aveuglément contre les fidèles de la déesse Allemagne16.
Pacifisme lucide mais largement à contre-courant d’un nationalisme qui s’exacerbe ! Aussi, quelque défectueuse que soit l’éducation donnée par l’Église catholique, celle-ci offre au moins un avantage qui la rend légitime, sa capacité à transcender les frontières des États-Nations : Un fait qui parle éloquemment en faveur de l’Église, c’est que retirer à l’Église la formation morale des individus est renoncer, quoi qu’on en ait, à la fraternité des peuples et à l’union des hommes ; c’est revenir au système désormais impossible des éducations nationales et des écoles philosophiques, système déjà usé quand le christianisme vint au monde17.
Mais sa réflexion porte avant tout sur la formation dispensée. Et Loisy redevient critique, partageant la position de ceux qui estiment que le catholicisme donne une éducation qui ne vise qu’à l’abdication de la volonté et au conformisme de la pensée, en rien à l’autonomie de la conscience et à la liberté de l’individu. Ce qu’il résume bien par cette formule : « L’œuvre de l’éducation ne tend pas uniquement à garantir les âmes du péché, mais elle doit les rendre fortes pour le bien. La vie n’est pas une abstention mais une action »18. Et pour le dire plus clairement encore : Il faut faire dans l’éducation ce qui doit se faire sur toute la ligne des relations de l’Église avec l’humanité : respecter la personne humaine, favoriser le développement, ne pas considérer l’individu comme un serf de l’Église mais comme un héritier du royaume céleste, le préparer à cette royauté qui est l’empire de soi-même, à cette autonomie tant vantée hors du catholicisme, et que l’Église catholique seule est en mesure de nous procurer, si cela lui plaît19.
De manière paradoxale, après avoir vivement critiqué la politique laïcisatrice de la IIIe République, Loisy ne propose pas de revenir au statu quo ante parce qu’il est conscient de l’inéluctabilité des changements introduits et qu’il n’est pas satisfait de l’alternative offerte par son Église. Ainsi, pour l’enseignement primaire, il récuse les congrégations dont il juge l’esprit étroit et les compétences médiocres20. L’idéal, pour instruire le peuple, serait de disposer d’instituteurs laïcs mariés :
16. Infra, p. 448 [fol. 993]. 17. Infra, p. 449-450 [fol. 996]. 18. Infra, p. 464 [fol. 1 036]. 19. Infra, p. 465 [fol. 1 038]. 20. Il écrit juste avant la législation de 1901 et 1904 qui détruit brutalement les écoles congréganistes. Coller à l’actualité offre des avantages, mais aussi des inconvénients quand on diffère la publication d’un tel essai.
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Claude Langlois Dans l’intérêt supérieur de la société, pour former des hommes et des femmes, les instruire humainement, des maîtres et des maîtresses laïques, s’ils sont personnellement gens de devoir et de conscience, conviennent mieux que des célibataires, ignorant la moitié de la vie humaine et se faisant souvent de ce qu’ils ignorent une idée assez fausse et extravagante. Un bon père de famille voué aux fonctions de l’enseignement est le meilleur guide humain qui se puisse rencontrer pour de jeunes garçons ; de même, une femme, une mère, a tout ce qu’il faut pour initier à la vie réelle les jeunes filles du peuple qui ne seront jamais que femmes et que mères21.
L’idéal serait que ces instituteurs soient respectueux des croyances, et que, par ailleurs, une solide formation religieuse puisse être donnée aux enfants en complément de l’instruction scolaire. Pour le secondaire, la position des Républicains est paradoxale, puisqu’ils laissent largement la formation des élites à l’Église : Loisy n’est pas dupe des motivations des familles qui voient dans les collèges confessionnels un lieu de moralisation où les adolescents ne sont pas abandonnés à leurs passions. Il critique aussi le prêtre enseignant, être hybride, bon prêtre mais mauvais enseignant, ou bon enseignant mais souvent mauvais prêtre. Par ailleurs, même dans les collèges catholiques, l’enseignement religieux, médiocre et réduit à la portion congrue, n’apporte rien de satisfaisant pour compléter l’enseignement profane. Loisy toutefois n’a pas de remède à proposer, il pointe seulement deux expériences parisiennes qu’il apprécie : le collège Stanislas « avec un mélange de direction ecclésiastique et de professorat laïque » et « le système de l’abbé Thenon », dont s’inspirera l’Institut Bossuet, qui consiste à fonder à côté des lycées « des externats ecclésiastiques dont les élèves auraient suivi les cours de la maison voisine ». Il souligne les avantages de ce système, plus souple : « économie de personnel et d’argent, instruction plus large, meilleure discipline d’esprit, formation morale plus ferme. » De plus, de tels externats pourraient servir de modèle pour les petits séminaires. Au passage, il dénonce, dans la formation séparée des futurs prêtres, une « séquestration absolue de l’éducation cléricale » où il voit « la cause principale et inaperçue des progrès que l’irréligion et l’indifférence religieuse ont faits dans notre pays »22. Passant au haut enseignement religieux, il n’est pas tendre pour les Instituts catholiques. Pas uniquement par ressentiment, mais par constat lucide des rapports de force et de l’attitude des fidèles. Ceux-ci en effet, négligeant l’incroyance véhiculée par l’Université, estiment que leurs enfants n’y sont pas en péril. Il est vrai aussi que les Instituts catholiques ne peuvent être concurrentiels : « L’Université retient l’élite des professeurs qu’elle a formés et les instituts catholiques sont privés de la condition essentielle au progrès du haut enseignement scientifique, à savoir la liberté. »23 Loisy ne peut passer à côté de l’enseignement des sciences religieuses à l’Université. Le désintérêt initial pour la religion, chez les Républicains, s’est atténué, note-t-il, grâce en particulier à l’influence de Renan ; mais ceux-ci gardent une suspicion tenace envers le catholicisme dont la nouvelle section des Sciences religieuses de l’École pratique n’est pas tout à fait exempte. Le mieux aurait été de maintenir les facultés de théologies à l’intérieur de l’Université, supprimées pour de sordides raisons d’économie. Il rêve de leur rétablissement :
21. Infra, p. 466 [fol. 1 043]. 22. Infra, p. 468-469 [fol. 1048-1049]. 23. Infra, p. 470 [fol. 1 052].
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Avant-propos Un enseignement très élevé des sciences religieuses donné par des hommes religieux, est l’unique moyen d’avoir des Universités complètes. Tant que l’on n’aura pas cet enseignement en France, l’Université officielle pourra être savante et florissante, mais non sans faire quelque blessure à l’âme de la nation ; et les Instituts catholiques auront encore un prétexte pour végéter, sans lui faire beaucoup de bien24.
On a voulu donner ici un aperçu des prises de position de Loisy sur l’actualité, afin de rappeler que si, pour l’essentiel, ce prêtre savant se positionnait en exégète et en théologien catholique, il avait une vision plus ample et des centres d’intérêt plus diversifiés. Loisy ne peut être pleinement compris sans évoquer une longue tradition gallicane dans laquelle il s’inscrit et par les références élogieuses à Bossuet et par la nostalgie de la faculté de théologie de la Sorbonne, foyer néogallican sous le second Empire, et aussi par son désir de réformer l’Église qui le situe dans la lignée des prêtres contestataires des années 1840, Allignol, Migne et Michon25. Loisy, par ailleurs, ne se sent pas étranger au catholicisme libéral, dénonçant au passage les persécutions subies par ses plus illustres représentants. Il est proche, idéologiquement, de la première génération, celle de Montalembert, par la volonté de réforme et le désir de liberté de l’Église conduisant à son hostilité au Concordat ; il appartient, par son âge et par des liens d’amitié, à la génération suivante, dont il partage la compétence érudite et la liberté de vue. Mais ces deux traditions, unies dans la critique de Rome et dans l’intérêt pour la science, divergent entre elles en plus d’un point. Pourtant, par-delà ces filiations qu’il convenait de rappeler, Loisy apparaît comme un homme seul, sans institution – ni séculière ni religieuse – pour le soutenir et pour lui offrir la reconnaissance que mérite sa compétence. Un homme seul, à l’indépendance ombrageuse, ce dont témoignent, dans ce texte, des critiques multiples, et une manière assez fréquente de se projeter dans un avenir qu’il sait être utopique. Un homme seul, toutefois, qui a su tisser de solides et durables amitiés qui l’aideront à survivre dans les moments les plus difficiles de sa vie. Que l’on me permette de conclure cet avant-propos sur deux notations qui révèlent un Loisy anthropologue et sociologue à sa manière. La première a trait au culte des saints, pomme de discorde entre le Catholicisme et la Réforme, d’où cette affirmation, classiquement catholique : Le culte des saints est donc le complément naturel du culte de Jésus. Et le culte de Jésus, c’est le christianisme. Le christianisme sans le culte de Jésus n’est qu’une philosophie qui voudrait garder le nom de religion car elle ne retient que le dieu des philosophes et n’a plus aucune forme religieuse déterminée26.
Il ne récuse pas la critique protestante, il la développe même longuement, sans toutefois la prendre entièrement à son compte : Et quand même l’invocation des saints ne serait pas aussi étrangère qu’elle l’est réellement au christianisme évangélique et apostolique, ne répugne-t-il pas à la saine
24. Infra, p. 471 [fol. 1 056]. 25. Précisons toutefois qu’il ne cite pas – et ignore peut-être – une génération de prêtres contestataires, qui s’est fait connaître un demi-siècle plus tôt et est demeurée sans postérité. Prenons l’exemple de son anti-jésuitisme obsessionnel : il est explicable par les mauvaises manières de théologiens italiens ou français à son égard, mais aussi par une filiation, notamment chez Michon. 26. Infra, p. 301-302 [fol. 648-649].
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Claude Langlois raison et à l’idéal d’une religion pure que les saints, comme les dieux d’Homère, s’intéressent à toutes les affaires des vivants, que saint Antoine de Padoue ait la spécialité de faire retrouver les objets perdus, que saint Hubert guérisse de la rage, que tel autre remédie à la stérilité des femmes, que l’eau de telle source, comme celle des fontaines sacrées de l’antiquité, guérisse les maladies, que la Vierge elle-même remplace Esculape, le dieu médecin pour soulager les infirmités de ses dévots ? […] Sauf le changement des noms et des étiquettes, le christianisme catholique n’est-il pas devenu, comme certaines formes du paganisme, une sorte d’exploitation du sentiment religieux au profit de l’institution ecclésiastique et au détriment de la vraie culture religieuse et morale des fidèles 27?
Et voici sa réponse : L’Église fait donc aujourd’hui ce que faisait Jésus, tout ce qu’il faisait elle le fait de la même manière et dans des conditions analogues. Elle ne se contente pas de la salive sur son doigt pour toucher les malades qu’il voulait guérir ; elle bénit les champs, les maisons, les personnes, elle chasse les démons. Jésus lui-même n’at-il pas chassé les démons, et ne faudra-t-il pas les chasser tant qu’il y en aura ? L’humanité se transforme lentement. La masse des hommes a été jusqu’à nos jours même dans les pays chrétiens, superstitieuse et dupe de son imagination28.
Mais son argumentation va plus loin quand il évoque « le système sacramentel » qui « est la forme historiquement déterminée que prend l’institution chrétienne, l’Église, en tant qu’organisme sanctifiant, par le moyen duquel agit le Christ immortel. »29 Le développement consacré aux principaux sacrements – et aussi au culte des saints – est accompagné d’annotations sur les « pratiques » actuelles, telles que Lourdes et La Salette pour le culte de la Vierge. Et s’il demande à son Église d’être accueillante aux expressions modernes de la foi, il est totalement ouvert au catholicisme vulgaire, nous dirions populaire. Bien aveugle serait celui qui penserait trouver moins de christianisme réel et raffiné vivant dans l’Ave Maria de ces petites gens que dans la religion toujours un peu abstraite et quintessenciée des théologiens 30.
La seconde notation concerne l’émergence d’une nouvelle religion séculière. La République a voulu se donner une symbolique qui la rattache à la Révolution, par le drapeau tricolore et la fête du 14 juillet. On dira peut-être que le drapeau national, à ce compte, est aussi un sacrement, vu que l’enthousiasme provoqué par ce lambeau d’étoffe, même si l’on y joint l’idée qu’il représente immédiatement à l’esprit, est hors de proportion avec sa cause. Mais est-il bien sûr qu’il n’entre pas un peu et même beaucoup du sentiment religieux dans le patriotisme, et que la religion du drapeau soit une simple métaphore ? Le drapeau est le sacrement de la patrie, et il est telle circonstance où il en devient le symbole vivant. Il possède alors tous les caractères d’un symbole religieux, la notion de patrie, comme celle de famille, dont elle n’est que l’expansion, n’étant
27. Infra, p. 304-305 [fol. 657]. 28. Infra, p. 305 [fol. 658-659]. 29. Infra, p. 312 [fol. 677]. 30. Infra, p. 317 [fol. 691].
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Avant-propos qu’en apparence des notions géographiques, ethnographiques, et demeurant au fond des notions religieuses31.
Malgré ce regard aigu sur une religion séculière en formation, Loisy est avant tout le témoin attristé de la sortie du catholicisme, des manières par lesquelles s’opère une sécularisation progressive des croyances. D’où son attaque vive contre les théologiens qui « ne soupçonnent pas les angoisses de conscience qu’ils peuvent créer » : Ils ne voient pas qu’ils froissent, qu’ils découragent, qu’ils exaspèrent, qu’ils poussent à l’incrédulité nombre d’âmes qui auraient pu croire, qui ont cru, qui voulaient croire encore, mais en qui la vie de l’esprit a grandi de telle sorte que leur connaissance des choses de la religion a détruit en elles la foi qu’on les a presque forcées de confondre avec la science d’autrefois, maintenant dépassée32.
Loisy a pris conscience des conséquences d’une telle attitude : On s’étonne que des intelligences droites et ouvertes de jeunes garçons, parfois même de jeunes filles, répugnent comme d’instinct à l’enseignement religieux lorsqu’elles tiennent encore à la religion par le sentiment33.
Il témoigne, douloureusement impuissant, des modalités de l’éloignement de la religion : C’est pourquoi nous avons dit que la masse des gens instruits passe bien plus facilement à l’incrédulité qu’à cette foi douloureuse et persécutée, soit qu’ils s’arrêtent au spiritualisme rationaliste avec un Dieu personnel pour cause première du monde et Jésus pour maître de morale, soit qu’ils tombent dans l’agnosticisme indifférent, soit qu’ils aillent jusqu’à l’irréligion passionnée reprochant à l’Église de tromper les hommes et la regardant comme la grande ennemie des Lumières, de la science, de la liberté, de la civilisation34.
Et d’enfoncer le clou : « Le retard de la théologie sur la science constitue un danger perpétuel pour la foi des individus ». Dans le long débat qu’ouvre le XXe siècle sur les origines de la déchristianisation, le témoignage de Loisy n’est pas à négliger. Et par la lucidité de l’analyse et parce qu’il a payé de sa personne. Il serait commode de lire dans ces textes comme une « prophétie » de ce qui va advenir pour lui-même. Il me paraît plus juste de terminer en rappelant la conscience aiguë qu’il avait alors de ses propres obligations : Pour garder la foi, [le savant chrétien] a besoin, ou de ne penser pas sur l’objet de sa croyance, ce qui est une abdication dangereuse et honteuse de l’intelligence, ou de se constituer lui-même théologien à ses risques et périls, en dégageant des symboles un sens vrai que la théologie commune retient captif sous une conception toute matérielle35.
31. Infra p. 309 [fol. 668]. 32. Infra, p. 338 [fol. 740]. 33. Infra, p. 421 [fol. 931]. 34. Infra, p. 422 [fol. 932]. Il faudrait plus qu’une note pour pointer l’apparente antinomie avec le mouvement des conversions qui redonne vigueur, à la même époque, au catholicisme. Mais la conversion touche surtout les milieux littéraires et Loisy vise les milieux intellectuels. Resterait à articuler mieux la manière dont le catholicisme se situe par rapport à l’intelligence et la sensibilité. 35. Infra, p. 338 [fol. 741].
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Claude Langlois Ce qu’il a vécu, les années suivantes, témoigne de l’impossibilité à réaliser ce qu’il estimait légitime : des intellectuels jouissant de l’autonomie à l’intérieur de l’Église catholique. Mais le Loisy de 1898-1899 mérite d’être écouté présentement. Il se tient posté au carrefour, en plein vent, cherchant à concilier appartenance (au catholicisme), compétence (exégétique) et conviction (croyante). C'était trop demander. L’est-ce encore, un siècle plus tard ?
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INTRODUCTION François Laplanche
Vos manuscrits ne sont pas à vous : ils appartiennent à l’histoire Au cours du colloque qui se tint à Paris les 23 et 24 mai 2003, au Collège de France et à la Sorbonne, pour commémorer le centième anniversaire de la condamnation de L’Évangile et l’Église, fut émis le souhait d’une édition du manuscrit inédit, conservé à la Bibliothèque nationale de France, dans lequel Loisy avait puisé les matériaux des articles signés « Firmin », dans la Revue du clergé français, et ceux des deux « petits livres rouges », L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre. Malgré l’intérêt des matériaux publiés par Loisy, le manuscrit dans son intégralité mérite en effet l’édition. Il développe une abondante controverse de Loisy avec l’ensemble de la théologie protestante de la fin du XIXe siècle, dont le livre-vedette est le Handbuch der Dogmengeschichte de Adolf von Harnack (1886-1890), tandis que L’Évangile et l’Église est essentiellement dirigé contre L’essence du christianisme, recueil de conférences données par Harnack en 1899-1900 aux étudiants de l’Université de Berlin. Ensuite, le mouvement général du manuscrit enregistre clairement le propos apologétique de Loisy : il ne nie nullement qu’une démarche rationnelle doive prendre place parmi les praeambula fidei, mais il conçoit celle-ci sous la forme d’une apologétique historique, qui n’est guère mentionnée que dans la première lettre qui ouvre Autour d’un petit livre. Enfin, le manuscrit, dépeignant avec vivacité le développement de l’incrédulité, souligne la lourde responsabilité de l’Église catholique dans cette situation. Cette vénérable aïeule a besoin de profondes réformes, aussi bien dans le fonctionnement de son « régime intellectuel » que dans ses institutions séculaires, peu adaptées au monde présent. Après avoir lu le manuscrit, qui pourrait nier la permanente actualité de ce questionnement, à inscrire dans la longue durée d’une histoire aux rythmes lents ? Le manuscrit existe sous deux formes (cotes « Nouvelles acquisitions françaises » 15 634 et 15 635). Une première version a été écrite à Neuilly en 1897 ; ce texte terminé le 1er janvier 1898 a été jugé par l’auteur lui-même « très insuffisant ». Il en entreprit une seconde rédaction au même lieu, du 8 août 1898 au 4 mai 18991.
1. Indications contenues dans les manuscrits. (selon les indications portées à la fin de l’avant-propos et à celle du dernier chapitre pour le ms. 15 635 ; à la fin du dernier chapitre pour le ms. 15 634), et
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François Laplanche Cette seconde version, souvent améliorée pour la forme, parfois modifiée pour le contenu, est bien plus lisible que la première et, à diverses reprises, Loisy l’appelle « ce livre », signe qu’il la destinait à l’impression. Dans le tome I des Mémoires, il donne sur la double rédaction du manuscrit plusieurs informations utilisées dans la contribution de Rosanna Ciappa et auxquelles il sera bon de se reporter. Ajoutons seulement que Loisy avait d’abord donné à cette seconde rédaction le titre suivant : La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses, puis il l’abrégea : « À une date ultérieure, j’ai raturé, peut-être comme apparemment prétentieux ou trop voyant, le premier titre. »2 La seconde rédaction a été dactylographiée, après le décès de Loisy au printemps de 1940, par les soins de Louis Canet, « exécuteur testamentaire et héritier littéraire » de l’exégète3. Elle occupe trois volumes, sous les cotes « Nouvelles acquisitions françaises » 15 636-15 637-15 638 (au département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale de France). Quelques années avant la mort de l’exégète, un dialogue sur le sort de ses papiers s’était engagé par correspondance entre Canet et lui. Loisy ayant manifesté l’intention d’ordonner la destruction de ces inédits, Canet proteste : Je vous en supplie, ne détruisez pas vos manuscrits : ils ne sont pas à vous, ils appartiennent à l’histoire, il faut respecter le bien d’autrui. Si je vous survis, je mettrai tout cela en ordre. Ne vous en inquiétez pas4.
Le meilleur endroit pour le dépôt des papiers de Loisy a toujours paru, au jugement de Canet, être la Bibliothèque nationale et c’est dans ce haut lieu qu’ils sont effectivement déposés. Dans la dactylographie des Essais, Canet a inséré des feuillets intercalaires, sur lesquels il a noté les variantes entre la première et la seconde version, et, surtout, entre celle-ci et les différents textes que Loisy a tirés du manuscrit. Rosanna Ciappa a utilisé ces variantes, quand elles étaient significatives, pour rédiger le texte de sa contribution à notre volume commun, qui contient aussi une mise en situation de Loisy dans l’exégèse biblique de son temps, que j’ai rédigée, et une étude de Christoph Theobald sur la place de Loisy dans l’histoire de la théologie catholique du XXe siècle. Une liste de courtes notices biographiques consacrées aux personnages contemporains évoqués dans le manuscrit de Loisy complète l’ensemble des textes qui encadrent le matériau en provenance de Loisy lui-même.
confirmées par les Mémoires, I, p. 441-443. Cependant, Loisy, au chapitre VIII (infra, p. 326), cite l’encyclique de Léon XIII au clergé de France, Depuis le jour, du 8 septembre 1899. 2. A. LOISY, Mémoires, I, p. 442. 3. Louis Canet (1883-1958), membre du Conseil d’État, chef du bureau des affaires religieuses au Quai d’Orsay, de 1924 à 1947, faisait partie du cercle des amis et protecteurs de Loisy. Il était également très lié avec le philosophe oratorien Lucien Laberthonnière, dont il a publié les œuvres inédites. Notice dans É. POULAT, Alfred Loisy. 4. Lettre autographe de Louis Canet à Alfred Loisy, du 29 novembre 1936, Bnf, ms Nouv. acq. fr. 15 650, f. 448 ; voir aussi f. 491 et f. 506.
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Introduction I. Le mouvement du livre Pour bien suivre le mouvement de ce long texte, il faut avoir en mémoire que Loisy veut provoquer un changement dans « le régime intellectuel de l’Église catholique ». Il le déclare sans détour dans les Mémoires : L’esquisse primitive montre que l’idée fondamentale et dominante de tout ce travail a été la réforme du régime intellectuel du catholicisme romain ; rien de plus, rien de moins, et tout le reste, critique, histoire, philosophie, considérations sociales y était coordonné. C’était déjà beaucoup, et beaucoup plus qu’il ne se pouvait réaliser par un seul homme et même par plusieurs dans le cours d’une génération5.
Loisy avait donc vivement conscience de l’immensité de la tâche à accomplir. Mais il ne se doutait pas, nous dit-il, que l’effort critique entrepris le conduirait hors du catholicisme et il proteste vivement, dans le même passage des Mémoires, de l’absolue sincérité de son dessein apologétique6. Effectivement, son propos est de construire une nouvelle apologie du christianisme catholique car l’apologétique traditionnelle, fortement reflétée dans la constitution Dei Filius du concile de Vatican I, s’appuie sur une vision de l’histoire religieuse mise à mal par la science historique ou par la philosophie contemporaine : celles-ci n’établissent ni la preuve rationnelle de l’existence de Dieu, ni la démonstration de la vérité du christianisme par l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament ; elles ne trouvent pas de paroles de Jésus affirmant sa divinité ou fondant l’Église chrétienne par un acte d’institution. Prenant acte de ces écarts, le protestantisme libéral, porté par les efforts de Harnack en Allemagne et de Sabatier en France, cherche à sauver le christianisme de la ruine en suivant un chemin qui, à sa propre manière, s’éloigne lui aussi de l’histoire. Ayant perçu le décalage entre le christianisme primitif et les accroissements théologiques ultérieurs, les protestants libéraux pensent redresser ces déviations en se débarrassant de l’aspect historique et donc collectif du « royaume de Dieu » annoncé par Jésus et en réduisant celui-ci à une « essence » qui consiste dans le sentiment religieux sous sa forme la plus haute, celle que vécut Jésus. Pour eux, Jésus entretenait avec Dieu une relation unique de confiance filiale et chaque chrétien est invité à croire que son salut s’opère par sa participation à cet acte de confiance. Pour Loisy, cette opération simplifie le christianisme de façon outrancière, en escamotant l’aspect collectif et apocalyptique de la bonne nouvelle (ou « évangile ») du royaume. Il faut prendre à bras-le-corps tout le message du Nouveau Testament, sans en rien retrancher. Le message du Royaume, selon l’interprétation de Loisy, est la communication d’une vie et non la transmission d’un système de représentations, quelles qu’elles soient. Qui dit « vie », dit « mouvement » et la parole de Jésus apparaît bien comme un germe fécond, appelé à de multiples développements au cours des âges. Développement : voilà le grand mot qu’il fallait dire et que Loisy répète à satiété. Il le souligne : ce que le génial et méconnu John Henry Newman a dit du dogme catholique peut s’entendre de la révélation biblique dans son intégralité. Ce développement se déploie selon un mode divino-humain, ce que n’a pas voulu voir Renan, qui a forgé une alternative ruineuse : ou Dieu, ou l’homme. Pour Loisy, l’activité de l’homme dans l’ouverture (ou « révélation ») du message divin n’empêche pas de rapporter à
5. A. LOISY, Mémoires, I, p. 443. 6. Ibid., p. 443-444.
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François Laplanche Dieu la totalité du processus, à condition de prendre en compte le sens de la marche des idées religieuses, qui est celui d’un perpétuel progrès (chapitres I et II). Ceci est d’ailleurs visible dans l’évolution de la religion d’Israël, telle que l’expose Loisy. Il n’y a pas à choisir entre un polythéisme primitif, chassé au VIIIe siècle av. J.-C. par l’irruption d’un yahvisme pur et dur, et l’existence d’une religion monothéiste attestée dès l’époque des origines, au témoignage de la Genèse. N’est-il pas plus raisonnable d’admettre le développement du germe initial, de la religion encore fruste des patriarches à l’intransigeance du monothéisme postexilique ? (chapitre III). De même, il ne faut pas demander à Jésus de claires déclarations sur sa messianité ou sur son origine divine. Il ne pouvait, en son temps d’insatisfactions et de révoltes, parler un autre langage que celui de l’apocalyptique. Mais il refuse les attributs de la toute-puissance en subvertissant le sens de cette eschatologie juive. Il la partage assurément et en retient la certitude que le Royaume est proche, très proche. Toutefois, cette certitude est comme brisée par un nouveau partage du temps : alors que l’ère messianique s’ouvrait avec l’apparition du Messie, sans discontinuité, maintenant Jésus annonce sa propre mort et remet la venue du règne de Dieu au temps de son « retour ». Il n’a donc pas fait de prédictions au sens ordinaire du mot, mais a prévu l’avenir de son œuvre d’une manière cachée aux sages de ce monde (chapitre IV). Il faut bien s’entendre en effet sur la question de la « fondation » de l’Église chrétienne par Jésus. Loisy livre le fond de sa pensée sous forme condensée, dans une seule phrase de la première rédaction, qu’il n’a pas reprise dans la seconde : « il (Jésus) n’a jamais témoigné la volonté de fonder une religion en dehors du judaïsme, quoiqu’il ait tout fait, tout préparé pour qu’une telle religion se produisit. » (ms. 15 634, f. 50, l. 24-25). Il convient en effet, assure Loisy, de ne pas se borner à « une critique purement extérieure et expérimentale » (première rédaction) ou « à une critique purement extérieure et scientifique »7 et d’observer, entre Jésus et l’Église « un rapport plus intime et plus profond » (seconde rédaction). Ce qui frappe Loisy, dès qu’il se livre à cet examen en profondeur de l’histoire du christianisme, c’est l’identité entre l’attitude de Jésus et celle de l’Église visà-vis du Royaume de Dieu. L’un et l’autre attendent un Royaume à venir, sans le confondre nullement avec l’état de choses présent. Durant son ministère, Jésus associe bien quelques disciples à la préparation du Royaume de Dieu, mais ceci se passe hors de toute institution, hors de tout programme d’avenir clairement défini. Ce qui subsiste après le départ de Jésus, c’est chez les disciples la certitude que la mort n’a pas fait périr l’espérance de leur maître, que le Royaume, comme luimême le croyait, va venir bientôt et qu’il faut préparer cette venue en prêchant la bonne nouvelle à tous. Cet avenir est appelé à prendre forme selon une loi de développement qui a produit des innovations nécessaires (par exemple, le renforcement des pôles d’autorité face à la menace des dissidences), dont certaines furent certes regrettables (l’inflation du pouvoir pontifical), mais derrière lesquelles est lisible la volonté d’être fidèle aux normes de croissance du germe primitif (chapitre V). L’étude du développement chrétien est poursuivie par Loisy dans deux champs bien visibles : celui des doctrines, celui des rites. L’histoire des dogmes telle qu’il la construit se recommande par son originalité. Son relief tient aux éclairages placés en arrière et en avant du sujet. En arrière (avant les décrets dogmatiques), Loisy explore les univers culturels où s’exprime le christianisme primitif et recourt
7. Voir infra p. 212.
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Introduction également à l’expérience singulière de Paul et d’Augustin. Ces cultures et ces expériences ont formé le terreau du dogme. En avant, Loisy projette la lumière des dogmes sur la conception de l’existence chrétienne qu’ils ont générée, jetant ainsi les bases d’une véritable anthropologie théologique. En résumé, le dogme naît de la vie et stimule la croissance vitale (chapitre VI). Dans le domaine des rites, la réflexion de Loisy se concentre autour de l’Incarnation. C’est ce dogme qui commande tout le développement cultuel du catholicisme, car le rite vise l’apparition de l’invisible à travers le visible. Il opère une constante médiation entre ciel et terre et rapproche le divin de l’humain pour permettre à l’homme l’accès à Dieu. Or, est-il une médiation qui « dépasse » celle que réalise le Christ, Verbe en qui tout a été créé et en qui sont réconciliées toutes choses ? (chapitre VII). La fin du chapitre VII annonce le tournant du livre. Dans le chapitre suivant, qui fait pivot entre une partie plus théorique et une partie plus pratique, Loisy se livre à fond, avec ses rancœurs, ses déceptions et ses espoirs. Il supprime dans la seconde rédaction des traits d’humeur et quelques passages plus personnels mais ajoute à son argumentation des exemples pris dans l’histoire récente de l’Église catholique : ils parlent d’eux-mêmes. Ils illustrent en effet l’opposition, apparemment irréductible, entre le point de vue de la hiérarchie, ou des théologiens, et celui des savants, des hommes de terrain, qui appliquent aux textes sacrés la méthode historique. Cette opposition entre deux cultures explique des incidents récents : les propres malheurs de Loisy, la répression des maladresses de Mgr d’Hulst, l’isolement de Newman au sein du catholicisme britannique, la condamnation de l’Allemand Schell. Le malaise déborde le terrain de l’exégèse biblique, il touche aussi l’histoire des dogmes et l’histoire de l’Église. Pour se limiter au domaine exégétique, le conflit repose, explique Loisy, sur une mauvaise interprétation du décret de Trente affirmant l’obligation pour l’exégète catholique de respecter le sens que l’Église a toujours donné et donne encore au texte saint. L’interprétation des théologiens auxquels Loisy s’oppose oublie que le décret de Trente restreint ce droit de l’Église aux matières de foi ou de mœurs. Il ne peut viser l’exégèse critique qui est une science nouvelle. Puis Loisy explique la raison profonde de tous ces faux pas : elle réside dans la confusion entre le domaine de la foi (et de la théologie) et celui de la science. Autre est le problème de l’origine divine des textes qui contiennent la divine révélation, autre est celui de leur origine humaine. Cette distinction impose la séparation des domaines : celui de la théologie, celui de la science. Mais la conjoncture actuelle (les séquelles de la définition de l’infaillibilité pontificale) pousse à élargir la tutelle de la théologie sur les recherches scientifiques, par une extension indue du domaine de la foi à des objets qui ne relèvent pas de sa compétence. Il faut donc procéder à une révision fondamentale des rapports entre le domaine de la foi et celui de la connaissance profane (chapitre VIII). Si l’on admet la légitimité de l’application de la méthode critique à l’histoire des idées religieuses, on ne peut manquer de voir aussitôt que la conception du dogme s’en trouve touchée. En effet, comment naît le dogme, selon Loisy ? Il possède un père et une mère. L’enseignement traditionnel est « son père » et la théologie est « sa mère ». Hors toute métaphore, c’est la conviction vécue d’une vérité salutaire (par exemple, l’Incarnation rédemptrice) qui amène à la « dogmatisation » (par exemple aux définitions christologiques de Nicée, d’Éphèse et de Chalcédoine), mais non sans le passage par « la science » (ici la philosophie grecque, car tout au long de ce chapitre, Loisy emploie le mot de « science » en un sens large). Si l’on admet cette construction des dogmes, l’on reconnaîtra leur relativité. 27
François Laplanche D’une part, ils se rapportent à l’erreur qu’ils veulent condamner et ne disent pas le tout de la foi ; ils s’enracinent dans une expérience vitale qui les englobe et qu’aucune définition conceptuelle ne peut exprimer adéquatement : ils ne font que la « symboliser ». D’autre part, ils usent des matériaux trouvés dans la culture du temps pour effectuer ce travail d’expression symbolique (chapitre IX). L’opposition de la théologie et de l’histoire, du dogme et de la science, de l’initiative et de l’obéissance, peut être pensée dans le cadre plus vaste des relations entre la foi et la raison. Loisy, comme souvent dans son manuscrit, va se battre ici sur deux fronts. D’une part, il réprouve un certain rationalisme apologétique qui, majorant la portée des « signes de crédibilité », attribue à ses démonstrations l’aptitude à produire des évidences. Cette réprobation ressaisit les développements du chapitre I sur la « certitude morale ». Loisy y ajoute une vive protestation contre toute contrainte en matière de foi, qu’elle s’accompagne ou non de violence physique. De plus, il s’élève contre ceux qui, au nom de « l’obéissance de la foi » cherchent à humilier la raison. Il prend la défense de ceux qui perdent la foi, en les dégageant de la culpabilité que met volontiers sur leur dos une apologétique sans indulgence. Il existe certes un devoir de croire, mais sa perception est corrélative de tout un cheminement moral et religieux. De plus, il est indispensable de ne pas accumuler sous les pas du chercheur de vérité des obstacles inutiles – comme l’interprétation littérale d’articles du symbole marqués par d’antiques représentations du monde : descente aux enfers ou ascension, par exemple – (chapitre X). Toutes les séparations meurtrières envisagées par Loisy ne proviendraientelles pas d’un divorce fondamental, celui qui méconnaît la vie pour mieux exalter la religion ? L’Église catholique pourrait pourtant jouer une belle partie, car elle est la société la mieux qualifiée pour l’éducation de l’humanité. La conjoncture actuelle découvre l’insuffisance de la morale de la patrie et l’impuissance de la science à fonder une morale. Malgré tous les défauts qui ont été énumérés dans les chapitres précédents, il ne faut pas accabler l’Église catholique et essayer de voir l’aspect positif de ses comportements. Elle ne peut admettre sans poser des limites la liberté de pensée, sinon elle aurait l’air de mettre sur un pied d’égalité la foi et l’incrédulité ; il suffit que, dans la pratique, elle ne s’oppose pas à la tolérance des cultes admise par les États modernes. L’autonomie du penseur chrétien, aussi souhaitable et légitime qu’elle soit, ne l’autorise pas à se détacher de tout lien avec les siècles passés ; le grand penseur est toujours à la fois traditionnel et innovateur. La direction morale que l’Église impose aux consciences doit être appréciée avec les mêmes nuances : certes, personne ne peut se mettre à la place de la conscience et c’est elle qui juge de la moralité des actes en dernier ressort, mais il est tout aussi évident qu’elle a besoin d’être éduquée et constamment éclairée. Après ces remarques générales, Loisy va examiner des problèmes concrets. D’abord, « la grave question de l’enseignement » qui devrait être résolue par un effort de rapprochement avec l’enseignement public. Loisy est particulièrement sévère au sujet de l’enseignement supérieur catholique. Il estime le niveau de celuici assez faible, tient le recrutement de ses maîtres et de ses étudiants pour difficile, juge sa capacité de recherche annihilée par la tutelle des congrégations romaines et des évêques français. Pour lui, l’avenir de cet enseignement serait dans la création, à l’intérieur des Facultés de théologie catholique (qu’il eût fallu laisser dans l’Université), d’instituts de sciences religieuses hautement qualifiés. Ils auraient une meilleure intelligence des faits religieux que les organismes publics d’histoire
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Introduction des religions, car ceux-ci (ne pouvant faire autre chose pour acquérir leur liberté) se sont créés en France dans un climat d’hostilité à l’Église catholique. Loisy examine ensuite les problèmes relatifs à la famille et au mariage (il estime que le divorce en cas de mésentente prolongée est la solution la plus honnête, et que l’Église devrait accorder plus libéralement les déclarations de nullité). Le principal obstacle que met l’Église à la saine valorisation du mariage est pour Loisy la discipline du célibat ecclésiastique. Si l’Église entend la maintenir, en vertu d’une tradition ascétique et monastique que Loisy déclare comprendre et respecter, il faudrait reculer l’âge de l’ordination ou organiser le ministère en évitant de trop précoces contacts des jeunes prêtres avec le monde féminin. D’ailleurs, est-il nécessaire qu’il faille des prêtres pour répondre à chacun des besoins de la communauté catholique ? De plus, ne peut-on envisager à terme l’ordination d’hommes mariés ayant fait preuve de leur foi et de leur esprit chrétien ? Dans l’immédiat, Loisy suggère que le ministère de direction s’exerce auprès des femmes de manière très discrète. Tous ces développements ne manquaient pas de nuances. Il n’en va plus de même quand Loisy en arrive aux relations de l’Église avec la politique. La section V du chapitre XI (p. 478 sq.) contient une âpre critique des prétentions de l’Église catholique et de la papauté à régir la politique des États. Il s’agit là d’un vestige des temps de chrétienté. Mais ce n’est plus un idéal soutenable à une époque où s’est imposée la distinction de la religion et de la politique. Dans la France concordataire, la collaboration des deux pouvoirs s’exerce sous la forme d’un certain marchandage entre Léon XIII et les gouvernements républicains. Aussi ferme que son prédécesseur sur les principes, mais plus diplomate sur le terrain, Léon XIII obtient la prolongation du concordat en s’efforçant de détacher les catholiques de la monarchie. La franche séparation de l’Église et de l’État créerait une situation plus saine et plus claire pour l’Église de France. Ce n’est pas que la société civile n’ait plus besoin de l’élan spirituel qu’elle pourrait trouver dans la morale religieuse, mais il revient à l’Église de faire en sorte que cette orientation se prenne librement. Pour conclure ce chapitre, Loisy revient sur le problème des rapports entre raison et foi, dogme et science, Église et société, en se plaçant du côté de l’individu qui vit au tournant du XIXe et du XXe siècle : cet « homme moderne » peut-il encore être chrétien et catholique ? Oui, répond Loisy, mais à condition que l’Église catholique évolue et renonce aux formes anciennes de son autorité sur les consciences. Une nouvelle fois, la Compagnie de Jésus concentre les critiques de l’exégète, en tant qu’elle ne forme pas des chrétiens libres. Cette milice fut peut-être indispensable à l’Église en des temps périlleux pour celle-ci, mais son idéal militaire ne convient plus à notre époque. Une addition originale de la seconde rédaction souligne la distance que la classe ouvrière a prise par rapport au catholicisme et rapproche cette situation de celle où l’Église se trouve par rapport à la science et à la culture de son temps (chapitre XI). Le dernier chapitre des Essais est d’une seule venue et ne comporte pas de subdivision. Loisy entend démontrer que le passé du catholicisme garantit son avenir. En effet, le dogme et les rites de l’Église n’ont cessé de répondre aux besoins de leur temps et l’Église n’a pu rester identique à elle-même (ce qu’elle proclame volontiers) qu’en changeant sans cesse (ce qu’elle avoue plus difficilement). Pourtant, l’histoire des dogmes illustre le fait que les précisions apportées aux définitions dogmatiques furent le fait d’hommes considérés comme des « novateurs » (ainsi Athanase). La tradition catholique ne s’oppose donc pas à l’innovation et seuls ne 29
François Laplanche le voient pas ceux qui ont peur de tout changement. Cette aptitude au changement dans la continuité garantit l’avenir du catholicisme, pour peu que les responsables ne soient pas paralysés par des considérations de tranquillité personnelle ou même de carrière. D’ailleurs, de timides ouvertures sont en train de se produire dans le domaine biblique. Vu de l’extérieur, l’avenir du catholicisme se trouve garanti par les impasses où s’est mis le protestantisme, aussi bien orthodoxe que libéral, et par l’impuissance de la science à fournir une règle de vie. Mais pour retrouver une audience, l’Église catholique devrait fournir un effort de lucidité pour regarder son passé : toutes les séparations de ceux qui se sont éloignés d’elle ne sont pas à porter uniquement au débit des « séparés » (orthodoxes, protestants, rationalistes). Que l’Église cesse de se placer en un centre où tout doit se rapporter à elle : car elle est faite pour l’humanité et non l’humanité pour elle. Finalement, c’est au pur évangile qu’il faut revenir et on peut rêver d’un Paul qui oserait le rappeler à Pierre. Cette éloquence de Paul, Loisy voudrait la retrouver « pour terminer dignement ce livre ». Quoi qu’il en soit, de nombreuses incises et des développements originaux sont ajoutés à la première rédaction et confèrent au texte de cette large conclusion un élan nouveau (chapitre XII). Recueillons pour terminer l’appréciation de Loisy lui-même sur son œuvre, jugement confié à ses Mémoires, soit près de trente ans plus tard : Tel était ce livre, véritable Somme de ce qui devait être le modernisme catholique, touffue, un peu verbeuse par endroits, équilibrée dans son ensemble, moins bien venue en certaines parties. […] Le livre inédit a manqué son but ; il l’aurait manqué de même s’il avait été publié intégralement. Mais je crois pouvoir dire que l’Église, en trompant mon espoir, a ruiné la foi que je lui gardais, ou plutôt qu’elle m’a contraint à la reporter ailleurs. Faut-il ajouter que ce vaste programme d’études et de réforme ne contenait ni n’impliquait l’agnosticisme absolu, le nihilisme métaphysique, qu’on a ultérieurement prétendu découvrir dans L’Évangile et l’Église et dans Autour d’un petit livre ? Il s’agissait uniquement, non d’un système préconçu et arrêté, mais de problèmes spéculatifs et pratiques à examiner sérieusement, à résoudre sagement8.
II. Une édition non désirée La contribution de Rosanna Ciappa, professeur à l’Université Federico Due de Naples, indiquera au lecteur quelles sont les parties encore visibles de ce grand monument, qui comporte 165 feuillets dans l’autographe. Loisy ayant rédigé ce texte avec beaucoup d’ardeur, une question vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ne l’a-t-il pas édité, bien qu’il emploie à plusieurs reprises l’expression « ce livre » (celui dont il est en train de rédiger le manuscrit) 9? Dans le passage des Mémoires où il raconte la rédaction des Essais, il s’exprime le plus nettement possible : « En fait, il n’en a été publié que des extraits, et j’espère bien qu’il ne sera jamais publié
8. Ibid., p. 477. 9. Infra p. 422 (fol. 932) et p. 501 (fol. 1 129).
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Introduction intégralement. Je n’ai communiqué à personne le manuscrit complet de la dernière rédaction. »10 En février 1903, Albert Houtin avait eu le projet d’éditer plusieurs chapitres des Essais, avec d’autres textes de Loisy, mais il l’abandonna et rendit à Loisy ses manuscrits11. Jusqu’à quel point celui-ci souhaitait-il alors la publication des Essais ? Dans une lettre envoyée au P. Semeria le 22 avril 1906, il reconnaît que sa critique du théisme traditionnel est plus radicale que celle qu’il formulait dix ans auparavant12. Cependant, il continue de songer à l’édition des chapitres qu’il préférait et projette un livre qui aurait porté le titre suivant : Le régime intellectuel du catholicisme et les fondements de la foi. Mais son départ de Garnay, dans l’Eure-et-Loir, où il était logé par la famille Thureau-Dangin, pour le village de Ceffonds, dans sa Champagne natale, mit brusquement fin au projet 13. Une tentative, effectuée en 1912, par von Hügel14 et Semeria, pour amener Loisy à accepter l’édition de son livre, s’attira une réponse nette, qui confirme le jugement que l’auteur portera sur son manuscrit au moment où il rédigeait ses Mémoires. Il répondit en effet à von Hügel, le 9 novembre 1912 : La publication de mon apologie du christianisme catholique est une impossibilité. (D’abord, pour la rédaction, ce n’est pas une œuvre entièrement finie et, une certaine révision de la forme serait indispensable. Difficulté aussi pour le fond. Je devrais y joindre ou une longue introduction ou un commentaire quasi-perpétuel, pour expliquer au lecteur ce qui me paraît tenir encore, et ce que je crois caduc ou faux […] Il n’est même pas dans mes intentions qu’on publie ce livre après ma mort […] Mais peut-être y aurait-il alors matière d’une étude par un survivant du modernisme qui aurait le courage d’analyser l’œuvre […] de la discuter sérieusement et d’en citer certains morceaux mieux venus que le gros du développement. Toute discussion des problèmes religieux étant, pour le moment, impossible dans le
10. A. LOISY, Mémoires, I, p. 443. Loisy ajoute : « Celui de la première a été communiqué à un prêtre encore existant à ce jour, mais je doute qu’il ait eu la patience de le lire jusqu’au bout ; du moins on ne s’aperçoit pas qu’il en ait beaucoup retenu ». 11. Ibid., II, p. 221-222. Albert Houtin (1867-1926) était un prêtre du diocèse d’Angers qui, très vite fâché avec son évêque, s’établit à Paris où ses prises de position dans la crise moderniste, bien plus extrêmes que celles de Loisy qui ne l’aimait pas, le conduisirent à quitter l’état ecclésiastique en 1912. Il trouva un poste au Musée pédagogique, dont il aurait dû devenir le directeur, mais il décéda auparavant. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le modernisme et les modernistes, toujours intéressants par leurs informations, mais un peu gâtés par l’aigreur polémique de l’auteur. 12. Giovanni Semeria (1867-1931) est un religieux barnabite italien, sympathique aux idées modernistes et aux modernistes, qui dut se démettre de toutes ses fonctions en 1912 à la suite d’une violente campagne dirigée contre lui. Il se détourna alors de toute œuvre scientifique, pour se consacrer à un apostolat d’aumônier militaire (pendant la première guerre mondiale) et à des œuvres de charité. 13. Ibid., p. 553-554. 14. Friedrich von Hügel (1867-1926), autrichien catholique, se fit naturaliser britannique au début de la première guerre mondiale. Opposé personnellement à toute rupture avec le Saint Siège, il entretint pourtant de profondes relations avec plusieurs personnages suspects de « modernisme », parce qu’il partageait leur intérêt pour le mysticisme. Il chercha avec persévérance à éviter la condamnation de Loisy, dont l’évolution l’attrista, bien qu’il lui ait toujours gardé son amitié.
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François Laplanche catholicisme, une publication qui, après tout, n’intéresserait guère que les catholiques, n’a aucune raison d’être.)15
Dans Choses passées (1913), au cours du chapitre consacré aux années de Neuilly, Loisy exprime cependant le regret d’avoir laissé inédit son chapitre VIII : Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas publié en un petit volume mon chapitre du « Régime » pendant que j’étais encore dans l’Église. Cette critique aurait pu être grandement utile. Maintenant elle ressemblerait à une attaque venue du dehors, et elle ne servirait à rien : le « régime » a été tellement perfectionné par Pie X que la moindre discussion n’y peut plus même pénétrer16.
Alors, en publiant le texte intégral des Essais, avec l’autorisation de la famille de Loisy, obtenue grâce aux démarches de Monsieur Jean-François Loisy, alors libraire à Paris, sommes-nous infidèles à la volonté de l’auteur ? Nous répondrons qu’en faisant dactylographier le manuscrit autographe des Essais, et en le mettant à la disposition du public, à la Bibliothèque nationale de France, Louis Canet a confirmé par ses actes son jugement de 1936. Les manuscrits de Loisy n’appartiennent plus à leur auteur, ils appartiennent désormais à l’histoire et la présente édition ne fait rien d’autre que de les rendre plus aisément accessibles aux historiens, avec le dessein de contribuer à restituer la véritable figure de savant catholique que voulut être le jeune Loisy. III. Pour lire les annotations Le texte des Essais est encadré par un quadruple système d’annotations. La pagination de la dactylographie a été indiquée dans le courant du texte par rappel du numéro du folio, de la manière suivante : /[fol. 253]. Les numéros de folio ainsi indiqués sont ceux de la dactylographie de Canet, non ceux de la série rouge de la numérotation introduite par la Bibliothèque nationale de France. Il existe quelques différences entre l’autographe (ms. Nouv. acq. fr. 15 635) et la copie dactylographiée (mss Nouv. acq. fr. 15 636 à 15 638). La variante sélectionnée est celle qui offre sans ambiguïté le meilleur sens. Loisy a rédigé quelques notes de bas de page, dont la numérotation, dans la dactylographie, est reprise à partir de (1) pour chaque page annotée. Dans la présente édition, au contraire, ces notes sont numérotées en continu, pour chaque chapitre. Les résultats du collationnement entre la première rédaction (1897) et la seconde (1898-1899) sont indiqués en annexe de chaque chapitre. Le texte de la seconde rédaction pris en compte pour le collationnement est indiqué par un système d’accolades : {…} et les remarques de l’éditeur 17 (au sens scientifique) sont répertoriées selon un système alphabétique (a, b, c, etc.). Loisy lui-même indiquant que les différences entre les deux rédactions sont nombreuses quant à la forme et plus rares quant au fond, il eût été inutile de publier intégralement le texte de la première rédaction. Le commentaire annexé à chaque chapitre porte donc
15. Ibid., III, p. 257-258. Sur l’évolution du jugement de Loisy par rapport à son manuscrit, lire plus loin l’introduction de C. Theobald à sa contribution : « L’apologétique historique ». 16. A. LOISY, Choses passées, Paris, 1913, p. 181-182. 17. François Laplanche, qui se désigne ainsi [ndlr].
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Introduction seulement sur une sélection de textes, qui permettent de mesurer le progrès de la réflexion de Loisy. Il va sans dire que cette sélection a exigé des choix, relevant de la responsabilité de l’éditeur scientifique. La nouvelle saisie a respecté la ponctuation de Loisy, sauf quand l’absence d’un signe rendait le texte difficilement intelligible. Les caractères romains soulignés par Loisy (par exemple, les titres de livre, les mots latins) ont été transformés en caractères italiques. Les subdivisions du chapitre introduites par des numéros sont de Loisy. Sont le fruit de l'éditeur scientifique les intertitres entre crochets [ ], destinés à faciliter la lecture des développements de Loisy, qui n’utilise pas de subdivisions à l’intérieur des sections de chapitre. IV. Sigles utilisés pour cette édition DMRFC, vol. 9 = Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 9, Les sciences religieuses, Beauchesne, Paris 1996. EB = Enchiridion biblicum. Documenti della chiesa sulla Sacra Scrittura. Edizione bilingue, Edizioni Dehoniane, Bologne 1993. A. LOISY, Mémoires = Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, Nourry, Paris 1930-1931, 3 vol. É. POULAT, Alfred Loisy = Alfred Loisy. Sa vie. Son œuvre, par A. HOUTIN et F. SARTIAUX. Manuscrit annoté et publié avec une bibliographie de Loisy et un index bio-bibliographique, par É. POULAT, Éditions du CNRS, Paris 1960. L’index bio-bibliographique contient les noms de nombreux contemporains de Loisy. Pour quelques personnages moins impliqués dans les controverses sur l’exégèse biblique au temps de Loisy, il est renvoyé à cet index. Pour les autres on se reportera aux notices biographiques publiées en fin d'ouvrage (p. 695-705) qui sont dues, pour l'essentiel, à l'éditeur scientifique.
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ALFRED LOISY
LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT ESSAIS D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES
Neuilly 30 juillet 1898.
ESSAIS D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES PAR
ALFRED LOISY
AVANT-PROPOS
[La foi sans dogme du protestantisme libéral] L’idée de ce livre a été suggérée à l’auteur par certaines publications importantes concernant la philosophie religieuse, les origines du christianisme et l’histoire des dogmes, qui ont paru depuis quelques années, qui ont eu beaucoup de retentissement chez les protestants {et ont même attiré l’attention des catholiques} (a). Le Manuel d’histoire des dogmes1 de M. Harnack, l’Esquisse d’une philosophie de la religion2, de M. Sabatier, l’Histoire israélite3 de M. Wellhausen, la Théologie du Nouveau Testament4, de M. Holtzmann, sont des œuvres de mérite assez différent, ce qui ne veut pas dire de mérite inégal, mais qui procèdent d’une même tendance et représentent une théorie à peu près identique de la religion. Chez MM. Harnack et Holtzman, /[fol. 2] la théorie est plus solidement documentée, car elle encadre la plus exacte analyse des doctrines du Nouveau Testament et la plus pénétrante histoire des dogmes chrétiens qui aient encore été écrites. Elle n’est qu’ébauchée dans le petit livre, d’ailleurs si substantiel, de M. Wellhausen. Dans celui de M. Sabatier, elle apparaît comme un traité complet de la connaissance religieuse, avec un art qui ne nuit pas à la sincérité de l’exposition, et une finesse de psychologie qui se traduit en périodes éloquentes. Partout elle se résume dans cet axiome que la vraie religion chrétienne, la religion de Jésus est une foi sans
1. Lehrbuch der Dogmengeschichte (t. I et II, 1re éd. 1885 ; t. III, 1re éd. 1890). 2. Paris, 1897. 3. Israelitische und jüdische Geschichte (1894). 4. Lehrbuch der neutestamentlichen Theologie (1897).
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Alfred Loisy dogmes, sans Église et sans sacrements, c’est-à-dire à peu près le contraire de ce qu’est le christianisme catholique. On accorde que le protestantisme de Luther et de Calvin n’a pas été la restauration parfaite du vrai christianisme, parce qu’il n’a pas su, avec la meilleure volonté du monde, se dégager entièrement de la tradition. Mais la critique savante achève maintenant l’œuvre des premiers réformateurs. Ceux-ci ont proclamé, à leur façon, l’autonomie de la conscience religieuse ; ils ont eu seulement le tort de maintenir comme règle extérieure et supérieure à la conscience l’autorité de l’Écriture. On prouve aujourd’hui que cette autorité n’a rien d’absolu. Le critique veut être « l’homme spirituel » de saint Paul, qui « juge de tout et qui n’est lui-même jugé par personne »5. On se flatte que la religion de Jésus, ramenée /[fol. 3] à sa simplicité première, dégagée même de l’enveloppe juive, dont sa manifestation historique a été revêtue, va enfin prendre la place de toutes les orthodoxies, legs suranné du christianisme gréco-romain. La religion de Jésus est la révélation définitive, parce que c’est dans la conscience et le cœur de Jésus que Dieu nous a été manifesté comme Père. Là est toute la religion, toute la révélation. Avant Jésus, la religion n’était point parfaite ; après lui, elle s’est détériorée. Saint Paul et Luther l’ont assez bien comprise ; saint Augustin n’y avait réussi qu’à demi. L’Église catholique s’en éloigne de plus en plus et ne pourrait y revenir sans se suicider. L’avenir appartient à la foi indépendante des croyances. Tel serait le dernier mot de la science religieuse. [La religion selon Renan, « illusion héréditaire »] Il n’y a pas longtemps, nous voyions fleurir une autre science qui ne reconnaissait pas à la religion le degré de réalité que lui accordent les critiques dont nous venons de parler. La science de Renan voyait dans toutes les religions, même dans la religion chrétienne, une illusion héréditaire, créée d’abord par les premiers ancêtres de l’humanité, transmise de génération en génération, et dont l’homme civilisé n’arrive que bien lentement à se débarrasser. Il était réservé à la science rationnelle de rompre le charme qui aveuglait l’esprit des humains, parce qu’elle seule a trouvé que le surnaturel n’existe pas. Dieu se fait peut-être, disait le fameux sceptique ; mais, pour le moment, il n’est pas encore. /[fol. 4] Les prophètes ont été de fougueux visionnaires, précurseurs de nos socialistes. Jésus fut une âme bonne et naïve, dupe de ses propres rêves. Tout à l’heure on nous insinuait que la religion, dans son fond le plus réel, est un sentiment. Renan dit qu’elle n’est pas autre chose, et que ce sentiment n’a pas d’objet : chimère consolante, dont la science compensera la disparition. La religion de M. Albert Réville n’est pas beaucoup plus consistante que celle de Renan. Dans son dernier ouvrage6, le savant professeur du Collège de France nous apprend que Jésus a prêché « la religion de l’homme en soi », que le royaume des cieux a été, dans la pensée du Christ, « le royaume invisible des âmes » et « le triomphe définitif de la conscience humaine »7. Dieu existe encore pour M. Réville ; mais la religion n’est plus qu’une morale, et Jésus un docteur rationaliste. Tout cela encore est de la science moderne, et c’est avec cela qu’on prétend, parfois sérieusement,
5. I Cor., 11, 15. 6. Jésus de Nazareth (1897). 7. Op. cit., II, 324, 316, 389.
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Avant-propos c’est le cas de M. Réville, d’autres fois par manière de facétie, et c’était le cas de Renan, soutenir la religion qui tombe. [La « transformation de la science religieuse ».] {Devant ce débordement d’opinions contradictoires, l’Église ne se déconcerte pas. Elle démontre sa vitalité en continuant d’exister. La science n’est pas et ne sera pas de sitôt en état de réformer ou de remplacer la religion traditionnelle. Celle-ci fait son œuvre et dure en attendant. Tout porte à croire qu’elle attendra toujours et que la religion selon la science, /[fol. 5] ou la science qui dépossédera la religion ne sont pas près de naître. Tant s’en faut pourtant que ces manifestations scientifiques n’aient aucune portée, que les problèmes posés par les savants n’existent pas ou soient tous et parfaitement résolus depuis longtemps. Il est bien vrai que l’histoire des religions date d’hier, que l’histoire des origines chrétiennes et l’histoire biblique en général sont en voie de se renouveler, que l’histoire critique des dogmes ne fait que de naître. Nous assistons à une transformation complète de la science religieuse, et la théologie aurait tort de s’en désintéresser sous prétexte qu’elle sait d’avance que répondre aux interrogations de la raison. Qu’elle se rappelle ce qui lui est arrivé dans le cas de Galilée : n’avait-elle pas alors une réponse toute prête, pour le clouer contre la terre immobile, au nom de l’Écriture et de la tradition, et n’a-t-elle pas dû ensuite retirer cette réponse, bien malgré elle, pour tourner avec la terre ? Le champ de l’histoire et de la critique pourrait avoir maintenant ses Galilée, contre lesquels les syllogismes et même les censures théologiques seraient inefficaces. Des coups mal portés ne font aucun dommage à ceux qu’ils visent et qu’ils n’atteignent pas, mais à ceux qui les lancent et qui étalent leur maladresse. Et les méprises de la théologie deviennent bientôt nuisibles à la foi.}(b) On trouve chez Renan autant d’art que d’érudition ; chez M. Réville plus de rationalisme que de bonnes raisons ; chez MM. Wellhausen, Harnack, Holtzmann, plus de critique savante, et /[fol. 6] chez M. Sabatier autant de vraie philosophie que de protestantisme. La critique contemporaine, prise dans la masse de ses représentants et la totalité de leurs œuvres, pose nettement, devant tout homme qui pense, des questions dont le seul énoncé aurait fait frémir Pascal et Bossuet. Quelle est l’origine des religions ? D’où est sorti le monothéisme israélite ? Comment s’est formée l’espérance messianique ? Quels éléments l’enseignement de Jésus doit-il au judaïsme et en quoi consiste son originalité ? Dans quel rapport l’Église, avec son organisation hiérarchique, ses dogmes et son culte, se trouve-t-elle avec le christianisme des apôtres et la religion de Jésus ? À tous ces problèmes, on apporte des solutions plus ou moins sûres, plus ou moins précises, plus ou moins complètes et définitives, mais qui tendent visiblement à s’affermir, à se préciser, à se compléter, à s’unifier. Une science de la religion se forme en dehors du catholicisme et contre lui. Pour neutraliser l’influence dangereuse de cette science, que nul contrôle extérieur n’empêche et ne pourrait plus empêcher de se répandre dans le public qui sait lire et penser, il faudrait que la science de la religion se constituât aussi dans l’Église et pour elle. Dire qu’elle n’existe à aucun degré chez les catholiques serait méconnaître des efforts très méritoires. Mais ce serait fermer les yeux à l’évidence que de nous attribuer en cette matière une supériorité que nous avons à poursuivre et que nous sommes loin d’avoir atteinte. Le premier volume de M. Harnack sur l’histoire des /[fol. 7] dogmes chrétiens est unique en son genre. Nous n’avons rien qui ressemble au livre de M. Holtzmann sur la théologie du Nouveau Testament. Possédons-nous même un ouvrage de philosophie religieuse qui se mette, comme 39
Alfred Loisy celui de M. Sabatier, juste au niveau de la science actuelle des religions, un manuel d’introduction à l’étude des Livres saints, une histoire d’Israël, une vie de Jésus, qui satisfassent aux exigences les plus élémentaires et les plus légitimes de la critique ? Ne soyons donc pas trop fiers, et gardons-nous surtout de nous endormir. M. Brunetière ne suffira pas toujours à nous protéger contre la science, et sans doute il nous permet lui-même de penser que, dès maintenant, un Bossuet nous serait plus profitable pour faire la synthèse de la tradition catholique en ce qu’elle a de substantiel, de vital, de permanent, et de la science critique en ce qu’elle a de consistant, de positif, de réellement vrai. [Nécessité d’une refondation de l’apologétique chrétienne.] La situation de notre apologétique peut sembler assez difficile et périlleuse pour que les gens trop sages se dérobent, gardent le silence ou parlent à côté du sujet. À quoi bon remuer des questions qui n’existent pas pour nous, qui ne devraient exister pour personne, puisqu’une réponse divinement autorisée y est faite dans le catéchisme ? disent certains théologiens, plus versés dans la Somme de saint Thomas que dans la critique de l’Hexateuque. Pourquoi vous occuper de sujets que vous n’êtes pas libres de traiter scientifiquement, puisque votre Église a sur tous ces points, /[fol. 8] des opinions toutes faites, dont vous n’avez pas le droit de vous écarter, et que vos explications les plus ingénieuses ne rendront jamais acceptables pour nous ? disent à leur tour les critiques, persuadés que tout le catholicisme tient dans l’esprit des théologiens dont nous parlions. {Le chercheur sincère, qui ose dire ce qu’il croit voir et savoir sur les questions fondamentales de la philosophie et de l’histoire religieuses va donc ainsi au-devant d’une double méfiance et d’une double hostilité, ancrées dans des préjugés fort tenaces et qui ne sont pas près d’être dissipés. Aura-t-il cependant le droit de se taire s’il pense qu’il y a presque autant de malentendu que d’opposition véritable entre les théologiens et les critiques ? Écarter le malentendu, réduire l’opposition à ses propres limites, à seule fin de ne contester à la science que ce qui est contestable et de n’en repousser que les prétentions injustes, telle est la tâche qu’il doit se proposer, sans s’illusionner sur le sort prochain qui attend son essai de conciliation : contradiction mêlée de surprise et mitigée par la crainte qu’il n’ait raison plus qu’on ne voudrait l’avouer, telle sera l’attitude des apologistes qui se regardent comme les défenseurs attitrés de la tradition, et ceux-là peut-être qui sont tout disposés à exploiter au mieux de leurs intérêts les idées qu’on propose, seront les premiers à manifester leur douloureuse inquiétude ; /[fol. 9] contradiction aussi du côté des critiques qui soutiendront que le catholicisme est tel qu’ils le conçoivent et non tel qu’on le leur présente ; ils accorderont que ce dernier catholicisme serait assez raisonnable, mais ils ne voudront pas admettre que celui qu’ils ont combattu n’est pas le vrai. C’est avec le temps seulement que la lumière se fera et que viendra la justice.} (c) Le présent livre n’est pas un ouvrage d’histoire savante ni de profonde philosophie, ni de théologie transcendante, ni de triomphante apologétique ; c’est, comme on vient de le dire, un simple essai où l’histoire, la philosophie, la théologie, l’apologétique se combinent à doses très modérées, et qui est avant tout l’expression sincère du problème religieux contemporain, selon qu’il a été donné à l’auteur de le saisir. On s’est efforcé, autant qu’on a pu, d’interpréter le témoignage que la science historique rend à la religion, de déterminer le sens et la portée de ce témoignage, les fondements de la certitude en matière de croyances religieuses et morales, l’économie de la foi et la mission de l’Église, enfin de montrer non seu40
Avant-propos lement la solution permanente que le catholicisme fournit au problème religieux, mais le programme qui semble devoir s’imposer à lui pour qu’il la réalise d’une façon de plus en plus effective, et ne se borne pas à la proposer ou à la promettre. [Plan suivi par Loisy.] Il convenait de présenter d’abord un aperçu des diverses manières dont la question religieuse, par son côté absolu et théorique, a été comprise en ces derniers temps et de marquer /[fol. 10] le rapport où se trouvent les systèmes nouveaux soit à l’égard de la conception réelle et vraiment scientifique du christianisme, soit à l’égard de ce qu’on peut appeler sa conception populaire et traditionnelle. Le chapitre d’introduction générale est suivi d’un chapitre d’introduction particulière, concernant les deux idées sur lesquelles repose toute la discussion : l’idée de la religion et celle de la révélation. Deux chapitres sont consacrés à l’exposé historique des origines chrétiennes : l’un a pour objet l’histoire du monothéisme israélite, l’autre la vie de Jésus. Les discussions purement critiques sur l’origine des Livres saints et la nature de leur témoignage sont en dehors de notre cadre. On a pris pour point de départ les conclusions qui semblent acquises à l’exégèse savante, sans se prévaloir de données que la critique, pour des raisons sérieuses, regarde comme discutables. Ainsi l’on a fait un usage très sobre du quatrième Évangile dans l’histoire du Sauveur et l’analyse de son enseignement. Cette réserve ne crée pas de lacune considérable dans l’exposé des faits ; et pour ce qui est de la doctrine, comme la forme des discours en saint Jean est due généralement à l’évangéliste, on ne peut les placer dans une vie de Jésus à côté des sentences et des paraboles recueillies par la tradition synoptique. [Jésus de l’histoire et Christ de la foi.] Ce serait anticiper sur le progrès historique du développement chrétien que d’introduire dans la vie de Jésus la /[fol. 11] définition historique de sa personne et de son rôle providentiel. Les personnes qui ne conçoivent pas les preuves de la religion autrement qu’en syllogismes regretteront peut-être qu’on n’ait pas joint à l’histoire du Sauveur la démonstration logique de sa divinité. Mais une telle démonstration, outre qu’elle viendrait assez mal dans un chapitre descriptif et analytique, paraît superflue à côté de l’histoire. Quand on raconte l’Évangile tel qu’il a été, on n’a pas besoin de prouver que Jésus est Dieu. Les arguments les mieux construits n’ajoutent rien à la profondeur de l’impression laissée par Jésus luimême. Il n’y a pas lieu de mêler à la réalité évangélique, toute vivante et toute pure, les discussions théologiques et abstraites sur la personnalité divine du Christ, ces discussions ne s’étant produites que dans l’Église chrétienne, lorsqu’elle voulut se définir à elle-même le caractère divin de son fondateur. L’Évangile nous fait connaître Jésus dans l’actualité de son existence terrestre. Le dogme nous offre la formule de Jésus. Quelle que soit la valeur durable de cette formule, sa vertu religieuse est moindre assurément que celle de son objet. Faut-il s’excuser de ne pas compliquer par la théologie l’analyse de l’Évangile, après que le Sauveur luimême, durant son ministère, s’est contenté de révéler Dieu aux hommes, de le leur révéler en lui, sans donner une définition théorique et métaphysique de son être personnel ? Nous rencontrerons en son lieu la théologie de l’incarnation. {Après Jésus, l’Église. Les savants modernes qui ont étudié /[fol. 12] de plus près l’histoire de la religion chrétienne ont eu soin de relever les différences notables et, selon eux, irréductibles qui existent entre le royaume de Dieu annoncé par le 41
Alfred Loisy Sauveur, et l’Église qui prétend être l’accomplissement de ce royaume sur la terre ; entre l’Évangile, que le Christ a prêché, et les dogmes que l’Église a successivement formulés, qu’elle enseigne comme des vérités révélées par Jésus lui-même ; entre le culte en esprit que Jésus a voulu inaugurer sur la terre, et l’économie intérieure des sacrements, surchargée encore de pratiques pieuses et de dévotions multiformes, qui constitue depuis des siècles le culte catholique. Ils semblent convaincus et ils veulent prouver que tout ce développement s’est fait en dehors et aux dépens du véritable Évangile. Ils déclarent que le principe protestant appliqué dans toute sa rigueur, et comme il ne l’a jamais été dans aucune des sectes issues de la Réforme, est seul capable de réaliser la religion de Jésus. Luther et Calvin se sont appuyés sur la Bible pour combattre l’autorité de l’Église ; mais en proclamant infaillible la lettre de l’Écriture, ils ont élevé une autorité non moins préjudiciable au vrai christianisme que celle dont ils s’étaient émancipés. Ils ont retenu des dogmes qu’ils pensaient lire dans les Livres saints, et en cela même ils se sont trompés parce que les Livres saints ne contiennent pas de dogmes. Dans le culte qu’ils ont tant réduit, ils n’ont pas rejoint la simplicité évangélique, à cause de l’idée qu’ils /[fol. 13] ont gardée du baptême et de l’Eucharistie. L’Évangile n’est pas autre chose que le sentiment évangélique, éveillé au cœur de chaque homme par le contact spirituel de Jésus. Le christianisme est la religion individualiste par excellence ; il consiste essentiellement dans l’autonomie de la conscience religieuse. [Christianisme individuel ou « christianisme social » ?] Au point de vue chrétien interconfessionnel, c’est là qu’est le nœud de la question. Le christianisme intégral a-t-il son expression dans le catholicisme, ou bien attend-il encore sa réalisation de l’individualisme protestant conduit à ses plus extrêmes conséquences ? Bien que nous ne soyons plus au siècle des Bossuet et des Jurieu, l’alternative, catholique ou protestante, subsiste dans toute sa rigueur. Elle s’est même accentuée au point d’être une antithèse absolue. Il ne s’agit plus de choisir entre l’Église catholique et l’Écriture interprétée par le sens privé, mais entre le christianisme social, soutenu et réglé par l’Église, et le christianisme individuel, soutenu mais non réglé par l’Écriture. La solution du problème est peutêtre rendue plus facile par la précision plus grande et l’opposition plus nette des termes où il se pose. N’est-il pas vrai que le christianisme, s’il est une religion, doit avoir une forme sociale, et que Jésus l’a conçu comme une religion sociale, non comme un culte individuel ? N’est-il pas vrai aussi que le christianisme, religion vivante, participe nécessairement et légitimement à la condition de tout ce qui vit, c’est-à-dire /[fol. 14] qu’il a dû se développer tout en retenant l’identité de son existence ? Trois chapitres ne seront pas de trop pour établir l’harmonie intime, la correspondance essentielle, la continuité réelle et vitale qui existe entre l’Évangile et l’Église, le dogme, le culte catholiques.}(d) C’est affaire aux protestants d’examiner entre eux si leur principe est bien celui que professent les libéraux. Historiquement parlant, il semblerait que le vrai principe du protestantisme soit l’autorité absolue de l’Écriture, opposée à l’autorité absolue de l’Église et de la tradition. Aucune religion ne peut subsister sans un lien extérieur qui manifeste et affermisse l’union de ses fidèles. Pour le protestantisme, ce lien, qui lui a donné consistance en face de l’Église catholique, et qui le soutient encore dans ses sectes diverses, est l’acceptation inconditionnelle de l’Écriture comme règle de foi et de pratique. Cependant le principe individualiste a été posé à côté du principe de l’autorité biblique. Luther surtout a placé le jugement de 42
Avant-propos sa propre conscience au-dessus de l’Écriture, et il est, à cet égard, l’ancêtre des modernes libéraux. Mais on remarquera que Luther n’a pu tenir dans l’individualisme. À côté de son principe du libre examen, il a dû mettre le principe de l’autorité littérale et absolue de l’Écriture, principe qui contredit le premier, comme l’observent fort justement les critiques. Lui et les autres réformateurs ont même ajouté à l’Écriture des confessions de foi, et ils ont organisé une /[fol. 15] sorte de ministère ou d’église enseignante ; c’est-à-dire qu’ils ont eu recours aux moyens sans lesquels une religion, surtout une religion aussi parfaite que le christianisme, ne peut se conserver. Que l’autorité absolue de l’Écriture ait été un principe insuffisant de conservation pour le christianisme protestant, on s’en est aperçu depuis longtemps. Que ce soit un principe erroné en lui-même, les critiques l’affirment et tout le monde devrait en convenir, attendu que l’autorité d’un livre, pris comme tel, et même s’il est inspiré, ne peut pas être absolue, un livre étant toujours composé relativement à un état donné de l’esprit humain dans un temps et un milieu particuliers. Ce principe sera dit essentiel ou non au protestantisme selon le type idéal qu’on se fera du christianisme protestant. Le principe individualiste a fait de tels progrès en ces derniers temps, que ses défenseurs exclusifs peuvent, sans choquer la vraisemblance, se donner comme les représentants authentiques du protestantisme. Ils ont au moins l’avantage de le représenter d’une manière plus positive que les orthodoxes, qui suivent absolument la Bible par contradiction à l’Église catholique, tandis que les libéraux s’en tiennent ou paraissent du moins s’en tenir au principe très simple, et non agressif, de la religion pour soi. Le protestantisme orthodoxe n’a rien d’attrayant pour l’esprit moderne, bien au contraire, et même le catholicisme, au dire des incrédules, est moins étroit que les orthodoxies protestantes. Mais le protes- /[fol. 16] tantisme libéral, en proclamant l’autonomie intellectuelle, morale et religieuse de l’individu, flatte le goût d’indépendance qui règne dans la société contemporaine. « Personne, écrit M. Sabatier, ne saurait avoir sans doute le droit d’imposer une doctrine, ni peut-être même la présomption d’apprendre aux autres à diriger leur pensée, mais un esprit convaincu et sincère a celui de dire comment il a dirigé la sienne et de proposer, au moins à titre d’expérience et de document, les vues auxquelles il est arrivé »8. Les hommes de notre temps aiment qu’on leur parle ainsi, le français fut-il peu correct ; car ils répugnent à accepter des opinions toutes faites, à plus forte raison des dogmes qu’ils trouvent inintelligibles ; et comme il leur déplaît d’être gouvernés, ils se défient de l’Église, qui est un gouvernement. C’est donc la forme moderne, scientifique et large du protestantisme qui mérite surtout d’attirer l’attention du théologien catholique, parce que c’est celle-là qui, orientée vers le présent, se flatte de satisfaire dans l’ordre religieux l’appétit (e) de liberté, d’autonomie, de vérité, où se résument les aspirations du siècle finissant. Il importe d’en voir l’impuissance radicale, afin de mieux comprendre comment le catholicisme reste seul en possession de répondre aux exigences légitimes de l’esprit moderne aussi bien qu’aux besoins éternels de l’âme humaine.
8. Op. cit, préf., p. III.
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Alfred Loisy /[fol. 17] [L’Église catholique aujourd’hui.] Pour cela il ne suffit point d’avoir montré la nécessité du développement catholique dans les siècles passés. Il faut étudier l’Église catholique telle qu’elle est aujourd’hui, avec sa constitution, ses procédés de gouvernement, son enseignement officiel et commun, ses tendances visibles et son action. On reproche plus ou moins ouvertement à ce catholicisme de maintenir l’homme dans un « état de perpétuelle minorité », de porter atteinte à l’autonomie de la conscience individuelle par le principe de la soumission absolue à l’autorité de l’Église ; à l’autonomie de la science et de la raison par ses dogmes « irrationnels » et « contradictoires » ; à l’autonomie de la société familiale et de la société politique par l’ingérence d’un pouvoir prétendu spirituel auquel ressortissent toutes les manifestations de la vie et de l’activité humaines. Par lui s’est accomplie « la transformation du christianisme en une théocratie sacerdotale » dont chaque membre doit abdiquer tout ce qui s’appelle liberté d’esprit, indépendance du jugement, droit d’examen, « car il ne saurait y trouver qu’un piège ou une occasion de chute ». À quoi l’on ajoute que « l’Église catholique est condamnée fatalement à être intolérante et intransigeante à l’égard de toutes les autres » et qu’il serait « contradictoire d’y attendre une réforme et même d’en parler, puisque l’Église ne saurait en admettre la nécessité sans renier toutes ses prétentions »9. Ces jugements défavorables ne sont pas fondés uniquement sur des ap- /[fol. 18] parences mal interprétées ou sur l’ignorance de ce qu’est le catholicisme contemporain. Mais, dans l’état de choses que l’on critique, on ne fait pas la part de l’essentiel et du principal, indispensable, quoi qu’on dise, à la conservation du vrai christianisme, et celle de l’accidentel et de l’accessoire, qui peut être discutable, regrettable même, et en ce cas, réformable. Un tel sujet doit être passé sous silence ou abordé franchement. Dans nos derniers chapitres nous traiterons du régime intellectuel de l’Église catholique, des dogmes et de la science, de la raison et de la foi, de la religion et de la vie. Sur tous ces points la cause de l’Église est défendable. Sur tous ces points également certains progrès semblent possibles, souhaitables et appelés à se réaliser tôt ou tard. Le chapitre final sera un regard, plein de confiance et d’espoir, sur le passé et l’avenir du catholicisme. Neuilly, 8 août 1898 (f)
9. Sabatier, op. cit, 237, 240, 242.
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Avant-propos Notes de l’éditeur a. D’entrée de jeu, Loisy souligne l’importance des publications protestantes « concernant la philosophie religieuse » et informe qu’elles « ont même attiré l’attention des catholiques » (ce qu’il n’avait pas dit dans la première rédaction). b. Loisy passe moins de temps à décrire les différentes positions protestantes mais, au terme d’un paragraphe où il déclare qu’il faut prendre au sérieux les nouvelles sciences religieuses en voie de formation, il tire encore plus vigoureusement que dans la première rédaction la sonnette d’alarme pour signaler le retard accumulé par la science catholique. c. Il s’agit d’un important passage où Loisy s’explique sur son projet. Il a supprimé de la seconde rédaction l’allusion de la première à son entretien avec Mgr Meignan (ms. 15 634, f. 2, l. 14-26) et il y abandonne le « je » pour présenter la tâche du « chercheur sincère ». d. Dans les deux versions, Loisy présente le plan de son livre. Dans la seconde rédaction, l’annonce des chapitres sur l’Église est précédée d’une mise au point sur le débat entre protestants et catholiques, plus ferme encore que celle de la première rédaction. e. Dact. om. : l’appétit. f. La date donnée à la fin de l’avant-propos correspond à celle mise au début, 30 juillet 1898, qui est celle du début de la rédaction de la seconde version.
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/[fol. 19] CHAPITRE I LES THÉORIES GÉNÉRALES DE LA RELIGION
La religion est dans le monde quelque chose de très actuel et de très ancien. Elle est née sur la terre avec les hommes, s’y est répandue avec eux, y vit par eux, et bien téméraires sont les prophètes qui annoncent qu’elle y mourra avant eux. La religion est donc un fait humain, universel, très complexe dans ses manifestations, et dont la définition, l’explication, l’analyse ne peuvent aisément se ramener à des idées abstraites qui ne soient pas trop inadéquates à la réalité dont il s’agit. En quoi consiste au fond cette réalité, c’est la première question qui se pose au sujet de la religion. La science a pour objet le vrai ; la morale a pour objet le bien, l’art cherche la beauté. Quel est l’objet de la religion ? Dieu. Mais qu’est-ce que Dieu ? Si l’on interroge l’histoire et les hommes, on trouvera qu’il y a eu et qu’il y a encore non pas une religion, mais des religions en grand nombre, que la notion de la Divinité varie d’une religion à l’autre, et qu’elle varie même dans chaque religion qui a de la durée. Un choix est à faire entre les religions et les dieux. Où sont, s’ils existent, la vraie religion et le vrai Dieu ? Et s’il est inconcevable qu’ils n’existent pas, /[fol. 20] à quel signe les reconnaîtra-t-on dans ce flux mouvant de croyances et de cultes divers ? La simple considération de l’histoire opérera-t-elle ce discernement, ou bien sera-ce la philosophie, ou la conscience morale, ou le sentiment religieux qui est au cœur de l’homme ? Si chacun de ces moyens, pris à part, n’y suffit pas, tous ne peuvent-ils pas y servir ? Religion et foi marchent ensemble. On ne démontrera pas la religion comme un théorème de géométrie. Pourtant la vraie religion et la vraie foi ne sauraient être dépourvues de bonnes raisons. La religion naît dans le cœur et vit dans la conscience ; mais elle se définit dans l’intelligence. Qu’est-ce que la religion ? Où est la vraie religion ? Comment se prouve-t-elle et quelle est la nature de sa certitude ? Nous ne sommes pas les premiers à discuter ces problèmes. Écoutons d’abord les réponses qu’on y a fait autour de nous. I.- La théorie catholique « La sainte Église catholique, apostolique et romaine, croit et professe qu’il y a un seul Dieu, vrai et vivant, créateur et seigneur du ciel et de la terre, tout puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence, en volonté et en toute perfection, qui, étant une substance /[fol. 21] spirituelle unique, absolument simple et immuable, doit être proclamé réellement et essentiellement distinct du 47
Alfred Loisy monde, heureux en lui-même et par lui-même, et ineffablement élevé au-dessus de tout ce qui existe et de tout ce qui peut être conçu en dehors de lui. Le seul vrai Dieu, par sa bonté et sa vertu toute puissante, non pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir, mais pour manifester sa perfection par les biens qu’il accorde aux créatures, d’un très libre conseil, a tiré simultanément du néant, au commencement du temps, la double création spirituelle et corporelle, c’est-à-dire les anges et le monde, puis la créature humaine comme participant à l’une et à l’autre, (étant) composée d’esprit et de corps, Dieu conserve et gouverne par sa providence tout ce qu’il a créé, atteignant dans sa puissance les extrémités (de l’univers) et disposant harmonieusement toutes choses1. Car tout est à nu et à jour devant ses yeux2, même ce qui doit arriver par l’action libre des créatures. » « La même sainte mère Église tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu certainement, d’après les choses créées, par la lumière naturelle de la raison humaine, car son invisibilité, comprise au moyen de ce qui a été fait, est perçue par les créatures3 ; mais qu’il lui a plu de se révéler lui-même, et (de révéler) au genre humain les décrets éternels de sa volonté, par une /[fol. 22] autre voie, qui est surnaturelle, selon ce que dit l’Apôtre4 : Dieu, qui a parlé jadis à (nos) pères, plusieurs fois et en plusieurs manières, par les prophètes, nous a parlé dernièrement en ce temps-ci par (son) Fils. On doit attribuer à cette révélation divine que les choses de Dieu qui ne sont point par elles-mêmes inaccessibles à la raison humaine, puissent, dans la condition présente du genre humain, être connues de tous facilement, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur. Ce n’est pas néanmoins pour ce motif que la révélation doit être dite absolument nécessaire, mais parce que Dieu, dans sa bonté infinie, a destiné l’homme à une fin surnaturelle, c’est-à-dire à la participation de biens divins qui dépassent tout à fait la portée de l’intelligence humaine… Cette révélation surnaturelle, selon la foi de l’Église universelle, déclarée au saint concile de Trente, est contenue dans des livres écrits et dans des traditions non écrites qui, reçues de la bouche du Christ par les Apôtres, ou transmises pour ainsi dire de la main à la main par les Apôtres sous la dictée du Saint-Esprit sont arrivées jusqu’à nous5. Les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament doivent être reçus tout entiers, avec toutes leurs parties, selon qu’ils sont énumérés dans le décret du même concile, et qu’ils sont contenus dans l’ancienne Vulgate latine, comme sacrés et canoniques. L’Église les regarde comme sacrés et canoniques, non parce que, composés par la seule industrie humaine, ils auraient /[fol. 23] été ensuite approuvés par son autorité, ni seulement parce qu’ils contiennent la révélation sans erreur, mais parce que, ayant été écrits sous l’inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur et ont été transmis comme tels à l’Église… » « Puisque l’homme dépend tout entier de Dieu son créateur et seigneur, et que la raison créée est absolument subordonnée à la vérité incréée, nous devons apporter par la foi, à Dieu révélateur, une pleine soumission de l’intelligence et de la volonté. Cette foi, qui est pour l’homme le commencement du salut, l’Église catho-
1. Sag., VIII, 1. 2. Hébr., IV, 13. 3. Rom., I, 20. 4. Hébr., I, 1.2. 5. concile de Trente, Sess. IV Decr. De canonicis Scripturis.
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Les théories générales de la religion lique professe que c’est une vertu surnaturelle par laquelle sous l’influence et avec le secours de la grâce de Dieu, nous croyons vrai ce qu’il a révélé non pour avoir reconnu la vérité intrinsèque des choses par la lumière de la raison naturelle, mais pour l’autorité de Dieu même, qui révèle, et qui ne peut être trompé ni tromper… Cependant, pour que la soumission de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu qu’il se joignît aux secours intérieurs du Saint-Esprit des preuves extérieures de sa révélation, c’est-à-dire des faits divins, et principalement des miracles et des prophéties, qui, démontrant clairement la toute puissance et la science infinie de Dieu, sont des signes de la révélation divine très certains et proportionnés à l’intelligence de tous… Il faut croire de foi divine et catholique toutes les choses qui sont contenues dans la parole de Dieu écrite et gardée par tradition, et que l’Église propose à la croyance comme étant divinement révélées, soit par /[fol. 24] un jugement solennel soit par (son) enseignement ordinaire et universel… Comme il est impossible, sans la foi, de plaire à Dieu et d’entrer dans la société de ses enfants, jamais personne n’a été justifié sans elle, et nul, à moins d’y persévérer jusqu’à la fin, n’obtiendra la vie éternelle. Mais, pour que nous puissions satisfaire au devoir d’embrasser la vraie foi et d’y persévérer constamment, Dieu, par son Fils unique, a institué l’Église et l’a pourvue de marques manifestes de son institution, de façon qu’elle pût être reconnue de tous comme la gardienne et la maîtresse de la parole révélée. Car c’est à la seule Église catholique que se rapportent toutes ces (preuves) si nombreuses et si merveilleuses qui ont été divinement préparées pour rendre évidente la crédibilité de la foi chrétienne. De plus, l’Église par ellemême, à raison de son admirable propagation, de son éminente sainteté et de sa fécondité inépuisable en toutes sortes de biens, à raison de l’unité catholique et de (son) invincible stabilité, est comme un grand et perpétuel motif de crédibilité, et le témoignage irréfragable de sa mission divine »6. [Apologétique catholique et « certitude morale ».] {Telle est la thèse catholique de la religion, authentiquement formulée par le concile œcuménique du Vatican. Il y a un Dieu immuable, esprit infiniment parfait, qui, se suffisant à lui-même de toute éternité, a librement produit, dans le temps, le monde et l’homme. Il y a une seule vraie religion /[fol. 25] révélée par ce Dieu créateur. L’homme aurait pu arriver à la connaissance du Dieu unique et absolu par l’exercice naturel de sa raison. Mais Dieu lui-même s’est révélé directement à lui, dès l’origine, et au cours des siècles, le mettant ainsi en état de mieux voir tout ce que sa raison aurait pu découvrir dans l’ordre des vérités religieuses, et lui manifestant surtout des vérités supérieures que la considération du monde visible n’aurait pu lui apprendre. Les organes de cette révélation divine ont été les patriarches, Moïse, les prophètes d’Israël, surtout le Christ Fils de Dieu. Ses preuves palpables sont les miracles et les prophéties. Ses archives sont les livres des deux Testaments, qui ont eux-mêmes une origine et un caractère surnaturels, et la tradition de l’Église, qui remonte au Christ et aux apôtres. Le fondement de la religion est la foi à cette révélation que l’Église, fondée par le Christ, a seule qualité pour enseigner. Car les mêmes preuves qui concourent à établir la divinité de la révélation démontrent aussi la divinité de l’institution ecclésiastique. L’homme n’a qu’à écouter l’Église pour connaître avec certitude le vrai Dieu et la vraie
6. concile du Vatican, Const. Dei Filius, ch. III.
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Alfred Loisy religion. Il doit l’écouter, puisqu’elle est manifestement déléguée de Dieu pour l’instruire et le diriger. Toute la religion est contenue dans la révélation chrétienne, et l’Église catholique est l’interprète nécessaire, infaillible, divinement autorisée de la révélation.}(a) Les théologiens et les apologistes suivent généralement /[fol. 26] dans la démonstration de cette thèse l’ordre observé par le concile dans sa définition. Ils fournissent d’abord les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, présentée comme vérité de raison, et même d’évidence rationnelle, quoique, dans ces derniers temps, quelques auteurs catholiques aient fait intervenir un élément moral dans la certitude des vérités que l’on appelle de religion naturelle. Selon eux, les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas d’une évidence mathématique et ne forcent pas l’assentiment de la raison ; elles constituent seulement une somme de probabilités suffisante pour fonder une conviction ferme, dans une âme de bonne volonté. {La certitude métaphysique de l’existence de Dieu, admise par la plupart des théologiens, supposée, à ce qu’il semble, par la définition du concile du Vatican, si l’on remonte jusqu’à la pensée de ses rédacteurs, est ainsi remplacée par une certitude morale, qui ne laisse pas d’être une vraie certitude, aussi ferme en son genre que la certitude purement rationnelle, la force de l’assentiment n’étant pas en proportion directe de la valeur des preuves, comme dans la certitude historique, mais provenant de la volonté, qui a une part nécessaire dans l’acquisition des vérités morales et détermine l’adhésion de l’esprit à ces vérités. Si recommandable que soit cette doctrine philosophique, on ne voit pas qu’elle ait encore été acceptée dans la théologie officielle, et il est certain qu’elle ne pourrait y être admise sans faire une brèche irréparable aux théories scolastiques.}(b) /[fol. 27] Après avoir prouvé rationnellement l’existence de Dieu, on démontre la possibilité de la révélation, c’est-à-dire d’une communication de vérités faite par Dieu même à l’intelligence humaine, et la possibilité du miracle, c’est-à-dire d’un effet se produisant dans la nature, en dehors des lois qui la gouvernent, par la toute puissance de Dieu. On prouve ensuite, principalement au moyen des miracles racontés dans les deux Testaments, et des prophéties qu’on y signale, le caractère surnaturel de la religion mosaïque et la divinité de Jésus-Christ. Pour garantir à ces arguments bibliques une valeur incontestable, on établit ce qu’on appelle l’authenticité, l’intégrité, l’historicité des Livres saints. {Leur inspiration n’est pas alléguée comme principe de leur autorité testimoniale, parce qu’il y aurait cercle vicieux. Cependant il n’est pas malaisé de voir qu’on accorde à ces livres une confiance beaucoup plus grande qu’à des écrits ordinaires qui s’offriraient à l’historien dans les mêmes conditions. Des ouvrages profanes, également anciens, dont les auteurs seraient connus et dignes de foi, ne seraient pas interprétés avec tant de rigueur et on les discuterait au moins dans le détail, tandis que l’authenticité biblique paraît assurer la même certitude absolue à toutes les données de l’Écriture.}(c) On prouve finalement que Jésus-Christ a fondé une Église, et que cette Église n’est pas autre que l’Église romaine, la seule qui soit une, sainte, catholique et apostolique. Le cadre de la démonstration /[fol. 28] est celui qui a été magistralement tracé par Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle et parachevé dans l’Histoire des variations. La théologie moderne ne l’a ni modifié ni dépassé, sauf sur un point, la preuve de l’Église par elle-même, par la divinité de son action. Cette dernière preuve est celle que Lacordaire a développée dans ses conférences. L’illustre orateur en faisait la base de son apologétique, ou pour mieux dire, il y ramenait toute la démonstration catholique, non sans beaucoup de raison, car il n’est rien de 50
Les théories générales de la religion tel pour inspirer la foi religieuse que de montrer la religion vivante. Dans l’Église Lacordaire retrouvait Jésus, et par l’Église et Jésus il atteignait Dieu. On s’est habitué depuis à ne voir là qu’un argument, qui pourrait suffire à lui seul, comme le dit le concile du Vatican, mais que l’on préfère employer avec les autres, comme leur couronnement, à l’exemple du même concile. C’était au fond, une démonstration nouvelle, ayant sa méthode et son objet propres, et qui ne demandait pas à être rattachée à l’ancienne. [Le triple postulat théologique, messianique et ecclésiastique.] À n’en considérer que la structure extérieure, l’argumentation traditionnelle est irréprochable, Mais si légitimes et vraies en elles-mêmes que soient les conclusions, la démonstration n’est pas ce qu’elle paraît être, {une démonstration rationnelle, absolument rigoureuse, aboutissant à la certitude mathématique de la révélation divine dans l’Ancien Testament, en Jésus-Christ et dans l’Église. Les bases qui la supportent ne /[fol. 29] sont pas des principes évidents et des faits certains, mais des vues de foi et des faits interprétés par la foi.} (d) On se croirait sur le terrain de la philosophie et de l’histoire, et l’on est déjà sur le terrain de la théologie traditionnelle. Tout l’édifice repose sur trois postulats, à peine entrevus dans l’enchaînement des syllogismes, et que le théologien regarde comme des principes indiscutables, réels, parce qu’ils sont vrais à la limite de l’absolu, où les idées abstraites de la réalité physique et phénoménale, réduites à un pur symbole, semblent être des vérités immuables auxquelles on peut lier des déductions valables pour l’éternité. Ces trois postulats sont : le postulat qu’on pourrait appeler théologique, dans le sens propre du mot, c’est-à-dire la conception absolue de la révélation primitive, et de l’identité matérielle des croyances religieuses, surtout en ce qui regarde la notion de Dieu, dans toute la série des temps, depuis les origines de l’humanité jusqu’à nous ; le postulat messianique, c’est-à-dire l’idée que la mission de Jésus-Christ et la religion chrétienne sont autorisées par des prédictions claires et incontestables, qui remontent aux premiers jours du monde, qui se sont précisées de plus en plus dans l’Ancien Testament et se sont à la fois confirmées (e) et reproduites dans le Nouveau par rapport à l’Église ; enfin le postulat ecclésiastique, qui consiste avant tout à admettre, avant la preuve, que l’Église, avec sa hiérarchie, ses dogmes et son culte, a dû exister et qu’elle existe toute /[fol. 30] formée dans les Évangiles et dans le Nouveau Testament, sauf quelques particularités accessoires de définition et de pratique. Dans ces trois postulats, le théologien, et l’on peut en dire autant du simple croyant, pense reconnaître des faits, ou plutôt il ne sait pas distinguer les faits, qu’il n’a jamais regardés en eux-mêmes, de l’idée générale qui pour lui les résume et les représente. L’historien et le philosophe ne peuvent y voir que des idées, dont la valeur religieuse et morale est sans doute très grande, mais qui échappent à toute démonstration rationnelle comme à toute vérification historique. Envisagés dans toute leur ampleur ce sont des vérités à croire ou des théorèmes à expliquer ; ce ne sont pas des moyens de preuve logique. [Le postulat théologique sous sa forme historique et sous sa forme métaphysique.] {N’est-ce pas en vertu d’un postulat que le monothéisme, ou mieux l’idée de Dieu telle que les théologiens modernes la conçoivent, est censé exister depuis l’apparition de l’homme sur la terre et avoir réglé dès le commencement les rapports de l’homme avec Dieu dans la religion ? On n’aurait pas le droit de l’affirmer 51
Alfred Loisy quand même les récits de la Bible devraient être entendus comme lettre d’histoire. Car si Dieu s’était montré sous une forme sensible à Adam et Ève, à Caïn, à Noé, pour leur dire ce que nous lisons dans la Bible, il ne s’ensuivrait nullement que les premiers hommes eussent conçu Dieu comme un être spirituel, unique, infini, simple, immuable, immense, éternel. Il est d’ailleurs trop évident que les tableaux /[fol. 31] de la Genèse sont des symboles naïfs dont on s’est servi, à une époque fort éloignée des origines, si éloignée que, par rapport aux débuts de l’humanité, on peut la dire proche de nous, pour figurer les relations de Dieu avec l’homme dans les temps préhistoriques. On ne doit pas y voir autre chose que la première expression théologique d’un passé religieux sur lequel la tradition historique ne donnait aucun renseignement précis. L’idée de la révélation primitive, si vraie qu’elle puisse être en substance quand on l’a dépouillée de toute forme concrète, n’est pour l’historien qu’une hypothèse, et comme cette hypothèse est à la base de l’argument qu’on fonde sur la suite de la religion, elle mérite bien le nom de postulat. Dans cette hypothèse il y en a une autre qui n’a guère été aperçue que de notre temps, à savoir l’immutabilité de l’idée monothéiste. Jusqu’à nos jours les théologiens ont raisonné comme si l’idée philosophique de Dieu, élaborée par les Pères de l’Église et la tradition scolastique, était une définition réelle et concrète de son objet, et non seulement la moins indigne représentation qu’on ait pu s’en faire. Ils n’ont(f) pas remarqué davantage que cette idée avait son histoire et qu’il y a une distance considérable entre le Jahvé de David et le Dieu de saint Thomas d’Aquin ou de Bossuet. Toute la démonstration chrétienne, en tant qu’elle se fonde sur l’idée de Dieu, est un mélange de métaphysique abstraite, de réalisme et d’anachronismes inconscients qui ne peut satisfaire la pensée /[fol. 32] contemporaine, dominée par la distinction du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et du réel, du relatif et de l’absolu, sur le principe de l’évolution permanente des choses et des idées. La notion vulgaire de la révélation, celle du miracle, qui tiennent de si près à l’idée de Dieu, ont le même caractère d’abstractions réalisées dans l’esprit des théologiens. On dirait que la révélation a consisté dans l’enseignement de propositions déterminées, que Dieu lui-même aurait voulu apprendre à l’homme en revêtant la forme et en adoptant les procédés d’un maître humain, ce qui donnerait à la doctrine ainsi communiquée le maximum d’autorité divine, quoiqu’il fût impossible à l’historien d’en préciser l’objet ; ou bien que, par un miracle d’ordre psychologique, des idées nouvelles ont apparu toutes formées dans certaines intelligences, indépendamment de leur action propre, ce qui échapperait encore à toute vérification historique et serait inconcevable psychologiquement, nos connaissances n’étant pas autre chose que le fruit de notre activité connaissante, et aucune idée ne pouvant exister dans notre esprit que si elle est, en quelque façon, née de lui. Des conceptions moins mécaniques de la révélation se font jour chez les théologiens les plus traditionnels dès qu’ils en entreprennent l’analyse philosophique. Mais ils ne s’y essaient pas d’ordinaire et s’arrêtent à l’idée vague et matérielle d’une instruction substantiellement divine s’introduisant comme par un coup de force dans une intelligence humaine. Cette idée n’est pas rendue plus accessible /[fol. 33] à l’esprit moderne par le fait que Jésus Christ a été le principal organe de la révélation. Car le problème de la révélation n’est pas expliqué par la science du Christ ; c’est là plutôt qu’il devient le plus délicat et qu’il attend plus encore que partout ailleurs une explication satisfaisante. Et quand on passe de la notion formelle au contenu de la révélation, il est aisé de s’apercevoir que, pour le théologien, tout est dans tout, le dogme de La Trinité dans le premier chapitre de la Genèse, où Dieu parle 52
Les théories générales de la religion au pluriel quand il se dispose à créer l’homme, les dogmes de l’incarnation et de la rédemption dans le troisième, où Dieu dit que la postérité de la femme écrasera la tête du serpent. Il semble que le christianisme théologique n’ait pas d’histoire et que la croyance catholique d’aujourd’hui existe depuis Adam, n’ait fait que se montrer plus clairement dans l’Évangile, se formuler plus précisément dans l’enseignement de l’Église.}(g) {L’historien croit assister au renversement de ses expériences, et le penseur hésite à suivre une théorie que les faits contredisent. Le théologien de son côté regarde avec terreur l’abîme du subjectivisme qui s’ouvre devant lui. Il proteste encore qu’il ne passera jamais par Kant. Peut-être s’y décidera-t-il plus tôt qu’il ne le croit. Toutes les anciennes preuves de l’existence de Dieu se ramènent à une seule, qui est la preuve de l’être nécessaire, et à cette même idée de l’être nécessaire se rattache toute la doctrine scolastique /[fol. 34] et cartésienne des attributs divins. C’est une métaphysique, la fleur de la pensée philosophique du XIIIe et du XVIIe siècles. Kant lui a porté un coup terrible lorsqu’il a établi qu’elle valait juste ce que valait notre raison et qu’elle est vraie dans la mesure où les lois de notre esprit sont celles de l’être. Toute connaissance humaine est relative. On prouve Dieu par le monde ; mais connaît-on le monde ? Est-ce des choses qu’on perçoit ou des rapports ? La science humaine est-elle une science de réalités, et n’est-elle pas plutôt une science de relations ? Le réel existe, car il n’y a de relations que de ce qui est à ce qui est ; mais pouvons-nous définir les êtres autrement que par leurs rapports et quand il s’agit de l’être absolu et universel, dont le rapport avec nous consiste à n’en avoir pas qui tombe sous l’observation, bien que nous le concevions comme le principe transcendant de tout être particulier, que peut-il être pour nous sinon la plus incompréhensible des réalités ? Sur ce chemin de la spéculation l’homme paraît condamné à ne plus trouver désormais le Dieu vivant, mais seulement une idée, car le Dieu de la religion n’a jamais été une idée abstraite. Pour montrer à nos contemporains le Dieu qui est, le vrai Jahvé, il ne faut pas le chercher uniquement sur le terrain de la métaphysique, mais dans le champ même de nos expériences où on le trouvera. Si la démonstration de la nécessité de Dieu par la contingence du monde n’agit plus guère sur nos âmes, il nous reste l’impression que le monde fait sur nous : Pourquoi l’aspect du monde a-t-il toujours et partout inspiré à l’homme la foi /[fol. 35] en Dieu, si ce n’est parce que Dieu est dans le monde ? Sans doute l’idée que cette immense machine recèle un grand vivant est anthropomorphique, comme toutes nos autres idées, qui toutes sont à notre mode ; mais l’idée que le monde serait une simple machine et rien de plus, est absurde ; et, ce qui ne la rend pas moins invraisemblable au regard d’une raison supérieure, contraire à l’instinct le plus profond de notre nature. La première idée n’est pas vérité absolue, à raison de sa forme qui est nécessairement relative, conditionnée par la forme même de notre esprit ; mais elle est substantiellement vraie, étant comme le fond de notre être particulier et son point réel de jonction à l’être universel. L’autre est erreur pure. Et voilà la preuve métaphysique de l’existence de Dieu convertie en argument expérimental. L’impression de Dieu sur la conscience humaine en est un autre. L’histoire de Dieu dans l’humanité en sera un troisième. Toutes ces preuves se ramèneront à un même principe non transcendant ou idéal, mais psychologique et réel, à savoir le sens, le goût, le besoin et l’actuation de Dieu dans l’humanité. Ne sera-ce pas assez que l’homme ne puisse pas plus douter de Dieu que de luimême, et la preuve métaphysique a-t-elle jamais donné une certitude meilleure ? Quant aux variations de l’idée de Dieu, ne sont-ce pas les variations de la pensée 53
Alfred Loisy de l’homme sur Dieu ? Si, dans l’histoire de cette pensée, on discerne un chemin, unique au milieu de sentiers perdus, qui aille perpétuellement de l’obscurité vers la lumière, en dépit de /[fol. 36] tous les obstacles et sans que son ascension soit prouvée par les moyens vulgaires des progrès humains, n’est-ce pas là qu’aura toujours été le vrai Dieu, qu’il se sera révélé, au sens le plus complet du mot ? Ce Dieu ne sera pas un postulat de démonstration logique, mais le Père de toutes les âmes et le maître de toutes les vérités, le Dieu que Jésus a enseigné, que l’Église adore et qu’elle n’a pas cessé de prêcher. Le postulat de l’argumentation traditionnelle, après avoir été mis à jour et abandonné se trouvera reconstitué, d’une certaine façon, comme formule de l’unité permanente du vrai Dieu, de la vraie foi, de la vraie religion dans tous les temps.}(h) [Le postulat messianique et l’interprétation « spirituelle ».] Le postulat messianique aboutit à la même antinomie que le postulat théologique, et cette antinomie paraît devoir se résoudre de la même manière. Tout l’Ancien Testament a été interprété comme un recueil de prédictions explicites et spéciales, soit que ces prédictions aient été exprimées dans des textes formels, soit qu’elles consistent en des faits typiques non moins significatifs que les textes mêmes. Ces deux sortes de prophéties commencent à la création du premier couple humain et se continuent ensuite jusqu’à l’Évangile, qui en accomplit une partie, tandis que le reste et les prédictions nouvelles qui sont contenues dans le Nouveau Testament sont réalisées ou doivent l’être par l’Église et à la fin des temps. /[fol. 37] Ici, l’on argumente d’après les textes, mais on commence par y supposer le sens qu’on y veut voir, et la peine qu’on se donne pour le déduire ne vient pas de ce que la parole biblique serait mystérieuse ou obscure, mais de ce qu’on lui attribue, sans s’en rendre compte, un sens qu’elle n’a pas. Les passages de l’Écriture auxquels on reconnaît un sens prophétique ne présentent pas ce sens lorsqu’on les interprète d’après leur contexte et selon la signification qu’ils ont eue dans la pensée des auteurs qui les ont écrits et de ceux qui les ont lus d’abord. L’énumération de ces passages, même en se bornant aux principaux, serait fastidieuse(i) et inutile, puisqu’ils sont connus de tout le monde, et l’on sait également qu’ils ont été allégués pour la plupart dans le Nouveau Testament, avant de figurer comme des preuves irréfragables dans toutes les apologies du christianisme jusqu’à nos jours. {L’interprétation symbolique des faits de l’Ancien Testament est de même autorisée dans le Nouveau, sans qu’un rapport extraordinairement frappant justifie les applications typologiques. Ni le nombre ni l’interprétation des prophéties et des symboles prophétiques ne sont absolument fixes, et rien n’est plus facile à expliquer que cette variété, puisque ce n’est pas le sens naturel et historique des textes qui a servi de règle à l’exégèse, mais une certaine façon traditionnelle, très large et très libre, de citer les anciens livres à l’appui de l’Évangile. Les auteurs du Nouveau Testament et même beaucoup de Pères avaient à peine conscience /[fol. 38] de la distinction à faire entre le sens littéral et l’interprétation spirituelle des textes bibliques. Quand saint Paul dit que « la lettre tue et l’esprit vivifie »7, il n’entend pas canoniser deux sens de l’Écriture, mais déprécier le sens naturel, insuffisant, peu digne de Dieu, au profit de l’interprétation figurée. Le principe de cette exégèse est donc opposé à celui de l’exégèse historique. À son point de vue, c’est le sens spirituel qui est
7. II Cor., III, 6.
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Les théories générales de la religion le vrai sens et le sens vrai de l’Écriture. De là l’extrême facilité avec laquelle on taille les citations en négligeant le contexte et l’on érige en symbole certains traits isolés de leur cadre primitif. L’apologétique moderne est infiniment plus gênée, parce qu’elle se croit tenue à défendre la réalité des prédictions et des figures. Elle comprend au moins d’instinct que si les prophéties ne sont pas littérales, elles n’ont aucune valeur probante, si ce n’est aux yeux du croyant. Car l’existence d’un double sens n’est pas plus démontrable scientifiquement pour l’Écriture que pour tout autre livre. Au point de vue critique, la Bible n’a et ne peut avoir d’autre sens que celui que les écrivains sacrés ont voulu exprimer. L’idée d’un sens que les auteurs n’auraient pas vu et qui aurait été néanmoins attaché à leur parole, moyennant une disposition providentielle, par le fait d’un rapport /[fol. 39] mystérieux avec des événements qui devaient arriver plus tard, aboutit à nier l’existence de prédictions proprement dites et à reléguer toutes les prophéties dans la catégorie du sens spirituel. Autant vaudrait les abandonner tout à fait, car le rapport dont on parle ne peut être démontré ; le sens spirituel n’existe pas réellement avant qu’on le découvre, et n’est pas autre chose, pour l’historien qu’une accommodation de l’ancien texte à une idée nouvelle. L’accommodation peut être fondée sur une analogie plus ou moins consistante, sans que l’on soit obligé d’admettre dans la Bible la préexistence latente de toutes les interprétations traditionnelles. Aussi la plupart des apologistes maintiennent-ils qu’Isaïe lorsqu’il parla d’Emmanuel à Achaz avait en pensée la Vierge mère et le Fils de Dieu fait homme, que Daniel a compté les années du Messie, que Jacob même a prévu la royauté de Jésus, ce qui ne les empêche pas d’admettre aussi qu’Isaac, Joseph, l’agneau pascal ont été, par destination antécédente, la figure du Sauveur. Aux yeux du critique l’immense travail d’interprétation spirituelle, prophétique et figurative auquel s’est livrée la tradition chrétienne apparaît comme un assemblage de pièces rapportées, une sorte de légende des siècles cousue au texte de la Bible. Au lieu de fournir un argument à la démonstration catholique, cette série de rapports saisis par la tradition et non perçus par la critique, a plutôt besoin d’être /[fol. 40] expliquée, justifiée ou excusée. L’exégèse savante connaît dans l’Écriture une attente et des prévisions messianiques, étroitement liées à des conceptions eschatologiques dont elle sait le développement et les transformations successives ; mais elle ne retrouve pas dans la lettre des prophéties l’histoire anticipée de l’Évangile, ni dans les récits anciens le symbole caractérisé de faits plus récents, ni dans les descriptions du grand jugement et du règne de Dieu la définition positive et réelle de choses qui échappent, par leur nature même, à toute définition. La critique, en effet, admet dans la Bible l’existence de symboles au sens où l’on dit que nos idées sont les symboles des choses, non pas dans le sens très particulier où l’on dit en théologie que le sacrifice d’Isaac a été la figure de la mort du Christ sur la croix. Ainsi l’idée du règne de Dieu est un symbole, dans l’acception moderne du mot, parce qu’elle a servi d’expression concrète et vivante à la foi d’Israël en la justice éternelle de Dieu. Mais on ne voit pas comment Isaac sur son bûcher représente Jésus sur la croix, attendu que le rapport des deux situations est purement extérieur et que le sacrifice d’Iphigénie pourrait donner lieu à un rapprochement analogue qui ne serait ni plus ni moins concluant. Une interprétation artificielle, idéale, théologique, a donc pris l’apparence d’une argumentation rigoureuse, en se substituant ou s’ajoutant au sens historique des textes.}(j) /[fol. 41] N’y aurait-il pas, cependant, soit dans la Bible, soit dans la masse d’interprétations spirituelles et figurées que la tradition a échafaudées sur la Bible, 55
Alfred Loisy quelque chose de plus consistant que ces rapports invérifiables ? S’il n’y a pas eu relativement au Messie et à son œuvre, de prédictions littérales, si les discussions embrouillées sur le rapport des textes prophétiques avec l’Évangile sont désormais un exercice inutile, si les apologistes s’attachent en vain aux derniers débris de l’ancienne exégèse et si l’argument des prophéties, accepté avec tant de confiance par Pascal et Bossuet, recommandé naguère encore par le concile du Vatican, se brise aux mains de ceux qui l’emploient, ne restera-t-il pas, malgré cette ruine, le fait incontestable d’une espérance profonde, indomptable, aussi ancienne en Israël que la foi à son Dieu, progressive, de plus en plus pure, se réalisant et s’agrandissant à la fois, trouvant dans l’Évangile un accomplissement surprenant, surhumain, et une excitation nouvelle, si bien qu’elle vit encore et paraît devoir subsister jusqu’à la fin des temps au cœur des hommes ? Cette espérance n’a-t-elle pas été universelle, sous une forme ou sous une autre ? On attendait Dieu mais par le moyen de l’homme, et c’est par l’homme qu’on apprenait à le voir dans la mesure où on le voyait. N’était-ce pas une aspiration inconsciente qui se rencontrait /[fol. 42] partout vers l’Évangile, et si cette aspiration s’est concentrée pour ainsi dire en Israël, si elle y a été satisfaite, si elle a été consacrée à tout jamais en Jésus, si le Christ en a été l’expression et la victime, mais surtout la récompense et le gage, n’est-ce pas là une immense prophétie, plus réelle et plus vraie que tous les lambeaux de prédiction que l’on s’efforçait de trouver dans les Livres saints pour les souder ensemble ; et cette prophétie éternelle, qui est la voix de Dieu dans les âmes les plus hautes, qui dépasse en valeur probante tout ce que l’ancienne exégèse a pu imaginer, parce qu’elle se montre plus profondément surnaturelle, fait-elle autre chose que de rétablir le postulat messianique en y montrant le symbole ancien et toujours vivant du salut universel par la manifestation de Dieu dans l’humanité ? [Le postulat ecclésiastique et les enseignements de l’histoire.] L’existence du postulat ecclésiastique n’est pas moins certaine que celle du postulat théologique et du postulat messianique. On croit prouver historiquement, en alléguant des témoignages explicites de l’Évangile et des écrits apostoliques, l’institution de l’Église par Jésus ; celle de la primauté du Pape avec la juridiction immédiate sur toute l’Église et l’infaillibilité doctrinale ; la révélation expresse de tous les dogmes chrétiens, ou tout au moins des principaux, d’où les autres découlent par voie de conséquence logique, la tradition, qui serait souvent plus difficile /[fol. 43] à démontrer que le témoignage biblique, n’étant jamais guère attestée que pour corroborer et élucider celui-ci ; enfin la création des sept sacrements par le Sauveur lui-même durant son existence terrestre. Ce n’est pas l’historien qui retrouvera toutes ces choses dans le Nouveau Testament. Jésus annonçait l’avènement prochain du royaume des cieux. Le mot « Église » ne se rencontre que deux fois, dans le même Évangile8, avec une acception qui n’est pas encore tout à fait celle de la tradition chrétienne, la forme des deux passages, sinon le fond, appartenant d’ailleurs à l’évangéliste ; et l’idée de l’Église, société organisée pour durer sur la terre, absente des Évangiles, est à peine ébauchée dans les dernières épîtres de saint Paul ; à plus forte raison ne trouve-t-on pas dans le Nouveau Testament l’idée de pouvoirs supérieurs que Simon-Pierre aurait dû transmettre à ses successeurs les évêques de Rome, puisque la perspective de l’espérance évangélique
8. Matth., XVI, 18 ; XVIII, 4.
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Les théories générales de la religion s’arrête aux limites de la génération présente. De même, Jésus a marqué les conditions morales de l’admission au royaume des cieux ; mais jamais il n’a formulé un catalogue de vérités à croire. La foi qu’il réclame est la foi à Dieu et à lui, non à des définitions de Dieu et de lui-même. Deux sacrements tiennent directement à lui par leur origine, mais combien leur place /[fol. 44] est différente dans la carrière de Jésus et dans la vie de l’Église ! C’est seulement au XIIe siècle que l’Église a conscience d’en posséder sept. La critique voit naître et grandir l’institution ecclésiastique après que la foi à la résurrection du Christ s’est affermie au cœur des apôtres ; mais les progrès de son établissement sont lents, et les idées concernant l’autorité des évêques, celle des conciles, celle du pontife romain suivent le développement de l’organisation hiérarchique et ne le précèdent pas pour le régler ; elles servent plutôt à le définir qu’à le promouvoir. Le symbole, né de l’ancienne profession de foi baptismale, s’enrichit perpétuellement de nouvelles additions. Le culte aussi ne garde pas longtemps sa simplicité première. Tout ce grand travail qui s’est opéré dans l’Église est ignoré ou semble méconnu de la démonstration théologique. L’autorité effective, la doctrine et la pratique religieuse sont supposées avoir été les mêmes, sauf des nuances secondaires et des détails de forme, dans la société apostolique et dans l’Église romaine de nos jours. On dirait que rien n’a changé dans l’Église depuis la première Pentecôte, tandis que l’histoire y atteste des changements considérables et qui, au premier abord, pourraient être jugés essentiels. En voulant prouver la légitimité de ce qui est, l’apologétique catholique l’affirme simplement et elle ne retrouverait pas sa foi au bout de ses arguments si elle n’avait commencé par l’y /[fol. 45] introduire ; à moins que ce dernier postulat ne soit à son tour le symbole traditionnel d’une vérité insuffisamment perçue(k) et incomplètement exprimée. {Cette vérité en effet consiste en ce que l’Évangile n’a jamais cessé de se réaliser dans l’Église et ne s’est jamais réalisé qu’imparfaitement en dehors d’elle. Ce fait est démontrable, c’est la preuve que Jésus a toujours été, qu’il est encore dans l’Église, que celle-ci est vraiment son Église, et que tout ce qui constitue la vie de l’Église est un élément du christianisme fondé par Jésus. En quoi répugne-t-il à la divinité de l’Église que son organisation hiérarchique ne se soit nettement dessinée qu’au fur et à mesure des besoins, que son dogme n’ait été réglé qu’après un long travail de la pensée chrétienne et à l’occasion de controverses successives, que son culte et sa discipline se soient modifiés avec le temps, si ces changements inévitables n’ont pas été une décadence, mais une adaptation nécessaire et bienfaisante de l’Évangile à des conditions nouvelles de l’humanité ? N’est-ce pas plutôt la marque certaine de sa vitalité surnaturelle, un témoignage permanent et sensible de son institution divine, mille fois plus ferme et plus éloquent que tous les raisonnements par lesquels on essaie d’établir un rapport logique entre la forme actuelle de son gouvernement, de ses croyances, de ses pratiques, et certains passages du Nouveau Testament ?}(l) /[fol. 46] [La « démonstration chrétienne », des Pères à Newman.] {On conçoit aisément que les théologiens catholiques et les apologistes de la tradition aient beaucoup hésité, qu’ils hésitent même encore ou se refusent à quitter des positions que l’on croyait jadis inexpugnables et où il semble que les siècles passés ont vécu sans inquiétudes. Le génie d’un Bossuet y était à l’aise, y excellait, y triomphait ; il les environne, encore, aux yeux des lettrés, de son éclat prestigieux. 57
Alfred Loisy Des conférenciers éloquents ne nous assurent-ils pas chaque jour que le vrai catholicisme est celui qui a été si bien exprimé dans notre langue ? Et pourtant l’histoire nous apprend que la démonstration chrétienne a grandement varié, depuis ses origines, dans le choix et dans l’usage des arguments qu’elle a fait valoir. Qu’on aille des discours contenus dans les Actes des Apôtres aux Apologies de saint Justin, de saint Justin à l’ouvrage d’Origène contre Celse, d’Origène à la Démonstration évangélique d’Eusèbe, à la Cité de Dieu de saint Augustin, à la Somme contre les Gentils de saint Thomas d’Aquin, et de là au Discours sur l’histoire universelle, on verra que la tradition s’est défendue de bien des manières ; que des conceptions apologétiques très différentes les unes des autres ont été successivement en honneur, et que si la foi du XVIIe siècle, un peu à l’étroit dans le donjon qu’avait édifié la scolastique, a pu se construire par la main de /[fol. 47] Bossuet un palais splendide, il est néanmoins naturel et conforme à la loi du développement religieux que cette belle habitation ne convienne plus tout à fait à nos besoins et à nos habitudes. Quand on a renoncé à se loger dans ces magnifiques demeures d’autrefois, on se garde bien de les détruire ; on en fait, comme on a fait de Versailles et du Louvre, les sanctuaires du passé, les musées de l’histoire, et elles restent pour nous les témoins de ce qui fut avant nous. La Cité de Dieu a vieilli ; pourquoi le Discours sur l’histoire universelle n’aurait-il pas vieilli à son tour ? L’apologétique des derniers siècles a vu surtout dans la vérité de la religion une thèse à démontrer, comme ses adversaires y voyaient une thèse à renverser. Le positivisme contemporain exige qu’on la lui propose comme un fait à constater. Ne l’en blâmons pas, puisque la religion est un fait avant d’être une théorie : qu’on sache seulement de quelle expérience il s’agit et quels procédés on doit suivre pour la mener à bonne fin. Si les preuves de la foi ont changé selon les époques, c’est que les preuves données, de valeur transitoire, n’étaient pas les seules raisons de la foi, qu’elles ne la supportaient pas réellement, et que la foi plutôt, en un sens, portait les preuves, en attendant qu’elle les laissât tomber pour en prendre d’autres, mieux appropriées aux circonstances et à l’esprit du temps. Les meilleures raisons pour lesquelles on a cru ne sont pas celles qu’on a écrites dans les livres. Les apologies du christianisme ont /[fol. 48] généralement servi à justifier pour les croyants la foi qu’ils avaient déjà, non à convertir les infidèles et les hérétiques à la foi qu’ils n’avaient pas encore, ou qu’ils n’avaient plus. Chaque conversion est une œuvre à part dont les causes et les motifs ne sont consignés dans aucun livre avant qu’elle s’accomplisse, ne sont pas entièrement perçus et pourraient moins encore être complètement exprimés par la personne qui en a subi l’influence, ne suffiraient pas tels quels à produire la conversion d’une autre personne, dans l’hypothèse impossible où la première serait capable de les analyser à fond et de les traduire en toute perfection. La raison profonde et universelle de la foi n’est pas autre que la conformité de la religion avec le besoin et les aspirations de l’homme. Or cette conformité réelle, cette proportion du surnaturel à notre nature, cette accommodation de Dieu à notre nécessité, elle est sentie moralement autant et plus peut-être qu’elle n’est vue intellectuellement ; et ce n’est pas un simple rapport que le croyant discerne par un effort de sa pensée, c’est une réalité qui s’accomplit en lui et par lui, par Dieu avec lui. Le raisonnement discursif n’est pas la forme indispensable de cette raison vitale et efficace. Il en serait plutôt l’expression incomplète chez les esprits cultivés, et encore chez ceux-là de préférence dont la formation intellectuelle a été moins scientifique, au sens moderne du mot, que /[fol. 49] dialectique, scolastique, disputeuse. 58
Les théories générales de la religion Tant s’en faut que la foi, pour être un acte supérieur de raison, doive être étayée par un assemblage de déductions logiques. Envisagée de ce point de vue rationnel, elle ne reposerait que sur des arguments probables, d’où ne peut résulter une certitude d’ordre métaphysique et absolu. Bien que la démonstration catholique se présente ordinairement comme une argumentation apodictique dont l’évidence ne le céderait en rien à celle des sciences exactes, telle n’est pas l’évidence des vérités morales ni celle des preuves qui servent d’introduction rationnelle à la foi. Quand même les anciennes preuves de la religion subsisteraient dans toute leur vigueur, ce ne seraient que des probabilités accumulées, et il est à peine besoin d’observer que celles qui ont été indiquées comme suppléant largement au défaut des premières et à la ruine apparente des trois postulats ne sont aussi qu’un agrégat d’arguments probables.}(m). S’il en était autrement, on ne comprendrait pas que la foi fût un acte libre et méritoire, ni que la théologie pût y voir un don spécial de Dieu. L’obscurité des mystères et la difficulté des obligations morales n’y seraient pas un obstacle si l’argumentation préliminaire était d’une évidence absolue. On croirait toujours, sauf à ne pas exercer ou pratiquer sa foi ; on se comporterait à son égard comme un écolier paresseux à l’égard d’une leçon qu’il ne veut pas apprendre ; il ne nie /[ fol. 50] pas la lettre mais il la néglige. La raison qui explique la liberté de l’acte de foi, et qui explique aussi pourquoi la démonstration catholique, tout en étant souvent défectueuse au point de vue purement rationnel, ne laisse pas de produire son effet, c’est que la religion vraie ne se prouve pas réellement par une série de syllogismes, et ne demande pas à être prouvée en cette forme. Une telle démonstration n’a pu convenir tout à fait qu’à ces temps où l’on ne distinguait pas bien le domaine des idées de celui des faits, et où l’expérience et le raisonnement confondaient leurs résultats et leurs certitudes. Mais la vraie religion est faite pour être connue, expérimentée, vécue et là en est la vraie démonstration, variable dans sa forme selon les individus, certaine pour tous ceux qui croient, c’est-à-dire qui, ayant vu d’assez près la religion, ont eu assez de courage pour y adhérer volontairement, la religion n’étant pas un théorème abstrait que l’on puisse saisir par une simple conviction de raison. Le plus grand théologien catholique de ce siècle, le cardinal Newman a écrit ces lignes significatives : « Je dis que j’ai cru en Dieu sur un fondement de probabilité ; que j’ai cru au christianisme sur une probabilité ; que j’ai cru au catholicisme sur une probabilité, et que ces trois fondements de probabilité, distincts l’un de l’autre par leur objet, sont néanmoins un seul et même (fondement) par la nature de la preuve, étant des probabilités ; probabilités d’une espèce particulière /[fol. 51] ; une probabilité cumulative et transcendante, mais toujours une probabilité ; attendu que Celui qui nous a faits a ainsi voulu que nous arrivions à la certitude en mathématiques par une démonstration rigoureuse, mais que dans la recherche de la religion nous arrivions à la certitude par des probabilités accumulées ; il a voulu, dis-je, que nous fassions ainsi ; et comme il le veut, il coopère avec nous à notre action ; par là même il nous rend capables de faire ce qu’il veut que nous fassions, et il nous conduit, si seulement notre volonté coopère avec la sienne, à une certitude qui s’élève plus haut que la puissance logique de nos conclusions »9. En d’autres termes, la démonstration s’achève dans la réalité même de la foi, qui est sa vérité substantielle, d’où rejaillit sur la masse des probabilités le rayon qui les éclaire, la vie qui les anime et la certitude inébranlable qui les
9. Apologia , 200.
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Alfred Loisy rassemble. La foi ne laisse pas d’être profondément raisonnable, bien qu’elle ne soit pas affaire de spéculation rationnelle, mais sa haute raison n’apparaît qu’à ceux qui veulent sincèrement la connaître. Les ignorants y réussissent à leur manière aussi bien que les savants, sans tant de recherches et de discussions. Si la démonstration dite traditionnelle agit peu sur l’esprit de nos contemporains, c’est, en partie du moins /[fol. 52] pour avoir trop affecté la forme extérieure des preuves mathématiques et s’être annoncée comme une chaîne indestructible de syllogismes vainqueurs. On peut dire, et nous l’avons observé déjà, que la thèse est meilleure que sa forme logique, et que, croyant démontrer, on montre la religion, ce qui est l’essentiel, étant donné que la religion se démontre elle-même à toute âme de bonne volonté qui la connaît suffisamment. Une rectification du langage théologique à l’égard de l’histoire n’en est pas moins souhaitable, afin que la démonstration logique et rationnelle, désormais sujette à caution, se transforme en démonstration historique et réelle. Pour enlever toute occasion à des méprises faciles et nuisibles, tout prétexte à des objections spécieuses, il importerait de mieux savoir ce qu’a été le développement séculaire de la religion et d’en reconstituer la suite, non pas avec des raisonnements abstraits, non pas avec de poétiques ignorances, non pas avec les métaphores grandioses du symbolisme antique ou les conceptions absolues de la théologie moderne, mais avec les faits, les humbles faits, qui résistent, mieux que les syllogismes à toutes les attaques. Les discours des prophètes et leurs actions sont des faits ; les paraboles de Jésus, sa vie et sa mort sont des faits ; les écrits des Pères et la vie des saints sont des faits. La vie religieuse de l’humanité dans tous les temps est un fait ; le bien analyser serait la démonstration historique du christianisme ; la foi /[fol. 53] consiste, en un sens, à le bien voir. L’analyse y découvre les vestiges de Dieu, de plus en plus sensibles à mesure qu’on approche du Sauveur et que l’on marche après lui, qui vit encore et qui domine tout. La foi les recueille et les embrasse, refaisant à nouveau la synthèse de Dieu, de Jésus-Christ et de l’Église, et en percevant d’autant plus clairement l’unité harmonieuse qu’elle a mieux discerné les degrés de son étonnante évolution. Il ne s’agit pas d’un abandon ou d’un reniement de la tradition, mais d’une transposition et d’une interprétation de la matière traditionnelle, d’une organisation positive de la théologie. L’apologie du catholicisme n’est pas à refaire en ce sens qu’il faille édifier une autre construction syllogistique, une autre théorie rationnelle de la foi. Le catholicisme n’a qu’à prendre plus intimement conscience de lui-même et de son passé, qui est l’histoire de la religion dans le monde, afin de pouvoir se mieux définir et se faire mieux connaître aux hommes tel qu’il est et tel qu’il doit, tel qu’il veut être : c’est toute l’apologie dont il a besoin en tant que vraie religion.}(n) /[fol. 54] II.- Le rationalisme incrédule En face de la théorie théologique, vraie en substance, mais qui aurait besoin de s’adapter aux progrès de la philosophie, des sciences et de l’histoire, qu’elle semble en attendant contredire et défier se sont produites des théories négatives, erronées en principe, mais fondées sur une observation partielle des faits religieux. On ne s’arrête plus guère à l’idée, si chère aux philosophes du XVIIIe siècle, d’inventions frauduleuses dont les premiers chefs de peuples auraient usé pour établir leur autorité, en profitant de l’ignorance universelle, et qui auraient été les religions. 60
Les théories générales de la religion L’application de cette hypothèse aux grands fondateurs religieux n’a pu être tentée que par des hommes dont les connaissances historiques étaient superficielles et dont la critique était purement rationnelle, sans base psychologique, ni sentiment du réel. Quant aux temps anciens, l’histoire des religions, si obscure qu’elle soit et qu’elle doive rester à l’égard des origines, suffit à montrer que la religion n’a été nulle part une institution artificielle, ni un produit de la réflexion chez quelques individus, mais comme une création spontanée, universelle, bien que très diversement conditionnée, de l’humanité primitive. Aussi bien la philosophie positiviste, dont l’apparition néanmoins a été antérieure au grand essor de la science des religions dans la /[fol. 55] dernière moitié du XIXe siècle, a-t-elle esquissé une théorie qui tient meilleur compte de la réalité. [La « loi des trois états ».] {L’esprit humain aurait traversé trois états : l’état mythologique ou théologique, qui est, à proprement parler, celui de la religion, l’état métaphysique, qui est celui de la philosophie spéculative, l’état scientifique, qui est celui de la science positive, dont le règne ne fait maintenant que de commencer. Cette théorie a eu le sort de tous les systèmes, c’est-à-dire qu’elle a paru insuffisante, au bout d’un certain temps, devant la réalité mieux connue. Elle n’en a pas moins exercé une grande influence sur l’esprit général de la science contemporaine. Beaucoup de savants ont admis et professé que la religion et la philosophie même avaient fait leur temps et que la science, la vraie science, expérimentale et rationnelle était maintenant seule en mesure de former l’homme, de le diriger, de procurer son bonheur. On s’est persuadé que l’on pourrait changer l’homme en machine raisonnable, gouvernant ses instincts, dosant ses jouissances, réglant ses exercices, entretenant ses forces, pourvoyant à ses intérêts et à ceux de la collectivité d’après un programme rigoureux et infaillible, dressé surtout par les chimistes et les médecins, désormais en possession des secrets de la vie, et qui, en échange d’un idéal trompeur, nous procureraient un solide bien-être. Grâce au développement toujours plus perfectionné des sciences naturelles, des /[fol. 56] sciences sociales, de l’hygiène, de l’instruction, le genre humain finirait par constituer une fourmilière très sagement organisée, où tout serait prévu, où chacun aurait sa place avec toute la quantité de satisfactions possible pour lui, sans autre préoccupation morale que celle de contribuer à ce bel ordre, sans aspirations ni espérances ultérieures, tout ce qui n’est pas susceptible de vérification expérimentale devant être considéré comme non avenu.}(o) Cette manière de voir, qui est un état des intelligences autant qu’une théorie avouée, procède à la fois d’une critique partiellement juste de la conception théologique et d’une reconnaissance réelle du fait religieux. On a cru, et les théologiens ont contribué plus que personne à entretenir cette idée, que la religion est enfermée tout entière dans ses preuves logiques et dans ses formules traditionnelles. Quand on a eu trouvé le défaut des preuves et l’insuffisance des formules, on a pensé que la religion même était atteinte et tombait avec son expression vieillie. On n’a pas remarqué le principe de vie qui subsiste sous les formules déjà caduques en apparence et qui ne succombe jamais avec celles qui périssent tout à fait. L’erreur même que l’on a commise en prenant la religion pour une forme inférieure de l’activité intellectuelle s’explique jusqu’à un certain point par la prétention qu’a eue la théologie traditionnelle de prendre place en tête des sciences de raison, et de garder cette place à l’égard de la science moderne, expérimentale et /[fol. 57] positive. 61
Alfred Loisy Comme le travail théologique des siècles chrétiens s’est accompli avec les moyens dont disposait la science d’autrefois, la théorie de la religion, identifiée à la religion même, a paru aux savants de nos jours n’être qu’une ébauche imparfaite et chimérique de la science réelle ; et ne voyant aucun parti à tirer des formules théologiques, on a jugé que la religion même avait perdu sa raison d’être. Il ne pouvait arriver cependant qu’à des « intellectuels », qui avaient mis toute leur activité dans leurs expériences particulières et s’étaient imaginés réaliser toute la vie de l’univers dans la définition de leur propre savoir, de méconnaître ainsi la nature de l’homme et le caractère foncièrement humain de la religion. Certes, ce serait une fort belle chose que l’organisation scientifique de l’humanité. Il est possible que les fourmis et les abeilles soient parfaitement heureuses dans leurs républiques si bien réglées : encore savons-nous qu’il y a des crises dans les fourmilières et dans les ruches et que la paix n’y est pas éternelle. Mais ce bonheur de fourmis et d’abeilles ne sera jamais le nôtre. Car l’homme est un singulier animal, qui désire plus qu’il n’a, et toute la science du monde ne le guérira pas de sa maladie divine, l’amour du mieux. La science faite et parfaite, quand il s’agit de l’homme, est une contradiction, puisque la science humaine est essentiellement relative et à jamais perfec- /[fol. 58] tible. Donc le progrès scientifique ne sera jamais clos, et un état définitif ne sera jamais garanti à l’humanité par la science, qui changera toujours. De plus, la science n’est que la science et ne peut pas être autre chose que ce qu’elle est. Si elle satisfait le besoin de connaître, inné à l’intelligence humaine, elle ne peut satisfaire le besoin de croire à la vie et de s’y confier, de vivre et de grandir moralement, qui n’est pas moins inné à notre cœur, que le besoin de connaître l’est à notre esprit. L’homme a un appétit insatiable de savoir, et il ne se lasse pas de le rassasier et de l’exciter tout à la fois en observant, comparant, jugeant indéfiniment. Il a aussi un impérissable désir de vie morale et il ne se lasse pas de le combler et de le creuser en croyant, en espérant, en se dévouant à l’idéal qui l’attire et qui est pour lui la suprême réalité, aussi passionnante que mystérieuse. Il critiquera perpétuellement l’objet de sa foi et modifiera sans cesse l’idéal qu’il se fait du bien infini où sa conscience veut s’appuyer. La science toute seule ne sera pas pour cela en état de le lui donner ou de apprendre à s’en passer. Ne croitelle pas elle-même à la vérité qu’elle n’embrasse jamais, qu’elle voit seulement par derrière, comme Moïse a vu le Seigneur ? Pourquoi nierait-elle Dieu, c’est-à-dire la religion et le devoir qui sont pour nous l’autre forme de l’Infini ? [La perte de la foi chez Renan.] {Le culte désintéressé de l’idéal, qu’Ernest Renan a célébré en même temps que la religion de la science, n’est /[fol. 59] qu’une rêverie de philosophe sceptique jouant avec les créations de sa fantaisie, ou bien une sorte de compromis artistement ménagé entre les croyances positives et le culte exclusif de la science. « Les mots ayant toujours pour lui trois sens, celui qu’ils ont dans les doctrines constituées, celui que la foule leur donne, et celui qu’il leur attribue, il les emploie indifféremment dans l’une ou l’autre selon les besoins de sa démonstration et selon qu’il veut définir ou concilier. Il dira le Divin au lieu de dire Dieu, quand il voudra faire entendre sa théologie à lui, sa manière de concevoir ce qu’il y a d’éternel dans le monde ; et tout de suite après, pour exprimer la même idée, il dira Dieu, afin de laisser croire qu’il n’y a au fond nulle différence entre les déistes et lui : Dieu, conscience, immortalité sont pour lui de bons gros vieux mots, un peu vulgaires, à conserver pour ce qu’ils contiennent de vrai, et qu’il conserve surtout pour les 62
Les théories générales de la religion moments où il a besoin de n’être pas absolument précis. »10 Il y a là comme une application inattendue et un décalque du symbolisme chrétien dans la distinction des sens de l’Écriture ; mais ce n’est plus qu’un jeu d’esprit et de style, une habileté littéraire qui ne porte pas atteinte au principe fondamental de son œuvre. Dans son Avenir de la science, livre de jeunesse où il /[fol. 60] a été d’autant plus sincère avec lui-même qu’il songeait moins au public, il a écrit : « La science ne vaut qu’autant qu’elle peut remplacer la religion… La science ne vaut qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la révélation prétend enseigner ». Et dans la conclusion de l’Histoire du peuple d’Israël, son dernier ouvrage, il dit encore : « Le judaïsme et le christianisme disparaîtront. L’œuvre juive aura sa fin ; l’œuvre grecque, c’est-àdire la science, la civilisation rationnelle, expérimentale, sans charlatanisme, sans révélation, fondée sur la raison et la liberté se continuera sans fin. »11 Malgré l’atténuation très réfléchie, qu’il introduit en dernier lieu dans l’expression de sa pensée, son esprit reste toujours dominé par la même idée, qui l’a conduit hors de l’Église et de la foi ; à savoir que la religion, pour être vraie, aurait besoin d’être démontrée scientifiquement, et que la religion n’étant pas démontrée de cette manière, par des arguments capables de produire une certitude mathématique et rationnelle, la science seule demeure en possession d’élever l’homme et de le conduire à sa fin. Ce n’est pas tout à fait de lui-même et par une sorte de parti pris qu’il a jugé une telle certitude indispensable pour fonder la foi ; la façon dont les preuves de la religion lui ont été présentées y a bien été pour quelque chose. Il n’est pas sans intérêt de constater /[fol. 61] que l’esprit de la démonstration scolastique, après lui avoir suggéré que la croyance religieuse était objet de certitude scientifique en ce qui regarde les vérités dites de religion naturelle et les titres de la révélation, l’a induit d’abord à l’incrédulité quand il eut remarqué l’absence de cette certitude, et lui a fait ensuite chercher dans la science une base purement rationnelle pour les progrès ultérieurs de l’humanité. Rien n’est plus propre que cet exemple à faire ressortir les inconvénients de l’apologétique dite traditionnelle. Renan s’est aperçu que la preuve du christianisme, envisagée comme argument de pure raison, péchait par beaucoup de côtés ; il n’a pas songé aux moyens de l’améliorer ; il s’est laissé dire et il a semblé croire que tout dans la religion devait être immuable pour être vrai, et puisque tout n’était pas immuable, il déclara que rien n’était vrai. Le triomphe trop complet de la démonstration par le raisonnement sur la démonstration par le fait, au XVIIe siècle, qui avait rendu Voltaire possible et l’avait presque suscité au XVIIIe, a procuré un autre Voltaire au XIXe siècle. Tous deux ont été les fidèles de la raison pure. Le second, toutefois, a été plus savant que le premier, et moins raisonneur ; il connaissait mieux la religion dans son action présente et dans son histoire : c’est ce qui l’a forcé d’être moins injuste envers elle. Il lui a manqué, comme à son devancier, /[fol. 62] de voir que la religion est plus vraie que ses preuves et plus réelle que ses formules. Il y aurait sans doute à faire une bien curieuse analyse des opinions philosophiques où Renan croyait avoir condensé tous les rayons de la science moderne et à montrer qu’elles sont, à beaucoup d’égards, la simple contradiction de la théologie qui lui avait été enseignée, ou bien cette même théologie transposée, désarticulée, costumée à la nouvelle mode et à peine reconnaissable sous le déguisement
10. E. Faguet, Revue de Paris, 1er juillet 1898, p. 107. 11. Histoire du peuple d’Israël, V, 421.
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Alfred Loisy scientifique dont elle a été affublée. Malheureusement, ce sont les négations qui comptent le plus et constituent le principal de la doctrine : pas de surnaturel particulier ; pas d’absolu réel. Probabilité : Dieu se fait. Possibilité : il existera peut-être un jour et sera tout puissant jusqu’à pouvoir nous ressusciter si cela lui plaît. Rien ne paraît plus contraire à la théologie que cette conception de Dieu, et pourtant elle ne contient guère d’élément qui ne soit emprunté à la théologie. Surnaturel et absolu sont deux notions théologiques. Renan constate que ce sont des idées, et il les trouve comme telles dépourvues de réalité. La découverte n’a rien d’extraordinaire, puisque toutes nos idées sont des idées, et non la réalité des choses qu’elles représentent. La question est de savoir si celles-là ne sont pas l’image, aussi imparfaite qu’on voudra, d’une réalité qui leur est infiniment supérieure. /[fol. 63] Ce que Renan appelle absolu est une idée pure. Ce qu’il appelle surnaturel serait un Dieu placé en dehors du monde, lequel est censé subsister par lui-même et renfermer par conséquent sa raison d’être. Le surnaturel n’existe pas, dit notre philosophe, ou du moins il ne montre pas qu’il existe, car on ne voit pas que l’ordre du monde soit jamais dérangé par cet être supérieur au monde. Ainsi la notion théologique du miracle est seule en cause sous le nom de surnaturel. Toutes les objections que Renan accumule contre le surnaturel n’atteignent en réalité que cette notion, très perfectible, comme toutes les notions théologiques, et qui en tout cas ne se confond point avec celle du surnaturel proprement dit, à savoir la communication de Dieu aux créatures intelligentes, ni avec l’idée vraiment traditionnelle de Dieu, qui ne voit pas en lui un agent extérieur au monde, mais un agent immanent, plus intime aux choses que les choses ne le sont à elles-mêmes, et dont l’action ne se distingue pas de ce que nous appelons loi, puisque rien de ce qui arrive ne se fait autrement que par cette action. Cette idée de Dieu, Renan ne l’a pas renversée ; on peut même dire qu’il ne l’a pas seulement attaquée. L’aurait-il ignorée ou méconnue ? Pas tout à fait, car il la ressuscite à sa manière. Il n’admet pas de Dieu absolu, mais il trouve son Dieu dans le monde, dans l’effort du monde pour arriver à /[fol. 64] la conscience. C’est donc un Dieu immanent. Il est aussi peu transcendant que possible ; il est même très imparfait ; mais il deviendra peut-être un jour transcendant et parfait. L’homme est, à l’heure présente, sa plus haute manifestation, étant la plus haute conscience de l’univers, et Renan, qui fut sans conteste un des esprits les plus distingués de son époque, a été lui-même à son jour le dieu du monde. Il n’était pas encore assez savant pour être le dieu absolu et tout-puissant ; il a seulement caressé l’idée que le progrès de la science pourrait un jour créer cet être surhumain, qui connaîtrait l’énigme des choses, dominerait sur le monde par la vertu de son savoir infini et aurait peut-être la bonté de faire revivre les petits dieux qui seront morts au cours des âges. À ce moment le surnaturel existera. Dieu sera vraiment incarné, incarné dans un savant. Si jamais l’anthropomorphisme s’est trahi avec évidence dans une conception de Dieu, c’est bien dans cette théorie savamment chimérique, orgueilleusement naïve. S’il y a eu des dieux faits à l’image de l’homme, celui de Renan l’a été plus qu’eux tous, car c’est Renan lui-même s’affirmant en maître futur de l’univers. Et cette glorification un peu ridicule de l’intellectuel n’est, comme les autres théodicées rationalistes, que de la théologie décolorée, étriquée, vidée, tournée en abstraction. C’est la conception étroite que l’on s’était faite du surnaturel, d’après une théologie mal comprise, qui s’est déclarée fausse dans /[fol. 65] le présent et que l’on admet comme probable ou possible dans l’avenir. Que peut-elle valoir 64
Les théories générales de la religion cependant ? Rien pour la foi, puisqu’elle parle au nom de la raison pure et qu’elle blesse le sentiment religieux. Rien pour la raison, puisqu’elle n’est fondée en réalité ni sur l’expérience, ni sur le raisonnement. Dieu ne peut pas être en dehors du monde ni une partie du monde. Ainsi confondu, le « surnaturel particulier » n’a jamais existé, il n’existera jamais. Le vrai surnaturel et le vrai Dieu ne peuvent pas être la conscience finale du monde dans un être qui serait le produit de l’évolution universelle ; ils sont le principe à la fois transcendant et immanent par lequel cette conscience s’est éveillée et grandit ; principe toujours égal à lui-même et supérieur à ses œuvres, dans les manifestations diverses de sa puissance et de son activité. L’évolution du monde tend à Dieu parce qu’elle se fait en lui et par lui, par un mouvement aveugle vers un but qui n’existerait pas encore. Dieu est en un sens l’intime réalité du monde, comme le monde est l’inépuisable révélation de Dieu. Dieu et le monde sont des termes qui, dans la droite orientation de notre esprit, sont coordonnés, non superposés. Leur association est le mystère des mystères. Ce mystère néanmoins est le vrai, car on ne peut nier Dieu ou le monde ni conclure à leur identité absolue ou partielle sans tomber dans l’absurde. Les deux existent l’un dans l’autre et nous dans les deux. Le principe du monde est à la fois nécessaire et bon : sa nécessité se /[fol. 66] manifeste à notre raison ; sa bonté à notre conscience. De là vient que tout dans le monde est nécessité pour la raison savante, liberté et bonté pour la conscience religieuse. Ce sont les deux faces de Dieu que nous entrevoyons par les deux yeux de notre âme. L’une est aussi réelle que l’autre, et il ne faut pas dire que la première est loi fatale, la seconde illusion. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » disait Dieu à Pascal. L’homme ne sentirait pas le devoir et ne chercherait pas le bien, si le monde, tout froid et mécanique en apparence, n’était comme imprégné d’une sainteté infinie qui vit en lui libre et féconde, et d’où procèdent, où retournent nos incomplètes vertus. Sachons donc maintenir l’équilibre de notre pensée et de notre vie morale en acceptant le mystère de Dieu nécessaire et libre, absolu et créateur, principe immanent et distinct du monde. C’est par une contorsion logique, familière aux philosophes rationalistes, que Renan a séparé Dieu du monde et la nécessité de la liberté, pour les confondre ensuite et les séparer de nouveau, sans aboutir à autre chose qu’à une hypothèse rationnellement insoutenable et qui peut rivaliser par l’inconsistance et la fragilité avec les rêveries des anciens gnostiques. Mais il ne s’agit pas maintenant de philosophie et Renan lui-même se croyait plus sûr de ses conclusions critiques que de sa théorie de l’univers. /[fol. 67] [Renan et la critique biblique.] On s’aperçoit assez vite, en lisant les ouvrages de Renan, qu’il a formulé ses conclusions critiques de façon à répudier et à combattre les affirmations essentielles de la tradition chrétienne en partant des opinions communément admises par les théologiens catholiques touchant la provenance, l’âge et le caractère des différentes parties de la Bible. Il pensait sans doute, et il a répété plusieurs fois, que ces opinions étaient nécessairement liées à la religion même dans son passé, son existence actuelle et son avenir : dans le passé, c’étaient des fraudes délibérées qui avaient servi à l’accréditer ; actuellement, c’étaient des erreurs qui aidaient à la conserver ; dans l’avenir, ce serait le principe de l’inévitable ruine, quand l’illusion traditionnelle serait dissipée. Ainsi, selon le système de démonstration catholique 65
Alfred Loisy adopté depuis le XVIIe siècle, il est censé importer à la vérité de la religion que le Pentateuque tout entier soit interprété comme lettre d’histoire, le Pentateuque ne peut être interprété de la sorte que s’il a été écrit par Moïse ; et les apologistes ont défendu, avec l’énergie du désespoir, jusqu’à ces dernières années, l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Renan se garde bien de blâmer leur construction logique ; il l’approuve plutôt ; mais il s’empresse d’établir que « l’attribution du Pentateuque à Moïse est insoutenable », qu’il ne contient pas l’histoire primitive de l’humanité ni même celle du peuple /[fol. 68] hébreu ; d’où il suit que la foi juive et chrétienne repose sur un mensonge colossal et une erreur invétérée. Pour peu qu’on suspectât la légitimité de cette conclusion le critique rationaliste invoquerait le témoignage des apologistes orthodoxes. Il a fait siens les postulats de l’argumentation théologique, et il déclare gravement que l’on n’est pas catholique si l’on s’écarte « sur un seul point » de la thèse traditionnelle12. Pour faire vraiment œuvre de science, il aurait dû vérifier avec plus d’exactitude et sans préjugé l’état des faits et les origines de la tradition israélite et chrétienne. S’il voulait en déduire une théorie générale du développement religieux, il devait l’édifier sur les faits mêmes et ne pas se contenter d’opposer une abstraction à une abstraction, la négation absolue à l’affirmation absolue du surnaturel, en négligeant le sujet réel et vivant qui s’offrait à l’observation. Il s’est conduit en polémiste, et il n’a pas été l’historien qu’il voulait être. Aussi bien la seule réfutation utile que comporte son histoire des origines de la religion ne peut-elle être que la juste appréciation des faits qui sont le prétexte de sa théorie négative. Laisser de côté les faits en condamnant le dogmatisme rationaliste au nom du dogmatisme théologique serait perpétuer un malentendu dont ni la saine théologie ni la vraie science ne tirent avantage et qui ne profite qu’à l’incrédulité. L’auteur de la Vie de Jésus se flatte /[fol. 69] d’avoir été « un bon élève » ; il ne l’aurait été que trop si l’orthodoxie catholique devait impliquer la confusion de la théologie avec le dogme, de la formule dogmatique avec l’objet qu’elle représente, de la vérité de l’Écriture avec l’autorité absolue de sa lettre, de l’infaillibilité doctrinale de l’Église avec l’objet matériel de son enseignement, de la conception théologique avec la conception historique de la religion.}(p) [Déisme et religion naturelle.] Il ne conviendrait pas de passer entièrement sous silence dans cette revue des systèmes rationalistes la conception purement déiste de la religion, ce qu’on a décoré du nom de spiritualisme ou de religion naturelle. Dieu, l’âme et le devoir sont les trois articles de ce symbole, qui néglige La Trinité, la résurrection, le Christ et l’Évangile. Rien n’est moins naturel que cette religion prétendue naturelle, qui n’a jamais été non plus une religion. Ce ne fut qu’une philosophie, et non pas une doctrine vivante, la fleur d’une science en voie de formation ou le fruit d’une science déjà sûre d’elle-même. Ce fut un résidu plus ou moins contesté, sinon contestable, du travail dialectique auquel on se persuadait que les dogmes traditionnels n’avaient pas résisté, la religion de Voltaire, de Rousseau, de Cousin, de Jules Simon, pour ne point citer Robespierre, et, quoi qu’on en eût, un débris
12. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, , 293.
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Les théories générales de la religion de /[fol. 70] scolastique13. On cherchait toujours un fondement de certitude purement rationnelle à la vie morale de l’homme et de société ; on s’imagina le trouver dans cette triple notion du Dieu transcendant, de l’âme spirituelle et immortelle, du devoir abstrait fondé sur l’ordre divin des choses ; et l’on entreprit de démontrer avec évidence les trois idées essentielles qu’on voulait retenir. Le malheur était précisément que ce fussent des idées, et que ces idées ne pussent être démontrées réelles par voie d’argumentation métaphysique. Les arguments n’allaient pas à prouver avec une entière évidence de raison leur valeur objective. On était en présence de trois abstractions, trois squelettes de pensée sauvés de l’ancien dogme, et qui avaient, dès l’abord, vis-à-vis de la science expérimentale tous les inconvénients des formules antiques sans être recommandés comme celles-ci par la tradition et sans contenir la sève de religion que la foi y a déposée. La raison a renversé ce que la raison voulait conserver et n’avait pu garantir. Les belles choses qu’on a écrites sur la religion de la nature appartiennent à l’histoire de la philosophie. Du moins a-t-il été démontré par ces essais infructueux /[fol. 71] que la raison seule est impuissante à rien créer dans l’ordre religieux. Toutes les religions qui ont existé ou qui existent encore sont autre chose qu’une formule philosophique démontrée par la raison. Celle-ci n’a pu mettre dans son œuvre que ce qu’elle porte en elle : des idées. La religion est une réalité vivante. [L’« Union pour l’action morale ».] {On a même essayé tout dernièrement de suppléer à la foi religieuse par ce qu’on appelait l’action morale, le culte du devoir sans autre motif que le devoir même. La banqueroute du spiritualisme philosophique devait mener là des âmes trop hautes pour tomber dans le matérialisme, des esprits trop imbus du préjugé scolastique et rationaliste pour ne pas demander aux vérités de l’ordre religieux et moral une évidence rationnelle qu’elles ne sauraient avoir, et trop critiques en même temps pour ne pas reconnaître que cette évidence leur manque. Il est remarquable que cette tentative dure depuis quelques années et qu’on en est toujours à chercher, avec une sorte d’inquiétude, un principe au devoir14. On ne veut demander ce principe qu’à la raison pure, et l’on cherchera longtemps encore. La vie morale ne tient pas sa force d’une idée abstraite. La conscience et Dieu, la morale et la religion sont des termes qui s’appellent et qui par leur union font la vie et l’action que l’idée ne suffit pas à produire.}(q) /[fol. 72] III [Le protestantisme contemporain et l’autorité de la Bible] Assez différente de ces conceptions purement rationalistes est celle d’un nombre toujours croissant de savants protestants qui ont rompu avec le dogme traditionnel, mais qui prétendent garder et gardent en effet la religion non plus comme une institution extérieure et sociale, mais comme une part réelle et obligatoire de
13. « Ce Dieu écourté, qui fait son apparition au début du dix-huitième siècle, n’est qu’un résidu ; la religion éteinte, il est resté au fond du creuset, et les raisonneurs du temps, n’ayant point d’invention métaphysique, l’ont gardé dans leur système pour boucher un trou ». Taine, Histoire de la littérature anglaise, III, 387. 14. Voir particulièrement dans le Bulletin de l’Union pour l’Action morale, les nos de 1897.
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Alfred Loisy l’activité spirituelle de l’homme, distincte de la philosophie, à plus forte raison de la science et qui a eu sur la terre sa plus haute manifestation, son exemple unique et salutaire, en un mot sa révélation dans le Christ. Ces savants font la critique de toutes les croyances, sans excepter les croyances chrétiennes, n’admettent pas le miracle au sens ordinaire de la théologie, s’accordent à peu près avec les rationalistes incrédules dans les questions de littérature et d’histoire bibliques, mais retiennent Dieu, la religion et la foi comme des réalités de l’ordre moral. On ne voit pas nettement ce qu’ils entendent par ces trois entités morales. Leur symbole paraît se résumer en un seul article dont la signification n’est pas autrement définie : l’homme est sauvé, moralement régénéré par la foi au Dieu-Père qui lui est révélé en Jésus. Cette formule de la religion et du christianisme serait l’expression dernière, légitime, inévitable, du /[fol. 73] vrai principe de la réforme, qui est exclusif de toute autorité extérieure, Église, tradition, lettre de l’Écriture, et ne reconnaît pas d’autre règle de foi que la lumière intérieure de l’esprit discernant dans l’Écriture la parole de Dieu. La Bible n’est pas une autorité pour la foi : celle-ci se forme comme spontanément dans l’âme au contact de la parole divine qui est contenue dans l’Écriture. Car la Bible, en tant que livre, n’est pas cette parole, si ce n’est pour autant qu’elle éveille dans les âmes la foi au Dieu Père manifesté en Jésus. L’autorité de l’Écriture est donc relative et consiste simplement en ce que la Bible est la source normale de l’impression religieuse la plus pure et de l’expérience religieuse la plus parfaite. Tel est le principe essentiel de la réforme, et c’est aussi le pur christianisme. Par là on soustrait la religion au contrôle de la tradition et à celui de la science, à la tyrannie de l’autorité et aux curiosités de la critique. Ce christianisme n’est toujours que le protestantisme. L’idée en paraît toute positive ; mais on y implique une négation. MM. Harnack et Sabatier ont raison de se porter pour héritiers du véritable esprit de Luther : ils enseignent comme lui le salut par la foi seule, quoique Luther ait eu sur Dieu, Jésus, le salut et la foi une doctrine beaucoup plus conforme que la leur à celle de la tradition ecclésiastique ; et ils s’accordent encore avec lui dans l’exclusion de ce qui n’est pas purement évangélique, de ce que Jésus n’a /[fol. 74] pas formellement enseigné, organisé ou institué, bien que Luther ait pensé encore trouver dans l’Évangile quantité de choses que ses modernes disciples déclarent ne pas y voir. [Historicité de la religion chrétienne.] {Qu’il y ait abus de langage à présenter sous le nom de religion et de christianisme ce qui est la simple définition du sentiment religieux chrétien, il paraît bien difficile de le contester. Jamais la religion n’a été conçue comme une affaire toute personnelle de l’individu, comme un travail psychologique dont il serait le sujet et l’arbitre, sans que le rapport direct et constant qui doit s’établir par ce travail intérieur entre l’homme et Dieu, soit en même temps un lien effectif entre l’homme et ses semblables. Qui dit religion dit le contraire d’individualité. La religion, sous toutes ses formes, même les plus humbles, a toujours poursuivi l’union des hommes en Dieu, et non seulement l’union de l’homme avec Dieu. Et ce qui est vrai de toute religion est plus vrai encore du Christianisme. C’est pourquoi la religion n’a jamais été conçue comme un sentiment psychologique, mais comme une institution. C’est pourquoi le christianisme, quand il cessa d’être l’espérance d’Israël et devint une religion distincte de la religion juive fut aussi une institution. C’est pourquoi les réformateurs du XVIe siècle, tout en posant le principe de l’individualisme pour se soustraire à l’autorité de l’Église, se virent obligés, pour conserver 68
Les théories générales de la religion quelque chose de la religion et du Christianisme qu’ils ne /[fol. 75] voulaient pas abandonner, de faire du protestantisme une institution, de revêtir d’une forme sociale leur christianisme individuel. Or, si la religion, au lieu d’être uniquement le sentiment religieux des individus est l’institution vivante où ce sentiment trouve son aliment et sa direction, le christianisme qui est certainement une religion et qui veut l’être est nécessairement une institution religieuse ; et s’il est une institution religieuse, il ne peut pas se définir dans un sentiment, ni se définir dans une seule formule ; il ne peut pas être censé réalisé une fois pour toutes dans une conscience humaine et consister dans la reproduction du même sentiment dans les autres consciences. Outre que cette répétition ne se conçoit pas sans le moyen extérieur qui la procure, et qui, étant indispensable, doit appartenir à la notion réelle de la religion, il va de soi qu’une institution religieuse, étant vivante, ne peut pas être immobile, figée dans un type donné, et que le mouvement, le changement, le progrès qui sera sa loi, ne sera pas à considérer comme une déchéance de son principe. Tant que l’institution chrétienne fera l’œuvre de l’Évangile, tant qu’elle ne se transformera que pour la mieux accomplir, elle se maintiendra dans l’esprit et les intentions de Jésus, et ce sera poursuivre une chimère que d’en entreprendre la destruction pour mieux restaurer l’Évangile, puisque l’Évangile n’a pu exister qu’une fois dans sa forme native, et que cette forme, avec la meilleure /[fol. 76] volonté du monde, ne peut pas être restaurée.}(r) [Le rôle et la fonction de Jésus.] À le bien prendre, la religion n’aurait commencé qu’avec Jésus, et l’on pourrait presque dire qu’elle a fini avec lui. Sans doute, l’homme a toujours été religieux ; mais l’homme et la religion sont des produits de l’évolution qui est la loi de l’univers ; et si la religion est toute subjective, si elle tient tout entière dans le sentiment que l’homme a du divin, Dieu lui-même ne sera pas très loin d’être un produit naturel de cette évolution. La religion a sa racine dans « la contradiction initiale qui constitue, à l’origine comme à la fin, la vie empirique de l’homme, et qui la rend, à tous les degrés, si précaire et si misérable », c’est à savoir l’impuissance de l’homme devant la nature et sous « le poids du déterminisme universel », impuissance qu’il domine « par un retour au principe même d’où notre être dépend et par un acte moral de confiance en l’origine et en la fin de la vie »15. Mais le sentiment de cette impuissance et l’effort libérateur de la foi ont dû s’épurer avec le temps. D’abord l’homme peuple l’univers d’esprits qu’il jugeait attachés, comme l’âme au corps, tantôt à un objet bizarre, tantôt à un phénomène naturel ; puis il distingua l’esprit de sa demeure ordinaire : ce fut le commencement du polythéisme et de l’idolâtrie ; en introduisant parmi les dieux la hiérarchie qui s’était établie dans les /[fol. 77] sociétés humaines, il tendait au monothéisme, et en se moralisant lui-même, il moralisait ses dieux ; cette tendance vers le monothéisme moral n’aboutit pas dans la famille indo-européenne parce qu’elle rencontra un obstacle insurmontable dans la nature de sa mythologie ; elle n’aboutit qu’en Israël, « grâce au tour particulier d’esprit de la famille hébraïque » dont « le polythéisme primitif avait un caractère abstrait », sans compter que, « par l’idée de sainteté », Iahvé, le Dieu national « se trouvait également séparé de la nature », et surtout grâce aux prophètes, auteurs d’une « réforme essentiellement individualiste, qui fit d’un dieu
15. Sabatier, op. cit., 123-125, 155, 191.
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Alfred Loisy particulier “le Dieu de la conscience morale, le créateur invisible de toutes choses, le juge et le rémunérateur de toutes les consciences humaines” ; toutefois ce Dieu restait “extérieur à la conscience ; l’image de la sainteté éveillait dans les âmes le sentiment du péché et faisait surgir un conflit tragique entre la volonté humaine, asservie au mal, et la loi divine intransigeante par son caractère” ; par la révélation suprême de Jésus, “Dieu deviendra intérieur à la conscience, il se manifestera dans l’homme lui-même, comme principe de justification et de salut” ; ainsi “le Père céleste s’incarne dans le Fils de l’homme”, et par là se réalise “cette consommation de l’unité religieuse du divin et de l’humain qui se cherchaient et s’appelaient dans le vœu obscur de la conscience” ; le dogme et l’Église en s’interposant entre la conscience et Dieu, rétablissent la barrière que Jésus avait /[fol. 78] renversée, le “salut est compromis” et “la religion parfaite s’évanouit” ». 16 {Un fait bien plus évident que la conclusion de M. Sabatier, c’est que Jésus luimême n’a pas conçu le rapport de Dieu et de la conscience humaine comme on le présente dans la nouvelle théorie. Si sensible que soit le Père céleste au cœur du Fils de l’homme, la distinction de Dieu et de l’âme, du divin et de l’humain y est clairement affirmée, et ce n’est pas le Jésus de l’Évangile qui eût dit que le Père s’était incarné en lui. Une telle formule est aussi peu acceptable au point de vue de l’histoire qu’à celui de la théologie traditionnelle. Non, mille fois non, la religion de l’Évangile n’est pas ce panthéisme psychologique, cette religion subjective, cette apothéose de la conscience. Dieu y est intérieur à l’âme et il y vit ; mais il n’en reste pas moins le Dieu qui fait luire le soleil et tomber la pluie, celui dont le règne arrive, celui qu’il faut attendre si l’on ne veut pas être surpris par son jugement. Il est immanent à l’âme et transcendant au monde. De quel droit prend-on la moitié du sentiment qui domine la conscience du Christ et sa prédication, et néglige-t-on l’autre moitié ? Pourquoi signaler avant saint Paul « cette antithèse morale de la justice et du péché »17, comme si le problème religieux s’était posé en ces termes pour les /[fol. 79] prophètes, et comme si Jésus lui-même l’avait envisagé de cette façon ? Est-ce que les prophètes et Jésus ont été vraiment les pères de l’individualisme ? En un sens ils ne relèvent que de leur inspiration, ou plutôt de Dieu qui les envoie, car ils ne sont pas subjectivistes ; mais que veulent-ils sinon restaurer, affermir, réaliser la tradition ? Les prophètes n’ont pas conscience de prêcher un autre iahvéisme que celui qui s’est imposé à leurs ancêtres et Jésus a protesté qu’il ne venait pas détruire la Loi et les Prophètes, mais les accomplir. Ils ont cru promouvoir le développement du règne de Dieu et non faire quelques expériences psychologiques dont la postérité pourrait tirer profit. La question actuelle pour les prophètes était d’obtenir la fidélité du peuple à son Dieu ; pour Jésus c’était d’obtenir la foi au royaume annoncé par les prophètes et que lui-même amenait sur la terre. C’est mutiler à plaisir leurs pensées et leurs intentions que de les détacher du passé qu’ils continuent, et de l’action qu’ils exercent, pour en faire les précurseurs d’une théorie religieuse inventée de nos jours. Ils ont vécu dans la religion de leur temps et de leur milieu ; on peut même dire de Jésus qu’il l’a vécue et l’a transfigurée en la vivant ; mais cette religion qui vivait en eux n’était pas un sentiment individuel, c’était la religion d’Israël et du monde, institution et foi, réalité et espérance, vie religieuse complète et progressive, toute pour chacun, mais une
16. Sabatier, op. cit., 22, 19. 17. Ibid., 155.
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Les théories générales de la religion pour tous, et, à laquelle chacun a part dans /[fol. 80] la communion universelle. La religion, le royaume, Dieu leur sont des réalités à la fois intimes et extérieures, subjectives et objectives, qu’ils portent et dans lesquelles ils se meuvent. Ils ne servent pas un sentiment ni une abstraction, mais le Dieu vivant et l’œuvre qu’il poursuit par eux, l’avènement du règne des saints, la constitution de la société des justes. Nous apprendre à sentir Dieu n’est qu’une petite partie de leur programme. Et dans ce passé obscur que l’on partage si scolastiquement en compartiments superposés : fétichisme, polythéisme, monolâtrie et monothéisme, n’y aurait-il pas autre chose à voir que le travail encore imparfait, et si imparfaitement connu de la pensée religieuse ? Quoi qu’on en ait dit, le polythéisme sémitique n’avait rien d’abstrait et il connaissait les familles et les hiérarchies divines ; la sainteté n’était pas une qualité propre au Dieu d’Israël ; les prédispositions du peuple hébreu au monothéisme échappent à l’historien. Mais ce qu’il importe d’observer maintenant, c’est que la religion depuis ses formes les plus humbles jusqu’aux plus hautes n’a jamais été purement subjective, qu’elle a toujours mis Dieu près de l’homme, mais au-dessus. La religion est fondée sur la distinction réelle, objective, de Dieu et de l’homme. L’effort séculaire de l’humanité pour atteindre Dieu est une preuve irréfragable de son existence, mais ce serait une illusion séculaire si l’homme, pour atteindre Dieu, n’avait eu qu’à /[fol. 81] se regarder lui-même et à considérer que toute la réalité de Dieu tenait dans l’idée qu’il se faisait de lui, toute la religion dans le sentiment qu’il aurait pour cet idéal.}(s) [Sur un prétendu « christianisme pur ».] {L’Église est d’autant plus excusable de n’avoir pas su prêcher le pur christianisme que l’Évangile même, au dire des doctes promoteurs du christianisme individualiste, ne le contient pas sans mélange. Ce doit être déjà une consolation pour les catholiques d’entendre dire que, si le christianisme a reçu dans l’Église une forme grecque et païenne, il a eu dans l’Évangile une forme spécifiquement juive ; la condition normale du christianisme est sans doute qu’il ne soit pas si pur, on devrait dire si volatil. Le Sauveur, en effet, ne s’est pas contenté de sentir en lui la « consommation de l’unité religieuse du divin et de l’humain » ; il s’est dit, il s’est cru le Messie, ce qui est une conception juive dont la signification religieuse n’est pas universelle et manque de consistance ; il a annoncé le jugement dernier, la résurrection des morts, toutes croyances juives que nos critiques regardent comme indifférentes à la religion et à la foi ; il a regardé le Pentateuque comme un livre historique et admis l’origine davidique des Psaumes ; pour tout dire, il s’est montré en beaucoup de choses juif d’esprit et de pratique, bien qu’il ne le fût pas de cœur. Pour avoir le pur christianisme, il faut donc le dégager de son enveloppe qui est juive, comme Jésus /[fol. 82] le fut par sa naissance et son éducation, de même que, si l’Église romaine était maintenant la seule confession chrétienne, les Évangiles ayant disparu, et que le vrai christianisme n’eût pas été découvert à moitié par Luther et tout à fait par les modernes héritiers de sa pensée, on pourrait encore le retrouver en le dégageant de son enveloppe catholique. L’opération est délicate, et, avec tout le respect qui est dû aux éminents critiques dont nous parlons, il est permis de penser qu’ils ne sont pas capables de la mener à bonne fin. Car il ne s’agit pas vraiment d’une besogne individuelle ou qui devrait se faire une fois pour toutes sans qu’il fût jamais nécessaire d’y revenir. Sans discuter l’appréciation des éléments juifs que l’on remarque dans la prédication du Sauveur et dans sa manière d’être pendant son ministère, disons qu’il y en a bien d’autres et que tout l’Évangile 71
Alfred Loisy est juif en ce sens qu’il est conditionné judaïquement, adapté au milieu où il a été prêché. Il ne pouvait être autrement sous peine de n’être pas vivant, et il ne pouvait pas non plus demeurer tel sous peine de mourir dans l’endroit même où il était né. Mais pour qu’il continuât de vivre fallait-il que de savants philosophes, examinant gravement ce qui dans l’Évangile, était, comme on dit, purement humain, et ce qui était spécifiquement juif, rédigeassent pour les apôtres un petit symbole conte- /[fol. 83] nant le pur Évangile ? Pas n’est besoin de montrer que, dans cette hypothèse, l’Évangile serait mort bien plus sûrement et plus promptement encore que s’il eût gardé tout ce qu’il avait de juif, et qu’il aurait déconcerté ses prédicateurs avant de rebuter ses auditeurs. Mais l’Évangile vivant ne pouvait et ne devait se transformer utilement que d’après les nouvelles conditions d’existence qui lui étaient faites, en s’y adaptant au fur et à mesure par une sorte de nécessité plus ou moins sentie, qui lui faisait développer ce qui, dans son être réel, favorisait son progrès et modifier ce qui l’aurait gêné ou compromis. La vie d’une religion ne consiste jamais dans la recherche d’une quintessence, mais dans son action sur les âmes, et tout ce qui aide à cette action, tout ce que la religion entraîne dans son orbite et utilise à ses fins, participe à sa vie tant qu’il la sert. La question n’est pas de savoir comment définir l’essence de l’Évangile, une telle définition n’étant pas possible absolument, puisque l’Évangile n’est pas une idée, et ne pouvant avoir aucune efficacité religieuse, puisque les abstractions n’en ont pas, mais de savoir où est l’Évangile vivant, où il a été depuis son commencement, où il est encore aujourd’hui. C’est une question de fait et non d’analyse logique. En tout cas, il ne faut point parler de retour au christianisme pur, puisque ce christianisme n’a jamais existé. Existera-t-il /[fol. 84] jamais comme religion ? Ce serait une création artificielle et les religions ne se font pas de cette manière.} (t) {Ne nous étonnons donc pas d’apprendre que le christianisme ne s’est pas gardé pur après Jésus. Il est resté dans la règle de son institution. Ne soyons pas scandalisés d’entendre dire que le christianisme est devenu païen dans le catholicisme, comme il avait été juif dans l’Évangile ; que le dogme ecclésiastique est « une étoffe grecque de forme, de couleur et par tous les fils de son tissu » ; que la constitution de l’Église est le « décalque parfait de la constitution même de l’empire romain, la paroisse se modelant sur le municipe, le diocèse sur la province, les régions métropolitaines sur les grandes préfectures, et surgissant au haut de la pyramide, l’évêque de Rome et la papauté dont le rêve idéal n’est pas autre chose dans l’ordre religieux que la monarchie universelle et absolue dont les Césars avaient donné la première image » ; que l’ascétisme monacal avec le célibat des clercs et l’exaltation de la virginité sont « les suites d’un dualisme et l’imitation d’un idéal qui, venus d’Orient, séduisaient les imaginations fiévreuses d’un monde expirant » ; que, dans le culte, on a vu « reparaître toute l’antique hiérarchie des dieux, demidieux, héros, nymphes ou déesses, remplacés par la Vierge Marie, les anges, les diables, les saints, et les saintes », avec « toutes les superstitions jusqu’au /[fol. 85] fétichisme le plus naïf : pèlerinages, chapelets et litanies, vénération des images et des reliques, signes de croix, rites et sacrements conçus et célébrés à la mode des anciens mystères »18. M. Sabatier à qui ces définitions sont empruntées considère le dogme dans sa matière philosophique sans regarder à son esprit ; il paraît connaître moins que vaguement l’origine et le développement des circonscriptions
18. Sabatier, op. cit., 232-234.
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Les théories générales de la religion ecclésiastiques ; il ne veut voir du culte catholique que les formes extérieures sans s’inquiéter de la signification que l’Église y attache. Mais ces erreurs et ces défauts de méthode qui deviennent aisément des manques d’équité, n’ont pas lieu de nous arrêter maintenant. Accordons à la vérité de l’histoire le fait général et incontestable d’une adaptation réelle du christianisme à la science grecque, aux conditions de l’État romain, à l’esprit religieux des nations à convertir ou converties. Rien n’était plus légitime en principe ni plus nécessaire au progrès de la religion. Les éléments de philosophie ancienne que le christianisme se sera appropriés, l’organisation gouvernementale qu’il aura prise, les formes extérieures de son culte plus développées qu’au commencement, les hommages rendus à la Vierge et aux saints seront-ils condamnés pour la raison qu’ils n’existaient pas encore dans l’Évangile galiléen, dans ce qu’on appelle le christianisme juif ? Dès que l’Évangile y vit, dès que tout cela sert à promouvoir la religion de Jésus, qu’a-t-on à redire ? Reprocher toutes ces choses à l’Église, n’est-ce pas lui /[fol. 86] reprocher d’avoir vécu et de vivre encore ? Et si l’Église n’avait pas vécu, où serait maintenant l’Évangile ? Nos savants critiques, logiciens intrépides, méconnaissent la loi la plus élémentaire du monde créé, à savoir que la vie est un travail perpétuel d’assimilation. C’est le pendant de l’erreur qu’ils commettent en se persuadant que pour fortifier le christianisme on n’a qu’à le disséquer. [Les sciences et l’Écriture.] On nous assure que la révolution religieuse inaugurée par Luther, la révolution scientifique inaugurée par Copernic et Galilée, la révolution critique opérée par l’avènement de la méthode historique et ses nombreuses découvertes ont ruiné l’autorité de l’Église, l’autorité du dogme et l’autorité de l’Écriture, si bien que le christianisme catholique fondé sur cette triple autorité, n’aurait plus de base réelle et porterait sur le vide. Luther avait porté au dogme un coup décisif ; mais il n’avait pas suivi jusqu’au bout les conséquences de son principe ; les sociniens seuls, mais d’un point de vue rationaliste en avaient fait l’application ; ce même principe de la conscience libre, éclairé maintenant par la science et la critique a reçu dans le protestantisme libéral son expression définitive : le salut par la foi indépendamment des croyances19. Ce n’est pas que les dogmes doivent entièrement disparaître ; la foi ne saurait se passer /[fol. 87] d’expression intellectuelle ; ils subsisteront seulement comme expression symbolique, non absolue ni invariable de la croyance. Dans l’Église catholique, les formules du dogme ont cette autorité absolue et cette immobilité de sens qui excluent tout progrès et toute vie. Les dogmes y sont embaumés, vénérés comme des reliques, mais soustraits par ordre supérieur à l’examen et même, en un sens, à la foi du commun, qui se ramène à un seul point, l’autorité infaillible de l’Église, incarnée dans le Pape. Dans l’Église la question de vérité n’est plus depuis trois cents ans qu’une question d’autorité… On ne sait pas si le Pape fait toujours la lumière ; ce qui est certain, c’est qu’il impose toujours le silence… « Le dogme est ainsi sauvé, mais il faut voir à quel prix. On le divinise et on le pétrifie… Il est sacré ; on n’y touche que pour l’emmailloter scrupuleusement dans des manuels de séminaire, où il repose en des formules que des générations de lévites mettent dans leur mémoire, sans y rien changer, de peur
19. Formule de Ménégoz, Théologie de l’épître aux Hébreux, 1894, adoptée par Sabatier, op. cit., 406.
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Alfred Loisy de tomber en quelque hérésie ». Le catholique pieux est convaincu de son incompétence et il s’abstient de regarder en détail les dogmes qu’il admet en bloc. S’il essayait de s’en rendre compte, il ne pourrait croire à ce qu’on lui enseigne. « Que deviendrait-il le jour où il pourrait mesurer la distance qui sépare le dernier repas du Christ de la messe de son Église ? »20 /[fol. 88] L’aigreur des controverses vulgaires a fait place, comme on voit, à une sorte de mépris discret, assez analogue à celui qu’on retrouve chez les rationalistes incrédules, tels que Renan, sauf la nuance d’ironie bienveillante que celui-ci joignait au mépris, et que remplace chez les critiques protestants un reste d’amertume. Ayant pensé découvrir la différence et même l’opposition essentielle du catholicisme et de l’Évangile, et montrer dans l’Église la paganisation du christianisme par la confusion de l’autorité hiérarchique avec l’autorité de Dieu sur la conscience, la confusion de la foi avec la connaissance intellectuelle dans l’ordre religieux, la confusion de l’action mystérieuse de Dieu dans les âmes avec la magie des cultes anciens, ils ne s’attardent plus à croire que le Pape est l’antéchrist et l’Église romaine la bête de l’Apocalypse. La critique suffit à la justification de la thèse protestante et au renversement de la thèse catholique. On concède que les âmes de bonne volonté peuvent encore trouver le salut dans l’Église, parce que celle-ci ne leur a pas soustrait l’Évangile et que la pureté du sentiment religieux ne dépend pas absolument de la valeur des symboles. Mais ce n’est pas l’Église comme telle qui leur procure ce bien. Par elle-même l’Église romaine est un établissement politique fondé sur la religion et en tirant sa subsistance, qui maintient son crédit par des moyens humains entre lesquels l’ignorance, la superstition et /[fol. 89] l’habileté diplomatique ont le premier rang. Organisée en puissance terrestre, elle traite avec les gouvernements de ce monde, et, s’il faut en croire M. Harnack21, elle les trompe souvent. Il y a de la religion et du christianisme dans l’Église, mais l’Église n’est pas une institution religieuse ni chrétienne. [Réponse aux critiques des protestants.] {Et tout cela est vrai de l’idée que les protestants se font du catholicisme. Le dogme serait embaumé dans l’Église et non vivant, si on l’identifiait avec sa formule et si on déclarait celle-ci immuable. Le contact de l’histoire serait dangereux pour le catholique s’il devait croire que jamais rien n’a changé dans la constitution, les croyances, le culte ecclésiastiques. L’Église ne serait pas une institution chrétienne si tout y était subordonné à l’intérêt de son autorité. Fort heureusement pour l’Église catholique, cette idée ne répond pas à la réalité des choses surnaturelles qu’elle représente ; elle les fixe comme les meilleures et les seules bonnes dans le temps où elle les définit, mais elle ne les considère pas comme immuables et absolument parfaites, puisqu’il lui est arrivé constamment et lui arrive chaque jour de les retoucher en les interprétant. L’Église n’enseigne pas et ne pense pas qu’aucune évolution ne se soit produite en elle depuis son origine dans son organisation, sa doctrine, ses pratiques, mais elle tient que cette évolution a été légitime, dans l’ordre, la logique et la nécessité /[fol. 90] vitale de son institution première, en sorte que, malgré tous les changements extérieurs, et par ces changements mêmes, elle a gardé l’Évangile vivant, elle est restée cet Évangile. L’Église n’enseigne pas
20. Sabatier, op. cit., 327-329. 21. (A), op. cit. (2e édition), 670, n. 3.
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Les théories générales de la religion et ne pense pas que le monde et les hommes, et le dogme et la foi, et la religion chrétienne et la morale évangélique n’existent que pour l’exaltation de son autorité, mais elle se regarde comme l’instrument providentiel et indispensable de la conservation, de la propagation, de l’accomplissement de l’Évangile sur la terre, et son autorité n’est que le service œcuménique du salut, non la tyrannie universelle des âmes. Il faut avouer, et là est l’excuse ou au moins l’explication des jugements défavorables portés sur l’Église catholique par des personnes très éclairées, mais qui ne la connaissent pas dans son esprit le plus intime et les fruits spirituels de son action, il faut, disons-nous, reconnaître que l’écueil d’une puissance religieuse aussi fortement constituée qu’est l’Église catholique et aussi menacée qu’elle ne cesse pas de l’être au dedans et au-dehors, est de confondre la fidélité à la tradition avec l’immobilité dans la tradition, la conservation de la foi avec le maintien du formulaire et l’inactivité de l’esprit sur l’objet de la croyance, la légitimité de ce qui est avec l’identité perpétuelle et absolue du passé et du présent, les intérêts et les progrès de l’Évangile, avec les avantages et le prestige temporels de la hiérarchie. Là est le danger, et nul homme sensé ne /[fol. 91] prétendra que, dans certains cas et sur certains points, l’Église n’y a pas succombé partiellement ou n’a pas semblé disposée à s’y abandonner plus qu’elle n’a fait en réalité. Le merveilleux est qu’elle n’y ait pas cédé entièrement et qu’elle se soit toujours reprise et réformée à temps, qu’elle ne soit pas inconsciemment immobilisée, comme l’Église grecque, que malgré des tendances conservatrices qui ne demandaient qu’à être poussées à l’excès, malgré une discipline qui pouvait aisément devenir stérilisante dans l’ordre intellectuel, elle n’ait pas cessé d’être une institution vraiment vivante et vraiment chrétienne, où s’est poursuivi et se poursuit encore un développement fécond du christianisme et même de la pensée religieuse. C’est que le catholicisme est comme l’Évangile dont il est la suite et l’expression permanentes ; il n’a jamais été complètement réalisé à un moment donné de l’histoire ; mais il se réalise continuellement et de plus en plus ; les imperfections très diverses que l’on peut remarquer en lui sont la matière du progrès qu’il se dispose à accomplir, et la répugnance qu’il ne manque pas de témoigner à l’égard de tout ce qui se produit de nouveau en ce monde n’empêche pas le travail qui s’accomplit en lui pour s’y accommoder.}(u) /[fol. 92] IV [Présentation critique du volume de J. H. Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine (1845)] [La théorie du « développement » et l’itinéraire personnel de J. H. Newman.] La notion réelle, on pourrait dire scientifique, du catholicisme est contenue dans l’ouvrage du regretté cardinal Newman sur le développement de la doctrine chrétienne22. L’auteur est devenu catholique en l’écrivant et l’on y trouve pour ainsi dire la carte du chemin qui l’a conduit de l’anglicanisme au catholicisme romain. Ni dans cet ouvrage, ni dans ceux qu’il a publiés depuis, sauf dans le beau traité de la certitude religieuse qui a pour titre Grammar of Assent, il ne s’est mis
22. An Essay on the Development of Christian Doctrine, 1845 (B).
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Alfred Loisy directement en face du rationalisme pur qui conteste jusqu’aux fondements essentiels de toute religion positive, et il n’a eu qu’une connaissance très générale des difficultés que l’histoire des religions anciennes suscite à l’apologétique traditionnelle. Il a indiqué l’application qu’on doit faire de l’idée du développement à la révélation patriarcale et à la révélation mosaïque, mais il s’est abstenu de marquer les étapes de ce développement. II a combattu l’anglicanisme sur le terrain commun que lui fournissait l’Écriture, acceptée comme source de la révélation, et l’idée de l’Église, société visible, dont les anglicans admettent la nécessité prouvée selon eux par l’Écriture même. S’il a eu le sentiment net de l’évolution qui s’est produite dans l’idée de Dieu depuis les temps /[fol. 93] préhistoriques jusqu’à nos jours, ses écrits ne le laissent pas sûrement reconnaître. Il semble persuadé que la conscience humaine a toujours facilement trouvé le Dieu unique, ce qui est vrai, à condition que l’on n’implique pas dans cette rencontre la conception théorique du monothéisme absolu. Ses idées sur la signification primitive des sacrifices, le rapport des deux Testaments, la nature des prophéties, sont plutôt d’un théologien de l’ancienne école que d’un historien bien informé. Newman est un(v) anglican qui s’est fait catholique, un parfait anglican qui est devenu parfait catholique en découvrant que le développement catholique était dans la logique vraie du christianisme, indispensable à sa conservation, aussi divinement légitime que le christianisme lui-même. II a minutieusement analysé cette idée du développement, marquant les conditions du développement normal, qui le distinguent du développement irrégulier et de l’altération, et en faisant respectivement l’application au catholicisme et aux sectes protestantes, surtout à l’anglicanisme. [Le mode propre des développements doctrinaux.] Newman pose en principe qu’une idée vivante, réelle et non abstraite, qui prend possession de l’esprit des hommes, suit dans son développement une ligne toute différente de celle d’un axiome de géométrie dont les conséquences se déduisent mathématiquement l’une de l’autre. La fortune d’une telle idée dépend plus ou moins des esprits qui l’ont /[fol. 94] reçue et qui travaillent à son progrès. Il s’établit un rapport entre elle et tout ce qui préoccupe ceux qui la portent. Elle attire en quelque sorte dans son orbite ce qui ne lui est point contraire, et elle repousse ce qui lui est hétérogène. Elle grandit en s’assimilant ce qui l’entoure, et sa pureté ne consiste pas à s’isoler de tout, mais à tout dominer, et à se perpétuer en dominant tout. Conséquemment l’histoire d’une telle idée, c’est-à-dire l’histoire de la religion est celle d’une lutte perpétuelle, et les temps de silence ne sont pas ceux où l’idée prospère et grandit. Quel que soit le risque de corruption occasionné par le contact du monde, ce risque est à courir pour que la vérité soit comprise et arrive à une manifestation plus complète. Tant s’en faut qu’elle fût plus fidèle à elle-même pour se vouloir mieux garantir contre tout changement. Elle part nécessairement d’un état de choses déterminé, dont elle porte plus ou moins longtemps la marque ; elle se dégagera de tout ce qui lui est étranger ou accessoire, elle cherchera sa liberté, se fortifiera peu à peu ; ses débuts ne donneront pas la mesure de sa puissance ni de son accomplissement final. Ici-bas vivre c’est changer, et ce qui est devenu parfait n’y est arrivé qu’après bien des transformations. Telle est la loi de tout développement réel dans l’humanité.
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Les théories générales de la religion [Critères du vrai développement.] Mais il faut discerner le vrai développement du faux. La condition générale du vrai développement est l’unité du /[fol. 95] type, qui doit se maintenir à travers toutes les transformations, celles-ci, d’ailleurs, pouvant être aussi considérables dans leur ordre spirituel que celles qui se produisent dans l’ordre physiologique pour la vie animale, depuis son état embryonnaire jusqu’à son état parfait. Il faut même observer(w) qu’une des causes les plus ordinaires d’altération ou de faux développement dans l’ordre religieux est l’obstination à ne pas suivre l’idée dans son évolution et à s’enfermer dans la tradition du passé. Beaucoup d’hérésies sont nées d’un faux esprit de conservation, et telle altération a pu être d’abord moins apparente qu’un changement compatible avec la vérité du développement et qui la produit. Tout ce qui obscurcit l’idée primitive ou lui fait obstacle, tout ce qui trouble et renverse la marche du développement n’est pas développement, c’est corruption ; mais on ne peut considérer comme forme d’altération ou de décadence un état à la fois chronique et agissant, apte à maintenir ensemble en équilibre les divers éléments du système. Si l’on vient au détail des conditions particulières qui rentrent dans cette condition générale, on trouvera que les marques d’un vrai développement sont : la préservation de l’idée fondamentale, critère incontesté et d’application facile quand il s’agit d’une doctrine philosophique, beaucoup moins quand il s’agit du christianisme, dont on ne peut définir a priori l’idée essentielle, parce que le christianisme /[fol. 96] n’est pas seulement une idée, mais une institution ; la continuité des principes, qu’il ne faut pas confondre avec les doctrines, parce que les principes sont invariables tandis que les doctrines changent et se développent, la différence entre les uns et les autres étant d’ailleurs réductible et tenant parfois à notre manière de les considérer, puisqu’un principe peut, à un moment donné, servir de base à un développement, comme il est arrivé pour l’infaillibilité dans l’Église romaine, quoique le dogmatisme, au point de vue du christianisme et de son histoire soit plutôt encore un principe qu’une doctrine ; la puissance d’assimilation sans laquelle il n’y a pas plus de développement possible dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, l’effort vers le développement attestant la présence d’un principe qui stimule la pensée, et le succès de l’effort attestant la présence d’une idée vivante qui se multiplie en quelque sorte sans perdre son unité ; l’anticipation ancienne, c’est-à-dire le fait que tel développement particulier s’annonce d’abord isolément et vaguement pour ne se réaliser que beaucoup plus tard dans sa perfection, parce que les développements d’une idée ne sont en un sens que ses divers aspects qui s’affirment selon que le réclament les circonstances ; la suite logique, ce qui ne signifie pas que le développement, pris en lui- /[fol. 97] même, se ramène à une déduction syllogistique, car ce dernier travail se fait comme spontanément et après coup, par l’effet de la seule présence des idées, quand il s’agit d’analyser, d’organiser, de défendre le développement acquis ; les additions préservatrices qui garantissent la conservation de l’idée et de ses développements légitimes, comme est l’institution du gouvernement dans une société qui grandit et ne saurait subsister sans cette protection ; enfin la durée continue, le vrai développement étant celui qui assure la vie de l’idée, tandis que l’altération ne peut qu’en procurer la ruine.
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Alfred Loisy [Le rôle de l’autorité.] Ces principes établis, il est aisé de comprendre que le christianisme devait avoir un développement, parce que c’était un fait vivant, d’aspects variés, et une doctrine susceptible d’applications multiples ; parce que c’était une religion universelle qui ne pouvait que se transformer, s’enrichir et s’agrandir par l’effet de ses relations avec le monde où il était appelé à vivre ; parce qu’il était impossible, même pour les points de la croyance les plus importants, de s’en tenir à la lettre de l’Écriture sans tomber dans un vain culte de formules ; parce que l’Écriture propose et provoque nombre de questions dont elle ne donne pas la solution ; parce que la révélation accuse dans l’Écriture même un développement progressif, on ne voit pas pourquoi ce développement s’arrêterait net à la mort /[fol. 98] du Sauveur ou bien à celle du dernier apôtre ; parce que l’idée d’une doctrine absolument parfaite dès le début et qui n’aurait rien à gagner par les recherches, les applications, les expériences postérieures est inconcevable et absurde. Mais si le développement était nécessaire, nécessaire aussi était l’autorité qui devait le diriger, le préserver des écarts toujours possibles, pourvoir à la conservation des progrès acquis ; et cette nécessité apparaît d’autant plus grande pour le christianisme, qu’il avait et que, d’une certaine manière, il a toujours à se constituer lui-même, à se défendre, à s’accroître. Le développement légitime a besoin d’être garanti par une autorité infaillible. Autorité et révélation sont des termes corrélatifs. Qui supprime l’autorité sera fatalement rejeté dans le système de la religion naturelle et c’est bien là qu’aboutissent plus ou moins ouvertement toutes les formules du protestantisme libéral. Une forte probabilité antécédente existe donc en faveur du développement catholique, probabilité d’autant plus considérable qu’il faut accepter tout le développement ou n’en rien garder. On doit s’attendre aussi à ce que le témoignage historique en faveur du développement soit inégal selon les objets et les temps. On ne trouvera pas répandu le culte de la Vierge avant que soit réglé celui du Christ, et la papauté se dessinera seulement à mesure que l’Église sera consolidée23. Le /[fol. 99] témoignage de fait est à éclairer lui-même par la doctrine qui en est sortie. Un point de doctrine éclaire l’autre ; chacun rend témoignage aux autres et tous à chacun. [Signes du vrai développement dans l’Église catholique.] Les critères particuliers du vrai développement se reconnaissent dans l’Église catholique : la préservation du type, que l’on peut constater en comparant à l’Église d’aujourd’hui ce que Tacite, Suétone, Pline le jeune, disent des premiers chrétiens, ce que l’on sait de l’attitude gardée par l’Église, du IVe au VIe siècle, vis-à-vis de l’hérésie et des barbares ; la continuité des principes, parmi lesquels Newman relève l’emploi de l’Écriture, surtout au sens spirituel, et la suprématie de la foi sur la raison, qui sont en effet les traits caractéristiques de l’Évangile et ceux de la théologie chrétienne et catholique dans tous les temps ; le pouvoir d’assimilation, combiné avec le précédent critère, qui se traduit ici par la persuasion que les opinions en matière religieuse ne sont chose indifférente devant Dieu et qui assure à l’Église comme développement légitime ce que l’hérésie avait
23. « Nor would a Pope arise, but in proportion at (sic : pour “as”) the Church was consolidated », Newman, op. cit., 145.
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Les théories générales de la religion réalisé d’abord de façon incomplète et irrégulière, comme on voit les montanistes préluder à l’ascétisme religieux, les gnostiques à la théologie chrétienne, Sabellius à la conception trinitaire de saint Augustin, la théologie ecclésiastique n’étant pas une combinaison accidentelle d’opinions diverses, mais l’élaboration diligente et patiente d’une doctrine unique au moyen de matériaux très variés, et le /[fol. 100] culte catholique représentant la sanctification par le christianisme de rites qui par eux-mêmes seraient sans valeur et qui ont pu être plus ou moins empruntés à d’autres religions ; les anticipations anciennes, dont on pourrait citer de nombreux exemples en se bornant aux seules lettres de saint Ignace d’Antioche ; la suite logique, ce rapport de convenance morale, qui fait qu’une doctrine influe sur l’autre, que, par exemple, la doctrine de la divinité de Jésus-Christ, mise en relief par la controverse arienne, détruit le subordinatianisme, si fortement accentué dans le langage des Pères antinicéens, et que le développement de la discipline pénitentiaire introduit le baptême des enfants, la croyance au purgatoire et la prière pour les morts ; les additions préservatives, dont un remarquable exemple est la dévotion à Marie, où il faut voir un développement qui protège en quelque façon le culte de Jésus ; la durée continue, ce critère dont l’application à l’Église catholique est si facile, et en même temps si concluante, lorsque l’on regarde les obstacles surmontés, l’intensité de vie manifestée à toutes les époques et jusqu’aujourd’hui, et que l’on compare la chute rapide des systèmes philosophiques, l’immobilité des Églises schismatiques, l’inconsistance des sectes protestantes. L’Église a pu se servir impunément d’instruments qui auraient été funestes à d’autres doctrines ou institutions religieuses : Aristote, la raison divinisée n’a pas fait éclater le dogme scolas- /[fol. 101] tique ; l’ascétisme, qui devient en d’autres religions l’expression d’un fanatisme imbécile, se maintient dans l’Église comme un régime de réelle vertu et un service universel ; le mysticisme, qui produit ailleurs des extravagances de doctrine et de conduite, dans l’Église catholique a formé de grands saints. Si la vie du catholicisme a semblé parfois comme éclipsée, ses résurrections merveilleuses, au moment où le monde croyait avoir triomphé de lui sont encore un puissant témoignage en faveur du système de doctrine et de culte dans lequel s’est exprimé son développement. Inutile de montrer la valeur philosophique et la portée apologétique de cette conception. Newman n’a pas écrit ni voulu écrire l’histoire du développement chrétien ; mais il a résolu en principe toutes les difficultés que les partisans du christianisme individualiste opposent au christianisme catholique. En fait et directement il a répondu surtout aux difficultés du protestantisme anglican. Il était né dans une Église qui avait un dogme, un culte, une hiérarchie, bien que le dogme n’y fût pas très rigoureusement formulé, ni le culte bien réglé, ni l’autorité de la hiérarchie bien définie. Il lui parut exigé par le véritable esprit du christianisme traditionnel que le dogme fût précis, le culte vivant, l’autorité ecclésiastique indépendante et souveraine dans sa sphère d’action, et il voulut procurer ces avantages à l’Église anglicane, en s’appuyant sur la /[fol. 102] tradition chrétienne et catholique, censée distincte de la tradition romaine. Son entreprise échoua de deux côtés. D’une part, le principe antitraditionnel en même temps qu’antiromain qui est au fond de l’anglicanisme comme de toutes les sectes issues de la réforme, lui suscita une opposition sérieuse. Il demandait un rapprochement de conformité avec l’Église catholique, sans vouloir l’union avec l’Église papale : l’anglicanisme officiel, plus intransigeant peut-être en ce temps-là qu’il ne l’est aujourd’hui, déclina tout rapprochement, et Newman put se convaincre que la situation qu’il avait rêvée pour 79
Alfred Loisy l’Église anglicane était irréalisable, à savoir l’état d’une Église autonome qui serait indépendante du pouvoir civil sans cesser d’être nationale, qui aurait une confession de foi arrêtée sans autorité vivante capable de porter une décision définitive en matière de dogme, un culte vraiment chrétien sans tradition de vie ecclésiastique. D’autre part il était forcé de reconnaître que la tradition catholique et la tradition romaine avaient marché du même pas, qu’il était impossible de séparer l’une de l’autre, qu’il existait un seul développement chrétien, légitime et complet, sinon absolument parfait et définitif en toutes ses parties, le développement catholique romain. L’anglicanisme ne pouvait même plus être une portion quelconque de la véritable Église, laquelle est une et se confond avec l’Église romaine. [Les limites de la théorie newmanienne.] Comme Newman avait voulu combattre le principe protestant, /[fol. 103] sa critique de l’anglicanisme n’atteint pas que les défauts de l’Église établie ; elle répond à toutes les objections du protestantisme le plus radical. Il a vu, tout aussi bien que les modernes théoriciens du christianisme individualiste, comment les apôtres, lorsque Jésus fut mis à mort, n’étaient en possession ni d’une organisation régulière, ni d’un symbole défini, ni d’un programme arrêté, bien moins encore d’un culte fixé, ne fût-ce que dans ses éléments essentiels. De l’Évangile qu’ils avaient entendu et de la foi qu’ils lui gardaient, de l’association libre qu’ils avaient jusqu’alors formée et à laquelle le choix de Jésus avait donné un rudiment de constitution, du rite baptismal et du souvenir inoubliable de la dernière cène, sous l’influence des événements qui suivirent la passion, à savoir les apparitions du Sauveur et la première information de la foi apostolique, les premières persécutions, la conversion de Paul et la prédication de l’Évangile aux gentils, sortit l’Église apostolique, de laquelle est sortie progressivement, sous l’influence d’autres circonstances et d’autres besoins impérieux, l’Église catholique avec sa hiérarchie de plus en plus marquée, son dogme de plus en plus défini et développé, son culte de plus en plus cérémonial et compliqué. Toutefois si Newman a bien vu la réalité de ce développement, il n’a pas trop insisté sur le point initial, parce que ses expé- /[fol. 104] riences et ses intuitions allaient sur ce point beaucoup au-delà de ce que remarquaient la plupart de ses lecteurs anglicans et surtout catholiques. Aux uns comme aux autres, quoique pour des motifs différents, c’était le principe même du développement qu’il voulait faire accepter, et la détermination exacte de ce qui appartient au fond primitif du christianisme ou bien aux couches les plus anciennes du développement était pour lui chose secondaire ; c’est pour ce motif, et aussi parce que l’anglicanisme admet volontiers le principe d’une organisation sociale du christianisme, qu’il n’a pas fait valoir la nécessité de concevoir la religion chrétienne comme une société religieuse, mais seulement la nécessité du développement hiérarchique dans une telle société. Il n’a pas senti non plus le besoin de prouver que la valeur surnaturelle du développement catholique est impliquée dans sa nécessité providentielle. On aura étendu plus expressément qu’il n’a fait et appliqué plus en détail à toute l’histoire de la religion depuis le commencement ce principe du développement qu’il a surtout appliqué à l’histoire du christianisme, mais qui est la clef de tout pour le passé de la religion, et la meilleure garantie de son avenir, qui est applicable à l’Évangile par rapport au judaïsme, et à la religion mosaïque par rapport à ce qui a précédé. Car le christianisme est, en un sens très vrai, un développement du /[fol. 105] judaïsme postexilien, lequel est un développement du iahvéisme prophétique, lequel est un développement du 80
Les théories générales de la religion iahvéisme primitif, lequel est un développement de la religion patriarcale, laquelle a ses origines dans la religion de l’humanité préhistorique. Dans ce développement bien des fois millénaire le plus sort du moins, comme il arrive dans tout développement vital, sous l’influence d’une force cachée qui se révèle à nous par son action. Cette force est divine, disons surnaturelle, car elle ne se rattache pas dans notre conception au même ordre d’activité que la force, divine aussi et non moins mystérieuse qui préside au mouvement de l’univers et au développement de la vie dans le monde, quoique nous sentions que c’est la même force s’exerçant dans deux sphères qui sont pour nous les deux faces de la création, distinctes sans être séparées et qui sans doute forment dans leur commun principe une harmonieuse unité. Sur la façon dont la révélation même entre dans le développement et s’y rattache, Newman est peu explicite ; quelquefois même on pourrait se demander s’il ne l’a pas conçue comme un pur élément divin qui aurait été introduit dans l’humanité par une sorte de violence. Peut-être a-t-il craint de sonder le mystère, ou bien n’y a-t-il pas pensé autant que nous, parce que la question ne se posait pour lui dans les termes où elle se pose maintenant pour nous. La question biblique ne l’a guère préoccupé ; et c’est à /[fol. 106] propos de la Bible que la question de la révélation se pose dans toute son acuité. {Même en ce qui regarde le développement chrétien, on pourrait lui reprocher d’avoir semblé un peu trop le réduire au mouvement des idées, au progrès de la croyance, à la détermination des dogmes. Mais il n’y a guère là qu’une apparence et qui se justifie par une raison profonde. On doit distinguer dans tout développement religieux particulier un triple moment : le fait même ou l’acte du développement, le phénomène vital et à moitié inconscient d’une croyance qui se déroule, de principes moraux qui reçoivent une application plus large et plus féconde, d’un culte qui s’accroît et s’amplifie, d’un gouvernement qui augmente son influence et transforme son mode d’action, c’est ce qu’on peut appeler le moment réel du développement ; puis le développement devient conscient par la résistance partielle qui le fait discuter et en provoque la justification, c’est le moment théologique du développement, lequel, dans les questions importantes conduit au moment dogmatique, c’est-à-dire à la consécration officielle du développement par une définition de l’Église. Cette définition règle le développement et en précise la formule sur le point particulier qu’elle vise, soit que ce point demeure simplement acquis, parce que le mouvement vital porte son effort d’un autre côté, soit qu’il serve de base à un développement nouveau. Comme tout développement prend conscience de lui-même dans l’enseignement chrétien et vient s’encadrer dans la théologie ecclé- [fol. 107] siastique on est amené facilement à présenter le développement chrétien comme un mouvement d’idées qui aboutit à des définitions et à un classement doctrinal. Au fond il y a autre chose et plus qu’un mouvement d’idées. Newman l’a mieux vu et mieux dit que personne avant lui.} (x) Il n’a pas prétendu tirer de la tradition son idée du développement, bien qu’il eût pu sans peine en trouver quelque trace ou quelque soupçon chez les anciens docteurs ecclésiastiques, Pères ou théologiens ; il cite comme l’ayant proposée avant lui Joseph de Maistre et Möhler ; il dit, avec beaucoup de raison, que les théologiens l’admettent implicitement et sans qu’ils s’en doutent, mais il ne la donne pas pour une conception proprement théologique ; c’est une hypothèse qui répond à une difficulté. Il serait tout aussi peu raisonnable de rejeter cette hypothèse en théologie que de combattre en astronomie celles de Galilée et de Newton. La nouveauté n’est pas une objection plus recevable contre la loi du développement qu’elle n’a pu 81
Alfred Loisy l’être contre la loi de la gravitation. Dans un cas comme dans l’autre, l’hypothèse, au lieu d’être déduite de doctrines antérieurement reçues s’offre pour expliquer les faits auxquels ces doctrines se rapportent, ou bien la production même des doctrines. Newman se rendait parfaitement compte des conséquences logiques de son idée, et comprenait bien en quoi elle dépassait la théorie formulée par Vincent de Lérins et la conception purement théologique du dévelop- /[fol. 108] pement doctrinal, qui paraît se réduire à un progrès de formules, à un travail de pure logique sur un thème déjà fixé. Il avait l’intuition au moins vague et générale du triple postulat de la démonstration catholique lorsqu’il a écrit24 que le catholicisme courait la chance d’avoir un nouveau monde à conquérir sans posséder encore les armes indispensables pour la guerre, tandis que l’incrédulité avait déjà ses vues et ses idées d’après lesquelles elle arrangeait les faits de l’histoire ecclésiastique, – on pourrait ajouter aujourd’hui tous les faits concernant l’histoire des religions, – et trouvait même une preuve à l’appui de ses conclusions négatives dans l’absence de toute théorie scientifique chez les défenseurs de la tradition. Depuis que Newman a fait cette remarque, le nouveau monde s’est agrandi et a été mieux connu ; la connaissance des origines chrétiennes, celle même des origines et de l’histoire de toutes les religions ont fait des progrès ; et la carte de la science religieuse ne s’est pas seulement allongée, elle a été mieux fixée sur nombre de points antérieurement connus. Il serait pourtant bien téméraire d’affirmer que la conquête est dès maintenant assurée et que la situation du catholicisme à l’égard de la science s’est beaucoup améliorée depuis le temps où parut l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne. La théologie catholique, envisagée dans la /[fol. 109] masse de ses représentants, n’est pas rendue encore au point où s’arrêtait en 1845 la pensée du grand docteur que Dieu lui envoyait. Du moins l’instrument qu’il lui a préparé, et dont lui-même s’est si admirablement servi, sera-t-il à sa disposition. [La théorie newmanienne et la théologie catholique.] {La théologie peut-elle l’employer sans crainte ? Est-ce un instrument bien orthodoxe ? Les protestants et les rationalistes qui se font du catholicisme une idée conventionnelle, et même certains catholiques seraient tout disposés à le nier attendu que la théorie du développement contredit en principe et sur une foule de points particuliers un ensemble d’opinions acceptées dans l’Église et depuis longtemps. Newman lui-même n’accorde-t-il pas que sa théorie n’est pas une doctrine traditionnelle, mais une hypothèse d’ordre scientifique ? Depuis quand les hypothèses de ce genre ont-elles le droit de prévaloir entre les façons de comprendre que la tradition recommande au moins implicitement ? On peut répondre qu’il en a toujours été ainsi depuis le commencement, depuis qu’il y a des religions, une vraie religion, une théologie chrétienne. L’idée du développement n’a pas encore pris possession de la théologie ; mais il est aisé de prévoir qu’elle y aura sa place un jour, non moins nécessaire, non moins triomphante que les notions, scientifiques aussi à l’origine, qui, aux moments décisifs du développement chrétien, ont /[fol. 110] déterminé l’orientation de la théologie. L’idée du Logos, avant d’entrer dans le quatrième Évangile, chez les Pères apologistes et dans la construction doctrinale d’Origène était aussi une théorie scientifique ; et de même l’idée de consubstantialité avant d’être canonisée à Nicée, l’idée de la
24. Newman, op. cit., 28-29.
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Les théories générales de la religion corruption native de la nature humaine avant d’être élaborée par saint Augustin, l’idée de la société humaine et de ses éléments constitutifs avant d’être exploitée par les théologiens modernes pour leur doctrine de l’Église. Et comme on a pu dire de celles-ci qu’elles ont, à leur jour, fortifié et, historiquement parlant, sauvé le christianisme traditionnel, on dira aussi de la notion du développement qu’elle est intervenue à propos pour éclairer le passé de la religion et assurer son avenir en expliquant comment de l’Évangile a pu et dû sortir le christianisme catholique avec toutes les acquisitions qui ont augmenté sa vie et ont fini par se traduire dans une expression dogmatique : la conception christologique dont ont vécu les premiers siècles chrétiens ; la conception de la vie chrétienne dont l’Occident a vécu depuis saint Augustin ; la conception de l’Église dont le catholicisme a vécu depuis l’apparition du protestantisme.}(y) Ces conceptions fécondes ont laissé tomber derrière elles plus d’un débris de pensée incomplète et vieillie que la tradition avait jusque-là porté sans répugnance et même avec faveur. Newman lui-même parle souvent /[fol. 111] comme si le développement ne consistait qu’en acquisitions positives, et comme s’il n’impliquait pas la déchéance de formules, de conceptions de relations organiques devenues insuffisantes. Peut-être n’a-t-il pas assez remarqué que le chemin royal du développement se déroule, comme la voie Appienne, au milieu des tombeaux qui recèlent les opinions mortes, les systèmes abandonnés, les institutions tombées, les pratiques oubliées, qui ont cédé la place à quelque chose de plus vrai, de plus vivant, de plus fort. Le mouvement vital qui produit le développement laisse, après lui, un déchet. Il est inévitable que la théorie de Newman, en s’incorporant à la théologie catholique élimine un certain nombre d’opinions imparfaites, de vues insuffisantes qui seraient bientôt des préjugés, et qui s’en iront rejoindre tout ce que l’Église a déjà, au cours de son existence, rejeté d’éléments surannés, vieillis et superflus. {Pour qu’elle soit orthodoxe, il suffit, avec les anticipations anciennes où elle trouve sa recommandation traditionnelle, qu’elle soit apte à le devenir ne contredisant aucun dogme reconnu, s’adaptant au contraire à tous, et que l’orthodoxie ait besoin d’elle pour se rendre compte à ellemême de ce qu’elle est. La théorie du développement fournit, et fournit seule, l’explication satisfaisante des changements qui se sont produits dans le christianisme catholique depuis le commencement, qui attendent cette explication scientifique, faute de laquelle ils se tourneraient en objections insolubles contre /[fol. 112] une Église qui se fait gloire d’avoir conservé intact le dépôt de l’Évangile. Ce qu’elle contredit n’est pas autre chose qu’une conception antiscientifique, antihistorique, de la tradition, d’après laquelle toute l’organisation, la théologie, le culte ecclésiastiques remonteraient formellement à l’Évangile, le développement de la hiérarchie n’ayant consisté qu’à reconnaître par des canons solennels un état de choses et des droits qui auraient toujours existé en la forme que ces canons établissent ; le développement du dogme à trouver des termes plus clairs et des formules plus explicites que les mots et formules de l’antiquité ; le développement du culte à sanctionner officiellement les pratiques usitées depuis l’origine ou à leur donner plus d’extension. Pour autant que cette conception signifie la perpétuité et l’unité vivante du développement chrétien, on peut dire qu’elle est celle de l’Église ; mais si on veut la prendre à la rigueur et comme exprimant la pensée de l’Église sur sa propre histoire, ce sera une erreur grosse de beaucoup d’autres, et ce ne sera pas la pensée de l’Église. L’Église catholique n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup réfléchi sur son histoire, ayant toujours eu mieux à faire, et elle n’a rien défini, elle n’enseigne rien de positif sur le mode de son développement ; elle se contente d’affirmer, 83
Alfred Loisy selon le témoignage que l’esprit n’a pas cessé de lui rendre à elle-même, que tout ce dont elle vit, à savoir sa constitution /[fol. 113] hiérarchique, son dogme et son culte, est conforme à l’Évangile. Elle n’enseigne pas une conformité absolue et dans la réalité matérielle et extérieure des choses, mais une conformité substantielle et de principes, qui lui est garantie par la tradition et dont elle permet aux savants de vérifier la continuité dans l’histoire, si cela leur plaît.}(z)
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Les théories générales de la religion Notes de l'éditeur a. Texte entièrement nouveau dans la seconde rédaction. b. Développement original de la seconde rédaction. c. Développement original de la seconde rédaction. d. Phrase absente de la première rédaction. e. Dact. : infirmées. f. Dact. : il n’est. g. Reprise améliorée, dans la seconde rédaction, de la critique du « postulat théologique ». h. Développement nouveau de la seconde rédaction. i. Dact. : fastidieux. j. Développement original sur le « sens spirituel » des Écritures et critique de son utilisation apologétique. Dans le manuscrit, Loisy ajoutait une phrase qu’il a raturée et qui, de ce fait, est absente de la copie dactylographiée : « Là où l’on signalait des prédictions évidentes et des signes providentiels de ce qui doit arriver, rien de semblable ne se découvre. Il est évident que la preuve n’est pas une preuve, mais un grand postulat où la foi s’exprime et qui ne peut servir à la démontrer ». k. Dact. : ferme. l. Loisy ajoute ici une explication absente de la première rédaction sur la continuité entre Jésus et l’Église. m. Réflexion propre à la seconde rédaction sur la nature de la certitude de la foi et sur la méthode apologétique. n. Loisy ajoute une importante réflexion sur la transposition à opérer dans l’apologétique. Elle était brièvement esquissée dans la première rédaction (fin de la section I du chapitre I). o. Ces pages contiennent une appréciation plus complète de l’histoire des religions conçue par « le rationalisme incrédule ». Dans la première rédaction, Loisy passe rapidement de la conception des Lumières (la religion invention des prêtres pour tromper les peuples) au scientisme du XIXe siècle. La seconde rédaction s’attarde sur la réhabilitation romantique de la religion et expose la loi des trois états, due à la philosophie positiviste. p. Loisy amplifie considérablement l’exposé et la critique de la pensée de Renan, ramassés en 34 lignes dans la première rédaction. Il cherche à enrôler l’histoire de Renan dans son combat contre l’apologétique traditionnelle : celle-ci est en effet responsable de la perte de la foi chez le séminariste breton. Au fond, argumente Loisy, Renan est une victime : il a pris pour la substance de la foi chrétienne la théologie qu’on lui enseignait à Saint-Sulpice et, constatant que ses affirmations étaient démenties par la science historique, il a satisfait sa faim de vérité du côté de la science. Puis, changeant de rôle, Loisy passe à la critique de l’idée de surnaturel chez Renan, en reprochant à celui-ci de ne pas comprendre que Dieu puisse être à la fois immanent et transcendant. Cette critique lui permet de développer sa conception personnelle de l’action divine dans le monde, fondamentale pour le renouveau de l’apologétique qu’il envisage. q. Le passage sur l’« Union pour l’action morale » est plus développé dans la seconde rédaction. L’« Union pour l’action morale » est une association spiritualiste fondée en 1892 par Paul Desjardins (1859-1940), professeur aux Écoles normales supérieures de Sèvres et de Saint-Cloud. En 1904, l’association devint l’« Union pour la vérité ». Soucieux de rassembler des hommes de bonne volonté appartenant à diverses familles spirituelles, Desjardins prit l’initiative des « Décades de Pontigny », que Loisy fréquenta avant 1914. r. Développement nouveau. s. Développement nouveau sur la prédication de Jésus.
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Alfred Loisy t. Loisy donne acte à Harnack et Sabatier de reconnaître la judaïté de Jésus, mais leur reproche, en usant d’une argumentation absente de la première rédaction, de chercher à dissoudre cette judaïté dans une essence du christianisme restituée selon l’arbitraire de l’exégète, alors qu’il s’agit d’un processus historique lent et progressif. u. Toute cette polémique antiprotestante est plus développée dans la seconde rédaction. Loisy entend montrer que l’Église catholique possède elle-même un regard critique sur son propre développement. Elle admet de retoucher les expressions dogmatiques et adapte sa discipline aux nécessités de chaque époque. Ainsi l’Église catholique ignore la fixité, même si son comportement autoritaire donne parfois l’impression du contraire. D’ailleurs, la comparaison avec l’Église grecque plaide en faveur de son aptitude au changement. En fin de compte, les objections protestantes sur les « variations » de l’Église catholique glissent sur la conception « évolutionniste » de Loisy. v. Autog. et dact. om. : un. w. Autog. et dact. om. : observer, ajouté dans dact. par une main inconnue (Canet ?). x. Loisy introduit dans ce paragraphe une réflexion absente de la première rédaction sur le type de développement considéré par Newman. Il s’agit seulement, dans An Essay on the development of christian doctrine, du développement dogmatique, mais celui-ci n’est pour Loisy que le troisième moment de tout développement ; avant la claire définition d’un dogme, se place « le moment réel du développement » (celui qui se produit dans la communauté ecclésiale), puis son moment « théologique » (ce sont les moments 1 et 2). y. Dans la seconde rédaction, Loisy étend sa réflexion sur le caractère « hypothétique » de la théorie du développement. Celle-ci est véritablement nouvelle, chez Newman, par rapport à la définition de la tradition bien établie depuis Vincent de Lérins (la tradition se constate à partir de la perpétuité et de l’unanimité de la foi, elle est ce que l’Église a cru toujours et partout). En théologie comme dans les autres sciences, l’innovation suppose des hypothèses dont l’intégration au corps de la doctrine théologique se fait progressivement. Dans la seconde rédaction, Loisy illustre son propos par des exemples. Ce passage sur le développement se trouvait, dans la première rédaction, au début de la section IV : ici, il est déplacé vers la fin. z. Toute la fin de la section IV porte sur le caractère « orthodoxe » de la théorie du développement. Dans la seconde rédaction, la référence à Newman est plus discrète que dans la première : dans celle-ci, Newman affirmait que le principe de l’identité du dépôt révélé à lui-même à travers les siècles (étant reconnu le passage de l’implicite à l’explicite) est un principe théologique, qui fonctionne comme le symbole de la continuité vivante de la Tradition à travers les âges, mais que ce n’est pas une conclusion établie par la science historique. Le terme de « symbole » disparaît dans la seconde rédaction. Cependant, celleci insiste sur les limites de la théologie de la tradition chez Vincent de Lérins (mort vers 450), qui détermine le contenu de la foi comme ce qui a été cru toujours et partout. Et elle indique l’œuvre de Joseph de Maistre (1753-1821) et celle de Jean-Adam Moehler (17961838) comme les premiers témoignages de la recherche catholique sur le développement. Sur les notes A. Loisy avait écrit par erreur Sabatier. B. On relèvera que, dans la marge du manuscrit de la première rédaction, Loisy note qu’il cite la deuxième édition de l’Essay, parue en 1846 et que, donc, il a lu Newman dans le texte anglais. La première traduction française, due à Jules Gondon, journaliste catholique, date de 1848 et porte comme titre Histoire du développement de la doctrine chrétienne.
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/[fol. 114] CHAPITRE II RELIGION ET RÉVÉLATION
S’il fallait en croire les critiques, relativement modérés, à qui nous devons les derniers travaux les plus importants sur l’histoire des dogmes chrétiens et de la philosophie de la religion, c’est dans le sentiment religieux que la religion consisterait essentiellement, et la vraie religion serait le sentiment religieux pur, tel que l’a éprouvé Jésus, tel que ses disciples peuvent l’expérimenter après lui, à son exemple. Ainsi entendue, la religion ne se distingue pas de la révélation ; car la révélation n’est pas conçue comme une manifestation de vérités saisies par l’intelligence ; c’est le sens même du divin, le sentiment religieux considéré par rapport à son objet qui est Dieu ; vu dans le sujet, ce sentiment s’appelle religion, et si l’on regarde son contenu, révélation. {On exclut de la définition ce que le mot signifie par lui-même et dans l’usage commun : la communication d’une vérité ; en matière de religion la communication surnaturelle de vérités concernant le salut. /[fol. 115] Peut-être eût-on bien fait, pour éviter une équivoque, de laisser le mot de révélation aux théologiens qui attribuent encore une portée spéciale à l’antique vocable et qui ont acquis sur lui un droit imprescriptible. La confusion est d’autant plus fâcheuse que religion et révélation sont des notions distinctes, réelles toutes les deux, étroitement associées d’ailleurs puisque toute religion positive est, de manière ou d’autre une révélation, mais une révélation dont l’objet est déterminé, ce qui n’est pas seulement l’impression du divin sur l’âme humaine.}(a) /[fol. 116] I. [Nécessité du rite] Il paraît plus facile de définir la révélation que la religion ; mais c’est par la religion qu’on doit commencer puisque, pour le commun des mortels, qui dit révélation religieuse dit religion révélée. Qu’est-ce donc que la religion ? « C’est, nous dit M. Sabatier1, un rapport conscient et voulu dans lequel l’âme en détresse entre avec la puissance mystérieuse dont elle sent qu’elle dépend et que dépend sa destinée. Ce commerce avec Dieu se réalise par la prière ». La définition n’est pas prise de l’histoire ni de la réalité actuelle des religions ; c’est une définition de leur
1. Op. cit., 24.
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Alfred Loisy origine psychologique, dont on fait la définition de la religion même et qu’on présente comme le type idéal auquel doit se ramener et se réduire toute religion. Elle dit, à la vérité, ce qu’est essentiellement la religion pour l’individu ; mais en le disant, elle résout, avant même de l’aborder, une question très importante en ellemême et que ni l’histoire ni la psychologie des religions ne permettent de négliger, à savoir si la religion est quelque chose de purement individuel /[fol. 117] et de subjectif, et si elle n’est pas en même temps quelque chose d’objectif et de réel en dehors du sujet religieux. Une pareille question n’est pas à trancher a priori ou au nom de la seule expérience personnelle. L’expérience des siècles a aussi le droit de se faire entendre, et le témoignage universel de l’humanité dans tous les temps est recevable en un débat qui intéresse tous les hommes. Aucune religion ne s’étant réalisée encore sous une forme purement spirituelle et personnelle, on ne peut s’empêcher de contester aux nouveaux apôtres du christianisme individualiste le droit de fixer le sens du mot religion et de définir à leur guise une chose que le monde connaît depuis si longtemps. À toute époque et en tout lieu l’idée de religion s’applique directement au culte de la Divinité compris dans son acception la plus étendue, et non seulement condensé dans la prière intérieure, le « mouvement de l’âme se mettant en contact avec la puissance mystérieuse dont elle sent la présence, même avant de pouvoir lui donner un nom ». On peut dire que dans le cas « où cette prière fait défaut, il n’y a pas de religion véritable » dans l’individu, nonobstant l’hommage apparent qui serait rendu à Dieu par des formules déprécatoires ou des cérémonies extérieures ; mais, si l’on garde la signification ordinaire des mots et si l’on respecte la nature des choses, on ne soutiendra pas que « partout où cette prière surgit et remue l’âme, /[fol. 118] même dans l’absence de toute forme et de toute doctrine arrêtée, la religion est vivante »2. Avant d’admettre cette dernière assertion, on aurait besoin de savoir si la religion s’est jamais réalisée sans aucune forme, et sans idée déterminée sur l’être adoré. Le mouvement de l’âme qu’on présente comme le tout de la religion ne peut être que son principe dans l’individu et sa racine psychologique dans l’humanité. Mais la religion est plutôt la manifestation réelle de ce mouvement, l’expression censée convenable et obligatoire pour tous les individus humains du sentiment identique qu’ils doivent éprouver tous à l’égard de Dieu. Car les hommes ont toujours regardé la religion comme quelque chose d’objectif et de collectif, le moyen par lequel un groupe humain ou l’humanité entière pouvait communiquer avec la Divinité, recourir utilement à sa protection et recevoir son appui. Le lien qui rattache la Divinité à ses adorateurs et qui associe ces derniers entre eux dans la communion du même Dieu est spirituel et invisible, bien qu’on s’en fasse parfois des idées assez matérielles ; mais si pure qu’en soit l’idée, on ne la garde jamais sans expression sensible, sans des symboles qu’on ne tient pas pour de simples signes, sans rites qui portent pour ainsi dire et qui effectuent la communion qu’ils signifient. Nos modernes psychologues peuvent trouver trop grossière cette façon /[fol. 119] d’entendre la religion. C’est celle qui se rencontre dans toutes les religions, même dans le luthéranisme et le calvinisme officiels. Ce que les nouveaux docteurs appellent religion n’est donc pas ce que la pauvre humanité a jusqu’à présent entendu par là, et ils auraient bien dû inventer un mot nouveau pour une chose nouvelle, ce qu’ils regardent comme la religion de l’avenir, et qui n’est
2. Loc. cit.
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Religion et révélation pas même leur religion maintenant, puisqu’ils appartiennent officiellement à un culte qui n’est pas la religion pure et ne veut pas s’y laisser ramener. [Autres éléments communautaires : les croyances et la morale.] La religion telle qu’elle existe et a toujours existé ne se conçoit pas sans rites religieux par lesquels est censée créée, développée et entretenue entre les adeptes d’un même culte une vie religieuse commune. Là est le trait essentiel de toute religion. Mais il y a encore d’autres éléments qu’on ne peut regarder comme accessoires, bien qu’ils soient plus variables que les rites dans leurs manifestations ou que du moins ils ne se rencontrent pas au même degré dans toutes les religions et dans toutes les phases du développement d’une même religion : ce sont les croyances et la morale religieuses. Le culte a toujours un objet. L’homme ne se recommande pas à une puissance dont son esprit ne se forme aucune idée. Il ne croit pas non plus que la protection divine lui soit accordée sans qu’il en résulte pour lui quelque /[fol. 120] obligation, ni que sa manière d’être et d’agir dans la pratique ordinaire de la vie n’importe aucunement à ses relations avec la Divinité. La doctrine et la morale religieuses peuvent différer d’une religion à l’autre, elles peuvent ne pas rester et elles ne restent pas sans changement dans la même religion, il n’en est pas moins vrai que nulle religion n’existe sans idées religieuses et sans devoirs religieux. Dans l’ordre logique, sinon dans l’ordre réel, l’idée religieuse précède le sentiment religieux, et tous les deux précèdent le reste ; le devoir religieux résulte en fait de l’idée du sentiment et du rite. La religion prise dans son ensemble, comme fait historique et humain est le culte rendu par l’homme à la Divinité ; ce culte est l’expression de tous ses sentiments religieux, et aussi de sa croyance ; il est censé mettre l’homme en communication avec le monde divin, et il donne à sa vie morale un principe, une règle, un appui et un but. Ainsi entendue et abstraction faite des formes particulières, plus ou moins défectueuses, qu’elle a revêtues en dehors du monothéisme israélite et du christianisme, la religion n’est pas une manifestation inférieure ou une conception de la religion pure que les protestants libéraux ont récemment découverte. Sans doute la religion est fondée sur le sentiment de la dépendance où l’homme se trouve à l’égard de Dieu et sur la confiance qu’il prend en celui-là même dont il dépend. Mais de même que la science est /[fol. 121] fondée sur le sentiment de curiosité qu’éveille dans l’homme la perception des objets et sur la méfiance qu’il prend dans leur réalité, et que la science néanmoins ne consiste pas dans la faculté de connaître et le désir de connaître avec certitude, pas même dans la notion générale du vrai et l’adhésion de l’esprit à cette notion ; de même que la vertu est fondée sur le sentiment du bien moral et de la faculté de le vouloir, et que la vertu cependant ne consiste pas dans le simple discernement et le pouvoir du bien, pas même dans la notion générale du devoir et la volonté générale de s’y conformer ; ainsi la religion est fondée sur le sentiment religieux et ne consiste pas dans ce sentiment, pas même dans la disposition générale de soumission et de confiance à l’égard de la Divinité. Comme la science consiste essentiellement dans la connaissance des choses et la vertu dans l’accomplissement du bien, la religion consiste dans le divin réalisé. Cette réalisation sera incomplète, relative, symbolique. Mais la science aussi est incomplète, relative, symbolique, et on n’essaie pas pour cela de la ramener à son principe psychologique et individuel. Faire table rase de nos données, sous prétexte que le principe seul a une valeur absolue, serait considéré à bon droit comme absurde, et obliger chaque individu à reconstruire pour son usage 89
Alfred Loisy personnel tout l’édifice de la science dont il peut avoir besoin serait condamner la science elle- /[fol. 122] même à une destruction rapide, bien loin d’en favoriser le progrès. La vertu humaine est incomplète comme la science, relative et perfectible comme elle ; on ne se soucie pourtant pas de l’enfermer dans le seul pouvoir et le goût du bien. Supprimer la morale, en alléguant que chacun la porte tout entière en soi ne sera jamais qu’une utopie dangereuse, et attendre de chacun qu’il trouve en lui-même et par lui-même la règle pratique de tous ses devoirs, serait condamner l’humanité à la barbarie. La science vit dans ses résultats incomplets. La morale vit dans l’action vertueuse, toujours en deçà de l’idéal qu’elle poursuit. La science ne réalise pas la vérité absolue ; l’action morale ne réalise pas le bien absolu. La science et la vertu n’en subsistent pas moins comme quelque chose de réel, entre les facultés humaines qui les produisent et l’objet infini qu’elles s’efforcent d’atteindre. Bien que la science et la vertu ne subsistent vivantes que dans les individus, la tradition de l’une et de l’autre s’établit et se maintient en dehors des individus qui y participent, si on les prend chacun à part, et il est sûr que la science et la vertu des individus ne s’élèveraient pas beaucoup au-dessus de rien sans le secours de cette tradition qu’ils se sont appropriée, qui a une sorte d’existence impersonnelle dans ses formules et dans ses règles, dans le niveau commun de culture intellectuelle et morale, et qui est exploitée au profit de tous par l’enseignement et /[fol. 123] l’éducation. De même que la science ne peut exister ni subsister sans formules qui demeurent sous la sauvegarde des savants, ni la morale sans préceptes qui se conservent par les gens de bien, la religion ne peut exister ni subsister sans croyances et sans rites traditionnels entretenus par les hommes pieux. {Elle est quelque chose de réel et de consistant entre le sens du divin dans l’homme et le Dieu que l’homme ne saurait embrasser.} (b) [Le rite au-delà de sa fonction sociale.] La nécessité du symbole comme expression des croyances et du culte religieux est fondée sur la nature des choses, sur la nature de l’homme et sur celle de Dieu. Pour comprendre que des savants qui ne sont pas irréligieux aient pu se représenter la religion comme étant complète et réalisée dans l’individu, en dehors de toute croyance positive et de toute manifestation extérieure, on a besoin de se rappeler la puissance du préjugé rationaliste contre tout ce qui n’est pas objet de science et de démonstration scientifique, et la puissance du préjugé protestant contre le culte extérieur, préjugés qui sont condamnés l’un par la saine philosophie, l’autre par l’expérience religieuse de tous les temps. Même ces contempteurs des symboles et des rites ne peuvent se passer de symboles et de rites. Ils feront leurs symboles aussi abstraits, leurs rites aussi froids que possible. Ils auront réussi à en diminuer l’efficacité religieuse ; ils ne pourraient les supprimer entiè- /[fol. 124] rement sans supprimer toute religion. « La piété, écrit M. Sabatier, n’est consciente pour nous et discernable pour les autres qu’incarnée dans son expression ou image intellectuelle. Une religion sans doctrine, une piété sans pensée, un sentiment sans expression sont choses essentiellement contradictoires. Il est aussi vain de vouloir saisir la piété pure que de chercher en philosophie à définir la chose en soi… Fait social et universel autant et plus qu’individuel, c’est dans la vie sociale de l’espèce, dans les sociétés religieuses organisées, dans les institutions, le culte en commun, la liturgie, les règles de foi et de discipline, que la religion réalise son principe fondamental, manifeste son âme intérieure et développe toute sa puis-
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Religion et révélation sance »3. On ne saurait mieux dire ni faire plus évidemment ressortir l’insuffisance d’une définition de la religion comme celle que M. Sabatier lui-même a donnée, où il n’entre rien de ses éléments réels et permanents, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle est encore dans le monde, croyance et culte, hommage rendu à Dieu par la société humaine et non seulement par les individus humains. Se serait-on abstenu de mettre la croyance dans la religion pour n’être pas gêné par les dogmes, et de mentionner d’abord son caractère essentiellement social pour éliminer plus sûrement l’Église ? /[fol. 125] On doit au contraire insister sur ce caractère social de la religion, d’où elle tient sa force et sa durée. L’homme n’a pas seulement la conscience de dépendre de Dieu comme individu ; il a conscience de dépendre de lui aussi comme membre de la société humaine et avec la société humaine dont il fait partie. Ce sont tous les hommes qui dépendent de Dieu, au même titre et collectivement, non pas l’individu abstrait de sa vie réelle et concentrée dans le secret le plus intime de son cœur, mais l’homme tel qu’il vit, dans ses rapports avec sa famille et le groupe social auquel il appartient. Si toutes les religions se présentent à nous sous une forme sociale, c’est en vertu d’une logique profonde et d’autant plus significative pour l’historien et le philosophe qu’elle n’a pas été réfléchie. La raison et l’histoire nous obligent à placer le caractère d’institution sociale dans la définition de la religion. La forme de l’institution a varié, comme les croyances et les rites, et avec les croyances et les rites, d’une religion à l’autre, et dans le développement historique de la même religion ; mais toute religion, même la plus imparfaite a eu le caractère d’une institution religieuse. Les cultes les plus grossiers paraissent n’avoir que des rites traditionnels, tant la croyance, la forme intellectuelle de la religion sera pour nous rudimentaire et vague ; mais encore auront-ils cet /[fol. 126] élément fini du rite commun, efficace et indispensable. Dans la plupart des religions anciennes le rite n’a pas cessé de l’emporter sur la croyance et d’être l’élément le plus consistant de la tradition religieuse ; toutefois, à mesure que la civilisation a grandi, les mythes qui se rattachaient plus ou moins directement à la liturgie sacrée ont pris une forme plus arrêtée et ont pu devenir ensuite un thème d’interprétations philosophiques. Les sacerdoces étaient gardiens de la tradition religieuse, et il est permis de dire que la tradition même est un élément indispensable de la religion. La légitimité de la tradition religieuse est fondée sur son caractère social ; les ancêtres ont dû être avec les dieux dans le même rapport que les hommes d’aujourd’hui, et la société religieuse qu’ils ont formée, outre qu’elle n’est pas entièrement dissoute par la mort en ce qui les concerne, se perpétue dans leurs descendants. {Cette simple description de la religion, car il ne s’agit pas d’une définition proprement dite, suffit à en établir le caractère humain, réel, éternel. Il est évident que la religion n’est pas un système de coutumes superstitieuses inventées par les prêtres ou les premiers chefs de peuple pour affermir leur autorité sur les masses ignorantes. L’antiquité a connu des religions sans sacerdoce spécial. Dès les temps les plus reculés on voit les chefs de famille, les chefs de tribus, les rois présider aux actes essentiels /[fol. 127] du culte par une sorte de désignation naturelle où la fraude n’a rien à voir. Le rôle plus ou moins louche du magicien n’est pas à confondre avec celui du prêtre, et là même où il semble que le prêtre soit un magicien, on peut dire qu’il a été la première dupe de ses enchantements. Les
3. Op. cit., 404, 405.
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Alfred Loisy formes les plus anciennement attestées de la religion, le culte des esprits, le culte des ancêtres, le fétichisme, ne s’expliquent par le mensonge de personne mais par l’ignorante simplicité de tous. On était incapable de se représenter plus dignement le dieu dont on ne pouvait se passer. La tradition donnait bientôt un caractère sacré aux pratiques les plus singulières et rendait la fraude même inconsciente. « Ce n’est pas le sacerdoce qui explique la religion, c’est la religion qui explique le sacerdoce »4. La raison d’être du sacerdoce tient au caractère social de la religion. L’application exclusive de certaines familles ou d’une caste aux fonctions religieuses, qui constitue le sacerdoce, suppose un assez grand développement de la vie sociale et de la civilisation. En général, elle paraît avoir été beaucoup moins le fait des corporations sacerdotales qui se seraient imposées par la ruse à certains groupes humains pour les exploiter, que celui des sociétés elles-mêmes qui se déchargeaient du devoir religieux commun, c’est-à-dire du culte public, sur un certain nombre de personnes qui avaient la responsa- /[fol. 128] bilité en même temps que l’honneur et le profit de leur délégation. Dans certains cas elle a pu résulter de ce que le culte particulier d’une tribu étant devenu, pour une cause ou pour une autre, celui de plusieurs qui ne l’avaient pas connu d’abord, la première a constitué en fait et en droit une sorte de caste sacerdotale par rapport aux dernières, et c’est ainsi que l’on a voulu expliquer historiquement le privilège des lévites pour le service de Iahvé.} [L’aspiration au salut.] La religion n’est pas non plus une explication enfantine du monde. Toutes les religions, quelles qu’elles soient, sont autre chose que des théories spéculatives et des hypothèses cosmologiques. {Il n’y aurait d’exception à faire que pour le système philosophique de la religion naturelle, qui n’est pas une religion.} (c) Les religions qui ont existé ou qui existent sont avant tout des cultes, et les cosmogonies ne sont que des essais relativement récents pour expliquer le monde par les dieux. Soit que l’on interroge l’histoire, soit que l’on s’adresse à la conscience des hommes religieux de nos jours, on trouvera que l’homme sent Dieu pour ainsi dire avant de le penser, qu’il l’a craint presque avant de le concevoir. Dieu n’a pas commencé par être l’explication de la nature ; il est la force cachée dans la nature, devant laquelle l’homme se sent impuissant et désarmé, et à laquelle pourtant, par un mouvement spontané de son être il éprouve le besoin de se confier. L’homme n’a pas cru aux /[fol. 129] esprits de l’orage et des eaux pour se rendre compte à lui-même de la foudre, des tempêtes et du mouvement des flots ; il a conçu une crainte et une espérance devant l’esprit que le phénomène lui annonçait. Ainsi la religion n’est pas sortie de l’intelligence mais du cœur de l’homme, ou du sentiment de sa faiblesse devant la force(d) des choses. « La question que l’homme se pose dans la religion n’est jamais qu’une question de salut, et s’il semble parfois y poursuivre l’énigme de l’univers, ce n’est que pour poursuivre l’énigme de sa vie »5. Encore n’est-ce pas même une question, puisque la réponse s’est faite comme d’elle-même et sans que le problème se soit posé nettement devant l’intelligence comme pouvant comporter plusieurs solutions. La religion sort d’un accablement et d’une aspiration qu’on peut appeler infinis. Bien que très diversement sentis dans l’âme des hommes cet
4. Sabatier, op. cit., 8. 5. Sabatier, op. cit., 13.
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Religion et révélation accablement et cette aspiration sont inséparables pourtant de la nature humaine et, sans être toute la religion, ils en constituent la base psychologique. En supposant derrière tous les phénomènes naturels une volonté spirituelle, l’homme primitif ne se trompait pas plus que tous ceux qui ont admis et qui admettent l’existence d’une cause suprême de l’univers, qui la conçoivent intelligente et libre, qui ne voient pas la possibilité d’une série continue d’effets contingents sans une cause première et néces- /[fol. 130] saire, ni celle d’un mouvement sans point de départ et sans but, ni celle d’un monde sans raison d’être et marchant fatalement vers une fin déterminée par le hasard. Il se trompait lorsqu’il attribuait à chaque phénomène une cause distincte, un esprit qui était le phénomène personnifié. Son erreur n’était pas la racine dernière de sa foi et le sentiment qu’il éprouvait pour son dieu ne résultait pas de l’idée qu’il se faisait de l’esprit. On n’en sera pas surpris si l’on veut bien observer que les raisonnements sur la nécessité d’une cause première ne sont pas non plus le fondement réel de la foi chez les croyants de nos jours, que nos conceptions métaphysiques ne sont pas la source directe de notre piété, que notre idée de Dieu, pour absolue qu’elle nous semble, ne laisse pas d’être un anthropomorphisme grandiose, que le vrai Dieu est le Dieu vivant, tout-puissant et saint, devant qui l’homme a conscience de son néant et de sa misère, en qui il se réfugie comme en la source de tout ce qui lui manque. Le Dieu de la religion n’a pas tant changé que les idées par lesquelles l’intelligence humaine s’est efforcée de se le représenter. Le caractère universel et profondément humain de la religion est la meilleure preuve de sa réalité substantielle et de son éternelle vérité. La religion est quelque chose d’aussi essentiel à l’homme que la raison et le sentiment du devoir. Peu importe qu’il y ait eu des religions imparfaites et quelques hommes irréligieux, que toutes les reli- /[fol. 131] gions même aient fourni aux hommes l’occasion de mille abus. L’homme est intelligent depuis qu’il est homme, et il est tombé, il tombe chaque jour dans des erreurs aussi nombreuses que les étoiles du ciel et les sables de la mer : s’ensuit-il que la vérité n’existe pas et que l’homme ne peut la connaître ? L’existence des sots ne prouve rien contre la réalité de la raison, car s’il n’y avait pas de raison, il n’y aurait pas non plus de sots. Depuis le commencement, l’homme est capable de moralité et de vertu, et depuis le commencement l’homme est pécheur : s’ensuit-il que la vertu ne soit qu’un mot, ou bien que l’homme soit à jamais et absolument incapable d’y atteindre ? L’existence des pécheurs ne prouve rien contre la réalité de la morale, car s’il n’y avait pas de morale, il n’y aurait pas de pécheurs. Les fausses religions sont dans leur ordre ce que sont les erreurs séculaires dans l’ordre intellectuel, et ce que sont dans l’ordre moral les vices héréditaires. {Les athées qui le sont vraiment ne forment qu’une exception dans l’humanité : ce sont surtout les sceptiques railleurs qui se moquent de tout et d’eux-mêmes. On peut les compter. Si cette exception prouvait quelque chose contre la religion, elle prouverait de même contre la raison et contre la morale. Ces esprits délicats ont cru se mettre au-dessus de la raison, de la morale et de la religion, mais ils n’ont réussi qu’à se mettre en dehors /[fol. 132] d’elles et de l’humanité. L’athéisme grossier, violent et tapageur dont notre temps fournit plusieurs exemples est fait pour moitié du désir que Dieu ne soit pas, et pour moitié de la crainte qu’il n’existe réellement.}(e) À quelques-uns peut s’appliquer la
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Alfred Loisy réflexion de M. Sabatier6 : « Un homme qui se dit athée ne l’est jamais qu’à l’égard du dieu des autres ». C’est en effet telle idée de Dieu que l’athée rejette le plus souvent, la confondant avec son objet même qu’il croit renier et qu’il ne connaît pas. Mais M. Sabatier ouvre trop largement les portes de son Église en y faisant entrer comme amies de Dieu toutes les âmes généreuses qui cherchent la Justice, tous les savants qui cherchent la Vérité, tous les artistes qui adorent la Beauté. {Il ne suffit pas de mettre des majuscules aux abstractions pour qu’elles soient identifiées à Dieu, ni d’avoir un idéal pour être dans la religion.} (f) Tout ce qu’on peut dire de mieux en faveur de ceux qui n’ont pas d’autre culte que celui de la justice, de la vérité et de la beauté, c’est qu’ils tendent au royaume des cieux, comme les païens, les idolâtres, quelquefois en y tournant le dos. Pour y entrer il faut avoir éprouvé la grande terreur et la grande espérance. En dépit de ces exceptions, l’on peut dire que tous les hommes sont religieux, et qu’ils ne sont pas tels par un effort particulier de leur raison ; car, si cet effort était indispensable, ce sont les hommes religieux qui se- /[fol. 133] raient l’exception. Les hommes sont donc religieux parce qu’ils ont en eux l’instinct de la religion, comme un respect inné de Dieu et un besoin profond de se confier en lui. {Cet instinct religieux n’est pas une faculté isolée, sans rapport avec les plus hautes puissances de notre nature ; il se lie étroitement à la raison et à la conscience morale. En tant que faculté, notre intelligence est le besoin et le pouvoir que nous avons de connaître les choses et la raison des choses, en remontant aux causes prochaines et éloignées de nos impressions. Ce besoin et ce pouvoir ne sont jamais satisfaits entièrement ; ils ne peuvent l’être, parce que, à mesure qu’ils s’aiguisent et qu’ils se contrôlent eux-mêmes dans leur exercice, il devient évident qu’ils ne saisissent directement que l’ombre des choses, l’image du réel, la relation spéciale où l’homme intelligent se trouve à l’égard de l’univers, et qu’il y a au fond de tout l’Infini, le réel et le vrai absolus qui leur échappent. Par ce chemin, la raison conduit à Dieu comme au mystère qui explique tout, à l’incompréhensible par lequel se justifie toute connaissance ; on peut même dire qu’elle le cherche et le demande ; mais elle le cherche d’abord sans le savoir, elle le demande sans le vouloir. L’homme a le sens et la faculté du bien ; mais l’appétit du bien n’est pas plus satisfait en lui que l’appétit du vrai, et notre volonté ne laisse pas d’être, à l’usage, /[fol. 134] encore plus faible que notre raison : le bien nous attire et il nous dépasse, il nous juge même et il nous condamne, comme si nous pouvions bien le vouloir, mais non le réaliser, comme si la perfection reculait ses limites à proportion des efforts que nous faisons pour l’atteindre, notre activité se dépensant à la poursuivre sans l’embrasser jamais. Par cette voie encore la conscience mène à Dieu comme à la perfection inaccessible et pourtant communicable, comme à la justice qui commande, au bien qui ravit, sans s’abandonner ; on peut dire qu’elle aussi cherche Dieu et le demande, le cherche comme règle et comme appui, le demande comme récompense. Mais chercher n’est pas trouver, demander n’est pas posséder. Ce qui jette l’homme aux pieds de Dieu, ce qui décide l’intelligence à le voir et la conscience à l’invoquer, c’est le sentiment de son indigence qui réclame un soutien, un protecteur tout-puissant, et qui s’empresse vers lui avant de le connaître, qui déjà, l’affirme sans le nommer. Ce sentiment, c’est-à-dire la faculté religieuse vient au secours de l’intelligence et de la conscience, et par le mouvement conjoint de
6. Op. cit., 28.
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Religion et révélation ces trois puissances, qui sont les trois formes de sa vie spirituelle, l’homme atteint Dieu. La religion perfectionne le sens religieux de l’homme comme la science perfectionne son intelligence et la vertu sa volonté, c’est-à-dire qu’elle ne le perfectionne pas en /[fol. 135] le comblant, mais en l’excitant et en l’élevant de plus en plus vers l’objet suprême qui ne cesse de se dérober à une étreinte définitive. Ainsi l’âme humaine tout entière tend vers Dieu, vérité absolue, justice parfaite, bonté toute puissante, réalité infinie. Nier Dieu et la religion c’est nier l’homme, c’est en faire un contresens vivant, je ne sais quel désir immense tendu sur le vide. Puisque l’homme désire à l’infini la vérité, la justice et la vie, c’est qu’elles existent à l’infini en Dieu, et que l’homme atteint réellement Dieu par la religion comme il tend réellement à Dieu par la raison et la conscience. Dieu est le postulat nécessaire de l’activité humaine, pour la raison comme cause première et vérité absolue, pour la conscience comme maître et juge suprême, pour le sens religieux comme protecteur souverain. Si Dieu n’est pas, si la religion est un rêve, l’homme est une chimère.}(g) Mais si la religion est une réalité, ses symboles ne sont pas vides et ses rites ne sont pas impuissants. Il est vrai que les formules religieuses ne sont pas plus la religion que les formules scientifiques ne sont la science. Cependant les formules scientifiques contiennent la science et la transmettent ; de même les symboles religieux contiennent la foi et la perpétuent. On peut corriger et améliorer ces symboles, comme on peut aussi les altérer, jamais s’en passer. Ils ne sont pas Dieu, c’est-à-dire la vérité absolue, mais ils le figurent et le représentent ; on ne / [fol. 136] peut le figurer et le représenter que par eux. Ils sont le relatif à travers lequel nous entrevoyons l’impénétrable éternel. Les rites ne sont pas non plus la religion, mais ils contiennent aussi d’une certaine façon la vie religieuse et ils la communiquent. Leur efficacité, sans doute, est en rapport avec le sens qui s’y attache ; mais l’homme ne peut pas plus se passer de rites religieux qu’il ne peut s’empêcher d’y attacher un sens. Quel que soit leur mode d’action, il est sûr que dans toutes les religions ces rites agissent et que, sans être la vie religieuse, ils l’entretiennent ; sans être Dieu même, ils le font sentir et le donnent. Et pareillement les institutions qui protègent la religion, les diverses formes que prend la tradition religieuse ne sont pas la religion, mais elles participent à sa réalité divine et à sa nécessité dans la mesure où elles garantissent sa conservation, sa propagation et son progrès parmi les hommes. /[fol. 137] II. [Place des notions intellectuelles dans la religion] On entend généralement par révélation « une communication une fois faite de doctrines immuables et qu’il n’y aurait qu’à retenir »7. Telle est en effet la conception vulgaire, que les critiques combattent, en supposant qu’elle est tout à fait et nécessairement celle de la tradition catholique. La notion vulgaire est si bien ancrée dans la plupart des esprits que la supposition des critiques n’a pas été sérieusement contestée. Sur cent théologiens orthodoxes qui liraient la définition de la révélation que M. Sabatier présente à la fois comme traditionnelle et insoutenable, il y en
7. Sabatier, op. cit., 34.
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Alfred Loisy aurait quatre-vingt-dix-neuf qui, avant réflexion, la maintiendraient comme traditionnelle et vraie. Il semble néanmoins qu’après un examen attentif de la question, beaucoup moins simple qu’on ne le croit d’ordinaire, la définition censée traditionnelle n’apparaît plus comme une définition, mais comme le symbole d’un fait très complexe dont elle ne contient pas l’analyse réelle, et que la définition qu’on veut lui opposer comme étant la seule réelle et vraie ne lui est pas absolument contraire. D’après M. Sabatier, la révélation consisterait dans « la création, l’épuration et la clarté progressive de la conscience de Dieu dans l’homme individuel et dans l’humanité »8. N’y a-t-il pas un /[fol. 138] autre symbole qui, au lieu de figurer la révélation dans son objet et son terme, la représente dans le sujet, c’està-dire dans son origine psychologique et dans son développement historique ? La distance d’un symbole à l’autre n’est pas aussi grande que l’admettent leurs tenants respectifs ; tous deux sont vrais à leur manière et n’ont guère d’autre défaut que d’être incomplets. Nous sommes si bien accoutumés à considérer la foi objectivement, comme une doctrine rigoureusement formulée et divinement obligatoire, que nous ne concevons pas sans peine l’idée d’une religion sans dogme précis, ni d’une révélation sans symbole officiel. {Les habitudes d’esprit qui nous viennent de la scolastique sont à corriger sur ce point par les données de l’histoire.}(h) Si un symbole immuable de foi est essentiel à la religion, le christianisme seul, avec son symbole traditionnel aura chance d’être une religion, pourvu encore que l’on n’entende pas l’immutabilité du symbole en un sens trop matériel. Car si une certaine forme de croyance est nécessaire à toute religion, l’immutabilité du symbole est exclue de toute religion comme irréalisable et contraire à la nature de l’homme en qui se fait la religion. Les anciens cultes païens ont eu des doctrines religieuses, mais non des dogmes absolus ni des confessions de foi obligatoires ; et sans doute ils ne pouvaient pas en avoir, manquant d’une philosophie générale dont ils pussent appliquer les notions à la religion. Le monothéisme israélite /[fol. 139] et même le christianisme primitif n’ont pas eu de symbole doctrinal si l’on entend par là une série d’articles de foi, définis comme thème d’enseignement et expression réglementaire de la croyance. En parcourant les écrits des prophètes, nous trouvons qu’ils ont cru et enseigné que Iahvé, le dieu d’Israël était le seul Dieu, et qu’ils ont annoncé le règne futur de Iahvé. Pour traduire cet enseignement dans un formulaire approprié à notre point de vue moderne, nous rédigerons un symbole en trois articles : Iahvé seul est Dieu ; Iahvé-Dieu est le Dieu d’Israël ; Iahvé-Dieu sauvera Israël et sera glorifié en lui. Mais si les deux premiers points sont clairement affirmés dans la Bible, l’expression du troisième demeure variable, et ni Moïse ni les prophètes qui sont venus après lui n’ont eu l’idée d’un abrégé doctrinal qui aurait servi de règle à la foi. Le devoir de la foi est censé n’avoir pas besoin de preuve ; la doctrine elle-même est jugée assez claire pour la foi ; le seul article impératif que présente l’enseignement des prophètes n’est pas un énoncé dogmatique, mais un précepte moral ; il faut servir Iahvé-Dieu, le Dieu de l’univers, qui est notre Dieu. Aujourd’hui encore, le judaïsme se passe de symbole et ne laisse pas d’être une religion. Le symbole des apôtres ne doit pas nous faire illusion sur l’état doctrinal du christianisme primitif. Ce symbole contient véritablement les principales croyances de l’âge apostolique un peu prolongé ; comme formule fixe, il /[fol. 140] ne remonte pas plus haut que
8. Op. cit., 35.
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Religion et révélation le commencement du second siècle. Bien que le travail de réflexion d’où sortira le dogme christologique soit ébauché dans le Nouveau Testament, on n’y trouve nulle part l’exposé didactique des vérités essentielles qu’il faut croire pour être chrétien. Les juifs, qui déjà croient en Dieu, sont baptisés au nom de Jésus-Christ Fils de Dieu, quand ils l’ont reconnu en cette qualité. Les païens doivent d’abord confesser le Père, le Dieu unique, par qui tout a été fait, et comme le don de l’Esprit Saint accompagnait le baptême, on ne tarda pas à baptiser tous les convertis au nom du Père, du Fils et de l’Esprit. On aurait tort de penser que cette profession de foi baptismale fût expressément conçue comme une adhésion de l’esprit à trois thèses de doctrine, à savoir la création du monde par le Père, le salut des hommes par le Fils, la sanctification de l’Église par l’Esprit, ou bien encore à la signification théologique ultérieure de la formule, à la thèse de l’unité de Dieu en trois personnes. C’était avant tout l’assertion du don que le candidat faisait de lui-même au Dieu à qui Jésus l’avait réconcilié, à qui l’Esprit devait l’unir. La notion théologique de La Trinité n’est pas encore impliquée dans la profession de foi, bien qu’elle soit contenue en germe dans la formule. Dans la religion de Mahomet il n’y a pas non plus, à proprement parler, de symbole doctrinal. La formule : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète » n’est qu’une assertion, non une définition dogmatique /[fol. 141] de la foi. Si subtile que la distinction puisse paraître à certaines personnes, elle n’en est pas moins réelle et fondée sur ce fait capital, que la religion consiste avant toutes choses dans la foi et le recours à Dieu, non dans une théorie, aussi parfaite qu’on voudra, sur Dieu et le recours à Dieu. En tout cas, l’histoire même de la révélation nous invite à ne pas regarder comme son élément essentiel et indispensable la perception purement intellectuelle de propositions doctrinales nettement déterminées par Dieu dans l’esprit des hommes qui lui ont servi d’organes, et transmises par eux comme une leçon infaillible à laquelle rien jamais sous aucun prétexte ne devrait être changé. [L’image de Dieu dans les religions.] {Il n’en est pas moins vrai, et nous avons déjà reconnu qu’il y a dans la foi religieuse un élément intellectuel, l’image que la raison se fait du Dieu que l’âme redoute et en qui elle veut espérer. De cet élément intellectuel sortira le dogme, si la foi doit se développer dans un milieu philosophique et savant, pour que le développement intellectuel de l’homme dans l’ordre religieux soit en rapport avec son développement intellectuel dans l’ordre scientifique. La correspondance est nécessaire. On ne saurait garder une idée de Dieu qui soit contredite par la connaissance que l’on a du monde. L’idée religieuse se modifiera au contact de la science, ou bien la foi sera en péril. Elle ne sera pas absorbée /[fol. 142] par la science, elle la dominera au contraire en l’employant à ses fins, et la foi sera en sûreté. Le dogme, qui procède immédiatement de la foi sous l’influence de la science, procède médiatement de la révélation. Comme ce nom de révélation ne s’applique pas dans le langage commun à ce qui est sentiment, mais à ce qui est objet de connaissance, il convient à la religion surnaturelle et vraie, envisagée par son côté intellectuel, dans les notions qui se forment dans l’esprit de l’homme pieux, disons de l’homme inspiré, sous l’impression actuelle de Dieu. Ces notions et ces jugements simples ne se confondent nullement avec le travail purement rationnel de l’esprit sur les sujets religieux. On n’a pas le droit de les mettre en dehors de la religion dont elles sont une partie intégrante et même essentielle, puisque nulle religion ne peut s’en passer. Ces notions ne sont pas d’ordre purement rationnel, abstrait et discursif. 97
Alfred Loisy Elles ne sont pas un fruit de la seule raison, bien que la raison les reconnaisse, les approuve, les analyse, les coordonne. Partout on y a vu plus ou moins ce que nous appelons une révélation. Chose digne de remarque, toutes les religions qui ont existé sur la terre se sont données en quelque façon pour des religions révélées. Partout les dieux sont censés avoir réglé leur propre culte ; on ne s’adresse à eux que pour les avoir rencontrés sur son chemin et avoir eu connaissance de leur volonté. À ne consulter que le témoignage universel, qui /[fol. 143] garantit la nécessité et la réalité substantielle de la religion, on doit admettre que la religion est révélation. L’humanité n’a pas conscience d’avoir créé la religion, mais plutôt de l’avoir subie. Mais le témoignage est sujet à interprétation, parce que, sous la forme antique et naïve où il nous est parvenu, il ressemble à un récit d’enfants qui ont vu quelque chose et sont incapables de dire ce qu’ils ont vu autrement que par métaphores aussi vives qu’inconscientes et variées selon le génie particulier du narrateur. Cette imperfection du témoignage n’autorise pas à dépouiller toutes les religions de leur contenu doctrinal et à les ramener toutes au sentiment du divin, qui serait l’unique religion, la vraie révélation. Aucune idée religieuse ne serait révélée, parce que l’âme sent Dieu et ne le voit pas. La pensée religieuse serait comme le reflet du sentiment religieux dans l’intelligence, mais ce reflet ne serait pas divin. La psychologie des chrétiens individualistes est d’ailleurs un peu ondoyante, et leur théologie élastique. On ne voit pas clairement jusqu’à quel point Dieu y est distinct de l’âme ; celle-ci a presque l’air d’être le mouvement que fait Dieu en se révélant, à moins que Dieu ne soit l’image que l’âme contemple en se réfléchissant elle-même dans sa propre pensée. Non seulement religion et révélation seraient les deux noms du même phénomène psychologique, mais Dieu et âme seraient aussi les deux noms, inégalement grands, de la /[fol. 144] même entité spirituelle. Il faut pourtant, sous peine de renoncer en même temps à toute philosophie et à toute religion, maintenir la distinction essentielle de Dieu et de l’homme. Et cette distinction, une fois maintenue, la révélation dans son idée la plus générale, sera l’action de Dieu, immanent à l’âme, sur l’âme elle-même. L’impression des phénomènes extérieurs n’en sera que la condition normale et l’occasion indispensable. L’action divine ne consistera pas simplement dans les impressions de crainte et de confiance où se résume le sentiment religieux. Pourquoi veut-on qu’elle se tienne dans ce fond obscur de l’âme et demeure étrangère au travail de l’imagination et de l’intelligence qui résulte nécessairement de l’impression divine ? L’idée d’une telle séparation dans l’activité de nos facultés religieuses est-elle seulement concevable ? Et si, par un scrupule très légitime de logicien scolastique on a voulu trouver à la religion un fondement absolu, n’est-il pas évident qu’on a eu tort de le chercher dans l’homme, que le sentiment seul n’est pas une base plus ferme que les formes de la pensée religieuse, et que le fondement absolu de la religion ne peut pas être en quelque chose d’humain, mais en Dieu ? Si l’on admet que du fond de l’âme religieuse au contact du divin jaillit pour l’intelligence une lumière qui sera communicable à d’autres âmes, on admet que la révélation est une communication divinement faite de vérité divinement vraie, quoique toujours /[fol. 145] humainement perçue et formulée. Il n’en faut pas davantage pour sauver l’idée vraiment traditionnelle de la révélation, et il ne s’ensuivra pas que toutes les religions aient été vraies à leur heure et toutes révélées selon leur degré de perfection. Concevoir que « la révélation soit aussi universelle que la religion elle-même, qu’elle descende
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Religion et révélation aussi bas, aille aussi loin, monte aussi haut et l’accompagne toujours »9, serait nier l’erreur et l’abus en matière de religion. De ces erreurs et de ces abus Dieu ne peut être responsable, à moins que Dieu, au fond, ne soit l’homme. Soutiendra-t-on qu’il n’y a ni religions fausses ni cultes corrompus ? Autre chose est de dire : « Aucune forme de piété n’est vide, aucune religion n’est absolument fausse, aucune prière n’est vaine »10, ce qui est vrai, à condition d’être bien compris ; et autre chose est de raisonner comme si ces paroles signifiaient : « Toutes les formes de piété sont pleines, toutes les religions sont vraies, toutes les prières sont efficaces, relativement aux circonstances, aux temps et aux personnes qui les ont produites ». Ce serait l’apothéose de l’individualisme, mais c’est aussi une erreur palpable. Puisque l’on admet qu’il n’y a qu’une vraie religion et une révélation parfaite, beaucoup de religions se sont gravement écartées de ce type, non pas seulement en n’y atteignant pas, mais en altérant le type inférieur qu’elles tenaient de leur origine, en refusant de l’améliorer, en devenant un obstacle /[fol. 146] au progrès religieux de leurs adhérents. La relativité inhérente à toute réalisation humaine de vérité, de justice et de piété n’excuse pas de tels défauts. Toute religion qui cesse d’élever l’homme au-dessus de lui-même manque à sa foi, est une religion humaine et non divine, une fausse religion.}(i) Que toutes les religions aient tenu et tiennent de la révélation ce qu’elles ont de vrai, de pur, de sanctifiant, c’est ce que l’Église a toujours pensé. Les anciens Pères l’enseignaient à leur manière quand ils montraient dans les cultes païens et les doctrines religieuses de l’antiquité des contrefaçons de la révélation biblique ou des révélations incomplètes. Les apologistes modernes ont signifié la même chose par ce grand symbole de la révélation primitive, transmise d’âge en âge depuis Adam, et d’où procéderaient par voie d’altération tous les cultes païens. Les théologiens le reconnaissent aussi quand ils représentent Dieu agissant surnaturellement dans toutes les âmes depuis le commencement et fournissant à chacune les secours suffisants pour qu’elle puisse arriver au salut, et que la damnation de l’homme ne soit jamais imputable qu’à sa mauvaise volonté. Ces théories supposent dans tous les cultes la présence d’éléments sains par le moyen desquels la vérité de Dieu peut se faire jour dans l’âme de tout homme et la grâce de Dieu se communiquer à quiconque a bonne volonté. Cette action /[fol. 147] divine sur le commun des âmes est de même ordre que l’action révélatrice dans les hommes inspirés. Entre le pauvre sauvage que Dieu éclaire pour qu’il trouve la vie dans son culte chétif et le prophète qui sert d’organe à la vérité religieuse la plus complète qui puisse être conçue par une intelligence humaine et exprimée en langage humain, il n’y a qu’une différence de degré dans la lumière et d’étendue dans l’objet de la foi. La lumière et l’objet de la révélation à tous ses degrés demeurent substantiellement les mêmes, ou bien il y aurait plusieurs économies de religion et de révélation pour l’humanité. Mais les débris épars ne font pas la révélation et n’empêchent pas l’unité de l’institution salutaire qui est représentée par le monothéisme israélite et le christianisme catholique.
9. Sabatier, op. cit., 34. 10. Loc. cit.
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Alfred Loisy [De la révélation.] Faut-il après cela concevoir la révélation comme l’introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans un cerveau humain ? Nombre de théologiens et d’apologistes catholiques ou de protestants orthodoxes semblent encore le croire, et ne s’aperçoivent pas qu’une telle conception mérite véritablement aujourd’hui qu’on la traite d’enfantine, sous sa forme naïve et populaire dans les récits bibliques, d’antipsychologique et d’irréligieuse sous sa forme scolastique dans la théologie commune. On se figure le premier homme naissant adulte par une action directe du Créateur, et une fois lancé sur le chemin du merveilleux, on ne /[fol. 148] s’arrête plus. On dit que Dieu n’a pu créer l’homme avec une âme vide, mais qu’il l’a produit en plein exercice de ses facultés, avec une intelligence pourvue de toutes les notions que nous acquérons maintenant par l’enseignement et l’expérience. Dieu a fourni lui-même à Adam tout un bagage d’idées et de mots sur lequel, après bien des péripéties et des changements, nous vivons encore. C’est la supposition qui sert de base au symbole de la révélation primitive, et l’on ne se contente pas de tenir ce symbole pour vrai en idée, comme formule sensible de l’action permanente de Dieu dans l’humanité ; on veut que ce symbole et l’hypothèse qui le porte soient des faits matériels et concrets, dont la Bible même est le témoin historique et indiscutable, et l’on ne s’aperçoit pas qu’on introduit l’absurde à la place du mystère et que l’on transforme en faits inconsistants, inintelligibles, les expressions énergiques et colorées d’une foi plus simple et moins analytique que la nôtre ? Disons que l’homme avec tout ce qu’il est, tout ce qu’il sait, tout ce qu’il vaut, vient de Dieu, et nous avons épuisé le sens profond des récits de la Genèse. Mais gardons-nous de vouloir apprendre à Dieu comment il a fait l’homme, car nous n’en savons rien ; ni comment il s’est fait d’abord connaître à lui, car nous l’ignorons ; ni ce que contenait la révélation primitive, car elle nous échappe. Les anciens peuples attribuaient aux dieux, avec l’ins- /[fol. 149] titution des cultes, celle de tous les arts utiles ou agréables. Le traditionalisme vulgaire qui fait remonter à une révélation extérieure unique et primitive les idées, le langage, la religion de l’humanité n’est que l’expression prétendue philosophique des plus vieilles conceptions de la mythologie. L’apologétique vulgaire est demeurée traditionaliste. Quand elle veut déterminer ce qu’elle appelle le sens littéral, historique et traditionnel des premiers chapitres de la Genèse, elle le résume en ces termes : Dieu a conversé avec Adam et lui a appris dans ces entretiens tout ce qu’il avait besoin de savoir comme père et chef de l’humanité. Si l’on hésite à faire de Dieu un maître d’école, comme disait plaisamment saint Grégoire de Nysse, on admettra du moins dans l’esprit du premier homme je ne sais quelle infusion d’idées, la création spontanée d’images et même de mots, sans impression des sons et sans travail de l’intelligence, sans sollicitation extérieure, sans besoin de traduire les impressions et la pensée. N’at-on pas vu dernièrement un apologiste très savant11 soutenir, comme la thèse du monde la plus raisonnable qu’Adam sortant des mains du Créateur était tombé dans une extase où il avait vu le tableau de la création qui se trouve maintenant à la première page de la Bible ? On ne se demande pas comment l’homme aurait pu se trouver dans un état psychologique dont il n’avait pas réalisé les conditions,
11. Le P. von Hummelauer, S. J. (A).
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Religion et révélation /[fol. 150] comment il aurait pu avoir des idées qui ne fussent pas sorties de lui, comment il aurait vu autre chose que du noir dans une leçon que nulle perception sensible n’aurait préparée. On ne voit pas que c’est se faire de la révélation une idée par trop mécanique et matérielle que de la réduire à la communication d’une bonne formule, installée par force dans un cerveau fraîchement bâti. On proclame que le commencement de la révélation doit répondre à son progrès, et que les patriarches, Moïse, les prophètes ont été instruits par Dieu comme le fut Adam, soit au moyen d’instructions verbales formulées extérieurement dans des apparitions surnaturelles, soit par des songes et des visions dont le premier homme a pu être gratifié tout aussi bien que le patriarche Joseph, Isaïe, Jérémie ou Ézéchiel ; on soutient que la révélation de Dieu en Jésus-Christ s’est faite de cette manière, par une lumière et des vérités tombées directement du Verbe divin dans l’âme de Jésus ; et ceux qui disent toutes ces choses croient savoir ce qu’ils disent et le comprendre ; ils s’étonnent qu’on ne le comprenne pas autour d’eux. Tout ce que l’on comprend, c’est qu’ils croient voir clairement ce qui est devenu inintelligible pour les hommes de nos jours, et leur persuasion même s’explique par le défaut de connaissance réelle et historique sur le sujet qu’ils traitent, par l’habitude qu’ils ont de raisonner avec assurance et de conclure sans hésitation, d’après les principes abstraits, indiscutés /[fol. 151] qui leur servent de postulats. Quiconque a étudié de près la Bible ne sait plus ce qu’ils disent y avoir appris, et quiconque est parvenu à un certain degré de réflexion philosophique, quiconque n’est plus dupe des mots, ne le comprend plus. Pour l’exégète et le théologien critiques les formules par lesquelles on s’imagine expliquer l’économie de la révélation sont d’antiques métaphores, vraies dans le fond mais qu’il est désormais impossible de prendre à la lettre. Il n’y a certes pas lieu de contester en général la réalité des visions prophétiques, et les récits d’apparitions célestes qui ne sont pas des légendes symboliques rentrant dans la catégorie des visions. {Mais la vision, par elle-même, est un accident physiologique et psychologique, non un phénomène religieux. Elle a servi de véhicule et d’auxiliaire à la révélation comme d’autres accidents du même genre, tels que le songe, ont pu y servir quelquefois. Oserait-on soutenir, en regard de l’Évangile, qu’elle a été le moyen ordinaire de la révélation et que l’exercice normal de la pensée recueillie simplement devant Dieu n’y a eu aucune part ? On peut dire que dans les temps anciens l’intensité des sensations, l’absence de réflexion, une sorte d’impuissance à distinguer l’imaginaire du réel, l’impression de sa cause ou de son objet ont fait large l’influence de l’imagination dans le développement humain, et large aussi, par conséquent, sa place dans le développement de la religion révélée. Mais ce n’est pas une raison pour faire consister la révélation /[fol. 152] dans la vision même ni pour supposer que tout l’appareil imaginatif des visions est une création purement surnaturelle et non une matière fournie par les expériences antérieures du voyant et les conditions même de son existence. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les visions rapportées dans la Bible pour s’apercevoir que la matière en est toute commune et qu’il n’y a de nouveau que l’association d’idées qui se rattache au symbole imaginaire ; encore même chaque idée prise à part n’est-elle pas nouvelle et l’originalité de la doctrine réside-t-elle plutôt dans le jugement qui les assemble, et qui, en les réunissant les transforme et les agrandit. Rien absolument ne prouve que le mouvement de la pensée, chez les hommes inspirés et les organes de la révélation ait suivi un cours anormal, qu’il se soit accompli dans des conditions physiologiques et psychologiques essentiellement différentes de celles où il s’accomplit d’ordinaire ou qui se rencontrent ailleurs. La dignité de la 101
Alfred Loisy révélation n’exige pas qu’on en fasse une folie divine ou un mécanisme artificiel dont la possibilité même ne se laisserait pas concevoir.} (j) {Ni la tradition historique de l’humanité, tradition qui commence des milliers d’années après que l’homme a paru sur la terre, ni la science, ni la foi ne nous instruisent sur les circonstances réelles et concrètes dans lesquelles nos premiers ancêtres ont fait leur entrée dans le monde, ni sur les premières manifestations de la raison, de la moralité, de la religion sur la terre. Nous savons du moins par toute /[fol. 153] l’histoire du développement humain, dans la mesure où elle nous est connue, et par le caractère même de ce développement que rien ne s’y fait de rien, soit dans l’ordre purement intellectuel et scientifique, soit dans l’ordre religieux et moral, et que la nature a fourni ce que nous avons appelé déjà la matière de la révélation surnaturelle. Toute doctrine scientifique naît de notions antérieures, et le progrès vient de la combinaison nouvelle des idées anciennes, perçue par le génie scientifique et qui éclaire d’un jour plus satisfaisant le rapport des choses. De même les vérités fécondes dans l’ordre religieux, celles qui constituent la substance de la révélation, se sont formées par la conjonction d’idées qui préexistaient à ces vérités dans l’esprit de ceux qui les ont d’abord conçues ; ce qui a produit, en un temps donné, la révélation, a été la perception claire des rapports jusque-là non remarqués, ou imparfaitement saisis ; le progrès de la religion révélée considérée par son côté intellectuel s’est effectué par la perception successive de nouveaux rapports. À la différence des perceptions d’ordre purement rationnel et scientifique, les perceptions religieuses ne sont pas purement intellectuelles ; elles sont un travail de l’intelligence exécuté, pour ainsi dire sous la pression du cœur, du sentiment religieux et moral. Tout ce travail, celui qui aboutit à un résultat de plus en plus parfait, et dont nous commençons seulement à entrevoir /[fol. 154] la merveilleuse histoire n’est pas uniquement le travail de l’homme sur Dieu, c’est aussi et d’abord le travail de Dieu dans l’homme, ou de l’homme avec Dieu. Car il est impossible de comprendre cet effort vers le mieux dans l’ordre religieux et moral, effort perpétuel et couronné de succès bien que toujours combattu, sans que l’action de Dieu même soit impliquée dans cet effort et dans ses résultats. C’est l’homme qui cherche, mais c’est Dieu qui l’excite ; c’est l’homme qui voit, mais c’est Dieu qui l’éclaire. La révélation se réalise dans l’homme, mais elle est l’œuvre de Dieu en lui, avec lui et par lui. Aussi bien ne connaissons-nous pas de révélation purement divine dans sa manifestation et son objet. La définition scolastique de la vérité : « l’adéquation de l’intelligence et de la chose », si discutable déjà quand on l’applique à la science des choses naturelles, l’est bien plus encore appliquée aux choses surnaturelles et divines. L’intelligence humaine, dans les conditions de la vie présente, perçoit une image des choses naturelles et, par l’intermédiaire de cette première image, elle se figure les choses surnaturelles et divines, bien loin de les saisir directement et de voir Dieu face à face. Le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable. La révélation n’est et ne peut être que du divin humanisé, on pourrait presque dire humainement personnifié, les progrès notables de la doctrine /[fol. 155] religieuse portant la marque très personnelle des hommes qui en ont été les instruments providentiels. Un rapport d’ordre surnaturel a été profondément senti dans une âme qui l’a réalisé en elle-même et l’a ensuite exprimé dans un symbole assez vivant pour provoquer en d’autres âmes la perception du même rapport sous une forme analogue et participante de la vie divine qui s’est répandue dans le symbole primitif. C’est ainsi que le Dieu moral d’Isaïe, le type du serviteur de Iahvé, le mystère 102
Religion et révélation de la justice divine dans Job, la doctrine de l’élection et de la foi dans saint Paul, la religion du Père dans l’Évangile, qui sont des symboles religieux d’une valeur universelle, sont par leur origine des conceptions éminemment personnelles, ou plutôt personnellement vécues, des idées divines humainement réalisées. On pourrait accumuler sur ce sujet les métaphores les plus variées sans le rendre plus clair. Car nos idées les plus pures, surtout dans l’ordre religieux, ne sont toujours que des métaphores et des symboles, une sorte de notation algébrique représentant des quantités ineffables. Disons que la révélation, considérée dans le sujet qui en est le dépositaire et l’organe, est un travail de l’âme humaine soutenue et dirigée par Dieu, non une dérogation physique à l’exercice normal des facultés humaines ; considérée dans son objet, elle est une conception d’homme, étant née dans une intelligence humaine à la nature de laquelle il faut /[fol. 156] qu’elle soit proportionnée ; mais elle est divine par l’esprit qui la pénètre et lui communique une évidence suprarationnelle, sensible à quiconque est animé de l’esprit qui l’a produite. Aucun théologien, ayant pris la peine de réfléchir quelques instants sur ce sujet, ne contestera que la révélation, dans sa forme intellectuelle et son expression verbale consiste en idées qui ont un jour pris naissance dans l’humanité, des idées telles qu’une intelligence humaine a pu les concevoir, telles qu’elles ne peuvent exister ailleurs que dans une intelligence humaine, telles que le langage humain a été capable de les traduire. Par rapport à la réalité qu’elles représentent, ce sont des symboles très imparfaits, que leur imperfection même rendrait inintelligibles ou insuffisantes pour des intelligences plus élevées que les nôtres, et qui même pour nous sont susceptibles d’explication, de transformation accidentelle, d’amélioration ; d’où il suit que, même pour nous, elles n’ont pas le caractère de vérités absolues et absolument immuables, mais de formes et d’expressions perfectibles de la vérité. Le fait est si simple, si nécessaire, si évident, que certains théologiens, qui n’y pensent jamais, trouveront que l’on s’est arrêté bien longuement à le constater. C’est que ce fait si simple est gros de conséquences dont on ne voit pas que la théologie se soit beaucoup préoccupée jusqu’à ce jour.}(k) [La révélation et l’histoire de la relation entre Dieu et l’homme.] Étant données les conditions réelles et historiques /[fol. 157] de la révélation, il est impossible de décrire la forme originelle de ce qu’on appelle communément la révélation primitive. Cette révélation a consisté dans les idées religieuses qui ont pu se former dans l’esprit des premiers hommes, sous l’action de Dieu. Les témoignages manquent pour la définir historiquement et analyser les premières manifestations de la religion dans l’humanité. Au point de vue philosophique et théologique, on peut admettre chez nos plus lointains ancêtres une idée très simple, presque sensible de la Divinité, avec le sentiment d’une dépendance absolue à son égard, celui du péché et de l’expiation, sans abstractions ni raisonnements conscients, avec l’intensité que l’impression des phénomènes naturels devait donner aux perceptions d’intelligences toutes neuves et naïves, dont on peut dire qu’elles s’ouvraient à une demi-réflexion sans se refermer sur elles-mêmes pour la spéculation. On commettrait le plus lourd et, aujourd’hui, le plus impardonnable des anachronismes en se persuadant que cet âge obscur a eu ses symboles fixés, sa tradition doctrinale fondée sur un enseignement régulier. Un symbole fixe supposerait à l’origine une langue parfaite, et le langage ne s’est perfectionné, diversifié, nuancé que par la réflexion. Ni les idées de l’homme primitif n’étaient subtiles, ni son langage compliqué. Il n’est pas nécessaire et même il serait assez puéril de 103
Alfred Loisy penser que ces idées religieuses contenaient en forme explicite les points /[fol. 158] qui sont pour nous l’essentiel de la religion : la spiritualité de Dieu, l’immortalité de l’âme, la notion abstraite du devoir et du péché. Ce sont des symboles bien relevés et bien froids pour l’homme des cavernes. Autant il est contraire à la saine raison de supposer l’homme existant sur la terre sans le sentiment de Dieu, autant il serait chimérique de vouloir figurer en termes précis la religion primitive. Dès les temps les plus reculés, nous trouvons, il est vrai, le sens du divin, le sens du péché, le sens de l’expiation possible, le sens de la vie d’outre-tombe, mais sous quelles formes grossières et représentés par quels symboles ! Les religions les plus anciennes ne sont pas la religion primitive ; elles renferment quantité d’éléments, bons ou mauvais, qui n’ont pu exister à l’origine ; mais par le caractère sensible et naïf de la conception, elles doivent être bien plus près de la religion primitive que nos théories abstraites sur Dieu, ses desseins providentiels et le culte qui lui est dû. Peut-être invoquera-t-on la déchéance de l’homme et dira-t-on qu’Adam, avant sa chute, a tout connu ; que lui ou ses descendants, après la chute, ont tout oublié. Mais il faut bien comprendre que la chute de l’homme est un symbole traditionnel, un dogme de la foi, non un fait historique dont on puisse déterminer la nature et les circonstances ; c’est une explication théologique de l’état où se trouve maintenant /[fol. 159] l’humanité, non un fait particulier dont le souvenir se serait gardé à travers les siècles ; c’est une idée qui correspond à une réalité indéfinissable pour l’historien ; il appartient au philosophe et au théologien d’en dégager la signification profonde. En vain la théologie essaierait de reconstituer dans ses circonstances extérieures ou dans ses conditions morales ce qu’elle nomme le premier péché. Sans qu’elle s’en aperçoive, elle n’accumule que des symboles et n’agite que des abstractions. Le témoignage historique est le fondement indispensable de l’histoire. Le récit de la Genèse, l’explication qu’en donne saint Paul, la doctrine ecclésiastique du péché originel nous apprennent une seule chose, à savoir que l’homme a, dès l’origine, abusé de sa liberté et que ses maux viennent de lui. N’est-il pas évident qu’il y a là une idée morale de la plus haute portée, susceptible d’interprétations de plus en plus générales et épurées, non un fait tangible et qui se prête à une description historique. Et lors même que l’on aurait encore le courage de prendre à la lettre le récit de la Genèse, on n’en pourrait rien déduire touchant la science extraordinaire du premier homme : il a donné des noms aux bêtes, trouvé la femme à son gré, échangé quelques propos avec Iahvé dans le paradis. Croit-on qu’il ait eu besoin pour cela d’être savant naturaliste, grand philosophe et profond théologien ? À quoi bon chercher des subtilités doctrinales dans ces /[fol. 160] pages naïves et barbouiller de syllogismes le(l) tableau symbolique, grandiose et simple qu’elles contiennent ? L’auteur de l’Ecclésiastique12 loue beaucoup les dons que Dieu a faits à l’homme sa créature ; mais il y comprend la science du bien et du mal ; il a donc en vue les facultés humaines, non la science d’Adam, et il ne s’arrête pas au souvenir du péché, n’y voyant pas encore tout le sens qu’y trouvera saint Paul. {On pourra demander aussi comment le caractère surnaturel de la révélation sera garanti si la révélation même s’enveloppe en un phénomène psychologique dont l’analyse n’accuse rien qu’un exercice ordinaire des facultés humaines. Mais
12. Eccli., XVII, 1-10.
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Religion et révélation aucun théologien n’ignore que le surnaturel proprement dit n’est pas le miraculeux, l’extraordinaire, c’est le divin. Les actes des vertus chrétiennes sont des actes de la nature humaine, des facultés humaines pénétrées et soutenues par un principe supérieur. Il y a plus de surnaturel dans un seul acte de charité que dans tous les miracles racontés dans la Bible et les vies des saints. L’acte de charité ne laisse pas d’être, psychologiquement parlant, un acte de la volonté humaine, dont on perçoit les motifs et l’objet. Ce qui le fait surnaturel est que, réalisé dans l’homme et par l’homme, il ne l’a pas été néanmoins et n’aurait pu l’être par les seules forces de la nature humaine, mais par Dieu même agissant dans l’homme et avec /[fol. 161] lui. La révélation, considérée en elle-même et dans le sujet où elle se produit n’est pas non plus un miracle, bien qu’elle soit aussi un acte surnaturel ; c’est un acte de l’homme, de l’intelligence humaine, mais de l’intelligence humaine divinement éclairée et assistée ; un acte que cette intelligence a réalisé, mais non pas seule et qu’elle n’aurait pas réalisé sans le concours divin qui l’a prévenue, soulevée et conduite ; un acte qui, avec les ressources communes de la pensée humaine a construit un symbole plus lumineux, plus efficace, plus durable que les œuvres de la raison, un symbole plein de Dieu et qui le donne. En tant qu’effet surnaturel, la révélation échappe à l’analyse critique. L’historien constate seulement que le développement de la révélation, si réel et si admirable, n’est pas causé par les agents naturels du progrès intellectuel et scientifique, à savoir, la réflexion, la recherche, l’étude, la déduction logique, et n’aurait pu être produit par leur moyen. La poussée sublime qui aboutit au christianisme et s’y continue est une manifestation vitale dont le principe intérieur échappe au contrôle direct de l’expérience scientifique. Ni la dialectique vulgaire, ni les passions communes des hommes, ni la force matérielle n’en ont préparé le succès. La religion qui s’est réalisée dans l’humanité et, en un sens par elle, s’y est réalisée aussi comme malgré elle, et en l’élevant audessus d’elle-même. Née en nous, elle nous domine /[fol. 162] et cette lumière qui nous dépasse est justement le secours dont nous avons besoin. À quel autre signe voudrait-on reconnaître le surnaturel, et la révélation sera-t-elle moins autorisée pour ne se présenter pas comme un dérangement d’esprit ou une suspension d’activité mentale chez les hommes inspirés ? Si l’on trouve enfin que cette idée de la révélation ne permet pas de distinguer en fait ce que l’homme doit aux lumières de sa raison naturelle et ce qu’il a connu par la révélation, on devra se rappeler que la notion commune et populaire de la révélation est absolument dans le même cas. D’après l’enseignement de la tradition chrétienne, la raison de l’homme n’a jamais été abandonnée à elle-même, elle n’a jamais été la seule lumière de l’homme dans l’ordre religieux ; la révélation est aussi ancienne que la raison sur la terre, et elle s’y perpétue. La théologie déclare que tout homme a les grâces suffisantes pour le conduire à la foi surnaturelle. Dans ces conditions il est impossible au théologien d’affirmer qu’un seul point de vérité religieuse, et non simplement philosophique, ait jamais été acquis sur la terre par un homme quelconque, sans une influence surnaturelle. N’est-ce pas que la raison toute seule ne suffit pas à produire un symbole qui ait une valeur religieuse et morale ? N’est-ce pas que la religion, telle qu’elle s’est réalisée par les /[fol. 163] hommes n’a jamais été ni dû être un fruit de la seule intelligence ? N’est-ce pas que, par la loi de sa constitution historique, la religion est une révélation, une foi et ne pourrait pas être une institution rationnelle ? N’est-ce pas que la religion de l’humanité est essentiellement surnaturelle, et que l’économie de l’ordre surnaturel, sans être enfermée dans l’ordre naturel, sans appartenir à la face du monde 105
Alfred Loisy qu’on peut appeler expérimentale, naturelle, rationnelle, se manifeste dans l’âme religieuse comme l’explication divine, le fondement spirituel, le but suprême, la vie libre et secrète encore, de ce monde en apparence gouverné par la nécessité ? Le sens du divin, l’instinct religieux, le goût du bien moral sont vraiment la puissance obédientielle, le ressort intime auquel Dieu communique sa force pour élever l’homme jusqu’à lui. L’action divine dans l’ordre religieux tend au surnaturel et vit de surnaturel. La raison ne lui est qu’un auxiliaire indispensable, non le point initial, d’où elle se répand sur toutes les puissances de l’âme et de la vie de l’homme. La racine de l’être spirituel est dans la volonté : là aussi est la racine de la religion et la source d’où jaillit la révélation. Il ne faut pas oublier que la distinction du naturel et du surnaturel appartient à la considération métaphysique des choses, et qu’on s’exposerait à de singuliers mécomptes en en faisant un instrument d’analyse historique. Au contraire cette distinction qui est la base de toute religion et de toute théologie peut être éclairée par l’histoire de la pensée reli- /[fol. 164] gieuse et si l’on énonce une banalité en disant que les théologiens de l’avenir la définiront mieux que ne font ceux d’aujourd’hui, du moins la banalité n’est pas superflue.} (m) /[fol. 165] III [La doctrine de Vatican I sur les preuves de la révélation.] {Ne semble-t-il pas cependant, malgré tout ce qu’on vient de dire sur le caractère surnaturel de la religion, que plus on intériorise la révélation, moins sa divinité sera démontrable ?}(n) La tradition qui ne reconnaît qu’une seule religion vraie et une seule révélation complète, marque les signes extérieurs et sensibles, qui la recommandent et en manifestent la divine certitude. Le concile du Vatican13 nous a déjà instruits à ce sujet : « Pour que la soumission de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu qu’aux secours intérieurs du Saint-Esprit se joignissent des preuves extérieures de sa révélation, c’est-à-dire des faits divins, et principalement des miracles et des prophéties, qui, en montrant clairement la toute puissance et la science infinie de Dieu, sont des témoignages de la révélation divine très certains et proportionnés à l’intelligence de tous. C’est pourquoi Moïse et les prophètes, et surtout le Seigneur Christ ont fait beaucoup de miracles très évidents et de prophéties. » Et le même concile anathématise « quiconque dit que nul miracle ne peut arriver et que, par conséquent, tous les récits qui en sont faits, même ceux qui sont contenus dans la sainte Écriture, sont à reléguer parmi les fables et les mythes, ou bien que les miracles ne peuvent jamais /[fol. 166] être connus avec certitude et que la divine origine de la religion chrétienne n’est pas légitimement prouvée par là. » À prendre les déclarations conciliaires dans la rigueur des termes et l’esprit général de leur rédaction, il paraîtra en effet, conformément à la notion vulgaire de la révélation que celle-ci aura consisté en un corps de doctrines déposées toutes faites et miraculeusement dans les intelligences humaines, et que ces doctrines, n’étant pas susceptibles de démonstration rationnelle ont été néanmoins prouvées certaines par des signes extérieurs qui étaient de nature à les autoriser, à savoir les miracles et les prophéties. Ces faits d’ordre physique et d’ordre intellectuel ne sont
13. Const. Dei Filius, supr. cit.
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Religion et révélation pas explicables par les lois qui régissent le monde et l’intelligence humaine ; ils procèdent directement de la toute puissance et de la science divines ; ils viennent à l’appui de la doctrine révélée et manifestent péremptoirement qu’elle vient de Dieu. La marche régulière des phénomènes naturels ne peut être interrompue que par l’auteur de la nature, seul capable de supprimer en un cas donné la loi qu’il a établie. La prévoyance infaillible des faits à venir échappe nécessairement à l’intelligence humaine, surtout quand il s’agit de faits éloignés et dont l’accomplissement dépend de la libre volonté de l’homme. Dès qu’une telle prévision est constatée dans les discours et les écrits /[fol. 167] d’un prophète, c’est de Dieu seul qu’elle peut venir. Ainsi raisonnent les théologiens, et ils observent avec le concile que des preuves de ce genre ne réclament pas de ceux à qui elles s’adressent une science profonde, que le premier venu peut les comprendre et en sentir la force, qu’elles sont par là même tout à fait convenables pour établir la vérité d’une religion destinée aux ignorants comme aux savants, à l’universalité des hommes, qui sont en grande majorité ignorants, et qui tous ont besoin que la preuve de la religion ne soit pas trop compliquée pour que la foi leur soit accessible. {L’idée de la preuve est en rapport avec l’idée qu’on se fait de la révélation. La révélation est un miracle qui se produit dans un individu. Pour garantir ce premier miracle, Dieu en fait d’autres devant un grand nombre de personnes. La révélation n’est pas évidente en elle-même ou comme action divine pour ceux à qui elle est transmise, mais les miracles qui l’accompagnent et que l’on suppose indiscutables la rendent évidente indirectement. Si les miracles et les prophéties étaient aussi certains qu’on le suppose, on pourrait parler de certitude rationnelle, et bien que le concile n’en ait rien dit, les théologiens en parlent quelquefois. On ne peut nier d’ailleurs que les formules du Vatican ne s’entendent mieux de preuves rationnellement indiscutables que des probabilités accumulées dont nous a /[fol. 168] entretenu déjà le cardinal Newman. Mais il n’est pas dans la nature des preuves fournies par le témoignage historique de dépasser les limites de la probabilité, et, en signalant plus haut le triple postulat de la démonstration catholique nous avons montré que l’état réel et la portée des preuves n’étaient pas tels au point de vue de la critique et de l’histoire qu’il est supposé par la théologie et l’apologétique communes.}(o) Les miracles et les prophéties ne sont plus pour beaucoup de nos contemporains des preuves décisives de la révélation parce que l’on croit miracles et prophéties moins vérifiables en eux-mêmes et moins vérifiés que ne le veut la rigueur de l’argumentation dite traditionnelle. On est persuadé que les miracles bibliques, pour autant que ce sont des faits réels ne sont pas ce que dit la théologie, des accidents violents qui se produisent en dehors de toute loi, et qu’ils ne se rencontrent pas seulement dans l’histoire du monothéisme israélite et des origines chrétiennes, mais dans l’histoire de toutes les religions, ce qui atténue pour le moins leur valeur probante en faveur du christianisme. Quant aux prophéties, ce seraient, d’après les apologistes, des textes fort anciens où les faits de l’histoire évangélique et ecclésiastique auraient été décrits par avance en termes exprès, comme une relation anticipée de la vie de Jésus, de la fondation de l’Église et de ses progrès. La critique, /[fol. 169] après avoir examiné attentivement la série des passages prophétiques où l’on a pensé trouver des prédictions absolues, n’en retient pas un seul en cette qualité, tous ayant dans leur contexte un autre sens que celui de la prévision spéciale admise par la tradition, tous étant appliqués à leur objet prétendu par un artifice d’exégèse. Les prophéties dites messianiques de l’Ancien Testament, et 107
Alfred Loisy les prophéties du Nouveau Testament, c’est-à-dire les discours eschatologiques du Sauveur et les grandes visions de l’Apocalypse sont dans le même cas. Il y a même un trait commun à toutes les prophéties eschatologiques, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, qui empêche d’y voir des prédictions dans le sens rigoureux du mot ; elles annoncent la fin du monde au terme de la génération présente. Amos, Isaïe, Daniel s’accordent en ce point avec le Sauveur, saint Paul et saint Jean. L’apologétique élude cette difficulté en la passant sous silence ou bien en introduisant dans l’explication des textes certaines distinctions subtiles auxquelles les écrivains sacrés n’avaient pas songé et qui servent à en éliminer ce qu’on ne veut pas y voir. Vus du dehors, par ceux qui en jugent d’un point de vue purement rationnel, comme ils affectent de vouloir être jugés, cet argument des prophéties et celui que l’on fonde sur le caractère évidemment surnaturel des miracles, ne font plus l’effet de preuves /[fol. 170] mais d’assertions qui vont bien au-delà de ce que permettrait leur objet historique. [Vatican I et le miracle.] {Ce n’est pas que les définitions du Vatican, prises comme formules de protection contre une erreur, ce que sont par nature et par destination toutes les définitions dogmatiques, n’aient un objet précis, actuel, et ne soient de ce chef entièrement justifiées. Elles sont dirigées contre ceux qui nient a priori la réalité même des faits qui sont le fondement historique de la religion et qui dénient toute force de preuve au rapport des deux Testaments. Le concile ne veut pas que l’on regarde comme des mythes et des inventions mensongères les récits miraculeux de l’Écriture et qu’on ne voie pas autre chose dans les prophéties que des contresens de la tradition. Il condamne Strauss et Renan, et quelles que soient les raisons particulières qui ont déterminé cette condamnation, il ne se trompe pas en condamnant. Ramené à son idée la plus générale, qui est la condamnation du rationalisme incrédule, l’enseignement du concile est négatif, nonobstant les apparences, et ne détermine pas en quoi consiste la réalité des miracles et des prophéties, ni en quelle manière cette réalité peut servir encore de preuve à la religion. Les notions scolastiques du miracle, de la prophétie sont à l’arrière-plan de la définition et /[fol. 171] ne reçoivent pas l’explication que demandent maintenant la philosophie et l’exégèse. Le concile n’a pas élaboré de preuve dont il affirme l’existence et la valeur. Il parle de cette preuve selon les idées et le langage de la théologie scolastique et il ne l’a pas traduite dans la langue de la science contemporaine. Ce travail n’était ni dans son intention ni dans son rôle, mais il ne s’impose pas moins à la théologie positive de nos jours et à une apologétique sincère.}(p) La notion commune du miracle, et dans cette notion du miracle on doit comprendre celle de la prophétie, n’offre pas de sens précis pour la philosophie contemporaine. Selon cette notion, les lois de la nature sont quelque chose de fixe et d’absolu, le miracle quelque chose d’accidentel et d’arbitraire. Or la philosophie contemporaine se déclare aussi impuissante à concevoir l’absolu de la loi que l’arbitraire de la dérogation. Écoutons un philosophe chrétien : « Comme pour la philosophie aucun des faits contingents n’est impossible ; comme l’idée de lois générales et fixes dans la nature, et l’idée de nature elle-même n’est qu’une idole ; comme chaque phénomène est un cas singulier et une solution unique, il n’y a sans doute, si l’on va au fond des choses, rien de plus dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires ; mais aussi il n’y a rien de moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miracle. Le /[fol. 172] sens de ces coups d’état qui 108
Religion et révélation provoquent la réflexion à des conclusions plus générales en rompant l’assoupissement de la routine, c’est de révéler que le divin est, non pas seulement dans ce qui semble dépasser le pouvoir accoutumé de l’homme et de la nature, mais partout, là même où nous estimerions volontiers que l’homme et la nature se suffisent. Les miracles ne sont donc vraiment miraculeux qu’au regard de ceux qui sont déjà mûrs pour reconnaître l’action divine dans les événements les plus habituels. D’où il résulte que la philosophie, qui pécherait contre sa propre nature en les niant, n’est pas moins incompétente pour les affirmer, et qu’ils sont un témoignage écrit dans une autre langue que celle dont elle est juge. »14 On ne saurait dire plus clairement que pour le philosophe et le savant tout ce qui arrive est ce qui pouvait arriver, ce qui, dans les conditions du fait donné, devait arriver ; d’où il suit que le miracle est un fait comme un autre, dont la signification providentielle n’est appréciable que pour qui croit à l’action de la Providence dans les faits de chaque jour. Cette doctrine n’est pas aussi nouvelle qu’on pourrait le penser, car elle est déjà dans saint Augustin15. Il est assez curieux que la plupart de nos apologistes, au lieu de remonter dans la tradition chrétienne pour se mieux pénétrer de son esprit, /[fol. 173] gardent avec un soin jaloux la conception de la nature que leur a fourni le rationalisme cartésien : un ensemble de mouvements mathématiquement réglés, toujours identiques, étant produits par les mêmes ressorts, agissant de la même manière. Rien n’est moins certain que cette immutabilité de la nature, que cette conception de la matière ayant pour toute loi l’étendue, pour toute propriété un mouvement imprimé du dehors. La science d’aujourd’hui ne voit pas la nature immuable, mais en effort continuel de transformation. L’équilibre du monde n’a pas été réglé une fois pour toutes à l’origine des choses ; il se fait chaque jour par des mouvements d’action et de réaction dont le résultat varie sans cesse, qui ne sont pas purement mécaniques ; mais procèdent d’une force latente et inépuisable dans ses manifestations : « À chaque degré la nature se dépasse elle-même par une création mystérieuse qui ressemble à un vrai miracle par rapport au degré inférieur. »16 Nous ne dirons pas avec M. Sabatier que « la théorie de l’évolution ascensionnelle des êtres rend le miracle inutile. »17 Mais nous avouerons quelle le rend indiscernable pour le savant. {De même que le miracle chez les peuples primitifs, et maintenant encore au point de vue de la foi, n’est qu’une action divine un peu plus sensible que les autres, de même /[fol. 174] au point de vue rationnel et scientifique, ce n’est qu’un fait moins commun que les autres, mais qui doit rentrer dans le même ordre que les autres, puisqu’il y est contenu. Le miracle, à le bien prendre, n’est que le train du monde et de la vie contemplé par la foi, qui seule en pénètre l’énigme. Le même train du monde et de la vie, extérieurement observé par la raison est l’ordre de la nature.}(q) [Les miracles de Jésus-Christ et de l’Ancien Testament.] Ce qui est aujourd’hui pour l’âme religieuse le miracle par excellence, la preuve durable de la religion, est la religion même avec son progrès lent et magnifique depuis les humbles origines jusqu’à Jésus, et depuis Jésus dans l’Église. Les faits
14. M. Blondel, Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique (B). 15. De utilit. credendi, 16. De civitate Dei, XXI, 8. 16. A. Sabatier, op. cit., 90. 17. Ibid., 89.
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Alfred Loisy extraordinaires qui ont accompagné certains moments de son développement ont pu contribuer dans ce temps-là même à faire accepter la religion, à l’accréditer près de gens disposés à croire et qui ne se faisaient pas du miracle l’idée que les théologiens de nos jours voudraient nous en donner. Des gens qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’on appelle les lois de la nature n’avaient pas non plus l’idée du miracle, de la dérogation volontaire à ces lois. Ils vivaient, on peut le dire, dans le miracle et voyaient en toutes choses l’action de Dieu. Ce qu’on entend maintenant par miracle n’était pour eux qu’une manifestation moins ordinaire de la puissance divine. Ils ont été frappés de ces faits extraordinaires et ne pou- /[fol. 175] vaient manquer de l’être. Nous en sommes beaucoup moins frappés aujourd’hui non seulement parce que la vue du fait agit plus efficacement sur l’esprit que le simple témoignage, mais parce que le témoignage même ne prouve pas absolument ce qu’on voudrait lui faire prouver, à savoir que les faits en question sont des miracles au sens théologique du mot, c’est-à-dire des faits inexplicables par les forces de la nature, et qui nécessiteraient une intervention de Dieu en dehors de ces forces, où il agit d’ailleurs tout autant que dans les miracles. L’esprit s’embarrasse dans cette conception mécanique et passablement contradictoire de l’action divine. En ce sens, M. Sabatier a raison de soutenir que « par l’effet de l’éloignement des temps, de l’incertitude des documents et des exigences de la pensée moderne, le miracle, qui jadis établissait la vérité de la religion est devenu beaucoup plus difficile à démontrer que la religion elle-même. »18 {Cependant beaucoup de ces faits extraordinaires, par exemple les guérisons opérées par Notre Seigneur, quoique la science puisse dire pour les expliquer, demeurent une preuve entre les autres du principe de vie surnaturelle qui est dans la religion, et sans constituer une preuve absolue de la révélation, puisque de telles preuves n’existent pas, sont une de ces probabilités qui en s’accumulant doivent engendrer la conviction dans les âmes de bonne volonté. L’histoire de la religion /[fol. 176] est remplie de faits qui ne comportent pas une explication rationnelle et scientifique, où l’on ne retrouve pas non plus les marques indiscutables du miracle absolu de la théologie, et qui ne sont néanmoins intelligibles que pour la foi, qui sont vraiment des faits divins par lesquels se manifeste la divinité de la religion.}(r) {Est-ce là, dira-t-on, toute l’évidence de la révélation ? N’y a-t-il pas des faits dont la valeur démonstrative est absolue et ne s’arrête pas aux limites d’une probabilité rationnelle ? Les miracles de l’exode et du Sinaï, la résurrection de Lazare par le Sauveur, la résurrection du Sauveur lui-même ne sont-ils que des arguments probables en faveur de la religion ? Le concile du Vatican ne dit-il pas que Moïse, les prophètes, Notre-Seigneur surtout, ont fait beaucoup de miracles qui sont évidents ? Ces miracles ne sont-ils pas ceux qui sont racontés dans l’Écriture ? La pensée du concile n’est pas douteuse, et c’est pour faire droit à sa définition, pour interpréter sa pensée selon l’histoire que nous avons déjà reconnu le caractère extraordinaire du développement religieux considéré dans son ensemble et dans ses détails, dans la personne de ses agents, dans leurs discours et dans leurs gestes surprenants. Il est certain que les organes de la révélation ont réalisé des miracles par la foi ; mais nous ajoutons /[fol. 177] que ces miracles ne sont tels absolument que pour la foi. Le caractère essentiellement miraculeux de chaque fait pris en particulier ne peut être rigoureusement démontré, le miracle étant philosophiquement
18. Op. cit., 45.
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Religion et révélation et scientifiquement indémontrable, en sorte que les événements les plus certains parmi ceux que la Bible présente comme miraculeux deviennent des miracles de providence, c’est-à-dire des miracles qui sont tels pour la foi, mais qui ne s’imposent pas comme tels à la raison du savant. Lors même que les causes prochaines et naturelles d’un fait ne seraient pas apparentes, il n’y a aucune nécessité rationnelle de recourir à l’explication du miracle, puisque la raison ne saisit pas toutes les causes, et que devant l’inexpliqué il n’y a d’autre nécessité que celle d’affirmer une cause non manifestée à l’observation. Beaucoup de miracles bibliques ont déjà été rangés dans la catégorie des miracles de Providence, des faits qui sont venus à propos pour le bien du peuple de Dieu et l’avantage de la religion. « Souvent, dit un savant prélat, catholiques et protestants ont pris pour miracles proprement dits ce qui n’était qu’un phénomène naturel providentiellement amené, comme les plaies de l’Égypte, les cailles du désert, la peste qui détruisit l’armée de Sennachérib. Parfois aussi on les a confondus avec l’inexpliqué, comme le passage de la mer Rouge que Dieu opéra au /[fol. 178] moyen d’un vent violent, ainsi que le dit le texte sacré lui-même. Ce sont des prodiges providentiels et non de vrais miracles. »19 Aux cailles du désert il faut sans doute joindre la manne, qui est la gomme du tamaris, et les tonnerres du Sinaï, puisque ce ne sont que des tonnerres. Mais pour tous ces miracles il y aurait lieu de fixer la nature des récits qui les contiennent avant d’en indiquer l’explication naturelle. Du moins nous sera-t-il permis de remarquer que ce sont les plus grands miracles de l’Ancien Testament et que si l’on ne doit pas y voir autre chose que des faits naturels interprétés par la foi, il n’y a plus qu’un intérêt de curiosité à savoir comment on expliquera le miracle de Josué arrêtant le soleil, et celui d’Isaïe faisant reculer l’ombre de six degrés sur le cadran d’Achaz. L’histoire d’Israël aura été comme toute autre, un enchaînement de faits très variés où les croyants, soit dans le temps même, soit plus tard ont reconnu Dieu, mais où ils auraient pu ne pas le reconnaître s’ils n’avaient pas été croyants. Il y a toujours, mais combien plus dans l’antiquité ou dans les milieux populaires, une distinction à établir entre le fait matériel et la signification que les témoins peuvent y attacher ; et il faut pareillement distinguer l’impression directe que le fait a produite sur les contemporains, de l’interprétation qu’un principe général de philosophie religieuse a suggérée à la tradition posté- /[fol. 179] rieure. Les faits racontés dans l’Ancien Testament ne sont pas des faits simplement vus, mais des faits expliqués et jugés, parfois bien longtemps après qu’ils se sont accomplis.} [Les miracles du Nouveau Testament.] Les miracles du Nouveau Testament sont beaucoup mieux attestés comme faits ; ils ne le sont pas plus évidemment comme miracles. Les guérisons racontées dans les Synoptiques, si on les considère dans l’ensemble, ne sont pas contestables pour la critique la plus sévère ; mais on ne peut nier que des faits analogues se soient rencontrés ailleurs. On ne doit pas trop presser la comparaison des guérisons opérées maintenant par la suggestion avec la délivrance des possédés dans l’Évangile. La multiplication des guérisons, la façon toute simple dont elles s’opèrent, l’élément moral qui intervient dans la plupart des cas, sont des traits tout à fait spéciaux qui mettent ces guérisons au-dessus de la médecine. Pour la foi ce sont des œuvres de puissance et de bonté divine. Est-ce à dire que ce soient pour la
19. Mgr Mignot, L’évolutionnisme religieux, à propos d’un ouvrage récent, 39 (C).
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Alfred Loisy science des prodiges évidents, inexplicables, dans lesquels aucune cause naturelle n’a servi de véhicule à l’action religieuse du divin Maître ? N’est-il pas vraisemblable que si on l’eût interrogé lui-même à ce sujet il eût souri et demandé en quoi il nous importe de savoir comment Dieu s’y prend pour nous soulager ? L’apologétique insiste sur les faits qui ne peuvent être miraculeux, si ce /[fol. 180] sont des faits de l’ordre historique et phénoménal, les résurrections de morts, surtout celle de Lazare, la plus caractérisée comme résurrection, la plus circonstanciée, la plus indiscutable, si le récit du quatrième Évangile est un témoignage authentique du fait, et la résurrection même de Jésus. Par malheur ni la résurrection de Lazare, ni celle du Sauveur ne sont des faits historiquement démontrés, et le fussent-ils que la certitude en serait purement morale, non absolue, comme pour tout autre fait connu seulement par le témoignage ; et ce ne sont pas non plus deux faits de même ordre. Au point de vue critique, la résurrection de Lazare ne sera un fait historiquement établi que si le caractère historique du quatrième Évangile est d’abord suffisamment démontré. Or il se trouve précisément que l’historicité du quatrième Évangile est sujette à caution, qu’elle soulève des objections graves et qui ne sont point chimériques, que le but didactique du livre est bien plus évident que la vérité matérielle de ses récits. On sera dans l’alternative d’affirmer la réalité d’un fait historiquement douteux, affirmation qui ne serait pas théologiquement justifiée, puisque l’inspiration ne change pas la nature des écrits et ne ferait pas d’un récit tout symbolique une histoire réelle, ou d’accepter au moins comme possible, l’hypothèse d’une allégorie destinée à faire ressortir la doctrine du Christ vie et résurrection, doctrine qui demeure, en tout cas, la préoccupation principale de l’évangéliste. /[fol. 181] Ainsi la résurrection de Lazare appartient à la catégorie des faits humains et contingents, ou bien elle est un pur symbole, et non seulement la résurrection de Lazare mais son existence même n’aura aucune réalité : c’est un miracle douteux. {La résurrection de Jésus, au contraire, n’est pas un fait d’ordre historique et humain, et il n’est pas possible non plus d’y voir un symbole. Les apôtres y ont cru certainement comme à un fait, et ils l’ont attestée comme fait. Mais ce fait, par sa nature même, échappe à l’expérience scientifique, à la critique et au témoignage historique. Ce ne fut pas un retour à la vie naturelle, qui aurait pu être physiquement constaté mais qui, historiquement certain n’aurait pas été pour les apôtres un objet de foi et n’aurait pas grande signification au point de vue religieux. Ce fut l’entrée personnelle de Jésus dans la possession de sa gloire éternelle. Pour la première génération chrétienne et notamment pour saint Paul, la résurrection du Christ ne fut pas le miracle d’ordre matériel sur lequel l’apologétique postérieure a tant insisté ; ce fut la consécration messianique du Maître qu’on avait perdu, ce fut son immortalité glorieuse, sa vie impérissable, qui, au point de vue de la croyance juive, ne pouvait être qu’un retour à la vie, mais à une vie toute différente de la première dans les conditions de sa forme et de sa durée. Les apôtres crurent que Jésus vivait ainsi. Ils n’en eurent pas de preuves matérielles incontes- /[fol. 182] tables, par la raison qu’un fait de cet ordre spirituel et divin n’admet pas cette sorte de preuves et que, dans la mesure où ces preuves existent, elles ne sont pas absolument concluantes, puisque leur objet dépasse tout à fait leur portée. Les apôtres, eux aussi, ne craignons pas de le dire, crurent à la résurrection de leur Maître sur un ensemble de probabilités qui suffisaient pour produire et justifier la foi dans des âmes de bonne volonté, dociles à l’esprit de Dieu qui était en elles, mais qui ne suffisaient pas et, par conséquent, ne suffisent pas à créer une certitude absolue ni même, dans le cas présent, une certitude morale et historique du fait 112
Religion et révélation dont il s’agit ; pas de certitude absolue, parce que le fait de la résurrection, qui appartient à l’ordre divin des choses, n’appartient pas à l’ordre métaphysique et rationnel de l’univers, pas de certitude historique, parce que le fait de la résurrection, sainement compris n’appartient pas à l’ordre historique et humain. Ce qui est historiquement certain, c’est que Jésus a vécu, qu’il est mort, et que ses disciples, après sa mort l’ont cru vivant. Quoi que l’on pense des apparitions qui sont racontées dans les Évangiles, de quelque façon que l’on concilie des récits qui, pris à la rigueur de la lettre, sont contradictoires, qui ne sont pas purement historiques, mais où la foi des apôtres s’est affirmée pour le moins autant qu’elle a fourni sa preuve, la résurrection de Jésus n’est pas la dernière étape de /[fol. 183] sa carrière terrestre, le dernier acte de son ministère parmi les hommes, mais le premier article de la foi des apôtres, le fondement spirituel du christianisme. Le témoignage que lui ont rendu les apôtres est un témoignage de foi et qui appelle la foi, non un témoignage d’expérience commune qui prescrit la conviction rationnelle. Il est impossible de prouver historiquement, en partant des textes, que Jésus est ressuscité en la manière que décrit le catéchisme, à savoir que, le troisième jour après sa mort, il réunit son âme à son corps et sortit glorieux du tombeau. Comme les évangiles ne s’accordent pas entre eux et avec saint Paul, sur le nombre et la circonstance des apparitions, comme le fait décrit par le catéchisme n’a eu aucun témoin, comme toutes les apparitions ont eu plus ou moins le caractère de visions, la vie posthume du Sauveur n’est pas garantie historiquement par des témoignages certains. Ne nous en étonnons pas, puisque cette vie n’est pas une réalité d’ordre purement humain et historique, mais une réalité d’ordre surnaturel et divin. La véritable force du témoignage est évidemment dans la foi des apôtres ; mais ce témoignage de foi n’a de valeur absolue que pour la foi, non pour la simple raison, qui, après l’avoir discuté, l’abandonnera comme un problème qui échappe à la critique, autant que l’objet même du témoignage. On voit bien que les apparitions ont été pour beaucoup dans la formation de la foi apostolique, que la méditation des Écritures anciennes a été /[fol. 184] pour quelque chose dans son affermissement, et que les apôtres ont cru aux apparitions et à l’Écriture parce qu’ils avaient besoin de croire que leur Maître vivait toujours. Observer cet état de choses est analyser la foi apostolique ; ce n’est pas l’expliquer réellement. Il y a au fond de tout un agent secret et tout puissant que la raison ne peut que soupçonner et entrevoir, que la foi seule reconnaît et affirme avec décision. Pour la raison, l’action réelle et vivante de Jésus sur ses disciples dans les premiers temps qui ont suivi sa mort est entourée d’attestations qui sont autant de probabilités ; ces probabilités ne sont pas suffisantes pour fonder la certitude absolue d’un fait qui est supérieur à l’ordre rationnel et historique ; elles sont suffisantes pour que l’âme bien disposée qui s’est mise à l’école de Jésus avec la même simplicité que les apôtres, doive l’admettre et l’admettre avec eux. Ainsi les miracles de la Bible continuent à être une preuve de la religion, très proportionnée à l’intelligence du commun des hommes ; ils ne rendent pas évidente d’une évidence de raison l’intervention divine ; vus dans la lumière d’une conscience religieuse, ils sont un argument certain pour la foi.}(s)
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Alfred Loisy [La prophétie clef d’interprétation pour saisir le sens général des Écritures. L’exégèse spirituelle.] Ce qui vient d’être dit pour les miracles a son application à l’égard des prophéties. On pourrait prendre l’une après l’autre toutes celles qui sont citées dans le Nouveau /[fol. 185] Testament, toutes celles qui ont gardé leur place dans les livres d’apologétique, depuis la malédiction du Serpent de la Genèse jusqu’aux descriptions symboliques de l’Apocalypse, sans en trouver une seule qui ait eu pour celui qui l’a écrite le sens précis que la tradition lui attribue et qui soit une prédiction, c’est-à-dire un miracle de prévision, dans le sens rigoureux du mot. La situation respective de l’homme et du serpent, décrite dans la condamnation prononcée par Iahvé sur l’animal tentateur est sans rapport direct avec la victoire que Jésus a remportée sur le mal et le péché, à plus forte raison avec l’immaculée conception et les privilèges de Marie, que l’échange peut-être accidentel d’une seule lettre20 dans les manuscrits de la Bible latine a introduits dans le commentaire traditionnel de l’Église catholique. Quelle que soit la royauté promise à Juda par la prophétie de Jacob, ce n’est pas le règne tout spirituel de Jésus. Isaïe n’a jamais parlé au roi Achaz de la vierge qui enfanterait le Messie Fils de Dieu. Jérémie, quand il fait pleurer Rachel sur sa postérité, a en vue la crise où sombra la monarchie davidique, non le Massacre des Innocents par Hérode. Osée a fait allusion au séjour d’Israël en Égypte, et n’a point annoncé que le Fils de Dieu irait en Égypte et qu’il en reviendrait. La liberté avec laquelle nous voyons que l’Ancien Testament a été inter- /[fol. 186] prété dans le Nouveau, et l’emploi d’une exégèse qui permettait de trouver dans certains passages isolés de leur contexte, souvent obscurs et dont on ne percevait plus la signification naturelle et primitive des prédictions messianiques du sens le plus précis, s’expliquent au point de vue de l’histoire, par des habitudes d’esprit toutes différentes des nôtres. On a pu se demander, tant ces adaptations de textes semblent souvent arbitraires, si ce n’étaient pas, pour ceux mêmes qui les ont faites, de simples façons de parler, des applications conscientes de la lettre biblique à un sujet différent, ce que les théologiens appellent, un peu abusivement, le sens accommodatice de l’Écriture. Mais les auteurs du Nouveau Testament et les interprètes chrétiens jusqu’aux théologiens modernes dont l’opinion se reflète encore sur le décret du Vatican, entendent bien donner le véritable et unique sens du texte, quoique, dans aucun cas, le sens qu’ils adoptent ne soit le sens original du passage cité. C’est pourquoi l’on a commencé de reconnaître qu’une partie au moins de ces textes était alléguée dans le sens que la tradition appelle spirituel, et qui n’est, à le bien prendre, qu’une accommodation autorisée par le Nouveau Testament ou le témoignage traditionnel, tandis que le sens dit accommodatice est une application nouvelle qui n’a pas encore d’autre recommandation que l’autorité ou l’ingéniosité de celui qui la propose. L’idée du double sens, inacceptable pour la critique, a, comme on l’a vu, ses racines dans le Nouveau Testament où les faits /[fol. 187] et les préceptes de l’Ancien sont interprétés comme des symboles et des figures prophétiques. {Cette circonstance ne donne pas plus de force à la démonstration que l’on voudrait fonder sur les prophéties et ne crée même qu’une difficulté de plus, puisqu’il faut expliquer comment les apôtres et Notre Seigneur lui-même ont pu se servir d’arguments aussi défectueux. Non seulement il paraît impossible
20. Ipsa pour ipse dans Gen. III, 15. S. Jérôme avait traduit le pronom par ipse.
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Religion et révélation d’établir par la concordance des prédictions anciennes et des faits qui sont donnés comme leur accomplissement la preuve évidente d’une prescience que les organes de la révélation n’auraient pu tenir que de Dieu, mais l’apologiste est obligé de justifier un procédé d’argumentation fondé sur des rapprochements aussi précaires que ceux dont l’exégèse des prophéties s’est toujours contentée.} Toutefois, si les détails de cette exégèse que les Pères ont retenue, qui a été une des grandes ressources de la théologie à toutes les époques de son histoire, qui a gardé sa place jusqu’à nos jours dans l’enseignement chrétien, peuvent paraître arbitraires, attendu que ces explications, fondées sur des analogies plus ou moins consistantes, parfois sur une rencontre de mots ou sur une assonance(t), ne sont pas gouvernées par des règles fixes ni déduites logiquement des textes, un principe incontestable est partout sous entendu : l’intime et constante harmonie des idées et des choses dans un mouvement religieux qui s’est développé /[fol. 188] progressivement sous la conduite de la Providence. Les anciens interprètes faisaient valoir, en le dispersant sur une quantité de textes dont ils modifiaient la signification primitive sans presque s’en apercevoir, un argument général qui retient encore toute sa force, à savoir la continuité de l’action providentielle dans la croissance de la religion monothéiste, et le lien essentiel et profond qui existe entre toutes les phases de son histoire. Vu du dehors, le travail exégétique édifié par la tradition chrétienne sur l’Ancien Testament et les parties prophétiques du Nouveau, ne se rattache qu’artificiellement aux textes bibliques. Il n’en est plus de même si l’on entre dans l’esprit de l’Écriture et de ses interprètes. L’explication de chaque passage pris à part ne représente pas le sens historique de l’original : l’explication de tous les passages pris comme un ensemble représente ce qu’on pourrait appeler le sens providentiel, jamais épuisé, de l’Ancien Testament et de toutes les prophéties, le développement que les germes déposés dans les Écritures étaient destinés à recevoir par la manifestation et les progrès de l’Évangile, la conscience perpétuelle que la vraie religion a gardée de sa propre identité à travers tous les temps et tous les changements. L’exégèse du sens spirituel, comme tout le travail de la pensée religieuse dans les deux Testaments et dans l’Église, est une manifestation de l’esprit de vérité. Ce serait faire preuve d’une grande étroitesse et pesanteur /[fol. 189] d’esprit que de voir uniquement dans l’exégèse traditionnelle des prophéties une série interminable de menus contresens. Cette exégèse pouvait se croire historique et littérale, mais elle ne prétendait pas autrement à l’être en un temps où le sens de l’histoire et des conditions qui s’imposent à l’interprétation historique des textes, existait à peine. Les apôtres ont voulu s’autoriser de l’Ancien Testament pour prêcher le Christ et l’Évangile, parce que l’Ancien Testament prépare, annonce et figure, en un sens très vrai, le Nouveau. Mais cette vérité ne pouvait alors être connue ni exprimée sous une forme abstraite. On recourut à l’Écriture même, fractionnée selon les habitudes de l’exégèse juive pour démontrer l’accord des deux Testaments dans l’esprit qui vivifie et en dépit de la lettre qui tue. La thèse était vraiment solide, et quelques citations d’apocryphes, quelques arguments fondés sur les contresens des Septante ou sur ses fautes de copistes ne diminuent pas la puissance de l’argument. [L’Écriture et l’attente religieuse d’Israël à travers les siècles.] Car ici encore il reste un argument très efficace, pourvu qu’il soit reçu dans une âme bien préparée. L’Écriture n’a jamais été un recueil de prédictions, et l’on peut même affirmer sans crainte que, dans la mesure où la religion biblique a connu les 115
Alfred Loisy prédictions proprement dites, celles-ci ne se sont pas trouvées plus vraies, matériellement et à la lettre que les oracles de toute autre religion. Mais /[fol. 190] l’Écriture a été plutôt un grand recueil d’espérances et d’aspirations religieuses. {La naissance, le progrès, l’accomplissement partiel de ces espérances et de ces aspirations, qui s’élargissent et se spiritualisent en proportion des contradictions que leur oppose la brutalité des faits, sont pour la foi une admirable instruction et les anticipations d’idées et de principes religieux qui ne se sont réalisés parfaitement que plus tard sont une preuve non médiocre de la continuité de l’action divine dans l’histoire de la religion. En cela consiste la réalité des prophéties, plus profonde, plus réellement convaincante que l’annonce obscure, invérifiable d’un fait à venir.}(u) S’il est vrai que ces espérances et ces aspirations religieuses d’Israël portent la marque du temps et du milieu où elles se sont produites, c’est les prendre par leur petit côté que de caractériser les prophéties de l’Ancien Testament comme le fait M. Sabatier, disant : « Ces prédictions sont toutes juives, concernant le peuple juif, non l’Église chrétienne à laquelle on les applique, et les Juifs, suivant leur exégèse, ont bien pu ne pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu’ils attendaient, puisqu’ils n’auraient pu croire en lui qu’en renonçant aux espérances politiques et nationales que leurs livres leur avaient données »21. Les livres de l’Ancien Testament ont été écrits par des Israélites et pour des Israélites, mais ils contenaient certains /[fol. 191] éléments qui étaient vraiment la préparation de l’Évangile, et dont Jésus lui-même s’est autorisé. En se défendant de porter l’Évangile aux Gentils, Jésus respectait le privilège d’Israël. L’esprit prophétique est déjà à beaucoup d’égards, l’esprit de l’Évangile. Le cadre seul est national et la masse des Juifs a voulu s’en tenir à ce cadre de l’espérance israélite. Combien homogène cependant, combien logique dans son renouvellement perpétuel a été cette espérance, envisagée dans son idée, un principe spirituel, depuis les anciens prophètes jusqu’à la prédication du royaume et à l’apocalypse johannique. La froide raison n’y voit qu’une suite d’illusions plus ou moins chimériques ; et pourtant c’est la forme seule, la couleur imaginaire de l’espérance qui est relative et imparfaite ; le fond, c’est-à-dire la foi au triomphe de la justice et de la miséricorde éternelles est un fait admirable et vraiment surnaturel ; l’épuration progressive de cette foi, sa réalisation dans l’Évangile et dans l’Église est la continuation du même miracle spirituel. {Les consciences qui ont vécu de cet idéal étaient éclairées d’une lumière divine. Si les Juifs contemporains du Sauveur avaient eu l’âme assez généreuse, ils n’auraient pas trouvé que l’Évangile était au-dessous de ce qu’annonçaient les prophéties et n’auraient pas embrassé la lettre de l’Écriture plutôt que d’en suivre l’esprit.}(v) Que la critique signale les transformations de l’idéal messianique, /[fol. 192] qu’elle en analyse autant qu’elle pourra les origines et le développement historique, elle n’en découvrira pas dans l’histoire la cause adéquate, que la foi lui montre. L’argument des prophéties, largement compris, subsiste donc, aussi bien que celui des miracles, comme une des probabilités dont le sens religieux, la foi saisissent la portée, et qui de probabilités rationnelles deviennent des vues certaines quand elles apparaissent dans leur vrai jour sous la lumière de Dieu qui a inspiré les prophètes et qui parle dans l’Évangile.
21. Op. cit., 92.
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Religion et révélation /[fol. 193] IV [Raison et révélation] [Distinction entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel.] {Ainsi les preuves de la révélation chrétienne gardent leur valeur, pourvu qu’on sache les comprendre. La preuve des miracles devient l’histoire de tous les biens que la religion a procurés à l’humanité dans le christianisme et dans l’Église. La preuve des prophéties devient l’analyse des rapports harmoniques et constants du développement religieux considéré dans toute son ampleur, pour tous les âges de sa durée. De cette contemplation résultent les probabilités accumulées qui commandent la foi à une âme de bonne volonté. N’admettre, au point de vue rationnel, qu’une certitude morale de la révélation n’est pas renier la tradition catholique ni favoriser le système de la révélation purement sentimentale, en attendant que l’on tombe dans le système de la religion illusoire dont une certaine science a l’intention de nous délivrer.} {C’est maintenir chaque chose à sa place, distinguer l’ordre de la raison et de la science, l’ordre de la nature et de l’expérience physique, de l’ordre de la religion et de la conscience, l’ordre surnaturel ou, si l’on veut l’ordre de l’expérience religieuse et morale. Aucune distinction scolastique n’est aujourd’hui plus précieuse ni plus nécessaire que celle-là. C’est pour avoir exigé une certitude rationnelle des vérités religieuses que la science les a /[fol. 194] méconnues. C’est pour n’avoir pas vu qu’une véritable certitude peut exister dans l’ordre des vérités religieuses que les protestants libéraux renoncent à une certitude de croyance et ne trouvent plus de solide en religion que le sentiment de la foi. C’est pour n’avoir pas établi nettement la différence qui existe quant au mode d’acquisition, mais non pas quant à la fermeté de l’adhésion, entre les vérités de l’ordre rationnel et scientifique et les vérités de l’ordre religieux et moral que nos apologistes, tout en faisant bonne contenance, sont au fond si embarrassés pour mettre en ordre la démonstration catholique. Ils voudraient faire ce qu’on n’a jamais fait ni pu faire, prouver la religion comme un théorème de géométrie. Jamais l’acte de foi chrétienne ne s’est trouvé au bout d’un syllogisme. Jamais on n’a démontré la religion avec une certitude mathématique. On y croit selon qu’on y reconnaît les marques du divin, et cette reconnaissance ne s’opère pas uniquement par le raisonnement ; elle s’opère surtout par l’observation, par le recueillement intérieur, par l’effort moral.}(w) Les démonstrations que l’on élabore pour la défense de la religion sont plutôt faites pour préserver la foi des croyants que pour convertir les incrédules, mais elles suivent naturellement la ligne des objections qui sont soulevées par les gens du dehors. Ainsi les apôtres prouvaient aux Juifs par les prophéties que Jésus était vraiment le Messie : est-ce à cause de ces pro- /[fol. 195] phéties là qu’eux-mêmes avaient cru d’abord en lui, et soutiendra-t-on que le seul argument des prophéties ait gagné à l’Évangile un juif ou un païen sans que la connaissance de Jésus lui ait révélé d’abord la vérité de la religion et l’esprit des Écritures ? Les apologistes du second siècle prouvaient aux païens la vérité de l’Évangile en montrant dans le christianisme la plus parfaite des philosophies : n’y voyaient-ils pas autre chose, et y eut-il beaucoup de païens qui se convertirent à la religion nouvelle comme à la plus savante des doctrines ? Aujourd’hui les avocats du catholicisme multiplient les arguments en sa faveur, et jamais thèse ou institution n’a été défendue par autant de raisons prises de tous les côtés : c’est que les objections viennent de toutes parts et qu’on est obligé d’y répondre ; mais l’esprit le plus clairvoyant, après 117
Alfred Loisy avoir étudié les plus gros livres d’apologétique peut être encore fort indécis et perplexe, s’il n’a consulté que sa raison et s’il s’est borné à la critique des preuves, vu que chaque preuve particulière n’aboutit qu’à une conclusion probable, laquelle n’exclut pas la possibilité de la conclusion opposée, et que l’efficacité réelle et décisive des preuves ne dépend pas seulement de leur accumulation, qui ne crée encore pour la raison qu’une extrême probabilité, mais de l’expérience intime qui en est faite et du rapport vital qui s’établit entre l’âme qui cherche et la vérité qui s’offre. Toutes les preuves apparaissent indubitables lorsque la foi les /[fol. 196] illumine et que l’âme religieuse perçoit leur profonde et vivante unité. Les adversaires de la religion prétendent démontrer par la science et la raison la fausseté absolue la religion ; et les apologistes, de leur côté, font effort pour en démontrer la vérité absolue par des arguments rationnels et scientifiques. {On oublie de part et d’autre que la raison et la science ne peuvent rien sur le fond de la religion, qui n’appartient pas à leur ordre, qu’elles ne sauraient à elles seules produire ou renverser la certitude absolue des vérités religieuses et morales. La raison a sa part et une part nécessaire dans l’acquisition de cette certitude, mais elle ne suffit pas à la créer parce que l’objet dont il s’agit n’est pas de son ressort. Elle entassera les probabilités au point qu’il y aura imprudence et folie même à n’en pas tenir compte, mais elle ne rendra pas évidente d’une évidence absolue de raison, la nécessité de l’adhésion, qui sans cela serait fatale et n’aurait plus aucun mérite. La lumière complète dans l’ordre des vérités religieuses et morales se fait par le concours de toutes les autres facultés de l’homme et non par le simple exercice de l’intelligence. C’est pourquoi la meilleure démonstration rationnelle de la religion ne contient jamais qu’une partie de la démonstration réelle qui se fait dans les âmes, la seule qui soit absolument concluante.}(x) La certitude de la révélation n’est pas diminuée par là ; elle est ramenée à son véritable caractère, qui est d’être /[fol. 197] une certitude de foi et non une certitude scientifique. Selon les théologiens, la foi, même dans son commencement, est une grâce de Dieu, n’est pas pure affaire d’entendement humain ou d’activité humaine. Qu’est-ce à dire sinon que les preuves de la religion ne sont pas de telle nature et de telle force qu’elles emportent nécessairement la conviction de l’homme jugeant d’après les principes de sa raison ; que la foi naît dans l’âme en qui s’est éveillé un sens divin par lequel il lui est donné de goûter la force intime des preuves, c’està-dire l’efficacité de la religion annoncée dans ses preuves, et de se reconnaître en quelque sorte elle-même dans ses aspirations et ses besoins dans la religion qui les satisfait ? Ce sens divin de la foi ne s’acquiert point par l’exercice du raisonnement et de la critique ; il se produit dans l’âme de bonne volonté, au contact de la révélation proposée, de manière ou d’autres à l’intelligence. Il est bien vrai que la foi est une grâce et, en même temps, que nous croyons parce que nous voulons croire. {Elle ne serait ni un don surnaturel ni un acte libre de l’homme si l’adhésion de l’esprit aux vérités révélées résultait de l’évidence rationnelle des preuves de la révélation. Un travail de pure raison exclut tout usage de la liberté dans le choix de la conclusion, car il n’y a pas de choix. La conclusion est ce qu’elle est. Dans l’ordre religieux et moral, la conclusion est, d’une certaine manière, ce qu’on la fait, et de là vient qu’on y adhère librement.}(y) /[fol. 198] {Lorsque les théologiens et le concile du Vatican affirment que l’homme peut connaître Dieu avec certitude par la lumière de la raison naturelle, ils semblent admettre la possibilité d’une religion naturelle fondée sur la raison. Mais on remarquera qu’il s’agit de possibilités abstraites et non de cas réels. Le concile enseigne 118
Religion et révélation que l’homme pourrait connaître Dieu sans la lumière de la foi, et le connaître même avec certitude par le seul exercice de sa raison. Il ne dit pas expressément de quelle nature serait cette certitude, à savoir, si elle serait purement rationnelle ou s’il y entrerait un élément moral, s’il y aurait un acte de volonté dans la croyance naturelle à l’existence de Dieu. On sait que les théologiens scolastiques ont jusqu’à nos jours prouvé l’existence de Dieu comme si c’était une vérité d’ordre rationnel, et il est évident que les termes de la définition conciliaire pourraient s’entendre aisément d’une certitude métaphysique et absolue. C’est que la théorie de la connaissance religieuse n’a pas été suffisamment étudiée dans l’Église catholique au point de vue de la psychologie et de l’histoire. On ne peut demander aux conciles ou à la théologie une doctrine ferme sur un sujet qu’ils n’ont pas abordé par le côté où le mouvement de la philosophie contemporaine demande qu’on l’envisage. S’ils ont soutenu la possibilité absolue de la connaissance de Dieu, et d’une connaissance certaine, sans le secours de la grâce et de la révélation surnaturelles, ils n’ont pas dit que le cas possible se soit vérifié souvent, /[fol. 199] ni même qu’il se soit jamais vérifié en fait, c’est-à-dire qu’une âme de bonne volonté soit arrivée à la connaissance naturelle de Dieu sans que la grâce lui ait été donnée pour que cette connaissance devînt surnaturelle et salutaire. Cette dernière hypothèse serait en contradiction avec les principes mêmes de la théologie traditionnelle. Il ne faut pas se dissimuler d’ailleurs qu’une sorte de malentendu et d’équivoque règne sur toutes ces questions par suite de l’habitude que la théologie scolastique a prise de considérer Dieu comme objet de science. C’est évidemment cette connaissance scientifique et non religieuse qui est à la portée de la raison pure. Il faudrait savoir jusqu’à quel point cette connaissance est réelle, avant de la maintenir à côté de la connaissance religieuse. On a commencé par appeler connaissance naturelle de Dieu celle qui a pu exister en dehors de la tradition juive et chrétienne. Mais cette connaissance n’a pas été naturelle au sens où la théologie moderne entend ce mot quand elle l’oppose à surnaturel, ou bien il faudrait dire que Dieu n’a jamais été révélé en dehors d’Israël ou du christianisme aux âmes de bonne volonté, de façon à procurer leur salut. La théologie de l’avenir ne manquera pas de rectifier les formules insuffisantes dont on se sert maintenant, et elle tâchera de mieux exprimer l’intime correspondance de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, de mieux délimiter le /[fol. 200] rôle de l’intelligence dans l’acquisition des vérités religieuses et morales, de mieux distinguer l’ordre de la science et l’ordre de la conscience ; par là sans doute elle réussira à les mieux associer, on pourrait presque dire à les réconcilier. Peut-être trouvera-t-elle qu’il n’existe qu’une seule connaissance de Dieu, réelle et vraie, rationnelle et suprarationnelle, naturelle et surnaturelle, acte de l’homme et don de la grâce divine. Les spéculations sur la cause première n’étant plus regardées comme une connaissance réelle de Dieu ne seront plus considérées non plus comme la vérité absolue sur son être, et dès lors son existence ne sera plus pour personne objet de démonstration purement rationnelle. Mais la vraie connaissance de Dieu, impliquant toujours la bonne volonté dans l’exercice de la pensée sur les choses divines, sera conçue comme le fruit unique de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi ; la foi étant en ces matières la suprême raison et la constante évolution de la pensée religieuse ne permettant pas que l’absolu de la certitude porte sur la pensée même, mais sur son objet incompréhensible, que la volonté cherche et atteint, que l’intelligence peut et doit affirmer, qu’elle est incapable d’embrasser.}(z) 119
Alfred Loisy [Certitude de foi, connaissance religieuse et régulation sociale.] Ce n’est pas que cette certitude de la révélation fondée sur des motifs réels et profondément sentis par l’âme religieuse n’ait un objet déterminé. Le vague n’est pas matière /[fol. 201] de certitude. La certitude de la foi s’appliquera nécessairement à une conception de Dieu et de la religion, du rapport religieux et moral et non seulement de la relation métaphysique qui existe entre l’homme et Dieu. La nature de cet objet est déterminée par la nature même de la religion et les conditions inévitables de la révélation de Dieu dans l’humanité. Il s’agit de vérités immuables dans leur fond, mais non dans les formes particulières qu’elles revêtent successivement dans la pensée et le langage des hommes. Si certaine qu’elle soit, la révélation ne cesse pas d’être progressive, et l’on peut dire que la connaissance de Dieu cesserait sur la terre le jour où on pourrait la fixer dans une pensée immuable, parce que ce serait l’identifier à un symbole, créer une idole spirituelle aussi froide et morte que les idoles de pierre et de bois. La révélation se produit vivante et se conserve telle dans l’humanité. Elle ne subsisterait pas sans ses organes et ses moyens de conservation, qu’il ne faut pas confondre avec elle, mais qui lui sont indispensables. La religion est chose commune, chose essentiellement humaine : on ne conçoit pas que la révélation n’existe que pour l’individu, ne se manifeste qu’en lui et par lui. La religion a son siège dans les individus, comme la science et la vertu ; mais elle est comme elles un bien commun, non une propriété personnelle, elle est une des formes essentielles, la seule forme universelle de la société humaine, /[fol. 202] non le privilège de tel ou tel particulier. Le vrai est pour tous ; le devoir s’impose à tous. Dieu aussi existe pour tous et s’impose à tous. Si donc la religion existe dans l’humanité sous forme de révélation, si elle est la révélation authentique de Dieu, elle existera pour tous, devra se proposer à tous, et se proposant à tous les hommes dans tous les temps s’accommoder à eux tous. La nécessité des symboles religieux et d’une institution gardienne de ces symboles apparaît nettement quand on considère la religion dans sa forme de révélation, dans sa réalité historique et sa manifestation progressive. Il faut à la révélation des formules, une expression intellectuelle et intelligible. Il faut à cette expression des interprètes, car les formules sont par elles-mêmes insuffisantes à transmettre la religion comme elles le sont aussi à transmettre la science. Science et religion ne passent pas directement du livre à l’homme, mais de l’homme à l’homme, avec le secours du livre. Le bienfait de la révélation acquise sera garanti au genre humain par la perpétuité de l’enseignement, ou bien il aura été inutile. La révélation se conservera là où elle n’aura pas cessé d’être vivante, où elle se sera organisée en institution enseignante et sanctifiante, proposant à tous « la vie éternelle qui était dans le Père et qui nous a été manifestée »22. Dès qu’on renonce à voir dans /[fol. 203] les formules du langage humain l’expression adéquate et immuable de la vérité religieuse une telle institution est indispensable, la formule ne pouvant communiquer indéfiniment ce qu’elle a été d’abord impuissante à contenir. La religion et la révélation sont inconcevables sans cette institution qui usera des formules en les perfectionnant sans cesse, qui sera la révélation toujours vivante, tandis que la formule ne serait bientôt qu’une religion morte et aveuglante.
22. I Jean, I, 2.
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Religion et révélation La notion vraie de la religion et de la révélation, bien loin d’exclure l’Église, la réclame instamment. « Fait social et universel autant et plus qu’individuel, c’est dans la vie sociale de l’espèce, dans les sociétés religieuses organisées, dans les institutions, le culte en commun, la liturgie, les règles de foi et de discipline, que la religion réalise objectivement son principe fondamental, manifeste son âme intérieure et développe toute sa puissance… Aussi bien une vie religieuse qui reste cachée dans la conscience individuelle, qui ne se communique pas, qui ne crée aucune solidarité spirituelle, aucune fraternité d’âme, est comme si elle n’était pas ; c’est une simple velléité de sentiment, une fleur poétique éphémère, qui n’a pas plus de conséquence pour l’individu lui-même que pour le genre humain. »23 Ces lignes éloquentes ont été écrites par M. Sabatier, et l’on ne voit pas comment / [fol. 204] elles se concilient avec la théorie du salut par la foi indépendamment des croyances. Un catholique peut très bien concevoir la tradition « comme la révélation objective de la vie intérieure de l’Église et de sa piété,… non point comme quelque chose de mort et d’immuable, mais comme une puissance se continuant en nousmême. » Ce qui paraît irréalisable pour quiconque prendrait la peine d’y réfléchir sans parti pris, c’est que cette tradition puisse exister et durer « indépendamment des croyances » c’est-à-dire si nous ne sommes pas foncièrement d’accord en ce qui regarde la foi et l’économie de la religion avec ceux qui nous ont précédés, et avec ceux qui cherchent actuellement comme nous leur salut dans la foi. Une pareille théorie du salut est nouvelle dans l’histoire du christianisme. Que deviennent le salut et la foi s’il n’y a pas de croyances objectivant le salut et la foi ? Les partisans de la nouvelle formule n’ont pas voulu dire qu’ils admettent le salut par la foi sans croyance aucune, ce qui serait absurde ; mais ils entendent que la croyance n’a pas besoin d’être déterminée de telle ou telle manière, et que, quelque idée que l’on se fasse de Dieu, du Christ et du salut, on est sauvé par cela même qu’on croit être par Jésus réconcilié au Père. Ne nous écrions pas qu’il est par trop facile d’être sauvé ainsi. Demandons plutôt combien de personnes sont capables d’être sauvées par cette /[fol. 205] méthode. Même les bonnes âmes qui écoutent l’enseignement des pasteurs libéraux et pensent être dans l’Église du Christ se sauvent en croyant tout uniment ce que ces Messieurs leur disent conformément aux symboles reçus. La foi atteint Dieu, qui est absolu, à travers la formule, qui est contingente. Mais si l’on établit en principe la relativité des formules, ce n’est pas une raison pour en affirmer l’indifférence. Car les formules ne peuvent pas être indifférentes à l’égard de la vérité qu’elles expriment, ni pour l’Église qui les emploie. Autre chose est de « méconnaître le caractère historiquement et psychologiquement conditionné de toutes les doctrines et de vouloir élever à l’absolu, ce qui est né dans le temps et doit nécessairement se modifier pour vivre dans le temps »24, erreur qui, d’après M. Sabatier, caractérise « l’orthodoxie » et qui n’appartient en réalité qu’à l’orthodoxie protestante ; autre chose est de régler l’usage des formules conformément aux intérêts généraux de la vérité qu’elles doivent exprimer, et des âmes qu’elles contribuent à instruire, comme fait l’Église catholique ; autre chose enfin est d’abandonner sans contrôle au jugement privé toute la tradition religieuse, comme si chaque individu en était le maître et l’arbitre, et comme si, dans l’ordre religieux, l’individu existait uniquement par lui-même et pour lui. Puisque la religion est un
23. A. Sabatier, op. cit., p. 405. 24. Loc. cit.
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Alfred Loisy fait social, puisque la révélation est pour tous, puisque la vie religieuse de l’individu n’est pas autre chose qu’une /[fol. 206] communion de vie divine avec d’autres hommes, il faut qu’il y ait des croyances communes et des symboles communs. La relativité des symboles ne dispense personne de les recevoir, mais elle oblige ceux qui dans l’Église ont la charge de l’enseignement à les expliquer toujours selon les lumières du temps, pour que les symboles ne deviennent pas inintelligibles et ne tombent pas en lettre morte. De la contradiction que présentent la nécessité d’une foi religieuse absolue et la relativité inévitable des symboles, le caractère individuel de la foi et la communauté indispensable de la croyance, on ne peut sortir que par le moyen d’une Église infaillible, c’est-à-dire ayant autorité pour régler les symboles, les expliquer et les adapter aux conditions intellectuelles des milieux et des temps. Autrement rien ne pourra empêcher la religion, la révélation, la foi, les croyances de s’évanouir dans une complète anarchie. C’est la tradition qui garde la religion, et comment la gardera-t-elle si elle n’a pas d’autorité, si elle n’est pas elle-même l’autorité religieuse. Une religion qui cesse d’être une Église, et une Église qui laisse perdre son autorité n’existent plus. « La nécessité psychologique, pour chaque croyant, de mettre d’accord sa conscience religieuse intime avec la culture générale qu’il a acquise »25 n’est nullement incompatible avec le respect de la tradition et de l’autorité qui la représente, tandis /[fol. 207] que l’abandon réfléchi et voulu de la tradition, même sous le nom de « symbolisme critique »26, n’est que du rationalisme par lequel on substitue aux symboles anciens des idées toutes personnelles. L’idée d’une religion qui n’aurait pas d’autre lien que la liberté octroyée à chacun de penser tout ce qu’il voudra dans l’ordre des choses religieuses est irréalisable, cette liberté ne pouvant que disperser et non réunir. Si l’on répond que la liberté se trouve restreinte par le fait que la vérité religieuse est une dans son fond, pourquoi le service de cette vérité unique n’aurait-il pas été organisé, dès quelle a été connue, par une tradition permanente, se gardant elle-même, faisant bénéficier chacun de toutes les expériences du passé, bénéficiant elle-même de toutes les expériences du présent ? En fait la religion n’a jamais existé ou pu exister sans la tradition religieuse, et il est sûr que la religion chrétienne, partout où elle existe, et même chez les protestants, n’est pas autre chose que la tradition chrétienne. Jamais ce ne sera l’individualisme chrétien, l’individualisme étant le contraire de là religion et du christianisme.
25. Ibid., 409. 26. Ibid., 408.
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Religion et révélation Notes de l'éditeur a. Développement amplifié dans la seconde rédaction. b. Addition de la seconde rédaction. c. Addition de la seconde rédaction. d. Dact. : le féroce. e. Addition de la seconde rédaction. f. Addition de la seconde rédaction. g. Paragraphe plus développé dans la seconde rédaction. Loisy nuance sa pensée en écrivant que, grâce à l’effet convergent du sentiment, de l’intelligence et de la conscience, l’homme « atteint » Dieu (il avait écrit « prouve » dans la première rédaction). h. L’opposition entre « scolastique » et « histoire » est absente de la première rédaction. i. Paragraphe très développé par rapport à la première rédaction. Loisy insiste sur le caractère notionnel de toute croyance religieuse. j. La seconde rédaction développe l’étude de la vision prophétique et montre que son caractère paranormal ne disqualifie pas les témoins de la révélation divine. k. La seconde rédaction supprime quelques lignes relatives à Sabatier et développe amplement l’idée que la révélation divine est toujours en même temps un phénomène de part en part humain. l. Dact. : la. m. Toute la partie finale de la section II de ce chapitre revient sur l’idée que la coopération de Dieu et de l’homme dans le processus de la révélation rentre dans la théorie générale du concours divin, bien connue des théologiens qui ont réfléchi au problème de la grâce. Au cours de son raisonnement, Loisy utilise l’expression scolastique de « puissance obédientielle », qui indique l’aptitude de l’esprit à être élevé au-dessus de sa fin naturelle, si Dieu le veut. n. Addition de la seconde rédaction. o. Addition de la seconde rédaction. p. Développement nouveau sur les déclarations du concile Vatican I. Loisy offre ici un remarquable exemple d’exercice théologique en utilisant pour protéger son orthodoxie une remarque tout à fait reçue par les théologiens catholiques. Un texte conciliaire, selon la tradition, possède avant tout une portée négative, il condamne une doctrine qui lui paraît hérétique ou dangereuse. Ici, le concile de Vatican I condamne ceux pour lesquels la foi est sans appui rationnel, les récits bibliques n’étant pour eux que des légendes. Mais il présente sa condamnation dans l’enveloppe d’une théorie scolastique de la foi qui demande révision. q. Addition de la seconde rédaction. r. Autre addition qui vient équilibrer ce qui précède. s. Loisy développe dans la seconde rédaction une réflexion qui était plus brève dans la première. t. Dact. : assurance. u. Loisy équilibre cette critique, en montrant que l’intuition profonde de l’exégèse « spirituelle » qu’il vient de critiquer consiste en la perception de l’unité du développement religieux à travers la Bible. Il ajoute à la première rédaction une dizaine de lignes très nettes en ce sens. v. Addition de la seconde rédaction. w. Addition de la seconde rédaction. x. Addition de la seconde rédaction. y. Addition de la seconde rédaction.
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Alfred Loisy z. Addition destinée à montrer que, puisqu’il n’y a pas en fait (selon Vatican I) de connaissance « naturelle » de Dieu, il faut bien qu’il y ait, même avant toute révélation positive, une collaboration de la raison et de la grâce. À plus forte raison, quand il s’agira pour le croyant d’accueillir une révélation positive. Sur les notes A. Sans doute dans son Commentarius in Genesim, Paris, Lethielleux, 1895, IV-612 p. B. Loisy a lu ce texte dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier-juillet 1896. On retrouvera le texte cité par Loisy dans l’édition de 1956 : M. Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique (1896), Paris, P.U.F., 1956, p. 14. C. Article publié en 1897 dans Le Correspondant.
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/[fol. 208] CHAPITRE III LA RELIGION D’ISRAËL
« La religion et la suite du peuple de Dieu, écrivait Bossuet, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes ». Rien n’est plus vrai à cette heure encore, bien qu’il soit moins facile de trouver « la religion toujours uniforme ou plutôt toujours la même depuis l’origine du monde », et d’affirmer sans correctifs qu’on y a « toujours reconnu le même Dieu comme auteur et le même Christ comme Sauveur du genre humain ». On ne sait presque plus rien touchant les cinq premières époques du Discours sur l’histoire universelle, « les premiers âges du monde », que Bossuet croyait si bien connaître : Adam ou la création, Noé ou le déluge, Abraham ou le commencement de l’alliance, Moïse ou la loi écrite, la prise de Troie « arrivée environ l’an 308 après la sortie d’Égypte, et 1164 après le déluge ». Le grand écrivain marquait la date de la création, 4004 avant Jésus-Christ : pourquoi n’aurait-il pas daté la prise de Troie ? Il convient de rappeler ces choses, ne serait-ce que pour montrer aux personnes les /[fol. 209] moins favorables à la critique combien elles se sont écartées sans le vouloir, peut-être sans s’en apercevoir, de ce qui était au XVIIe siècle « la tradition » et semblerait devoir l’être encore pour elles-mêmes. {On n’oserait plus maintenant dater la création de l’univers, ni dire que l’Écriture est, « sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde ».} (a) La chronologie de la Bible est abandonnée, et la chaîne de la tradition se trouve rompue en même temps. Le plus simple des catéchistes ne se risquerait pas à introduire en ces termes l’histoire d’Abraham : « Il naquit environ trois cent cinquante ans après le déluge, dans un temps où la vie humaine, quoique réduite à des bornes plus étroites, était encore très longue. Noé ne faisait que de mourir, Sem, son fils aîné, vivait encore, et Abraham a pu passer avec lui presque toute sa vie. Représentez-vous donc le monde encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du déluge, lorsque les hommes, si près de l’origine des choses, n’avaient besoin pour connaître l’unité de Dieu et le service qui lui était dû, que de la tradition qui s’en était conservée depuis Adam, et depuis Noé, tradition d’ailleurs si conforme aux lumières de la raison, qu’il semblait qu’une vérité si claire et si importante ne pût jamais être obscurcie ni oubliée parmi les hommes »1. La situation religieuse du monde au temps
1. Discours sur l’histoire universelle, 1, 2.
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Alfred Loisy d’Abraham, on l’avouera, diffère totalement /[fol. 210] de ce tableau. On y est plus près de nous que des origines. La conception apologétique de Bossuet tombe avec sa fausse conception de l’histoire. Il n’est plus possible de la maintenir que par une fiction dangereuse, que Bossuet lui-même serait aujourd’hui le premier à condamner. L’histoire d’Israël est relativement claire depuis Samuel et Saül ; auparavant, en remontant jusqu’à Moïse, quelques endroits se détachent en demi-jour sur un fond obscur ; avant Moïse et jusqu’à Abraham, on entrevoit dans l’ombre quelques images indécises. Avant Abraham c’est la nuit complète. Les premiers chapitres de la Genèse ne nous apprennent pas comment l’homme et la religion firent leur entrée dans le monde et s’y comportèrent dans les temps préhistoriques ; ils nous font seulement entendre que l’homme parut sur la terre comme créature et que Dieu gouverna l’humanité dans ces premiers âges comme depuis. Mais une autre suite de la religion peut être établie qui, pour être moins rigoureuse en apparence, moins merveilleuse, plus humaine, que celle de l’ancienne apologétique, ne laisse pas d’être aussi instructive pour la foi et de fonder sur une base historiquement plus ferme l’existence et l’autorité de la révélation. I [Difficulté d’écrire une histoire de la religion primitive du peuple d’Israël] [Le schéma évolutionniste de Sabatier.] /[fol. 211] Les premières manifestations du sentiment religieux ne nous sont connues par aucun témoignage direct. À l’aurore des temps historiques, lorsque naissent les premières civilisations, quatre ou cinq mille ans avant l’ère chrétienne, ce n’est pas la religion qui nous apparaît, mais les religions, véritable chaos d’opinions bizarres, indécises, changeantes, de superstitions puériles ou grossières, de pratiques étranges, souvent cruelles et immorales. Plus tard on voit se produire des réformes qui manquent en partie leur but : Confucius, Bouddha, Zoroastre. Une seule réforme essentielle, comprenant toute une série de réformes secondaires et de progrès chèrement achetés, aboutit à un résultat aussi parfait, semble-t-il, que le comporte la condition humaine : c’est celle qui a son commencement en Moïse, son terme en Jésus, et qui se perpétue par l’Église. Y a-t-il eu plus qu’une réforme, et faut-il parler de la création du monothéisme israélite par les prophètes, la vérité étant sortie de l’erreur et le bien du mal par un enchaînement de métamorphoses qui auraient leur point de départ dans l’affolement irréfléchi et les rêveries immondes d’un « satyre éhonté », selon le portrait que Renan2 trace des premiers hommes, et leur point d’arrivée dans la céleste doctrine du Discours /[fol. 212] sur la montagne ? D’après la théorie la plus en faveur auprès des critiques, la religion des premiers hommes aurait été l’animisme, le culte des esprits, et la forme de ce culte était le fétichisme ; puis une hiérarchie s’établit entre les esprits, les dieux de tribu et les dieux nationaux parurent, et ce fut le polythéisme ; un sentiment de fierté nationale et de fanatisme put conduire certains peuples au culte d’un seul dieu, à la monolâtrie, et dans le groupement hiérarchique des dieux sous un chef suprême il y avait déjà un commencement de monothéisme ; de là, soit par la réflexion comme chez les philosophes grecs, soit par l’influence d’un sentiment moral très
2. Histoire du peuple d’Israël, I, 4.
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La religion d’Israël pur, comme chez les prophètes d’Israël, on serait arrivé au monothéisme parfait. On doit remarquer cependant que le monothéisme des philosophes grecs a été une spéculation savante plutôt qu’une doctrine religieuse, tandis que le monothéisme moral des prophètes était et demeure la religion. Mais si les premiers hommes ont été fétichistes, si les patriarches ont été polythéistes et si Moïse était tout au plus monolâtre, si ce sont les prophètes du VIIIe siècle qui ont introduit la profession du monothéisme absolu, ceux-ci n’auront-ils pas été les vrais fondateurs de la religion ? La théorie n’a peut-être pas toute la consistance qu’on lui prête, et les degrés du développement religieux sont peut-être moins distants. Soyons persuadés avant un examen plus attentif de la question, que toute la religion était en germe dans les premiers hommes, aussi bien que toute la philosophie, /[fol. 213] qu’il n’y a pas eu solution de continuité dans le progrès religieux, que tout ce progrès s’est accompli par une évolution intime procédant des acquisitions initiales, et que la religion n’a pas attendu plusieurs milliers d’années pour gagner ses éléments essentiels, quoiqu’elle ait dû être comme toute autre manifestation principale de l’activité humaine dans un travail perpétuel de transformation, de décadence ou d’accroissement. À peine est-il besoin de dire que la prétendue loi de l’évolution religieuse n’est qu’une hypothèse historique, une théorie conçue pour encadrer les données que fournit l’étude des religions. Elle peut présenter certains avantages pour la classification des faits observés ; mais il faut se garder de la prendre pour la règle nécessaire et le programme infaillible de tout le développement religieux, car il est impossible d’en montrer l’application universelle et suivie dans l’histoire. Les anciennes religions polythéistes ne se sont pas transformées graduellement en religions monothéistes. On ne saurait présenter le monothéisme des philosophes grecs comme une transformation de la religion hellénique ; autant vaudrait présenter la philosophie spiritualiste de Cousin et de Jules Simon comme une transformation du christianisme. Ces fruits de la spéculation rationnelle peuvent dépendre en quelque façon des doctrines religieuses qui existaient avant eux ; /[fol. 214] mais ils ne les continuent pas, étant en dehors de la religion vivante ; ce sont des débris de croyance qu’on essaie de changer en morceau de science ; ils n’ont presque rien d’une réforme ou d’un progrès religieux et n’appartiennent qu’indirectement à l’histoire de la religion. Le paganisme gréco-romain a subi bien des altérations et des changements ; il est resté jusqu’à la fin une religion polythéiste, qui a cédé la place au monothéisme chrétien, n’ayant pu ni l’absorber, ni s’y assimiler. D’autre part la religion israélite, telle que nous la connaissons par la Bible, et nous n’avons aucun moyen de la connaître autrement, est un monothéisme dont on peut, à certains égards, suivre les progrès, mais qui n’apparaît nullement comme la suite naturelle d’un polythéisme antérieur. Le culte exclusif de Iahvé, principe fondamental de la religion israélite depuis Moïse, ne procède pas d’un culte polythéiste par élimination de dieux qui auraient été conçus d’abord comme inférieurs à Iahvé et honorés en sa compagnie : Iahvé ne veut pas qu’on lui associe de dieux étrangers, mais il ne se souvient pas d’avoir chassé des dieux qui auraient commencé par être avec lui les patrons d’Israël. C’est un fait d’expérience que le sauvage ignorant n’a guère d’autre religion que l’animisme et le fétichisme ; il est certain aussi que les sociétés antiques nationalisaient les dieux et se faisaient du monde divin une /[fol. 215] conception hiérarchique où le dieu de la cité, le patron de la tribu ou du peuple conquérant tenait la première place, comme il est certain que des esprits lucides, dans un milieu polythéiste mais cultivé, ont reconnu à 127
Alfred Loisy la réflexion que l’équilibre de l’univers doit être maintenu par un seul principe. Seulement tous ces faits, constatés par l’histoire se sont rencontrés en même temps dans le même milieu. Tous les cultes polythéistes ont été plus ou moins fétichistes, ce qui ne les empêche pas d’accuser une certaine tendance marquée vers le monothéisme, par la subordination hiérarchique des dieux particuliers à un dieu suprême. Faut-il admettre que les éléments fétichistes des grandes religions païennes sont un legs des temps préhistoriques, où le culte aurait été purement fétichiste, et que le Dieu unique est un Dieu souverain à qui une vigoureuse longévité aurait permis de s’incorporer tous les dieux inférieurs, ou de les chasser, ou de les réduire à la condition d’esprits subalternes ? Si telle avait été la marche réelle des choses, on devrait toujours penser qu’il y avait au fond de la nature humaine je ne sais quel ressort qui devait l’amener à la conception de l’unité divine. La plupart des religions connues sont formées d’éléments hétérogènes provenant du mélange des tribus et des peuples, et les éléments inférieurs qui s’attachent à un culte ne sont pas nécessairement sa forme la plus ancienne. Sauf en ce qui regarde le développement juif /[fol. 216] et chrétien, fondé sur le principe du monothéisme, le mouvement des idées et des institutions religieuses n’a pas suivi une ligne tellement régulière durant les périodes connues de l’histoire que l’on puisse déterminer par induction ce qui a dû se passer dans les temps préhistoriques. Des influences diverses ont pu faciliter ou accélérer dans tel milieu, chez tel peuple ou dans tels individus le progrès de la religion, le retarder ou le détruire ailleurs. Il y a eu dès le commencement dans l’homme, à côté d’infirmités physiques, intellectuelles et morales par le fait desquelles une apparente fatalité devait souvent le conduire aux derniers abîmes de la folie et de la dégradation, un sens du vrai et du bien qui pouvait, moyennant certaines circonstances favorables, l’élever promptement à une religion pure ou lui permettre de se l’approprier. La portée des systèmes où l’on veut expliquer l’évolution préhistorique de la religion est d’autant moins considérable que les notions d’animisme, de polythéisme, de monothéisme sont des formes de notre pensée philosophique, qui représentent fort imparfaitement les réalités de l’histoire, et que la multiplicité, la variété, même l’apparente grossièreté des symboles ne sont pas un obstacle aussi absolu qu’on pourrait le croire au monothéisme réel et à la pureté du sentiment religieux. [La religion primitive.] L’idée de Dieu peut avoir eu d’humbles commencements sans que la religion ait manqué pour cela d’être une grande /[fol. 217] chose. Que l’homme primitif ait conçu Dieu comme l’agent direct des phénomènes naturels et en même temps comme un esprit, une sorte de génie subtil, une âme voguant librement dans l’espace ; qu’il ait pensé se mettre en rapport avec lui par le moyen d’un objet quelconque dont il faisait son fétiche, rien n’est plus vraisemblable. L’orage est encore une théophanie dans la Bible, et le Iahvé des anciens temps apparaît comme un dieu du tonnerre. Le Dieu des patriarches a pour symbole et pour demeure des pierres sacrées, et la présence de Iahvé dans l’arche devait être attachée aux pierres qui s’y trouvaient, non au coffre qui les contenait. Mais si nous négligeons ces formes extérieures, incomplètes, encore matérielles de la pensée religieuse et du culte, nous trouvons dans l’agent naturel le germe du Dieu tout-puissant, dans l’esprit anthropomorphe le germe du Dieu-père. Celui-ci a même été souvent conçu comme le vrai père de la tribu et identifié à l’âme de l’ancêtre. L’idée de cette paternité réelle qui nous scandalise parce que nous l’avons dépassée, n’était qu’un symbole 128
La religion d’Israël où l’on trouvait la consolation ; elle ne fut pas effectivement grossière avant le jour où son insuffisance apparut à l’esprit des adorateurs. Le fétiche, même, l’odieux fétiche, est le signe matériel de la présence divine. Quoi que l’on fasse, il n’y a pas de religion sans images, et la pensée la plus haute que l’homme se fait de Dieu n’est encore qu’une image, une idole au sens primitif /[fol. 218] du mot, où il croit loger l’Infini. L’homme a besoin d’avoir Dieu à sa disposition, et quand le travail de son intelligence est encore trop dominé par les impressions sensibles et l’imagination pour le concevoir présent en lui-même et à sa conscience, il se le figure à côté de lui et comme sous sa main. L’homme veut aussi Dieu pour soi-même, et dans la pratique il ne partagera pas son culte entre plusieurs êtres surnaturels qu’il supposerait égaux et pareillement intéressés à ses propres affaires ; il a un dieu ou un esprit qui est son protecteur spécial, celui de sa famille, celui de sa tribu, de son peuple, si le cadre des relations s’élargit. Ce dieu est vraiment Dieu pour lui, et la distinction théorique des personnages divins qui implique, à notre point de vue, le polythéisme, peut n’être pas un polythéisme réel et pratique : en tout cas il y a moins d’erreur dans la religion de l’adorateur que dans son esprit. Ces considérations qui sont loin d’atteindre à la simplicité des conceptions primitives aident néanmoins à comprendre comment une religion pure a été possible dès l’origine sous des apparences et avec des déterminations qui sont devenues pour nous naïves et choquantes. Une sorte de tradition monothéiste a pu subsister dans certaines tribus restées à l’écart des mêlées qui produisirent les premiers peuples, les premières civilisations et aussi les premières formes régulières et durables du polythéisme. Le monde pouvait fourmiller d’esprits ; le /[fol. 219] génie de la famille ou de la tribu était, au point de vue religieux le seul qui existât pour elle, qui eût à son égard une action permanente et une personnalité bien définie ; c’est avec lui que s’établissait le rapport qui fait la religion ; c’est lui qui était le maître et le père, le vrai chef et le vrai ancêtre. Le monothéisme conscient et réfléchi sortira bien plus facilement d’un de ces cultes de tribu que d’un polythéisme compliqué, né de circonstances politiques et tourné en culte national, identifié à l’histoire du peuple, la reflétant, pour ainsi dire, dans ses mythes et résumant tout un travail humain qui ne s’est pas accompli sous une impulsion purement religieuse. L’idée du devoir a suivi le même développement que l’idée de Dieu. Une religion ne va pas sans morale religieuse. C’est le dieu-esprit qui inspire d’une façon plus directe le sentiment d’une obligation personnelle envers lui. L’homme le conçoit à son image, comme ayant une volonté, des désirs, même des caprices qu’il faut satisfaire pour gagner sa protection et la rémunérer. Mais le dieu-force a aussi des exigences terribles, parce que si le dieu-esprit est à honorer comme exorable, le dieu-force est à honorer comme intangible et saint. Dans toutes les religions polythéistes, les dieux de la lumière sont des dieux de la justice, et, jusque dans Job et les Psaumes, le soleil chasse les pécheurs de la terre. C’est que la clarté physique et la pureté morale avaient commencé par marcher de conserve, et que le dieu / [fol. 220] lumineux, ennemi des ténèbres et de la confusion, le dieu immaculé, ennemi de tout ce qui est physiquement souillé, gâté, corrompu, était par là même l’ennemi des sombres projets, des actes malfaisants. Étaient censées mauvaises les actions qui portaient préjudice à l’intégrité de la tribu et de ses membres, qui lésaient le dieu lui-même dans sa famille et ses protégés, de sorte que le dieu-esprit et le dieu-force, conçus d’ailleurs comme un seul être, contribuaient ensemble à créer le sentiment encore très enveloppé, très rudimentaire et matériel, réel cependant, de l’obligation morale. 129
Alfred Loisy [Critique des théories de Renan relatives à la religion d’Israël.] C’est de ce fond d’idées naïves, entourées de pratiques étranges sur lesquelles nous aurons bientôt à revenir, qu’émerge la religion d’Israël, le culte de Iahvé. On a beaucoup disserté sur l’élohisme patriarcal, et M. Sabatier3 a cru pouvoir dire, après Renan, que « grâce au tour particulier d’esprit de la famille hébraïque, le polythéisme primitif que rappelle encore à nos yeux le pluriel élohim avait un caractère abstrait et se réduisait à une sorte de pluralité anonyme d’où aucune généalogie divine n’a pu sortir. Tous ces esprits élémentaires, ces élohim de l’air, de la terre ou de l’eau étaient si semblables, que la pensée du sémite n’arrivait pas sérieusement à les discerner ». De telles assertions sont au moins hasardées, car il y avait des généalogies divines chez les Phéniciens, chez les Chaldéens /[fol. 221] et les Assyriens, même chez les Moabites et en Idumée. Renan4 a soin d’ajouter que « chaque tribu avait son dieu protecteur », ce qui bouleverse toute l’économie de l’élohisme, attendu que rien n’est plus personnel qu’un dieu de tribu ; c’est un esprit qui n’est pas réductible aux autres. La théorie de l’élohisme patriarcal n’a pas d’autre base qu’un fait grammatical de signification douteuse, l’emploi en hébreu du nom Elohim pour désigner Dieu, quoique la forme plurielle du mot semble demander qu’on le traduise par « les dieux » et qu’il soit souvent employé aussi dans ce sens. On a vu là un indice de polythéisme chez les ancêtres directs d’Israël. Les anciens grammairiens pensaient résoudre la difficulté en disant très gravement que le mot Elohim appliqué à Dieu est un pluriel de majesté. Mais on peut toujours demander la raison de ce pluriel majestueux. D’autres ont songé à la multiplicité des attributs ou perfections de Dieu, qui serait exprimée par le nombre du nom. Explication trop chargée de métaphysique. Une circonstance particulière, dont il convient de tenir compte et que l’on a trop négligée, vient compliquer le problème. Le singulier Eloh, que Renan cite, bien à tort, comme un mot sémitique très usité, ne se rencontre en hébreu que dans le langage poétique, et non dans les textes les plus anciens pour signifier Dieu, jamais pour signifier « un dieu ». On dirait que le pluriel a eu, dans l’usage de la langue la priorité sur /[fol. 222] le singulier, qui en est plutôt dérivé, dont l’emploi comme on vient de le voir, est récent, limité, presque artificiel. C’est probablement dans cette anomalie qu’est la clef de l’énigme. Le sens étymologique du mot Elohim n’est pas certain. Ce sens doit être apparenté à celui du mot El, qui signifie également Dieu et auquel on attribue étymologiquement le sens de « fort », quoique la signification primitive n’en soit guère mieux connue que celle d’Elohim. Il semble néanmoins que le mot El a par son origine une signification concrète et individuelle. {Elohim ne paraît pas avoir été d’abord un nom personnel, mais un nom de qualité ou un nom abstrait, signifiant « terreur » ou « être terrible », un de ces pluriels d’intensité par lesquels l’hébreu aime figurer les impressions psychologiques et les idées générales5.}(b) Les mêmes tribus qui de toute antiquité se servaient du mot El pour désigner leur dieu, ou tel dieu particulier, pouvaient entendre par Elohim les puissances célestes, abstraction faite de leur nombre et de leur individualité. En Israël où la personnalité de Iahvé absorba en elle-même tout pouvoir divin, on aurait été amené à appliquer
3. Op. cit., 123. 4. Histoire du peuple d’Israël, I, 34. 5. E. Koenig, Syntax der hebraïschen Sprache, , 204.
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La religion d’Israël le mot noble comme nom d’unité à Iahvé ou à un dieu quelconque, comme pluriel ou collectif aux dieux en général. L’emploi beaucoup plus récent du singulier Eloh comme nom concret et personnel du vrai Dieu ne serait pas à alléguer pour l’explication du pluriel dont il est dérivé ; le mot Élohim /[fol. 223] n’aurait pas été créé par des monothéistes absolus, ce qui n’a pas de quoi nous surprendre ; mais il ne s’ensuivrait pas que le culte du dieu unique n’existât alors en aucune façon sous forme de monothéisme pratique et sans la notion philosophique et abstraite de l’unité divine. Quoi qu’il en soit, le fait grammatical dont il s’agit ne prouve pas ce qu’on veut lui faire prouver. Le sens du mot Élohim est toujours très déterminé dans la Bible. Elohim signifie, suivant les cas, Dieu, ou un dieu, ou les dieux. Jamais la pensée des auteurs sacrés ne flotte entre le singulier et le pluriel, entre Dieu et les dieux. Si quelquefois le mot employé au sens singulier se construit avec un adjectif ou un verbe pluriels, c’est une irrégularité qui s’explique par l’influence de l’analogie, et sur laquelle on est d’autant moins autorisé à insister que la transmission du texte hébreu en ce qui regarde les désinences flexionnelles du nom et du verbe est loin de présenter toutes les garanties désirables. Les anciens Sémites, dans la mesure où nous connaissons leur histoire et celle de leur religion, étaient polythéistes, comme les anciens Aryens. S’il y a eu parmi eux des monothéistes, au sens réel et non métaphysique du mot, ce fut bientôt le petit nombre. Que ces monothéistes aient été des Sémites nomades, c’est ce qu’insinuent les traditions bibliques relatives aux patriarches. Mais si l’on excepte Israël, et peut-être quelques tribus du désert syro-arabe qui sont rattachées aussi à la postérité d’Abraham, on ne voit pas que /[fol. 224] les Sémites nomades aient été exempts de polythéisme. Les annales d’Asarhaddon parlent de dieux enlevés à une tribu du désert. On ne peut pas dire que les Sémites nomades devenaient polythéistes en devenant sédentaires. Cela n’est pas plus vrai d’eux que de toute autre race. Il est vrai seulement que chez les nomades le culte est plus simple et le panthéon moins encombré. Les Sémites, d’ailleurs, sans distinction de nomades ou de sédentaires avaient une mythologie, qui pour n’avoir pas eu tout à fait les mêmes caractères que la mythologie aryenne, n’en a pas moins été une mythologie. La race sémitique a eu le don d’intuition profonde, de passion ardente, de volonté tenace. Elle n’a pas eu au même degré le don de raisonnement et de spéculation, d’imagination artistique et variée. C’est ce qui explique la sobriété relative de ses conceptions mythologiques. Les récits babyloniens de la création et du déluge, récits parfaitement sémitiques d’esprit et d’origine, montrent jusqu’où pouvait aller chez les Sémites, aux débuts de leur civilisation, la puissance inventrice et l’expression poétique des mythes. On n’y trouve pas la fantasmagorie échevelée des livres hindous, ni l’harmonieux naturalisme des poèmes homériques. L’anthropomorphisme y atteint ses limites extrêmes. Les dieux assyriens sont des êtres très personnels. Leurs aventures, simplement esquissées d’un trait énergique ont presque l’air d’être arrivées. L’idée du destin dont ils sont les régulateurs et les interprètes, enveloppe /[fol. 225] tout. Le Sémite n’oublie jamais son néant devant la puissance qui gouverne le monde. Il n’en partage pas moins facilement cette puissance entre plusieurs êtres divins. En disant que tous les phénomènes naturels, et particulièrement les phénomènes météorologiques, étaient rapportés par les Sémites au même Être souverain, Renan6 généralise arbitrairement un fait que
6. Op. cit., I, 30-31, 33-34.
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Alfred Loisy l’on peut constater dans la Bible, mais que des témoignages positifs ne permettent pas de regarder comme universel dans la famille sémitique. Il semble toutefois que le relief intense donné à la personnalité du dieu de tribu ou du dieu national, ait réellement contribué chez les Sémites à la simplification de la mythologie. Les légendes divines se détachent du fond mythique où elles ont pris naissance, pour revêtir la forme d’histoires humaines, tout comme les dieux se sont détachés du phénomène qu’ils personnifiaient à l’origine et sont devenus des êtres indépendants, capables d’amour et de haine, en un mot des personnalités surnaturelles, toujours attentives à la conduite de l’homme, prêtes à le récompenser ou à le punir suivant ses mérites. Ce caractère psychologique et cette tendance morale ne se rencontrent pas au même degré dans les autres mythologies. À cet égard on peut dire que la race sémitique, nomade ou non, a été « la race religieuse par excellence »7. Supposons quelques tribus que leur isolement a préservées des relations et des mélanges /[fol. 226] qui engendrent le polythéisme pratique ; où la vie de clan garantit au dieu protecteur un privilège à peu près exclusif d’adoration ; où il y a encore plus d’animisme que de mythologie, au sens moderne et relatif de ces mots ; où le Dieu est très personnel sans être détaché de la nature ; où il n’est pas devenu chef de famille divine et reste le père de ses fidèles ; où l’on ne conçoit pas plus l’unité métaphysique de Dieu que l’unité réelle du monde et celle de l’humanité dans ses diverses branches, mais où la tribu forme comme un monde et une humanité enfermée dans son dieu ; nous aurons probablement l’idée la moins inexacte que nous puissions nous former du milieu très particulier où s’implanta le culte de Iahvé, et qui était préparé de loin pour l’éclosion du monothéisme absolu. /[fol. 227] II [Les rites en Israël et « la pureté du cœur »] Avant de suivre dans l’histoire d’Israël les progrès qu’a faits la notion de Dieu, il importe de jeter un coup d’œil sur les éléments du culte qui, maintenus par la tradition iahvéiste, gardent cependant la marque d’une origine beaucoup plus lointaine et attestent à leur façon que la religion des prophètes s’est fait jour à travers une tradition moins pure, laquelle n’a pas laissé d’imposer au judaïsme sa forme extérieure jusqu’à la destruction de la nationalité juive et même jusqu’à nos jours. Les pratiques essentielles du culte israélite ne sont pas dérivées de la notion du Dieu unique, spirituel et saint, mais de conceptions beaucoup moins épurées, et si leur signification originale s’est modifiée au cours des temps sous l’influence d’un idéal plus relevé, leur caractère primitif n’en est pas moins reconnaissable. Considérée au point de vue du culte et des pratiques, la religion juive se réalise principalement dans la circoncision, les sacrifices, le sabbat et les fêtes, l’arche et le temple. Or il est certain que pas un de ces éléments ne se rattache à l’idée du Dieu invisible, incorporel, essentiellement juste, auquel on est agréable seulement par la pureté du cœur ; tous au contraire tiennent à l’idée du dieu de tribu ou du dieu national, conçu en même temps comme Dieu de la nature, qui vit avec les siens et quasi comme eux, tout /[fol. 228] en leur procurant les fruits de la terre et la multiplication de leurs troupeaux.
7. Op. cit., I, 50.
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La religion d’Israël [La circoncision, « sacrement » de l’alliance.] On a essayé parfois d’expliquer la pratique de la circoncision par une raison physiologique. Supposé qu’une telle raison ait existé, ce qui est au moins douteux, ceux qui ont inauguré la circoncision étaient parfaitement incapables de la concevoir comme une simple opération médicale et d’une utilité vulgaire ; ils y ont mêlé inévitablement quelque imagination superstitieuse et quelque symbolisme grossier. Porter atteinte au corps humain, faire couler le sang, surtout en cette partie du corps, ne pouvait passer pour une action commune, mais pour un sacrement religieux de la plus haute valeur, quelle qu’en ait été la signification spéciale. On a pensé aussi que la circoncision avait pu être d’abord une mutilation infligée aux prisonniers de guerre et qui aurait été ensuite interprétée comme un symbole de soumission. Mais la circoncision ne paraît pas avoir été jamais considérée comme une marque de sujétion, et l’histoire des cent Philistins mutilés par David après qu’il les a tués8 ne prouve pas en faveur de cette hypothèse. David en effet n’a pas circoncis cent Philistins vivants, il a rapporté à Saül le témoignage matériel de son exploit, qui était la destruction de cent incirconcis. Dans le Code sacerdotal la circoncision est présentée sans autre explication comme la condition /[fol. 229] indispensable de la pureté légale et la marque de l’alliance qui existe entre Dieu et la postérité d’Abraham. Les anciens récits de l’Hexateuque attribuaient aussi à ce rite une importance capitale : il suffit de rappeler l’aventure de Moïse attaqué par Iahvé lui-même sur le Horeb et délivré par l’intervention de Séphora, qui, ayant circoncis son jeune fils, touche son mari, censé incirconcis9. L’historien jéhoviste qui raconte ce fait a sans doute voulu expliquer comment la circoncision des enfants avait été substituée en Israël à la coutume plus ancienne de la circoncision des adolescents à l’âge de puberté : l’obligation du rite est jugée aller de soi, sans qu’il soit besoin de la justifier, comme si un incirconcis ne pouvait être en rapport intime et constant avec Iahvé. Le fond, également ancien, du récit de Josué concernant la circoncision des Israélites après le passage du Jourdain10, laisse aussi entendre que pour occuper légitimement la terre de Iahvé les enfants d’Israël doivent subir la mutilation sacrée. L’historien sacerdotal, à qui échappait la signification primitive du rite sanglant, recourt à une institution positive de Dieu comme raison de cette pratique. Il lui attribue une efficacité plutôt morale et spirituelle, tandis que primitivement le rite exprimait une sorte d’union physique avec la Divinité. Comme il savait cette institution plus ancienne que Moïse, il l’a rattachée /[fol. 230] à la vocation d’Abraham, de même qu’il a rattaché l’obligation du sabbat à la création du monde, et l’abstinence du sang au déluge. Pour lui la valeur du signe ne résulte pas de sa nature, mais vient uniquement du choix divin. Resterait à expliquer la singularité du choix d’un tel signe, pour figurer l’alliance entre Dieu et son peuple. La circoncision a été pratiquée ailleurs qu’en Israël, et elle est, en fait, plus ancienne que l’époque présumée d’Abraham. Elle était usitée en Égypte dès la plus haute antiquité, et l’on a pu conjecturer avec assez de vraisemblance que c’était une très vieille coutume des tribus africaines qui aurait été transmise par l’intermédiaire des Égyptiens à une partie des Sémites occidentaux. On ne peut pas dire que ce soit une coutume sémitique, car il semble
8. I Sam., XVIII, 27. 9. Ex. IV, 24-26. 10. Jos. V, 2-3, 8-9.
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Alfred Loisy que les Sémites mésopotamiens l’aient ignorée absolument. Par quelle voie les tribus sauvages qui ont les premières adopté cette pratique ont-elles été amenées à regarder l’incirconcis comme impur, à voir dans la circoncision un moyen et un signe de communion avec la Divinité ? La circoncision rentre probablement dans la catégorie des épreuves parfois bizarres et sanglantes qui marquent chez les non civilisés le passage de l’adolescence à l’âge viril et sont comme l’initiation du jeune homme à la vie religieuse et sociale de la tribu. Elle a eu dès l’origine un caractère religieux, parce que la vie sociale de la tribu se confondait avec sa vie religieuse. {L’effusion du sang, le lieu et la nature de la mutilation ont leur / [fol. 231] signification symbolique, signification qui, pour des hommes simples et incultes, ne se distingue pas de son efficacité sacramentelle.} (c) La circoncision est comme un pacte de sang par lequel on signifie et institue la communion de vie qui existe entre l’initié, le dieu de la tribu et la tribu elle-même, famille du dieu. Elle exprime et consacre l’émancipation virile du jeune homme et son incorporation à la tribu. Lorsque le régime de tribu a fait place à un état social plus avancé, la circoncision enracinée dans l’usage, a peu à peu changé de signification. Elle a pu être gardée avec un sens purement religieux par les prêtres dans tel pays, par exemple en Égypte, où elle était abandonnée comme règle commune. Là où l’on a continué de la regarder comme obligatoire pour tous, ou bien on l’a gardée comme cérémonie préliminaire au mariage, et elle a perdu beaucoup de sa signification religieuse, comme il est arrivé chez les Arabes, ou bien on n’a pas cessé de la regarder comme une initiation religieuse dont on a voulu assurer le plus tôt possible tout le bénéfice à ceux qui étaient capables de la recevoir, comme ont fait les Israélites en pratiquant la circoncision des enfants. L’histoire même incomplète de cette coutume étrange depuis le temps où le sang du jeune homme coulait sous le silex taillé et se répandait sur la pierre sacrée où résidait le génie de la tribu, jusqu’au moment où saint Paul a pu dire : « La circoncision et l’incirconcision ne sont rien »11, est grandement instructive. /[fol. 232] C’est tout le développement juif et chrétien que l’on entrevoit derrière les interprétations successives du vieux symbole, qui n’a pu d’abord être sacré que pour des sauvages, et qui cependant n’a pu être abandonné à la fin dans le christianisme naissant que par un effort du sentiment religieux le plus pur. {Les Juifs ont gardé la circoncision et sans doute ils ne seraient plus juifs le jour où ils y renonceraient.}(d) [Le pur et l’impur.] La distinction des choses pures et impures, des états de pureté et d’impureté, qui occupe une si grande place dans la législation mosaïque se rattache au même ordre de conceptions naturalistes et grossières que la circoncision. Renan n’a pas eu conscience de l’énorme anachronisme qu’il commettait en écrivant que « les idées de pureté et d’impureté furent, à l’origine, l’équivalent des idées de propre et de malpropre » et que « l’hygiène et la propreté furent une des principales préoccupations des anciens législateurs »12. Dans la Bible la notion de pur et d’impur, qui n’est pas en soi une notion morale, est une notion religieuse, et si quelques-unes des prescriptions ou défenses légales peuvent avoir un avantage hygiénique, cet avantage n’est point, comme tel, le motif déterminant de la prescription ou de la
11. Gal., VI, 15. 12. Op. cit., IV, 55, 56.
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La religion d’Israël défense ; il n’a certainement pas été apprécié dans l’antiquité comme il pourrait l’être de nos jours. Les choses saintes sont celles dont le libre usage est retiré à l’homme en tout ou en partie, parce qu’elles appartiennent à l’homme ou à la Divinité. Les choses /[fol. 233] impures sont celles que la divinité a en horreur, et qui, pour cette raison ne sont pas tolérées dans son temple et dans son service. Entre les deux sont les choses communes, simplement pures ou indifférentes, qui peuvent tomber occasionnellement sous l’influence de la sainteté ou de l’impureté. C’est en cette forme et avec cette application générale que les idées de sainteté, de pureté et d’impureté apparaissent non seulement dans la religion israélite, mais dans toutes les religions païennes. Si l’on veut remonter plus haut et que l’on cherche l’explication de la préférence ou de l’aversion divines, on est réduit le plus souvent à des hypothèses. {Il faut faire la part, très restreinte et peu apparente, du sentiment moral, la part beaucoup plus grande et plus sensible de l’imagination superstitieuse, enfin celle des changements que les progrès religieux ont introduits dans l’interprétation des pratiques anciennes, aussi bien de celles qui ont été retenues que de celles qui ont été rejetées.}(e) Pourquoi tel aliment ou tel animal, pourquoi certains états de l’homme et de la femme, pourquoi les cadavres ont-ils été réputés impurs ? D’une manière générale, on peut dire que ce ne fut point par un motif d’hygiène ou de propreté, mais à cause d’une crainte religieuse qui revêtait comme d’un interdit, provisoire ou durable, les personnes, les animaux, les choses. Une plante nuisible et une bête malfaisante ou répugnante, sont redoutées comme l’incarnation d’un esprit mauvais. /[fol. 234] Ou bien tel animal est sacré au point que l’homme n’aura pas le droit d’y toucher. À cette limite, le saint et l’impur se rencontrent ; l’interdiction qui en résulte produit le même effet. Tout ce qui se rapporte à la génération, aux maladies, à la mort, a été considéré par les peuples enfants comme impliquant l’influence de forces invisibles et redoutables, dont le contact n’est pas exempt de péril. De là sont venues les prescriptions concernant les relations sexuelles, les impuretés de l’homme et de la femme, l’abstinence du sang conçu comme siège de la vie et véhicule de l’esprit divin, l’attouchement des cadavres, la manière de traiter les maladies, {que l’on regarde toujours comme une sorte de possession diabolique.}(f) Ce n’est pas seulement en Égypte et en Chaldée que les exorcismes font partie de la médecine usuelle. Qu’on lise attentivement l’ordonnance mosaïque relative aux lépreux, on verra sans peine qu’elle n’a pas été conçue comme un système préventif contre la contagion, mais qu’elle a gardé le caractère d’un interdit religieux. Ce n’est pas précisément parce que l’on s’exposerait à contracter la lèpre qu’il est défendu de toucher un lépreux, mais parce que l’on participerait à son impureté en le touchant, on emporterait quelque chose de la malédiction qui l’enveloppe, on serait sous l’influence du dangereux esprit qui le possède. Nous ne comprenons plus aujourd’hui que la maladie frappe un homme / [fol. 235] d’incapacité religieuse, parce que la maladie est pour nous un accident purement physique, et la religion une chose spirituelle et morale ; mais, au point de vue de l’antiquité, les maladies sont produites par une influence surnaturelle, par la présence et l’action d’esprits mauvais ; on ne les craint pas pour elles-mêmes, on craint le mauvais esprit qui les cause. Cette conception naïve et populaire de la maladie se rencontre jusque dans le Nouveau Testament. On ne peut y voir qu’un reste d’animisme, et dans tout l’ensemble des prescriptions légales concernant les choses pures et impures, une survivance de la confusion qui a régné d’abord entre le bien physique et le bien moral, entre les phénomènes de la vie surnaturelle et ceux de la vie spirituelle, entre la nature et la religion, entre le monde et Dieu. 135
Alfred Loisy L’idée purement morale du devoir s’est lentement dégagée de ce chaos : elle n’a conquis sa pleine indépendance que dans l’Évangile. [Le sacrifice.] Il ne faut pas chercher non plus, comme on l’a fait souvent, l’origine des sacrifices dans une révélation divine adressée aux premiers hommes, pour figurer par anticipation la mort salutaire du Christ sur la croix. C’est là une vue rétrospective et théologique, mais qui n’a rien de commun avec l’histoire. « Tout est en sang dans la Loi, dit magnifiquement Bossuet13, en figure de Jésus Christ et de son sang qui purifie les consciences ». Grande idée, que n’a soupçonnée /[fol. 236] aucun des innombrables mortels qui, depuis le commencement du monde, ont offert des sacrifices à leurs dieux, et dont les Israélites n’ont pas eu la moindre connaissance. Les plus anciens textes bibliques présentent le sacrifice comme un moyen naturel et indispensable de communiquer avec la divinité. Toute la question est de savoir comment ce moyen a pu paraître si conforme à la nature des choses et si nécessaire. Partant de son principe que toute la religion a son origine dans la peur, Renan admet, après bien d’autres, que le sacrifice n’a été d’abord qu’un expédient enfantin pour calmer ou prévenir le courroux des puissances célestes en leur offrant un présent qui était censé devoir leur plaire. Mais le sentiment religieux n’est pas fait seulement de crainte, il est fait aussi de confiance et de reconnaissance ; jamais l’homme n’a conçu la divinité comme une force terrible, à l’exclusion de tout rapport favorable ou de toute qualité bienfaisante, et ceux qui divinisèrent les forces de la nature eurent égard à ses dons comme à ses rigueurs. Il n’y avait pas que des esprits malfaisants dans le monde, et ceux qui avaient des colères avaient aussi leurs heures de bienveillance. De même le sacrifice n’a jamais été une simple façon d’acheter des dieux un peu de tranquillité ; si haut que l’on remonte, ou que l’on trouve établi l’usage des sacrifices, et on le rencontre partout, l’idée de communion est associée à l’idée d’offrande. L’efficacité surnaturelle du sacrifice ne vient pas de ce qu’il /[fol. 237] est un cadeau accepté par la divinité, mais un moyen de former, de maintenir, de corroborer, de renouer le lien qui unit un dieu à ses adorateurs. Les plus anciens sacrifices ne sont pas un repas servi au dieu seul ; c’est un festin où le Dieu a comme il convient la meilleure part, mais où il admet ses fidèles ; ce n’est pas un simple hommage qui lui est rendu, mais le sacrement de l’union qui existe entre lui et ses clients. La conception étroite d’un prêté-rendu ne correspond nullement à ce qu’étaient les sacrifices, même dans les cultes les plus grossiers de l’antiquité. Il serait trop long d’expliquer ici les motifs qui ont pu déterminer le choix des victimes, la forme des sacrifices et leurs diverses catégories. Celles qui sont mentionnées dans les couches les plus récentes de la législation mosaïque conservent mille traits qui laissent entrevoir encore la signification première des immolations rituelles. L’idée fondamentale du sacrifice apparaît encore assez clairement dans les anciens textes : une victime de choix, une victime sainte sert à fonder ou à raffermir la société vivante du dieu et de ses fidèles, moyennant la participation à une même chair sacrée, qui est censée contenir la vie divine, commune au dieu de la tribu et à ses membres. D’où que vienne cette persuasion, qu’elle se rattache plus ou moins à ce qu’on a appelé le totémisme, à l’idée que le dieu ancêtre a la forme d’une espèce animale dans
13. Élévations , IXe sem., 9e él.
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La religion d’Israël laquelle il est comme incarné, ou bien à une autre façon, à une façon nécessairement assez analogue, de concevoir le rap- /[fol. 238] port de la vie animale avec la vie divine et la vie humaine, il paraît évident que telle est la signification originelle du sacrifice ; une communion de vie divine par l’immolation d’une victime, identifiée en quelque façon au Dieu lui-même et que s’incorporent les fidèles avec le dieu. La manière de transmettre sa part au dieu a varié avec l’idée qu’on s’est faite de la divinité. Le sang, comme fluide vital a été conçu de bonne heure comme un aliment convenable pour la divinité insaisissable et spirituelle, même quand elle habitait dans une pierre ou une image. D’ailleurs le sang était particulièrement sacré, en tant que siège de la vie, et nous savons qu’on se fit bientôt scrupule de le prendre. Les autres parties de la victime que l’on jugea plus spécialement saintes et dignes du dieu furent brûlées afin de lui être offertes dans la fumée. La métaphore biblique sur le sacrifice d’agréable odeur a été d’abord entendue à la lettre. Les sacrifices n’auraient pas eu la moindre raison d’être comme offrande si l’on n’avait cru qu’ils apportaient au dieu quelque bien, et la part que prennent les fidèles à l’immolation et à la manducation de la victime n’aurait eu aucune signification si elle n’avait pas dû leur procurer le bénéfice de la communion avec le dieu qu’ils honoraient. L’analogie qui existe à cet égard entre les sacrifices proprement dits et les rites funéraires mérite d’être signalée. Les rites funéraires sont aussi des actes de communion et qui ont visiblement pour but de perpé- /[fol. 239] tuer avec le mort la communauté de vie religieuse et sociale qui existe entre les membres subsistants de la tribu. On jette des cheveux sur le mort pour qu’il emporte quelque chose des vivants ; on met sur soi les cendres de son bûcher pour emporter quelque chose de lui ; on lui fait sa part dans le repas sacrificiel de ses funérailles. Tout repose sur le même principe : une vie commune du dieu et de la tribu, entretenue entre le dieu et les fidèles vivants ou morts par le moyen du sacrifice. Pris en soi, le sacrifice était le symbole très expressif de vérités profondes et de sentiments moralisateurs, à savoir la dépendance filiale de l’homme à l’égard de la divinité, l’union des adorateurs dans le dieu adoré, la permanence du lien religieux jusque dans la mort. Le sacrifice n’est foncièrement absurde que pour l’athée, parce que, si Dieu n’est pas, la religion est un rêve et ses symboles n’ont pas d’efficacité. On doit avouer cependant que le symbolisme du sacrifice prêtait aux plus graves malentendus, que l’immolation des animaux est originairement en rapport avec des formes très imparfaites et très matérielles de l’idée religieuse, et que la suppression générale de tels sacrifices, préparée par les prophètes, réalisée par le christianisme marque un progrès incontestable, légitime et nécessaire de la religion. [Sacrifice humain chez les Hébreux ?] Renan14 pense que les Sémites nomades ne connurent jamais les sacrifices humains. Rien ne le prouve. Pourquoi une tribu nomade n’aurait-elle pas eu, comme un autre groupe /[fol. 240] d’hommes, l’idée que sa communion avec son dieu protecteur avait besoin d’être scellée dans le sang d’une victime humaine ? Le travail de réflexion qui a réglé le choix des victimes et le rituel des sacrifices nous échappe en grande partie et n’a pas eu dans les différentes religions un développement uniforme. Le sacrifice humain paraît s’expliquer mieux chez les populations sédentaires où le régime des sacrifices prend la forme d’une contribution
14. Op. cit., I, 50.
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Alfred Loisy régulière, où l’on offre à la divinité les produits du sol, ceux des troupeaux, où l’idée peut venir aussi d’offrir les premiers-nés de l’homme. Mais ce n’est pas cette idée d’offrande qui a exercé le plus d’influence dans l’histoire des sacrifices. Aux temps historiques, les sacrifices humains ont un caractère exceptionnel, comme si l’on avait éprouvé seulement dans des circonstances extraordinaires le besoin de raffermir l’union du peuple avec son dieu par l’effusion du sang humain. De tels cas ont pu se produire même chez les Sémites nomades. L’historien élohiste, qui a raconté le sacrifice d’Isaac admettait la possibilité de tels sacrifices à l’époque patriarcale, tout en en condamnant la pratique. L’obligation du rachat pour les premiers-nés ne prouve pas que l’on ait jamais, à aucune époque, songé à les sacrifier régulièrement ; ce peut être une conception systématique et relativement récente par laquelle on a étendu jusqu’à l’homme la consécration des premiers faits, en supposant pour l’homme le droit de substi- /[fol. 241] tution. Il n’en est pas moins vrai qu’une telle conception n’aurait guère pu naître dans un milieu où le sacrifice humain aurait toujours été en horreur, même à titre d’exception. Quand on immola des victimes humaines, ce ne fut pas précisément pour offrir à la divinité des vies plus précieuses ou pour lui faire une part dans la fécondité de l’homme ; c’est à cause de l’efficacité supérieure que l’on croyait inhérente à de tels sacrifices, et cette efficacité tenait à la nature de la victime, non au prix qu’elle avait pour ceux qui la présentaient. Chez les peuples primitifs la vie humaine n’est pas plus précieuse, au point de vue religieux, que celle des animaux ; tel animal sacré sera une victime infiniment plus sainte qu’un être humain, et l’idée que l’animal serait substitué comme victime à l’homme n’est venue qu’après coup, lorsque le prix de la vie animale, principalement celle des animaux domestiques que les cultes primitifs entouraient d’un respect superstitieux, eut baissé dans l’opinion vulgaire et que celui de la vie humaine eut augmenté d’autant. « Tout est en sang », peut-on répéter après Bossuet, dans l’histoire des religions anciennes. Le sacrifice humain n’a été définitivement condamné que quand les sacrifices animaux ont été frappés de nullité. [Le sabbat.] {En maintenant le sabbat après la chute, Dieu « montre que, touché de compassion, il modérait la sentence du perpétuel travail qu’il nous avait imposé »15. /[fol. 242] Au point de vue historique, le sabbat n’est qu’une application de l’interdit religieux qu’on a déjà vu s’exercer à l’égard des personnes et des choses. À Babylone le 7, le 14, le 21, le 28 de chaque mois étaient des jours saints ou néfastes selon la façon d’envisager la défense qui y proscrivait certaines occupations ou travaux. Il ne s’agissait pas précisément d’accorder aux travailleurs un repos indispensable, mais de respecter l’espèce d’interdit dont ces jours, correspondant aux phases de la lune, étaient affectés. Si l’intérêt social a été pour quelque chose dans cette institution, d’autres motifs y ont concouru, et le motif religieux enveloppe tous les autres. Comme il y a des lieux saints dont l’accès n’est pas permis aux simples mortels ou ne l’est que dans certaines conditions déterminées, il y a des temps sacrés qui seraient violés par tel ou tel acte de l’homme. Dans les temps anciens, le sabbat n’a pas une autre signification, chez les Israélites. Sanctifier le sabbat c’est s’abstenir de travailler ; si l’on travaillait, on souillerait, on profanerait, on violerait le sabbat.
15. Bossuet, op. cit., VIIIe sem., 12e él.
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La religion d’Israël Le sabbat est sacré par lui-même, comme l’enceinte d’un sanctuaire. L’obligation de le respecter ne se fonde pas sur un motif humanitaire ou purement moral, mais religieux à la façon de l’antiquité, c’est-à-dire, selon notre manière de juger, assez matériellement et superstitieusement. Il n’est pas nécessaire d’observer que le sabbat a existé bien longtemps avant l’explication qui en est donnée /[fol. 243] dans le récit biblique de la création du monde. L’observation du sabbat a certainement varié au cours des siècles chez les Hébreux ; du moins, elle n’est pas restée chez eux ce qu’elle était en Chaldée et en Assyrie ; mais on ne voit pas pourquoi les Sémites, même nomades, qui dès les temps les plus anciens, ont célébré la néoménie, n’auraient pas attribué un caractère particulièrement saint au septième jour. Le sabbat doit être chez eux aussi ancien que la semaine, bien que la forme du sabbat israélite n’ait été réglée qu’après l’établissement en Canaan. Un sentiment d’humanité se joignit à l’idée religieuse. On voulut que l’esclave, le mercenaire, même la bête de somme eussent relâche dans le travail16. Après l’exil, par les assemblées des synagogues, le sabbat prend une importance capitale dans la vie religieuse du peuple juif. Son caractère primitif n’était pourtant pas entièrement effacé, et Jésus est venu à propos dire que « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat »17. L’idée combattue par le Sauveur d’après laquelle un intérêt de Dieu serait engagé dans cette affaire, n’est pas très éloignée de celle qui a présidé à l’institution. Jésus déclare qu’il s’agit d’un intérêt humain qui n’a rien d’absolu et doit céder à un intérêt supérieur ou à l’accomplissement d’un devoir.}(g) [La néoménie, ou fête du mois nouveau.] L’observance de la néoménie, qui tient peu de place dans la loi, en a eu davantage dans le culte israélite, au /[fol. 244] moins jusqu’à l’exil. C’était la fête du mois nouveau ; elle a eu d’abord pour objet de célébrer l’apparition de la nouvelle lune et était par conséquent empreinte d’un caractère naturaliste et superstitieux qu’elle a dépouillé progressivement en Israël. Les fêtes, beaucoup plus connues, de Pâques, de la Pentecôte, des Tabernacles, qui sont devenues les solennités commémoratives de l’exode, de la promulgation de la loi, du séjour au désert sont dans le même cas. La fête de Pâques avait acquis déjà sa signification traditionnelle bien avant l’exil quoiqu’elle ne l’ait peut-être pas eue depuis le fait historique dont elle représente pour nous le souvenir. Le sens commémoratif des deux autres fêtes est beaucoup plus récent. Mais le rituel de ces fêtes, où se sont perpétuées des pratiques fort anciennes, montre qu’elles ont été originairement en rapport avec le cours de la nature, de la végétation, et la croissance des troupeaux. Pâques est la fête du printemps et de la nouvelle année qui commençait avec le mois de nisan (mars-avril) ; la Pentecôte est la fête des moissons ; la fête des Tabernacles est la fête de la récolte des fruits ou de la vendange ; l’interprétation spirituelle est venue après coup. L’immolation de l’agneau pascal, dont le rite se détache si nettement de toute l’économie des sacrifices dans le code lévitique est le sacrifice de famille pour la nouvelle année. C’était le temps où naissaient les agneaux ; la victime, un agneau du dernier printemps, se trouvait à point pour figurer la vieille année en inaugurant /[fol. 245] la nouvelle. Le sang sur la porte marque la sanctification du domicile et de toute la famille, biens et personnes. Il est à remarquer que la
16. Ex., XXIII, 12. 17. Marc, II, 27.
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Alfred Loisy Loi défend de manger l’agneau sans le faire cuire et de broyer les os, bien qu’elle ordonne de le manger tout entier : on serait tenté de penser que, à une époque plus ancienne, la victime était dévorée toute crue, avec les os broyés au mortier. Dans l’ensemble ce rite doit remonter au temps où les ancêtres d’Israël menaient la vie de pasteurs nomades. L’usage des pains azymes, seuls reçus dans le service divin, est expliqué par une circonstance fortuite de la sortie d’Égypte, la farine emportée dans les pétrins sans avoir été mélangée avec le levain. En fait, cette coutume s’explique soit par le principe qui exclut des sacrifices tout produit fermenté comme étant corrompu et indigne de Dieu, soit parce que dans les anciens temps, le pain se faisait cuire sous la cendre, non fermenté, comme on peut le voir dans le récit jéhoviste, de l’histoire d’Abraham, et que la coutume religieuse, essentiellement conservatrice, a retenu comme obligation rituelle ce qui avait été jadis la pratique commune. L’oblation des prémices de la moisson à la fête des Pâques, les fêtes de la Pentecôte et des Tabernacles conviennent à un peuple agricole, et sont imitées probablement d’observances semblables qui existent chez les Cananéens. En hébreu le mot qui signifie « fête » (chag) a étymologiquement, le sens de « danse », la fête étant désignée d’après l’élément /[fol. 246] le plus apparent de la cérémonie primitive, la danse sacrée, la marche rythmée, accompagnée de cris ou de chants, exécutée autour de l’autel ou du lieu de l’immolation pendant que l’on préparait et égorgeait les victimes. Nous savons que l’on dansait encore autour de l’arche à Silo. Le repas sacrificiel couronnait la fête. De culte intérieur et d’adoration spirituelle il n’est pas question. On dirait que la religion consiste uniquement dans les symboles extérieurs et que le rite est ce qui maintient les bonnes relations entre Iahvé et ses serviteurs. Les fêtes israélites, comme les sacrifices qui en formaient la pièce principale, ont leurs racines dans les cultes de la nature et les conceptions naturalistes de la religion. Un principe spirituel s’est fait jour à côté des rites, celui de la justice intérieure, obscurément entrevu dès le commencement, mais il ne procède pas directement des rites, et pour triompher entièrement il a dû éliminer les symboles devenus trop matériels, danses sacrées, cérémonies sanglantes, banquets orgiastiques. [L’arche, symbole de la « présence divine ».] Le symbolisme de l’arche, si l’on veut bien y regarder de près, était aussi très matériel. Qu’on lise avec attention le curieux récit de l’Exode18 où Iahvé, sur le Sinaï, déclare à Moïse qu’il ne veut pas quitter la montagne pour accompagner Israël. Moïse déclare qu’il ne se charge pas de conduire le peuple si Iahvé ne consent à venir avec lui. Il se fait une sorte de compromis, Iahvé ordonne à Moïse de /[fol. 247] construire l’arche et dit qu’il y mettra son nom, c’est-à-dire sa présence personnelle bien qu’invisible. La notion de l’immensité divine est visiblement étrangère à l’esprit de cette narration. Le « nom » de Iahvé sur l’arche, comme « l’ange de Iahvé » qui dans les anciens textes désigne l’apparition sensible de Dieu même, constitue relativement au séjour ordinaire de Iahvé sur le Sinaï une sorte de bilocation qu’il ne faut pas discuter au point de vue d’une philosophie plus moderne. Il est évident que la présence de Iahvé dans l’arche d’alliance n’était pas conçue très différemment de la présence des dieux païens dans leurs images et les barques sacrées ou les tabernacles où ces images étaient renfermées. Cette
18. Ex., XXXIII.
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La religion d’Israël présence paraît avoir été attachée aux deux pierres qui, d’après les anciens textes, étaient les seuls objets contenus dans le coffre sacré. Elle ne pouvait s’attacher au coffre même, ni aux chérubins qui étaient dessus et où l’on doit voir des génies gardiens, non des images divines. Comme elle n’a pas dû être indépendante de tout objet sensible il ne reste que les pierres pour la figurer. Par ce côté le culte de l’arche continuait la tradition de l’âge patriarcal. Il nous est difficile de comprendre maintenant ce que Bossuet19 a voulu dire en affirmant que « la présence de Dieu se rendait sensible par les oracles qui sortaient intelligiblement du milieu de l’arche entre les deux chérubins ». Iahvé était censé être toujours présent, même quand il ne /[fol. 248] parlait pas, et l’on sait d’ailleurs comment il rendait ses oracles. Il y avait dans les temps anciens, à côté de l’arche, un instrument divinatoire appelé éphod, sans doute une sorte de damier en bois lamé de métal précieux, sur lequel on jetait des sorts dont l’un avait nom urim et l’autre tummim. On interrogeait Iahvé ; les sorts sacrés donnaient la réponse. Ce mode de consultation, attesté pour l’époque des Juges, peut remonter jusqu’à Moïse. L’état des sources bibliques ne permet pas de dire si le législateur hébreu a employé ce moyen de divination, ou un moyen semblable, ou bien s’il parlait au nom de sa propre inspiration. En supposant qu’il allait chercher près de l’arche la solution de toutes les difficultés, la tradition favorise plutôt l’idée d’une consultation pareille à celle qu’on voit pratiquer au temps de Saül et de David par le moyen de l’éphod. Si les plus anciens textes représentent les instructions reçues par Moïse comme une conversation directe entre Iahvé et Moïse, c’est probablement que, dans le temps où l’on rédigea les souvenirs traditionnels, on n’avait plus le sentiment net de la façon dont les choses s’étaient réellement passées. L’atmosphère de terreur qui environnait l’arche est encore un trait tout païen qui montre bien la localisation presque matérielle de la présence de Iahvé dans l’arche, et le caractère en quelque sorte physique de sa sainteté, outragée par un regard de l’homme sur le meuble sacré. /[fol. 249] Lorsqu’on transportait l’arche, on croyait transporter Iahvé. Les pérégrinations de l’arche avec les armées d’Israël avaient pour but de procurer à celles-ci le bénéfice de l’assistance divine par l’effet d’une présence assurée. Le temple de Salomon devint la maison de Iahvé par le seul fait que l’arche y fut introduite. Comme l’arche ne sortit plus depuis lors ou sortit de moins en moins, la présence de Iahvé devint pour ses adorateurs une présence spirituelle et morale, de sensible et presque matérielle qu’elle avait été d’abord. Ce résultat fut définitivement acquis par la destruction du premier temple et la perte de l’ancien mobilier liturgique. Il n’y avait pas d’arche dans le second temple, et l’idée de Dieu s’était suffisamment épurée et agrandie pour que l’on crût Iahvé présent là où il était invoqué. Rien n’aide mieux à concevoir le développement surnaturel de la religion israélite, que cet examen d’institutions qui touchent par leur origine à un état de la pensée religieuse très analogue à celui dont témoignent les cultes païens. La distinction s’affermit et grandit entre la religion israélite et les religions païennes par la force et l’accroissement extraordinaire que prennent en Israël certains germes qui, dans les cultes païens, sont restés étouffés sous la tradition mythologique et liturgique. Dans la religion israélite, ils ont modifié la tradition, ils en ont renouvelé l’esprit, en attendant qu’ils fussent assez puissants pour en laisser tomber les
19. Op. cit., IXe sem., 8e él.
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Alfred Loisy symboles vieillis, après s’être concentrés dans l’Évangile et vivifiés au souffle de Jésus. /[fol. 250] III [Histoire de la religion d’Israël du Sinaï jusqu’au schisme] [Critique de la théorie de Renan sur l’origine du monothéisme hébreu.] Le Dieu d’Israël s’appelait Iahvé. On ne sait d’où vient ce nom. Il existait sans doute avant Moïse, soit que Iahvé fût le dieu du Sinaï, c’est-à-dire de quelque tribu habitant cette région, par exemple la tribu kénite avec laquelle Moïse eut des relations avant de conduire les Israélites hors d’Égypte, soit qu’il fut le dieu propre du clan de Lévi et que son nom ait été un des vocables divins que les ancêtres d’Israël avaient importé de Chaldée ou des pays de Syrie qu’ils avaient traversés. Ce qui paraît certain, c’est que la sortie d’Égypte s’accomplit sous la protection de ce nom divin, et que Iahvé devint alors le Dieu d’Israël et son unique patron. Il est impossible de déterminer dans le détail ce qu’a été l’institution mosaïque. Les documents les plus anciens de l’Hexateuque ne sont pas des sources purement historiques, mais des livres de doctrine. Au point de vue critique, ils contiennent des traditions populaires et légendaires concernant une époque et des faits déjà très éloignés. Il faut en retenir au moins la donnée générale, sans laquelle toute l’histoire d’Israël devient inintelligible. Moïse accomplit la délivrance d’Israël en invoquant le nom et l’autorité de Iahvé ; il fonda la religion et la nationalité israélites en associant les tribus dans le culte /[fol. 251] de Iahvé, dieu exclusif et non figuré par une image d’homme ou d’animal. Iahvé est le dieu d’Ïsraël ; on n’adore que Iahvé ; on ne fait pas d’images de Iahvé : tels ont été les principes du mosaïsme. {Ils ne sont pas appuyés sur des raisons philosophiques ni sur la notion absolue de l’unité divine, mais sur un sentiment religieux très vif et sur l’idée très particulière que le premier des prophètes a dû se former de Iahvé et de son caractère moral, sentiment et idée qui dépassent infiniment tout ce qu’on avait jusqu’alors senti et pensé à l’égard de la Divinité.}(h) D’après Renan, Iahvé n’était « ni meilleur ni pire que les autres dieux protecteurs » ; c’était un dieu tout pareil au Camos de Moab : barbare, méchant, féroce, capricieux, cruel, injuste, menteur, voleur, créature de l’esprit le plus borné 20. L’éminent critique s’est abstenu d’expliquer certains traits de caractère qu’on ne trouve pas chez les autres dieux : l’isolement absolu de Iahvé, puisqu’il n’a pas de compagne ; son exclusivisme puisqu’il ne souffre pas d’autres dieux à côté de lui ; son horreur des représentations figurées, puisqu’il n’a pas d’image dans l’arche, son vrai sanctuaire. Est-ce là l’humeur des Baals qui pullulent autour de lui ? Les faits de polythéisme et d’idolâtrie mentionnés dans la Bible même, les veaux d’or de Jéroboam, l’Astarté que Josias trouva dans /[fol. 252] le temple ne contredisent pas sur tous ces points les données de la tradition. On n’ose pas soutenir que l’Astarté du temple ait été regardée comme la compagne de Iahvé : il est trop certain que Iahvé est arrivé seul du Sinaï. L’adoration des dieux étrangers, la représentation d’Iahvé sous la forme d’un taureau, imitation probable des cultes cananéens
20. Histoire du peuple d’Israël, I, 26, 173, 176 ; II, 49.
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La religion d’Israël ont été blâmées au nom de la tradition. On a besoin de cette tradition pour se rendre compte du rôle des prophètes. La réforme prophétique, comme la plupart des réformes religieuses, s’est faite par un appel à la tradition ancienne contre la coutume plus récente. Ceux qui rappelèrent cette tradition ne manquèrent pas de l’interpréter et de l’élargir ; mais il faut bien qu’elle ait existé, que Iahvé ait été, par nature, solitaire, exclusif, immatériel. [Critique de la théorie de Réville sur l’origine du monothéisme hébreu.] M. A. Réville21 en convient et croit trouver la clé du problème en ce que Iahvé était le dieu du Sinaï, « foudroyant et igné, souverain inaccessible de ces hauteurs désolées. Il n’aimait pas qu’on l’approchât ni qu’on le vît. De fait, les hauteurs à pic où il se tenait défiaient les ascensions. Sa manière d’être habituelle consistait à s’envelopper de la nuée orageuse et à y rester caché. Mais sa présence était révélée par le feu de l’éclair jaillissant de son être invisible et par l’éclat du tonnerre… Son caractère était sévère comme celui de la région où il régnait. Comme il devait être de nature lumineuse…, il voulait partout la pureté /[fol. 253] physique et morale… Il ne fréquentait pas chez les autres dieux. Il n’y avait pas sur les rocs pelés du Sinaï les éléments d’une mythologie de quelque ampleur… Il ne fallait pas le contrarier en lui imposant la société des autres divinités. Il ne fallait donc pas en adorer d’autres en même temps que lui. Ce qui entraînait, par voie de conséquence, qu’il n’aimait pas que ses protégés partageassent leurs hommages entre les autres dieux et lui-même, c’était un dieu jaloux ». Il ne pouvait pas, pour toutes ces raisons, être représenté ; du moins beaucoup « regardaient comme injurieuse à sa nature, à sa volonté de rester invisible toute image » fabriquée de sa divinité. Mais sous une apparence d’explication, avons-nous dans cette analyse autre chose qu’une description ? Ne dirait-on pas que cette idée du dieu sinaïtique s’est formée toute seule par l’influence du paysage et qu’elle n’a pas eu besoin de naître dans l’esprit de quelqu’un en face du paysage ? Est-ce pourtant le premier venu qui devant les rochers du Sinaï aurait trouvé cette conception du dieu invisible solitaire et saint ? Expliquer le dieu de Moïse uniquement par le Sinaï, n’est-ce pas comme si l’on voulait expliquer le Père céleste des Évangiles synoptiques par l’aspect de la Galilée, en faisant abstraction de la conscience de Jésus ? La nature peut bien fournir la matière des impressions religieuses, elle ne leur donne pas la forme. La forme et la vie viennent de l’âme religieuse. Le Dieu du Sinaï a pu être à peu près /[fol. 254] ce que dit M. Réville, mais pour que son idée prît consistance et se définît, il a fallu l’âme de Moïse, comme il a fallu l’âme de Jésus pour sentir et comprendre le père céleste. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles cette idée s’est produite, et nonobstant les imperfections qu’elle présente par rapport en nous, elle reste un miracle pour ce temps et ce milieu. Il a fallu un grand esprit pour la concevoir, une grande âme pour l’embrasser, une grande foi pour la communiquer, un grand courage pour l’imposer. La révélation qui se fit au cœur de Moïse sur le Horeb, et dont les conditions historiques nous échappent presque entièrement fut une révélation sublime que les rochers et les orages n’auraient pas faite à un autre, qu’ils n’avaient pas faite avant lui dans cette perfection et cette pureté aux pasteurs qui fréquentaient la montagne. Cette révélation demeure unique dans l’histoire et elle défie toute explication simplement rationnelle. Ce Iahvé
21. A. Réville, Jésus de Nazareth, , I, 14-15.
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Alfred Loisy marque un progrès sur tout ce qui fut avant lui, et d’abord sur le dieu de tribu dont il prend la place ; il assure en même temps les progrès de l’avenir, car il ne pourra jamais être tout à fait un dieu national, et il a tout ce qu’il faut pour devenir le Dieu un et universel, spirituel et saint. [Cruauté et grandeur du Dieu sinaïtique.] Ces traits essentiels du Iahvé sinaïtique étant bien établis, on ne doit pas faire difficulté d’admettre que la notion de Iahvé n’était pas dans les premiers temps du iahvéisme aussi large et complète qu’elle a été plus tard. Si le Dieu d’Israël ne mérite pas toutes les épithètes fâ- /[fol. 255] cheuses que Renan lui a prodiguées, il est vrai que les vieux récits lui prêtent des sentiments étroits, des raisonnements naïfs, des ordres cruels. Il paraît assez fantasque lorsqu’il met l’homme à côté de l’arbre de vie, en lui interdisant d’en manger, sous peine de mort. Il est peu au courant des affaires terrestres quand il vient voir où en est la construction de la tour de Babel ou qu’il fait le voyage de Sodome pour s’informer de ce qui s’y passe. Il n’a pas senti l’horreur du sang qu’on pourrait attendre d’un Dieu juste lorsqu’il se laisse immoler la fille de Jephté, lorsqu’il fait tuer en sa présence Agag par Samuel et les descendants de Saül par les Gabaonites. La vie des Égyptiens et des Cananéens, ne lui est de rien ; le meurtre, le vol et le pillage semblent permis dès qu’Israël en profite. C’est que la barbarie des hommes et du temps se reflète dans l’expression des idées religieuses ; c’est qu’Israël était un peuple, ignorant, grossier, cruel comme tous ses voisins. Israël cependant, par une disposition spéciale de la Providence, s’est trouvé dépositaire de la révélation du Dieu unique. Il n’était pas autrement préparé à sa vocation et il la remplit longtemps malgré lui. Une lutte intime se perpétua durant plusieurs siècles entre l’idée de Iahvé et le peuple qui la conservait, l’idée agissant sur le peuple malgré lui, et le peuple réagissant sur l’idée. Iahvé, dès les temps les plus reculés, fut un dieu tout-puissant, bien qu’on eût une conception assez chétive de ses moyens d’action ; /[fol. 256] c’était un dieu juste et saint, quoique l’on raisonnât fort petitement sur sa justice et qu’on en fît des applications déconcertantes pour nous. L’excuse des anciens théologiens qui reprochent à Jephté son imprudence et, pour les autres cas cités plus haut invoquent le droit absolu de Dieu sur la vie des hommes ne nous satisfait plus guère. Il nous répugne d’imputer à Dieu même la responsabilité de telles horreurs. Ceux qui ont commis tous ces actes de cruauté superstitieuse ou qui les ont regardés comme légitimes au point de vue de la religion supposaient à Dieu les sentiments qu’ils auraient eus à sa place. Mais ils ont agi ou pensé de la sorte parce qu’ils croyaient à la justice rigoureuse de Iahvé. Les ennemis de Iahvé sont des criminels qui méritent la mort : exécutons-les. Jephté a fait un vœu à Iahvé : le nom de Iahvé ne peut couvrir le mensonge et le héros sacrifiera sa propre fille. Saül a opprimé les Gabaonites en dépit des anciennes promesses, et il y a du sang sur sa maison : le sang lavera le sang, pour que justice soit faite. Iahvé est juste. Mais cette idée, dans le cerveau pesant de ses premiers fidèles, sert de base à des conclusions que l’éternelle justice n’a point ratifiées, que l’action graduée de la Providence aura soin de réformer. Dire que Iahvé, au temps des Juges, était un dieu qui ne « voulait pas de rival », est reconnaître que Iahvé, pour ses vrais serviteurs, était en fait le Dieu unique. Dès
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La religion d’Israël lors « le culte de Iahvé était en quelque sorte synonyme de patriotisme israélite »22. Les champions d’Israël le sauvent /[fol. 257] toujours au nom de Iahvé, de ce dieu jaloux qui n’admet pas de rival, et à qui sans doute Israël appartient, puisqu’on ne peut être ardent patriote sans être ardent iahvéiste. Ainsi le culte exclusif de Iahvé, la réalité du monothéisme remonte à Moïse et au pacte du Sinaï. Ce Dieu du Sinaï, de Débora, de David comme celui du livre de Job et des anciens prophètes, est, par un côté, le Dieu de la nature. Au lieu d’attribuer chaque phénomène à une cause personnifiée qui devient un dieu, les anciens Hébreux attribuent directement tous les phénomènes à une seule cause qui est Dieu, qui est Iahvé. C’est Iahvé qui tonne, Iahvé qui fait pleuvoir, Iahvé qui conduit les vents, Iahvé qui remue les flots, Iahvé qui donne fécondité à la terre, aux animaux, aux hommes. Iahvé communique avec ceux-ci en leur apparaissant sous une forme sensible qu’on appelle le messager, l’ange de Iahvé (maleak Iahvé), ou derrière un nuage comme sur le Sinaï et dans Job, ou bien en leur envoyant des songes révélateurs, comme Jacob en eut un à Béthel. L’orage est espèce de théophanie. Iahvé habite la nuée sombre. Le tonnerre est sa voix. Les éclairs sont les traits que lance sa main. On peut dire en toute vérité que « Iahvé agit à la façon d’un agent universel »23. C’est pour cette raison même que les anciens Hébreux, ceux qui ont représenté depuis Moïse la tradition israélite, étaient vraiment monothéistes ; il n’y avait plus de place dans leur esprit pour une puissance divine autre que celle dont l’action pénètre et embrasse tout l’univers. L’adoration d’autres dieux ne pouvait être /[fol. 258] pour eux qu’une superstition blâmable, bien qu’ils ne vissent pas encore très clairement que c’eût été de leur part un manque de logique. Il est vrai aussi qu’il n’y avait pas dans cette conception de la Divinité l’ombre d’abstraction métaphysique. On dirait une simple intrusion de Dieu dans la nature et sous les phénomènes naturels, de l’animisme neutralisé en un seul esprit souverain : et c’est ce qui montre à la fois l’antiquité du monothéisme israélite et l’impossibilité de l’expliquer par un travail de la pensée philosophique. La croyance est là, naïve et grandiose, tranchant sur la vulgarité environnante et semblant défier toute explication commune tirée de l’histoire et de la comparaison avec les religions païennes. Iahvé pourtant reste un Dieu national, malgré ses aptitudes à gouverner l’univers. Il paraît n’exister que pour Israël, et son rapport avec les autres peuples n’est pas clairement défini. On ne regarde guère ce qui se passe au-delà des frontières : ce sont d’autres mondes qui semblent encore plus ou moins gouvernés par d’autres dieux, et comme Iahvé n’existe pas pour eux, eux non plus n’existent pas pour Iahvé. Le caractère moral de Iahvé grandira avec les siècles, et en même temps son caractère de Dieu universel apparaîtra de plus en plus. Le Dieu juste des Juges a des airs de barbare, s’il est comparé au Dieu juste qui se révèle dans la seconde partie du livre d’Isaïe ; le Dieu de Débora, plus jaloux à sa manière que le Consolateur de Jérusalem après la captivité, apparaît comme un chef de /[fol. 259] tribus pillardes près du Dieu qui veut procurer la lumière aux nations. De ce côté un progrès considérable s’est accompli dans la notion du vrai Dieu. Mais qu’on le remarque bien, ce progrès se manifeste moins dans la conception de l’unité divine que dans la façon de concevoir le Dieu unique. Le Dieu du second Isaïe, déjà même celui du premier, a des idées plus larges, embrassant tout l’univers, dans l’horizon de sa Providence, il est meilleur (faut-il rappeler au
22. Renan, op. cit., I, 319-320. 23. Renan, op. cit., I, 289.
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Alfred Loisy lecteur que ces expressions hardies n’ont qu’une signification historique et relative) ; il n’est pas plus unique pour ses fidèles que le Dieu de Moïse et de David. On a seulement réglé avec plus d’exactitude la situation des autres dieux à son égard et trouvé qu’ils n’avaient pas de place à côté de lui, soit que l’on se contente de voir en eux des esprits subalternes, conception qui tient un peu de la mythologie et à laquelle les grands prophètes ne semblent pas s’être volontiers arrêtés, soit que, les identifiant avec leurs images, comme faisaient jusqu’à un certain point leurs adorateurs, on déclare qu’ils ne sont rien, n’étant que pierre, bois, métal, et que l’invisible Iahvé seul existe et règne dans le ciel. [Existence en Israël d’une Loi antérieure à la prédication des prophètes.] Toute l’histoire religieuse d’Israël devient inintelligible dès que l’on prend pour tradition proprement israélite les abus condamnés par les prophètes, et les pratiques idolâtriques auxquelles la réforme de Josias a eu pour but de mettre fin. « Ce que l’on constate au temps de Josias et de Salomon, écrit M. Sabatier24, a existé de tout temps aupa- /[fol. 260] ravant et constitue véritablement la tradition première et permanente de la tribu d’abord, de la nation ensuite. Le monothéisme, la religion spirituelle et morale, n’ont pas été l’apanage naturel et primitif d’Israël. Ce fut l’œuvre laborieuse et la pure création de l’inspiration prophétique. Nous ne sommes point ici en présence d’une évolution collective, mais d’une réforme essentiellement individualiste, d’une création morale sans cesse interrompue et compromise, d’une œuvre de foi et de volonté ». De ces généralités vagues ressort la satisfaction qu’on a éprouvée en croyant reconnaître dans les prophètes les précurseurs de la conception religieuse que l’on veut présenter aujourd’hui comme la seule vraie et la seule acceptable. Mais comme la théorie individualiste n’est pas fondée sur l’histoire, elle n’y apporte non plus aucune lumière. Si les prophètes n’avaient jamais fait appel qu’à leur inspiration personnelle, s’ils ne s’étaient rattachés à aucun principe reconnu autour d’eux, à aucune tradition autorisée par un long passé, leur situation serait incompréhensible et leur action inexplicable. Ils ne supposent pas contestable pour un israélite le principe qui réserve au seul Iahvé l’hommage de son peuple. Ils admettent implicitement, et sans chercher de preuves, que toute pratique polythéiste vient, en quelque façon, d’une influence étrangère. De quel droit nous inscririons-nous en faux contre un jugement qui sans doute n’est pas le résultat /[fol. 261] d’une étude archéologique, mais qui n’est pas non plus une hypothèse théologique et qui se fonde sur un état historique et traditionnel ? Les prophètes n’ont pas eu la prétention d’instituer une religion nouvelle. Leur apparition et leur crédit ne seraient plus un fait naturel ou un miracle, mais un contresens vivant s’ils n’avaient derrière eux la vraie tradition israélite, et si les coutumes qu’ils combattent avaient été réellement sanctionnées par l’usage particulier de l’ancien iahvéisme. Il fait beau parler de création purement morale et de Iahvé s’identifiant à la conscience du prophète : en ce monde rien ne naît de rien, et il faut que la conscience des prophètes et la création morale dont on parle aient eu à qui s’appuyer, sous peine de n’être plus que des chimères suspendues dans le vide. La continuité d’une tradition réside moins dans ses formes que dans son esprit, et si telles pratiques, tolérées avant les prophètes, se trouvent condamnées
24. Op. cit., 153, 155.
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La religion d’Israël par eux, il ne s’ensuit pas que les prophètes aient inventé le principe qui détermine leur attitude à l’égard des pratiques qu’ils rejettent. [Les grandes étapes de la religion d’Israël : l’alliance au Sinaï et le culte primitif.] Bien que l’idée d’alliance, de pacte réciproque ne soit pas sensible dans les anciens textes, il n’en est pas moins vraisemblable, historiquement parlant, que l’adoption d’Israël par Iahvé date du Sinaï et que les préceptes de décalogue, gravés sur les pierres sacrées de l’arche, exprimaient la première loi. « Le peu de place que tiendraient ces préceptes /[fol. 262] dans la vie d’Israël durant les six ou sept cents ans qui vont suivre, observe Renan25, porte à croire qu’ils n’ont jamais réellement existé ». Autre chose pourtant est que quelqu’une des rédactions où nous lisons maintenant le décalogue ait été textuellement écrite sur les pierres de l’arche, et autre chose qu’il y ait eu sur ces pierres un décalogue d’où procéderaient ceux que nous transmet la Bible. Il est très probable que la forme la plus ancienne du décalogue renfermait surtout des prescriptions rituelles, en premier lieu la défense d’adorer d’autres dieux et de fabriquer des images fondues : Iahvé réglait les conditions du culte qui devait lui être rendu. On comprend ainsi pourquoi Iahvé, dès le temps des Juges, est un dieu jaloux, et qu’il n’existe aucun simulacre de Iahvé. La présence du Dieu d’Israël est attachée à l’arche où il n’y avait pas d’images. L’unité de l’arche demeure, quoi que l’on puisse dire, un fait monothéiste. N’étant point par elle-même un symbole divin, elle devait contenir un symbole unique, dont le double ne pouvait exister, et une idée y était liée qui ne pouvait passer à une autre arche. Un retour au Sinaï, un nouveau Moïse auraient été nécessaires pour créer un mémorial de cette autorité. Les innovations de Jéroboam ne prouvent pas que la tradition israélite ait jamais admis la représentation de Iahvé en forme de taureau. Ce prince, dans l’impossibilité où il était d’imiter l’arche, imite les cultes cananéens ou peut-être la religion égyptienne, qu’il avait connue dans son / [fol. 263] exil. L’influence cananéenne était inévitable, parce que les Cananéens représentaient la civilisation à l’égard des Israélites et que ceux-ci leur ont fait des emprunts de toute sorte. Israël ne se serait pas contenté d’imiter en beaucoup de choses les cultes cananéens, il ne se serait jamais fait de religion propre s’il ne l’avait apportée en Canaan. La tradition du iahvéisme monothéiste n’a pas été représentée seulement par les prophètes, ou bien il faut considérer Moïse comme le premier d’entre eux ; elle a subsisté d’abord dans le culte pratiqué autour de l’arche et qui s’adressait à Iahvé seul. Moïse n’a guère pu manquer d’organiser sommairement le service religieux de l’arche. La partie essentielle de ce culte consistait dans les sacrifices. L’arche était un temple portatif qui devait avoir ses desservants. Que Moïse ait réservé le sacerdoce iahvéiste à son propre frère et à sa tribu, il n’y a là rien d’extraordinaire ; peut-être même une affectation spéciale ne fut-elle pas nécessaire et le privilège des lévites résulta-t-il du rapport où ils se trouvaient antérieurement à l’égard de Iahvé. En matière d’observances liturgiques, Moïse n’avait besoin de rien inventer. Il laissa subsister et il autorisa la circoncision, le sabbat, les sacrifices d’animaux. II ne lui vint même pas en pensée que la religion de Iahvé pût exister sans ces pratiques. En instituant de façon plus ou moins positive le sacerdoce et en organisant
25. Op. cit., I, 195.
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Alfred Loisy le culte de l’arche, /[fol. 264] il établissait le principe qui devait aboutir à l’unité du sanctuaire. Il ne songea pas sans doute à prescrire l’unité absolue du lieu de culte et à déclarer illégitimes les sacrifices qui ne seraient pas offerts en présence de l’arche. Les indications que fournit à ce sujet le Code sacerdotal ont, pour ce qui regarde le passé, un caractère théorique et idéal, et les anciens textes permettent de sacrifier dans tous les endroits consacrés par l’usage traditionnel. On sait que Samuel et Élie offrirent des sacrifices en divers lieux. L’idée d’une dispense personnelle mise en avant par certains apologistes, a de quoi faire sourire les critiques. L’unité absolue du sanctuaire est une conséquence que l’on tira plus tard des principes contenus en germe dans la religion mosaïque, afin d’en garantir plus efficacement l’application, et la liberté de l’âge patriarcal pour les sacrifices privés et locaux subsista jusqu’au temps où les prophètes, à raison des abus auxquels cette liberté donnait lieu furent amenés à la condamner. Pour sauver l’institution mosaïque on finit par abolir l’antique usage dont s’était accommodé le iahvéisme primitif. [Saül, David et le culte de l’arche.] La translation de l’arche sur le mont Sion et son installation dans le temple de Salomon furent de véritables fêtes nationales. L’arche n’était pas la propriété du roi, mais le sanctuaire de Iahvé, entouré du respect de tous les israélites. Les décisions que David et Salomon prirent à son sujet n’étaient pas dictées uniquement par l’intérêt dynas- /[fol. 265] tique. Elle devait être, avec le chef de la nation, dans la capitale du royaume. Il est probable pourtant que la translation n’aurait pu avoir lieu et que le roi serait venu plutôt s’installer auprès de l’arche, si depuis longtemps celle-ci avait été gardée dans un édifice construit pour elle. Mais elle avait été fréquemment déplacée dans les temps antérieurs à David. On n’a peut-être pas assez remarqué que Kiriat-Jearim n’est pas éloigné de Rama la patrie de Samuel, ni de Gibéa, la résidence de Saül. L’arche fut au pouvoir de Saül comme elle fut au pouvoir de David ; elle fut même, semble-t-il, au pouvoir d’Isbaal, et cette circonstance expliquerait peut-être pourquoi David ne put s’en occuper avant d’être reconnu par toutes les tribus. La royauté une fois affermie avec Jérusalem pour siège, il était naturel que l’arche quittât le haut lieu de Kiriat-Jearim pour venir à Sion. L’idée de construire un temple pour la loger devait ensuite se présenter d’elle-même, sans qu’il soit besoin de supposer chez ceux qui ont accompli toutes ces choses un sens politique très profond. S’il est vrai que le mouvement prophétique durant les premiers siècles de la monarchie ne se rattache pas au temple, c’est que les prophètes ne sont pas au service de l’arche, comme les prêtres, et il n’en faut pas conclure, avec Renan26, que la première Thora et le mosaïsme aient été une protestation contre le temple de Salomon. /[fol. 266] En autorisant les sacrifices en divers lieux, le Livre de l’alliance ne veut pas combattre une centralisation religieuse qui n’existait pas encore. L’arche est, aussi bien que la Loi, un élément du mosaïsme, et bientôt l’arche et le temple ne font qu’un. Ce n’est pas la prédication des prophètes qui a induit les Israélites à se passer de l’arche et du temple ; elle les a préparés seulement à s’en passer quand la violence des conquérants eut détruit l’une et l’autre.
26. Op. cit., II, 150.
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La religion d’Israël Saül et David furent des lieutenants de Iahvé. On ne voit pas qu’ils aient adoré d’autre dieu. Renan27 observe que Samuel avait Iahvé pour « Dieu personnel », tout en admettant que « l’on se servît des noms de Baal et de Melek ». Ce dernier point n’implique en aucune façon la reconnaissance formelle des dieux étrangers. Baal et Mélek ne sont pas des noms individuels comme Iahvé ou Camos, mais des noms communs qui signifient respectivement « maître » et « roi » ; ils peuvent servir de qualificatif à un dieu quelconque et au Dieu unique. Saül, en appelant deux de ses fils Isbaal et Malkisua, David, en donnant à l’un des siens le nom de Baaliada, ne songeaient pas à honorer un baal quelconque mais le Seigneur, leur Seigneur, c’est-à-dire Iahvé. Iahvé était, en un sens très vrai, le baal d’Israël, et on le désignait parfois sous ce nom28. Il y avait néanmoins un inconvénient à cette pratique, parce que les titres divins de baal et de mélek étaient aussi employés comme noms /[fol. 267] personnels de divinités cananéennes : c’est pourquoi on finit par les abandonner. Le premier tomba tout à fait en désuétude et, si Iahvé continua de s’appeler roi, une distinction nette s’établit entre lui et le Mélek à qui l’on sacrifiait les enfants dans la vallée de Hennom. [La religion de Salomon et les infiltrations païennes.] Des influences extérieures engagèrent Salomon dans une autre voie que ses prédécesseurs. Israël s’ouvrait à la civilisation, au commerce, aux relations internationales. Salomon voulut être un roi comme les autres et il ne crut pouvoir moins faire pour les étrangers que de les autoriser à pratiquer leur culte. Sa conduite choqua certainement les gens de tradition, les vrais Israélites, les prophètes. Le mécontentement qui en résulta ne laissa pas de favoriser le schisme. Il y avait une quantité de coutumes et d’observances étrangères que nulle défense expresse de la tradition ne repoussait, parce que l’antiquité israélite les avait ignorées, qui pouvaient solliciter les masses(i), qu’une politique vulgaire devait être tentée d’encourager ou de tolérer, et qui n’en froissaient pas moins le sentiment religieux des anciens iahvéistes. Il est certain que la prostitution sacrée s’exerça autour du temple. Croira-t-on qu’elle ait été pratiquée près de l’arche, dans les pérégrinations du désert, et même depuis, tant que l’arche ne fut pas installée dans une ville où pénétraient les coutumes de l’étranger avec son luxe et ses mœurs. La tradition ne prohibait pas plus cette coutume qu’elle ne prescrivait la cons- /[fol. 268] truction du temple. Mais pour un bon serviteur de Iahvé, qui avait à cœur la pureté du culte ancien et ce qu’on pourrait appeler la transcendante virginité de son Dieu, les deux nouveautés ne se présentaient pas sous le même aspect. La construction du temple était chose indifférente en soi, inévitable dans les circonstances où l’on vivait. La prostitution sacrée n’avait rien que de contraire à l’esprit du iahvéisme. On peut en dire autant des sacrifices humains. La tradition proprement iahvéiste n’en demandait pas, et supposé que plusieurs crussent honorer le Dieu d’Israël par de tels sacrifices, qui n’étaient pas expressément défendus, la même opposition de sentiments se manifestait entre la masse superstitieuse et les âmes plus hautes qui justifiaient leurs aspirations meilleures par le souvenir idéalisé du passé. La jalousie de Iahvé pouvait être aussi comprise avec plus ou moins de rigueur ; on pouvait croire qu’elle imposait des obligations particulières aux Israélites et ne
27. Op. cit., I, 386. 28. Cf. Os., II, 18.
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Alfred Loisy réclamait rien des étrangers vivant sur le territoire d’Israël ; si l’on regardait Iahvé comme un dieu national, en oubliant son caractère personnel, on pouvait penser qu’il était assez honoré si on lui réservait la meilleure part dans le culte officiel. {Rien n’est donc plus facile à comprendre que la détérioration du iahvéisme. Ce qui est moins explicable, quoique non moins réel, c’est que les abus aient soulevé une opposition de plus en plus vive et que cette opposition ait été assez forte pour en triompher.}(j) /[fol. 269] On a pareillement le droit d’affirmer que Salomon et ses imitateurs, qui sans doute n’eurent pas conscience de violer des lois de Iahvé, dans un temps où la formule définitive de ces lois n’existait pas encore, furent infidèles à la vraie tradition israélite, parce qu’ils ne se tinrent pas dans la ligne normale de son développement. Jéroboam, par la forme grossière qu’il donna au culte de Iahvé viola cette tradition d’une autre manière, et, comme les autres, sans presque s’en douter. La tradition n’en subsista pas moins, défendue par les prophètes, et quelques princes de Juda comprirent le devoir de s’y conformer. L’importance unique du sanctuaire de Jérusalem et les bonnes dispositions de rois tels qu’Asa, Josaphat, Ezéchias, Josias, excités par les remontrances des iahvéistes fidèles, devaient amener un jour, sous une forme ou sous une autre, une centralisation plus complète du culte. « L’idée que les sacrifices offerts dans le temple avaient plus de force que ceux qu’on offrait en plein air »29 avait à peine besoin d’être inculquée. Comment en eut-il été autrement, puisque Iahvé résidait dans le temple et que les autres lieux de culte les plus vénérés gardaient seulement le souvenir de ses apparitions, si tant est que les traditions de ces sanctuaires eussent été suffisamment épurées par une interprétation iahvéiste, ce qui /[fol. 270] n’était peut-être pas le cas du plus grand nombre. [Prédication monothéiste des prophètes non-écrivains dans le royaume du Nord.] Dans le royaume du Nord, après le schisme, la religion de Iahvé avait perdu son point d’appui. L’arche était restée à Jérusalem et rien ne pouvait la remplacer. Il est naturel qu’on ait voulu lui substituer quelque symbole sacré. Comme un simple coffre n’aurait pu rivaliser avec l’arche mosaïque, on voulut représenter Iahvé luimême. C’était aller contre l’esprit du iahvéisme et imiter l’étranger. L’opposition des prophètes à la monarchie éphraïmite éclata sans retard et dura, presque sans interruption, jusqu’à la destruction du royaume. Jéroboam et ses successeurs, même quand ils voulaient rester fidèles au culte traditionnel, se trouvaient dans l’impossibilité de maintenir ce culte sur la base fixée par la tradition. De là vient que, dans le royaume d’Israël, « les prophètes ne cessaient de prêcher un iahvéisme plus pur que celui dont se contentait la foule » 30. Grâce à la pénurie des documents, on a pu soutenir, sans choquer ouvertement l’évidence, que l’histoire du monothéisme israélite commence avec Élie et son école. Mais Élie et ses disciples n’étaient pas isolés en Israël. Ce n’étaient pas des penseurs qui venaient inopinément déclarer au peuple et au roi le dernier fruit de leurs méditations. Ils étaient mêlés à la vie nationale et soutenus par un courant d’opinion dont l’origine se confond avec celle du peuple et de la religion. Ces prophètes n’ayant pas laissé d’écrits, on ne saurait analyser leur théologie : il est certain du moins /[fol. 271] que le principe
29. Renan, op. cit., 212. 30. Renan, op. cit., II, 245.
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La religion d’Israël du iahvéisme exclusif, établi par Moïse, fut affirmé par eux avec d’autant plus de force qu’il était plus menacé de leur temps. Ont-ils professé nettement que Iahvé seul était Dieu et que les dieux des nations n’étaient rien ? Leur enseignement n’était pas spéculatif, et nous ignorons si leur foi en Dieu s’est exprimée dans la formule qui représente pour nous le monothéisme absolu. Leur carrière même est une profession de foi monothéiste. Si la question de Dieu se fût posée devant eux dans les termes où elle se posa plus tard devant Isaïe, ils y eussent répondu de la même manière. Iahvé remplissait toute leur pensée. S’ils n’ont pas dit que Baal n’était rien, il est incontestable que ce Dieu n’était rien pour eux. /[fol. 272] IV [Histoire de la religion d’Israël du schisme à l’exil] [Élargissement du monothéisme hébreu et centralisation du culte.] L’intervention de l’Assyrie dans les affaires des peuples palestiniens obligea les prophètes à regarder bien au-delà des frontières d’Israël, et à concevoir du monde, par conséquent de Dieu, une idée plus large et plus profonde. Ils ne se dirent pas, comme le suppose Renan31, que « le Iahvé national n’avait qu’une manière de se sauver, c’était de devenir le Dieu universel » ; mais leur horizon politique s’étendant indéfiniment, leur conception du monde et du gouvernement divin se dilata en proportion, Iahvé y conservant toujours la primauté absolue qu’il exerçait auparavant. D’où vient ce peuple conquérant ? Qui lui donne fortune ? Pourquoi prévaut-il contre Israël ? C’étaient là des questions poignantes d’actualité, qu’il fallait promptement résoudre et les prophètes ne pouvaient trancher que dans le sens du monothéisme moral sous peine de renier leur propre tradition d’un Dieu tout puissant et tout juste et de ravaler Iahvé au niveau de tous les Baals qu’il avait toujours traités avec tant de mépris. C’est Iahvé qui suscite le roi d’Assur, parce que tout ce qui se produit dans le monde arrive par sa volonté. C’est Iahvé qui lui donne / [fol. 273] succès et non les dieux de son pays, parce que Iahvé est le seul maître au ciel et sur la terre. Si Iahvé lui permet d’opprimer Israël, c’est que Iahvé est irrité contre son peuple, et trop justement irrité. On ne l’a pas servi comme il veut : on a adoré d’autres dieux, malgré sa défense et lui-même, on a cru l’honorer suffisamment par des sacrifices alors qu’il demande avant tout la pratique du bien, le respect du droit, la fidélité à sa loi. La transformation que put alors subir la théologie des prophètes est à peine comparable à celle que les découvertes astronomiques et autres ont commencé à introduire dans la théologie moderne. Dans un cas comme dans l’autre l’unité divine est présupposée au changement qui se produit. Si cette unité n’avait pas été solidement garantie par le sentiment religieux, sinon par des formules expresses, avant les invasions assyriennes, ce ne sont pas ces événements extérieurs qui l’auraient suggérée. Mais il est vrai qu’une si grande secousse, dont il fallait que Iahvé fût l’auteur, amenait les prophètes à réfléchir sur sa providence, à creuser, pour ainsi dire, son caractère moral et à se faire une idée moins simple, plus compréhensive, de ses rapports avec l’humanité.
31. Op. cit., II, 465.
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Alfred Loisy [Le « décalogue jéhoviste » ou code de l’Alliance.] Les prophètes du VIIIe siècle demandent qu’on se conforme à la loi de Iahvé, Amos, Osée, Isaïe n’ont certainement pas en vue une loi écrite. Une partie seulement, et /[fol. 274] la moins considérable par le volume, des prescriptions qui sont entrées dans le Pentateuque était rédigée de leur temps, et si ce premier recueil se trouve résumer ce que les prophètes considéraient comme le devoir religieux, moral et social de tout fidèle israélite, il ne constitue pas toute la loi de Iahvé, qui est aussi bien l’instruction donnée par les prophètes eux-mêmes au nom du Dieu d’Israël. C’est néanmoins chose très remarquable que la notion de la Loi a toujours été rattachée au nom de Iahvé, et les premiers préceptes au nom de Moïse. Là est la base inébranlable de la tradition mosaïque et le principe ferme de tout le développement religieux qui a sa dernière expression dans le Pentateuque. Le décalogue jéhoviste, plus rituel encore que moral, et la partie de l’Exode désignée par les critiques sous le nom de Livre de l’alliance32 constituent, pour le IXe et le VIII e siècles, les préceptes écrits de la loi divine. Le culte exclusif de Iahvé, sans images, y est proclamé. Les fêtes principales y sont indiquées. Les principes de la morale domestique et sociale y sont établis. Cependant l’unité du lieu de culte n’y est pas exigée, et le culte même n’y est pas réglé dans ses détails. La coutume traditionnelle était là et on n’en discutait pas les origines. Des abus pouvaient aisément naître de cette liberté. Dans la pratique, le culte de Iahvé courait le risque de se mêler avec celui des dieux locaux, de tous les Baals de /[fol. 275] Canaan. Serait-il absorbé par eux ou bien les supprimerait-il en s’assimilant ce qui ne lui était pas contraire ? En matière d’observances et de liturgie, les Israélites empruntèrent passablement aux Cananéens. De tels emprunts n’avaient rien d’inquiétant jusqu’à ce que les principes essentiels du iahvéisme fussent en cause. Les prophètes avaient été émus par l’institution des veaux d’or à Béthel et à Dan ; ils le furent encore davantage par l’inauguration officielle du culte du Baal syrien au temps d’Achab. Lors même que ces faits auraient donné lieu à la plus ancienne rédaction de la loi, il ne s’ensuivrait pas que l’esprit de cette rédaction n’ait pas été celui de la tradition israélite depuis Moïse. Mais on ne pouvait durer sans avancer, ni sauver le iahvéisme sans améliorer l’ancien état de choses résultant des circonstances de la conquête. Les relations de plus en plus fréquentes et directes avec l’étranger, Phénicien, Syrien ou Assyrien, le développement de la civilisation matérielle et de la vie citadine, la persistance des cultes cananéens, l’infiltration progressive des autres cultes orientaux demandaient pour la religion de Iahvé une protection plus efficace. On voit alors s’opérer un double travail qui se fait sur deux lignes parallèles dans une direction opposée. Le péril de l’idolâtrie va grandissant et ses chances de victoire définitive paraissent augmenter sous les princes de la maison d’Achab en Israël, sous Achaz et Manassé en Juda ; et d’autre part l’idéal religieux des prophètes va /[fol. 276] toujours se purifiant en même temps que la notion de Dieu s’élève et s’élargit ; ils demandent plus que n’avaient fait leurs prédécesseurs ; ils réprouvent des pratiques tolérées avant eux ; ils polémisent vigoureusement contre les hauts lieux, qui sont des lieux d’idolâtrie et de débauche ; ils semblent condamner tout le culte extérieur parce qu’il est en voie de se corrompre tout entier. Il ne leur vient pas en pensée de le supprimer, pour la raison très simple qu’une telle
32. Ex., X, XII, XXIV.
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La religion d’Israël idée leur aurait parus, autant et plus qu’à nous-mêmes, absurde et irréalisable. Quand ils sont en situation de formuler des règles pratiques, en sortant de leur rôle de prédicateurs, et de conseiller les rois pieux dans les mesures à prendre pour assurer à Iahvé les hommages qui lui agréent, ils se gardent bien de poursuivre la suppression totale des sacrifices ; ils s’appliquent seulement à réglementer le culte. Peut-être n’a-t-on pas remarqué assez que la prédication des prophètes ne contient la plupart du temps qu’un enseignement moral et non des règles de pratique religieuse. Lorsqu’ils ont eu l’occasion de régler l’attitude des princes en matière de religion, ils ont pris à tâche d’éliminer tout culte étranger et de fixer le culte même de Iahvé. Le mouvement prophétique devait aboutir à la Loi. [Les réformes d’Ézéchias et de Josias.] Un premier essai de réforme a été tenté sous Ezéchias. On ne saurait déterminer précisément en quoi il consista, les récits qui nous en ont été conservés n’étant pas contemporains. Il semble toutefois qu’Ezéchias ait voulu faire, /[fol. 277] avec moins de rigueur dans l’exécution, ce que fit plus tard Josias : détruire l’idolâtrie, centraliser le culte judéen à Jérusalem. Dans la guerre qui fut déclarée aux images divines on n’épargna pas le serpent d’airain, vieille relique du désert conservée dans le temple et dont le culte parut suspect aux prophètes. Ce serpent n’était pas une image de Iahvé, mais une sorte de génie gardien, comme les chérubins de l’arche, qui ne pouvait être l’objet d’un culte particulier sans que le monothéisme, désormais conscient, d’Isaïe et des prophètes ses contemporains en fût vivement choqué. La réforme d’Ezéchias, bien que fondée sur des principes très fermes et un sentiment religieux très élevé n’eut pas de consistance et ne laissa même pas beaucoup de traces, parce qu’elle ne créa pas, à ce qu’il semble, un état légal ; elle ne s’autorisa pas d’un texte officiel et elle ne s’y résuma pas non plus après coup ; ce fut l’œuvre personnelle d’Ezéchias et de ses conseillers spirituels ; elle tomba avec lui, et le courant polythéiste qui l’avait emporté déjà sous Achaz revint à la surface. {Cette réaction polythéiste dura longtemps, et comme elle succédait à un régime de compression relative, elle devint persécution. Les prophètes étaient maintenant trop exigeants et la masse de leurs contemporains trop au-dessous de leur idéal pour que la paix religieuse pût désormais subsister.}(k) Ce fut pendant cette période malheureuse que les serviteurs de Iahvé comprirent la nécessité d’un code complet qui réglerait /[fol. 278] la vie religieuse des personnes, des groupes locaux, de la nation tout entière. Ainsi naquit le Deutéronome. Le livre fut, comme on sait, trouvé dans le temple, présenté à Josias comme la loi de Iahvé promulguée par Moïse, accepté par le pieux roi comme une autorité absolue d’après laquelle fut accomplie une réforme plus étendue et plus minutieuse que tout ce qui avait été tenté jusqu’alors. Tout étant prévu, l’exécution fut prompte, et ce fut vraiment un nouveau régime qui fut inauguré à la place de l’ancien. La mise en scène de la découverte ne doit pas être jugée d’après nos idées modernes. Plusieurs critiques supposent que le Deutéronome fut composé sous Manassé, oublié dans le temple et trouvé par hasard ; mais cette hypothèse est peu vraisemblable. Le rouleau ne pouvait rester inaperçu dans le sanctuaire de Iahvé ; il fut écrit sans doute pour être déposé dans le temple, et la découverte ne fut pas un accident. Au point de vue littéraire, le Deutéronome était comme une édition des anciens textes, élaborée en regard des besoins actuels. L’auteur parlant au nom de Moïse, ne crut pas faire un faux ; c’était sans doute un prophète ; il écrivit ce que Moïse avait dit, ce que Moïse avait dû dire, ce que Moïse n’aurait pas manqué d’enseigner dans la circonstance 153
Alfred Loisy présente ; il conçut probablement son livre comme un oracle de Iahvé ; lui-même ne pouvait le concevoir autrement, s’il le croyait vrai et bon ; ceux à qui il le destinait ne pouvaient non plus le concevoir vrai et bon qu’en cette manière. Présenter direc- /[fol. 279] tement le livre comme un écrit de Moïse était impossible. Il parut tout simple et parfaitement légitime de le rapporter à Iahvé, son principal auteur. Le livre fut donc trouvé dans le temple même, c’est-à-dire dans le sanctuaire et non dans ses dépendances ; il apparaissait comme un oracle délivré par Iahvé luimême, sans que l’intervention de l’auteur humain se manifestât. Peut-être l’auteur s’entendit-il avec Helcias. {Ce qui nous semble et serait pour nous une supercherie a pu se faire sans que les personnages dont il s’agit aient pensé que leur action impliquait un mensonge à l’égard du peuple et du roi. De leur point de vue, ce mensonge n’existait pas. Ils ont fait réellement ce qui était nécessaire alors pour assurer l’avenir de la religion mosaïque.}(l) Iahvé dit alors sous le nom de Moïse ce qui avait besoin d’être dit. La forme n’est rien ici. Le coup fut providentiel. Ceux qui avaient la main, bien loin d’être de malhonnêtes gens, étaient certainement les hommes les plus religieux, les consciences les plus sévères, les âmes les meilleures de leur temps. [Contenu et esprit du Deutéronome.] Le Deutéronome était comme un manuel de gouvernement théocratique. La Loi de Iahvé dominait tout et réglait tout : religion, politique, morale, rapports sociaux et internationaux. Le monothéisme absolu y était exprimé. La centralisation du culte public était établie en principe : pas de sacrifices ailleurs qu’à Jérusalem. Auparavant tout animal domestique tué pour les besoins ou les réjouissances de fa- /[fol. 280] mille l’était par manière de sacrifice. L’opération fut à moitié laïcisée. La tuerie pour sacrifices ne devant plus avoir lieu qu’à Jérusalem, il fut admis qu’on pourrait tuer des animaux pour l’usage ordinaire, sans qu’il y eût sacrifice proprement dit ; on eut soin pourtant de spécifier que la victime serait toujours saignée et le sang répandu avec certaines précautions, en sorte que, même dans la boucherie commune une idée resta du sacrifice primitif et de la part qui revient à Iahvé. Le sacerdoce recevait une organisation : tous les lévites qui desservaient les sanctuaires de Iahvé hors de Jérusalem furent affiliés au clergé de la capitale. Les difficultés pratiques de la réforme auraient sans doute amené des complications, si l’œuvre de Josias avait pu se maintenir intégralement après la mort de ce prince. Au point de vue moral, la législation deutéronomique atteste le progrès accomplis par l’influence des prophètes dans la conception idéale de la société. Religieusement intolérant, le Deutéronome respire l’humanité, l’amour du pauvre, la soif de la justice. Ce n’est pas vraiment un code politique, bien qu’il touche à tous les rapports de la vie nationale ; c’est une instruction pour toutes les consciences religieuses, à commencer par celle du prince. Iahvé cependant reste Dieu national en même temps que Dieu universel et il y a une sorte de contradiction entre l’idée qu’on se fait de lui et le rôle qu’on lui prête. Dans cette contradiction même est /[fol. 281] l’avenir de la religion. Il faudra bien qu’un jour le Dieu universel chasse le dieu national, puisque celui-ci réussit de moins en moins à recouvrir celui-là. La réforme de Josias n’eut pas de succès immédiat, car elle ne changea pas l’esprit de la nation et elle n’eut pas de durée. Josias avait pu faire disparaître les monuments publics des cultes étrangers, les autels et les images, faire cesser dans une certaine mesure les sacrifices locaux, célébrer en l’honneur de Iahvé des fêtes, comme on n’en avait jamais vu avant lui, où les enfants de Juda réunis 154
La religion d’Israël s’occupaient tous et uniquement de leur Dieu, sans que l’idolâtrie ou l’immoralité vinssent souiller les hommages qu’ils lui rendaient. Mais s’il avait établi un certain ordre extérieur, il n’avait pas changé les cœurs. Le grand nombre, qui était idolâtre sous Manassé et sous Amon, n’était pas devenu subitement iahvéiste fidèle et monothéiste fervent par le seul fait que l’on avait trouvé un livre dans le temple et que Josias avait voulu conformément à ce livre et à la prédication des prophètes, faire honorer Iahvé seul, et de telle façon, à l’exclusion de tout autre dieu. L’esprit idolâtre fut seulement comprimé pendant quelques années ; il continuait à se satisfaire dans les superstitions privées ; et le culte intérieur de Iahvé, l’amour de la justice que le Deutéronome voulait inculquer n’était compris que d’une /[fol. 282] faible minorité. La catastrophe de Maggeda sembla ruiner l’entreprise de Josias. L’établissement religieux qu’il avait voulu fonder n’aurait pu s’affirmer qu’à la longue, par des efforts soutenus, avec un concours de circonstances favorables. On ne revint pas néanmoins aux débordements idolâtriques du temps de Manassé ; le culte du temple resta pur ; mais chacun reprit sa liberté ; les cultes étrangers, les superstitions privées se donnèrent de nouveau carrière. Le Deutéronome et Josias n’avaient travaillé que pour l’avenir plus éloigné ; le livre, en effet, restait, avec le souvenir de l’expérience faite. Désormais les fidèles de Iahvé savaient où trouver la loi de Iahvé, et l’on savait aussi que cette loi avait été pratiquée ; on avait même pu remarquer ce qui lui manquait encore pour régler parfaitement la vie d’Israël comme peuple de Dieu. [La décadence du royaume de Juda et la loi de Sainteté.] Jamais l’occasion ne devait se représenter d’appliquer en toute rigueur la loi du Deutéronome. Après la mort de Josias commence l’agonie du royaume de Juda. Jérusalem succombe en 586 ; le temple est détruit, l’arche disparaît. Même la nation s’évanouit pour un temps, et, en un sens, pour toujours, car dorénavant le judaïsme sera moins une nationalité qu’une religion. Les meilleurs éléments de la population sont transplantés en Babylonie. Beaucoup d’âmes s’étaient sans doute retrempées dans l’épreuve ; on se serra autour de Iahvé et de ses représentants, prêtres et prophètes ; c’était tout ce qui restait du passé, tout ce qui avait encore un avenir. Les individus moralement faibles et de /[fol. 283] religion grossière se fondirent dans les masses païennes. Comme les déportés de Samarie s’étaient assimilés aux populations parmi lesquelles les rois d’Assur les avaient dispersés, les judéens dont la foi religieuse n’était pas assez ferme et pure cessèrent bientôt d’être iahvéistes. Restait le groupe fidèle, qui se trouva être encore le groupe national, en qui subsistait l’esprit des prophètes et de la Loi. Il vivait de souvenirs et d’espérances. Le livre d’Ézéchiel, la seconde partie d’Isaïe nous apprennent quelles étaient alors les préoccupations des Israélites pieux. On attendait la restauration et on la préparait. C’est alors, quand il n’y avait plus de temple ni de culte organisé, que l’on fit un système de l’ancien rituel, non comme un témoignage du passé, mais comme une règle pour l’avenir. Les documents qui sont entrés dans le Code sacerdotal ont retenu et autorisé des pratiques fort anciennes ; ils ont pu aussi englober certains règlements écrits avant la captivité ; le travail de codification et d’arrangement se rapporte à cette époque. Ézéchiel se lance résolument dans l’avenir et trace la constitution liturgique du nouvel Israël qu’il voit déjà installé en Palestine. Les compilateurs du Code sacerdotal suivent l’exemple des auteurs deutéronomistes : ils font parler Moïse. Toute l’organisation de la future communauté est rattachée à l’initiateur du iahvéisme par ce procédé littéraire qui, sous une fiction nominale 155
Alfred Loisy contient une profonde vérité historique. On détermine les conditions /[fol. 284] dans lesquelles Israël sera vraiment le peuple de Iahvé, un peuple sacerdotal, digne du Dieu qui, par un choix unique, l’a discerné entre tous les peuples pour en faire son héritage particulier et privilégié. Il semble que la ruine du temple, la suppression momentanée des sacrifices aient achevé de purifier, de spiritualiser entièrement l’idée de Iahvé. Iahvé n’est plus avant tout le Dieu d’Israël ; c’est Dieu tout court. Chose digne de remarque, on ne le figure plus conversant familièrement avec les hommes ; l’orage est encore l’instrument de ses théophanies, mais parce qu’il le prend ainsi, et non pas en vertu d’une affinité naturelle. Il est certain que Dieu s’abstrait, se retire du monde et du commerce extérieur de l’homme pour ne communiquer guère qu’avec son esprit ; plus peut-être avec son esprit qu’avec son cœur. C’est à cette tendance qu’on doit le beau récit de la création qui ouvre maintenant la Bible ; la philosophie de l’histoire sainte et l’idée des pactes successifs avec Adam, Noé, Abraham, Moïse ; la spiritualisation absolue de l’idée de Dieu, jointe à une matérialisation du culte qui en est comme la contrepartie, mais non la contradiction. Le code lévitique ne matérialise le culte que par rapport à nous. Eu égard à ce qui existait antérieurement il le spiritualise. À cette époque et dans ce milieu, il ne pouvait encore entrer dans l’esprit d’aucun législateur religieux que le régime des sacrifices dût être aboli. Ce qui fait que le code lévitique semble recommander une religion plus extérieure et plus /[fol. 285] rituelle que le Deutéronome, est qu’il a voulu introduire dans sa réglementation quantité de coutumes et d’observances dont le législateur deutéronomiste n’avait pas cru nécessaire de parler, mais qui n’en existaient pas moins et avec lesquelles on devait toujours compter. Les prescriptions concernant les choses pures et impures et tout le rituel des sacrifices sont destinés à faire une place dans la religion à toutes les vieilles coutumes consacrées par l’usage traditionnel comme éléments de culte. Une seule idée domine tout le classement : Dieu est saint : ses fidèles aussi doivent être saints, de corps et d’âme. D’après cette idée on travaille et on règle la matière traditionnelle. Ainsi commence une casuistique dont le développement exagéré pourra être un jour nuisible à la véritable morale religieuse. Pour le moment, c’était une façon d’inventorier l’héritage du passé, en neutralisant la signification primitive des rites. À son heure le Code sacerdotal ne marque pas un recul ; il consacre un progrès. Il a donné au monothéisme, défini comme idée, le rempart extérieur dont il avait besoin pour s’enraciner fortement dans la conscience du peuple qui en était dépositaire. Une idée pure ne fait pas une religion vivante. La religion vit dans la piété ; la piété se soutient par le culte et les pratiques religieuses. Il a fallu, pour que la foi monothéiste devînt indestructible en Israël, que le peuple élu formât une espèce d’ordre religieux, qu’il fût longtemps soumis à une règle sévère et compliquée. « Les religions puisent souvent une force de conservation dans les gênes qu’elles imposent. »33 /[fol. 286] Moins enfermée dans la Loi, la communauté juive aurait été plus accessible aux influences étrangères, et elle aurait été facilement détournée de sa vocation providentielle.
33. Renan, op. cit, IV, 57.
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La religion d’Israël /[fol. 287] V [Le judaïsme « postexilien »] [Les psaumes, témoins de la piété d’Israël.] On croit trop volontiers que le judaïsme postexilien est tout entier dans la Loi. Il est vrai que la Loi donne de plus en plus sa forme à la vie privée des Israélites, à leurs rapports sociaux, à leur vie nationale, dans la mesure où il y en a encore une. Jusqu’au soulèvement des Macchabées, le judaïsme est comme un petit État ecclésiastique sous la suzeraineté des Perses, puis des conquérants macédoniens. L’entrée de Pompée à Jérusalem (64 avant Jésus-Christ) marque la fin d’une courte période d’indépendance que le règne d’Hérode n’a pas réellement continuée. Mais la monarchie asmonéenne n’avait pas d’autre raison d’être que d’assurer le règne de la Loi, puisqu’elle était née d’une révolte contre l’hellénisme d’abord envahissant, puis persécuteur. À partir de Néhémie et d’Esdras, le règne de la Loi est assuré. En même temps que s’achève le travail de codification du Pentateuque, s’achève aussi le cercle des observances qui règlent tout le détail de la vie juive et la cloîtrent à l’égard du monde païen. C’est l’écorce du judaïsme. Sa sève intime est alimentée par deux sentiments qu’on voit généralement associés l’un à l’autre et qui modèrent l’influence desséchante et accablante de la Loi : la piété individuelle et l’espérance messianique. Pour témoins de la piété, nous /[fol. 288] avons les psaumes, composés pour la plupart après l’exil, et qui, bien que destinés souvent à l’usage liturgique, ne laissent pas d’exprimer la religion du cœur, la religion des individus. L’accent tout personnel, parfois aussi très national, de cette prière ne doit pas nous surprendre. La prière du cœur est toujours personnelle et particulière. Que la raison s’abîme dans la contemplation du Dieu absolu, le cœur ne connaît que son Dieu, même quand ce Dieu est celui de l’univers, et un groupe religieux, le plus monothéiste du monde, s’adressera toujours au Dieu de l’univers comme à son protecteur spécial. La piété, qui est la religion individuelle, a, comme la religion son principe dans la crainte respectueuse et confiante de l’Infini ; mais elle se consomme dans son effort pour atteindre et s’approprier le Dieu qui s’est révélé à elle, et elle n’est point satisfaite avant d’avoir conscience de posséder pour elle-même le souverain bien. Tel est le sentiment qui se fait jour dans les Psaumes, où l’on retrouve le Dieu vivant. Cependant la piété parfaite, en possédant pour elle-même Dieu tout entier, n’exclut personne de cet avantage. La piété juive était plus large d’espérances que de générosité ; sauf de très rares exceptions, elle est restée plus ou moins pénétrée de l’idée que la possession de Dieu était pour elle un privilège héréditaire et national. [Évolution de l’espérance messianique et du sentiment religieux.] Ses espérances étaient illimitées. Un des caractères les plus merveilleux de cette religion, où il n’y a rien /[fol. 289] que d’extraordinaire, est qu’elle aspire à une perfection de justice et de bonheur, de bonheur par la justice, qu’elle ne voit pas réalisée dans le présent et qu’elle garantit pour l’avenir avec une assurance qui n’est déconcertée par aucun revers. C’est ce qu’on appelle l’espérance messianique. L’attente de glorieuses destinées pour Israël est en rapport direct avec la haute idée qu’on se faisait de Iahvé. Il était impossible de concevoir un dieu très puissant dont le peuple n’aurait pas été grandement favorisé. Si l’espérance d’Israël n’avait consisté qu’en cette persuasion, elle n’aurait pas sensiblement différé 157
Alfred Loisy de la confiance que les Assyriens mettaient dans le dieu Assur, Nabuchodonosor en son dieu Marduk, les Romains dans les dieux du Capitole et le génie de Rome éternelle. Mais Iahvé n’était pas seulement un très grand Dieu, c’était le Dieu très saint, en sorte que, dès que l’on voit poindre avec certitude l’espérance de glorieuses destinées pour Israël, on voit aussi, jointe à cette espérance, une condition morale, celle de la justice pratiquée, ou plutôt, car c’est ainsi que l’espérance messianique se définit d’abord chez les prophètes, l’annonce du triomphe est subordonnée à celle d’un châtiment. Il y aura un grand jugement de Iahvé sur son peuple infidèle, et quand celui-ci aura été dûment écrasé, le petit nombre des justes, qui aura survécu à la tourmente, jouira en paix de son Dieu, goûtera sur la terre un bonheur sans mélange, le trouble /[fol. 290] ayant disparu avec l’iniquité. Cette conception de l’avenir d’Israël suppose développé le caractère moral du iahvéisme. Elle se manifeste chez les prophètes du VIIIe siècle. {Bien qu’elle ait ses racines dans le passé le plus lointain du peuple élu et qu’elle remonte en un sens au pacte du Sinaï, qu’elle soit même, jusqu’à un certain point, innée à la conscience religieuse et remonte ainsi jusqu’aux origines de l’humanité,} (m) il est probable que dans les temps anciens on comptait beaucoup plus sur la protection de Iahvé dans les combats, nonobstant les défaites, et sur ses faveurs temporelles, nonobstant les fléaux de la nature, qu’on ne s’arrêtait aux conditions morales de son intervention. L’espérance ne pouvait être plus pure que la religion. Longtemps sans doute on fut persuadé que de bons sacrifices étaient la garantie la plus efficace de l’appui divin, quoiqu’un élément moral n’ait pas dû manquer à l’espérance plus qu’il ne manquait à l’idée même de Iahvé. L’idée messianique a donc eu ses progrès comme l’idée de Dieu, et conformément aux progrès de celle-ci. En présence des abus que leur conscience réprouve, et d’une monarchie qui souvent encourage ces abus, mais qui pourtant se réclame de Iahvé et qui a reçu ses promesses en David l’ancêtre illustre, vrai fondateur de la royauté en Israël, les prophètes contemporains de la prise de Samarie, par les Assyriens et de la fin du royaume éphraïmite annoncent d’abord une crise terrible, un jugement de Dieu pour la punition des crimes et /[fol. 291] l’extermination des méchants, puis un règne de justice et de paix auquel présidera un prince rempli de sagesse. Du reste la pensée des prophètes ne se définit pas et ne pouvait pas se définir nettement. Ce royaume à la fois céleste et terrestre sera-t-il éternel ? Le roimessie et ses sujets jouiront-ils de l’immortalité en ce monde, ou bien verra-t-on se succéder des générations de justes ? Il semble plutôt que les conditions naturelles de l’existence humaine ne dussent pas être troublées et qu’une vie heureuse sur la terre fût la récompense suffisante d’une conduite irréprochable. Les étrangers seraient tenus en respect, détruits par le Dieu d’Israël, éloignés par la crainte ou ravis d’admiration devant sa puissance. De conversion proprement dite il n’est pas question. La félicité sera surtout pour Israël, c’est-à-dire pour les justes d’Israël. Quand le royaume de Juda eut péri à son tour et que la restauration de la monarchie davidique apparut comme impossible, l’idéal messianique s’atténua dans sa forme en s’élargissant dans son idée fondamentale. Ézéchiel n’assigne qu’une place secondaire au prince d’Israël dans la nouvelle Jérusalem. Il se complaît dans l’idée d’une société religieuse vivant autour du temple, consacrée au culte, heureuse à l’écart du monde, royaume de félicité liturgique dont Néhémie, Esdras et, pour tout dire en un mot, la Loi essaieront de procurer la réalisation. Les nations, dans la perspective d’Ézéchiel, ne pourront /[fol. 292] s’y opposer. L’invasion de Gog, roi de Magog, figure une entreprise ultérieure du paganisme oriental contre le 158
La religion d’Israël royaume des saints : ce trait reproduit et plus tard développé dans l’Apocalypse de saint Jean, est comme un intermède tragique dans le bonheur des élus, qui ensuite ne sera plus jamais troublé. Dans la seconde partie du livre d’Isaïe, tout au moins dans les premiers chapitres de cette seconde partie, où il y a très probablement des œuvres de plusieurs mains, le triomphe de Iahvé s’associe au retour de l’exil, et la restauration d’Israël, peuple de saints, guidé par Dieu lui-même à travers le désert de Syrie, est la principale espérance. Les nations admirent et prennent part à la joie d’Israël, mais plutôt encore comme clientes et tributaires du peuple élu qu’admises à une participation directe du bonheur messianique. Cependant l’idée qu’Israël est le missionnaire de Dieu et que les nations doivent se convertir à Iahvé se manifeste avec une précision jusqu’alors inconnue. Cette idée se rencontre surtout dans les morceaux où il est question du Serviteur de Iahvé34, non plus d’Israël en général. La plupart des critiques soutiennent encore que ces passages décrivent en termes figurés le rôle qui appartient au véritable Israël, au groupe des justes personnifié en un juste idéal. Une telle interprétation ne s’impose que si l’on maintient l’unité de composition des /[fol. 293] chapitres où sont dispersés les morceaux dont il s’agit. Mais ces fragments qui se distinguent du contexte par le fond et la forme, doivent être considérés en eux-mêmes et expliqués plutôt comme une œuvre primitivement distincte. Dans ce cas il semble que l’auteur ait eu en vue un individu, un juste idéal qui est un être personnel et non la personnification d’un groupe, d’un juste, qui, en souffrant, en mourant, apporte la lumière et la paix au monde. Là est le terme logique où devait aboutir l’idée du règne de Dieu introduit par le grand jugement. Il était devenu par trop évident que les justes n’étaient pas plus épargnés que les autres dans les calamités de la nation. Pour les méchants ces calamités étaient un châtiment. Tombant sur les justes, c’était comme la rançon du péché qui régnait dans le monde, et la condition préliminaire du bonheur qui devait arriver après l’expiation. Si l’on connaissait les circonstances historiques dans lesquelles fut rédigée cette description du Serviteur de Iahvé, on comprendrait sans doute comment l’auteur a été amené à faire porter sur un seul juste l’expiation et la rédemption. Toujours est-il que cette description est l’endroit de l’Ancien Testament où l’on touche de plus près l’Évangile, et où le caractère transcendant, suprarationnel et surnaturel de l’intuition prophétique éclate avec le plus d’évidence. Ce n’est pas sous cette forme hautement morale que l’espérance messianique pouvait alors être communément /[fol. 294] exprimée et acceptée. Le programme du serviteur de Iahvé est déjà presque celui de Jésus. Il semble que son idée du royaume de Dieu soit purement spirituelle et morale, et que toute préoccupation nationale ou matérielle soit écartée. La tradition messianique se perpétua en suivant une ligne plus accessible à la masse des croyants. On sait que la restauration se fit, après l’exil, dans des conditions assez pénibles, et que la réalité ne répondit pas au brillant tableau du second Isaïe. La foi surmonta ces tristesses. Stimulé par ces réformateurs, Israël s’engagea résolument dans la pratique de la Loi, avec la persuasion que les promesses de Iahvé ne manqueraient pas d’avoir leur effet quand le peuple serait vraiment à la hauteur de sa vocation surnaturelle. Principalement dans les moments critiques, on interrogeait les anciens livres afin d’y puiser une consolation pour le présent et une espérance pour l’avenir. On ne
34. Is., XLII, I-4 ; XLIX, I-6 ; L, 4-9 ; LII, I3 ; LIII, 12.
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Alfred Loisy croyait pas qu’une seule parole dût tomber de ces oracles divins, et comme ils ne s’étaient encore accomplis on attendait leur réalisation avec une sorte d’impatience. La façon dont le livre de Daniel interprète les soixante-dix ans de Jérémie montre bien par quels artifices d’exégèse symbolique on appliquait à soi-même et à l’avenir prochain ce que les anciens prophètes avaient dit pour eux et pour leurs contemporains. Daniel atteste le grand essor que prit l’espérance messianique au temps d’Antiochus Épiphane, et qui ne se ralentit pas /[fol. 295] avant l’extermination et la dispersion finale des Juifs palestiniens. Plus on se voyait menacé, plus on jugeait imminente l’intervention miraculeuse de Iahvé. L’idée d’un triomphe extérieur, terrestre, éclatant, l’emporte décidément. Le rôle personnel du Messie n’est pas sensible dans Daniel ; il l’est davantage dans les parties anciennes du livre d’Hénoch, et l’on conçoit qu’il ait repris de l’importance lorsque la royauté macabéenne se fut affermie. Un des psaumes messianiques les plus connus, le psaume CX, paraît bien avoir été composé en l’honneur de Simon Macabée. La pensée qui domine le livre de Daniel est celle du royaume de Dieu, c’est-à-dire du royaume des justes, succédant aux empires de la terre, païens et idolâtres. Il est aisé de voir là comment l’expérience de l’histoire avait élargi l’horizon des prophètes. Au lieu de se mettre simplement en face de la situation présente et d’annoncer seulement la crise prochaine avec la restauration glorieuse du peuple élu, Daniel contemple plusieurs siècles et trace un cadre que Bossuet ne craindra pas d’adapter à l’histoire universelle. Il voit quatre empires qui se sont succédé en s’absorbant l’un l’autre, et dont le dernier, plus que tous les précédents s’est montré insolent envers Iahvé, cruel à l’égard de son peuple. Dans leur enchaînement ces quatre empires n’en forment qu’un, l’empire idolâtrique, la puissance de l’erreur et du mal, ce que Iahvé a laissé faire aux puissances ténébreuses et aux hommes d’erreur /[fol. 296] contre son peuple, pour le châtier et le purifier. Mais l’empire du monde va succomber pour céder la place à l’empire de Dieu. {Les animaux symboliques font suite aux monstres du chaos, que la tradition cosmogonique avait relégués aux frontières de la création et qui rentraient ainsi dans l’histoire pour y recevoir le coup de grâce par la main du Dieu tout puissant35. Il va sans dire que ce n’est pas le fond spirituel et moral des symboles qui frappait l’imagination populaire ; c’était plutôt leur forme vivante et sensible, et l’on doit discerner dans l’espérance messianique l’élément extérieur et matériel, qui pouvait induire aisément à un fanatisme aveugle, qui y induisit réellement la masse des Juifs aux approches de l’an 70 et dans la crise qui éclata encore au temps d’Adrien, et l’élément intérieur, l’élément de foi religieuse et d’espérance morale, l’aspiration au bonheur éternel par la pratique de la vérité et de la justice. Les deux éléments se pénétraient en quelque sorte l’un l’autre et ce n’est pas un travail de raison qui aurait pu en faire le triage. Pour opérer cette séparation et accomplir le véritable programme messianique, il fallut que Jésus, en serviteur de Dieu, y mît sa propre vie. Le christianisme est né à la faveur de leur mélange, et sans le messianisme vulgaire on ne voit pas comment /[fol. 297] l’Évangile aurait pu se produire. Germe de vie et de mort, l’espérance messianique a tué le peuple qui en poursuivait l’accomplissement littéral, comme elle a tué le Sauveur qui en réalisait l’accomplissement spirituel. La Loi aussi finit par détruire la religion universelle
35. Cf. Journal Asiatique, juillet-août 1898, p. 44-53.
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La religion d’Israël qui était renfermée dans le judaïsme, après en avoir préparé la réalisation par le christianisme.}(n) [La domination romaine et les partis religieux en Israël.] La domination romaine et le scandale de la royauté hérodienne n’étaient pas faits pour continuer les aspirations religieuses et morales des juifs. Le messianisme, aux approches de l’ère chrétienne, avait en Israël à peu près autant d’adhérents qu’il s’y trouvait de croyants sincères. Mais tous les croyants n’avaient pas le même idéal ; et il n’y avait pas que des croyants sincères parmi les Juifs palestiniens. On sait que, dans le temps même où parut Jésus, des tendances diverses régnaient au sein du judaïsme et se faisaient équilibre de façon à maintenir le peuple dans une soumission relative à l’égard du pouvoir étranger qu’il subissait. Le parti qu’on pourrait appeler messianique, celui qui avait reconquis par les armes l’indépendance nationale au temps des Macabées subsistait principalement chez les Juifs qu’on désignait sous le nom de pharisiens, c’est-à-dire les pieux et les zélés, « les séparés » du monde profane, qui tenaient à l’observation rigoureuse de la loi et qui y voyaient un gage de salut pour Israël. {Pleins de haine et de mépris pour le paganisme,} ils supportaient impatiem- /[fol. 298] ment le joug de l’étranger, en attendant que le Seigneur délivrât son peuple. Ce n’est pas que plusieurs d’entre eux, surtout parmi les docteurs de la Loi, qui formaient la portion éclairée du parti pharisien, ne fussent des hommes très modérés, qui trouvaient assez de joie intime dans l’étude et la pratique des préceptes sacrés pour ne pas vouloir précipiter l’heure de Dieu ni encourager des mouvements de révolte que la plus vulgaire prudence aurait déconseillés. La masse était entraînée sans réflexion par l’ardeur de sa foi et le désir immodéré d’un triomphe national. Depuis Daniel l’idée de la résurrection des justes était entrée dans les croyances populaires, et l’on se flattait que Dieu écraserait enfin l’oppresseur étranger, qu’il enverrait son Messie, rétablirait le trône de David, et que les justes ressuscités viendraient prendre leur place parmi les élus du royaume. De là au fanatisme aveugle qui va droit à l’abîme en croyant marcher à la gloire il n’y avait qu’un pas, et, après Jésus, ce pas fut franchi. Cependant les pharisiens, modérés ou zélotes n’étaient pas officiellement les chefs religieux du peuple. L’aristocratie sacerdotale, les descendants réels ou supposés de Sadoc, les Sadducéens ne partageaient qu’à demi ou ne partageaient pas du tout ces espérances aussi grandioses que périlleuses. Dès l’époque d’Antiochus Épiphane plusieurs membres du haut sacerdoce s’étaient montrés favorables aux coutumes de l’étranger, et /[fol. 299] il est certain que, dans les temps qui suivirent, les prêtres de Jérusalem, riches et bien pourvus, parurent toujours plus soucieux de garantir la sécurité du présent que de travailler à l’avènement du royaume céleste. Le présent leur était trop avantageux pour qu’ils ne redoutassent pas un avenir introduit par la révolution. Sous les différents pouvoirs qui s’étaient succédé, la situation des prêtres avait toujours été meilleure que celle du peuple, et l’état de choses dont ils profitaient sans avoir beaucoup à s’en plaindre leur était bon à conserver. Si l’indépendance nationale avait pu être gagnée sans que l’on courût de trop gros risques, ils auraient préféré l’indépendance à la sujétion. Quand le fanatisme populaire déborda, ils suivirent malgré eux le mouvement, en s’efforçant toujours de le contenir. Provisoirement ils en surveillaient les manifestations et en combattaient les tendances. Comme la Loi était la règle de la vie nationale et aussi le principe de leur fortune, ils faisaient profession de s’en tenir à la Loi et de ne pas chercher au-delà ni la vérité ni l’espérance. Ils en venaient ainsi à 161
Alfred Loisy combattre l’idée de la résurrection, point capital dans le messianisme du temps, et avec l’idée de la résurrection l’idée même du règne de Dieu. Politiques humains revêtus d’un caractère sacré, les sadducéens avaient cessé en réalité d’être une puissance religieuse. C’était un corps influent par sa position sociale et ses richesses, qui s’efforçait, par des vues très humaines et on /[fol. 300] pourrait dire profanes, de refroidir le sentiment religieux et national condensé dans l’espérance messianique, et ce devait être un adversaire implacable pour la vérité de cette espérance quand elle s’offrirait à lui, claire et désarmée, sous les traits de Jésus. {Tels étaient les deux grands partis en face desquels s’est trouvé le Sauveur. Ce n’étaient pas deux sectes séparées dans le judaïsme, mais comme deux tendances qui le divisaient sans produire de scission, deux groupements qui n’arrivaient pas à se constituer indépendamment l’un de l’autre, qui mutuellement hostiles, et pour des motifs où la religion était intéressée, persévéraient dans une religion commune et qui même étaient capables de se concerter pour une action commune dans l’ordre religieux. Dans cet amalgame les pharisiens représentent le judaïsme vivant, avec ses bons éléments et aussi son esprit étroit, le legs du nationalisme, du ritualisme, de tout le passé voulant s’imposer à l’avenir. Les sadducéens représentent le pouvoir politique de la hiérarchie. Les esséniens étaient constitués en secte, sorte de judaïsme ascétique, établi en dehors de la Loi par des influences encore indéterminées, et avec lequel on ne voit pas que le christianisme à ses origines ait eu le moindre rapport. Ainsi l’œuvre de Moïse et des prophètes atteignait son point de maturité, si même elle ne l’avait dépassé ; tout progrès devenait impossible, entre deux écueils qu’il suffit de nommer : l’extravagance et /[fol. 301] la mondanité. Pour grandir encore elle avait besoin de rompre son enveloppe traditionnelle, comme le germe qui rompt le grain ou le noyau qui le contient. [Le judaïsme a connu son immense destin historique par le christianisme.] Si l’on suppose en effet, par impossible, que Jésus ne soit pas venu et que l’Évangile n’ait pas été prêché, que le christianisme n’ait pas existé et que le judaïsme moderne soit tout le fruit de la religion mosaïque, on aura l’impression d’un immense travail qui se poursuit avec une intensité merveilleuse jusqu’à un moment ou il s’arrête subitement, s’annihile et se résout à une religion singulière qui n’est plus celle d’une nation et qui ne peut pas être celle du monde. C’est par le christianisme que le judaïsme a vécu et qu’il a tenu toutes ses promesses. La religion israélite, depuis ses origines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, a malgré des alternatives d’obscurcissement passager, un développement constant et un progrès régulier. Quelque chose d’extraordinaire s’est opéré dans l’âme de ce peuple qui n’a rien été dans l’ordre politique et la succession des empires, rien même dans le mouvement de la civilisation, et qui, à un moment donné, par le christianisme, rejeton légitime de la prophétie israélite s’est trouvé tout dans l’histoire du monde. Partout ailleurs la religion a existé, partout aussi elle a exercé une influence à beaucoup d’égards bienfaisante et favorisé certains progrès moraux, mais partout, on peut le dire, elle a manqué à sa mission totale, en devenant /[fol. 302] un obstacle à l’accomplissement de sa propre fin ; car partout la religion est devenue à la longue l’ennemie de tout progrès, même du progrès moral qui est sa raison d’être et qu’elle est destinée à promouvoir. Elle n’a pas empêché partout le progrès intellectuel, mais c’est qu’elle n’a pas été assez forte pour l’arrêter et qu’elle a été vaincue par lui. Le paganisme n’a pas été un obstacle sérieux au développement de la science grecque et de la philosophie rationnelle, mais encore n’est-ce pas 162
La religion d’Israël la volonté qui lui a manqué pour les combattre, et l’on sait ce que la science et la philosophie, dans leurs représentants les plus éclairés pensaient du paganisme. La réussite de la religion dans le judaïsme et par le christianisme est un phénomène unique. C’est là seulement qu’on la voit toujours vivante, toujours en mouvement sans qu’elle soit devenue pour ses adhérents un joug insupportable ou un principe de décadence. D’où vient cette réussite d’une religion parmi la banqueroute universelle des autres ? On voit bien les circonstances extérieures qui se sont prêtées à son succès, mais il n’est pas moins évident que ces circonstances n’ont pas fait à elles seules ni par elles-mêmes le succès de la religion. D’autres circonstances sembleraient avoir dû enrayer son progrès, et il serait assez téméraire de soutenir qu’elles ne l’ont jamais retardé. Les causes qui partout ailleurs ont empêché la religion de s’élever au-dessus d’un certain point déterminé par la tradition et la routine, et qui, en lui prescrivant l’immobilité l’ont vouée à la décadence, exis- /[fol. 303] taient en Israël et subsistent encore chez les peuples chrétiens. La religion mosaïque d’où procède la religion chrétienne, s’est dégagée d’un fond primitif qui ne diffère pas essentiellement de celui qu’on retrouve dans toutes les religions connues et l’esprit de tradition qui se rencontre dans toutes les religions, n’est pas moins fort dans la religion juive et chrétienne que dans les autres. Il y a eu dans celle-là une vie supérieure et surhumaine qui, malgré toutes les imperfections de la connaissance, toutes les illusions apparentes de l’espérance, toutes les résistances de l’esprit national, de la routine liturgique et de l’inflexibilité théologique a voulu s’épanouir et n’a cessé de s’accroître jusqu’à nous. Réalité formidable sous un extérieur fragile. C’est bien la petite pierre qui, venant frapper à la base la statue colossale des empires terrestres, l’a réduite en poussière ; et la petite pierre se change en une grande montagne qui est le monde entier.}(o)
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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Cette phrase adoucit les expressions de Loisy dans la première rédaction : il avait écrit à trois reprises : « pour personne aujourd’hui ». Et, à la fin de cette introduction, il a supprimé la phrase : « Ce sont là des idées, non des faits concrets ». b. Loisy ajoute une remarque sur la signification du mot Elohim, en s’inspirant de E. König, Syntax der hebraïschen Sprache. c. Loisy ajoute une précision sur la signification symbolique de la circoncision. d. Remarque propre à la seconde rédaction. e. La seconde rédaction insiste sur la faible part du sentiment moral dans le respect des interdits. f. Plus clairement que dans la première rédaction, Loisy affirme le rapport entre maladie et « possession ». g. Développement plus long sur le sabbat, autour de la même idée : le repos du sabbat relève d’un interdit religieux. h. Passage propre à la seconde rédaction où Loisy insiste sur l’authenticité du yahvisme de Moïse. C’est en s’appuyant sur cette conviction que, dans les pages suivantes, Loisy reproche à Réville de faire du yahvisme un produit du désert et à Sabatier de faire commencer le monothéisme en Israël avec le prophétisme du VIIIe siècle. i. Dact. : manes. j. Addition de la seconde rédaction. k. Les différences entre les deux versions traduisent une certaine modération des contrastes entre le yahvisme « pur et dur » et la religion « de la masse ». Loisy veut ici atténuer un peu l’effet de rupture attribué par le protestantisme libéral à la prédication prophétique. Par exemple, au bas du folio 277, Loisy dans la seconde rédaction a introduit plusieurs expressions destinées à adoucir la description des tensions entre le parti des pieux et la masse des Israélites. l. S’agissant de la « découverte » du Deutéronome dans le Temple, Loisy multiplie dans la seconde rédaction les explications destinées à convaincre son lecteur que, pour les gens de l’époque, cette « découverte » ne fut ni une supercherie, ni un mensonge ; il est devenu plus affirmatif. m. Loisy ajoute une phrase pour introduire une conviction qui lui est et qui lui restera chère : il existe dans l’humanité un lien immémorial entre la morale et la religion. n. Loisy a révisé son interprétation des quatre animaux symboliques. Ils ne figurent plus la royauté terrestre par rapport au règne de l’homme (c’est-à-dire de la justice), mais ce sont les monstres du chaos primitif, tenus par Dieu aux lisières de la création, et qui ne réapparaissent que pour être anéantis. Cependant, l’aspect cosmique/apocalyptique de l’espérance messianique ne doit jamais être séparé de son aspect moral et spirituel, car ce dedans et ce dehors sont inséparables dans l’espérance juive. Ceci est déjà affirmé dans la première rédaction, mais Loisy l’exprime avec plus de force et de clarté dans la seconde. o. Loisy termine cette section par une large méditation sur le destin du judaïsme, dont le développement est bloqué par l’affrontement stérile de « l’extravagance » (pharisienne) et de la « mondanité » (sadducéenne), les esséniens étant tenus par Loisy à cette époque pour quantité négligeable et formant une secte de « judaïsme ascétique », avec lequel le christianisme, à ses origines, n’eut aucun rapport. Ces vues sont plus largement développées dans la seconde rédaction. Loisy, en soulignant l’impasse dans laquelle s’est mis le judaïsme du Ier siècle, veut montrer que la signification historique de la religion d’Israël est d’avoir formé le terreau où va naître et croître le christianisme. C’est donc par la médiation du christianisme que le judaïsme a acquis une signification universelle. Quoique la religion de la Bible soit née au cours d’un cycle culturel analogue à celui où sont nées
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La religion d’Israël bien d’autres religions, quoiqu’elle ait contenu en elle les mêmes forces de conservation, elle a entretenu avec la philosophie une tout autre relation que celle de la religion grecque, laquelle succomba devant l’assaut de la raison. Cette aptitude à triompher des obstacles et à devenir plus pure et plus vivante au fil du temps fait toute la singularité de la religion d’Israël. Loisy s’engage plus nettement sur ce diagnostic dans la seconde rédaction.
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/[fol. 304] CHAPITRE IV JÉSUS-CHRIST
[Les évangiles, témoignages apostoliques sur Jésus.] Qu’on ne s’attende pas à trouver ici une vie de Jésus. Cette œuvre n’est pas à faire, non qu’elle existe déjà, mais parce qu’elle n’est pas faisable. Des livres très savants ont été composés où le cadre historique de la vie de Jésus est magistralement tracé ; chacun peut s’y reporter, et il est inutile que nous y fassions des emprunts. Quant à la biographie du Sauveur, il a été impossible de la reconstituer d’une manière complète, en un parfait équilibre, avec tous les renseignements désirables. Les Évangiles sont les seules sources de cette biographie, et les Évangiles ne sont pas, à proprement parler, des notices historiques de Jésus. Le quatrième est avant tout une christologie à laquelle sont associés certains éléments traditionnels dont l’étendue et la signification sont plus ou moins sujets contestés. Même les Évangiles synoptiques, dont la critique négative n’a pas pu ébranler l’autorité historique, ne sont pas des livres d’histoire ; ils n’ont pas été écrits simplement pour raconter, mais pour prouver quelque chose. Saint Luc le dit en propres termes dans la préface du troisième Évangile, et les deux autres Synoptiques /[fol. 305] l’ont fait sans le dire. Le rédacteur du premier Évangile a voulu prouver que Jésus était le Messie ; Saint Marc a voulu prouver que Jésus était Fils de Dieu ; Saint Luc a voulu prouver par l’histoire évangélique la vérité générale de la prédication chrétienne. Ce n’est pas que leur but ait réagi sur la tradition dont ils dépendent, pour la modifier sérieusement ; car la tradition elle-même avait déjà interprété, au fur et à mesure du besoin, la vie et l’enseignement de Jésus ; ils ont choisi et arrangé leur matière en vue de leur démonstration. Au lieu de recueillir tout ce qui pouvait subsister en leur temps de souvenirs précis touchant la carrière du Sauveur, ils ont voulu communiquer la foi qu’ils avaient en lui et l’idée qu’ils se faisaient de sa mission ; à cet effet ils ont utilisé les témoignages traditionnels, s’intéressant principalement aux miracles et aux discours, avec le couronnement de la passion et de la résurrection. Le sentiment de la réalité historique, très vif encore dans le second Évangile, va s’atténuant dans le premier et dans le troisième composés avec réflexion sur des textes ou sur une tradition déjà refroidie. Saint Marc esquisse assez nettement, quoique sans intention particulière d’exactitude, le développement historique du ministère de Jésus, les commencements heureux de la prédication galiléenne, les contradictions, l’idée que le salut viendra par la mort 167
Alfred Loisy de celui qui l’apporte, le voyage de Jérusalem, la catastrophe finale, l’origine de la foi à la résurrection. Mais il ne remonte /[fol. 306] pas plus haut que le baptême de Jean. Pour la période antérieure, la critique est livrée à ses conjectures, les récits de l’enfance qui se lisent en saint Mathieu et en saint Luc n’appartenant pas à la tradition apostolique, à l’histoire de Jésus, mais dans une certaine mesure à la spéculation christologique, aussi bien que l’Évangile de saint Jean, quoique sous une forme différente. Les Évangiles synoptiques sont un portrait de Jésus pris en deux ou trois attitudes. Il n’en fallait pas davantage et même il ne fallait pas autre chose pour inspirer la foi. On peut essayer de faire ce qu’ont négligé les évangélistes, situer historiquement l’Évangile, l’analyser, le disséquer ; ce sera la science de l’Évangile, laquelle est très distincte de la foi en Jésus. Dans le tableau qui suit, on a voulu, abstraction faite de toute controverse théologique et critique, montrer autant que possible dans leur simplicité première les traits principaux de la vie et de l’enseignement de Jésus, tels que le témoignage apostolique les présente à l’âme religieuse. /[fol. 307] I [La bonne nouvelle du royaume] Vers la quinzième année du règne de Tibère, on vit paraître sur les bords du Jourdain, non loin de l’endroit où il se jette dans la mer Morte, un personnage assez semblable aux anciens prophètes, bien qu’il refusât lui-même d’en prendre le titre et se dît seulement envoyé de Dieu pour prêcher la pénitence en vue du royaume céleste qui allait venir. Cet homme s’appelait Jean. La vie ascétique qu’il menait ressemble beaucoup à ce que l’on raconte des esséniens ; mais par la singularité de sa mission il n’appartenait à aucune secte. C’était un fervent messianiste. II était persuadé que l’heure approchait où Dieu ferait éclater sa puissance, et il exhortait ses contemporains à se préparer pour le grand jugement. À tous ceux qui acceptaient sa prédication il donnait dans le fleuve un baptême qui signifiait le changement de vie dont ils faisaient profession. Parmi ceux qui vinrent ainsi l’entendre et qui reçurent son baptême se trouva un jeune homme de Nazareth en Galilée, nommé Jésus, qui sans doute nourrissait lui aussi la pensée du royaume qu’annonçait Jean-Baptiste. En recevant le baptême, Jésus, d’après la tradition, eut la vision rapide du rôle qui lui incombait dans l’avènement de ce royaume, maintenant tout proche et déjà même commencé en lui. Il comprit que l’heure était venue pour Dieu de se manifester aux hommes et qu’il avait, lui Fils de Dieu, à prêcher /[fol. 308] cette bonne nouvelle. Toutefois la même tradition qui a gardé le souvenir de son baptême, lui a fait passer quelque temps au désert avant sa prédication. Errant dans la région solitaire qui est à l’ouest de la mer Morte, il songeait aux conditions de son futur ministère et aux moyens de procurer l’avènement de ce royaume des cieux qui déjà vivait en son cœur. Il fut tenté par le démon ; il aperçut les écueils où son action pourrait se briser : la prétention au miracle et l’exploitation des faiblesses humaines, crédulité ou passion populaires, pour réaliser l’idéal divin, la liberté des enfants de Dieu. Il vit clairement qu’il fallait d’abord gagner les âmes et qu’une fois les âmes gagnées à Dieu, le royaume viendrait. Armé de cette confiance, il revint en Galilée et se mit à prêcher.
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Jésus-Christ [Le royaume de Dieu, règne intérieur sur les âmes.] Comme Jean-Baptiste il annonçait l’avènement prochain du royaume des cieux. Mais le royaume qu’il annonçait n’était pas le grand jour du jugement, avec le Dieu juste et redoutable, l’effondrement des empires, la glorification du judaïsme et de sa Loi. C’était le royaume du Père céleste qui demande le repentir pour accorder le pardon, qui offre la miséricorde et qui est prêt à donner le bonheur. Chose merveilleuse, ce n’est pas aux mainteneurs de la Loi que Jésus s’adresse de préférence au nom du Père, mais aux pauvres et aux gens sans Loi, publicains, pécheurs et péche- /[fol. 309] resses. Lui-même était un pauvre charpentier conscient de sa mission, il parlait à tous un langage plus ferme dans sa douceur que celui d’un Isaïe. Les pharisiens mettaient dans la Loi la perfection de la vie et le gage du salut. Jésus met la perfection bien au-dessus de la Loi, et il met le salut bien plus à portée des misérables que n’était la Loi. Le salut, c’est de croire au royaume qui vient, à la bonté de Dieu qui pardonne, au bienfait de la pauvreté qui rapproche de Dieu. Et il s’en allait frayant avec les plus dédaignés. Aux pécheresses qui accueillaient l’espérance du royaume et qui pleuraient leur honte, il disait : « Vos péchés sont remis ». La joie, le soulagement de la conscience pénétrait dans les cœurs avec sa parole. Sa doctrine était sans apprêt. La foi qu’il demandait n’exigeait aucun effort de la pensée. Le sentiment de la dépendance absolue à l’égard d’un Dieu bon, c’està-dire le sentiment religieux le plus profond uni au sentiment moral le plus pur, vivait dans ses discours et dans ses actes. Cette vie, cette paix, cette joie étaient surtout proposées aux déshérités du monde, à ceux que méprisaient les docteurs juifs, qu’oubliaient les sages de la Grèce et de Rome. C’est à cette masse négligée, qui pourtant est l’humanité, que Jésus a parlé. Il ne faut pas s’étonner qu’elle lui ait répondu. Jésus comptait sur elle pour fonder le royaume dont le discours des béatitudes contient le programme. Sans doute il n’exclut personne, mais il va se heurter à l’opposition des privilégiés du monde qui voudraient être aussi les privilé/[fol. 310] giés de Dieu. Ses disciples seront recrutés surtout parmi les pauvres. Les autres se renfermeront dans la Loi, qui, entendue à leur manière, ferait du peuple juif l’aristocratie de l’humanité. Jésus la comprend tout autrement. Il l’a pénétrée jusqu’au fond, et de son clair regard y a discerné le principe divin qui, poussé à ses dernières conclusions, doit surmonter l’imperfection des préceptes particuliers. Il ne vient pas, dit-il, pour détruire la Loi, mais pour l’accomplir, c’est-à-dire la mener à son terme et à sa perfection. Écoutons-le plutôt : « La Loi dit : Tu ne tueras point. Moi je vous dis de ne point vous irriter contre votre frère et de ne pas même lui adresser une parole blessante. La Loi dit : Tu ne commettras point d’adultère. Moi je vous dis de n’avoir pas même un mauvais désir. La Loi autorise le divorce. Moi je vous dis que répudier sa femme est l’exposer à l’adultère, et qu’on commet aussi un adultère en épousant une femme divorcée. La Loi défend le parjure. Moi je vous dis de ne point jurer du tout. La Loi permet de rendre le mal pour le mal. Moi je vous dis de rendre le bien pour le mal et d’aimer vos ennemis ». Ainsi la Loi n’est pas abrogée, puisqu’elle est surpassée. Mais qu’on est loin de l’esprit légaliste et pharisaïque ! De la Loi même que reste-t-il vraiment ? Aucun précepte positif n’est directement rejeté, mais tous ceux qui n’ont pas un caractère moral sont déjà réellement frappés de nullité ; lors même que Jésus ne laisse pas de s’y conformer. Quand il combat, par exemple, l’exagé- /[fol. 311] ration des pharisiens, dans l’observation du sabbat ou dans les rites de purification, il établit des 169
Alfred Loisy principes qui ruinent par la base les idées antiques sur la sainteté inviolable des temps et des choses, toute l’économie légale des objets purs et impurs, des états de pureté et d’impureté. Le sabbat, dit-il, est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. Rien d’extérieur à l’homme ne le souille, mais ce qui le souille véritablement, c’est ce qui part de son cœur, à savoir les mauvais desseins, les mauvaises paroles et les mauvaises actions. Tout l’échafaudage des vieilles observances qui avaient fini par mettre une barrière entre les hommes sans les rapprocher de Dieu, s’écroule et s’évanouit. La secrète ennemie de la religion et de la morale, la superstition vide et routinière, était anéantie d’un seul coup. « Jamais homme n’avait parlé comme cet homme ». L’Évangile des pauvres était la religion éternelle. Le Dieu dont Jésus interprétait les conseils était le roi du monde, mais surtout le père des hommes. Il est le père de tous et de chacun, en un sens plus immédiat et plus personnel, plus large cependant, que dans l’Ancien Testament. Roi du monde, il est maître de la nature qu’il gouverne selon les intentions de la Providence. L’Évangile ne connaît pas la notion moderne des lois physiques, et il ignore aussi par conséquent la notion théologique du miracle. Dieu agit partout dans le monde en vue de ses élus. Il est /[fol. 312] bon, essentiellement bon. Son soleil luit sur les bons et les méchants. Sa pluie tombe sur le champ du juste et sur celui du pécheur. Le Dieu de Jésus est tout amour, comme l’a défini saint Jean, et il ne demande que l’amour. Il faut être bon comme Dieu. Toute la morale tient dans la bonté. Il faut traiter les hommes comme Dieu les traite et comme on est traité soi-même par Dieu. L’homme ne peut rien pour Dieu, et tout ce que Dieu lui demande est l’amour ; mais Dieu le demande pour les hommes en même temps que pour lui. Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés ; ne condamnez pas, si vous ne voulez pas être condamnés. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. On doit aimer son prochain comme soi-même, faire aux autres ce que l’on souhaiterait de leur part. L’aumône est un devoir sacré. Qu’on ne regarde pas les richesses comme une bénédiction spéciale de Dieu ; elles sont bien plutôt un danger spirituel pour leurs possesseurs. Les riches sont plus éloignés que les pauvres du royaume des cieux, et s’ils veulent s’en rapprocher, s’ils veulent y entrer, qu’ils distribuent aux indigents ces biens qui mettent obstacle à leur salut ; ils se feront dans le ciel un trésor avec ce qu’ils auront ainsi dispersé sur la terre. Tel était, en résumé, l’Évangile du royaume ; car toutes ces choses étaient dites en vue du royaume des cieux, et /[fol. 313] Jésus, durant sa vie mortelle, n’a connu et voulu d’autre établissement religieux que celui-là. Si l’on s’en tient à la rigueur des termes, il n’a pas fondé une religion et moins encore une Église à côté du judaïsme, comme une institution distincte et qui serait son œuvre personnelle. Il a fait beaucoup plus, et, si on l’ose dire, le christianisme n’est qu’un fruit de son activité surnaturelle, qui n’a rien réalisé de plus grand qu’elle-même. Le royaume de Dieu est la vie éternelle. La rémission des péchés, la justice parfaite, la pureté du cœur en sont les conditions préalables. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu dans son triomphe ! Heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre des élus ! Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés de félicité ! Ainsi la condition du salut est tout intérieure, toute religieuse et toute morale : c’est un don de Dieu dans l’âme et c’est déjà le royaume. « Le royaume de Dieu est parmi vous »1, disait Jésus à ceux qui l’interrogeaient sur
1. Luc, XVII, 21.
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Jésus-Christ les signes du grand avènement. Le royaume de Dieu est déjà sur la terre là où sa volonté se fait comme au ciel : c’est la société des justes qui sont unis entre eux par la charité. Pourtant ce n’est pas tout le royaume. Le royaume est l’ordre divin des choses s’introduisant souverainement et définitivement sur toute la terre et sur tous les hommes. Les disciples sont choisis pour être associés au Maître dans l’annonce du royaume et prendre part ensuite à son organisation finale. Il ne s’agit /[fol. 314] pas encore d’Église à instituer, car on ne veut pas détruire le judaïsme ; on ne veut que le mener à son terme providentiel et prédit par les prophètes. Les disciples sont le sel de la terre, qui doit bonifier tout aliment ; ils sont le levain qui doit faire fermenter toute la pâte. La question paraît être seulement de savoir jusqu’où pourra atteindre leur prédication, qui semble devoir s’arrêter à la limite de la génération présente par le grand avènement, car il y aura un avènement du royaume, et cet avènement ne saurait tarder. [Actualité du royaume des cieux.] Ces deux idées : « Le royaume de Dieu est parmi vous » et « Le royaume de Dieu est proche », ont paru souvent incompatibles aux esprits systématiques et absolus, qui ont essayé de ramener l’enseignement de Jésus touchant le royaume céleste à une conception purement religieuse et morale, ou bien au contraire à une conception purement théologique et apocalyptique. D’un côté comme de l’autre on altère la notion réelle du royaume, et l’on substitue un système à la vérité de l’histoire. Tout en faisant la part des modifications secondaires que la tradition apostolique a pu introduire dans les discours évangéliques, on ne peut y faire rentrer tous les éléments apocalyptiques de la prédication du Sauveur, ou bien l’on ne voit pas ce qui resterait de cette prédication. Comment expliquer l’intensité des préoccupations eschatologiques dans la primitive communauté chrétienne, si des préoccupations de ce genre ont été absolument étrangères à /[fol. 315] Jésus ? Comment aurait-il trouvé accès auprès de ses contemporains, s’il ne s’était rencontré avec eux sur ce terrain commun de l’espérance israélite, l’idée du grand règne ? C’est en qualité de Messie introduisant le royaume des cieux que Jésus s’est présenté lui-même aux Juifs de son temps. L’idée du Messie est liée à celle du royaume. Il est vrai que ceux qui écartent comme indigne de Jésus l’idée du royaume, interprètent aussi à leur façon et suppriment en réalité celle du Messie. Mais à cette extrémité, on peut dire qu’il n’y a plus de critique, et que le sens commun ressaisit tous ses droits pour maintenir à Jésus la qualité qu’il a prise et sans laquelle sa vie terrestre, réduite à un rôle abstrait, n’aurait plus aucun caractère de vérité historique. D’autre part on ne doit pas exagérer l’importance de l’élément eschatologique au point de nier l’élément moral et actuel du royaume, de réduire celui-ci à une pure espérance, où l’on s’empressera de montrer une pure illusion, les conditions prévues pour son accomplissement ne s’étant pas réalisées. Jésus parle souvent du royaume céleste comme étant déjà présent, et, dans la plupart des cas, on ne saurait alléguer l’influence de la tradition apostolique, moins disposée à faire valoir le côté moral que le côté apocalyptique du royaume. Il faut garder à la fois ces deux éléments comme appartenant à la notion historique du règne de Dieu annoncé par Jésus. L’opposition qui semble exister entre eux n’est pas à apprécier d’après nos idées et nos expériences, mais d’après /[fol. 316] les conditions de fait où s’est produite la prédication de l’Évangile. L’apparition de Jésus fut messianique, et n’a été rendue possible historiquement que par le messianisme, bien que Jésus ait été comme Messie tout autre chose et bien plus que le libérateur attendu par les 171
Alfred Loisy messianistes de son temps. Jésus a considéré le royaume céleste comme réalisé en lui-même, par le seul fait de sa présence dans le monde et de son ministère ; il l’a conçu aussi comme réalisé dans ceux qui croyaient en lui ; pour autant qu’ils s’attachaient à l’Évangile ; il a regardé les succès de sa prédication, les effets moraux de son action personnelle, les guérisons mêmes qu’il a opérées, comme des manifestations du règne de Dieu, des succès remportés sur les puissances du mal. Par conséquent le royaume était pour lui présent et à venir. La préparation du royaume et sa consommation, sa réalité invisible et sa manifestation imminente se rencontraient et ne faisaient qu’un dans la perspective évangélique. La pensée de Jésus n’était nullement hésitante entre le royaume actuel, le fruit acquis de l’Évangile, et le royaume futur, le grand jugement, la manifestation de la gloire céleste dans les justes, parce que ces deux termes n’étaient pas séparés dans son esprit comme ils le sont nécessairement dans le nôtre. La confusion qui nous paraît exister dans les discours évangéliques résulte de la distinction formelle que nous ne pouvons nous empêcher de faire entre /[fol. 317] la rénovation des cœurs qui est le royaume de Dieu sur la terre, et l’eschatologie messianique dont l’accomplissement littéral est renvoyé par la tradition ecclésiastique à la fin des temps. Il nous est impossible de contempler ensemble deux idées entre lesquelles est venue s’interposer la série des siècles. Dans l’Évangile ces idées se rejoignent parce que l’intervalle n’existe pas. Des paraboles comme celles du levain, du grain de sénevé, du semeur ne tendent pas à faire ressortir la longueur du temps qu’il faudra pour que l’Évangile arrive à son développement final, mais la proportion du résultat relativement à sa cause apparente. Elles laissent entendre que l’avènement du royaume n’est pas à concevoir simplement comme un miracle de la puissance divine, mais qu’il est conditionné par l’accueil que lui font les hommes. Jésus sème. La récolte ne dépend pas de lui ; la semence lève selon la disposition du terrain ; la moisson viendra à son heure. Du reste, ce qui doit arriver existe déjà d’une certaine manière ; celui qui croit a la vie éternelle, et la manifestation de cette vie n’attend pour éclater que le moment de la Providence. L’idée apocalyptique et l’idée morale se pénètrent mutuellement, et l’on peut dire que la première est la forme sensible de la seconde, l’unité de l’enseignement évangélique se fondant sur l’association intime de deux éléments qui pour nous sont distincts et presque disparates. Mais n’est-il pas vrai que le royaume des /[fol. 318] cieux est toujours actuel comme labeur et prochain comme récompense ? [Universalité du royaume annoncé.] {Le royaume annoncé par Jésus n’avait rien de juif, de national, de politique, et c’est là qu’est l’originalité absolue de cette conception. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il appartient à Dieu d’amener son royaume, dont l’accomplissement ne dépend pas d’une révolution politique.}(a) Ce qui importe n’est pas de restaurer la théocratie judaïque, mais d’obtenir d’abord que les hommes fassent sur la terre la volonté de Dieu. Si les fils d’Abraham sont encore appelés enfants du royaume par une sorte de droit héréditaire, si Jésus ne s’adresse et n’envoie d’abord ses apôtres qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, les conditions d’admission au royaume n’en sont pas moins fixées en dehors de toute considération d’origine et de nationalité. C’est en Judée que se prépare l’avènement du royaume, c’est en Judée qu’on l’attend, et nulle part ailleurs cette préparation et cette attente n’auraient pu se produire. Mais le royaume attendu n’a plus rien de juif ni de particulier dans son idée. En principe il est universel comme 172
Jésus-Christ Dieu même2. Il a tout ce qu’il faut pour devenir une religion universelle, bien que celui qui le prêche ne manifeste pas l’intention formelle d’instituer une telle religion à la place du judaïsme. Dans les premiers temps de son ministère, lorsqu’il n’en présage pas encore /[fol. 319] la fin sanglante, Jésus paraît tout préoccupé de réaliser en terre israélite les conditions morales qui sont requises pour la manifestation du royaume céleste, et l’on dirait qu’il n’a aucun souci des nations. Bientôt la masse des Juifs se montre réfractaire à son appel, ne voulant pas quitter ses chefs et ses docteurs pour s’attacher à lui. Le renoncement qu’il demandait n’étant pas compensé par des biens tangibles, le peuple, d’abord touché de sa douceur, de son éloquence, de ses miracles, se refroidit à mesure que se dessine l’hostilité des pharisiens, des hérodiens, des sadducéens. Cette opposition amène trois résultats qui ont été bien définis par M. Holtzmann3 : Jésus se fait reconnaître comme Messie dans le petit groupe de ses adhérents ; il professe l’admission des gentils au royaume ; il parle de sa mort comme d’une partie essentielle de son programme messianique. L’Évangile rapporte de lui certaines paroles, concernant les nonisraélites, qui sont dans le ton de la tradition israélite et même pharisaïque. Après avoir été chassé de Nazareth et obligé même de se retirer pendant quelque temps en terre païenne, il voit dans un jour tout nouveau les anciens textes prophétiques où il est parlé des hommages que les nations rendront au Dieu d’Israël, et les récits où les gentils figurent avec honneur. La reine de Saba, les Ninivites /[fol. 320] dociles à la prédication de Jonas, la veuve de Sarepta, Naaman le Syrien lui reviennent en mémoire. L’incrédulité des villes galiléennes faisait ressortir la foi de quelques Samaritains, du centurion de Capharnaüm, de la femme cananéenne. Dès lors Jésus laisse entendre que le royaume sera enlevé aux premiers héritiers, qui auront méprisé et tué l’envoyé du Père céleste, et qu’il sera donné aux hommes de bonne volonté, Juifs ou gentils. Jésus pourtant ne s’écarte pas du cadre où il a d’abord enfermé sa vocation providentielle. Il n’entreprendra pas la conquête en masse du monde païen, après avoir échoué dans la conquête en masse du monde juif. Il ne prêchera pas même aux gentils, et s’il franchit les limites du territoire israélite, ce n’est pas pour porter l’Évangile au dehors d’Israël. Il ne commencera pas ce qui doit se faire après lui. C’est en Judée qu’il continuera de préparer l’avènement du royaume, parce qu’il ne cesse pas de l’attendre, parce qu’il se croit obligé de tout tenter et d’aller jusqu’au sacrifice de sa vie pour procurer cet avènement-là où il a été promis et où il faut, de manière ou d’autre, qu’il se produise. L’idée de se soustraire à sa mission auprès des Juifs n’a pas même effleuré son esprit. Sans rebuter la confiance des gentils, et plutôt en l’encourageant, en leur réservant une place dans le royaume à venir, il se retire d’eux pour achever son œuvre en Israël, avec la prévision nette du sort qui l’y attend. Et non /[fol. 321] seulement il ne se propose pas d’évangéliser lui-même les païens, mais il ne parle pas de ce qu’il faudra faire plus tard pour leur évangélisation, des conditions pratiques dans lesquelles on devra les agréger au royaume ou à son espérance, au rapport effectif où ils se trouveront avec les croyants d’Israël. Ni ce problème, ni celui qui concerne l’obligation de la Loi, et qui ne fait qu’un avec le précédent ne se sont posés devant lui sur le terrain des faits : les héritiers de son œuvre ont dû pourvoir eux-mêmes à la solution de ces problèmes en s’inspirant de
2. Holtzmann, op. cit., I, 230. 3. Holtzmann, op. cit., I, 233.
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Alfred Loisy son esprit plutôt que de ses déclarations expresses. Jésus a vécu sous la Loi en en préparant l’abrogation. Il n’a été l’évangéliste du royaume que pour les Israélites, et il a rendu possible et nécessaire l’accession des gentils au royaume, avec l’exclusion d’Israël. Au point de vue de l’histoire, cette abstention est facile à expliquer. Prêchant à des Juifs, Jésus n’avait pas à écarter la Loi, qui n’était pas un obstacle à leur conversion ; et se présentant en qualité de Messie, c’est aux Juifs qu’il devait s’adresser, parmi les Juifs qu’il devait poursuivre sa carrière, dût cette carrière aboutir à une catastrophe aisée à prévoir, et qu’il a réellement prévue. /[fol. 322] II [Conscience qu’a Jésus de sa personne et de sa mission] [Jésus Messie.] {Jésus a été condamné à mort en qualité de Messie, prétendant à la royauté d’Israël. Il n’a pas protesté directement contre l’accusation soulevée contre lui devant le tribunal de Pilate ; il s’était laissé acclamer par la multitude lors de son entrée à Jérusalem, et devant Caïphe il s’était déclaré le Messie. Depuis que Pierre en avait fait profession à Césarée de Philippe, c’était une chose admise dans la petite société galiléenne qui l’entourait, bien qu’il ne voulût pas encore la divulguer et qu’il eût même pris soin de modérer à cet égard l’empressement de ses disciples et de ses amis. La prédication des apôtres eut pour premier objet la messianité de Jésus. Les convertis du judaïsme qui ont été la première assise de la communauté chrétienne ont adhéré à Jésus comme au Messie prédit par les prophètes et en qui se réalisait l’espérance d’Israël. Même le mot de christianisme ne signifie pas étymologiquement autre chose que messianisme. On peut dire néanmoins qu’il s’est fait sur ce mot de Messie un terrible contresens, parce que Jésus n’était pas le Messie dénoncé à Pilate et que celui-ci crut devoir livrer à la mort. Les hésitations du gouverneur romain font voir qu’il jugea inoffensif le personnage qu’on lui présentait comme dangereux. Pilate s’aper- /[fol. 323] çut que Jésus n’était en aucune façon un agitateur politique et qu’il ne prenait pas à la lettre son titre de roi. Mais Jésus lui-même, s’il dit ce qui était nécessaire pour éclairer la conscience de son juge, ne protesta pas contre l’équivoque dont il était victime. Il se tut parce que, les circonstances étant ce qu’elles se trouvaient être, l’équivoque ne pouvait pas être complètement dissipée et que la distinction absolue de la royauté spirituelle et de la royauté terrestre, tout comme celle de l’élément moral et de l’élément eschatologique du royaume, ne pouvait être éclaircie que par sa mort. L’équivoque n’était pas que dans les mots ; elle était en quelque sorte dans les choses. « Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire ». Pour que l’espérance d’Israël devienne la religion de l’univers, pour que le Messie des juifs devienne le Sauveur des hommes, pour que le christianisme vivant sortît du judaïsme vieilli, Jésus devait mourir ; sa mort était la condition essentielle de son succès, et le salut de tous par la délivrance de l’idée qu’il portait en lui.}(b) [Jésus fils de David.] Il avait pleinement conscience du don qu’il offrait aux hommes, de la nécessité providentielle, de la nouveauté réelle du royaume qu’il amenait sur la terre. L’Évangile annoncé aux pauvres était vraiment un message de salut, et Jésus se regardait comme le vrai libérateur des âmes. « Je suis venu, disait-il, chercher 174
Jésus-Christ et sauver ce qui était perdu »4. Rien de plus personnel qu’une telle mission et l’on a observé5 à /[fol. 324] bon droit qu’elle n’était pas la logique naturelle des idées qui avaient cours en ce temps-là parmi les Juifs. Le Messie attendu semblait n’avoir qu’à effectuer la séparation définitive des justes et des méchants, pour la récompense éternelle des uns et le châtiment éternel des autres. Aussi bien l’idée messianique n’est-elle pas à considérer comme le fondement logique du travail intime que l’Évangile nous laisse entrevoir dans la conscience de Jésus, mais bien plutôt la formule extérieure et la conclusion pratique de ce travail. Le fond nous apparaît comme une expérience intime et toute personnelle. Jésus vit en son Père céleste et comme il a la vie en son Père, il propose aux autres hommes la parole de vie, ne mettant pas d’autre condition d’admissibilité au royaume de Dieu que la conversion du cœur et la foi à l’Évangile ; sa propre conduite à l’égard des pécheurs sert de garant à la miséricorde divine. On ne peut dire que ce ministère soit celui d’un prophète. Bien que Jésus se soit regardé, d’une certaine manière, comme un prophète, il a dit que Jean-Baptiste était plus qu’un prophète, et il s’est placé lui-même au-dessus de Jean-Baptiste. La différence essentielle consiste en ce que les prophètes parlaient au nom du Seigneur, tandis que Jésus parle en son propre nom. Il suffit de rappeler le discours sur le rapport de la Loi et de l’Évangile, qui est encadré dans l’antithèse : « Il a été dit aux anciens…, et moi je vous dis… ». Celui qui avait instruit les anciens n’était rien moins que Moïse, à qui Dieu /[fol. 325] parlait bouche à bouche. Jésus complète et rectifie Moïse sans invoquer expressément d’autre autorité que la sienne. Quel contraste avec les scribes de son temps qui discutaient chaque question par le témoignage des anciens docteurs : « Rabbi un tel a dit ceci, Rabbi un tel a dit cela ». On connaît l’anecdote du célèbre Hillel, accumulant des preuves pendant toute une journée devant ses disciples et ne les convainquant à la fin que par ces paroles : « C’est ainsi que je l’ai appris de Schemaia et d’Abtalion ». Jésus parlait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes et les pharisiens. {Il osait dire en parlant de lui-même : « Vous n’avez qu’un seul maître », tant il était éloigné de se mettre au niveau des prophètes et de Moïse. Il s’attribue évidemment dans l’économie du salut un rôle unique et prééminent. À peine est-il besoin d’ajouter qu’il s’attribue ce rôle parce qu’il a conscience de le remplir.}(c) La foi qu’il réclame est la confiance en Dieu et la foi à lui-même, à son enseignement, à la puissance miraculeuse qui se manifeste en lui, non pas précisément la foi en lui-même, au sens théologique de cette formule, qui supposerait la profession expresse d’une doctrine concernant sa personne. L’Évangile vivant ne doit pas être confondu avec ce premier degré de l’abstraction christologique. De la foi qu’il demande Jésus ne fournit aucune preuve que lui-même avec ses œuvres, ou plutôt il demande qu’on fasse l’expérience de sa parole pour en reconnaître la vérité. Toute la démonstration évangélique selon l’auteur de l’Évangile tient dans ces paroles : /[fol. 326] « Cherchez d’abord (pratiquement) le royaume de Dieu et sa justice ; le reste vous viendra par surcroît ». Le travail théologique des siècles n’y a réellement rien ajouté. Mais quelle pureté, quelle unité, quelle sublimité de conscience une semblable déclaration ne suppose-t-elle pas ? Et combien cet enseignement est facile à comprendre ! Le royaume de Dieu vit en Jésus ; il vivra aussi en quiconque voudra faire l’expérience qui a en Jésus sa réalisation parfaite.
4. Matth., XVIII, 11. 5. Holtzmann, op. cit., I, 236.
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Alfred Loisy Jésus se sent comme le foyer de l’Évangile, l’âme du royaume qu’il prêche. Aussi quand Jean-Baptiste lui envoie dire : « Es-tu celui qui doit venir ? » il ne craint pas de répondre, en alléguant l’efficacité de son ministère, que le royaume de Dieu est déjà présent par la certitude de la rémission des péchés, la paix des âmes, la consolation et la joie des cœurs fidèles. Il n’hésite pas à dire : « Suis-moi », à ceux qu’il trouve aptes au royaume, et il ajoute : « Quiconque aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ». L’idée qu’il a de son rôle est nécessairement en rapport avec sa conception du règne de Dieu. De même que le royaume n’est pas une monarchie terrestre, son rôle messianique n’est pas celui d’un nouveau David, chef d’Israël, repoussant l’étranger au-delà des frontières et régnant glorieusement dans le pays promis à Abraham, à Isaac et à Jacob. Il ne traite pas avec les gouvernements de ce monde, étant trop au-dessus des puissances politiques pour songer seulement à leur faire /[fol. 327] opposition ou à les attaquer. Il est vrai que, dès les premiers temps de la prédication apostolique, les disciples de Jésus, pour démontrer aux Juifs qu’il était le Messie, ont soutenu qu’il était descendant de David. L’opinion juive était fixée à cet égard ; il fallait que le Messie appartînt à la famille davidique. Les généalogies des Évangiles ont été produites pour satisfaire à ces exigences, et elles témoignent aussi de l’artifice au moyen duquel on y répondit, puisque Jésus se trouve être fils de David, parce qu’il est fils de Joseph, dont on a soin de dire qu’il n’est pas son père. L’embarras des commentaires en face des deux généalogies discordantes n’est pas moins grand que celui des premiers chrétiens devant les objections des messianistes juifs. Mais les évangélistes eux-mêmes n’insinuent-ils pas aux commentateurs que la filiation davidique en tant qu’elle figure le rôle du Messie n’a pas besoin d’être fondée sur la génération naturelle ? Quand l’aveugle de Jéricho et la foule enthousiaste qui fait cortège à Jésus dans son entrée à Jérusalem l’appellent Fils de David, c’est une façon de le proclamer Messie, et Jésus ne proteste pas. Mais il ne prend pas lui-même ce titre et ne s’autorise pas de sa naissance pour faire valoir son autorité. Le récit qui nous le montre disputant avec les scribes sur le rapport de la filiation davidique avec la fonction du Messie6 donne à supposer que ses interlocuteurs ignorent absolument qu’il soit fils de David, et ce qu’il /[fol. 328] dit n’est pas pour le leur apprendre, mais bien pour leur prouver qu’il n’a pas besoin de l’être. Selon toute vraisemblance, la discussion a commencé par une objection des pharisiens contre les prétentions messianiques de Jésus : il ne pouvait pas être le Messie, puisqu’il n’était pas descendant de David. Jésus n’allègue pas sa généalogie, soit parce qu’il n’y avait pas lieu, soit parce que ce titre positif à la qualité de Messie national aurait gêné son action et induit ses auditeurs dans une erreur plus dangereuse que leur ignorance. Il répond en citant le premier verset du psaume CX : « Le Seigneur a dit à mon seigneur : “Assieds-toi à ma droite” ». Les scribes admettent que David est l’auteur du psaume et que celui que Dieu invite à s’asseoir près de lui est le roi messianique. Jésus accepte ces opinions, dont la première n’a pas en soi de signification religieuse et dont la seconde s’adapte entièrement à l’idée qu’il a du Messie, et il propose aux pharisiens une difficulté qu’ils ne peuvent résoudre : David appelle le Messie son seigneur et maître ; appellerait-il ainsi son propre descendant ? La pensée qui est au fond de cette interrogation est celle qu’on retrouve sous d’autres formes dans l’Évangile : le Messie, Jésus, est
6. Marc, Xll, 35-37 ; Matth., XXII, 4I-46 ; Luc, XX, 4I-44.
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Jésus-Christ plus grand que Salomon, que Jonas, que Moïse ; il est aussi plus grand que David ; qu’a-t-il besoin d’être son fils ? Quelles qu’aient été réellement les origines de sa famille terrestre, Jésus n’a pas voulu en tirer le moindre argument en faveur de sa mission, qu’il /[fol. 329] tenait de plus haut. Son renoncement formel à la filiation davidique n’était qu’une autre façon d’élever l’idée du Messie au-dessus du point de vue national et étroit où se complaisaient ses compatriotes. Les deux titres qu’il s’est lui-même attribués n’ont rien de commun avec la royauté de David ; ils sont en rapport avec le caractère universel du royaume. Jésus ne s’est jamais dit fils de David parce qu’il n’était pas et ne voulait pas être le Messie des pharisiens, mais il s’est dit « Fils de l’homme » et « Fils de Dieu », parce que ces titres étaient les mieux appropriés au sentiment qu’il avait de sa mission. [Jésus Fils de l’homme.] On a beaucoup disserté sur le sens de ces deux appellations. La première est encore un thème de controverse parmi les critiques, tandis qu’ils s’accordent assez généralement sur la signification historique de la seconde. Beaucoup de rationalistes ont soutenu que le titre de « Fils de l’homme » contenait une définition philosophique et très réfléchie du rôle que Jésus s’était lui-même attribué. Récemment encore un savant critique a écrit que Jésus avait voulu se désigner ainsi comme représentant de l’humanité, comme prophète de la religion de l’homme. Mais le royaume des cieux est tout autre chose que le culte de l’humanité et le prédicateur de ce royaume s’est dit Fils de Dieu aussi bien que /[fol. 330] fils de l’homme. Il n’est vraiment pas nécessaire de prouver que Jésus n’a été en aucune façon l’ancêtre de la libre-pensée, et qu’il n’a pas prêché la religion de l’homme, mais celle de Dieu. Les spéculations sur le fils de l’homme auraient même perdu leur objet si une thèse qui vient d’être défendue avec beaucoup d’érudition avait été parfaitement vraie : on a observé7 que la formule « fils d’homme », en hébreu et en araméen, signifie simplement homme, et partant de là on a conclu que Jésus n’avait pu employer cette formule pour se désigner lui-même, une phrase comme celle-ci : « L’homme viendra sur les nuées du ciel », n’étant pas apte à signifier naturellement : « Je viendrai sur les nuées du ciel » ; en grec, au contraire, où la formule n’était pas une périphrase reçue comme équivalent du mot simple, elle pouvait devenir un titre personnel, et le passage de Daniel8 où l’homme figure le règne des saints a été pris pour le Messie l’a réellement fait prendre pour un titre messianique ; elle se serait introduite après coup dans la tradition évangélique. La thèse est au moins spécieuse, et l’absence de cette désignation dans plusieurs écrits apostoliques semble témoigner en sa faveur. Il paraît certain que la formule « fils de l’homme » a été ajoutée dans un certain nombre de passages évangéliques ; mais il n’est pas croyable qu’elle ait pu envahir en quelque sorte toute la tradition synoptique si elle n’avait pas été originale /[fol. 331] dans les discours du Seigneur et la plus ancienne tradition de l’Évangile. La plupart des interprètes y voient un titre rigoureusement messianique, dérivé du texte de Daniel, et que Jésus s’est appliqué à lui-même parce qu’il avait conscience d’être le Messie, « l’homme » du royaume céleste. « L’homme » de Daniel n’avait-il pu passer en proverbe dans les cercles messianistes de Palestine et la formule « fils de l’homme », accentuée
7. Lietzmann, Der Menschensohn (1896). 8. Dan., VII, 13.
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Alfred Loisy d’une certaine manière de désigner le Messie, dans les entretiens des hommes pieux ? Si l’on prend les textes évangéliques dans leur sens naturel, il est évident que Jésus, en s’appelant « fils de l’homme », entend se désigner lui-même en qualité de Messie et n’use pas de la formule comme d’une expression simplement équivalente au pronom de la première personne. D’autre part, la formule prend le sens que Jésus a voulu lui donner et ne signifie pas pour lui le Messie populaire mais le Messie qu’il voulait être. En beaucoup de cas ce titre semble en rapport avec la conception eschatologique du royaume, comme dans le passage de Daniel d’où il a été tiré. Cependant il est permis de se demander si cette explication est suffisante et si Jésus n’aurait pas trouvé dans l’expression même une convenance particulière avec la mission qu’il s’attribuait, en sorte que l’opinion rationaliste critiquée plus haut ne serait que la fausse interprétation d’une réalité. La préférence de Jésus pour ce titre semble exiger en effet un motif /[fol. 332] spécial autre que l’acception commune de la formule parmi les messianistes juifs. Comme cette formule, sauf quelques exceptions, n’est employée qu’à partir de la confession de Pierre et se trouve dès le commencement en rapport avec l’annonce de la passion, il est probable que Jésus le prend d’abord comme nom messianique, mais comme nom tout à fait convenable pour le Messie qui ne vient pas d’abord pour régner, qui vient « servir », et « sauver », et « souffrir ». Ce n’est pas sans beaucoup de subtilité que l’on voudrait pousser plus loin l’analyse et, en spéculant sur les passages où la formule se trouve employée antérieurement à la confession de Pierre, décrire le développement du sens prêté à la formule, des idées que Jésus y aurait successivement rattachées, et des instructions qu’il aurait données par là à ses disciples. Un tel développement n’a pas dû exister : Jésus s’est attribué le titre messianique de « fils de l’homme » d’après Daniel, dès qu’il s’est présenté à ses disciples en qualité de Messie, et ce n’est pas sur ce mot qu’il a fait leur éducation. Dans les récits antérieurs à la confession de Pierre, qui contiennent cette locution, elle a le sens qui lui appartenait dans le langage commun 9 /[fol. 333] ou bien elle y est introduite par anticipation, ou bien ces récits ne sont pas à leur place chronologique. [Jésus « Fils de Dieu ».] La notion du « fils de Dieu » n’est pas plus métaphysique et abstraite que celle du « fils de l’homme ». De même qu’Israël était le fils de Dieu, son roi l’était ; et cette idée, transposée dans l’avenir, faisait également du Messie le fils de Dieu. « Tous les hommes enfants de Dieu en tant que créatures ; Israël héritier privilégié et premier-né parmi les peuples ; les rois théocratiques fils de Dieu dans un sens particulier ; le Messie fils propre, et point central d’un royaume où l’idée de filiation embrasse de nouveau tous les hommes et recouvre sa généralité primitive à un niveau supérieur ; tels sont les degrés de rétrécissement progressif et d’élargisse-
9. Dans Marc, II, 10, guérison du paralytique, le sens primitif a très bien pu être : « Pour que vous sachiez qu’un homme peut remettre les péchés ». De même en Marc, II, 28, déclaration sur le sabbat, l’idée originale peut être celle-ci : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ; c’est pourquoi l’homme est maître du sabbat », supérieur au sabbat, qui est fait pour lui. Enfin dans le passage si controversé où il est question du péché contre le Saint-Esprit, Matth., XII, 32 (cf. Marc, III, 28-29), toute difficulté s’évanouit si l’on entend : « À celui qui dit une parole contre un homme il peut être pardonné, mais non à celui qui parle contre le Saint-Esprit ». Dans Matth., XVI, 13, la formule « fils de l’homme » a été introduite par l’évangéliste.
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Jésus-Christ ment en retour que cette chaîne de conceptions traverse dans ses transformations tantôt théocratiques et nationales, tantôt humanitaires et morales »10. Appliqué à Jésus dans les Synoptiques, le titre de « fils de Dieu » ne signifie pas autre chose que Messie. Ainsi l’entendent les démoniaques, qui s’en servent les premiers à son sujet ; ainsi l’entendait Pierre dans sa confession ; ainsi l’entendait le grand prêtre dans l’interrogatoire qu’il fit subir au Sauveur. Si Caïphe s’est scandalisé de la réponse qui lui a été faite, ce n’est pas pour avoir pensé que Jésus s’attribuait la qualité de personne divine et réclamait les honneurs divins, mais parce qu’il a jugé blasphématoire le discours d’un homme du peuple, traduit /[fol. 334] comme coupable devant son tribunal, et qui prétendait être le Messie promis par les prophètes, le monarque élu du Seigneur. La réponse de Jésus montre que les titres de « fils de l’homme » et de « fils de Dieu » avaient dans le langage religieux la même signification messianique. Mais le titre de « fils de Dieu » avait aussi pour Jésus luimême un sens plus profond que l’acception vulgaire. Le « fils de Dieu » et le Dieu « Père » sont des idées corrélatives ; et de même que l’idée du Père céleste dans les Synoptiques est purement religieuse et morale, l’idée du Fils de Dieu n’a pas non plus par elle-même et directement, une signification philosophique. L’idée de Père appliquée à Dieu et l’idée de fils appliquée aux hommes en général définissent à la fois la religion et le devoir de l’homme. Appliquée à Jésus, l’idée de filiation divine marque d’abord un rapport religieux, une présence intime et vivante de Dieu, impossible à décrire en langage humain et qui ne peut s’exprimer que par des termes analogiques et figurés. {Jésus a conscience d’être le fils de Dieu en un sens et d’une façon où nul homme ne peut l’être. Ses devoirs sont aussi uniques en leur genre que l’est son rapport avec le père. Tous les hommes sont appelés à devenir fils de Dieu, à jouir de sa présence intime, à se montrer parfaits en bonté à l’exemple de leur Père céleste ; mais pour tous Jésus est l’initiateur de cette filiation, qui est comme son bien propre, tandis qu’elle est communiquée aux hommes par lui.}(d) L’expression sensible de cette relation unique entre le Père céleste et Jésus est contenue dans le /[fol. 335] récit du baptême ; son expression pour ainsi dire physiologique dans les récits de la conception virginale ; son expression métaphysique dans saint Paul et surtout dans saint Jean, qui associe l’expression métaphysique à l’expression sensible dans le premier chapitre de son Évangile, si justement admiré, et si rarement compris. La tradition apostolique ne laissait pas d’établir une relation spéciale entre cette filiation et le moment du baptême, par la descente de l’Esprit et la déclaration du Père. Au point de vue de l’histoire, il est permis de se demander si le récit du baptême, où il y a un élément didactique ne répond qu’à un fait, à une vision que Jésus aurait eue en sortant du Jourdain, à l’intuition subite de sa mission ou bien si la tradition n’a pas inconsciemment rattaché à un seul point l’expression d’un travail psychologique antérieur au baptême et qui aurait eu son couronnement dans la vision du Jourdain. Il n’y a pas lieu d’attribuer à la scène de la transfiguration le sens qui appartient à celle du baptême et de renvoyer au temps de la confession de Pierre le terme de l’évolution psychologique dont il s’agit : la transfiguration ne met pas en relief la filiation divine comme telle ; c’est une anticipation de la gloire messianique, et la filiation divine y est rappelée comme le titre de Jésus au triomphe qui doit couronner sa mission temporelle. On peut croire que le baptême fut un moment décisif dans la carrière du Sauveur
10. Holtzmann, op. cit., I, 265 – Marc, XIV, 61.
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Alfred Loisy par la conscience très nette qu’il eut alors de /[fol. 336] son rôle ; mais il n’en faut pas conclure que cette intuition surnaturelle ait été pour lui une sorte de surprise violente ; elle a dû être préparée par tout un développement dont le détail nous échappe, et que l’on voudrait pouvoir suivre depuis l’enfance de Jésus jusqu’à sa rencontre avec Jean-Baptiste. C’est parce qu’il avait conscience d’être « fils » que Jésus s’est dit Messie, et non parce qu’il a eu conscience d’être Messie qu’il s’est dit « fils ». Ni dans sa pensée ni dans sa carrière l’idée messianique n’est un point de départ ; elle est plutôt une conclusion. C’est pour s’être senti avec le Père céleste dans un rapport unique et pour avoir compris que dans cette union intime étaient contenus le commencement et la réalité substantielle du royaume, dont lui-même se trouvait ainsi chargé de procurer l’accomplissement, qu’il s’est reconnu et présenté comme le Messie promis à Israël. De même que son royaume de Dieu est celui qu’annonçaient les prophètes, bien qu’il en soit à beaucoup d’égards comme l’interprétation spirituelle ; de même il est le Messie prédit, bien que la filiation divine qui lui appartient soit d’un ordre supérieur à celle dont on honorait David, Ezéchias, Josias et que l’on attribuait au roi messianique leur descendant. Jésus ne pouvait assumer d’autre rôle que celui de Messie et il ne pouvait se définir en termes intelligibles pour ses compatriotes qu’en prenant ce titre. {C’était comme la traduction juive de /[fol. 337] sa conscience divino-humaine, traduction nécessaire et qui était pour Jésus lui-même l’expression naturelle de sa pensée et de ses sentiments.} (e) Nos distinctions scolastiques étaient bien loin de son esprit, et les concepts que nous discernons et classons après les avoir tournés en abstractions, existaient en lui comme une seule idée concrète et vivante, qui possédait toute son âme. Il faut remarquer cependant que Jésus n’emploie pas la formule complète « fils de Dieu » et préfère se nommer simplement « le fils », le Fils unique de l’unique Père qui est au ciel ; il n’accepte ce titre de « fils de Dieu » que dans la bouche d’autrui, lorsque Pierre proclame sa qualité de Messie ou que le grand prêtre l’interroge sur le même sujet. Jésus ne pouvait pas dire à Pierre et à Caïphe qu’il n’était pas le fils de Dieu. Mais combien le sens qu’il attache lui-même à cette filiation divine apparaît plus large, plus religieux, plus réellement divin quand il dit devant ses disciples revenant de leur première mission et se félicitant de leurs succès : « Je vous loue ô Père, seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux habiles, et les avez révélées aux petits. C’est, Père, qu’il vous a plu ainsi. Tout m’a été donné par mon Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, ni le Fils si ce n’est le Père et ceux à qui le Fils (se) révèle11. Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et accablés, et je vous soulagerai. /[fol. 338] Prenez mon joug sur vous et écoutez-moi, parce que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger. »12 Tout l’Évangile galiléen vit en ces paroles, avec la première ferveur de son espérance. On y lit jusqu’au fond de l’âme de Jésus, où se trouve le nom du Père inséparablement uni à celui du Fils ; on y entrevoit dans sa mystérieuse profondeur la relation unique qui rattache le Sauveur à Dieu ; on y perçoit avec une parfaite clarté le sentiment qu’a Jésus de porter en lui la lumière et le salut de tous. Jésus vit de Dieu et il
11. Leçon ancienne qui paraît plus satisfaisante que la leçon commune pour l’enchaînement des idées. 12. Matth., XI, 25-30.
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Jésus-Christ devient la source de la connaissance divine pour quiconque veut être son disciple. Combien il est aisé d’être disciple d’un tel maître qui est le consolateur de l’âme, et dont l’autorité ne pèse pas sur ceux qui la subissent parce qu’il donne la paix intérieure. Ce que Jésus dit avoir reçu de son Père n’est pas le gouvernement du monde, mais ce qu’il enseigne. En Dieu même est la source de la tradition qu’il oppose à celle des pharisiens. Cette tradition consiste dans la révélation du Père et de ses desseins miséricordieux, dans la vérité du royaume présent et à venir. Pour parler le langage de la philosophie moderne, il ne s’agit pas de la connaissance transcendante du Dieu éternel, mais de la perception intime de Dieu immanent en Jésus ; il s’agit de réalité psychologique et de vie spirituelle, non de métaphysique ; mais on rencontre ici le point où se soudera la philosophie religieuse du quatrième Évangile. Jésus s’y montre pleinement /[fol. 339] dans son rôle d’initiateur religieux, de Sauveur, de maître uniquement autorisé, dont l’enseignement s’élève au-dessus de toute doctrine d’école parce qu’il est vivant dans celui qui le donne. Écoutez-moi, dit-il, instruisez-vous par moi, non seulement par mes discours, mais par ma vie, par la mansuétude et l’humilité dont je vous donne l’exemple ; apprenez de moi à connaître le Père et à vivre de sa vie, en m’écoutant, en m’imitant. Les Juifs qui ont dit « Jamais homme n’a parlé comme cet homme », ont porté un jugement que ratifie l’histoire des religions. Jamais conscience aussi haute, aussi pure, aussi profondément humble et souverainement dominatrice n’a parlé aux hommes un langage aussi pénétrant, aussi efficace, aussi salutaire. N’est-il pas vrai que dans cette conscience le divin et l’humain se sont embrassés dans une association si étroite que les formules les plus absolues de la théologie semblent encore insuffisantes à l’exprimer ? [La prédication et les miracles de Jésus.] Tel est, autant qu’il est permis de l’analyser, le fond de la conscience messianique de Jésus, ce qui fait la divine originalité de sa personne et de son action. Toutefois ce n’est pas Jésus tout entier, pas plus que la foi au Dieu Père n’est tout le royaume réalisé par sa prédication. Quand les évangélistes veulent donner une idée sommaire de ce qu’était le ministère de Jésus, ils disent qu’il prêchait et qu’il guérissait13. Le Sauveur lui-même a regardé les miracles opérés par lui et les exorcismes heureusement pratiqués en son nom /[fol. 340] par ses disciples comme des signes de sa mission, comme une preuve de la présence de Dieu parmi les siens, et de l’avènement du royaume céleste. {Sans considérer précisément ces miracles comme des effets surnaturels au sens où l’entendent les théologiens modernes, il y voyait une manifestation sensible de la présence divine, la réponse de Dieu à la foi de ses enfants. Il ne les allègue pas comme un témoignage direct en faveur de sa mission personnelle, mais comme une preuve de l’Évangile. Cette preuve est loin d’avoir constitué toute la démonstration évangélique, laquelle n’était pas autre que Jésus lui-même et l’expérience à faire de son enseignement ; et ce n’est pas comme un argument extérieur à l’Évangile que les miracles sont signalés à l’attention des Juifs. On ne les fait pas valoir expressément comme œuvres de la toute puissance mais comme œuvres de la bonté divine et soulagement opéré par l’effet de son esprit.}(f) Jésus n’a jamais voulu le miracle pour le miracle, le prodige exécuté pour faire montre de puissance surnaturelle ; il en a même repoussé l’idée comme il
13. Matth., IV, 23.
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Alfred Loisy aurait écarté la proposition de se livrer à la magie ; il n’a jamais voulu donner de « signe » à ceux qui lui en demandaient. Le récit de la tentation est très instructif à cet égard, et l’on a aussi la réponse : « Il ne sera pas donné à cette génération d’autre signe que celui de Jonas. Car de même que Jonas a été un signe pour les Ninivites, ainsi le Fils de l’homme sera un signe pour ses contemporains »14. Jonas s’est trouvé /[fol. 341] devenir un signe de pardon, parce que les Ninivites se sont repentis à sa parole ; Jésus deviendra un signe de condamnation parce qu’on ne l’a pas écouté. Jésus a donné le signe de Jonas en invitant ses concitoyens à se préparer pour l’avènement du royaume, puisque ceux qui ne s’y préparent pas en seront exclus : le signe aura son accomplissement par le juste jugement de Dieu15. Ainsi la valeur probante des miracles, si l’on s’en tient au point de vue de l’Évangile dans la tradition synoptique, ne vient pas de ce qu’ils seraient conçus comme une dérogation à l’ordre naturel des choses, mais ce qu’ils attestent l’efficacité bienfaisante du royaume annoncé, l’action du Père céleste dans l’Évangile, abstraction faite de leur mode d’accomplissement et de leur rapport avec l’enchaînement des causes naturelles. Le divin Maître aurait probablement souri si on lui avait dit que « le contact d’une personne exquise »16 peut produire des effets merveilleux sur les organismes détraqués, et sans discuter l’efficacité de ce contact, il aurait continué à voir dans ses résultats salutaires l’œuvre bienfaisante de Dieu. L’Évangile est plus grand que la science et même que la théologie. [Les prédictions de Jésus.] Comme Jésus a fait des miracles, il a prédit sa mort, sa résurrection et son retour glorieux. Ces prédictions se rattachent à la conception du royaume céleste, mais par son côté /[fol. 342] eschatologique plutôt que par son côté moral. Partant de l’idée de Dieu, Jésus avait conscience de son rapport filial avec le Père céleste ; partant de l’idée du royaume, il avait conscience, lui, « Fils de l’homme », d’être l’organe choisi pour le réaliser. Tels sont les deux éléments de sa conscience messianique17, et c’est le premier qui donne à la mission de Jésus son caractère purement religieux et moral, universel et spirituel, qui rend impossible toute comparaison entre Jésus dans son rôle de Messie et des fanatiques tels que Juda le Galiléen et Barkohab. C’est précisément parce que Jésus part de sa conscience de Fils pour arriver à l’affirmation de sa qualité messianique, et non de l’idée messianique pour y adapter son action, qu’il est si indépendant à l’égard du messianisme vulgaire. Strauss lui-même a très bien vu ce qui paraît avoir échappé à Renan, à savoir que si Jésus n’avait pas trouvé dans sa propre conscience le secret de sa mission, il aurait été dominé par l’idéal du messianisme politique ou n’aurait pu du moins s’y soustraire entièrement, tandis qu’il y échappe dès le commencement et toujours. Il ne se règle pas sur les prophéties pour les accomplir, il ne fait que s’approprier dans les prophéties ce qui revient au sentiment qu’il a de sa mission, et il laisse le reste. Les passages qu’il s’est lui-même appliqués ont une signification purement
14. Luc, XI, 29-30. 15. L’explication donnée dans Matth. XII, 40, est une interprétation spirituelle du récit de Jésus, acceptée de bonne heure par la tradition et insérée dans un discours de Jésus ; ce n’est pas une prédiction faite par le Sauveur lui-même. 16. Renan, Vie de Jésus. 17. Holtzmann, I, 281.
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Jésus-Christ religieuse et morale, ou bien ils sont dégagés, par l’interprétation qu’il leur donne, de tout élément national. Mais cet élément national et poli- /[fol. 343] tique étant une fois éliminé, Jésus n’aurait pu être le Messie s’il n’était resté en quelque façon dans le cadre des espérances juives. C’est lui qui devait présider à l’avènement définitif du royaume céleste, et il a toujours parlé de cet avènement comme n’étant pas éloigné. À cet égard, on pourrait presque dire à cet égard seulement, Jésus maintient la donnée du messianisme vulgaire, la perspective prochaine d’une catastrophe et d’un bouleversement universel, immédiatement suivis du grand jugement et du règne des élus sur la terre régénérée. {Encore est-il vrai qu’un élément nouveau intervient qui coupe la perspective et la fera reculer de plus en plus en l’élargissant et la transformant. Jésus le Messie ne vient pas maintenant pour ce terrible branle-bas du jugement dernier : il reviendra plus tard pour cela. Dans la persuasion commune, le Messie devait amener le triomphe d’Israël et la ruine de ses ennemis, la résurrection des justes et la confusion des méchants, dès qu’il aurait fait son apparition sur la terre. Jésus mourra d’abord ; puis il ressuscitera, la mort ne pouvant le garder ; et ressuscité il reviendra. Cette interpolation de la mort dans l’eschatologie messianique en change tout à fait le caractère ; car c’est la mort de Jésus qui devient le point culminant de son activité, et l’eschatologie proprement dite est renvoyée au second plan, sur une ligne indécise et flottante, d’où elle ne pourra produire dans la conscience chrétienne les troubles qu’elle a excités dans /[fol. 344] la conscience juive. Jésus se montra prophète et plus que prophète lorsqu’il proclama que sa mort était la condition de sa gloire et du royaume annoncé, lorsqu’il écarta toute idée d’un triomphe immédiat et qu’il se résolut à souffrir au lieu de régner. S’il ne fit pas de prédictions dans le sens absolu et littéral que l’on attacha de bonne heure à ses discours, il manifesta sur son avenir et celui de son œuvre des intuitions que la raison des sages et des doctes n’aurait pas conçues et qu’elle est encore incapable de comprendre.}(g) /[fol. 345] III [La mort de Jésus et l’espérance de son retour glorieux] L’idée de la mort ne se fait pas jour dès le commencement de la prédication évangélique. Le royaume y apparaît sous un aspect riant et plein d’espérance. Il n’y est question que de béatitude, de joie, de confiance, bien que l’on prévoie déjà des persécutions. C’est une aurore brillante qui semble annoncer un beau jour ; mais l’orage n’est pas loin qui jettera les ténèbres et le deuil sur cette lumineuse vision. L’idée de la mort du Christ fait son entrée dans l’Évangile, en même temps que la reconnaissance de Jésus comme Messie par les apôtres. On dirait que le Sauveur a voulu dès l’abord combattre les illusions que sa qualité de Messie, acceptée par lui-même, pouvait faire naître dans leur esprit. Telle fut évidemment son intention. Comment cette idée de la mort, qui n’est pas sensible dans les premières prédications galiléennes, et qui, après la confession de Pierre, domine tout l’enseignement et les démarches de Jésus, a-t-elle pris une possession si complète de sa pensée et s’est-elle associée nécessairement à l’idée qu’il avait de sa mission ? La circonstance où Jésus se révèle pour la première fois à ses disciples comme Messie destiné à la mort est assez significative. Les heureux temps de la prédication galiléenne étaient passés. Jésus s’était effacé devant une opposition de plus en plus menaçante et il avait fait avec ses disciples, du /[fol. 346] côté 183
Alfred Loisy de Tyr et de Sidon, un voyage qui, sans être une fuite, ressemblait assez à une retraite devant l’ennemi ; tournant vers l’est, il était arrivé au pied de l’Hermon, près de Césarée de Philippe, toujours en terre païenne, et il ne devait plus faire en Galilée qu’une apparition rapide, avant de se rendre à Jérusalem où l’attendaient la croix et le tombeau. C’est ce moment critique qu’il choisit pour provoquer la déclaration de Pierre. Il fait dire à ses disciples qu’il est le Messie, afin de leur apprendre aussitôt quel Messie il veut être. À peine Pierre, parlant pour tous, lui a-t-il dit : « Tu es le Christ », que Jésus leur dit clairement : « Le Christ doit aller à Jérusalem pour y mourir ». On peut trouver qu’il y a un peu d’arrangement dans les Évangiles ; que l’annonce réitérée de la passion a quelque chose de systématique ; que la forme succincte des prédictions, influencée par les faits, vient en partie de la tradition : il n’en reste pas moins que l’annonce de la passion par le Sauveur luimême était étroitement liée dans le souvenir des apôtres avec la reconnaissance de Jésus, comme Messie. Jésus s’était avoué Messie devant ses disciples dans le temps où la prédication galiléenne aboutissait à un échec et semblait impossible à continuer ; il leur avait appris en même temps qu’il devait mourir, précisément parce qu’il était le Messie ; jamais il ne les a entretenus dans la seule espérance du Messie glorieux. /[fol. 347] La parole : « Retire-toi, Satan ; tu n’as que le sentiment des choses humaines et non des divines », est authentique entre toutes et prise sur le fait. Pierre avait risqué une observation lorsque le programme messianique de Jésus lui avait été exposé pour la première fois, et il avait été vivement repoussé. Rien ne manifeste mieux les pensées et les intentions de Jésus dans leur simplicité lumineuse et leur divine pureté. Une expérience avait été faite ; le royaume avait été annoncé aux pauvres ; mais l’accueil favorable du début avait fait place à l’indifférence et à l’hostilité, parce que la nouvelle conception du royaume ne prenait pas sur la masse, à cause de son élévation même et de sa vérité, faute de fanatisme et d’exaltation patriotique. Au point où les choses en étaient arrivées, il fallait ou renoncer à l’entreprise ou courir la chance inévitable d’y perdre la vie. Le temps n’était pas venu d’agir sur les gentils. Le Messie devait tenir jusqu’au bout son rôle en Judée et y préparer l’avènement du royaume, quand même la mort serait la condition du triomphe. Le problème qui se posait devant Jésus était des plus simples, ou, pour mieux dire, il n’y avait pas de problème : le cours des événements lui manifestait la volonté de la Providence, et il était résolu à suivre sa voie, dût cette voie le conduire au dernier supplice. Le reste appartiendrait à Dieu, qui ne faillirait pas à ses promesses ni à son Christ, qui ne l’aban- /[fol. 348] donnerait pas dans la mort, et qui amènerait par des moyens à lui connus la consommation de son règne sur la terre. Il serait tout à fait téméraire et invraisemblable d’affirmer que la pensée de la mort ne s’est présentée à Jésus qu’à ce moment précis, mais il est évident qu’elle ne domine toute autre idée qu’à partir de cette époque, et que, dans les premiers temps de la prédication galiléenne le Sauveur n’en est pas préoccupé 18. Il n’appartient pas à l’historien de décider si Jésus a toujours considéré sa mort comme la conclusion obligée de son ministère ; au moins a-t-il dû dès le commencement la regarder comme une éventualité possible, qui bientôt est devenue probable et finalement
18. La parole symbolique sur le départ de l’époux (Marc, II, I9) n’a sans doute pas été prononcée aux débuts de la prédication galiléenne. Il n’est guère possible de soutenir que Jésus n’aurait en vue que la séparation sans égard à sa mort.
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Jésus-Christ nécessaire. Rien n’accuse la moindre hésitation de sa volonté, et il faut une grande subtilité d’exégèse pour découvrir dans la vivacité de sa réplique à Simon-Pierre l’indice d’un combat intérieur. Quand le moment est venu de prendre un parti décisif, il se fait reconnaître comme Messie par ses disciples ; mais il ne continuera pas en Galilée un ministère devenu inutile et pour cette raison il recommandera encore à son entourage de taire provisoirement sa qualité de Messie ; il veut se rendre à Jérusalem, y avouer publiquement sa mission, y tenter une suprême épreuve dont le résultat sera ce qu’il plaira au Père céleste, /[fol. 349] un effort qui ne peut guère manquer de coûter la vie à son auteur, mais qui s’impose comme la conclusion logique et providentiellement indispensable de l’œuvre commencée. Il faut porter à Jérusalem, au centre de la nation juive la parole du royaume céleste, pour qu’elle soit réellement proposée à Israël ; il faut l’y porter avec toute l’autorité messianique, la faire accepter ou mourir. Et comme toutes les chances humaines sont pour que la parole de l’Évangile ne soit pas acceptée, Jésus mourra. Ce serait appliquer au Sauveur notre commune mesure que de le supposer dans une impasse d’où il ne pouvait sortir honorablement que par la mort. Rien n’a été plus éloigné de son esprit que ce point de vue d’honneur humain, ce souci d’assurer l’unité d’une belle vie. D’ailleurs, comme il ne s’était pas encore présenté officiellement en qualité de Messie et qu’il ne s’était même pas déclaré tel à ses disciples, il ne s’était pas compromis de sa personne au point que la retraite et le silence lui fussent rendus impossibles, humainement parlant, sans se couvrir de ridicule. S’il n’eût eu que l’intention de jouer un rôle, il pouvait y renoncer. Mais Jésus était une conscience évoluant dans la pure atmosphère de la Divinité ; il ne jouait pas un rôle, il y était tout entier, il vivait sa propre mission, reconnaissant à chaque tournant du chemin la volonté du Père. Quand la perspective de la mort emplit son horizon, il comprit que sa mort était aussi dans l’ordre de la volonté divine, car il ne pouvait douter /[fol. 350] ni du Père, ni du royaume, ni de lui-même ; s’il rencontrait la mort, c’est que la mort était la condition providentielle du royaume à venir ; il ne l’embrassa point par un coup de beau désespoir ; avec la même simplicité de confiance qu’il avait eue, pauvre charpentier de Nazareth, en se constituant l’évangéliste du royaume, il osa s’en constituer le martyr pour en être vraiment le médiateur. {Jésus avoua donc aux siens qu’il était le Messie, et dans cet aveu il mit l’annonce de sa mort. Il n’a dit à personne ce qu’il était avant de pouvoir dire en même temps qu serait le terme providentiel de sa mission terrestre. En associant ces deux révélations, il n’y avait plus de danger que la première induisît les disciples en erreur et qu’ils vissent dans leur Maître le héros de la restauration nationale. L’idée de la passion marquait une rupture complète avec les espérances juives. On peut même dire, en un sens, que par elle Jésus entrait dans la réalité de sa mission universelle, puisque sa mort seule devait le consacrer sauveur du monde. À en juger par les Évangiles, la nécessité de sa mort ne s’est pas montrée à lui comme absolue, comme un décret providentiel dont il aurait eu la perception directe et auquel, dans aucune hypothèse, il n’aurait pu échapper ; mais cette nécessité s’est manifestée à lui comme une nécessité morale et relative où il reconnaissait les intentions du Père et à laquelle il se soumettait en tant qu’elle était conforme à /[fol. 351] ces intentions souveraines. Ainsi seulement sont garantis la liberté et le mérite de son obéissance ; ainsi se justifie son voyage à Jérusalem, qui ne fut pas une recherche de la mort, ni une provocation à ses bourreaux, ni un acte de soumission aveugle à la fatalité. Jésus s’exposa volontairement à la mort, mais ce qu’il poursuivait directement n’était pas cette mort qu’il devait subir, c’était la proposition de l’Évangile à 185
Alfred Loisy des gens qui avaient droit de l’entendre, si mal disposés qu’ils fussent à la recevoir. La responsabilité du crime qu’ils devaient commettre leur incombe tout entière. Le dévouement de Jésus à l’œuvre du royaume est exempt de tout fanatisme, de tout aveuglement, de toute illusion. Bien qu’il rattache la nécessité de sa mort à l’idée de sa fonction messianique, il n’a pas déduit l’une de l’autre. Ni l’Ancien Testament, ni la théologie juive de l’époque ne comprenaient les souffrances et la mort dans le rôle providentiel du Messie ; Jésus les y introduit à la lumière de ses expériences et de ses propres intuitions ; c’est d’après cette persuasion, non pour avoir cherché dans les Écritures prophétiques le secret de sa destinée, qu’il a pu s’approprier ce qui est dit en Isaïe du Serviteur de Iahvé, et trouver la figure de son propre sort dans les tribulations des anciens prophètes. Le travail qui s’est opéré dans sa conscience a donc été, si on peut le dire, parfaitement original et tout moral. Quand il s’en ouvrit à ses disciples, ceux-ci ne le comprirent pas, et rien /[fol. 352] n’est moins étonnant. Ce qui a de quoi surprendre, c’est qu’ils l’aient compris assez pour que ses sentiments soient reconnaissables dans le souvenir qu’ils ont gardé de ses discours.} (h) [La Cène et la Nouvelle Alliance.] La mort de Jésus, faisant partie de son ministère, devenait la rançon des élus. Ce n’est pas qu’on trouve dans l’Évangile une théorie de la rédemption aussi précise que celle de saint Paul, car le Sauveur n’a développé dans son enseignement aucun schéma proprement théologique. Sa pensée s’élevait trop haut pour s’enfermer dans un système, et elle était trop vivante pour se définir en une formule abstraite. Ce qu’il a enseigné n’était pas en lui à l’état de pure conception intellectuelle mais de réalité vécue. Il embrassait donc en esprit sa propre mort comme une partie de son service messianique : c’était une condition d’accomplissement pour le royaume, puisque le Messie devait la traverser ; et c’était la condition définitive, puisque le Messie ne pouvait rien au-delà de ce sacrifice. Telle était, d’ailleurs, la loi du royaume. Ne fallait-il pas perdre sa vie pour la trouver, et celui qui venait prêcher la loi d’amour pouvait-il mieux en garantir le triomphe sur la terre qu’en allant lui-même jusqu’au bout du renoncement ? Ne mourait-il pas pour tous en mourant pour son œuvre ? Sa mort n’était-elle pas le rachat du péché puisqu’elle avait pour cause la dureté de cœur des hommes et devait servir à la briser ? N’était-elle pas le salut de tous puisqu’elle rendait intelligible à toute /[fol. 353] âme de bonne volonté la loi de charité et d’abnégation, réalisée dans le ministre du royaume par la perfection de son dévouement ? Moyennant cette condition et par cette voie, Dieu allait agir, le royaume allait venir et se constituer pour les siècles des siècles. C’est l’impression toute vive de cet incomparable service que le Sauveur voulut léguer à ses disciples dans le dernier repas qu’il prit avec eux. Il se proposa certainement de leur inculquer l’idée la plus juste de sa mission, le but de sa vie et de sa mort, la raison de sa carrière messianique sur la terre et de ses espérances ultérieures. Le mot qu’il dit en cette circonstance n’a jamais été oublié ; il résumait tout le passé et il portait l’avenir. Ce dernier repas était celui de la pâque. Il ne semble pas que l’on doive suivre ici la relation johannique où la cène est anticipée et la passion coïncide avec l’immolation de l’agneau pascal ; l’auteur du quatrième Évangile a probablement été guidé par des considérations symboliques ; ayant mis la mort même de Jésus en rapport avec le sacrifice de la pâque, il a dû parler ailleurs de l’eucharistie sans en marquer l’origine historique. Jésus, dominé par la pensée de sa mort maintenant imminente, offrit à ses disciples du pain qu’il avait rompu, en 186
Jésus-Christ disant : « C’est mon corps », et une coupe de vin en disant : « C’est mon sang ». Aucune circonstance n’est à négliger dans ce drame intime qui doit expliquer celui du Calvaire. La distribution du pain et du vin était déjà en elle-même un acte religieux, car elle /[fol. 354] avait été, suivant l’usage, précédée d’une prière d’actions de grâces à Celui qui donne aux hommes leur nourriture, et c’était un acte de communion, selon les idées de l’antiquité, spécialement de l’Orient, où la communauté de la table n’a pas cessé de créer une sorte de lien sacré. De plus, pour des enfants d’Israël, le repas où se fit cette distribution était particulièrement saint, puisque c’était le repas sacramentel de la pâque. Jésus avait mangé avec les siens la victime commémorative du pacte sinaïtique. Son esprit s’était naturellement reporté vers cette alliance ancienne qui était le fondement essentiel de la foi israélite et qui pourtant ne suffisait plus à satisfaire les aspirations des âmes religieuses, qui avait besoin d’être accomplie, élargie, transfigurée, qui attendait son renouvellement éternel. Alors Jésus vit plus clairement que jamais que cette alliance touchait à son terme, et que par lui en ce moment même une nouvelle alliance, universelle et définitive, allait se fonder. « Voici le sang de l’alliance », avait dit Moïse en aspergeant le peuple avec la moitié du sang des victimes immolées pour le pacte ancien. Il allait y avoir aussi du sang versé pour la nouvelle alliance, le propre sang du Messie. C’est pourquoi Jésus dit : « Voici mon sang, le sang de la nouvelle alliance, Voici mon corps de victime immolée. Prenez, mangez, buvez. La victime est vôtre, car l’alliance est pour vous ». Quelle intensité de signification ne revêtent pas en cet instant suprême les /[fol. 355] simples paroles que la tradition apostolique nous a conservées ? La théologie symboliste paraît presque ridicule dans ses essais d’interprétation figurée, comme si elle voulait mettre au rabais le sacrifice de Jésus, réduire en abstractions sa vie et son amour, emprisonner son dévouement dans une métaphore, et transformer en image hardie le don qu’il fait de lui-même. Le réalisme de la théologie traditionnelle n’épuise pas la profondeur du discours tenu par le Maître à ses amis. Sans doute il y eut là un symbole, et les critiques ont eu raison de dire que la cène eucharistique a été, en un sens, la dernière parabole de Jésus, celle où il a voulu traduire en termes expressifs le secret de sa vie et de sa mort. Le pain rompu est la figure du corps supplicié ; le vin est l’image du sang répandu. Mais le symbole n’est pas tout ce que Jésus propose à la foi de ses disciples, car il ne fait pas que leur présenter du pain à manger et du vin à boire ; il est en quelque façon vivant lui-même dans le signe qu’il institue, et il se donne aux siens par avance, et pour toujours, et tout à fait. Il est vraiment oiseux de se demander si les apôtres ont pu penser ou non qu’ils mangeaient la chair et qu’ils buvaient le sang de Jésus. S’agissait-il pour eux de chair et de sang, et non pas de vie et de personne ? La chair et le sang ne signifiaient-ils pas tout naturellement à leur esprit l’homme-Christ qui leur parlait avec amour. Certes ils n’ont pas songé à une réalité toute matérielle, pas plus qu’ils n’ont pensé entendre que des mots sonores. Ce que Jésus /[fol. 356] disait, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir en ce moment et ce qu’ils ont mieux compris plus tard, c’est que Jésus voulait être et devenait pour eux la victime sacrifiée dont on vit pour être uni à Dieu, une victime volontaire donnée une fois pour toutes et entièrement, morte en apparence et toujours vivante, principe éternel de vie et d’union pour ceux qui y participent. La mort de Jésus qui est dans la perspective immédiate de la dernière cène, sera un sacrifice plus vrai, plus efficace, plus divin que tout ce qui a jamais été connu sous ce nom, et l’anticipation symbolique qui en est faite dans la cène, qui en deviendra la commémoration dans l’eucharistie, crée en ceux qui s’y associent une communion divine plus réelle 187
Alfred Loisy que tous les repas sacrés, à commencer par ce repas de l’agneau pascal que l’on vient de prendre et qui désormais appartient au passé, à un pacte qui n’existe plus. {Tout cela, dira-t-on, n’est que symbole. Et en vérité les notions de sacrifice et de communion sont des symboles, mais les symboles de réalités ineffables, et dans l’eucharistie elles se réunissent en un symbole substantiel, effectif, où le symbole contient l’idée, où l’idée contient la vie.}(i) Un pacte nouveau est vraiment inauguré par l’eucharistie. L’agneau pascal a été apporté sur la table du cénacle. Jésus n’a pas présenté cette victime comme la figure de sa propre immolation. L’agneau pascal a déjà sa signification traditionnelle : il est le mémorial de la sortie d’Égypte, un /[fol. 357] symbole purement israélite. Que ce symbole réunisse une dernière fois dans le souvenir de l’ancienne alliance Jésus et ses disciples, c’est par contraste qu’il se trouve au début de l’alliance nouvelle. La pensée du nouveau pacte sera suggérée par le rite commémoratif de l’Ancien ; mais elle se réalisera en dehors de ce rite, elle aura son symbole particulier, nouveau comme elle, universel dans l’ordre de la nature, comme elle l’est dans l’ordre divin. Car il ne s’agit plus de sauver Israël de la servitude d’Égypte, mais de sauver le monde de la servitude du péché ; il s’agit de procurer par la mort l’avènement du royaume qui n’est point venu par la vie. Et Jésus indique la relation de ce festin de mort avec le festin messianique dont il est le gage : « En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne avant le jour où j’en boirai du nouveau dans le royaume de Dieu ». C’est pour le royaume qu’il donne sa vie, et en prévision du royaume qu’il symbolise sa mort : non qu’il célèbre par avance dans la distribution du pain et du vin eucharistiques les joies du festin éternel, car le symbolisme de l’eucharistie figure directement sa mort ; mais parce que cette mort est la condition du royaume à venir et la communion à cette mort le principe de la communion à la vie du Christ immortel. [La Résurrection et la venue d’un monde nouveau.] Jésus va donc mourir comme Messie, afin de ressusciter Sauveur du monde. Avant sa mort il appartient à son rôle de Messie venu pour la conversion d’Israël ; après sa mort il /[fol. 358] vivra pour tous ceux qui croiront en lui, sans distinction de race. À l’heure même où il sent déjà s’approcher les affres de l’agonie, il est rempli d’un espoir sans limites. Il vient de célébrer la pâque juive et sa pâque évangélique ; il songe à la pâque du royaume, où il présidera comme il a présidé aux deux précédentes. La mort n’interrompt pas sa fonction de médiateur. L’idée de sa résurrection se mêle aux préliminaires de sa passion. C’est que la mort ne pouvait être le tombeau du royaume des cieux, et que Jésus avait conscience de porter en lui ce royaume. La mort ne serait pour lui qu’un passage, et il vivrait encore et toujours dans le royaume et pour ce royaume éternel. La résurrection était pour la tradition juive la seule forme intelligible de l’immortalité, de la vie d’outre-tombe, de la subsistance personnelle après la mort ; et si la résurrection était promise à tous les justes qui avaient droit au royaume, le maître du royaume ne pouvait en être exclu. Jésus parla de sa résurrection et il ne pouvait pas se dispenser d’en parler, puisque c’était la seule définition possible de son espérance. Il n’en annonça pas les circonstances par manière de prédiction ; autrement sa mort n’aurait pas jeté ses disciples dans l’incertitude où nous voyons qu’ils sont tombés, et les apparitions de leur Maître n’auraient pas été pour eux des surprises inattendues. Les disciples comprenaient sans peine l’annonce de la mort ; ils comprenaient moins /[fol. 359] bien l’annonce de la résurrection parce que le comment de cette résur188
Jésus-Christ rection ne pouvait leur être expliqué d’avance. Mais étant donnée la conscience que Jésus avait de sa mission, l’idée qu’il se faisait du royaume, la persuasion intime où il était que le royaume c’était lui, et qu’il n’y avait pas de royaume possible sans lui, que du reste le royaume était à la fois présent et imminent, que nulle puissance au monde pas même la mort n’en pouvait retarder l’accomplissement, il est inconcevable que Jésus ait attribué un avenir à son œuvre et au royaume en dehors de lui-même, de sa propre subsistance, de son avenir immortel. Puisque le royaume devait venir, lui-même devait vivre ; puisqu’il allait mourir, il devait ressusciter. L’impossibilité de substituer à cette espérance concrète, religieuse et personnelle une espérance abstraite, purement morale et impersonnelle, est aussi évidente pour le critique qu’elle est indiscutable pour le croyant. L’idée du retour glorieux va de pair avec celle de la résurrection. Le royaume ne peut subsister sans Jésus. La consommation du royaume par le grand jugement réclame l’apparition du Messie glorieux. Il n’en est pas moins vrai que les deux idées sont distinctes, si étroitement associées qu’elles soient entre elles, comme la conception morale et la conception eschatologique du royaume céleste, et qu’on ne doit pas les confondre. La résurrection est nécessaire pour la conservation du royaume en ce qu’il a de plus intime, de réel, /[fol. 360] d’actuel, en tant qu’il est la vie éternelle dont il n’est pas possible que Jésus demeure exclu. Tous les élus du royaume vivront, et s’ils ont à traverser la mort, la mort ne les retiendra pas ; mais leur chef doit être toujours vivant. Le raisonnement de saint Paul 19 en faveur de la résurrection de Jésus est tout à fait concluant et selon l’esprit de Jésus si l’on part de la notion proprement chrétienne et universelle du royaume : l’Évangile ne nous tiendrait pas ses promesses, si nous ne vivions éternellement ; nous entrerons donc vivants dans le royaume éternel, et si nous sommes morts avant le grand avènement nous ressusciterons ; {mais s’il faut que nous ressuscitions pour le royaume, à plus forte raison faut-il que le Christ, qui est mort pour le royaume soit déjà ressuscité en garantie de notre résurrection future ; il faut qu’il soit déjà dans le royaume, ou bien le royaume ne viendrait jamais dans sa plénitude, et il serait supprimé dans sa préparation, puisqu’il n’existerait même pas en Jésus qui en est le principe par rapport à nous.}(j) Une logique vulgaire n’a rien à voir dans ces considérations qui procèdent d’intuitions supérieures, de sentiments absolus, qui se soutiennent par elles-mêmes et ne sont pas fondées sur une métaphysique abstraite. L’idée du retour se rattache directement à l’eschatologie du royaume, à son côté symbolique et indéfinissable en termes réels. Puisque Jésus conservait le cadre eschatologique du royaume, il gardait aussi sa place dans les deux /[fol. 361] actes principaux qui le remplissaient : le bouleversement général et le grand jugement, la restauration des choses et l’organisation du règne des justes. Quand il a dit au grand-prêtre et à ses assesseurs : « Vous verrez le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel », il pensait à ce grand avènement, à cette manifestation glorieuse qui devait réparer les avanies du présent. Mais il y a une distinction à faire entre cette annonce et celle de la résurrection. Jésus que l’on va condamner à mort, et qui le sait, ne dit pas qu’il sortira de sa tombe pour confondre ses ennemis ; il dit que le Fils de l’homme viendra sur les nuées, c’est-à-dire qu’il viendra du ciel, où il faudra donc qu’il soit entré après sa mort, un intervalle étant supposé ainsi entre sa mort et ce que les premiers chrétiens ont appelé la parousie du Seigneur, intervalle durant lequel
19. I Cor., XV.
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Alfred Loisy auront eu lieu la résurrection et l’entrée de Jésus dans la gloire du Père. Les deux idées sont connexes et se commandent pour ainsi dire l’une l’autre, mais elles ne se confondent pas. À ses ennemis Jésus parle de son retour, et il n’avait pas à les entretenir d’autre chose. Aux disciples il avait parlé de la résurrection et du retour, sans spécifier les circonstances et le rapport mutuel de l’une et de l’autre. C’étaient là pour lui des espérances fermes, des certitudes de foi (ce terme doit être employé ici par l’historien, sauf à être expliqué plus loin, s’il le faut, par le théologien), mais non des prédictions dans le sens absolu du mot. De telles prédictions ne se rencontrent pas plus dans l’Évangile que dans l’Ancien Testament. Toutes les /[fol. 362] prévisions sont dominées par la certitude invincible du succès final, du triomphe de Dieu. Que le retour apparaisse comme très prochain dans la perspective évangélique, c’est chose incontestable, et la croyance des premiers chrétiens à l’imminence de la parousie ne s’expliquerait pas si Jésus lui-même n’avait envisagé ce retour glorieux comme devant arriver bientôt, en même temps que l’avènement définitif du royaume. De là vient que la résurrection, le retour, l’intervalle compris entre les deux sont pour nous des objets plus consistants en eux-mêmes et mieux distingués l’un de l’autre qu’ils ne le sont dans les discours du Sauveur. Jésus, dans les derniers temps de sa mission terrestre, a d’autant plus insisté sur l’avenir du royaume que celui-ci paraissait faire moins de progrès dans le présent et que son avènement pacifique était non seulement retardé mais rendu impossible. La résurrection et le retour doivent racheter la mort du Messie. L’avènement terrible et glorieux compensera l’humiliation de son supplice. Il appartiendra au Père de réaliser ce qui ne s’est pas encore accompli, de glorifier son Fils, d’amener le royaume des cieux. Lorsque Jésus tomba aux mains de ses bourreaux, il voyait le royaume aussi près de lui, aussi assuré pour un avenir prochain et pour tout l’avenir, qu’il le voyait en Galilée quand, au début de sa prédication, entouré d’un auditoire sympathique, il avait dit : « Bienheureux les pauvres, parce que le royaume /[fol. 363] des cieux est à eux ». La mort qu’il n’avait pas cherchée, mais qu’il avait acceptée sans crainte ni regret, le prit et donna à sa parole la seule considération dont elle eût besoin pour être impérissable. L’espérance qui l’avait soutenu ne l’a point trahi. Mais peutêtre est-il nécessaire d’expliquer aux âmes de petite foi comment Jésus, avec sa conception du royaume, ses préoccupations messianiques et la pensée de son prochain retour, ne s’est pas réellement trompé et n’a pas trompé les autres. Une autre question qui se pose en même temps, celle de savoir à quel titre l’Église peut se recommander de Jésus, si Jésus n’a jamais eu en vue que le royaume des cieux, sera traitée ultérieurement. Ce qu’il importe d’établir maintenant, c’est que l’Évangile n’a pas été une illusion dont la première, la plus noble, la plus touchante victime aurait été celui même qui l’a prêché. /[fol. 364] IV [La science du Christ et sa connaissance de l’avenir] Nous n’avons pas à examiner ici la question théologique de la science du Christ. Cette question n’existe pas pour l’historien et le critique, ou bien, si elle existe, c’est comme un problème d’histoire et de fait dont les documents évangéliques fournissent la solution. L’historien ne peut apprécier la science de Jésus que d’après les relations authentiques de son enseignement. C’est pourquoi, dans les 190
Jésus-Christ pages qui précèdent, on a donné comme doctrine de Jésus, comme connaissance et pensée de Jésus, comme témoignage de ses convictions intimes et du travail qui s’est opéré dans son esprit, ce qu’on lit dans les Évangiles synoptiques touchant le royaume des cieux, et ce que ces Évangiles nous révèlent touchant la notion du Fils de l’homme et celle du Fils de Dieu, l’idée fondamentale de l’eucharistie, l’annonce de la résurrection et l’espérance du retour glorieux. L’ensemble de ces notions constitue, autant qu’il nous est donné de la connaître, la façon dont Jésus lui-même envisageait son ministère. C’est cet ensemble d’idées, ce fond de l’enseignement évangélique, qui est pour l’historien la science du Christ. {La critique n’a pas à instituer pour Jésus une psychologie spéciale, dont l’Évangile ne contient pas les éléments, mais à entendre selon les lois de la logique et du langage humain tout ce qu’une tradition authentique a retenu des discours où Jésus a exprimé ses pensées, ses /[fol. 365] intentions, ses espérances. Cette considération objective est seule à portée de l’historien philosophe.}(k) Ce qu’elle lui révèle n’est pas précisément une science, mais comme un faisceau d’intuitions religieuses, qui ont existé sous une forme déterminée dans l’esprit du Sauveur, et qui subsistent encore sous une forme plus ou moins modifiée dans l’Église chrétienne. Tout se résume dans l’idée du royaume, puisque tout y a rapport. On peut dire que, si l’idée du royaume est réelle, l’Évangile est divin, et Jésus lui-même est Dieu. Qu’on veuille bien ne pas chercher dans ces propositions un argument syllogistique. La divinité de Jésus n’est pas un théorème de géométrie, et elle ne peut pas être l’objet d’une démonstration mathématique. Les assertions qu’on vient de lire s’enchaînent selon la logique de la foi qui trouve en Jésus la révélation de Dieu, si l’Évangile est la vraie religion. Il n’est pas question de définitions métaphysiques, puisqu’au moment de l’histoire où cette étude nous a conduits Jésus a des disciples qui croient en lui, et qui y croient comme à Dieu même, sans avoir défini dans leur esprit par une formule philosophique le rapport absolu qui unit Jésus à Dieu. [La mission de Jésus s’exprime dans les catégories du messianisme juif.] Certaines personnes trouveraient la vérité de l’Évangile parfaitement garantie contre toute objection, si elle se réduisait à la notion du Père céleste, à l’idée religieuse et morale du royaume déjà présent, au sacrifice que Jésus fait de sa vie à son œuvre, sans l’accompagnement du royaume à /[fol. 366] venir et la perspective prochaine de la parousie. Ainsi compris, l’Évangile serait, dit-on, purement divin et purement humain, c’est-à-dire d’une valeur universelle et perpétuelle pour l’humanité ; ce serait la réalité de la religion parfaite, où la raison la plus exigeante ne trouverait rien à redire. Autant la distinction est fondée en principe entre l’élément absolu et universel de l’Évangile et son élément relatif et particulier, autant elle est difficile à poursuivre dans la réalité, soit dans l’esprit de Jésus, dans la psychologie et l’analyse de son enseignement, soit pour nous-mêmes, dans l’application pratique et l’assimilation que nous devons nous faire de l’Évangile pour en vivre. {Sera-ce l’Évangile pur que nous embrasserons, et ne prendra-t-il pas en nous une forme qui pour n’être plus judaïque, n’en sera pas moins particulière à beaucoup d’égards, et relative à sa façon ? L’Évangile vivant en Jésus comprenait les deux éléments, étroitement associés par une sorte de pénétration spirituelle. Cet Évangile vivant était divin et humain, même juif en tant qu’humain ; sans cela il n’aurait pas été l’Évangile ; il avait besoin d’être divin et humain pour être réel ; et s’il est vrai que sans le fond divin il aurait été une illusion, il convient d’ajouter que sans sa forme juive il n’aurait pas existé ; c’est par le moyen de cette forme qu’il est 191
Alfred Loisy entré dans l’histoire. Sa divinité n’en subit aucun préjudice, puisqu’on ne peut lui imputer à désavantage /[fol. 367] ce qui lui a permis de prendre pied sur la terre et de s’y manifester.}(l) Ce n’est pas là une réflexion subtile ni un subterfuge d’apologiste, mais une observation toute philosophique et historique. Comprend-on que l’Évangile ait existé d’abord et se soit propagé ensuite sans un point d’attache avec les idées courantes et toute la vie du milieu humain où il s’est produit ? Rien ne pouvait faire que Jésus ne fût pas juif, il n’était homme qu’à condition d’appartenir à une branche de l’humanité. Dans la branche de l’humanité où il naquit et qui était celle où la religion avait donné ses meilleurs fruits, l’avenir religieux du monde était conçu d’une façon déterminée, que nous pouvons définir d’un seul mot, le messianisme. Par conséquent, en vertu d’une nécessité antécédente à son apparition sur la terre, Jésus, s’il voulait accomplir le salut du monde, avait pour point de départ l’espérance d’Israël, le messianisme, et il ne pouvait pas en avoir d’autre. Ce serait se jeter non seulement dans la conjecture invérifiable mais en dehors de toute raison et de toute réalité, que de le supposer formant lui-même toutes ses idées sans égard à ce que l’on pensait autour de lui, et, après que son esprit aurait été ainsi pourvu de notions entièrement nouvelles, entreprenant de renverser tout ce qui ne s’accordait pas avec son idéal. Tout développement humain a son point de départ, qui est aussi son point d’attache, dans l’humanité ; il ne /[fol. 368] grandit que par un conflit sympathique avec ce qui l’entoure, par sa rencontre avec des aspirations analogues à celles qui l’animent, par l’assimilation d’éléments qui lui sont homogènes. {Un développement qui réaliserait dès son origine toute la perfection logique de ses principes et toute la puissance de sa vitalité serait fixé du premier coup et n’irait pas plus loin. Mais l’idée même d’un tel développement, qui n’en serait pas un, implique contradiction. La condition indispensable de tout ce qui prend vie sur la terre est d’exister d’abord en germe, sous une enveloppe rudimentaire et même informe relativement à ce que sera l’épanouissement de l’être dans la plénitude de ses facultés. L’Évangile n’a pas échappé à cette loi universelle. Il n’est pas un produit tout spontané ; il est sorti de ce qui existait avant lui, et il est apparu d’abord comme le fruit de l’arbre qui l’avait porté.}(m) L’Évangile, paraissant en Judée et ne pouvant même paraître ailleurs, devait, qu’on me pardonne la barbarie de l’expression, être conditionné judaïquement. L’extérieur juif est le corps dont l’Évangile est l’âme. Supprimons le corps par hypothèse et l’âme s’évanouira dans l’air comme un souffle léger. Ne disons pas que la forme juive de l’Évangile fut un défaut puisque ce fut la condition indispensable de son existence, l’élément terrestre qu’il vivifia et qui lui permit d’être sensible, intelligible, agissant, entraînant parmi les hommes. Cette forme juive contribua à la perfection transitoire /[fol. 369] et relative de l’Évangile, puisqu’elle contribua à lui donner l’être réel et à fonder sa durée, tout comme le corps contribue à la perfection contingente et relative de notre vie ; puisque sans le corps il n’y a pas de vie humaine. Le messianisme avec la parousie et le règne triomphant de Dieu sur la terre est donc le corps de l’Évangile, corps sans lequel l’Évangile n’aurait été qu’une possibilité métaphysique, une essence invisible, intangible, même inintelligible, {par défaut de symbole approprié à nos moyens de connaissance,}(n) et non quelque chose de vivant dans l’humanité. Il faudra toujours un corps à l’Évangile pour être vivant et humain. Sans perdre d’un seul coup ni tout à fait sa forme judaïque, il a pris une forme nouvelle dans le monde gréco-romain par le développement des dogmes et du culte ; il a encore modifié cette seconde 192
Jésus-Christ forme dans le christianisme occidental par une organisation toujours plus forte de la hiérarchie ecclésiastique ; et on ne peut pas dire, nous le montrerons bientôt, que ces développements le détériorent ou le compromettent plus que n’a fait sa forme purement juive et apocalyptique : ce sont les conditions nécessaires pour fixer l’Évangile sur la terre et dans l’humanité. Ces conditions, dira-t-on, sont une limitation de l’Évangile ? Mais tout ce qui se réalise ici-bas n’est-il pas limité, précisément parce qu’il est conditionné ? L’absolu seul est inconditionné, selon notre manière de concevoir ; mais nous ne vivons pas dans l’absolu, nous vivons dans le relatif, /[fol. 370] c’est-à-dire, au fond et d’une certaine manière, dans l’absolu conditionné. Tel a été l’Évangile dès l’instant de son apparition dans le monde et tant qu’il a été vivant dans l’âme de Jésus. Il n’eût pas été divin sans ses principes universels ; il n’eût pas été humain sans sa forme juive. Il nous semble que cette forme fut imparfaite, parce qu’elle ne fut pas définitive et qu’elle changea, avec saint Paul, au premier pas que le christianisme dut faire hors de Palestine. Une telle façon de juger est elle-même trop étroite et elle devient tout à fait injuste si elle veut exprimer la condamnation de ce qui fut d’abord et ne devait pas durer. La forme plus universaliste donnée à l’Évangile par saint Paul était incompatible avec la mission propre de Jésus, elle aurait gêné cette mission ou l’aurait fait dévier, si bien que la forme messianique et juive de l’Évangile, au lieu d’être pour lui une imperfection, a été, en un sens très vrai, la perfection requise pour ses débuts. L’Évangile n’a jamais été réalisé d’une manière plus divine, plus intense, plus salutaire que sous cette forme spéciale du messianisme juif, bien qu’il n’ait pu ensuite vivre, se propager, se perpétuer qu’en la dépouillant progressivement. [Jésus historique et Jésus de la tradition.] Mais comment concilier l’idée que la tradition nous donne de Jésus avec celle que Jésus nous donne de lui-même, avec cet ensemble de pensées, de préoccupations, d’espérances toutes juives, dont l’esprit du Sauveur s’est nourri jusqu’à /[fol. 371] la consommation de sa vie mortelle et que le christianisme a successivement transformées, on pourrait presque dire écartées, au lieu de les justifier et de les accomplir ? Par son côté messianique l’Évangile ne ressemble-t-il pas à un beau transport d’enthousiasme irréfléchi, qu’un élément de religion pure empêche de verser dans le fanatisme, sans lui ôter pourtant le caractère d’une illusion chimérique ? Le sens chrétien a toujours été déconcerté par le réalisme des assertions de Jésus touchant les circonstances de son retour prochain et de la foi du monde ; il a toujours mieux aimé éluder ces déclarations par des artifices d’exégèse que de se rendre à l’évidence de témoignages qui supposeraient chez le Sauveur une connaissance très vague de son propre avenir et une connaissance plus vague encore, s’il est possible, de l’avenir qui était réservé à son œuvre, avec une simplicité d’espérance que beaucoup de ses disciples avaient déjà perdue vers la fin du premier siècle. {N’a-t-on pas vu déjà des savants catholiques insinuer, sinon admettre ouvertement, à la suite de certains rationalistes, que la tradition apostolique avait prêté à Jésus ses propres illusions, comme si la parousie ne tenait pas essentiellement au messianisme, et comme si le messianisme ne tenait pas essentiellement au rôle historique de Jésus ? Sans doute, ces apologistes d’un nouveau genre ne voient pas comment on pourrait soutenir que Jésus a été prophète s’il n’a pas nettement prévu son Église, ou regarder comme élevé /[fol. 372] au-dessus de l’humanité le héros d’une entreprise qui, jugée au pied de la lettre et dans sa 193
Alfred Loisy manifestation historique aurait été seulement un rêve grandiose dont l’issue ne pouvait être que fatale à celui qui en poursuivait la réalisation. Socrate, qui mourut aussi pour une noble cause, n’aurait-il pas été plus sage que Jésus, en n’attendant pas de compensation particulière pour la mort qu’il allait subir, ni de triomphe éclatant et prochain sur ses ennemis ?} (o) Le rationalisme incrédule se complaît dans ces objections vulgaires, et le rationalisme théologique s’en effraie. On suit de part et d’autre une logique banale, qui méconnaît l’état réel des choses et applique sans discernement à l’ordre religieux et surnaturel les critères de l’ordre rationnel et scientifique. La foi religieuse ne s’appuie jamais et ne peut s’appuyer que sur des symboles, et ses aspirations qui ont pour objet l’infini ne s’objectivent dans la pensée humaine que sous une forme finie. {La détermination symbolique est la forme nécessaire de la foi, la condition de sa vie, ce qui lui permet d’être un principe d’action, ce qui en fait une force morale dans l’homme et dans le monde.}(n) Tourné en abstraction, le symbole se refroidit et perd sa vertu. Si Jésus n’avait eu en vue que l’établissement d’une doctrine, la fondation d’une école, même l’organisation d’une secte ou la fondation d’une religion, il faudrait dire qu’il n’avait pas pris les mesures que réclamait l’exécution de son projet, qu’il n’avait pas calculé la portée de son effort, /[fol. 373] que la voie choisie ne pouvait le conduire qu’à une catastrophe, et qu’il fut, pour tout dire en un mot, beaucoup moins habile que Mahomet. Jésus ne poursuivait pas un tel projet et il ne se flattait pas de réussir par le moyen d’un rêve décevant. Il vivait son projet et son rêve en même temps ; il réalisait en lui-même ce qu’il voulait voir autour de lui, l’union à Dieu, la joie de l’âme dans la confiance au Père céleste, certitude intime de l’avenir(p). L’essentiel de son rêve était la substance de sa vie. Pour autant qu’il sentait ainsi vivre en lui le royaume de Dieu, il n’était pas dupe d’une illusion, puisque la paix du royaume était dans son cœur. Quant à l’avenir, on dirait qu’il se l’est figuré trop simple, que son espérance touchant l’avènement définitif du royaume était à la fois trop rudimentaire, trop imaginative, trop éloignée de la réalité pour qu’on puisse l’exempter d’illusion. Mais ce serait juger bien mesquinement du plus grand acte de foi qui ait jamais été accompli sur la terre. Jésus mourut confiant dans l’avenir de son œuvre et dans sa propre immortalité, dans son propre triomphe. Sa confiance ne provenait pas d’un effort pour se dissimuler l’insuccès présent, pour surmonter les souffrances physiques et les terreurs de la mort, mais du même sentiment intime qui ne lui permettait pas même de supposer que la vie divine qui était en lui dût s’évanouir avec son dernier souffle, et que le royaume fût perdu avec lui, que lui-même fût perdu pour le royaume, parce qu’il aurait subi la mort. Non, le Messie vivrait à jamais, et le royaume viendrait ! Faut-il /[fol. 374] pour que cette persuasion nous apparaisse comme solide et légitime, que Jésus l’ait eue en la forme abstraite qu’on vient de voir, ou bien par une connaissance formelle et précise de l’avenir qui attendait l’Église sur la terre ? Ce serait exiger non pas un miracle, mais une monstruosité, car ce serait vouloir que Jésus ait eu pour espérance la définition très incomplète et l’analyse très insuffisante que nous essayons d’en donner aujourd’hui, ou bien la connaissance irréalisable dans un cerveau humain d’une longue histoire non accomplie ; ce serait mettre une abstraction incolore et une science impossible à la place de l’espérance vivante qui était en Lui. Qu’avait-il à faire de nos abstractions, et pourquoi demander qu’il ait su au lieu de croire, en un cas où la science n’a rien et la foi a tout à dire. Jésus donc a considéré l’avenir sous les espèces de la foi, sous le symbole traditionnel de l’espérance israélite, qu’il s’était approprié ; il a perçu cet 194
Jésus-Christ avenir comme une ligne lumineuse figurant l’avènement complet du royaume des cieux sur la terre. Au point de vue réel, on ne voit pas qu’il ait pu avoir une autre espérance, ni se la figurer autrement, ni l’exprimer d’une autre manière, étant données les conditions de son existence terrestre. De même que Jésus a dû se croire le Messie et se présenter comme tel aux Juifs de son temps pour être en ce monde ce qu’il devait y être, de même il a dû concevoir sous la même forme messianique son avenir et celui de son œuvre pour faire ici-bas ce qu’il devait y faire. L’espérance qu’il /[fol. 375] a eue n’était pas une erreur ; c’était la seule manière vivante dont il pût envisager l’avenir, d’après ce qu’était pour lui le présent. [Le sens de la parousie.] L’idée de la parousie avec tout ce qui s’y rapporte était comme le symbole concret de tout ce qui advint ensuite ; la foi à la résurrection du Maître, embrassée avec ardeur par les disciples, l’assurance certaine que Jésus, bien qu’il eût subi la mort, ne laissait pas d’être toujours vivant pour les siens et parmi eux, qu’il se communiquait réellement à eux dans le repas eucharistique, la diffusion de l’Église dans tout l’univers et les progrès indéfinis de l’Évangile au cours des siècles. C’était le symbole de tout ce que nous avons vu, et aussi de tout ce que nous ne voyons pas, car nous ignorons l’aspect que présente le royaume de Dieu contemplé de l’éternité, et comment se règle, derrière le rideau de ce monde, le compte de la justice et de la bonté divines. L’espérance de Jésus n’aurait rien eu de transcendant, de surnaturel, de vraiment divin, si elle n’avait correspondu à une réalité profonde, si elle n’avait figuré le mystère de l’au-delà. C’en est le […](q) que d’en mettre l’essentiel dans la vie présente et l’ordre des choses terrestres ; elle n’aurait rien eu d’humain, de saisissable, de consistant, ce n’aurait pas été une espérance, si elle n’avait été simplement l’image de ce qui devait être. {On ne conçoit pas que Jésus ait pu voir réellement tout l’avenir sans le vivre. Il n’a pu que le pressentir, et il l’a pressenti en la manière la mieux appropriée à son rôle effectif, à l’état /[fol. 376] de son œuvre, à la continuité de son action.}(r) Ne disons pas que Jésus a eu seulement la monnaie de son espérance et que la somme totale lui a échappé. Nous ne connaissons pas assez l’économie des choses éternelles pour porter un tel jugement, et par la foi du moins nous savons que Jésus est roi dans l’éternité. Autant que nous connaissons l’économie des choses terrestres, Jésus vit dans son Église d’une manière et à un degré qui ne se sont jamais vérifiés pour aucun être humain. Il n’est pas visiblement présent en ce monde avec les élus ressuscités, mais il a été pour quelque chose dans tout ce qui s’est fait de grand, de noble, de bienfaisant sur la terre depuis qu’il y a paru ; il est présent à toutes les âmes saintes ; il est vivant pour tous ceux qui croient et qui sont sauvés par lui. Il n’a pas eu besoin de revenir sur les nuées pour confondre Caïphe et ses assesseurs. Tous ses ennemis succombent l’un après l’autre. Son image se dresse au sommet de l’histoire, sur cette montagne mystique du haut de laquelle on voit tous les royaumes du monde avec leur gloire, et tous lui ont été donnés parce qu’il n’a pas adoré Satan, parce qu’il a suivi jusqu’au bout sans peur et sans défaillance, la voie du devoir que sa conscience lui a montré. Son programme de vie et d’action n’était pas celui d’un sage, mais d’un libérateur divin qui savait aller lui-même à Dieu par le chemin de la douleur et ne devoir être jamais trompé, de quelque façon qu’il plût au Père d’accomplir l’œuvre pour laquelle sa vie terrestre était sacrifiée. /[fol. 377] Lorsque le Sauveur, près d’expirer, dit les premières paroles du psaume « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? », sa pensée ne 195
Alfred Loisy s’arrêtait pas sans doute à ce début de la prière : elle suivait, jusqu’à la fin, après la description du supplice infligé au juste, les promesses de la consolation. Supposé que la tradition lui ait d’abord appliqué ce cantique, elle a bien interprété les sentiments qui l’avaient conduit jusqu’à la croix et qui le soutenaient encore parmi les horreurs de l’agonie. Il expira, dans l’appareil de la honte, entre deux scélérats, sous le regard de soldats brutaux, de spectateurs vulgaires, indifférents et moqueurs, abandonné des siens, vaincu en apparence par la sottise, la bassesse, la cruauté humaine ; il mourut comme il pouvait mourir, plein de vie et d’immortalité.
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Jésus-Christ Notes de l'éditeur a. Loisy précise sa pensée sur le caractère a-politique du royaume que Jésus annonce. Toute la fin de la section I reprend en les développant les vues de Loisy sur « l’universalisme » de la prédication de Jésus : tout en limitant son action au territoire d’Israël, Jésus pose quelques pierres d’attente qui permettront l’ouverture du royaume aux païens. b. Loisy développe un peu le thème du Messie voué à la croix : cette perspective, à elle seule, explique l’ambiguïté dans laquelle se tiennent Jésus et ses interlocuteurs, par rapport à sa qualité messianique. c. La seconde rédaction insiste ici sur la conscience qu’a Jésus de remplir un rôle éminent dans l’économie du salut. d. La seconde rédaction développe les vues de Loisy sur l’unicité de la relation entre Jésus et son Père. e. La seconde rédaction corrige la première en remplaçant dans cette phrase « sa conscience humaine » par « sa conscience divino-humaine ». Pensant à éditer son texte, Loisy contrôle davantage son expression que dans la première rédaction. Cette analyse du contenu de la conscience de Jésus est surtout tirée du passage de Matthieu 11, 25-30 : « Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, etc. », dont Loisy quelques années plus tard va rejeter l’authenticité et dont ici il renverse l’ordre en suivant une leçon ancienne « qui paraît plus satisfaisante que la leçon commune pour l’enchaînement des idées ». Dans la leçon généralement reçue, la sentence commence ainsi : « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père ». f. Une phrase de la seconde rédaction signale la singularité des miracles de Jésus, destinés non à faire valoir sa personne et sa mission, mais à annoncer l’Évangile. g. La seconde rédaction explique plus énergiquement comment Jésus subvertit l’eschatologie juive. Il en partage assurément la perspective et en retient la certitude que royaume est proche, très proche. Mais cette certitude est comme brisée par un nouveau partage du temps : alors que l’ère messianique s’ouvrait avec l’apparition du Messie, sans discontinuité, maintenant Jésus annonce sa propre mort et remet la venue du règne de Dieu au temps de son « retour ». Il n’a donc pas fait de prédictions au sens ordinaire du mot, mais a prévu l’avenir de son œuvre d’une manière cachée aux sages de ce monde. h. Certes, pour Loisy, les prédictions précises rapportées par les synoptiques ont été un peu arrangées par les évangélistes, mais il n’en demeure pas moins vrai que Jésus a prévu sa mort et qu’il a fait part de cette éventualité à ses disciples en même temps qu’il leur révélait sa dignité messianique. Cette conviction s’est formée en Jésus progressivement, à partir de l’expérience acquise dans l’échec du ministère galiléen et la mort ne lui a pas été imposée d’en haut, pour l’accomplissement d’un programme prévu de toute éternité. La pensée de Loisy est mieux maîtrisée et mieux exposée dans la seconde rédaction. i. Addition de la seconde rédaction relative au symbolisme eucharistique. j. La seconde rédaction explique comment et pourquoi la résurrection du Christ constitue un préalable nécessaire de la résurrection des croyants. k. Loisy précise mieux, dans la seconde rédaction, que l’historien ne peut connaître de la science du Christ que ce que lui en apprennent les textes. l. Il serait pratique de distinguer dans le message de Jésus la bonne nouvelle du Père miséricordieux et l’annonce d’événements eschatologiques décrits de façon très matérielle. Mais, pour Loisy, les deux aspects du message en forment comme l’envers et l’endroit et l’Évangile de Jésus-Christ n’a pu recevoir une portée universelle sans s’assujettir aux représentations d’une culture particulière, celle du peuple juif. L’Évangile n’a acquis la densité d’une parole humaine qu’en s’immergeant dans la culture juive. Les précisions supplémentaires de la seconde rédaction soulignent cette dualité du message évangélique.
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Alfred Loisy m. Loisy développe et amplifie un peu le texte de la première rédaction : il veut expliquer comment l’Évangile pour être reçu devait prendre initialement une forme juive et comment ensuite, pour être reçu dans la succession des âges, il devait recevoir d’autres formes. n. Addition de précisions sur le caractère inéluctablement symbolique de la connaissance religieuse. o. Addition destinée à rejeter l’opinion de ceux qui mettent au compte des disciples la persuasion de l’imminente venue du royaume de Dieu, méconnaissant par là que Jésus use du langage eschatologique familier aux Juifs de son temps. Loisy indique, quelques lignes plus loin, que la foi ne peut s’exprimer qu’au moyen de « déterminations symboliques ». p. Lecture douteuse ; autog. illisible ici. q. Dact. a omis un mot illisible dans le manuscrit. r. Addition d’une précision sur la manière dont Jésus a pu « pressentir » l’avenir du royaume.
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/[fol. 378] CHAPITRE V L’ÉVANGILE ET L’ÉGLISE
On vient de voir ce qu’a été la carrière de Jésus, ce que lui-même a voulu être, ce qu’il a enseigné, ce qu’il a fait. C’est ce court passage, ce petit mouvement provoqué par un charpentier galiléen devenu prophète, cette prédication de quelques mois, de quelques années tout au plus, c’est cette vie promptement tranchée, avec cette triste mort, qui supporte tout l’édifice chrétien, Église, croyance et religion. Dans le christianisme d’aujourd’hui, nous constatons ce qu’est devenu l’Évangile primitif, l’annonce du royaume des cieux. S’il y a dans les discours du Sauveur une parabole qui soit facile à tourner en prophétie, c’est celle du grain de sénevé, de la petite semence, qui déposée en terre, germe, pousse et devient un grand arbre où se réfugient les oiseaux du ciel. Mais si le christianisme doit être la religion de Jésus, peut-on dire qu’il subsiste encore ? Quel rapport y a-t-il entre les Églises, les dogmes, les cultes chrétiens, surtout l’Église, la croyance, le culte catholiques et l’Évangile du royaume ? Jésus n’avait-il pas dit que le royaume des cieux allait venir, et, puisque le royaume des cieux n’est pas venu, ne faut-il pas reconnaître que Jésus s’est trouvé faire autre chose que ce qu’il voulait, et que pas une seule /[fol. 379] des communions chrétiennes actuellement existantes, l’Église catholique à plus forte raison que toutes les autres, parce qu’elle s’est plus écartée que toutes de la simplicité évangélique dans sa constitution, son enseignement, ses pratiques, ne peut s’arroger l’autorité du Christ ni se prévaloir d’une institution qu’il ne lui a pas donnée ? /[fol. 380] I [Le christianisme historique et le royaume annoncé par Jésus] [Le groupe des disciples à la mort de Jésus.] Le samedi, le lendemain de la passion, l’Église chrétienne n’existait pas, Jésus n’avait rien fondé qui ressemblât à une Église ; il n’avait rien organisé qui eût le caractère d’une institution durable. Les apôtres ne soupçonnaient pas qu’ils collaborassent à une œuvre qui devait encore subsister vingt siècles après leur mort. Le groupement qui s’était formé autour de Jésus y était retenu par son influence personnelle, sans engagements réciproques ni projets convenus. L’arrestation de Jésus-Christ l’avait dispersé ; sa mort semblait l’avoir détruit. Jésus avait annoncé la venue du royaume ; et le royaume n’était pas venu, il s’évanouissait avec le 199
Alfred Loisy Messie. Il semble que, dans la stupeur où les avaient jetés les événements du jeudi soir et du vendredi, les disciples n’aient songé qu’à la catastrophe présente et que nulle pensée d’avenir ne les ait préoccupés. Mais ils avaient jusqu’alors trop vécu d’espérance pour n’y être plus accessibles. S’il n’y avait pas encore d’Église le samedi, dès le lendemain, ou peu de jours après, le petit troupeau commença de se reformer et depuis il n’a fait que grandir ; il a pu se diviser, jamais plus il n’a été anéanti. L’historien ne peut analyser en détail, faute de documents immédiats et précis, les circonstances, les faits et les réflexions qui enracinèrent dans l’âme des disciples la foi à la résurrection ; mais il est certain que le christianisme se fonda sur cette base, et qu’il n’aurait /[fol. 381] jamais existé sans elle. Ce fut la reconstitution du royaume, la reprise de l’Évangile au point où Jésus l’avait laissé. Le Maître toujours vivant redevenait présent aux siens, bien qu’invisible ; l’eucharistie corroborait la foi à la résurrection, ou plutôt la même foi qui embrassait Jésus ressuscité, le montrait présent dans le repas eucharistique ; le collège des Douze, complété par l’adjonction de Mathias, se trouvait en fait à la tête des fidèles, et Pierre à la tête des Douze. On était persuadé que le Maître reviendrait bientôt pour achever le royaume et, en attendant son retour, conformément à ses intentions, on prêchait le royaume annoncé par lui, déjà réalisé par la gloire de sa résurrection, et qui devait s’accomplir par la parousie. Ce n’était pas encore l’Église, puisque l’on continuait à se croire juif et à prêcher aux Juifs ; c’était l’Évangile tel que l’avait fait la passion. Mais bientôt la prédication de l’Évangile aux gentils amène l’organisation des communautés chrétiennes en dehors de la synagogue. Les fidèles venus du judaïsme se réunissaient entre eux pour la fraction du pain ; par ailleurs, ils n’avaient pas cessé de suivre les prescriptions mosaïques et de s’associer au culte du temple. Lorsque Paul, repoussé par les Juifs de Palestine, et par ceux de la dispersion, eut entrepris en grand la conversion des gentils et créé des communautés chrétiennes qui n’avaient aucun lien avec le judaïsme, le christianisme acquit, par la force des choses, une existence autonome. C’est alors qu’il prend un nom distinct, que le nom d’église appa- /[fol. 382] raît puis celui d’Église, comme raison universelle des communautés répandues sur la face du monde. Le grand convertisseur des gentils est le même qui proclame la nouveauté de l’Évangile, établit une différence essentielle entre l’Évangile et la Loi, fonde le christianisme sur l’Évangile par opposition à la Loi. La société des fidèles, répartis dans les groupements locaux, forme un seul corps, le corps du Christ, qui communique son esprit, sa vie à tous. Du reste l’organisation intérieure des communautés, leurs rapports entre elles et avec leurs fondateurs n’ont pas forme de discipline régulière. Chaque communauté particulière est gouvernée par un collège d’anciens, plus ou moins imité du régime des synagogues ; on les appelle episcopes (surveillants) ou presbytres (anciens), et il est assez difficile de discerner quelque nuance entre les attributions des uns et celles des autres. Le seul lien reconnu dans la communauté ou entre les communautés est celui de la charité. On vénère de loin les apôtres de Jérusalem, et le nom de Pierre est respecté ; on a aussi des égards et même une vraie soumission pour l’apôtre fondateur. Nul ne prétend avoir d’autre autorité que celle de l’Évangile et d’autre mission que de le prêcher. Chacun a l’autorité de sa grâce, du don divin qu’il a reçu : c’est ainsi que saint Paul présente les choses, et il n’est pas question de gouvernement proprement dit. Maranaatha, « Seigneur, viens », est comme le mot de passe de la chrétienté apostolique. L’Église a les yeux tournés vers le ciel,
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L’Évangile et l’Église comme les apôtres après l’ascension, et /[fol. 383] elle ne se regarde pas beaucoup elle-même pour se constituer, ne sachant pas encore qu’elle va durer. [Institution de présidents (épiscopes ou presbytres) à la tête des communautés.] Cependant les années s’écoulent, les conversions se multiplient, les communautés essaiment et grandissent ; les ouvriers de la première heure ont successivement disparu. Il a fallu régler les réunions des communautés, discuter et trancher des cas imprévus dans la première conception du royaume, le cas de pécheurs scandalisant par leur conduite la société des enfants de Dieu, le cas de {penseurs téméraires}(a) brodant sur la croyance évangélique des théories menaçantes pour la simplicité et l’intégrité de la foi. La direction des presbytres devient plus effective et se centralise pour que la sainteté, l’unité, la paix des communautés soient sauvegardées ; en se protégeant contre les désordres, les schismes et les hérésies, l’unité de la communauté se définit, se hiérarchise, et l’autorité apparaît. Au commencement du second siècle, le corps des presbytres est nettement distinct de la masse des fidèles, et parmi les presbytres on distingue celui qui va retenir pour lui le nom d’episcope, l’évêque, centre visible de l’église, autorité dirigeante de la communauté, non absolue sans doute, dans la forme, et qui ne veut pas être une domination, mais de plus en plus forte à mesure que le besoin d’unité s’accroît, que le danger des divisions est plus pressant. Le corps presbytéral se dégage {en quelque sorte}(a) des charismes primitifs ; l’évêque se dégage /[fol. 384] du corps presbytéral. La crise gnostique affermit l’épiscopat. L’Église était menacée d’une prompte dissolution par cette maladie quasi universelle d’un christianisme savant où la pureté de la foi, la sévérité de la morale sombraient avec l’unité chrétienne. Les chefs des communautés menèrent le combat avec vigueur et recueillirent les fruits de leur victoire. À l’élimination de l’hérésie correspond la consolidation de l’épiscopat unitaire, qui est {censé tenir}(a) la place de l’apostolat ; bientôt même on n’attribuera pas seulement aux évêques le lieu et la succession mais l’autorité des apôtres. [Place centrale de l’Église de Rome.] Parmi les Églises particulières on remarque, dès les premiers temps, celle qui est comme le centre commun de la chrétienté, « la présidente de la charité », selon le témoignage du martyr Ignace, c’est-à-dire l’Église romaine. Avant la fin du premier siècle, elle intervient pour rétablir l’union et la paix dans l’Église de Corinthe. Au cours du second siècle, elle est en possession d’un symbole qui est sa règle de foi et qui devient celle du monde chrétien. C’est chez elle {très probablement}(a) que le canon du Nouveau Testament a pris d’abord une forme arrêtée. C’est elle qui produit d’abord une liste d’évêques remontant jusqu’aux apôtres. Ce sont ses évêques qui font valoir les premiers le privilège de la succession apostolique, et même en ce qui les concerne personnellement la succession de Pierre, prince des apôtres. Victor, Calliste, Étienne ont argué de ce privilège et se sont comportés comme évêques des évêques. Leur prétention triomphe des /[fol. 385] résistances qu’ils ont rencontrées. L’observance romaine de la Pâque s’est imposée à l’Orient malgré la protestation faite contre Victor par les évêques d’Asie. Calliste
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Alfred Loisy a eu contre lui les trois grands théologiens de son temps1 Hippolyte, Tertullien, Origène : la discipline pénitentiaire qu’il a instituée n’en est pas moins devenue celle de toute l’Église. Firmilien de Césarée et Cyprien de Carthage protestent en vain contre l’absolutisme d’Étienne dans la question du baptême des hérétiques ; le second, qui a élaboré une théorie de l’Église où l’évêque de Rome est le centre mystique de l’unité chrétienne sans avoir une autorité supérieure à celle des autres évêques ni exercer une autorité légitime ailleurs que dans sa propre Église, se contredit lui-même en demandant à son rival d’intervenir souverainement dans les Églises d’Espagne et de Gaule. À mesure que l’Église catholique se dessine sur le fond un peu indécis du christianisme primitif, la primauté romaine se détache aussi comme un élément principal et un facteur essentiel du catholicisme. La primauté de fait exista sans doute avant qu’on proclamât le droit, et la profession de droit ne laissa pas d’être contestée ; mais cette profession n’était que la conscience réfléchie d’un fait traditionnel, et les protestations théoriques ou même les oppositions réelles venaient déjà trop tard pour réagir efficacement contre un état de choses consacré par le temps, les services rendus et la nécessité. /[fol. 386] {Du reste, l’intervention directe de l’évêque de Rome dans les affaires des autres Églises, surtout des plus éloignées n’avait rien de systématique et de régulier ; elle était plutôt extraordinaire et ne s’exerçait que pour le besoin, selon que les événements la sollicitaient. On échangeait des lettres de communion avec les évêques des principales communautés ; on envoyait des secours pécuniaires à celles qui, pour une cause ou pour une autre se trouvaient en détresse ; on s’entendait pour la condamnation des hérésies et des schismes qui tendaient à se propager dans toute l’Église, comme il arriva pour Novatien.}(b) Une controverse théologique, née dans l’Église d’Alexandrie, mais qui couvait depuis longtemps en Orient, éclate aussitôt après la paix de Constantin. L’empereur s’en mêle et devient dès lors un agent contrariant pour le développement de la hiérarchie ecclésiastique, bien qu’il travaille ordinairement à maintenir l’unité de l’Église pour garantir celle de l’empire. Dans l’affaire d’Arius, ce fut Constantin qui voulut le concile de Nicée et sa définition doctrinale. Sans y penser, il avait créé une forme nouvelle de l’autorité ecclésiastique et qui ne s’harmonisa pas tout de suite avec celles qui existaient antérieurement ; il avait créé les conciles généraux. Ce n’est pas qu’on leur ait attribué d’abord une autorité absolue ; du moins n’était-on pas fixé sur le genre et le degré d’autorité qui leur appartenaient. Il y avait eu auparavant des conciles particuliers, et l’Église d’Afrique avait même ses assemblées périodiques. Les décisions /[fol. 387] que l’on prenait dans ces conciles étaient valables pour la circonscription ecclésiastique qui y était représentée ; celles qui intéressaient la foi ou le lien de communion universelle étaient communiquées aux autres Églises et obtenaient une autorité définitive par le consentement commun. {La décision de Nicée ne fut considérée comme étant au-dessus de toute discussion qu’après un temps de lutte où son autorité n’avait pas été seulement contestée par les ariens, mais plus ou moins abandonnée par beaucoup d’orthodoxes. Rome y tenait parce qu’elle l’avait ratifiée. Les premiers conciles généraux furent surtout des conciles de l’Église orientale, et les évêques de Rome se contentaient d’y envoyer leurs délégués.}(c) Le seul qui ait assisté personnellement, et bien malgré lui, à un concile œcuménique est le pape Vigile. L’initiative de la convocation appartenait
1. Voir Harnack, op. cit., I, 443.
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L’Évangile et l’Église en fait à l’empereur ; et comme le siège de l’empire avait été transporté en Orient, qu’il s’agissait toujours de terminer des querelles orientales, c’est en Orient que les assemblées avaient lieu. Les évêques de Rome montrèrent toujours quelque défiance de ces assemblées, et ils pouvaient alléguer, pour ne pas s’y rendre, les inconvénients que comporterait une trop longue absence. Une chose en effet paraît claire dès le début de la période qu’on peut appeler conciliaire, qui commence avec Constantin et le concile de Nicée, pour finir avec le huitième concile œcuménique, c’est que les papes subissent les conciles généraux plus qu’ils ne les provoquent, n’admettent pas néanmoins qu’ils se tiennent sans leur participation /[fol. 388] et ne se croient pas liés par les décisions de ces assemblées tant qu’ils n’y ont pas eux-mêmes donné librement leur adhésion. Léon le Grand proteste contre un décret du concile de Chalcédoine. D’une manière générale, on peut dire que les papes ont sanctionné des décisions qu’ils avaient préparées ou suggérées, quand ils ne les ont pas imposées avec le concours de l’autorité impériale. C’est ce qui est arrivé pour le décret dogmatique de Chalcédoine. Pour toute l’Église un concile général sans aucune participation de l’évêque de Rome aurait été chose inouïe, et l’autorité d’un tel concile sujette à caution. Pour l’évêque de Rome les conciles généraux avaient surtout l’autorité qu’il pensait leur communiquer. À cet égard, il y avait comme un malentendu latent entre l’Orient et l’Occident, l’Orient continuant à se gouverner lui-même comme aux premiers siècles, ne recourant à l’Église romaine que dans les cas exceptionnels, pour remédier à ses propres divisions, et l’Occident, groupé de plus en plus étroitement autour de l’évêque de Rome, constituant une masse relativement homogène et centralisée au point de vue religieux, en dehors de l’unité politique. {Le pouvoir du pape n’acquit pas d’influence permanente en Orient à cause de la résistance que lui fit l’épiscopat, organisé en Église de cour, et aucune autre autorité ecclésiastique ne put y devenir prééminente, les tendances du patriarche alexandrin à la domination universelle de l’Orient ayant été brisées à Chalcédoine dans la personne de Dioscore, par le concours provisoire de l’évêque de Rome, de l’empereur et du patriarche /[fol. 389] de Constantinople, et les prétentions de ce dernier ayant finalement succombé à l’omnipotence impériale. L’Église d’Orient, à mesure qu’elle s’est inféodée à l’empire en se détachant de Rome et de l’Occident, a ruiné en elle le principe du développement ecclésiastique. Ce fut une église nationale, et ce sont des églises nationales qui se forment maintenant avec ses débris. L’Église chrétienne, la vieille Église, qui subsistait malgré les empereurs n’a réellement continué de vivre et de croître qu’en Occident, non seulement indépendante des pouvoirs politiques, mais les tenant même bientôt sous sa dépendance par l’autorité prestigieuse de l’évêque qui, au nom de saint Pierre, succédait à l’empire d’Auguste.} [L’autorité pontificale dans le domaine temporel.] Rome était la métropole de tout l’Occident. Même L’Église africaine, si grande et si florissante, du IIe au Ve siècle, si elle reconnaissait lui devoir son origine, et tout en gardant son autonomie, parfois avec un soin jaloux, ne laissait pas de vivre dans la communion la plus étroite avec l’Église transmarine. On consultait Rome pour toutes les questions importantes, et si, dans l’affaire de Pélage, par exemple, on pesa beaucoup sur la décision du Pape, contraignant en quelque sorte Zosime à ratifier le jugement de l’Église africaine, c’est que l’on avait conscience de ne pouvoir se passer de lui. Il y a loin pourtant de l’attitude encore indépendante de cette Église qui se tient à l’égard de Rome dans un rapport de communion respectueuse 203
Alfred Loisy plutôt que de subordination réelle, et la dépendance complète où nous voyons aujourd’hui /[fol. 390] toutes les Églises catholiques vis-à-vis du Pontife romain. Ce fut par un progrès lent et continu que l’évêque de Rome assuma toute l’autorité de fait et l’on peut dire toute la responsabilité administrative de la chrétienté occidentale. On doit ajouter que cette responsabilité lui vint d’elle-même presque autant qu’il la chercha. Si l’empire d’Occident avait duré, l’action de l’Église romaine aurait continué à s’exercer comme au IVe siècle et l’Église d’Espagne, l’Église des Gaules, l’Église bretonne auraient pu avoir une certaine autonomie, analogue à celle de l’Église d’Afrique, s’il s’y était créé un centre métropolitain. L’invasion des barbares brisa le cadre de l’empire et nécessita une nouvelle évangélisation ou un travail de reconstitution qui furent généralement dirigés par Rome. La première évangélisation était aussi venue de là, pour la majeure partie, mais les conditions étaient différentes. Maintenant le siège romain avait pour lui l’auréole d’un passé glorieux, la pleine conscience de sa force et de son droit, et les Églises qui se raffermirent chez les Francs et les Goths, qui se fondèrent chez les Anglo-Saxons et en Germanie, relevèrent bien plus directement de lui que les anciennes chrétientés occidentales. L’évêque de Rome fut effectivement le patriarche d’Occident, tandis que son rival de Constantinople ne fut patriarche d’Orient que sous la tutelle oppressive de l’empereur. On lui fabriqua même des titres pour justifier son intervention dans toutes les affaires des Églises particulières. Les fausses Décrétales ne furent pas inventées par les Papes, qui croyaient posséder tous les droits /[fol. 391] que ces documents revendiquaient pour eux, mais par des gens qui attendaient tout de leur appui ; la fraude littéraire une fois commise à leur profit, ils en tirèrent avantage sans qu’ils en eussent autrement besoin. Après les troubles et les hontes du Xe siècle, la papauté s’affirme comme la suprême autorité dans l’Église catholique. Cette autorité n’est pas connue encore comme absolue et unique, bien que le pouvoir épiscopal soit de plus en plus censé émaner directement du pontife romain, et que la juridiction tende à être attribuée au moins médiatement (d) par le Pape à chaque évêque ; mais c’est un pouvoir universel et souverain. Grégoire VII en proclame le principe et en prépare le triomphe. Innocent III achève l’œuvre de Grégoire VII, et pendant le XIIIe siècle, la papauté demeure arbitre de l’Occident au temporel comme au spirituel. L’Église romaine est la tutrice de tous les peuples et le pape se considère comme le juge de tous les rois. Une théorie complète de la primauté pontificale est formulée : on attribue au pape un pouvoir souverain non seulement dans l’ordre de la discipline ecclésiastique, de l’administration spirituelle et temporelle des églises et des monastères, mais dans l’ordre de la doctrine. C’est au pontife romain, dit saint Thomas d’Aquin, qu’il appartient de fixer le symbole de foi. Le mot d’infaillibilité n’est pas encore employé, mais on le sent venir. Son absence prouve néanmoins que l’idée nette de la chose n’existe pas encore. Le Pape se comporte comme ayant une autorité décisive en matière de doctrine, et comme cette autorité n’est contestée /[fol. 392] sérieusement nulle part, on ne réfléchit pas beaucoup sur les conditions de son exercice. Dès que la question se posera en termes précis par le fait d’une opposition vigoureuse, on peut prévoir la réponse que feront les théologiens romains, comme aussi l’hésitation anxieuse que les hommes de tradition, dans les Églises où subsistera une ombre d’autonomie, auront à reconnaître sous son expression définitive l’idée d’un pouvoir que l’antiquité n’avait pas connu sous cette formule et dont l’application sans contrôle à toutes sortes de matières semblait devoir être préjudiciable aux intérêts essentiels de l’Église. 204
L’Évangile et l’Église Ainsi le XIIIe siècle a vu à son apogée la puissance politique et sociale de l’Église catholique personnifiée dans le pontife romain. À partir de cette époque la théorie du pouvoir pontifical s’est éclairée et précisée ; mais en même temps que l’idée s’est systématisée, la réalité a baissé au moins dans l’ordre temporel et politique. Dans l’ordre purement religieux et ecclésiastique, elle a poussé jusqu’aux dernières conséquences l’application de son principe. On sait à travers quelles crises s’est accomplie cette évolution qui, renfermant de plus en plus le pape dans son rôle de chef spirituel de la catholicité, l’a élevé comme tel à un degré de puissance qui ne peut plus être dépassé. Les pouvoirs politiques en se fortifiant se trouvent contrariés par l’ingérence perpétuelle de l’Église. La théorie de l’État indépendant, du roi dépendant de Dieu seul, s’affirme en face de la théorie du /[fol. 393] pape vicaire de Dieu et dépositaire unique de toute son autorité sur la terre. Boniface VIII va jusqu’à l’extrême conclusion du principe posé par Grégoire VII ; il déclare dans la bulle Unam sanctam, que le pape, vicaire du Christ, a reçu de lui les deux glaives, le glaive du pouvoir spirituel et celui du pouvoir temporel ; le pape garde pour lui le premier, et il confie le second aux princes ; ceux-ci n’en usent que sous sa dépendance, et il reste maître de le leur enlever s’ils ne s’en servent pas pour la vérité et la justice. La théorie n’est pas restée sous cette forme absolue dans l’enseignement officiel de l’Église : on a reconnu que la société politique étant de droit naturel, l’autorité qui y préside ne procède pas de celle qui a été communiquée par le Christ à Simon-Pierre. Il n’en est pas moins vrai que cette théorie, formulée dans le temps même où elle cessait d’être applicable, a exercé une influence permanente sur la politique des papes jusqu’à nos jours. Le rapport des deux pouvoirs est demeuré en théologie une question difficile. {On hésite à dire que l’autorité temporelle dépend directement de l’autorité spirituelle, puisqu’elle a sa source ailleurs ; mais on affirme une dépendance indirecte, pour autant que la conscience est intéressée dans le gouvernement des choses temporelles, et que le pape a autorité dans tout ce qui est du domaine de la conscience. Idée fort juste, mais qui exclut sans qu’on s’en aperçoive, les procédés sommaires de l’ancienne théocratie.} (e) Dans l’organisation politique du moyen âge, les sentences du pape contre les souverains marchaient de pair avec l’excommunication ou l’annulation du serment. Aujourd’ / [fol. 394] hui l’excommunication ne touche plus les chefs d’État en leur qualité de gouvernants, et les peuples, ignorant de plus en plus ce que c’est que fidélité à un gouvernement, parce qu’ils se gouvernent eux-mêmes, n’ont pas à être déliés d’engagements qui n’existent pas. L’accueil fait au Syllabus a montré que le programme de Boniface VIII est devenu plus inintelligible encore aux peuples modernes qu’il ne leur est insupportable. Comme l’histoire, en se ressemblant souvent ne se répète jamais, il est à croire que si la papauté recouvre, comme elle recouvrera tôt ou tard, une influence sociale universelle, analogue à celle qu’elle a eue au moyen âge, cette influence s’exercera d’une toute autre manière et que la civilisation des siècles à venir n’aura pas dans le Pape son chef unique, direct et absolu. [Le « Grand Schisme ».] Le second échec qui fut fait à la papauté fut occasionné par le grand schisme d’Occident. Diminuée temporellement, la papauté ne laissa pas d’être, après l’insuccès de Boniface VIII, menacée même dans l’ordre spirituel. La confusion des pouvoirs, dont les papes avaient profité, se retournait contre eux dès que l’autorité temporelle leur échappait. Comme ils avaient dominé les princes par le spirituel, les princes les atteignaient par le temporel. Les Églises étaient en même temps de 205
Alfred Loisy grandes institutions d’État. La politique des princes tendit à faire de chaque Église nationale un instrument de règne et, pour obtenir ce résultat, à restreindre le plus possible l’intervention du Pape et son autorité. Ce furent les théo- /[fol. 395] logiens de cour et les légistes qui posèrent théoriquement des limites à la puissance pontificale et ces limitations théoriques étaient destinées à justifier des empiétements réels sur l’immunité ecclésiastique et l’autorité absolue du Pape. Le schisme d’Occident donna libre carrière aux ambitions des politiques et aux conceptions des théoriciens antiromains. On avait deux et même trois papes qui s’anathémisaient l’un l’autre et qui dépendaient en réalité des princes qui voulaient bien rester dans leur obédience. La force du sentiment catholique leur imposa finalement la renonciation, mais il fallut recourir à un concile, où l’on déposa les papes qui ne cédèrent pas volontairement. Pour cette raison même qu’il y avait trois papes douteux qu’il fallut supprimer avant de retrouver un pape certain, le concile de Constance eut presque besoin de se croire supérieur au pape et le crut en effet. Comment n’en aurait-on pas été convaincu, lorsqu’on en avait déposé trois ? Il est vrai que la question de l’autorité du concile relativement à l’autorité d’un pape certain ne se posa pas nettement et qu’on avait surtout en vue la situation présente, situation anormale et sans précédent. D’après la vraie tradition de l’Église catholique, un concile sans pape pouvait être un tribunal qualifié pour trancher le différend des papes douteux et procurer l’élection d’un pape certain ; ce n’était pas un concile œcuménique ayant qualité pour résoudre dogmatiquement, sans le pape et contre lui, la question du pouvoir ecclésiastique. Le coup porté au prestige du pontificat /[fol. 396] romain n’était pas moins réel et profond. Les rapports du Pape avec les Églises particulières commencent dès lors à être réglés par des concordats, c’est-à-dire que, ces Églises étant considérées comme des institutions nationales, les princes obtiennent que le Pape ne les régira pas directement et sans contrôle, et qu’elles ne se régiront pas elles-mêmes sous le contrôle du Pape, mais qu’elles seront gouvernées par une sorte de concert politique entre le Pape et les princes. {Les concordats n’ont aucunement perdu ce caractère. Ils sont un expédient pour concilier les prétentions du Pape au gouvernement de toute l’institution ecclésiastique, tant au spirituel qu’au temporel, et celles des princes à ne reconnaître chez eux aucune autorité temporelle qui soit supérieure à la leur. Ils n’ont de raison d’être que si l’Église est une institution d’État. On peut prévoir qu’ils disparaîtront tôt ou tard par l’effet de l’évolution sociale qui tend à affirmer de plus en plus la distinction essentielle et l’indépendance réciproque de l’ordre religieux et moral et de l’ordre civil et politique.} [La primauté pontificale et la Réforme.] Un troisième échec, qui se tourna en révolte absolue, fut la prétendue réforme. Après le grand schisme, la papauté s’était recueillie, n’abandonnant en principe aucune de ses prétentions, mais impuissante à les exercer toutes. Son premier soin fut d’affirmer et de maintenir l’idée de la supériorité du pape sur le concile. Désormais fixés à Rome, les papes /[fol. 397] travaillent à arrondir et organiser leur principauté, la gouvernant à la façon des autres princes italiens, tout en essayant de présider aux destinées du monde chrétien. Des abus réels dans les diverses parties du gouvernement et de la discipline ecclésiastiques se perpétuaient sans que Rome parût avoir la volonté réelle d’y remédier. La réforme avait été demandée à Constance, puis ajournée ; elle avait échoué à Bâle et n’avait pas été tentée à Florence. En voyant sur le siège de saint Pierre Alexandre VI, on peut admettre 206
L’Évangile et l’Église sans peine que l’Église avait besoin d’être réformée dans son chef et dans ses membres. Les papes étaient plus préoccupés de leurs intérêts politiques et de gloire mondaine que de réformer leur cour, l’Église et eux-mêmes. Un coup de foudre les rendit au sentiment de leur devoir. Luther parut et commença une réforme qui pour n’être pas la vraie, pour avoir bouleversé la catholicité tout entière et l’avoir finalement coupée en deux, n’en provoqua pas moins un contrecoup dans le catholicisme meurtri et mutilé, l’effort indispensable pour extirper la corruption qui le minait. Le mouvement luthérien et protestant fut presque dès l’origine un mouvement antipapal. Léon X n’en comprit pas la gravité. Il condamna les propositions de Luther comme le concile de Constance avait condamné celles de Wiclef et de Jean Hus, et il se persuada que le bras séculier aurait promptement raison d’un moine audacieux et turbulent. Or ce n’était pas seulement de propositions qu’il s’agissait mais d’une réaction formidable de la conscience individuelle et de la conscience chrétienne /[fol. 398] contre l’absolutisme et la mondanité ecclésiastiques. Le mouvement une fois déchaîné ne pouvait être arrêté par des censures. Dans sa lutte contre l’Église établie, Luther avait besoin de s’appuyer sur une autorité incontestée : c’est en partant de l’Écriture qu’il combattit ce qui reposait sur la tradition. Il n’eut pas beaucoup de peine à prouver que l’Église catholique et la papauté de son temps n’avaient pas été instituées telles quelles dans le Nouveau Testament, et il combattit l’Église et la papauté au nom de l’Évangile. On sait comment, après quelques hésitations qui font honneur à sa perspicacité d’exégète, il finit par se persuader que le Pape était l’Antéchrist prédit par saint Jean dans l’Apocalypse. Il est certain que le Pape est le gardien naturel de la tradition catholique et que, si la tradition, pour autant qu’elle se distingue de l’Écriture est par là même condamnable, le Pape doit être d’abord supprimé pour que l’Évangile règne. Mais une négation si absolue, qui battait en brèche l’autorité pontificale jusque sur le terrain religieux et dans son principe, mettait Luther, sans qu’il en eût tout à fait conscience, en dehors du christianisme de tous les temps. Il ne vit pas lui-même qu’il opposait à l’Église catholique un principe nouveau. {Il sépara du pape et de la tradition chrétienne une partie de l’Europe ; il n’arrêta pas le développement du pouvoir pontifical sur le terrain du catholicisme.}(f) S’il n’y avait pas eu de séparation violente, que le besoin de réforme eût été satisfait assez promptement, que les /[fol. 399] peuples du Nord fussent demeurés catholiques, ce développement aurait eu lieu sans doute sous une forme un peu différente de celle où il s’est accompli dans des Églises toutes latinisées et pénétrées de l’esprit romain. Il a fallu néanmoins que le mouvement centralisateur qui aboutit au concile du Vatican fût favorisé par les circonstances pour réussir aussi vite. Ce n’est pas tout à fait en vain que les protestants avaient passé au crible de leur exégèse tous les témoignages bibliques et traditionnels dont s’autorisait le pontificat romain. Les velléités d’indépendance, l’esprit d’opposition qui s’étaient manifestés à Constance et à Bâle n’avaient pas disparu : il subsistait entre le catholicisme romain, disons ultramontain, et le protestantisme une sorte de tendance intermédiaire, qu’on peut appeler gallicane, du nom qui lui est resté en théologie, mais en observant que cette tendance a existé ailleurs qu’en France. Il est remarquable que le concile de Trente ne fit aucune déclaration sur l’autorité du Pape, bien que ce fût un des points les plus contestés par les protestants ; le pape se retrancha pour ainsi dire derrière le concile et ne fit pas personnellement tête à des adversaires : c’est que l’on aurait pu s’entendre alors pour la définition et que Rome ne voulait pas s’aliéner une partie des catholiques en faisant condamner 207
Alfred Loisy solennellement le décret de Constance touchant la supériorité du concile sur le pape, ni compromettre l’avenir et son propre droit en laissant ériger ce décret en définition incontestée de la foi catholique. Aussi bien reste-t-il une grave /[fol. 400] lacune dans l’œuvre doctrinale du concile de Trente. La question capitale qui se débattait entre catholiques et protestants était celle de l’Église et de son autorité : le concile n’a pas un décret qui se rapporte directement à l’institution de l’Église ; {il y a bien un canon qui affirme comme de droit divin l’existence d’une hiérarchie à trois degrés, évêques, prêtres et ministres2, mais il se trouve parmi les définitions relatives au sacrement de l’ordre et il n’exprime pas réellement la constitution de l’Église catholique. En face des protestants affirmant l’autorité absolue de la Bible, on affirme l’autorité absolue de la tradition, non de la tradition vivante mais de la tradition objective, de la doctrine catholique censée transmise par les apôtres en même temps que l’Écriture.}(g) Il est évident que la notion même de l’Église n’était pas encore tirée au clair, que l’Église catholique romaine était un grand fait traditionnel dont on n’avait pas encore la formule précise, et que dans le besoin qu’on éprouvait d’une telle formule, dans l’effort que l’on faisait pour se la procurer, deux tendances nettement opposées se manifestaient, qui mettaient obstacle à la définition : la tendance romaine qui allait à placer toute la notion de l’Église dans l’unité, sous l’autorité absolue du pontife romain, et la tendance gallicane, plus attachée à l’ancien état de choses, qui allait à placer cette notion dans la catholicité, dans l’épiscopat universel, présidé, non dominé par le pape. Quoi qu’en dise M. Harnack3, le fait que les décrets de Trente ne devinrent /[fol. 401] obligatoires qu’après la sanction du pape et que l’interprétation lui en fut réservée n’ajoutait rien aux prérogatives qui lui appartenaient depuis plusieurs siècles. Toutefois la lutte contre le protestantisme, qui obligeait les catholiques à se serrer autour du Pape, le concours que les princes devaient chercher auprès du Souverain Pontife, les concessions que les rois de France eux-mêmes étaient obligés de faire pour se l’assurer, facilitèrent une centralisation administrative que devait suivre naturellement un développement de la théologie ecclésiastique dans le sens ultramontain. [Le gallicanisme et la doctrine de la primauté pontificale jusqu’à Vatican I.] On sait quel était l’état de la question théologique au XVIIe siècle. L’infaillibilité personnelle du Pape était contestée en France et l’on admettait seulement l’indéfectibilité du siège romain. La notion de la primauté demeurait obscure. On prétendait subordonner l’autorité du pape à celle des canons, comme celle du pouvoir exécutif aux lois d’un gouvernement parlementaire. Quand les protestants objectent aux catholiques l’énormité des prétentions romaines, on leur répond 4 que la question de l’autorité pontificale est librement discutée parmi les catholiques et qu’il est permis de s’en tenir sur ce point à l’opinion la plus large. Rome laisse dire, bien qu’elle ne cesse de réagir contre la doctrine gallicane et même de la combattre ouvertement, sans grand succès, quand on la formule dans les quatre articles de 1682. Les /[fol. 402] Gallicans n’en continuent pas moins à soutenir que le concile général est au-dessus du pape et que les décisions pontificales ne sont absolument
2. Conc. Trid. Sess. XXIII, c. 6, De Sacr Ordinis. 3. Op. cit., III, 648. 4. Voir Bossuet, Exposition de la doctrine de l’Église catholique , , XXI.
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L’Évangile et l’Église obligatoires qu’après acceptation de l’Église dispersée, ce qui revient encore à la supériorité du concile, de l’épiscopat universel, sur le pape. Des idées analogues se manifestent en Allemagne. Les pouvoirs politiques appuient cette théologie antiromaine bien plus efficacement que les arguments dont elle s’autorise. La politique l’a fait durer et c’est la politique qui en a précipité la ruine. Le grand restaurateur de l’autorité pontificale, restaurateur involontaire, fut Napoléon. L’Église de France, principal foyer de la résistance aux doctrines ultramontaines avait été détruite par la tourmente révolutionnaire, mais la plupart de ses évêques vivaient encore dans l’exil. Pour rétablir le catholicisme en France, il n’y avait, en suivant les règles de l’ancienne discipline, qu’à laisser tous ces prélats remonter sur leurs sièges, et l’Église gallicane revivait avec ses traditions ; rien d’essentiel n’eût été changé dans ses rapports avec Rome. Mais Napoléon qui croyait utile à la politique de rétablir le catholicisme ne se souciait pas d’avoir un épiscopat légitimiste ; il voulait avoir l’Église dans sa main, et il avait besoin pour cela d’un épiscopat nouveau. Pour le créer, sans sortir du catholicisme, il eut recours au pape, et l’on eut alors ce spectacle, inouï dans l’histoire, d’une grande Église, tout entière orthodoxe et sacrée par la persécution, supprimée d’un trait /[fol. 403] de plume par l’évêque de Rome, qui, du même coup, en créait une autre à la place, par sa volonté toute puissante. On demanda leur démission aux évêques de l’ancien régime, on déposa ceux qui la refusèrent, on institua les évêques présentés par Bonaparte. Celui-ci croyait s’être façonné un bon instrument de règne, en attendant qu’il s’emparât du pape lui-même ; il n’avait fait réellement qu’une chose, porter le coup de mort au gallicanisme et porté le pontificat romain à un degré de puissance effective que les arguments de ses théologiens n’auraient pu lui donner. Désormais l’Église de France était à la merci du Pape qui l’avait faite et dont le droit souverain était la condition même de sa propre légitimité. En vain Napoléon, pressentant les conséquences de son œuvre, voulut ressusciter les quatre articles ; en vain la Restauration fit des efforts dans le même sens ; la tradition gallicane ne se renoua pas et ne pouvait pas se renouer. Au contraire un mouvement ultramontain, sortant logiquement de la situation créée par l’acte de Pie VII, ne tarde pas à se dessiner et va toujours grandissant sous l’impulsion de Lamennais, puis des écrivains sortis de son école, bientôt dépassés eux-mêmes par des publicistes qui mirent au service des doctrines romaines la violence de passion et l’intempérance de langage qu’on apporte ordinairement dans les querelles politiques. Lamennais, du reste, leur avait donné à cet égard un exemple qu’ils n’ont suivi que trop fidèlement. Les malheurs de Pie IX et la sympathie qu’inspirait sa personne achevèrent de déchaîner le / [fol. 404] courant. En 1854 le Pape seul procède à une définition de foi, la première définition solennelle qu’un pape ait faite de sa propre autorité, avec l’intention de l’imposer à toute l’Église. Il est vrai qu’une consultation secrète de l’épiscopat avait eu lieu auparavant et que l’éventualité d’une protestation était ainsi conjurée. L’infaillibilité personnelle du pape n’en était pas moins établie en fait. Quand il s’agit de la proclamer en principe, une hésitation se manifesta. La publication du Syllabus, en 1864, avait montré que Rome n’abandonnait aucune de ses prétentions anciennes. {Les principes mêmes sur lesquels sont fondées les sociétés contemporaines avaient fourni en partie la matière des propositions condamnées. Il suffit de citer la 24e : « Ecclesia vis inferendae potestatem non habet, neque potestatem ullam temporalem directam vel indirectam », la 77e : « Aetate hac nostra non amplius expedit religionem catholicam haberi tanquam unicam status religionem, caeteris quibuscumque cultibus exclusis » et la 55e : « Ecclesia a Statu, Statusque 209
Alfred Loisy ab Ecclesia sejugendus est ». Il faut tenir pour catholique la doctrine opposée à ces propositions ; mais il y a bien des manières de l’entendre, et la plus naturelle semble être que l’idéal catholique consiste à maintenir l’union de l’Église et de l’État pour garantir à l’Église les prérogatives d’une religion d’État exclusive de tout autre et contrôlant en toutes choses, comme lui étant supérieure, l’État luimême. Le programme officiel du catholicisme ultramontain serait la restauration du moyen âge, dans des condi- /[fol. 405] tions intellectuelles, sociales et politiques tout autres que celles du moyen âge.}(h) Les gouvernements s’émurent ; les débris du gallicanisme semblèrent pour un temps se ranimer. {Quand on en vint au pas décisif, et que la question fut posée devant le concile œcuménique du Vatican, deux cents évêques environ, minorité respectable, mais insuffisante contre une majorité de cinq cents voix, se prononcèrent, non contre la primauté absolue et l’infaillibilité personnelle du pape, – car le pur gallicanisme ne s’afficha pas dans le concile, la primauté de juridiction ne fut pas discutée, et l’infaillibilité était le point délicat où se concentrait l’effort de l’opposition –, mais contre l’opportunité d’une définition spéciale touchant l’infaillibilité du Pape. Au fond, on craignait les abus d’un si grand pouvoir, dont le dépositaire pourrait être tenté d’user en dehors de la sphère purement spirituelle du gouvernement ecclésiastique et l’on ne s’apercevait pas que de tels abus étaient devenus matériellement impossibles. On ne songeait pas non plus que porter le débat sur l’opportunité était rendre la décision inévitable ; puisqu’on reconnaissait la catholicité de la doctrine, rien n’empêchait de la proclamer, et même il le fallait, puisque l’on aurait paru, en s’abstenant, ne la regarder pas comme tout à fait certaine. La définition fut donc rédigée et promulguée avec certains correctifs dont la majorité infaillibiliste ne s’était pas avisée d’abord.}(i) Les évêques qui s’étaient abstenus de paraître à la session solen-/[fol. 406] nelle où le nouveau dogme fut promulgué ne tardèrent pas à y donner leur adhésion. {Un schisme sans grande portée se produisit en Allemagne et en Suisse, favorisé d’abord par les pouvoirs politiques ; il eut en France un très faible écho. La mauvaise humeur de certains gouvernements a dû céder à la nécessité politique. Abstraction faite de ces détails on peut dire que la définition du Vatican est devenue la loi de l’Église catholique dès l’instant de sa promulgation.} [Vatican I sur le rôle de l’évêque.] Ainsi fut gagnée définitivement la grande partie engagée depuis le temps des Clément, des Victor, des Etienne, des Léon, et la notion de l’Église catholique est formellement identifiée à celle de l’Église romaine. Dans le catholicisme où l’on comptait jadis des Églises et où il y en eût réellement jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y a plus qu’une seule Église avec un seul chef. Les évêques, à la vérité, restent préposés à des circonscriptions administratives qui conservent le nom d’Églises ; mais la situation d’un archevêque de Paris n’est évidemment plus à comparer avec celle de Cyprien à Carthage, d’Ambroise à Milan, ni la situation d’un évêque de province avec celle d’Augustin à Hippone. Tous les pouvoirs ecclésiastiques sont effectivement centralisés dans le pape et sont proclamés venir de lui ; c’est de lui que les tiennent ceux qui y ont part. Les théologiens qui n’ont pas peur des questions oiseuses peuvent se demander si les pouvoirs des apôtres leur ont été conférés directement par le Sauveur, ou /[fol. 407] bien en passant par Simon-Pierre, si l’autorité épiscopale vient immédiatement ou médiatement à celui qui en est revêtu, si l’autorité pontificale est la condition indispensable ou la cause prochaine de cette communication, si le Pape pourrait administrer l’Église entière avec le 210
L’Évangile et l’Église concours de vicaires apostoliques, sans retenir le cadre des évêques titulaires. Ces discussions sont bien près d’être purement verbales. Quoi qu’il en soit des titres et des formules, toute l’autorité doctrinale, administrative et liturgique est centralisée à Rome, et dans la personne du Pape. {Le rôle des évêques se borne en fait, comme celui de préfets ecclésiastiques, à faire observer ponctuellement dans leur diocèse toutes les décisions romaines. Ce n’est pas que leur ministère chrétien, la mesure de leur influence réelle sur les âmes en soit diminuée, ni qu’un évêque ne puisse encore, maintenant comme toujours, exercer une action personnelle dans l’Église par ses talents, ses écrits, la considération publique dont il jouit, mais son initiative proprement épiscopale est évidemment réduite. L’histoire du développement hiérarchique dans l’Église catholique se ramène donc à l’histoire du pontificat romain.} Mais ce développement ne peut aller plus loin dans la direction qu’il a suivie jusqu’à nos jours. Les transformations qui ne peuvent manquer de s’y produire ultérieurement n’atteindront que le mode d’action et non la constitution réelle ou théorique de la primauté. /[fol. 408] II [Le « royaume de Dieu » de Jésus aux Apôtres] Les protestants considèrent toutes les phases de ce développement historique comme un éloignement progressif de l’idéal évangélique et une sécularisation de plus en plus complète du royaume spirituel conçu et inauguré par le Sauveur. L’apparition de l’épiscopat, des conciles, de la papauté, les agrandissements continus de celle-ci marquent pour eux les formes d’un mouvement dont il est presque superflu d’examiner la valeur religieuse, parce qu’il n’a rien de spécifiquement chrétien. Mais tandis que les anciens apologistes de la réforme jugeaient compromise la cause du protestantisme si saint Pierre était venu à Rome, le pape en ce cas étant fondé jusqu’à un certain point à se dire son successeur, les représentants les plus autorisés de l’école critique, arguant de l’Évangile même contre la notion fondamentale du catholicisme, à savoir l’institution de l’Église par le Christ, ne font pas difficulté d’admettre au moins comme probables le séjour et le martyre du chef des apôtres dans la capitale de l’empire romain. Saint Pierre a pu venir à Rome, contribuer avec saint Paul à la fondation de la communauté chrétienne qui se forma dans la ville impériale, il n’a pas été institué chef de l’Église, puisque Jésus, n’ayant pas fondé d’Église, na pas eu à pourvoir cette Église d’un chef ; il n’a pas été évêque de Rome, attendu que les évêques n’ont existé qu’assez longtemps après lui ; l’eût-il été qu’il n’aurait pu trans- /[fol. 409] mettre à ses successeurs une autorité que lui-même n’avait pas reçue ; de même les autres apôtres, supposé que l’institution épiscopale se rattachât directement à eux, n’auraient eu, pour la même raison, aucun pouvoir surnaturel à transmettre aux chefs des communautés. Selon cette conception qui repose, il faut bien l’avouer, sur une connaissance plus exacte, sinon sur une meilleure intelligence des faits, que celle des anciens protestants, l’Église catholique est un établissement tout humain, une immense théocratie, qui a ses racines dans l’histoire postévangélique, mais non dans l’Évangile, et dont la prétention à représenter seule Jésus devant l’humanité ne soutient pas l’examen.
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Alfred Loisy [L’Église catholique romaine « légataire universelle de Jésus-Christ ».] Nous avons déjà observé nous-même que Jésus, au cours de son ministère, n’a pas formellement institué l’Église, c’est-à-dire un gouvernement spirituel destiné à vivre de longs siècles sur la terre et disposant de tous les pouvoirs requis pour une telle institution : pouvoir d’enseignement, pouvoir de direction ou de juridiction, pouvoir sacramentel. Jésus n’avait pas à s’en occuper, puisque la perspective prochaine du royaume céleste écartait jusqu’à l’idée d’un établissement durable sur la terre. Il n’a jamais parlé de l’Église : les deux passages où il en est question dans le premier Évangile5 ont pu être, comme le veulent plusieurs critiques, modifiés et influencés par la tradition, ou bien ils avaient, /[fol. 410] en tout cas, dans la bouche du Sauveur une signification moins ample que celle qui s’attache pour nous au mot « Église ». Il n’a pas formulé de symbole doctrinal ni institué expressément de magistère infaillible pour garder son enseignement et l’interpréter avec autorité jusqu’à la fin des temps. {Il n’a pas non plus, dans la rigueur du langage historique, institué de sacrements, et toujours pour la même raison, parce qu’un sacrement est un symbole perpétuel, un élément de religion, et que Jésus ne s’est pas donné comme fondateur de religion. Ni le baptême, ni l’eucharistie ne sont présentés dans les instructions que les disciples ont reçues de leur maître avant sa mort, comme des sacrements proprement dits, comme les signes propres d’un culte nouveau.} (j) On verra plus loin comment il y a eu en réalité plus et moins que l’institution expresse, on pourrait dire matérielle, que l’apologétique vulgaire pense trouver au pouvoir doctrinal et au pouvoir sacramentel. Nous considérons maintenant l’Église comme un gouvernement, une institution sociale, liée au christianisme et en exerçant la gestion avec autorité. D’accord avec les critiques pour ce qui est matière de fait, à savoir que Jésus n’a pas expressément compris l’Église dans son propre programme, ni tracé d’avance le programme du développement catholique, nous n’en reconnaissons pas moins entre l’Évangile et l’Église un rapport plus intime et plus profond que celui dont une critique purement extérieure et scientifique peut faire la description, et nous n’hésitons pas à soutenir que /[fol. 411] l’Église, l’Église catholique, l’Église romaine est en toute vérité et légitimement la légataire universelle de Jésus-Christ. Toute la carrière terrestre de Jésus a été dominée par la pensée du royaume, et néanmoins son activité s’est bornée à en préparer l’avènement. {Cette circonstance, bien loin de créer une opposition absolue entre la mission du Christ et celle de l’Église, montre au contraire l’identité de l’une et de l’autre.}(k) Car l’Église si vieille qu’elle soit, si rassurée qu’elle paraisse maintenant en ce qui regarde l’imminence de la fin du monde, si long avenir qu’elle se promette sur la terre, l’Église se considère elle-même comme une institution provisoire, comme un organisme de transition. L’Église de la terre, l’Église militante, est comme l’antichambre et le vestibule de l’Église triomphante, qui est le royaume des cieux réalisé à la limite de l’éternité, jugé réalisable encore à l’extrême limite des temps. Mais la différence de l’horizon n’empêche pas le point de vue de rester le même. L’Église a retenu l’idée fondamentale de l’Évangile : aucune institution terrestre ne réalise complètement le royaume, et l’Évangile n’est prêché que pour en préparer l’avènement définitif. Il peut sembler à beaucoup d’esprits que l’Église ne gagne guère à continuer
5. Matth., XVI, 18.
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L’Évangile et l’Église l’Évangile par ce côté, l’eschatologie étant, selon eux, le côté juif, c’est-à-dire le côté faible de l’Évangile. {Cette remarque n’en était pas moins à faire avant toute autre.}(k) Car Dieu se sert de ce qui est faible pour soutenir ce qui est fort, et les savants auraient pu déjà s’apercevoir que leur /[fol. 412] logique abstraite n’est pas la loi des choses, surtout des choses morales. Pour toute âme religieuse, la frappante analogie qui existe entre la façon dont Jésus a compris son rôle et celle dont l’Église n’a pas cessé d’entendre le sien, est un fait lumineux, qui parle à la foi, et qui dissipe les nuages soulevés par une critique purement rationnelle. L’Église part du même principe que Jésus : {l’explication, le fruit, la récompense du présent est dans l’avenir.}(k) Les tenants du pur Évangile peuvent-ils en dire autant, eux qui ne savent plus comment s’y prendre pour affirmer la vie future, et pour qui le royaume des cieux n’est qu’un rêve oublié. Que l’eschatologie évangélique ait été, au fond, le symbole d’une réalité indescriptible, nous l’accordons ; que l’eschatologie ecclésiastique soit pareillement un symbole imparfait de la même réalité ineffable, nous ne songeons pas à le contester ; mais on doit reconnaître aussi avec nous que Jésus et l’Église ont les yeux levés dans la même direction, vers le même symbole, et que l’Église à cet égard continue Jésus. {Elle a conscience d’être une forme intermédiaire du royaume de Dieu, tout en en contenant le germe et la substance : c’est bien ainsi que Jésus concevait l’Évangile annoncé par lui.}(k) L’Évangile avant la mort de Jésus, c’est l’Église telle qu’elle pouvait alors exister ; l’Église depuis la mort et la résurrection de Jésus, c’est l’Évangile tel qu’il a dû être pour atteindre sa propre fin, la préparation du royaume. L’identité essentielle du but garantit celle des moyens employés pour y arriver, et celle-ci ne laisse pas d’être faci- /[fol. 413] le à constater, pourvu que l’on fasse la part des circonstances diverses à travers lesquelles l’Église a dû se perpétuer et du développement nécessaire que ces circonstances ont amené. Il est certain d’abord que Jésus a eu l’intention de réunir ses disciples en une sorte de société spirituelle, qu’on ne saurait pourtant se figurer invisible, sans tomber dans l’absurde et le ridicule. Cette société n’était pas autre que le groupe réuni autour du Sauveur, les âmes de bonne volonté qui avaient accepté pleinement sa prédication et qui le regardaient comme le Messie promis. Elle n’était pas nombreuse, mais plus on la réduira, plus elle apparaîtra distincte du monde qui l’entoure. Si l’on y comprend seulement les Douze et les quelques personnes qui suivaient régulièrement Jésus, c’est-à-dire le petit nombre des fidèles qui persévérèrent jusqu’à la fin et qui se retrouvèrent après la passion pour former le noyau de la première communauté chrétienne, on aura une réunion très fermée, très reconnaissable, très centralisée et même hiérarchisée dans la plus entière fraternité. Jésus est le centre, le chef, l’autorité incontestée. Ses disciples ne sont pas autour de lui comme une masse confuse et nullement ordonnée. Parmi eux Jésus a distingué les Douze et les a associés luimême, directement et effectivement à son ministère. Le fait est notable, et pareille mission ne fut pas donnée aux autres. Même parmi les Douze il y en avait un que Jésus avait /[fol. 414] placé au premier rang et qui était comme leur chef, autant qu’un tel mot peut être employé pendant que Jésus lui-même gouverne encore « le petit troupeau », dont on peut dire en toute vérité que c’était son Église. Il y avait là une situation de fait, créée en apparence par les péripéties du ministère galiléen, mais qui, assez longtemps avant la passion, se dessine comme acquise et ratifiée par Jésus. {Pas n’est besoin de chercher ici des programmes arrêtés, des projets de constitution, des inaugurations solennelles.} Tout le monde sait ou devrait savoir que les institutions durables sur cette terre ne se fondent pas sur des déclarations 213
Alfred Loisy théoriques mais sur des réalités vivantes. L’Évangile vivant en Jésus s’était propagé en quelques âmes simples qui, vivant elles aussi de l’esprit du Maître, formaient avec lui une unité collective dont les apôtres étaient, sous la direction de Jésus, les membres les plus agissants. C’est par eux qu’on accède généralement à Jésus ; ils baptisent, ils font des exorcismes et des onctions sur les malades ; Jésus, dans la dernière cène, leur manifeste le mot suprême de sa mission providentielle et leur confie en même temps l’avenir de son œuvre. « Le petit troupeau » est bien l’Église de Jésus, telle qu’elle a pu exister avant la mort de Jésus. [Du « petit troupeau » aux collèges des presbytres.] Mais Jésus, qui n’a rien dit de sa durée, voulait-il qu’elle durât ? Autre chose est que Jésus ait formellement prévu et annoncé la durée indéfinie de son Église, autre chose est /[fol. 415] qu’il en ait voulu la conservation. S’il n’a point prophétisé la durée de son Église, il n’en a pas moins voulu qu’elle durât. Quand il a dit : « Ne craignez point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume »(l), tous ses auditeurs ont compris que le groupe fidèle verrait le grand avènement. Telle est la perspective originelle de l’Évangile, l’enveloppe de la graine ou, si l’on veut, l’écorce de la plante encore toute jeune ; mais la vie, la poussée de sève, la volonté d’être est ailleurs, dans l’intention certaine et clairement manifestée que l’Évangile soit prêché partout pour l’avènement du royaume. Certes Jésus avant sa passion, n’avait pas marqué aux apôtres le détail de ce qu’ils devraient faire après lui. {Rien n’eût été moins conforme à la loi qui gouverne le développement de tout ce qui prend vie dans l’histoire de la religion.} Il n’était pas nécessaire, ni possible, ni utile, que l’avenir de l’Église fût révélé par Jésus à ses disciples, la veille de sa mort, et il ne le fut pas. Une seule chose à ce moment était claire pour les disciples et assurait l’avenir, c’est que Jésus mourait pour son œuvre, non avec la pensée qu’elle était perdue, mais avec la pensée qu’elle était sauvée, et qu’il fallait continuer à vouloir, à préparer, à attendre le royaume de Dieu parce que Jésus mourant le voulait encore, l’attendait encore, le préparait encore. Quant aux voies et moyens, l’esprit de Jésus et le temps indiqueraient au fur et à mesure ce qu’il y avait à faire pour le bien de l’Évangile. Il n’en reste pas moins /[fol. 416] évident que, dans la pensée et dans l’intention de Jésus le « petit troupeau » devait subsister, se multiplier et se fortifier jusqu’à ce que le royaume eût son entier accomplissement. C’était, en réalité, vouloir la naissance et la conservation de l’Église, et c’est pourquoi l’Église naquit et dura. Elle dura par le développement d’une constitution dont les linéaments étaient contenus dans son germe. Ce fut une communauté qui avait pour principe la foi en Jésus, pour loi la charité, pour but la propagation de la grande espérance, pour forme de gouvernement la distinction du collège apostolique et des simples disciples. Les Douze constituent une sorte de comité directeur ayant pour chef Simon-Pierre. Sans doute on ne voit rien encore qui ressemble à un gouvernement humain. La parole du Maître : « Que celui d’entre vous qui voudra être le premier soit le serviteur de tous » est appliquée à la lettre. Il n’y a dans la communauté qu’un seul maître, qui est le Christ, aucune autorité de domination ; mais il y a et il fallait qu’il y eût la hiérarchie du dévouement. {Un pouvoir positif, d’ordre social, appartient visiblement aux apôtres, celui d’agréger les convertis à la communauté, d’éprouver les suspects, d’exclure les indignes et de maintenir le bon ordre.}(m) Cette hiérarchie et ce pouvoir ont été réellement créés par Jésus, qui n’entendait pas abandonner l’Évangile au premier venu, mais l’avait confié à ceux qui avaient 214
L’Évangile et l’Église tout quitté pour le suivre, qui n’avaient pas l’intention de /[fol. 417] se reprendre, et dont il avait accepté le sacrifice. Peu importe que ce premier groupe chrétien n’ait pas encore conscience d’être une société distincte du judaïsme, le principe de vie propre qu’il tient de Jésus l’a déjà constitué en lui-même. [Organisation des communautés locales par les Apôtres.] Les communautés chrétiennes se fondent parmi les gentils et deviennent l’Église, nettement distincte et même séparée de la synagogue. Ce sont les apôtres, les premiers convertisseurs en terre païenne, qui ont établi pour gouverner ces communautés les collèges d’anciens et de surveillants, comme les apôtres euxmêmes avaient gouverné la première communauté de Jérusalem. {L’organisation du corps presbytéral, l’affirmation de ses droits, la prééminence de l’évêque dans la communauté et celle de l’évêque de Rome entre tous les évêques ne se dessineront et ne se fortifieront qu’avec le temps et toujours selon le besoin de l’œuvre évangélique.}(m) L’Église devient aux moments importants ce qu’elle doit être pour ne pas déchoir ou périr, en entraînant l’Évangile dans sa ruine. Cependant elle ne crée aucune pièce essentielle de son organisme. Un organe qui semblait jusque-là rudimentaire ou de moindre vigueur prend le développement et la force nécessaires pour subvenir à la nécessité présente ; il subsiste ensuite dans la forme acquise sauf les modifications accessoires qui se produiront à l’occasion d’autres développements pour l’équilibre de l’ensemble. Cet équilibre ne s’établit pas sans quelque travail intérieur qui a toutes les appa- /[fol. 418] rences d’une crise douloureuse. {Telle est en effet la loi de toute croissance(n), et les moments importants dans le développement naturel de tous les êtres vivants sont pour ceux-ci des périodes critiques. Ces tiraillements ne prouvent pas que la vie diminue, mais qu’elle est menacée ; quand la crise est finie et que la vitalité de l’être en sort augmentée, il faut louer sa force et non lui reprocher d’avoir souffert et de n’avoir pas succombé. Pour être à tous les moments de son existence ce que Jésus a voulu que fût la société de ses amis, de ses élus, des candidats au royaume des cieux, l’Église a dû être ce qu’elle a été, car elle a été ce qu’elle avait besoin d’être pour sauver l’Évangile en se sauvant elle-même.}(m) Il est évident que les premières communautés n’auraient pu subsister sans l’organisation rudimentaire qui leur fut donnée par les apôtres. Le collège des presbytres maintenait l’ordre dans les réunions, les agapes et la cène eucharistique, la concorde entre les frères, le service des aumônes, les relations avec le dehors. Le christianisme, étant essentiellement une communauté, ne put se passer de la hiérarchisation sans laquelle aucune société n’est possible. Dès qu’il y eut dans les Églises, et ce fut dès le commencement, un mouvement d’idées, des tendances plus ou moins accusées et plus ou moins divergentes, des difficultés intérieures et extérieures plus considérables et plus compliquées, la nécessité d’un pouvoir dirigeant fut plus pressante encore, et il fallut que la communauté tînt tête à tous les périls par le moyen d’une parfaite unité. C’est alors que le rôle de l’épiscope ou pres-/[fol. 419] bytre en chef acquiert toute son importance. Dans le collège d’anciens qui administrait la communauté, il y avait un président effectif, celui qui tenait ordinairement le premier rôle dans les assemblées et dans la célébration de la cène ; c’est autour de lui que se groupèrent et les presbytres ses collaborateurs et le commun des fidèles. Ce centre réel de l’unité va se déclarer centre de droit : c’était le centre indispensable pour éviter la division(o) à l’infini {et l’anéantissement du christianisme.}(m) Saint Ignace, en expliquant dans ses lettres le devoir des fidèles 215
Alfred Loisy en ce qui regarde l’union nécessaire à l’évêque se trouve indiquer les raisons qui exigent l’unité de l’épiscopat, pour que l’unité de l’Église se fasse dans l’évêque et par lui. On ne conçoit pas que le christianisme et l’Évangile eussent pu survivre à la crise gnostique sans la consistance que prit, en face de ce débordement d’hérésies, l’épiscopat unitaire. C’était une question de vie ou de mort pour l’œuvre de Jésus. On n’est pas obligé de dire avec des critiques éminents que l’Église catholique naquit seulement alors, car il s’agit seulement d’une forme plus accusée de son existence, qui a traversé des phases analogues à celle de l’être humain : naissance à la vie par la conception, à la lumière par la naissance proprement dite, à la raison par l’éveil de l’esprit, à la vie sociale par le développement complet de ses forces physiques, intellectuelles et morales. {Mais il faut reconnaître que sans le développement de l’autorité épiscopale la tradition évangélique était irrémédiablement perdue.}(m) Ne s’ensuit-il pas que l’Église est aussi /[fol. 420] nécessaire à l’Évangile que l’Évangile à l’Église, que les deux ne font toujours qu’un dans la réalité, comme ils ne faisaient qu’un dans la pensée intime de Jésus. [L’épiscopat romain.] Ce qui est vrai de l’épiscopat en général est vrai surtout de l’épiscopat romain. {Dans la lutte contre le gnosticisme l’Église de Rome eut un rôle prépondérant. Les principaux chefs de la gnose vinrent à Rome comme au point central du christianisme, où il importait le plus de faire agréer leurs doctrines : ils y furent successivement condamnés. Mais l’exercice nécessaire de cette prépondérance n’apparaît pas que dans la crise gnostique.} Chaque communauté chrétienne avait le sentiment et même le souci de l’unité générale ; elle s’y gardait en en surveillant la conservation autour d’elle. Il fallait cependant à cette unité un point central {qui supporterait en quelque sorte tout l’effort de la tendance universelle et garantirait le concert des Églises en le rendant visible et régulier.} Ce point de rencontre, ce chef-lieu de l’unité chrétienne se trouvait indiqué à la fois par les plus grands souvenirs chrétiens et par la situation politique et géographique de l’empire romain. C’est incontestablement à son rang de capitale de l’empire et de centre du monde civilisé que Rome dut d’attirer à elle les deux apôtres qui ont le plus contribué à la diffusion du christianisme en dehors de la Palestine. Un vieux reste de préjugé protestant fait encore que des esprits distingués, mais insuffisamment instruits, /[fol. 421] expérimentés ou indépendants en matière d’histoire, considèrent la venue de saint Pierre à Rome comme une légende. Il n’y pas lieu néanmoins de reproduire ici les arguments qu’on peut lire chez les plus éminents critiques de notre temps. Pierre et Paul sont tous deux venus à Rome, et, quel que fût le prestige de Paul, celui de Pierre demeura plus grand encore dans le souvenir traditionnel. On honorait leur mémoire à tous deux et l’on gardait leurs tombeaux. Les anciens qui gouvernaient la communauté vers la fin du premier siècle les avaient connus et avaient encore l’imagination toute remplie de leur martyre. Cinquante ans après, quand Irénée vint à Rome, on y trouvait certainement encore des personnes qui avaient été disciples de leurs disciples, et l’on montrait une liste d’évêques remontant jusqu’à Lin, le premier évêque, celui qui avait pris le gouvernement de l’Église de Rome après la mort des apôtres. Les critiques ont observé que l’évêque de Rome, dont le rôle personnel prendra tant de relief avant la fin du second siècle, ne se distingue pas encore nettement des presbytres à la fin du premier, et que l’épiscopat unitaire s’est constitué plus tard en Occident qu’en Orient. Cette remarque, dans la mesure où elle est fondée, n’a qu’une portée 216
L’Évangile et l’Église secondaire. L’importance même de la communauté romaine qui a dû se partager de bonne heure en plusieurs réunions, a pu contribuer à maintenir plus longtemps la prééminence du conseil presbytéral, qui garda toujours à Rome, au-dessous de l’évêque, une autorité effective plus grande, semble-t-il, /[fol. 422] que dans les autres Églises. Il n’y en avait pas moins eu, dès l’origine, à Rome, comme ailleurs, un épiscope ou presbytre principal, un doyen, qui était, en fait, l’évêque. La lettre de saint Clément aux Corinthiens est très instructive à cet égard. Elle est écrite au nom de l’Église romaine, et la personne de l’auteur n’apparaît pas. Néanmoins elle a été portée et reçue comme épître de Clément, qui en était l’auteur responsable et l’organe officiel de la communauté. Cette même épître fait voir que l’Église romaine s’intéressait à la vie intérieure des communautés éloignées, et se croyait le droit d’y intervenir avec autorité. Paul n’aurait pas parlé aux Corinthiens divisés avec plus de force que Clément, bien que ce soit encore la communauté héritière de la tradition apostolique et non le successeur personnel de Pierre qui semble avoir la parole. La distinction est accessoire, car le sentiment de l’autorité reste identique chez Clément, qui parle au nom de l’Église qu’il préside, et chez Victor, chez Calliste, chez Étienne, qui parlent en leur nom propre, comme tenant la place de l’apôtre Pierre. [Place de l’évêque de Rome dans l’Empire.] Que la situation centrale de Rome, après avoir amené les apôtres dans cette ville, ait mis son évêque à même d’exercer une influence que nul autre n’aurait pu avoir dans un autre endroit, il ne faut pas le contester. L’importance de la ville a contribué à l’importance du siège, et elle a premièrement décidé les apôtres à y porter le suprême effort de leur acti- /[fol. 423] vité. Ils n’y sont pas allés tout droit. La force des choses, l’expérience acquise, le fait que sans eux le christianisme allait à Rome, que la communauté romaine grandissait, et qu’une intervention apostolique semblait nécessaire pour parachever son institution et ne pas laisser comme en dehors de l’unité chrétienne un point tout désigné pour en être le centre, les y conduisit. Quand Pierre et Paul moururent, ils n’avaient pas l’idée qu’ils eussent légué un maître à César, ni même qu’ils eussent donné à l’Église un pape infaillible et un chef absolu. La pensée du royaume dominait encore trop leur esprit, et les questions de symbole et de gouvernement stable leur étaient encore trop peu familières pour qu’ils eussent à l’égard de leur œuvre commune d’autre pensée que celle-ci : la communauté romaine, qu’ils avaient achevé de former et pour laquelle ils allaient mourir, était bien maintenant et pour l’avenir que Dieu réservait encore au monde le centre de l’évangélisation chrétienne. Ils ont pensé cela et ils ne pouvaient penser autre chose. Ce qu’ils n’avaient pas besoin de penser, ce qui allait de soi, c’est que nulle part ailleurs la tradition évangélique n’avait été plus solidement implantée et que nulle part ailleurs elle n’aurait pu trouver un terrain plus propice à sa conservation. Quant à l’avenir particulier de l’Église romaine, ils ne le prévoyaient pas plus nettement que celui du christianisme en général. Très consciemment ils avaient fait de Rome le /[fol. 424] centre de l’Évangile ; sans le vouloir expressément ils avaient fait de l’Église romaine la mère et la reine des Églises du monde entier. Ils portèrent le centre du christianisme là où il devait être, et laissèrent l’héritage de l’apostolat en des mains capables de le faire valoir. La facilité que les évêques de Rome trouvèrent à établir leur autorité sur les autres communautés chrétiennes n’est pas chose étrangère aux prévisions ni aux intentions des apôtres. La tête de l’empire, censée la tête du monde, devait être aussi la 217
Alfred Loisy tête de la chrétienté, pour autant et pour aussi longtemps qu’il faudrait une tête à la chrétienté. Et comment n’en aurait-elle pas eu besoin puisqu’elle devait grandir et durer indéfiniment ? Il n’est donc pas étonnant que cette pensée des apôtres ne se soit jamais perdue et que le développement chrétien ne lui ait donné, au contraire, que plus de force, en lui ménageant de nouvelles applications. Ce qui est moins étonnant encore, c’est que la conscience de cette prééminence, qui était une charge beaucoup plus qu’un privilège, qui pendant des siècles ne fut réellement qu’une charge, la communauté romaine venant au secours des autres au lieu de subsister à leurs dépens, ait été vivante surtout là où elle avait la raison d’être et le siège de son exercice. On peut dire que la nécessité de l’union avec l’Église romaine, union qui impliquait une certaine subordination de principe et de fait /[fol. 425] était aussi profondément sentie dans les Églises d’Occident, fondées par Rome, que pouvait l’être à Rome même l’idée de la responsabilité universelle pour le salut commun ; il n’en était pas ainsi en Orient, où les Églises, ne dépendant pas de Rome quant à leur origine n’en dépendaient pas non plus quant à leur tradition. Il est très remarquable que l’idée de l’union avec Rome, n’ayant pu être déposée dans leur première assise, ne s’est pas enracinée ensuite avec une force capable de résister aux divisions politiques et aux tendances particularistes. La translation de l’empire à Constantinople prépara le schisme, et l’on a très bien montré6 que l’Église grecque est une institution dont le principe a été tout politique, nullement chrétien et traditionnel. Avec plus d’indépendance réelle qu’en Occident, avec un sentiment moins net de ce que l’évêque de Rome devait à la succession de Pierre, l’Église d’Orient, durant les premiers siècles, avait grandi autour de Rome, elle aurait continué de le faire et serait entrée de plus en plus dans l’orbite de l’Église mère de toutes les Églises si le développement normal du gouvernement ecclésiastique n’avait été entravé en Orient par la politique dès que l’empire se fut converti. [Conséquences de la séparation des deux Empires.] À mesure que les évêques de Rome se font une idée plus précise de leur fonction modératrice et la traduisent en droit divin, l’Orient les comprend de moins en moins et finit par ne plus les comprendre du tout. Ce n’est point /[fol. 426] parce que l’évêque de Rome aurait des prétentions absurdes ou mal fondées, c’est que les Orientaux n’ont plus vraiment le sens de l’unité de l’Église et de ses conditions nécessaires. Ils ont si bien fait du christianisme une religion d’État que, Rome une fois perdue pour l’empire, il leur semble que l’évêque de Rome n’a plus rien à dire sur ce qui les touche, et que celui de Constantinople, la nouvelle Rome, a sur l’Orient les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que l’évêque de l’ancienne sur les contrées de l’Occident qui lui obéissent. Au temps où les papes ne connaissent plus de frontières, les patriarches de Constantinople encadrent l’Église dans les débris de l’empire. Ce sont eux vraiment qui ont pratiqué la sécularisation de l’Église, sacrifié à la fois son unité et son universalité, ramené le christianisme aux proportions d’un culte national, détruit autant qu’il était en eux la notion du catholicisme, que l’Église romaine avait reçue en dépôt et quelle entendait garder. {Que l’Église romaine ait pris des airs d’impératrice qu’elle n’avait pas encore dans les premiers siècles, qu’elle ait voulu donner à sa prééminence des formes juridiques et on pourrait dire constitutionnelles, c’est ce qui ne résulte pas d’une sorte de tra-
6. L. Duchesne, Églises séparées, .
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L’Évangile et l’Église dition locale et héréditaire d’ambition universelle, mais du mouvement général qui depuis les origines poussait l’Église à s’organiser en gouvernement, et qui s’était fait sentir en Orient aussi bien qu’en Occident.}(p) L’Église avait des biens, un pouvoir disciplinaire, une hiérarchie. Rien de tout cela ne pouvait fonctionner sans un droit /[fol. 427] ni le droit subsister sans une autorité gardienne, ni cette autorité même se passer d’un centre permanent et d’un représentant officiel. Les papes du IVe et du Ve siècles veulent être des juges en dernier ressort pour toute la chrétienté, comme ceux du second et du IIIe siècles entendaient que l’Église romaine servît de type d’organisation et de pratique pour toutes les Églises naissantes. Au fond c’est toujours la même prétention appliquée à des situations différentes. Rome n’invoque pas un nouveau droit, ou bien il faut dire que le droit n’est pas plus nouveau que la situation en vue de laquelle on le réclame. Il était nécessaire que l’Église devînt un gouvernement, sous peine de n’être plus ; mais le gouvernement dans une Église une et universelle ne se conçoit pas sans un pouvoir fortement centralisé. Un centre idéal comme le concevait Cyprien n’aurait pu suffire. À une Église hiérarchisée un centre effectif était nécessaire. Il fallait que les questions importantes se terminassent quelque part. Les conciles particuliers n’avaient pas une autorité suffisante, et les conciles généraux étaient un remède extraordinaire, d’application très délicate, on pourrait même dire périlleuse, sans s’écarter de l’opinion qu’ont eue à leur égard les évêques de Rome pendant toute la période des conciles orientaux. Le tribunal supérieur et permanent auquel doivent naturellement ressortir toutes les causes majeures et qui a pour mission de résoudre définitivement tous les conflits ne peut /[fol. 428] exister ailleurs que dans l’Église apostolique entre toutes, qui a la tradition de Pierre et de Paul, et dont les successeurs n’hésitent plus à se dire en droit comme en fait successeurs du prince des apôtres. Vis-à-vis des barbares, le pape ne se comporte plus seulement comme le juge en dernier ressort de toutes les controverses et de toutes les causes ecclésiastiques. Dès le IXe siècle il agit en quelque sorte comme dépositaire de la tradition impériale en transférant à Charlemagne et à ses successeurs le titre des Césars. À partir du XIe siècle, il semble que toute autorité lui appartienne, non seulement sur les Églises particulières, mais encore sur tous les États qui se forment dans l’Europe occidentale. Le pape se fait éducateur social, tuteur des monarchies, chef de la confédération chrétienne, en même temps qu’il reste et devient de plus en plus le chef de la hiérarchie ecclésiastique, l’arbitre de la foi, le gardien de la discipline, le juge de toutes les Églises. Ces deux rôles ne se distinguent pas l’un de l’autre. Bien que le premier ne lui soit pas conféré directement en vertu d’un principe purement religieux, évangélique et catholique, il s’est trouvé, d’une certaine façon renfermé dans le second par l’effet des circonstances, comme une mission providentielle, nécessaire et légitime, bien que transitoire à beaucoup d’égards, l’avenir ne pouvant manquer d’en décharger /[fol. 429] le pape en la rendant partiellement inutile et incompatible avec l’entier développement de l’autorité spirituelle. En soi, le développement purement humain, économique, politique des sociétés n’est pas affaire de religion ; conséquemment il n’est pas affaire d’Église ni de pontificat. Le sentiment chrétien des premiers siècles qui répugnait à toute idée de domination dans les choses spirituelles, n’admettait pas davantage celle d’une domination ecclésiastique sur les choses temporelles. {L’idée d’impliquer la religion dans les affaires de ce monde et dans le gouvernement politique des empires aurait provoqué la dérision de saint Paul, même de saint Cyprien, de saint Athanase et de saint Augustin. Pour eux comme pour nous, bien que l’État soit pour nous quelque chose 219
Alfred Loisy de plus considérable que pour eux, l’État est l’État, aussi indépendant dans sa propre sphère par rapport à l’Église que l’Église l’est dans la sienne par rapport à lui. C’est que de leur temps l’État existait, solidement construit, antérieur à l’Église, et qu’il ne pouvait même leur venir en pensée que l’Église, étrangère à sa formation, eût le droit de présider à son évolution. Était-ce d’ailleurs vraiment la peine d’intéresser l’Église à un ordre de choses aussi fragile ? Tant que la perspective de la fin du monde limitait l’horizon de la pensée chrétienne, l’Église ne pouvait regarder comme important beaucoup à l’accomplissement de son œuvre propre l’organisation temporelle des sociétés humaines. Au XIe siècle la perspective eschatologique avait reculé, et depuis longtemps la situation de l’Église à l’égard de l’État avait bien changé. À peine les distinguait-on nettement l’un de l’autre, parce que dans le chaos où s’était effondré /[fol. 430] l’empire d’Occident, l’Église avait maintenu ses cadres, elle seule avait survécu, et c’est dans son sein, sous son influence et sa direction, par ses lumières et ses conseils que s’organisaient lentement les royaumes barbares, que les royaumes barbares devenaient des États civilisés. L’Église n’avait pu mener à bien l’œuvre de leur conversion sans se faire leur tutrice dans l’ordre temporel. Elle avait dû être leur maîtresse en toute science et leur transmettre les éléments de la sagesse antique en même temps que l’Évangile du salut ; elle avait dû même se faire craindre dans l’ordre temporel pour n’être pas anéantie dans l’ordre spirituel. Éducatrice des peuples nouveaux, elle se prévalut du droit qui appartenait à tout éducateur de gouverner son pupille. L’individualité des nations naissantes commençait seulement à se dessiner. Sur toutes planait encore le souvenir de l’empire romain, de l’unité romaine, actualisé dans le sentiment de l’unité catholique, à laquelle présidait le successeur de Pierre. Une sorte de grand État, formé d’États encore informes se constituait et durait, sorte de république universelle qui était une Église, et dont le vrai chef, le seul chef naturel était le pape, ayant pour vicaires les souverains à commencer par l’empereur. [Rôle temporel grandissant des évêques de Rome.] Ainsi se fit cette confusion ou, si l’on veut, cette association intime de l’Église et de l’État, du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, avec la subordination absolue de celui-ci à celui-là ; ainsi s’explique la définition de /[fol. 431] Boniface VIII dans la bulle Unam sanctam (1302), que toute créature humaine, sous peine de damnation éternelle, doit être soumise au Pontife romain7. Il ne s’agit pas simplement de l’obéissance dans l’ordre spirituel, mais de la subordination absolue où tous les hommes, fussent-ils princes, rois et empereurs se trouvent à l’égard du Pape, qui répond de leur salut à Dieu. C’est la doctrine de tous les Papes depuis Grégoire VII, et si elle trouve sa formule absolue dans le moment où elle va cesser d’être applicable, elle n’en est pas moins l’expression d’un état de choses que les Papes n’ont pas créé mais auquel ils ont dû s’accommoder, d’un droit qu’ils n’ont pas usurpé, mais qu’ils ont dû prendre et exercer tant que les circonstances le leur ont permis. Ils ne sont pas même à blâmer d’avoir voulu maintenir l’unité politique de la société chrétienne, unité dont le fondement indispensable était la suprématie
7. « Porro subesse romano pontifici omnem humanam creaturam declaramus, definimus, dicimus et pronunciamus omnino esse de necessitate salutis ». Au point de vue historique, on n’est pas fondé à alléguer les termes généraux de cette conclusion pour en contester l’application rigoureuse à l’ordre politique. On peut voir dans la Bulle, ce que Boniface VIII entend par cette soumission.
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L’Évangile et l’Église du pape dans l’ordre temporel. Une évolution normale de la société politique aurait pu se produire sans lutte entre les deux pouvoirs et l’ingérence directe de l’Église se restreindre(q) dans l’ordre temporel à la seule force des choses, à mesure que la direction politique des États aurait été plus compliquée et les gouvernements plus capables de les gérer par eux-mêmes, l’Église étant d’autre part absorbée par le développement de son activité spirituelle dans tout l’univers. Quoi qu’il en soit, l’intervention des Papes dans toutes les affaires politiques du /[fol. 432] moyen âge fut nécessitée par leur mission spirituelle, leur autorité ne pouvant être effective dans l’ordre purement religieux que si elle était résolument placée au-dessus de toute puissance temporelle. Nous verrons plus loin que le rapport de la théologie et de la science a été au moyen âge le même que celui de l’Église et de l’État. C’est que l’Église seule et la théologie étaient alors des êtres complets, tandis que l’État et la science modernes étaient en voie de formation.}(r) Dans cette mêlée qu’elle avait besoin de dominer pour ne pas disparaître, dans cette lente élaboration des sociétés et de l’esprit modernes, l’Église se transformait, et elle se transformait pour durer, parce que les changements qui s’opéraient en elle étaient la condition même de son existence. Le droit issu des fausses décrétales, qui met toute l’autorité ecclésiastique dans les mains du pape sortit comme une nécessité de la situation précaire où se trouvaient les Églises franques sous les successeurs de Charlemagne. La barbarie entrait dans l’Église, et sur ses pas venaient l’ignorance et la corruption ou la grossièreté des mœurs. Avec l’autonomie ecclésiastique on aurait eu la submersion du christianisme dans la superstition et la féodalité germaniques. Toutes les réformes devinrent possibles dès que Rome eut tout pouvoir pour les appuyer, lors même qu’elle n’aurait pas toujours eu l’initiative de les provoquer. Les beaux siècles du moyen âge, le XIIe et le XIIIe n’auraient pas existé sans les grands /[fol. 433] papes qui les ont préparés et dirigés. Supprimons en imagination Grégoire VII et Innocent III, avec les successeurs moins célèbres qui ont appliqué leur programme, que serait-il advenu de l’Église en Occident ? Le grand rôle temporel que ces papes ont joué n’a été que la garantie de leur indépendance dans l’ordre spirituel, et dans cet ordre, les papes ont dû être ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont devenus, pour que l’Église fût encore l’Église, pour quelle ne cessât pas d’être le christianisme et la religion de Jésus. [Apparition de l’État et fin de la féodalité.] {À partir du XIVe siècle, les conditions générales de la société chrétienne se modifient. Il n’y a plus vraiment de république chrétienne, mais des États chrétiens, suffisamment consolidés en eux-mêmes et que le sentiment d’une foi commune ou d’un péril commun ne réunira plus jamais dans une action commune, ainsi qu’il était arrivé pour les croisades. En fait l’autorité du pape dans l’ordre politique ne peut plus s’exercer et les excommunications n’émeuvent plus guère les princes rebelles ni leurs sujets. La science naissante commence bientôt à se trouver à l’étroit dans le cadre et sous la surveillance jalouse de la théologie. L’Église riche et puissante encore dans chaque État est minée par une lente corruption ; la cour romaine, où affluaient jadis les aumônes et les subsides de la chrétienté pour la grande entreprise de la croisade, continue à recevoir le tribut des peuples, et là comme ailleurs, l’accumulation des richesses favorise l’accroissement de la mondanité, pour ne rien dire de /[fol. 434] plus. Alors se manifeste un double travail dont on a vu plus haut les péripéties : diminution progressive de l’action directe du pape dans l’ordre temporel et politique, accroissement progressif de 221
Alfred Loisy son autorité dans l’ordre spirituel et ecclésiastique. L’un et l’autre sont en rapport avec les transformations des États catholiques et le mouvement de la civilisation occidentale. La subordination absolue des États au Pape devenait également dommageable, à l’Église et à la civilisation par l’impossibilité où se trouvait l’autorité pontificale de diriger à la fois tant d’intérêts divers. L’organisation du moyen âge, la grande féodalité dont le pape était le chef suprême ne pouvait se perpétuer, elle tombait peu à peu, pièce à pièce, et il n’en restait guère de débris à la fin du XVe siècle. Par ce fait même la situation du Pape à l’égard des États était entièrement changée. Il n’était plus le grand chef de la république chrétienne, puisque cette république n’existait plus. Il restait seulement le Père des fidèles et le chef des Églises. L’Église et l’État se trouvaient tellement engagés l’un dans l’autre que l’organisation indépendante du pouvoir politique et du pouvoir religieux ne se fit pas sans tiraillements, sans secousses violentes, sans déchirements. Les conciles de Constance et de Bâle, dans leur empressement à réformer l’Église en son chef portèrent atteinte à l’intégrité du pouvoir spirituel. Beaucoup de Papes, au XVe et au XVIe siècles, furent plus préoccupés d’étendre leur principauté temporelle et d’y affirmer leur pou- /[fol. 435] voir, de faire servir à des intérêts tout humains l’influence politique dont ils pouvaient disposer encore sous le couvert de leur autorité religieuse, que de remédier aux maux de l’Église, de prévenir la réforme désordonnée du protestantisme par une réforme régulière qui était indispensable. Luther, dans son empressement à dégager le christianisme de toute compromission avec le monde n’arracha l’Évangile au Pape que pour le soumettre à la puissance des princes séculiers. Le gallicanisme, pour sauver l’indépendance du pouvoir politique, tomba dans le même inconvénient que les conciles de Constance et de Bâle. Mais les événements, on peut le dire, furent plus sages que les hommes, et, quel que soit l’avenir réservé à la civilisation des peuples occidentaux, si incertains que soient la stabilité intérieure et l’équilibre mutuel des États européens, le pouvoir spirituel du Pape est devenu ce qu’il avait besoin d’être pour assurer la conservation de l’Église catholique à travers toutes les révolutions passées et futures des peuples modernes, tel sans doute qu’il doit être aussi pour subvenir efficacement dans l’occasion, par une assistance morale, à la détresse des États, dont la consistance est menacée maintenant par des ennemis plus dangereux que les prétentions purement théoriques et déjà oubliées de l’autorité pontificale sur le temporel des rois.}(s) [Le pape et l’Église dans la doctrine des temps modernes.] La conception de la primauté pontificale s’est développée, durant la période moderne, encore plus que le /[fol. 436] pouvoir lui-même. En tant que doctrine, elle appartient plutôt à l’histoire des dogmes qu’à celle du développement ecclésiastique. Le pouvoir s’est modifié plutôt qu’agrandi. Il y a eu définition de plus en plus claire du droit, avec application de plus en plus stricte de son principe. Les progrès de la centralisation administrative ont résulté des circonstances plutôt que d’un développement organique. Il est évident et reconnu même par les critiques protestants que les définitions du Vatican étaient dans la logique du développement catholique, et que le dernier concile général n’aurait pu s’en abstenir qu’en reniant tout le passé du catholicisme et en compromettant l’équilibre de sa constitution traditionnelle, en jetant l’Église elle-même dans l’incertitude sur ses droits et sur sa mission. L’Église catholique sans le Pape infaillible et évêque universel ne serait plus l’Église catholique. Le christianisme, pour autant qu’il subsiste dans 222
L’Évangile et l’Église l’Église catholique et par elle, est donc lié à la primauté pontificale et disparaîtrait avec elle si, par impossible cette primauté venait à être anéantie. La conclusion qui s’est imposée à nous pour chacune des transformations importantes qui se sont manifestées dans la vie extérieure de l’Église ne s’impose pas moins pour cette dernière que pour les autres. Au point de vue catholique la démonstration chrétienne se résume dans les propositions suivantes : le pape est nécessaire à l’Église et l’Église est nécessaire à l’Évangile ; le Pape, /[fol. 437] l’Église et l’Évangile ne font qu’un, et si l’on croit à l’Évangile il faut croire à l’Église et au Pape. L’Église catholique romaine est l’Évangile même dans la forme qu’il a dû prendre pour subsister parmi les hommes, rester l’Évangile pour eux, et procurer leur salut. L’Église à toutes les époques, aujourd’hui et toujours, est l’Évangile tel qu’il peut et doit être pour agir efficacement sur l’humanité. L’Église catholique romaine demeure la véritable et seule Église de Jésus parce qu’elle n’a pas cessé d’être, sous des formes très variées, l’organisme visible institué par Jésus pour la propagation de l’Évangile, qu’elle n’a jamais cessé d’annoncer l’Évangile, parce que tous les changements qui se sont produits dans son régime intérieur, dans sa constitution, dans sa façon de traiter avec les puissances de ce monde ont eu pour but d’assurer la conservation et les progrès de l’Évangile. Les arguments qui prouvent à un catholique l’institution divine de l’Église se ramènent à un seul : la présence et l’action perpétuellement reconnues de Jésus dans l’Église, présence et action attestées par le caractère et les effets du développement chrétien dans l’Église catholique. {Nous venons de constater la nécessité providentielle et l’efficacité salutaire de ce développement en ce qui regarde la hiérarchie catholique et le pontificat romain. Nous les constaterons de la même manière en ce qui regarde /[fol. 438] le développement de la croyance et celui du culte ou de la vie religieuse.} (t) Il est vrai que ces observations n’aboutissent pas à une démonstration mathématique de la conclusion générale ; mais c’est que de telles démonstrations n’existent pas dans les choses de la foi. La divinité de l’Église n’est pas plus que celle de Jésus une vérité de raison, démontrable par de rigoureux syllogismes ; on ne prouve mathématiquement ni l’une ni l’autre ; bien que l’on puisse jusqu’à un certain point démontrer logiquement l’une par l’autre. Les probabilités qui suggèrent à la raison la certitude morale que l’Église catholique romaine est la véritable et unique héritière de Jésus sont : la mission divine de Jésus lui-même ; le fait certain que l’Église procède directement de lui ; le fait non moins certain que l’Église a toujours voulu remplir et qu’elle a rempli autant qu’il était en elle, sauf les défaillances partielles, inévitables dans un corps composé d’hommes fragiles, le programme que Jésus s’était tracé et qu’il lui a transmis ; le fait que, sans l’Église, on ne voit pas ce que serait devenue l’œuvre de Jésus, des individus sans mandat ne pouvant la continuer et ne l’ayant jamais réellement continuée, attendu que tout ce qui subsiste de groupements chrétiens en dehors de l’Église romaine vivent de ce qu’ils ont retenu du développement catholique au moment de la séparation, et que le principe du christianisme individualiste, préconisé par certains critiques protestants {n’est et ne peut être qu’une théorie scientifique, d’ailleurs incomplète /[fol. 439] de la religion, non une source féconde de vie chrétienne et d’apostolat chrétien ; enfin le fait que tout le développement ecclésiastique se poursuit sur des lignes perpétuellement coordonnées, qui toutes convergent vers l’Évangile, où elles ont leur point de départ, et vers le royaume de l’espérance éternelle où elles tendent comme Jésus lui-même et comme l’Évangile, si bien que l’identité de l’Église catholique et de l’Évangile à travers les siècles 223
Alfred Loisy n’est pas contestable. Toutes ces probabilités ne sont pas des preuves évidentes, mais ce sont des preuves rationnelles et concluantes pour la raison. Cependant, pour en percevoir la force totale, comme celle de tout autre argument en matière de foi, il ne suffit pas de les regarder spéculativement, il faut les sentir, les vivre, et devenant alors des réalités substantielles, elles n’ont pas de peine à être des certitudes.}(u) /[fol. 440] III [Retour à la théorie du développement.] Ainsi que nous l’avons observé à diverses reprises, les critiques les plus éminents parmi les protestants admettent plus ou moins la nécessité relative des principaux développements moyennant lesquels l’Église catholique est devenue ce que nous la voyons aujourd’hui. Tous ces développements, à un moment donné, ont été une condition de salut pour l’Église et de conservation pour l’Évangile et le christianisme dans l’Église. Mais ces savants contestent, avec le commun de leurs coreligionnaires, que cette circonstance suffise (et, en effet, à elle seule elle ne suffirait pas) pour donner à l’institution ecclésiastique une autorité surnaturelle, qui ne peut être fondée que sur une origine et une institution surnaturelles. Un organisme qui est né et qui a grandi pour subvenir à des besoins passagers n’a plus de raison d’être si ces besoins ont cessé d’exister. Sa nécessité provisoire ne lui attribue pas un caractère divin, ne fait pas de l’Église elle-même, considérée dans sa hiérarchie et son gouvernement, un objet de foi religieuse et chrétienne. Cette hiérarchie et ce gouvernement ne sont légitimes que dans la mesure où ils servent l’Évangile, et pourvu que l’acceptation durable n’en soit pas imposée au nom de Jésus-Christ, car rien n’est vraiment évangélique sinon ce qu’on trouve dans l’Évangile. /[fol. 441] [Germe et développement.] Le côté faible de cette argumentation spécieuse, qui est tout l’arsenal du protestantisme, est maintenant facile à discerner. On ne peut pas dire qu’aucun élément essentiel de l’organisme catholique et l’Église elle-même soient nés uniquement des besoins nouveaux auxquels a dû satisfaire la prédication de l’Évangile. Tout le développement est sorti de germes préexistants qui appartiennent à l’Évangile et qui se rattachent à Jésus. Il ne faut pas un grand effort de raison pour reconnaître le rapport historique du germe et de son développement, et il n’en faut aucun à la foi pour reconnaître la relation providentielle qui existe entre l’un et l’autre, entre le germe qui s’est trouvé prêt pour le besoin, et le développement qui s’est accompli au moment opportun. Car les besoins en vue desquels s’est produit le développement catholique ne sont pas transitoires, ils résultent de l’expansion de l’Église et de sa durée dans le monde, expansion et durée qui sont essentiels au programme d’une religion universelle, et telle qu’est en fait, dans la pensée de son auteur, l’Évangile annoncé par Jésus. Supposé que l’Église fût une institution purement humaine, tout son développement serait dans la logique de sa destination conquérante. Cette logique n’est pas anéantie pour s’appliquer à une institution divine. Puisque la prédication du royaume ne devait pas rester confinée dans le cercle galiléen, ni même en Judée, puisque la foi prêchée par Jésus devait se répandre dans le monde, puisque /[fol. 442] le petit groupe des disciples devait s’accroître 224
L’Évangile et l’Église indéfiniment, tout en restant homogène et uni, il fallait que des Églises locales fussent constituées, organisées à l’intérieur, reliées entre elles à l’extérieur ; il fallait que l’Église universelle, formée de ces Églises particulières, fît face à toutes les évolutions des sociétés humaines {et qu’elle acquît la solidité de constitution, la capacité de résistance et la souplesse d’adaptation, l’autonomie parfaite et l’unité de direction nécessaires pour qu’il ne fût donné à aucune puissance terrestre de prévaloir contre elle et contre l’Évangile.}(v) Tout s’est accompli par la vertu du principe existant depuis l’origine, et tout est chrétien dans l’Église comme dans l’Évangile de Jésus. Dans leurs objections contre l’Église catholique, les protestants, même les plus éclairés, ceux qui reconnaissent au développement catholique une nécessité relative, raisonnent toujours comme s’ils ne croyaient pas que l’on condamnerait à mort le christianisme en voulant perpétuellement le ramener à sa forme, à ses idées, à son organisation primitives. Ils ne raisonnent plus de même quand il s’agit de justifier leurs propres conceptions religieuses qui, les plus clairvoyants et les plus sincères ne peuvent se dispenser de l’avouer, sont loin d’être matériellement conformes à l’Évangile. Ils entendent approprier l’Évangile aux besoins de leur conscience personnelle : l’Église fait-elle autre chose que d’ap- /[fol. 443] proprier l’Évangile aux besoins des hommes à qui elle s’adresse ? {Toute la question est donc de savoir si l’Évangile est fait pour que chacun se l’assimile à son gré, si le Christ l’a jeté au hasard dans le monde, s’il aurait pu et s’il pourrait encore subsister sans l’Église, ou bien si l’Évangile est fait pour être possédé en commun par les hommes, si le Christ l’a réellement confié à ses disciples, si l’Église n’est pas l’Évangile perpétué, vivant, en dehors duquel il n’y a qu’un texte mort et des théories plus ou moins savantes sur l’Évangile. Posé en ces termes, qui sont les vrais termes du conflit entre le catholicisme et le protestantisme, le problème n’est pas difficile à résoudre.}(w) Quant aux protestants orthodoxes qui croient à la conformité absolue de leur protestantisme avec l’Évangile, ils sont, au point de vue historique dans la même erreur que ceux de nos théologiens qui pensent trouver déjà réalisé dans le Nouveau Testament tout le développement catholique, avec l’enseignement explicite de tous les dogmes et l’institution formelle des sacrements, de la hiérarchie, de la papauté. L’Église catholique romaine, pour être identique au christianisme de Jésus n’a pas plus besoin de reproduire toutes les formes et les traits matériels de l’Évangile galiléen, qu’un homme n’a besoin, pour être le même à quarante ans qu’au jour de sa naissance, de garder l’apparence, la taille et la faiblesse physique d’un enfant. Aurait-on l’idée pour s’assurer de son identité, de vouloir le faire rentrer dans son berceau ? Tous les arguments dirigés par les /[fol. 444] protestants contre l’Église catholique se fondent sur une conception abstraite et artificielle du christianisme, sans égard aux conditions réelles de ses origines et de son existence. {Ils n’entament pas véritablement la solidité du catholicisme, c’est-à-dire de l’Évangile vivant et perpétué dans le monde depuis bientôt dix-neuf siècles, puisque les plus habiles raisonnements se brisent contre les faits. Ces arguments n’atteignent que certaines théories théologiques ou certaines conceptions trop absolues de l’apologétique vulgaire, moyennant lesquelles on essaie parfois de garantir à l’Église catholique cette complète identité de formes, cette stabilité toute matérielle, que réclament bien à tort les protestants, qui serait l’immobilité perpétuelle et ferait de l’Église un cadavre, le fossile du christianisme.}(x) L’Église catholique d’aujourd’hui ne ressemble ni plus ni moins à l’Église apostolique, qu’un homme adulte ne ressemble à l’enfant qu’il a été 225
Alfred Loisy d’abord. Ce qui fait l’identité de l’une et de l’autre, ce n’est pas l’immobilité des formes et l’invariable maintien des proportions initiales, mais la permanence du même principe vital et de la même conscience d’être sous les transformations perpétuelles qui sont la condition et la manifestation de la vie. En d’autres termes l’Église catholique est, comme société fondée sur l’Évangile, identique au premier cercle des disciples de Jésus, si elle se sent et si elle /[fol. 445] est avec Jésus dans le même rapport que ces disciples, s’il y a proportion générale entre l’état actuel de son être et son état primitif, si l’être actuel n’est que l’être primitif autrement conditionné et développé, et si ses organes sont les organes primitifs agrandis et fortifiés, appropriés aux fonctions de plus en plus considérables qu’ils ont eu à remplir. Telle est certainement l’Église catholique et, par conséquent, il n’y a pas lieu de contester son institution par Jésus : elle tient à Jésus d’aussi près que le christianisme lui-même, puisque le christianisme est l’Église et que l’Église est le christianisme. C’est la durée même du christianisme et de l’Église qui a déterminé tous les changements. Si la fin du monde était venue avec la mort du dernier apôtre, le développement ecclésiastique n’aurait pas eu lieu, et l’Église même aurait à peine existé. Mais puisque le monde a subsisté l’Église a gardé sa raison d’être, sa nécessité divine, et elle la garde toujours, cette nécessité demeurant toujours aussi pressante sous la constante variété de ses applications. La raison d’être de l’Église est de continuer l’œuvre de Jésus, puisqu’elle n’est pas finie, en suivant toutes les étapes que l’humanité traverse et en s’y adaptant. Jésus a voulu que l’Évangile fût annoncé jusqu’à la fin du monde. L’Église existe pour accomplir cette /[fol. 446] volonté, qui est le dessein miséricordieux de la Providence sur les habitants de la terre. Elle n’a pu et ne peut encore vivre et durer qu’en changeant ; elle n’a pu et ne peut s’étendre utilement qu’en se fortifiant. Par là tombent ces objections triviales, tant de fois ressassées contre l’Église catholique, que ses ennemis croient si fortes, et auxquelles ses apologistes répondent ordinairement si mal : Jésus n’a pas fondé d’Église ; Simon-Pierre ne se doutait pas qu’il fût pape ; les apôtres ne soupçonnaient pas qu’ils dussent avoir des successeurs ; les papes des premiers siècles ignoraient qu’ils fussent infaillibles ; donc l’Église, la papauté, la hiérarchie, l’infaillibilité pontificale sont des innovations étrangères à l’Évangile, condamnables ou tout au moins périssables, non essentielles à la conservation du christianisme et que l’on doit même écarter si l’on veut retrouver le pur Évangile. Comme on l’a vu plus haut, l’Évangile pur, au sens où l’entendent les docteurs de la réforme, n’a jamais existé. On sait aussi en quel sens l’Église existait près de Jésus, établie par lui. Pour qu’il soit réellement le fondateur de l’Église catholique il n’est pas nécessaire qu’il ait eu présente à l’esprit et qu’il ait d’avance prédit à ses apôtres toute la carrière que l’Église devait remplir après lui et qui maintenant encore est loin d’être terminée ; il suffit qu’il ait confié l’Évangile à la /[fol. 447] société de ses disciples, pour le faire valoir jusqu’à la fin des temps. Pour que saint Pierre ait été réellement le premier chef de l’Église, {il n’est pas nécessaire qu’il ait eu formellement en pensée la théorie de l’Église que renferment les décrets du concile du Vatican et que développent les encycliques du Pape Léon XIII,}(x) ni qu’il ait eu la conscience claire d’être le modérateur suprême d’une telle Église ; il suffit qu’il ait eu, de par la désignation et la volonté de Jésus, la part principale dans l’œuvre de la prédication apostolique, qu’il en ait été comme le centre et l’arbitre. Cette situation prépondérante ne peut lui être sérieusement contestée. Si le ministère personnel de Paul a été plus éclatant et plus fructueux (ce jugement ne serait peut-être pas peu modifié si Pierre avait eu un historien comme 226
L’Évangile et l’Église Paul en a trouvé un dans les Actes, et de la prédication de Pierre nous ne savons presque rien, si ce n’est qu’elle embrasse un cadre presque aussi étendu que celle de Paul, qu’elle dura aussi longtemps et se termina d’une façon aussi tragique), il n’en est pas moins vrai que, relativement à Paul et pour lui, Pierre demeure l’apôtre principal, par la ratification duquel le ministère du pharisien converti a été agréé comme chrétien et apostolique, de même qu’il a reçu de Pierre une sorte de consécration définitive, lorsque les deux apôtres /[fol. 448] réunirent leurs efforts pour donner à la communauté romaine l’institution qui la protège encore avec toute l’Église. Les apôtres, pour que l’épiscopat soit légitime, n’ont pas eu besoin de vouloir fonder dans chaque communauté une dynastie perpétuelle de chefs élus se succédant l’un à l’autre, volonté qui supposerait une connaissance illimitée de l’avenir et d’autres préoccupations que celles du besoin présent ; il suffit qu’ils aient établi un ordre dans les groupes de fidèles recrutés par leur prédication et qu’ils aient chargé plus spécialement tels et tels chrétiens de pourvoir au maintien et à l’extension de la société chrétienne organisée en tel ou tel lieu. Enfin toutes les décisions que les papes des premiers siècles ont formulées et qu’ils ont imposées à l’Église au nom de la tradition apostolique dont ils se donnaient comme les organes officiels et les interprètes qualifiés pouvaient se passer d’être promulgués sous la garantie expresse de l’infaillibilité personnelle promise à Pierre et à ses successeurs ; il suffit que ces décisions aient été données comme irréfragables et qu’on les ait appuyées sur l’autorité supérieure que la succession de Pierre conférait aux évêques de Rome ; peu importe que la définition du pouvoir n’ait pas toujours été précisée, puisque les jugements ont toujours été rendus et acceptés comme souverains. L’esprit scolastique, c’est-à-dire l’habitude de vivre avec des idées que l’on considère comme immuables et de /[fol. 449] spéculer sur des abstractions que l’on regarde comme des vérités éternelles, n’est pas une bonne disposition pour comprendre ces choses. Le critique protestant qui s’imagine que l’Église n’a pas le droit d’être parce qu’il n’est pas question d’elle dans l’Évangile, et le théologien catholique qui veut trouver l’Église dans l’Évangile parce qu’il ne conçoit pas autrement la légitimité de son existence, ont une même façon de raisonner et sont dominés par le même préjugé. {La différence qu’il y a entre les deux, et qui est tout à l’avantage du théologien, consiste en ce que l’erreur de celui-ci s’associe à une conclusion de foi qui est irréprochable, tandis que le critique associe une connaissance plus exacte des faits à une erreur essentielle sur la nature du christianisme et la loi de son existence.}(y) Il manque à l’un et à l’autre le sens du réel, le sens de la vie et de ses véritables conditions. Tous deux pèchent par un excès de confiance dans la raison humaine et la valeur objective du raisonnement abstrait. Le théologien n’est pas sans responsabilité dans l’erreur du critique. C’est la confusion de la théologie et de l’histoire, maintenue par le théologien en dépit de tous les progrès qui ont fait de l’histoire une science indépendante et sui juris même lorsqu’elle a pour objet la religion, c’est cette confusion, disons-nous, qui induit et sollicite le critique à combattre la théologie par l’histoire, au lieu de combattre simplement par un côté antiscientifique et a priori la conception théologique de l’histoire religieuse. L’œuvre de critique antithéologique et antiecclé- /[fol. 450] siastique a commencé en fait par Luther et elle s’est continuée par le protestantisme et le rationalisme protestant. Mais la critique ne fonde rien, surtout dans l’ordre religieux. La critique corrige des abus, dissipe des erreurs ; sa lumière est froide et ne rend pas fécondes les idées qu’elle touche. Le protestantisme, en un sens, n’a rien 227
Alfred Loisy fondé ; il vit, comme institution, de ce qu’il a retenu du catholicisme, et le travail critique qui se poursuit dans son sein tend à diminuer de plus cet héritage ou à le stériliser parce que la force d’une tradition vivante, consciente d’elle-même et de son autorité lui manque pour contrebalancer l’action corrosive de la critique. Et pourtant le travail critique est devenu indispensable pour empêcher la théologie de paralyser en même temps et la science et la foi. La réaction du protestantisme contre l’absolutisme scolastique fut incomplète et viciée dans son principe par une conception fausse de la Bible et de la tradition, la première étant censée purement divine et l’autre purement humaine. L’Église catholique ne prit pas les devants sur le protestantisme dans la voie d’une critique meilleure ; elle ne le contredit pas sur la Bible et se contente d’affirmer la valeur objective de la tradition matériellement comprise, ainsi que l’entendaient les protestants. On contestait son autorité sous prétexte qu’elle avait changé depuis l’Évangile : elle répondit en affirmant que tout le christianisme n’était pas dans l’Évangile écrit et qu’elle n’avait pas changé. {À la /[fol. 451] négation théologique appuyée sur une science incomplète l’Église opposa une affirmation théologique appuyée sur un principe de foi. Le droit était de son côté, mais non pas tout à fait la lumière, et il est certain que maintenant sur ce terrain, la controverse n’a jamais pu aboutir à des résultats satisfaisants.} (z) L’Histoire des Variations, de Bossuet, est une œuvre admirable mais dont la base philosophique est ruineuse. Le grand apologiste de la tradition condamne les variations continuelles du protestantisme au nom de l’Église immuable, de l’identité permanente et absolue de ses institutions, de ses doctrines, de ses pratiques. Il fallait que l’histoire des premiers siècles chrétiens fût encore aussi peu connue et comprise qu’elle l’était au XVIIe siècle pour que Bossuet ait pu formuler sa thèse avec autant d’assurance. Les protestants ne contestèrent pas son principe, tout en s’efforçant d’éluder sa conclusion. Richard Simon fut peut-être le seul à voir combien le principe même avait besoin d’être assoupli par une interprétation qui embrasserait à la fois la continuité de la tradition et la légitimité du développement. Il était dangereux d’alléguer en faveur de l’Église catholique une immutabilité qui n’était pas réelle ; mais on avait le droit d’opposer aux changements désordonnés, inconséquents, destructifs du protestantisme, le développement régulier, logique et progressif attesté par l’histoire du catholicisme. {L’idée du développement, dont le cardinal Newman a donné en ce siècle /[fol. 452] une si remarquable explication, la seule idée qui corresponde à la vérité des faits, ou, pour mieux dire, la seule qui, dans l’état présent de la science, établisse un juste rapport entre nos connaissances historiques et les principes de la foi n’a pu se faire jour dans l’Église que sous la pression extérieure de la critique, et l’on ne peut pas même dire qu’elle ait acquis définitivement droit de cité en théologie. Du moins est-elle venue encore à temps et s’impose-t-elle graduellement à l’enseignement catholique. Sans laisser rien perdre du dépôt traditionnel, elle réconcilie la théologie avec le mouvement scientifique ; elle permet de défendre l’Église sans mentir à l’histoire et en employant l’histoire même à sa justification. Le développement ne prouve rien contre l’Église ; étant ce qu’il est, il prouve tout en sa faveur.}(aa) [Le changement, loi de l’existence de l’Église.] Bien loin que l’immutabilité soit la caractéristique nécessaire de la véritable Église, c’est au contraire le changement, mais un changement régulier et harmonique, qui est la loi de son existence et la marque de sa vitalité divine. Principe capital et qu’on ne saurait trop recommander à la méditation du théologien 228
L’Évangile et l’Église comme à celle du critique. Quelques-unes de ses conséquences doivent être au moins indiquées ici. Et d’abord, de ce que le christianisme, c’est-à-dire l’Église catholique, est soumis, comme tout ce qui vit, à la loi du changement, il résulte que les modes particuliers sous lesquels s’exerce l’action ecclésiastique dans tel ou tel temps, /[fol. 453] bien que participant à l’autorité surnaturelle et à l’efficacité divine du principe qu’ils manifestent, n’ont pas eux-mêmes rien d’absolu ni d’immuable. La façon dont le pape exerce actuellement son épiscopat souverain sur l’Église catholique diffère beaucoup, nous l’avons déjà remarqué, des rapports qui existaient aux premiers siècles entre l’évêque de Rome et les chefs des autres communautés chrétiennes. Il est entré dans l’Église quelque chose du régime impérial dont elle s’est constituée l’héritière, et dont elle a dû emprunter la tradition pour régir les peuples nés de ses débris, toujours dominés par la grande ombre de l’État qui, le premier, a fait régner dans le monde le droit, sinon la justice. On a reconnu depuis longtemps que l’empire romain avait fini par être trop gouverné, et que son idée du droit était trop absolue et trop étroite. Peut-être trouvera-t-on un jour qu’il n’est pas nécessaire au bien de l’Église que Rome soit le bureau universel de la chrétienté pour les petites affaires comme pour les grandes, et reconnaîtra-t-on même que l’organisation bureaucratique pourrait devenir une cause d’épuisement pour l’Église, comme elle en est une pour l’État. Si cette éventualité se produisait, et l’on peut prévoir qu’elle se produira, les nouvelles relations qui s’établiraient alors entre les Églises particulières et l’Église romaine ne porteraient aucun préjudice à la légitimité des rapports actuels, de même que ceux-ci ne sont pas la condamna-/[fol. 454] tion de l’état de choses qui existait dans les premiers siècles, et que réciproquement cet état de choses ne condamne pas ce qui est aujourd’hui, que l’état de choses actuel ne condamne pas d’avance ce qui sera plus tard. Il n’y a jamais eu et il n’y aura que des applications variées des mêmes principes d’association, d’unité, de groupement universel et coordonné en vue d’une fin transcendante à tout intérêt matériel et passager, qui gouvernent depuis le commencement la vie de l’Église, qui sont des principes de vie pour se prêter et parce qu’ils se prêtent à ces applications diverses, réclamées par les états et les degrés de civilisation où s’élève l’humanité. La constitution de l’Église est quelque chose de relativement flexible et mobile parce que c’est quelque chose de vivant. C’est la vie qui est durable, perpétuelle, divine dans sa source et dans sa substance ; mais les manifestations de cette vie sont nécessairement passagères, temporaires, humaines ; elles peuvent être quelquefois et elles sont partiellement défectueuses. Les organes de la vie subsistent à travers tous les changements ; leur action passe et se renouvelle sans eux. Ce qu’on fait hier n’est pas la règle absolue de ce qu’on doit faire aujourd’hui ; ce qu’on fait aujourd’hui ne crée pas un précédent rigoureusement obligatoire pour l’avenir. Telle est la leçon que l’histoire donne clairement à la théologie et à la critique, et qui doit rassurer ceux que les tendances apparentes de l’Église à un moment donné /[fol. 455] de son histoire ou même dans le présent, effraieraient comme un danger possible pour l’Église elle-même et pour la société. On pourrait soutenir que si les prétentions de Boniface VIII avaient fait loi dans l’ordre politique, le développement de la civilisation moderne aurait été impossible et les nations catholiques amenées presque fatalement à l’état de l’Espagne contemporaine. Ce serait une hypothèse, mais qui ne manquerait pas de vraisemblance. Seulement cette hypothèse n’était pas réalisable, parce que la papauté en appliquant à une situation nouvelle des procédés qui convenaient à un passé déjà disparu, s’exposait 229
Alfred Loisy à franchir les limites de sa sphère naturelle et rencontrait dans le principe chrétien de la distinction des pouvoirs ainsi que dans la force des choses un obstacle plus fort que toutes les théories des théologiens et les arguments des canonistes. Il nous est difficile, aujourd’hui, du moins en France et en dehors de certains cercles où la spéculation théologique est affranchie de toute réalité, de réprimer un sourire quand nous lisons qu’Alexandre VI partagea l’Amérique entre les Espagnols et les Portugais, et que Léon X octroya aux derniers les Indes orientales. Le Pape donnait à ces peuples ce qu’ils avaient conquis, et ce qu’il n’aurait pu donner à d’autres, si ce n’est à charge de le conquérir sur les premiers occupants. Cette fiction peu chrétienne convenait à l’agonie de la papauté politique et aux hommes qui en usèrent politiquement. L’idée du Pape maître de la terre était déjà morte, sans arriver à une expression dogmatique. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour affirmer quelle ne revivra jamais sous la forme d’un droit absolu et inhérent à la /[fol. 456] fonction pontificale. La frange purement humaine du développement s’use et s’évanouit. Ce qui pourrait devenir nuisible ne tarde pas à être corrigé. Ce qui convenait à un temps qui n’est plus tombe en désuétude pour ne pas tourner en abus. L’Église, comme un être vigoureux, se débarrasse de tous les ferments d’altération qui apparaissent dans son corps, et au renouvellement perpétuel de ses forces et de son action l’on reconnaît le déchet qu’elle laisse derrière elle, et dont elle est soulagée par l’abandon qu’elle en fait. La forme vieillie et défectueuse est remplacée par une forme plus vivante et meilleure. Tout est permis à l’Église pour développer, agrandir et fortifier l’action de l’Évangile sur l’humanité. [« L’Église n’existe pas pour le Pape, mais le Pape existe pour l’Église ».] On objecte que tout le développement catholique tend à augmenter l’autorité de la hiérarchie ou plutôt celle du Pape, non à faciliter et accroître les progrès de l’Évangile parmi les hommes, puisque ce progrès consiste dans la formation de personnalités religieuses, d’âmes maîtresses d’elles-mêmes, de consciences pures et libres, et que le catholicisme vise à l’effacement de la personnalité, à l’enrégimentation des âmes sous une loi de sujétion, à la mise en tutelle de tout l’homme et de toute la société sous la loi infaillible et indiscutée de l’Église. Nous expliquerons plus loin en détail comment l’Église catholique, prise en elle-même et dans la réalité foncière de son action, abstraction faite de telles ou telles tendances passagères ou qui /[fol. 457] sont propres à telle congrégation religieuse, n’a jamais mérité et ne mérite pas le reproche qu’on lui a fait de tenir ses membres dans un état de minorité perpétuelle. Il suffit d’observer ici que le principe fondamental du catholicisme n’a pas cessé d’être le principe même de l’Évangile. Les fidèles n’existent pas pour la hiérarchie ; mais la hiérarchie existe pour les fidèles. L’Église n’existe pas pour le Pape, mais le Pape existe pour l’Église. La parole de saint Paul8 reste toujours la grande loi : « Tout vous appartient », le ministre apostolique, les grâces et le Christ lui-même, « cependant vous appartenez au Christ, et le Christ à Dieu ». Nonobstant certaines apparences, l’Église n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être un empire. Il est vrai, en un sens, que Jésus n’a attribué à aucun homme de pouvoir sur un autre homme. Lui-même ne s’est pas attribué d’autorité dominatrice ; il a déclaré « que son joug était doux et son fardeau léger »9. Il s’est fait le serviteur de
8. I Cor., III, 23. 9. Matth., XI, 30.
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L’Évangile et l’Église tous et il a fait de ses apôtres les serviteurs du monde à convertir. Telle est encore la situation de l’Église ; telle est l’idée qui la porte et qui résume sa vie. Du jour où l’Église elle-même se considérerait comme un gouvernement, elle serait perdue, puisqu’elle irait contre la loi de son institution, contre sa profession de foi, contre son passé, contre la tendance croissante de /[fol. 458] l’humanité à se gouverner elle-même, contre l’application de plus en plus large et réclamée par l’évolution générale de l’esprit humain, {du principe chrétien qui exclut tout intermédiaire d’autorité humaine entre Dieu et la conscience du croyant. Ce qui est remarquable au contraire, c’est que l’Église ait acquis le puissant développement hiérarchique réclamé pour son extension et sa durée, sans écraser en elle-même toute vie et tout mouvement. En fait l’autonomie de la conscience chrétienne est respectée dans l’Église catholique autant et plus qu’en aucune autre communion séparée, et elle est mieux garantie, car elle est défendue par la conscience universelle de la catholicité contre ses propres faiblesses et contre les usurpations que pourraient commettre à son préjudice, en abusant de sa confiance, des individualistes sans mandat.}(ab) La hiérarchie de l’Église est vraiment un ministère. Pape, évêques, prêtres sont les serviteurs des serviteurs de Dieu, et plus haute est la dignité, plus absolu et crucifiant est le service. L’Église a des chefs qui ne sont pas des chefs, mais des esclaves de leurs fonctions, les prérogatives, des besoins généraux à la satisfaction desquels sont voués un certain nombre de particuliers. La hiérarchie est un moyen d’assurer l’unité de l’Église ; elle n’existe qu’en vue de cette unité. Le Pape de même n’existe que pour synthétiser et unifier l’action de la hiérarchie. /[fol. 459] Il n’entre dans la pensée d’aucun catholique ni dans l’enseignement de l’Église que tout l’effort du catholicisme doive tendre à rehausser la dignité pontificale, enrichir la curie romaine, accroître son influence politique et procurer des sujets obéissants au successeur de saint Pierre. Il est vrai que l’Église catholique a pris, à beaucoup d’égards la forme d’un gouvernement humain, et ce n’est pas sans apparence de raison que les protestants lui ont reproché d’être devenue et de vouloir être encore une puissance politique. {Puissance politique, l’Église l’a été au moyen âge, et nous avons vu comment elle n’avait pu se dispenser de l’être, comment aussi son influence directe dans les affaires de ce monde a toujours été baissant depuis la fin du XIIIe siècle, bien que la papauté n’ait pas renoncé encore à toute influence de ce genre.}(ac) Mais l’Église a toujours été autre chose qu’une puissance politique et elle est essentiellement, elle veut être autre chose que cela. Que l’Église compte au point de vue politique et que la politique soit obligée de compter avec l’Église, c’est une conséquence inévitable de son existence et c’est ce qui est arrivé dès que l’Église a été suffisamment répandue dans l’empire romain. Qu’elle s’érige elle-même en puissance politique traitant de supérieur à inférieur ou d’égal à égal avec les gouvernements, négociant avec eux certaines affaires religieuses comme on négocie les traités internationaux, c’est une forme particulière et /[fol. 460] transitoire des rapports de l’Église avec les pouvoirs humains. En ce sens l’Église catholique n’a pas été une puissance politique avant la fondation des royaumes barbares ou, pour mieux dire, avant Charlemagne et surtout avant Grégoire VII. Elle pourrait cesser de l’être sans cesser pour cela d’être l’Église catholique romaine. La situation actuelle est un legs du passé, qu’on ne peut liquider qu’avec précaution. Il n’en est pas moins évident que le pouvoir temporel du pape, les concordats ne sont pas pour l’Église des conditions d’existence indispensables et que l’on peut prévoir dans l’avenir un état général des sociétés civilisées où l’Église, puissance spirituelle et nullement 231
Alfred Loisy politique au sens qui vient d’être dit, ne perdrait rien de son prestige ni de son indépendance et gagnerait même en prestige, en indépendance, en influence réelle à n’être plus une puissance politique. {La politique ne tombe-t-elle pas de plus en plus et ne tombera-t-elle pas finalement des mains des princes et des hommes d’État à la façon de Richelieu et de Bismarck aux mains des économistes et des hommes d’affaires ? Que gagnerait l’Église à traiter directement avec ces gens-là, à leur confier le choix de ses évêques, à mettre son influence au service de leurs intérêts ?}(ac) {Il est même permis d’aller plus loin et de conjecturer que l’Église dans sa façon de traiter les individus qui lui sont soumis, trouvera des procédés /[fol. 461] plus conformes à l’égalité fondamentale, à la dignité personnelle de tous les chrétiens, que les membres de la hiérarchie ecclésiastique, dans le nivellement universel qui se prépare, pourront être de moins grands personnages selon le monde, sans rien perdre des droits de leur ministère, qui reprendront plus visiblement leur forme essentielle de devoirs ; que pareillement en ce qui regarde le mouvement des esprits dans l’ordre scientifique, l’autorité ecclésiastique en se désintéressant de tout ce qui est matière de science et en cessant d’exercer une sorte de surveillance jalouse sur l’activité intellectuelle de ceux qui lui appartiennent et de ceux qui ne lui appartiennent pas, en distinguant nettement la sphère de la foi, qui est la sienne, de la sphère de la science où elle n’a proprement rien à voir, sera mieux garantie contre les entreprises du rationalisme scientifique et favorisera plus réellement, sans effort particulier de sa part, les progrès de la science que par des déclarations abstraites sur la suprématie relative de la foi à l’égard de la science et l’indépendance relative de la science à l’égard de la foi ; dans l’ordre même de la vie chrétienne, elle pourra tendre davantage à former des individualités fortes, affecter moins de diriger, de contrôler, de gouverner, que d’apprendre aux hommes à se diriger, à se contrôler, à se gouverner eux-mêmes, sans préjudice de l’union et de la charité mais au /[fol. 462] contraire pour son plus grand bien et sa plus grande fécondité. Peut-être y a-t-il dans la société contemporaine des besoins nouveaux dont il semble que l’Église ne s’est pas encore assez préoccupée. C’est un point que nous examinerons ultérieurement. L’avenir y pourvoira. Le principe de solution est acquis pour toutes les difficultés présentes et futures ; c’est le même qui a résolu toutes celles du passé : l’Église existe pour le salut des hommes, et les hommes n’existent pas pour l’exaltation temporelle de l’Église. L’Église est le service universel du salut que Jésus a institué ; ce service prend la forme que nécessite le plus grand bien de ceux en vue desquels il a été établi ; ceux qui ont autorité dans l’Église sont les disciples de celui qui n’a pas été envoyé « pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour le salut de tous. »10}(ad)
10. Marc, X, 45.
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L’Évangile et l’Église Notes de l'éditeur a. En général, les modifications de la seconde rédaction visent à atténuer les traits de ressemblance entre les communautés primitives et l’organisation ultérieure de l’Église catholique : ainsi f. 383, « hérétiques » est remplacé par « penseurs téméraires » et le corps presbytéral est dit se dégager « en quelque sorte » des charismes primitifs ; f. 384 : l’épiscopat unitaire est dit « censé tenir » la place de l’apostolat et ce n’est plus que « très probablement » qu’est attribuée à l’Église de Rome la formation du canon du Nouveau Testament. b. Précisions de la seconde rédaction sur le caractère épisodique des interventions romaines c. Plus que dans la première rédaction, Loisy renforce chez le lecteur l’impression de contingence historique qui s’attache pour lui au développement de la primauté romaine. d. Dact. : immédiatement. e. Après avoir précisé l’histoire des doctrines médiévales sur les rapports du temporel et du spirituel, Loisy conclut par une addition dans laquelle il montre que la vieille doctrine du « pouvoir indirect » se dissimule encore sous les formes modernisées au moyen desquelles l’Église la présente. f. La seconde rédaction résume en une phrase énergique le rôle historique de Luther. g. La seconde version donne quelques précisions sur les insuffisances ecclésiologiques des décrets de Trente sur la doctrine de la Tradition. h. Addition de passages du Syllabus, avec le commentaire de Loisy. Celui-ci a choisi trois articles essentiels : 24- L'Église n'a pas le pouvoir d'user de la force, ni aucun pouvoir temporel, direct ou indirect ; 77- À notre époque, il n'est plus convenable que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, en excluant ainsi tous les autres cultes ; 55- L'Église doit être séparée de l'État, et l'État, de l'Église. i. Développement nouveau sur le déroulement des débats conciliaires autour de la constitution Pastor Aeternus qui définit l’infaillibilité du pape. j. Précision ajoutée dans la seconde rédaction. En revanche, une phrase très explicite a disparu de la première rédaction : « il (Jésus) n’a jamais témoigné la volonté de fonder une religion en dehors du judaïsme, quoiqu’il ait tout fait, tout préparé pour qu’une telle religion se produisit » (ms.15634, f. 50, l. 24-25). La quarantaine de feuillets qui suivent, dans la seconde rédaction, ne sont en somme qu’un long commentaire de cette phrase. Ce développement rééquilibre la présentation purement narrative de l’histoire de l’Église catholique que Loisy a présentée dans la précédente section de ce chapitre. k. Plusieurs additions de la seconde rédaction précisent le rapport de l’Église au royaume annoncé par Jésus. l. Il y a ici dans le texte de Loisy un appel de note sans note correspondante. La citation se trouve en Luc 12, 32. m. Plusieurs additions expliquent que le renforcement de l’autorité dans l’Église fut rendu inévitable par les circonstances. n. Dact. : naissance. o. Dact. : diversion. p. Cette évolution n’a pas été clairement prévue par les apôtres fondateurs, Pierre et Paul, mais ce n’est pas par hasard qu’ils apportèrent à l’Église de Rome le soutien de leur parole. Le durcissement des aspects juridiques et institutionnels qui survint ensuite est exprimé de manière moins polémique dans la seconde rédaction. q. Dact. : restreindra. r. Très longue addition de la seconde rédaction sur le rôle temporel de l’Église médiévale.
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Alfred Loisy s. La seconde version ajoute une longue explication sur le déclin du pouvoir temporel des papes. t. La seconde rédaction, moins polémique contre le protestantisme, revient sur le type de certitude qui permet le ralliement au catholicisme. Il s’agit d’une « certitude morale » et, pour le croyant, la certitude de se trouver dans la véritable Église jaillira de l’expérience ecclésiale. Au sein de la communauté de foi, la continuité entre Jésus et l’Église devient sentie et vécue. u. D’une manière beaucoup moins abrupte que dans la première rédaction, Loisy sousentend ici que le protestantisme ne porte pas de fruit. v. Plusieurs additions montrent la nécessité qui s’imposa à l’Église de se fortifier par des institutions nouvelles. w. Addition de la seconde version destinée à montrer que l’Évangile a besoin de l’Église. x. Additions précisant que la continuité soutenue par Loisy entre l’Évangile et l’Église ne signifie pas l’immutabilité ab initio des croyances et des institutions du christianisme. y. Loisy formule en termes précis le reproche essentiel qu’il adresse au protestantisme : ignorer la loi de l’histoire. z. L’apologétique traditionnelle dans le catholicisme ignore aussi la loi de l’histoire, en ignorant la place du développement. aa. Loisy remplace quelques lignes abruptes de la première rédaction par un retour sur l’idée de développement chez Newman et sur sa nouveauté. ab. Addition de la seconde rédaction sur l’équilibre entre autorité et liberté dans le catholicisme. ac. La seconde rédaction constate le déclin de la puissance politique de l’Église. ad. Toute la fin du chapitre est modifiée et amplifiée dans la seconde rédaction. Loisy conjecture un avenir où les défauts reprochés à l’Église catholique par les protestants s’estomperont.
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/[fol. 463] CHAPITRE VI L’ÉGLISE ET LE DOGME CHRÉTIEN
En analysant l’enseignement de Jésus, nous n’y avons trouvé ni système doctrinal ni symbole défini. {Si c’est une vérité superficielle et une erreur foncière que la réduction de l’Évangile à une foi sans dogmes, il est du moins certain que Jésus n’a établi ni articles ni règles de foi. Tout en réclamant la foi à sa parole et à lui-même, il ne définit théoriquement ni sa doctrine qui est formée de données concrètes et non d’abstractions, ni sa personne, ni son rôle. Il n’y a pas de métaphysique savante dans l’Évangile prêché par Jésus ; il y en a certainement beaucoup dans les formules du dogme chrétien et dans l’enseignement ordinaire de l’Église catholique. Nous avons montré plus haut1 que la foi religieuse se traduit nécessairement en idées et en mots, en symbole intellectuel et intelligible, pour se communiquer et se transmettre, après avoir pris conscience d’elle-même.} (a) Nous allons trouver maintenant qu’il n’a pas /[fol. 464] suffi à la religion chrétienne de s’exprimer une première fois, mais il s’en est fait incessamment comme des traductions nouvelles, et quelles traductions ! On vient de voir ce que la primauté de Pierre est devenue dans le pontificat romain. La transposition du rôle assigné à Simon-Pierre dans l’Évangile et même de celui qu’il a eu dans la fondation de l’Église est-elle assez considérable ? Ce qui n’avait pas forme d’autorité, ce qui n’était qu’un périlleux service est devenu la plus haute puissance qui ait jamais pu être rêvée par un être humain, une puissance telle que le poids, à y regarder de près, n’en semble pas moins écrasant pour celui qui en est revêtu que pour ceux qui y sont soumis. Et ce pouvoir en fait un dogme, le dernier des dogmes qui se soit formé dans l’Église. Auparavant il s’en était formé bien d’autres qui sont dans le même rapport avec leur point de départ. Sera-t-il plus facile de prouver la nécessité des dogmes que leur vérité ? Est-il croyable pourtant qu’ils puissent être nécessaires sans être vrais ? Un coup d’œil jeté sur leur développement permet, semble-t-il, d’en reconnaître en même temps la nécessité et la vérité, avec les conditions réelles de leur perpétuité. Le nom d’immutabilité que l’on emploie quelquefois n’est pas plus applicable au dogme qu’à l’Église. Dans le monde où nous vivons rien n’est immuable, et là où il y a le plus de vie, là aussi se trouve, dans l’unité harmonieuse de la croissance, le maximum de changement.
1. Chapitre II.
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Alfred Loisy /[fol. 465] I [Comment le dogme chrétien est sorti de la prédication de Jésus] [L’exégèse de l’Ancien Testament dans la prédication aux Juifs.] L’expression de la foi annoncée par Jésus était très simple, très juive, et en un sens très traditionnelle. On a vu comment l’idée du royaume des cieux se rattachait à la croyance populaire et conservait le caractère d’un symbole religieux. Rien d’abstrait dans cette conception, où n’entre aucun élément de philosophie : la foi suggère l’idée ; la forme est donnée par le travail d’une imagination simple qui veut se figurer l’inconnaissable. L’idée du Messie est spécifiquement juive, bien que Jésus y ait rattaché une signification universelle ; il a été, il croyait et voulait être le Messie promis aux Juifs et donné aux Juifs avant d’appartenir à l’humanité entière. Les deux idées, celle du royaume et celle du Messie, liées l’une à l’autre, étaient donc vraiment traditionnelles, et, chose digne de remarque, le sens universel et en partie nouveau que Jésus y rattache, sans en détruire encore absolument le caractère juif, est justifié par des arguments tirés de la tradition juive. Jésus en appelle à l’Écriture pour autoriser sa doctrine et son rôle personnel. Pour supprimer le divorce, il invoque Moïse contre Moïse, la Genèse contre les documents législatifs ; pour écarter l’idée du Messie purement national, fils de David, il en appelle à David lui-même et il cite un psaume ; pour combattre les sadducéens qui nient la résurrection et la vie future, il allègue sans hésitation /[fol. 466] les passages de l’Ancien Testament où Iahvé s’intitule Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, « Dieu, conclut-il, n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants ». Cette logique nous déconcerte, parce qu’elle semble défier des lois de raisonnement que nous jugeons absolues et qui sont pour nous la condition normale de la vérité. Cette méthode extraordinaire qui consiste à prouver des opinions nouvelles au moyen de textes anciens qui ne les contiennent pas et quelquefois même n’ont avec elles qu’un rapport artificiel et verbal, n’est point particulière à Jésus ; elle existait avant lui, et surtout elle a existé après lui ; c’est le procédé courant de l’exégèse ecclésiastique pendant les premiers siècles, et même sans que l’on s’en rende bien compte, jusqu’à nos jours. Ce facteur important du développement doctrinal dans l’Église vient ainsi directement de l’Évangile. Par conséquent l’Évangile, si dépourvu qu’il soit d’énoncés dogmatiques, ne laisse pas de renfermer un enseignement précis, universel quant au fond, juif encore quant à la forme, traditionnel quant à l’intention et à la méthode de sa démonstration, pour autant qu’il y a démonstration et qu’il y a méthode. Le royaume vient comme les prophètes l’ont annoncé ; il vient par le Messie qu’ils ont prédit ; royaume et Messie sont tels que Jésus les conçoit et les fait ; mais Jésus lui-même découvre dans la Loi et les prophètes des points d’attache pour ce qu’il y a de plus nouveau et de plus personnel dans son en-/[fol. 467] seignement ; il n’est pas venu pour rien détruire et rien réfuter ; il est venu pour tout accomplir et tout expliquer. Tel a été le point de départ du dogme chrétien, et nous y reconnaissons déjà toute la loi de son développement ; ce sera une doctrine toujours ancienne et toujours nouvelle, dont la nouveauté, pour se défendre, se couvrira d’une antiquité que l’observateur vulgaire ne pourra s’empêcher de trouver artificielle, en sorte que sa manière de se présenter semblera impliquer une perpétuelle contradiction.
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L’Église et le dogme chrétien [« Christ » et « Fils de Dieu » dans la prédication en direction des païens.] La prédication apostolique, tant qu’elle s’adressa directement aux Juifs ne différait guère de la prédication de Jésus qu’en un seul point, qui a été, historiquement parlant, le premier article de la foi chrétienne, à savoir la résurrection du Sauveur. On pouvait continuer d’annoncer au nom de Jésus le prochain avènement du royaume et lui garder la part principale dans cet avènement, puisque le scandale de sa mort était réparé et expliqué par son retour à la vie pour l’éternité. On prouvait la résurrection par les deux moyens que Jésus avait employés pour autoriser son enseignement et que l’Église a toujours employés pour prouver ses dogmes : le témoignage direct et les Écritures anciennes. Jésus était ressuscité, car les apôtres l’avaient vu ; il était ressuscité parce qu’il devait ressusciter, et que les prophètes l’avaient annoncé. Le témoignage des apôtres est l’assertion réelle et dogmatique ; l’allégation des Écritures est la preuve théologique. C’est bien /[fol. 468] le commencement du dogme chrétien et de la théologie chrétienne ; mais ce n’est que le commencement. Le juif converti peut se contenter de regarder Jésus comme le Messie, sans chercher au-delà des formules adoptées par Jésus lui-même une définition de son rôle : ce qui suffit pour le juif ne suffira pas pour le païen. Dès que l’Évangile franchit les limites de la Palestine, il est évident que ses prédicateurs essaient de traduire les formules juives dont Jésus s’est servi. Le nom de Messie devient un nom propre qui se joint à celui de Jésus, parce qu’il ne représentait pas une idée claire pour les croyants de la gentilité. Le nom de fils de l’homme, messianique aussi et sans détermination nette en dehors de cette acception, est abandonné par saint Paul. Reste le nom de « fils de Dieu » que tout le monde peut entendre et qui a un sens pour les païens eux-mêmes. Ceux-ci ne le comprendront pas, comme les Juifs, dans un sens tout religieux et moral ; pour eux, la filiation divine de Jésus n’aura un sens complet que si elle marque un rapport transcendant et absolu de Jésus à Dieu. Saint Paul engage la théologie chrétienne sur cette ligne, où elle marchera jusqu’à ce qu’elle ait épuisé en quelque sorte tout le sens métaphysique que peut comporter la formule « fils de Dieu » appliquée à l’existence humaine qui s’est déroulée en Judée et qui fut celle de Jésus. Les apôtres qui avaient vécu avec le Sauveur ne sentaient pas pour eux-mêmes et ils sentaient moins facilement pour les autres le /[fol. 469] besoin de le définir ainsi théoriquement. C’est tout au plus si autour d’eux, dans des cercles palestiniens où l’on n’avait connu Jésus que par leur prédication, la foi chercha une explication de la filiation divine dans l’idée de la conception virginale, promptement adoptée et rattachée au début de la catéchèse apostolique. Moins en relief que l’article de la résurrection, l’article de la conception virginale par l’opération du Saint-Esprit, qu’il ne faut pas confondre avec la notion purement métaphysique de l’incarnation, se prouva aussi par une assertion de témoignage dans la prédication chrétienne et par un appel aux prophéties. Toutefois l’Évangile, ainsi complété à ses deux extrémités par la conception virginale et par la résurrection n’avait pas encore tout ce qu’il lui fallait pour être intelligible aux païens. L’article de la résurrection qui portait la foi apostolique était capital et ne pouvait être négligé, mais ne contenait pas une définition de Jésus. L’article de la conception virginale n’était pas de primitive tradition apostolique et n’aurait pas non plus suffi par lui-même à donner une idée consistante du Sauveur. Saint Paul le laisse de côté, comme fera plus tard l’auteur du quatrième Évangile : il lui fallait pour lui-même et pour ses convertis une définition de la personne du Christ. Il l’ébauchera d’abord en partant de notions qui 237
Alfred Loisy n’étaient pas helléniques, et qui durent, pour cette raison même /[fol. 470] être retouchées plus tard et complétées. La vie terrestre de Jésus est encore trop près de lui pour que la personnalité historique s’absorbe dans la notion d’une préexistence purement divine ; Jésus a été « prédestiné fils de Dieu »2, et en cette qualité il préexistait à toute sa carrière terrestre, et à sa résurrection, qui ont été comme l’accomplissement historique de sa filiation divine, réalisée définitivement par son entrée dans la gloire. Qu’est ici « le fils de Dieu » ? C’est « l’homme céleste » sauveur et type de l’humanité régénérée, comme Adam, « l’homme terrestre », est le père et le type de l’humanité pécheresse et corrompue. Toute l’économie du salut roule sur ces deux pivots : « l’homme terrestre » qui introduit le péché et la mort dans le monde, et l’homme céleste qui introduit dans le monde la grâce et la vie éternelle3. Il n’y a pas encore, à proprement parler, d’incarnation divine, puisque c’est Jésus qui se préexiste à lui-même dans le sein du Père céleste. Saint Paul ne va pas beaucoup au-delà des conceptions juives sur la prédestination du Messie : son Christ est l’homme parfait, on peut dire déjà l’homme-Dieu, sans être encore le Dieu incarné. Les deux tendances qui existeront bientôt dans l’Église et dont l’une, celle dont l’exagération sera corrigée d’abord, encline à /[fol. 471] voir en Jésus un homme élevé jusqu’à Dieu, et dont l’autre, celle qui triomphera, sauf à être arrêtée à la limite de l’histoire, est disposée à voir en Jésus Dieu abaissé jusqu’à l’homme, existent déjà en germe dans saint Paul, où elles se font équilibre, comme elles font aussi dans le dogme ecclésiastique, tandis que l’hérésie en suivant exclusivement l’une ou l’autre contredira saint Paul et la vraie tradition chrétienne. Du reste saint Paul lui-même ne s’en tiendra pas à la christologie trop judaïsante de ses premières épîtres ; il rencontrera des docteurs plus versés que lui dans la sagesse grecque, Barnabé, s’il est l’auteur de l’Épître aux Hébreux, l’éloquent Apollos, et il profitera finalement de leur commerce. Les dernières épîtres doctrinales, qui furent écrites pendant sa captivité, forment avec l’Épître aux Hébreux une sorte de transition entre sa première conception christologique et la christologie johannique. Le Christ préexistant y apparaît déjà comme l’intermédiaire de la création, par qui et en vue de qui tout a été fait. Il grandit de telle sorte que sa préexistence l’emporte infiniment sur la réalité finie de son existence terrestre : « Alors qu’il était en forme de Dieu, il ne se soucia pas d’être égal à Dieu, il s’est anéanti ; prenant la forme d’un esclave…, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort de la croix »4. L’auteur de /[fol. 472] l’Épître aux Hébreux se plaît à développer les titres du Fils de Dieu, plus grand que les anges, plus grand que Moïse, plus grand que Melchisédech. Pourtant ce n’est point encore en termes précis, la définition que demande la sagesse hellénique. Notons seulement que saint Paul et l’auteur de l’Épître aux Hébreux affirment et prouvent la dignité transcendante de Jésus : ils l’affirment comme vérité dogmatique, et ils la prouvent par des textes de l’Ancien Testament. Il est acquis désormais que la foi des chrétiens répudiera toute nouveauté ; ceux qui l’interprètent et l’élaborent la font toujours remonter à l’antiquité, à l’origine du monde.
2. Rom., I, 4, 3. Rom., V, I2, 21 ; I Cor., XV, 45-49. 4. Phil., II, 6-8.
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L’Église et le dogme chrétien [La théologie du Verbe et la naissance du dogme trinitaire.] Le quatrième Évangile a décidément recours aux termes consacrés par la philosophie du temps. Dans les écoles grecques, {où fréquentent des Juifs comme Philon,}(b) on spécule volontiers sur la parole éternelle de Dieu. Le logos est la raison divine, ou les idées éternelles des choses, ou la parole créatrice du monde. Tout cela est encore assez vague et incertain. Qu’on le sache donc, Jésus est le Verbe fait chair. Les sages connaîtront ainsi ce qu’ils doivent penser du Maître que les chrétiens vénèrent, et ils ne seront plus tentés de voir en lui un prédicateur juif sans doctrine et sans autorité. Est-ce pourtant une idée grecque, une conception savante que l’évangéliste entend faire prévaloir sur la tradition apostolique ? Rien n’est plus loin de son esprit. Il suffit de comparer le prologue de l’Évangile johannique avec /[fol. 473] le premier chapitre de la Genèse, pour voir comment l’auteur identifie dans sa pensée le Verbe par qui tout a été fait avec la parole qui sort de la bouche de Dieu pour la création du monde. Ce n’est point de Platon, par l’intermédiaire de Philon, c’est de Moïse que la connaissance du Verbe est censée procéder. L’élément essentiel de la christologie est maintenant trouvé ; la préexistence de Jésus est formulée en termes acceptables pour la science grecque. La théologie chrétienne devint possible, et bientôt en effet nous la voyons naître, mais non sans beaucoup de tiraillements. Après tout, la théologie du Verbe pouvait sembler une nouveauté par rapport à la primitive tradition apostolique et même à la tradition de Paul. Elle fut adoptée d’abord par les apologistes qui avaient à faire valoir le christianisme aux yeux des païens instruits. Les pasteurs furent plus réservés. Les indices qu’on a relevés pour montrer que le quatrième Évangile n’avait pas été admis d’abord sans contestation dans l’Église romaine peuvent être assez faibles, il est certain que la christologie johannique ne l’emporta pas absolument et du premier coup sur la christologie synoptique et sur celle de Paul. D’ailleurs, si l’on avait le Verbe dans le quatrième Évangile, on n’y avait pas toute la théologie du Verbe. Jésus était le Verbe incarné ; mais dans quel rapport se trouvait-il avec le Père ? Comment la divinité de Jésus admise sous une forme ou sous /[fol. 474] une autre dans les Églises de la gentilité, se conciliait-elle avec l’unité de Dieu, ce principe absolu de la foi juive, qui s’était transmis à la croyance chrétienne, et dont on ne pouvait s’écarter sans retomber dans le polythéisme ? À la fin du second siècle il n’y a pas encore de théologie officielle de l’Incarnation et de La Trinité, bien que l’Église, qui a repoussé les systèmes gnostiques, c’est-à-dire un premier travail théologique sans règle et sans frein, condamne aussi des opinions beaucoup moins éloignées de sa tradition que les rêveries gnostiques. Elle condamne ceux qui veulent que Jésus ait été purement homme par son origine et ne soit devenu Dieu que par sa résurrection : sans doute il lui faut un Christ préexistant en qualité de Dieu, comme le voulait saint Paul. Mais elle condamne pareillement ceux qui enseignent que le Christ est Dieu même, Dieu le créateur, incarné en Jésus : comme créateur il serait Père ; en Jésus il serait Fils ; communiqué aux fidèles dans l’Église il serait l’Esprit saint. L’Église officielle réprouve cette trinité modaliste : Jésus n’est pas la même personne que Dieu son Père. Le système qui a les faveurs de la catholicité au IIIe siècle, sans être consacré par une définition positive qui répugnait à l’esprit de ces temps, est celui qu’ont professé, avec des nuances diverses et plus ou moins notables, Irénée, Tertullien, Hippolyte, Novatien, Origène et qui consiste à reconnaître trois personnes divines, dont la première, source /[fol. 475] des deux autres, principe de tout être, est Dieu absolument, c’est le Père ; les deux autres personnes 239
Alfred Loisy procèdent de lui dès le commencement, c’est-à-dire avant toute créature, le Verbe comme type, intermédiaire et terme de la création, l’Esprit comme principe de vie supérieure dans les créatures douées de raison ; il n’y a qu’un Dieu, parce que le Verbe et l’Esprit procèdent du Père, sans être séparés de lui ; et il y a trois personnes, parce qu’il y a comme trois agents, le premier principe dont l’activité se manifeste directement par la production des deux autres personnes, et celles-ci dont l’activité se manifeste par la création et dans les êtres créés. Origène a donné à cette doctrine la forme d’une théorie complète, équilibrée dans toutes ses parties, sauf en un point d’où devait sortir la controverse arienne, la notion précise du rapport qui existe entre le Père et le Verbe, et subsidiairement entre le Père et le Verbe d’une part, et l’Esprit qu’ils envoient. [Les avatars de la théologie trinitaire.] Le Verbe est sorti du Père avant qu’il existât aucune créature ; mais lui-même n’a-t-il pas été créé, puisqu’il n’est pas le Père ? D’après Origène le Verbe est éternel, de substance divine, et pourtant créé ; le Père seul est incréé. Si le Verbe est créé, reprend Arius, il ne peut pas être éternel, ni de substance divine, ni Dieu à proprement parler ; c’est la première des créatures, par laquelle l’Esprit saint et le commun des êtres créés ont reçu l’existence ; ainsi le /[fol. 476] Christ n’est pas Dieu dans le sens absolu du mot. Arius, il convient de le remarquer, n’était pas en opposition directe avec la théologie antérieure ; {il ne faisait que pousser à l’extrême les conséquences logiques de théories acceptées dont on n’avait pas démêlé encore les contradictions latentes,}(c) et il fut appuyé plus ou moins ouvertement par les théologiens conservateurs de son temps, les plus fervents disciples d’Origène, et notamment par l’évêque le plus instruit de cette époque, Eusèbe de Césarée. Mais il blessait au vif le sentiment chrétien. Tout ce qu’il y avait de savants dans l’Église pouvait spéculer à l’aise sur la nature du Verbe ; la masse n’en avait cure tant que l’on ne touchait pas à la divinité de Jésus-Christ. Sur ce point la foi commune et traditionnelle n’admettait pas de compromis. On expliquera comme on voudra la divinité du Christ, le Christ est Dieu. C’est ce qui avait valu aux systèmes modalistes une tolérance relative, bien que cette théologie fût trop juive encore, trop peu philosophique pour s’implanter dans le monde grec, trop abstraite et artificielle pour s’accommoder avec l’Évangile et la tradition chrétienne. Dès que la théologie trinitaire se fourvoyait dans un système qui abaissait la personnalité du Christ, elle ne pouvait échapper à une condamnation. Toutefois les temps étaient trop avancés, le monde chrétien déjà trop pénétré de science grecque, et l’enseignement chrétien trop imbu de philosophie, pour qu’une condamnation simple satisfît à /[fol. 477] la nécessité du moment. Au système d’Arius il fallait opposer au moins une idée positive, l’idée d’Athanase, qui prévalut à Nicée et qui devint le dogme de l’Église : Jésus, le Verbe incarné, est Dieu, et le Verbe n’est pas une créature, parce que le Verbe est consubstantiel au Père, coéternel au Père, égal au Père. Jamais le Père n’a été sans Verbe. Jésus aurait-il pu nous sauver, s’il n’eût été Dieu ? Comment nous aurait-il donné ce qu’il n’avait pas et nous déifierait-il par l’immortalité glorieuse, si lui-même n’avait en propre le bien auquel il nous fait participer ? C’était la croyance simple de l’Occident, quelque peu teintée de modalisme, qui triomphait des spéculations philosophiques de l’Orient tout en s’y accommodant. On ne prétendait pas innover, Athanase arguait de l’Écriture et prouvait la consubstantialité par l’Évangile et même par l’Ancien Testament. Si la formule n’était pas dans la
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L’Église et le dogme chrétien Bible, la chose y était ; le dogme qui se faisait, que l’on créait, était censé remonter à l’origine de l’Église et à la première page des Livres saints. On ne peut nier que la définition de Nicée ait été une sorte de concordat entre la philosophie religieuse des apologistes systématisée par Origène, et la foi commune de l’Église. La philosophie concevait le Verbe comme une sorte d’émanation divine en rapport direct avec la création ; la foi concevait Jésus comme investi de la divinité, comme la possédant absolument de toute éternité. Le Verbe immanent fut dé- /[fol. 478] claré personnel, personnellement Dieu, consubstantiellement avec le Père. La philosophie n’y pouvait plus servir de guide, et ainsi naquit le mystère, comme succédané de la gnose. La question du Saint-Esprit devait être résolue dans le même sens que celle du Verbe. Ce ne fut qu’un jeu, lorsque l’arianisme eut été vaincu dans le monde gréco-romain, de retrancher sa queue, l’hérésie des pneumatomaques, d’après laquelle le Saint-Esprit n’aurait été qu’une créature. Mais il était écrit qu’il y aurait toujours des hérésies. La raison une fois introduite dans la foi, – et comment ne pas l’y introduire ? – y apporte ses questions, ses incertitudes, ses conclusions précipitées, ses erreurs, et l’unique ressource de l’Église contre les excès de la spéculation théologique, lorsque celle-ci veut formuler des dogmes, est l’anathème. L’époque des grandes hérésies est justement celle où la théologie chrétienne s’est constituée. Ce sont les hérésies qui, d’une certaine manière ont fait la théologie. Les hérésies n’étaient pas autre chose que des essais prématurés ou mal venus de théologie rationnelle. L’Église qui les a condamnées a retenu d’elles quelque chose. En les condamnant elle a pris position sur le terrain qu’elles avaient choisi, en sorte que la théologie orthodoxe marche pour ainsi dire à la suite de la spéculation hérétique ; elle hérite de ceux qu’elle condamne et elle s’enrichit de leurs dépouilles après en /[fol. 479] avoir ôté la marque d’origine. M. Harnack a pu dire avec vérité que la théologie, au rebours du vieux Saturne, qui mangeait ses enfants, dévore ses ancêtres. Même les grands noms de l’antiquité chrétienne, les vrais Pères de la théologie orthodoxe, qui ont vécu et qui sont morts dans la communion de l’Église sont devenus suspects d’hérésie lorsqu’on les eut dépassés et que certains éléments de leurs systèmes durent être abandonnés. L’exemple d’Origène est très instructif à cet égard. Celui de saint Augustin ne le serait pas moins sans la fiction pieuse et inconsciente par laquelle les théologiens catholiques se sont interdit de voir que certaines parties de la doctrine augustinienne avaient été anathémisées dans Baius, Jansénius et Quesnel. L’histoire de la théologie est, à beaucoup d’égards, le martyrologe des penseurs chrétiens. [Le problème théologique du Verbe incarné : d’Éphèse à Chalcédoine.] La divinité du Christ étant une fois établie par la décision de Nicée, et la doctrine d’Athanase ayant fini par triompher, après de longs combats, sauf à se rapprocher quelque peu en Orient de la spéculation origénienne, un nouveau problème surgit : Jésus est Dieu ; il est de toute éternité le Verbe consubstantiel au Père ; mais sur la terre il a vécu en homme ; c’est folie d’enseigner avec les docètes qu’il avait seulement l’apparence de l’humanité ; comment concevoir maintenant le rapport de la divinité avec l’humanité, pour ne pas rompre l’unité vitale de l’être divino-/ [fol. 480] humain que l’on adore comme Sauveur ? Un des plus grands théologiens qu’ait eus l’Église, Apollinaire de Laodicée, formule le premier système de l’union hypostatique, et ce système fut une hérésie. Apollinaire enseignait que pour sauvegarder l’unité du Christ, il fallait concevoir le Verbe, associé à l’humanité en Jésus, comme tenant la place de l’âme dans le composé humain. Le Christ était 241
Alfred Loisy homme par le corps et le principe de vie animale qui était en ce corps, mais la domination supérieure de la raison dans l’homme ordinaire était remplacée en Jésus par la domination supérieure de la raison divine, du Verbe divin. Apollinaire eut beaucoup de disciples ; mais le système tomba, parce que Jésus n’y était plus tout à fait homme, et que la divinité du Verbe y était rabaissée aux fonctions d’un principe créé. Immédiatement après deux hérésies se produisent en sens contraire sur le même sujet. {Puisque le Christ est parfaitement homme, disaient Théodore de Mopsueste et Nestorius, il a une personnalité humaine mais si intimement unie à la personne du Verbe, une volonté si parfaitement subordonnée à celle du Verbe que le Verbe, par cette association étroite, est Jésus et que Jésus est Dieu : Marie cependant n’est que la mère de l’homme, la mère de Jésus, non celle du Verbe uni à lui.}(d) Erreur ! s’écrie Cyrille d’Alexandrie ; le Christ est un, ou bien il n’y a pas d’incarnation, pas de Dieu fait homme, de Dieu sauveur, de /[fol. 481] rédemption ; il faut que l’humanité soit pour ainsi dire incorporée à la divinité ; ne parlons pas de deux hypostases moralement unies, de deux natures absolument distinctes ; ne reconnaissons en Jésus que la nature incarnée du Verbe. Nestorius est condamné au concile d’Éphèse que préside Cyrille. Mais Eutychès s’empare de l’idée cyrillienne et pose nettement le problème : Que devient la nature humaine dans l’incarnation ? Subsiste-t-elle encore comme nature humaine ? Non, répond-il, après l’incarnation il n’y a qu’une nature, celle du Verbe. La question était fort abstruse. Presque tout l’Orient abondait dans le sens de Cyrille, et, par conséquent, favorisait Eutychès. Seule l’école d’Antioche, récemment frappée dans la personne de Nestorius, trouvait que cette fois on allait à nier que le Christ eût été vraiment homme. L’évêque Flavien de Constantinople condamna Eutychès. Léon de Rome approuva Flavien. Dans un premier concile tenu à Éphèse et que l’histoire ecclésiastique qualifie de « brigandage », où l’on ne tient nul compte des instructions données à ses légats par le pape Léon, la doctrine monophysite est proclamée seule orthodoxe, selon le sentiment de la majorité des évêques orientaux qui étaient présents à cette assemblée. Rome cependant ne pouvait se tenir pour battue. Au concile de Chalcédoine, le pape Léon, soutenu par la puissance impériale, fait accepter, malgré la répugnance des évêques orientaux, qui craignaient de favoriser la doctrine nestorienne, la formule des deux natures unies dans la personne du Verbe. Dans /[fol. 482] la Trinité, trois personnes possèdent une même substance, une même nature indivise ; dans l’incarnation, une même personne divine possède deux substances, deux natures, la nature divine qui lui est propre, et la nature humaine qu’elle s’est associée sans que celle-ci soit confondue avec celle-là. Le sentiment religieux des Orientaux fut profondément blessé ; il leur semblait qu’on niât la divinisation de la nature humaine dans le Christ et que la notion même du salut fût gravement atteinte. La théologie alexandrine, d’Athanase à Dioscure, avait suivi une ligne inflexible, trop inflexible sans doute, car il est bien vrai qu’en théologie on ne doit jamais suivre jusqu’au bout une déduction logique sous peine de tomber dans l’hérésie. Des schismes irrémédiables se produisirent en Égypte, en Syrie. Le cinquième concile œcuménique, où l’on condamna certains écrits de Théodore de Mopsueste, de Théodoret, d’Ibas d’Edesse, plus ou moins favorables à l’idée nestorienne, fut comme la revanche de Chalcédoine : la formule de saint Léon y fut interprétée en ce sens que la nature humaine était enhypostasiée dans le Verbe, ce qui écartait toute idée de concession au nestorianisme. Il n’était plus temps de regagner les monophysites. On n’y renonça pas cependant et une dernière controverse acheva d’épuiser le problème christologique. Les théologiens byzantins pensèrent 242
L’Église et le dogme chrétien trouver un biais satisfaisant pour les monophysites en enseignant l’unité de volonté en Jésus comme conséquence de l’union hypostatique. On /[fol. 483] s’émut de divers côtés. Le pape Honorius, influencé par le patriarche de Constantinople, fut d’avis qu’on ne tranchât pas la question, tout en inclinant personnellement vers la conception monothélite. Il fut condamné au VIe concile avec les autres tenants et fauteurs de cette doctrine. Le concile décida que le Christ ayant deux natures, avait deux volontés, la divine et l’humaine, la seconde étant d’ailleurs parfaitement soumise à la première. La christologie s’achevait par une victoire de la tradition occidentale. On aurait pu discuter la question de la science du Christ, mais elle se trouvait implicitement résolue dans la précédente et les théologiens scolastiques reconnurent au Christ, deux sciences, une science divine et une science humaine. Ils ont même pris à tâche d’analyser celle-ci ; mais la vie de l’Église n’était plus dans ces spéculations, et l’on peut dire que le dogme théologique et christologique en est resté au point où l’a laissé le septième concile. La théorie de la rédemption élaborée par saint Anselme et les scolastiques latins n’appartient plus au même courant doctrinal et se rattache plutôt à la théorie augustinienne du salut. [Apports théologiques spécifiques de l’Occident et de l’Orient.] Ainsi le dogme trinitaire et christologique, la métaphysique chrétienne, est, par les éléments qui y sont entrés, une chose grecque et orientale. L’Occident a pesé sur la rédaction des formules définitives et il a empêché cette métaphysique de s’égarer dans la spéculation abstraite, /[fol. 484] l’a soustraite à l’influence de ses origines, lui a donné un caractère religieux, en imposant, dans les moments critiques, à l’Orient moins positif et moins traditionnel des énoncés dogmatiques qui garantissaient l’unité absolue de Dieu, la monarchie divine, assez compromise dans la théorie origénienne de La Trinité, la divinité de Jésus-Christ atteinte par la conception semi-monarchienne, semi-philosophique d’Arius et le moralisme de Nestorius, la réalité historique de l’humanité du Sauveur menacée par la conception monophysite. L’esprit tout pratique et traditionnel des Romains s’appropria lentement la spéculation orientale et l’incorpora dans les formules juridiques édictées par Tertullien : une substance possédée par trois personnes, c’est La Trinité ; une personne divine possédant deux natures, c’est l’incarnation. Tout en logeant dans ces termes de droit la théologie du Verbe, et grâce à ces termes, l’Église romaine sauvegarda la doctrine qui avait été la sienne dès les commencements : l’unité de Dieu, avec l’humanité réelle du Christ-Dieu. La théologie romaine, s’il y en avait eu une, aurait été plutôt monarchienne et adoptianiste. La théologie alexandrine allait presque naturellement au trithéisme et au monophysisme. Il se fit une sorte de moyenne traditionnelle qui fut le dogme chrétien. L’Orient fournit la matière et l’Occident régla la forme. Par là le dogme christologique est l’œuvre commune de l’Église des premiers siècles. L’Église d’Orient, d’où il était sorti, en /[fol. 485] vient, elle en vit encore. L’Occident ne se retrouvait pas tout entier dans des spéculations qui ne venaient pas de lui. Saint Augustin leur donna dans son traité de la Trinité une forme absolue, mieux appropriée à l’esprit latin, mais qui ne les fit pas pénétrer plus intimement dans la vie religieuse de l’Église occidentale. Ce même docteur inaugura un développement doctrinal où l’Orient n’eut aucune part et qui caractérise le christianisme latin. L’Orient avait conçu le christianisme comme une philosophie supérieure, une révélation de la sagesse, le salut par la lumière, la déification de l’homme par la vision de Dieu. L’Occident le conçut comme une vie surnaturelle, la révélation de l’amour, le salut par la grâce, 243
Alfred Loisy la déification de l’homme par l’attrait purifiant de la sainteté divine. Augustin a été pour le développement occidental de ce qu’on peut appeler le dogme psychologique ce qu’a été Origène pour le développement oriental et proprement théologique. Origène représente la science chrétienne, Augustin la vie chrétienne. On peut dire de l’un et de l’autre ce que saint Jérôme a dit d’Origène : « post apostolos, ecclesiarum magister »5. Tous deux ont été après les apôtres, des initiateurs du christianisme. [Grâce et Loi chez saint Paul.] Les germes du dogme de la grâce se trouvent dans les Épîtres de saint Paul aussi bien que ceux de la christologie, /[fol. 486] {et ils y sont même plus développés.}(e) L’apôtre n’avait pas considéré seulement le salut en général comme se rattachant à l’histoire de l’univers, comme une fonction cosmologique, une récapitulation de l’œuvre divine et le retour de la créature au créateur ; il l’avait considéré aussi dans l’humanité, dans l’individu, en lui-même, et de ses méditations sur le rapport de la Loi et de l’Évangile, du péché et de la rédemption, était sortie sa théorie du salut par la foi en Jésus et la seule grâce de Dieu, sans les œuvres de la Loi. L’homme est enclin au péché ; il est comme naturellement pécheur. {Bien loin de le sauver,}(e) la Loi, en multipliant les préceptes, multiplie les transgressions ; elle n’est qu’une instruction, un guide ; jamais on n’a été sauvé que par la foi. À quel propos est-il dit qu’Abraham fut réputé juste aux yeux de l’Éternel ? Avant la circoncision, quand il crut à la promesse du Seigneur lui annonçant, à lui vieillard décrépit, un fils que lui donnerait Sara, aussi âgée que lui. {La foi est donc le vrai remède au péché ;}(e) mais elle ne s’appuie que sur Jésus-Christ. Jésus est le Sauveur parce qu’il délivre les hommes de la Loi, du péché, de la mort, ayant laissé ce triple fardeau de l’humanité enseveli dans le sépulcre d’où lui-même est sorti, libre et glorieux, offrant à tous les hommes part à la même liberté, à la même gloire. La christologie de Paul n’est qu’un élément de sa sotériologie. On a déjà dit qu’il admet comme deux chefs de l’humanité, Adam et Jésus. /[fol. 487] Adam « l’homme terrestre » est le chef de l’humanité coupable : il a péché le premier, et tous les hommes ont péché après lui, tous sont pécheurs comme lui-même et {on pourrait presque dire surtout ceux qui vivent sous la Loi.}(e) Jésus « l’homme céleste », est le chef de l’humanité régénérée : fait chair, il a condamné le péché dans la chair, il l’a crucifié ; injustement frappé en vertu de la Loi, il a brisé la Loi ; mort volontairement il a brisé l’empire de la mort ; aussi bien reste-t-il un principe de justice et de vie éternelle pour ceux qui croient en lui. De même que le péché est entré dans le monde par un seul homme, et avec le péché la mort, de même par la justice d’un seul tous les hommes peuvent devenir justes et trouver la vie. La grâce de Dieu apportée, méritée, donnée par Jésus les sauve du péché qui est en eux et de la mort qui va les atteindre. Inutile d’observer que Paul démontre par les Écritures de l’Ancien Testament l’abrogation de l’Ancien Testament, et qu’il autorise de témoignages bibliques sa théorie de la justification par la foi, théorie qui est, comme telle, superposée à l’Évangile, où le salut se présente, pour ainsi dire, en acte. Ce sont les réflexions que pouvait faire sur l’Évangile un homme, pharisien converti et jeté par sa conversion hors du judaïsme, qui analysait ses expériences personnelles, n’ayant pas de souvenirs, et qui étayait sa propre pensée avec les analogies qu’il découvrait dans le texte sacré.
5. De nom hebr, praef. (Patr. lat. 23, 772).
244
L’Église et le dogme chrétien Toute une partie du système est relative à la situation particulière de Paul à l’égard du judaïsme et à l’état /[fol. 488] de choses créé par son activité apostolique auprès des gentils. Juif, prêchant la foi de Jésus à des païens, comprenant l’impossibilité de leur faire accepter la Loi, éprouvant surabondamment en lui-même et en eux l’efficacité surnaturelle du principe évangélique, il se sent néanmoins obligé de justifier à ses propres yeux et devant l’opinion juive ou judéo-chrétienne l’abandon qu’il fait de la Loi. De là ces considérations sur le rôle providentiel de la Loi, qui n’avaient guère d’intérêt que pour les Juifs, et qui n’ont jamais donné lieu à un développement théologique. [L’économie du salut et le rôle de saint Augustin.] L’élément qui forme le cœur du système, l’idée de la justification par la foi et la grâce avait un intérêt permanent ; mais il est certain que la tradition chrétienne, tout en le conservant, s’y arrêta peu durant les premiers siècles. Au commencement la notion eschatologique du salut prime tout. Puis viennent les spéculations sur le Verbe révélateur. La vie nouvelle apportée par le christianisme est conçue principalement comme une lumière, et le drame de la rédemption est plutôt cosmologique et anthropologique à la façon du quatrième Évangile, que psychologique, à la façon de Paul. Ce qui entre d’abord et ce qui reste dans le commerce théologique des premiers siècles est l’idée du salut universel par Jésus. L’économie psychologique du salut n’a été étudiée à fond et décrite complètement que par saint Augustin. Ce grand docteur avait fait en lui-même une expérience analo-/[fol. 489] gue à celle de saint Paul : c’était comme lui un converti, et un esprit de plus haute culture philosophique, une nature plus attentive encore à s’observer elle-même, à analyser les phénomènes de sa vie intérieure que ne fut saint Paul ou qu’il n’eut le temps de l’être. La situation d’ailleurs était tout autre. Il ne s’agissait plus d’inaugurer la conversion du monde ; il fallait organiser la vie chrétienne dans un monde à peu près converti. Augustin fut l’homme de cette seconde œuvre, et il partit du même principe dont saint Paul était parti en entreprenant la première, à savoir la conscience du péché, et la nécessité de la grâce pour le salut. Mais il était philosophe, et s’il avait expérimenté en lui-même les faiblesses de la nature humaine, il connaissait aussi les systèmes qui avaient essayé d’expliquer l’origine du mal ; il avait cru un moment tenir la clef du mystère, et il avait été manichéen. De toutes les étapes de sa pensée il a gardé une impression, comme de celles de sa vie, une expérience. Saint Paul qui proclame l’abrogation de la Loi reste juif dans sa manière d’en prouver l’inutilité. Saint Augustin qui place dans l’homme seul et dans l’abus du libre arbitre l’origine du mal, reste manichéen dans sa façon d’en comprendre la nature et la propagation. Interprétant la Genèse, saint Paul avait fait d’Adam le type de l’humanité pécheresse : il n’avait pas dit en termes précis comment le péché d’Adam avait influencé les destinées ultérieures de l’humani-/[fol. 490] té. {Chez lui, comme dans le récit jéhoviste de la création, l’homme, le péché, la mort ressemblent à des quantités vagues, à des universaux qui ont entre eux un rapport logique, une réalité et un rapport historiques bien définis.}(f) Il n’en est plus ainsi dans saint Augustin. Le type d’Adam pécheur, plus accentué déjà dans saint Paul que dans la Genèse, prend dans le système augustinien une consistance rigoureusement personnelle. Le premier homme et la première femme étaient justes et saints, ils avaient en eux la grâce de Dieu et le pouvoir de bien faire, mais de telle sorte pourtant que, dans l’épreuve du fruit défendu, ils eussent la faculté d’obéir sans que l’attrait du devoir fût nécessitant. 245
Alfred Loisy Ils faillirent ; l’attrait sensible l’avait emporté sur la force spirituelle de la grâce, et c’en était fait de l’équilibre établi par Dieu dans sa créature privilégiée ; désormais la concupiscence, c’est-à-dire le péché à l’état permanent et immanent régnait dans l’homme. Le désordre de l’appétit est le signe du péché dans l’humanité ; c’est, en un sens, le péché même, et comme il s’est manifesté dans Adam aussitôt après sa faute, ainsi règne-t-il, et nécessairement, sur sa postérité. Tous les fils d’Adam naissent pécheurs parce qu’ils naissent de la concupiscence et qu’ils portent en eux le principe funeste qui leur a donné le jour. Le péché devient donc une sorte d’entité physique, transmissible et transmise par la génération, quoique, de sa nature, et en principe, il soit d’ordre spirituel et consiste dans une libre transgression de la volonté divine. /[fol. 491] À tel mal, tel remède. La grâce méritée par Jésus et qui est essentiellement le don de la foi et de l’amour de Dieu, est aussi un attrait tout puissant, mais surnaturel et divin, par lequel l’homme acquiert la liberté du bien en devenant capable de résister efficacement à l’attrait funeste de la concupiscence. Le libre arbitre n’est pas une force indépendante par elle-même ni réellement capable de bien ; dominé par la concupiscence dans l’homme non régénéré, il est perdu ; pour se retrouver il a besoin d’un secours que Dieu lui octroie par pure miséricorde, d’une grâce efficace à l’attrait de laquelle on ne conçoit pas qu’elle résiste et sans laquelle on ne conçoit pas non plus qu’elle puisse faire un acte moralement bon. Pour s’appliquer librement au bien, l’homme a besoin d’être soulevé, attiré, entraîné par la grâce, en sorte que, s’il devient libre à l’égard de la concupiscence, on ne peut pas dire qu’il le soit à l’égard de la grâce. Tant qu’il vit sur la terre, la concupiscence n’est pas extirpée jusque dans sa racine ; elle est simplement combattue et refoulée par l’attrait supérieur de la grâce divine. Il est aisé de voir comment la continence absolue a pu être autorisée par ce système. La discipline du célibat religieux, recommandée par l’ascétisme oriental, mais qui n’était pas autrement justifiée par un principe dogmatique, avait maintenant une sorte de nécessité. Au lieu d’apparaître comme un état de pénitence, {impliqué dans le régime que l’Église /[fol. 492] faisait suivre aux pécheurs soucieux de réhabilitation,}(g) il devenait l’état du chrétien parfait, état supérieur à celui du mariage, qui devenait une sorte de concession et de remède à la concupiscence. [La doctrine de Pélage.] Formé par l’expérience et les réflexions de son auteur, le système de saint Augustin ne fut pas conçu en opposition avec l’hérésie pélagienne : celle-ci au contraire fut une protestation et une réaction contre les idées de l’évêque d’Hippone. Pélage, Célestius, Julien d’Eclane, ce dernier surtout, réclamèrent en faveur du libre arbitre au nom d’une psychologie et d’une moralité plus philosophiques et rationnelles que religieuses et réelles. Ils niaient au fond la réalité de la grâce et celle du péché originel. Or quoique l’Église n’eût pas encore de théorie bien arrêtée sur ces deux points, on allait contre l’esprit de la tradition et le sens naturel des Épîtres de saint Paul en présentant la nature humaine comme tout à fait bonne, le libre arbitre comme entier, la grâce comme un secours purement extérieur et non comme une restauration et une élévation réelles de la nature humaine. Condamner Pélage et ses adhérents n’était pas sanctionner tout le système d’Augustin. En fait les jugements portés contre les Pélagiens consacrèrent seulement la nécessité absolue d’une grâce intérieure pour tous les actes et la réalité du péché originel, non le fond de sa nature ni le mode de sa transmission. Les semipélagiens qui tenaient à la notion d’une grâce intérieure et nécessaire, {jugeaient la liberté 246
L’Église et le dogme chrétien /[fol. 493] compromise par les assertions absolues d’Augustin sur l’efficacité de la grâce et sur la prédestination ; ils admirent que la grâce était nécessaire pour tous les actes des vertus chrétiennes, mais non pour le commencement de la foi, qui était selon eux un bon mouvement de la liberté non assistée encore par la grâce. De ce chef ils ont été condamnés. À beaucoup d’égards cependant ils représentaient la tradition antérieure de l’Église, notamment celle des Pères grecs, pour autant qu’une telle tradition existait avant celui qui le premier mesura le problème de la grâce dans toute son étendue et toute sa portée. L’idée d’une grâce nécessaire mais non nécessitante ne fut que menacée par la théorie d’Augustin. Dans ce système la grâce n’était que relativement nécessitante, et l’Église condamna toujours ceux qui niaient absolument la coexistence de la liberté avec le secours de la grâce. Sans en avoir conscience on émoussa la rigueur du système augustinien sur ce point aussi bien que sur celui de la prédestination qui y est connexe.}(h) Saint Paul avait été pour le docteur de la grâce une autorité facile à exploiter ; mais, comme il arrive toujours, Augustin, dans ses déductions logiques, dépassait de beaucoup, sans en avoir conscience, la pensée de son auteur. L’apôtre des gentils n’avait pas enseigné la corruption foncière de la nature humaine, et il n’avait pas non plus spéculé sur la nature et le mode de transmission du péché originel. Même dans la /[fol. 494] partie la plus paulinienne de son système, la doctrine de la prédestination, Augustin, en affirmant la prédestination au ciel ante praevisa merita, et la prédestination à l’enfer ou la réprobation ante praevisa peccata, par un défaut absolu de prédestination positive, a pris à la lettre et traduit en système théologique des conceptions juives qui n’avaient pas tant de rigueur dans saint Paul, où elles se présentaient comme des vérités de morale religieuse énoncées dans la crudité sans nuances du langage oriental, non comme une théorie métaphysique de la prescience et de la providence divines. Toute la tradition latine n’en fut pas moins pénétrée par les idées d’Augustin. Mais il en arriva de son système comme de celui d’Origène, bien qu’on ne l’ait pas discuté de la même façon et que, pour cette raison même, les déchets qu’on lui a fait subir n’ont pas nui à la réputation de son auteur. Les docteurs scolastiques le corrigèrent involontairement dans leur synthèse, où il devait s’équilibrer avec d’autres éléments traditionnels. [La doctrine augustinienne de la grâce de Thomas d’Aquin aux jansénistes.] {Saint Thomas d’Aquin a donné à la doctrine de la grâce la forme qu’elle devait garder jusqu’après le concile de Trente. La prédestination au ciel retient son caractère absolu. La grâce est efficace par elle-même et l’homme est réellement libre en agissant avec la grâce, bien que la résistance à une grâce efficace soit quelque chose d’inconcevable. /[fol. 496](i) La réprobation est le défaut de prédestination bienheureuse, mais motivé par la prévision de l’infidélité à la grâce, à « la grâce suffisante qui ne suffit pas », comme disait Pascal. Il faut dire pourtant que le système de saint Thomas n’a pas toute la rigueur du système dit thomiste et qui a été formulé par le dominicain Bañez en opposition avec les doctrines de l’école nominaliste fondée par Duns Scot. Sur la question du péché originel, saint Thomas et ses disciples gardaient la conception réaliste d’Augustin et de là vient qu’ils ne voulaient pas admettre l’immaculée conception de Marie. Scot concevait le péché originel comme une simple privation de la grâce divine, en conséquence du premier péché, et il ne trouvait pas la moindre difficulté à qualifier de conception immaculée la sanctification de Marie dès le premier instant de son existence. Dans la théorie augustinienne il ne pouvait pas y avoir d’autre conception immaculée que celle du 247
Alfred Loisy Christ, lui seul n’étant pas né de la concupiscence. Mais ce fut Molina qui porta le coup décisif aux principes augustiniens de la grâce efficace et de la prédestination absolue. L’école scotiste lui avait préparé les voies. Le concile de Trente, qui, au point de vue doctrinal, résume la théologie du moyen âge, a des préférences visibles pour les opinions thomistes et ce sont ces opinions qui lui servent de commentaire dans le Catéchisme dit du concile de Trente, qui fut publié sous les auspices du dominicain Pie V ; mais le concile avait eu égard aussi aux opinions scotistes /[fol. 497] en évitant les formules qui en auraient impliqué la condamnation. Molina retient la notion scotiste du péché originel, et pour expliquer rationnellement que l’homme reste libre en agissant avec la grâce, comme l’enseignaient l’Église et les thomistes eux-mêmes, corrigeant saint Augustin par la tradition universelle, il conteste que la grâce soit efficace par elle-même : elle propose en quelque sorte à l’homme tout le pouvoir d’agir, mais elle ne devient agissante et réellement efficace que par le libre consentement de la volonté. Comment ce consentement, qui pour être méritoire et surnaturel, n’est pas possible sans la grâce, peut-il être conçu indépendant de la grâce, de façon que l’efficacité de la grâce dépende au contraire de lui, c’est ce que Molina et les molinistes n’ont jamais expliqué réellement, pas plus que les thomistes n’ont expliqué comment la liberté humaine peut subsister avec leur prémotion physique et la grâce efficace par elle-même. Puisque la grâce n’est efficace que par le libre consentement de la volonté, la prédestination ne peut plus être la seule volonté salutaire de la providence, mais la prévision de la fidélité de l’homme aux grâces qui lui seront données : Molina enseigne donc la prédestination post praevisa merita, comme pendant à la réprobation post praevisa peccata ; il prête même à Dieu une sorte de science moyenne qui lui permet de connaître ainsi les décisions des agents libres, qu’il /[fol. 498] ne saurait prévoir directement, dans leurs causes, comme il prévoit tout le reste. Après avoir failli être condamné sous le pape Clément VIII, le système moliniste défendu par la puissante Compagnie de Jésus s’est de plus en plus répandu dans l’Église, et le système thomiste, réduit à la théorie de la prémotion physique et de la grâce efficace n’est plus guère enseigné en dehors de l’ordre dominicain. Les semipélagiens se reconnaîtraient aujourd’hui plus facilement dans la doctrine de l’Église que ne ferait saint Augustin.}(j) [Grâce et liberté chez Jean Duns Scot et Molina.] Quoi qu’en puissent dire les théologiens protestants, il n’y a pas lieu d’en faire un crime à l’Église catholique. Les conceptions réalistes de saint Augustin et de saint Thomas étaient devenues peu conciliables avec une psychologie rationnelle et il a bien fallu faire droit à la protestation des semipélagiens, reprise par Scot et Molina. Ajoutons que ces controverses de la grâce, entre théologiens orthodoxes auxquels l’Église ne permet pas de s’anathémiser, sont de pures discussions d’école, qui ne disent rien à l’âme chrétienne et n’ont qu’une importance très secondaire dans l’histoire du dogme chrétien. Peut-être n’est-ce qu’un épisode dans la désagrégation de la théologie scolastique. Il est vrai que la question de la grâce a été discutée aussi entre les catholiques et les protestants, entre les jésuites soutenus par l’Église et les jansénistes qu’elle a condamnés ; mais la question qui se débattait réellement n’était pas /[fol. 499] celle que l’on agitait avec tant de passion. Pour les protestants et les jansénistes la théorie la plus absolue de la grâce et de la prédestination n’a été au fond, et sans que l’on s’en soit aperçu, qu’un moyen de fortifier l’individualisme chrétien. La doctrine augustinienne est la doctrine religieuse par excellence, parce qu’elle place l’homme dans l’état de dépendance 248
L’Église et le dogme chrétien absolue à l’égard de Dieu, que réclame la conscience religieuse pour prendre son élan et s’élever au-dessus d’elle-même, vers le Dieu qui la domine et qui l’attire souverainement. Il est à remarquer que les adversaires les plus résolus de l’augustinisme protestant, janséniste et même thomiste, n’ont rendu l’homme indépendant à l’égard de Dieu dans la question théorique de la grâce que pour le rendre plus dépendant de l’Église dans la pratique de la vie. N’est-il pas très significatif que les défenseurs de la liberté humaine aient été les jésuites, qui placent la perfection de la vie chrétienne dans une obéissance absolue? C’est un fait non moins digne d’être signalé qu’une sorte d’affaissement des esprits et des caractères dans l’Église catholique ait coïncidé avec le succès d’une doctrine plus favorable en apparence au libre épanouissement de l’homme tout entier que celle de saint Augustin, de saint Thomas, des protestants, des jansénistes. Puisque la théorie augustinienne n’avait pas su se corriger elle-même et que ses défenseurs les plus ardents ne faisaient qu’en exagérer les parties caduques ou ne réus- /[fol. 500] sissaient qu’à en fausser l’esprit en l’interprétant comme une doctrine philosophique, une réaction contre l’augustinisme mal compris a été nécessaire dans l’ordre théologique pour sauver la notion du libre arbitre, non moins nécessaire que celle de la dépendance absolue à l’égard de Dieu pour maintenir l’équilibre de la vie chrétienne. Mais le progrès religieux de l’avenir consistera peut-être à revenir vers saint Augustin et saint Thomas, non pas pour extraire mécaniquement de leurs ouvrages un système plus ou moins consistant et nécessairement trop vieux pour nous, mais pour y reprendre le sentiment complet du christianisme catholique, à la fois individuel et social, où chaque âme constitue un monde religieux dans la communion universelle, et n’est pas une simple unité anonyme dans un corps hiérarchiquement organisé. Si l’on devait s’apercevoir un jour que Scot et Molina n’ont eu leur raison d’être que pour empêcher la tradition catholique d’emprisonner la religion vivante dans une formule trop étroite et dans un système théologique trop absolu, leur rôle historique, pour être négatif, ne laisserait pas d’être considérable. [Le jansénisme et le protestantisme, mouvements réformateurs.] Le jansénisme en prétendant restaurer le pur augustinisme tombait dans la même erreur que ceux qui voudraient aujourd’hui restaurer le pur christianisme ; il faisait une chose qu’Augustin lui-même n’aurait pas approuvée ; il essayait une réforme de l’Église en partant d’une théorie abstraite qui n’était pas précisément un dogme et qui aurait eu besoin d’être mise en /[fol. 501] rapport avec le développement général de la théologie et les conditions réelles de la vie chrétienne dans le temps même où on entreprenait d’en faire l’application. L’augustinisme de Jansénius pouvait être la vraie doctrine d’Augustin, ou plutôt la définition exacte, au point de vue d’une philosophie abstraite, de la théorie augustinienne de la grâce ; cette traduction littérale, à mille ans de distance, était par elle-même un contresens pour autant que l’on érigeait en système absolu et intangible une conception qui aurait eu besoin, pour être vivante et vraie que l’on ressuscitât les conditions de sa première apparition. C’est l’unique raison pour laquelle le jansénisme fut une hérésie, et l’hérésie théologique par excellence, puisqu’elle consista dans l’attachement aveugle à une doctrine ancienne et qui avait cessé d’être vraie dans la proportion même de son antiquité. Le jansénisme tint à la forme autant qu’au fond du système, à ses détails autant qu’à son principe, à ses lignes extérieures plus qu’à son esprit. Il a été la dernière hérésie de grand style, la mieux qualifiée comme 249
Alfred Loisy telle, en même temps que la plus subtile et la plus logique. C’est pourquoi il a fini par s’évanouir, comme toutes les hérésies de ce genre, dans le néant. Tout autre est le caractère de l’hérésie protestante. Sans doute le protestantisme a voulu, lui aussi, être une restauration du christianisme augustinien, voire du christianisme paulinien et du christianisme évangélique ; /[fol. 502] mais il a été surtout la révolte ouverte contre le catholicisme, le soulèvement de l’individualisme chrétien contre le régime traditionnel et ecclésiastique, aux dépens du socialisme chrétien, de la conception essentiellement religieuse et chrétienne de l’unité universelle, et des conditions nécessaires de cette unité. Que cette révolte ait été provoquée par des applications abusives du principe ecclésiastique ou plutôt par une décadence momentanée de l’institution hiérarchique, un écart scandaleux entre la mission de la hiérarchie et la conduite de ceux qui la représentaient, écart qui donnait à l’exercice de leur autorité les apparences du plus odieux despotisme, nous n’essaierons pas de le contester. Mais ce fut un abus autrement funeste dans ses conséquences et la consécration d’un principe antireligieux et antichrétien que d’attribuer à chacun l’initiative et le contrôle absolus de sa foi. Le protestantisme ne fut pas une restauration de l’esprit chrétien altéré depuis saint Paul ou depuis saint Augustin ; ce fut moins encore un perfectionnement de ce christianisme, réellement inséparable de la tradition. L’esprit chrétien n’avait pas abandonné une Église où les personnalités chrétiennes n’avaient jamais manqué et ne manquaient pas réellement, même au XVIe siècle. Le protestantisme ne fut et ne pouvait être qu’une réaction exagérée contre l’esprit de domination extérieure dans les choses religieuses, qui est l’écueil de tout gouvernement ecclésiastique et contre lequel l’Église du moyen âge ne s’était pas suffisamment gardée. Elle avait /[fol. 503] trop l’air, à la fin, d’un gouvernement religieux sans esprit religieux. À des abus guérissables la prétendue réforme ne se contenta pas d’opposer les réclamations légitimes de la conscience chrétienne, nia un des principes fondamentaux du christianisme, opposa l’individu à la communauté, erreur essentielle que n’auraient approuvée ni Paul ni Augustin et qui est en contradiction formelle avec l’Évangile. Le but de l’Évangile, qui est aussi celui du christianisme catholique, est de concilier les droits et les besoins de chacun avec l’intérêt spirituel de tous : le christianisme social, la société religieuse organisée en catholicisme, satisfait seule aux exigences de ce programme. Le protestantisme s’est approprié quelque chose de Paul, quelque chose d’Augustin, et de ces emprunts il a voulu faire le tout du christianisme. Ce n’est toujours que le protestantisme, c’est-à-dire l’opposition persévérante au catholicisme sous le couvert d’un christianisme incomplet, sans défense contre les hérésies et les schismes, parce qu’il est fondé sur l’hérésie par son principe individualiste, et par le schisme par son principe anticatholique. Le mouvement protestant a déterminé dans l’Église catholique la troisième phase du développement dogmatique, le développement du dogme ecclésiastique. On a vu dans le chapitre précédent comment la centralisation effective de tous les pouvoirs de l’Église aux mains de l’évêque de Rome était acquise dès le moyen âge, et, nonobstant la crise du grand schisme, les scandales qui l’accompagneront et ceux qui /[fol. 504] la suivirent, la réaction protestante contre toute autorité hiérarchique et traditionnelle, se trouva réellement affermie, sinon par le concile de Trente, du moins par la nécessité d’un effort commun et persévérant de la catholicité pour empêcher ou refouler le progrès des nouvelles hérésies. {Le mouvement doctrinal qui subsiste dans l’Église catholique après le concile de Trente, celui du moins qui aboutit à un résultat positif de fait sur la question même de l’Église, et le dévelop250
L’Église et le dogme chrétien pement dont nous avons esquissé plus haut les phases extérieures et apparentes, s’il est réel dans les progrès historiques de l’autorité pontificale, est aussi dogmatique par le progrès des notions traditionnelles concernant l’Église, sa nature, sa constitution, les formes et les garanties de son unité, le caractère et l’objet de son autorité. Il va sans dire que les historiens protestants ne voient pas l’importance de ce développement ou la méconnaissent et qu’ils en contestent la valeur théorique en même temps que la légitimité réelle. Cependant il est vrai que la notion de l’Église a été discutée comme elle ne l’avait jamais été auparavant, puis analysée et définie, tout comme il est arrivé pour le dogme théologique de l’Incarnation et pour le dogme psychologique du salut. De même que le dogme christologique met en relief le caractère divin et divinisant du christianisme, que le dogme de la grâce fait valoir son caractère essentiellement libérateur dans l’ordre moral et son efficacité sanctifiante, ainsi /[fol. 505] le dogme ecclésiastique manifeste un caractère social et non moins indispensable à maintenir que les deux précédents parce qu’il garantit la conservation de l’un et de l’autre, et que la religion parfaite, le christianisme est à la fois essentiellement divin, salutaire et social, chacune de ses qualités étant la condition des autres et toutes contribuant à la perfection de chacune. En face du protestantisme qui conduit logiquement la religion chrétienne à l’émiettement de l’individualisme absolu, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute religion positive, le christianisme catholique a pris une conscience plus claire de lui-même et il s’est déclaré d’institution divine en tant que société extérieure et visible, avec un seul chef absolu, revêtu de la plénitude des pouvoirs d’enseignement, de juridiction, de sanctification, c’est-à-dire de tous les pouvoirs qui sont dans l’Église, et que les siècles antérieurs avaient placés dans l’épiscopat universel sous l’hégémonie du Pape, sans spécifier si le Pape seul les possédait par lui-même.}(k) [Progrès de la doctrine catholique sur l’Église.] {Cette définition s’est dégagée en quelque sorte de la réalité, mais si le mouvement centralisateur qui y a conduit semble arrivé à son terme, ce n’est pas à dire que la formule du développement soit entièrement tirée au clair. L’avenir fera sans doute sur la véritable nature de l’autorité ecclésiastique des remarques qui ne manqueront pas de réagir sur le mode et les conditions de son exercice. Des questions qui pour nous sont connexes seront pour nos neveux tout à fait distinctes. Ainsi de nos jours encore la question du pouvoir /[fol. 506] temporel du pape est encore étroitement liée à la définition de son pouvoir spirituel. On s’apercevra peut-être un jour que ce lien n’est pas essentiel et qu’il y aurait plus d’inconvénients que d’avantages à le maintenir.}(l) Il est vrai aussi que les conditions d’exercice de l’infaillibilité pontificale ont été déterminées assez vaguement pour donner lieu à une interprétation plus stricte ou plus large dans la pratique. Par exemple, les encycliques du pape, qui, étant adressées à tout l’univers catholique, traitent ex professo un sujet doctrinal, sans affecter la forme précise et solennelle d’une définition dogmatique, tombent-elles sous la garantie de l’infaillibilité ? Des publicistes, plus ardents souvent qu’éclairés, s’empressent d’accueillir comme des jugements absolus tous « les oracles du Vatican ». Néanmoins les théologiens de métier s’en tiennent d’ordinaire à la lettre du décret conciliaire qui paraît exiger pour un décret infaillible la solennité d’une définition expresse et formelle. Ils ne laissent pas d’établir toute une hiérarchie des sentiments que l’on doit avoir pour toutes les décisions romaines en proportion de leur qualité, depuis l’adhésion de la foi jusqu’au simple respect extérieur en passant par la confiance filiale. L’autorité 251
Alfred Loisy des réponses ou décisions rendues par les congrégations romaines avec l’approbation tacite ou formelle du Pape n’est pas bien déterminée. Rome a parfois réclamé pour ces sortes de décrets un assentiment intérieur qui ne paraît pas autre que celui de la foi, quoique, si l’on s’en rapporte à la défi- /[fol. 507] nition du Vatican, les déclarations solennelles du pape parlant ex cathedra à l’univers catholique aient seules droit à un assentiment de ce genre6. Il est évident que ces décrets des congrégations, les brefs doctrinaux et les encycliques qui ont pour objet la foi, les mœurs et la discipline générale de l’Église n’ont aucune raison d’être si elles sont dépourvues d’autorité et qu’une autorité purement extérieure et politique en matière de foi paraît insuffisante et en contradiction avec la forme ordinaire de ces documents. Prenons le cas d’une proposition condamnée comme hérétique ou erronée par le Saint-Office, il est peu rationnel de supposer qu’un tel jugement, promulgué avec l’assentiment du Pape, invite simplement les catholiques à ne pas soutenir la proposition dont il s’agit parce qu’elle pourrait être fausse. En matière de vérité, il n’y a pas d’autre prudence que la recherche sincère. Proscrire une opinion à laquelle on reconnaîtrait encore des chances de vérité serait dangereux. Ne pas exiger qu’on rejette intérieurement comme fausse une opinion jugée telle par une autorité infaillible serait déraisonnable. Nous aurons occasion de revenir sur les anomalies que présente l’exercice /[fol. 508] de l’autorité enseignante dans l’Église. Mais après ce que nous avons appris du développement des institutions et des dogmes dans l’Église, il doit nous être permis de penser que la conception pourra être améliorée avec(m) les conditions mêmes de l’enseignement officiel donné par l’Église romaine à toutes les autres. [L’évolution nécessaire de la spéculation dogmatique.] Il importe en effet de remarquer, comme conclusion de cet exposé, que ni le dogme théologique de l’incarnation, ni le dogme psychologique de la grâce, ni le dogme social de l’Église ne sont à prendre pour des sommets de doctrine au-delà desquels ne s’ouvre et ne s’ouvrira jamais pour l’esprit humain que la perspective aveuglante du mystère infini, qui demeureraient plus fermes que le granit, inaccessibles à tout changement, et, cependant intelligibles pour toutes les générations, également applicables sans traduction ni interprétation nouvelles à tous les états, à tous les progrès de la science et de la vie humaines. S’il est une chose qui ressort clairement de l’histoire des dogmes, c’est que les conceptions qui nous sont présentées par l’Église en qualité de dogmes révélés ne sont pas des vérités tombées du ciel et gardées dans la tradition religieuse comme elles avaient été reçues, mais l’interprétation de faits religieux, c’est-à-dire divino-humains, acquise par un laborieux effort de la pensée théologique. Les dogmes peuvent être divins d’origine et de substance, ils sont humains de structure et de composition. Seront-ils donc plus immuables dans l’avenir qu’ils ne l’ont été dans le passé ? Ce serait un
6. On lit à la fin de la constitution Dei filius, promulguée par le concile du Vatican : « quoniam vero satis non est haereticam pravitatem divitare, nisi ii quoque errores diligenter fugiantur qui ad illam plus minusve accedunt, omnes officii monemus servandi etiam constitutiones et decreta quibus pravae ejusmodi opiniones, quae isthic diserte non enumerantur, ab hac Sancta sede proscriptae et prohibitae sunt ». La distinction entre l’erreur et l’hérésie est assez subtile, car l’erreur n’est certaine en matière de foi que si elle contredit une vérité certaine. Toute la différence porte sur la formalité de la définition.
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L’Église et le dogme chrétien arrêt dans la pensée de /[fol. 509] l’Église, qui supposerait un arrêt dans sa vie. La spéculation dogmatique ne peut jamais être arrêtée définitivement sur un point quelconque des sujets qu’elle embrasse. {La raison ne cesse pas de réclamer des interprétations nouvelles de la foi. On compromettrait celle-ci en la liant à des formules intangibles et immobiles ; on l’écraserait sous la lettre qui tue au lieu de la fortifier dans l’esprit qui vivifie. Il se peut que la théologie des siècles prochains soit plus réservée que celle des siècles passés, qu’elle ait moins de confiance dans la valeur permanente des formules, qu’elle trouve sa lumière dans l’obscurité de la foi plus que dans les fragiles constructions du raisonnement. Cette sagesse même sera un progrès, et sous son influence, la révélation divine, la rédemption de l’humanité, la socialisation des hommes dans la religion du Christ se perpétueront, se perfectionneront, trouveront des expressions plus larges peut-être, plus spirituelles aussi, dans une conscience plus directe de la loi qui préside à leur évolution.} /[fol. 510] II [La formation du dogme chrétien au milieu des vicissitudes de l’histoire] [L’aptitude du catholicisme à évoluer par l’exercice de la raison.] {Le dogme est l’expression officielle, authentique dans laquelle vient se résumer un mouvement de la pensée religieuse. Ce mouvement et son terme ne sont pas conditionnés seulement par l’esprit religieux mais par l’état intellectuel des sujets, du milieu, du temps où ils se produisent. L’un et l’autre par conséquent ont quelque chose de relatif. Qui dit relatif dit ici transitoire, puisque les conditions où s’est formée l’expression dogmatique ne peuvent rester les mêmes, que d’autres conditions créeront de nouveaux rapports et nécessiteront au moins une explication de la formule qui aura été d’abord adoptée. Avoir besoin d’une explication, c’est, pour un dogme, réclamer un développement nouveau. Le dogme n’est donc immuable que par son fonds, dans son esprit et dans sa substance, non dans son épanouissement, dans son explication doctrinale, dans son formulaire scientifique. Il n’en est pas moins indispensable, et sa mutabilité de surface ne fait pas tort non plus à sa vérité.}(n) On a déjà vu comment la religion ne va pas sans la révélation, ni la révélation sans croyances explicites, et combien il est peu rationnel de proclamer la possibilité du salut par la foi indépendamment des croyances. La religion catholique étant la plus positive des religions, il fallait bien nous attendre à ce qu’elle fût de toutes la plus dogmatique. /[fol. 511] En fait nulle religion connue n’a dogmatisé autant que le christianisme catholique. L’esprit dogmatique est même proprement caractéristique de ce christianisme, et il n’apparaît pas seulement en ce que le christianisme catholique a dressé des professions de foi, mais en ce qu’il les a toujours présentées comme étant de créance obligatoire pour le salut, bien qu’il les ait perpétuellement travaillées, complétées, retouchées. La notion la plus stricte de l’orthodoxie est associée chez lui à un développement continu, tandis que les autres religions n’échappent à l’écueil d’une immobilité stérilisante pour les intelligences qu’en tombant dans une instabilité et une anarchie pernicieuse à la foi. {D’après la loi commune, une religion qui change se détruit elle-même, et une religion qui ne change pas se matérialise et s’abêtit. Le catholicisme reproche au protestantisme ses variations et y voit une marque d’erreur encore plus qu’une cause de faiblesse. Quant au protestantisme, surtout au protestantisme rationaliste, il reproche en 253
Alfred Loisy même temps au catholicisme d’avoir changé et d’être immobile. Toute la question est de savoir si le protestantisme n’a pas changé plus qu’il ne fallait ou autrement qu’il ne fallait, et si le catholicisme n’a pas eu raison de changer autrefois, s’il ne continue pas, même aujourd’hui de changer autant qu’il faut et comme il faut.}(o) /[fol. 512] Il est incontestable que ni Jésus ni les apôtres n’ont formulé de symbole dogmatique, bien qu’ils aient donné un enseignement religieux. Les symboles dogmatiques, nous le savons, n’ont été introduits que par l’effet des discussions spéculatives sur les objets de la foi chrétienne. Avant la fixation de ces symboles, la spéculation religieuse était plus libre, mais il est bien évident qu’elle avait besoin d’être réglée, et qu’une liberté illimitée aurait été fatale non seulement à l’institution ecclésiastique, mais encore à tout le christianisme. Les systèmes gnostiques, ces premiers essais de dogmatisation chrétienne, témoignent du péril qui menaçait l’œuvre de Jésus, et il ne faudrait pas croire que ce péril eût disparu avec le gnosticisme proprement dit. La gnose durera sans doute autant que le christianisme, toujours attachée aux pas de la foi pour la réduire tout entière en théorème de raison, ce qui est sa ruine. Le christianisme étant la foi la plus intense qui se soit manifestée dans le monde provoque le plus grand effort de raison pour transporter cette foi dans le domaine de la spéculation philosophique et de la généralisation scientifique. C’est pourquoi la gnose rationaliste subsiste encore et subsistera jusqu’à la fin des temps. Entre les arguments que les apologistes font valoir pour prouver la divinité de la religion catholique, un des plus forts est assurément la conservation substantielle de /[fol. 513] l’enseignement chrétien à travers les transformations qu’il a subies. Gardé par des hommes, interprété par des hommes, continuellement médité par eux, il eût dû, semble-t-il, avoir le sort de tout enseignement philosophique, et d’autant plus que la pensée humaine s’y attachait avec plus d’âpreté qu’aux objets de la philosophie naturelle. Si l’on objecte que la hiérarchie gardait le dogme, il sera facile de répondre que la hiérarchie aurait dû se diviser perpétuellement sur le dogme, comme il arrive dans les sectes séparées où la pensée religieuse est active. Le dogme et l’Église, tout nécessaires qu’ils sont à la conservation du christianisme, ne sont pas garantis par eux-mêmes ; ils sont plutôt menacés constamment de dissolution, si bien qu’ils ne servent pas à expliquer la conservation du christianisme dans le monde, mais que leur propre conservation qui est celle du christianisme a son explication dans un principe supérieur à l’activité consciente et réfléchie des hommes par qui la foi se garde, se transmet, se traduit de génération en génération. Une certaine rationalisation du christianisme a donc toujours été à la fois le besoin et l’écueil de sa conservation. Son évolution doctrinale a satisfait au besoin, tout en évitant l’écueil sans cesse menaçant ; au lieu d’être une corruption du christianisme, elle a été une manifestation de son extraordinaire vitalité, la préservation de cette vitalité religieuse étant un fait unique dans l’histoire des religions. /[fol. 514] La démonstration du catholicisme est fondée sur deux bases : la réalité permanente de sa vie, et le caractère transcendant et extraordinaire de cette vie. {La durée relative d’une religion qui se serait assimilée beaucoup d’éléments étrangers n’aurait en soi rien de déconcertant pour la logique vulgaire, si l’assimilation s’était faite sans choix, par une sorte de syncrétisme politique et grossier dont l’histoire des religions païennes fournit de nombreux exemples, en altérant le type primitif de la religion, en en élargissant le cadre sans en accroître la vie. Tel n’est pas le cas du christianisme catholique. Il a dû changer pour vivre ; il a dû, pour durer, s’assimiler quantité d’idées qui lui étaient d’abord étrangères, comme 254
L’Église et le dogme chrétien il a dû se constituer une organisation, on pourrait dire une membrure dont les rudiments étaient à peine discernables à son origine ; mais en changeant lui-même et en s’assimilant beaucoup de choses, il a gardé sa vie première et n’a fait même que l’étendre et la développer en en pénétrant la science, les mœurs, la société parmi lesquelles il a grandi. Toute son évolution qui, même à l’égard de la doctrine, a des phases si nettement tranchées quand on les regarde à distance, n’a pas connu pourtant de révolution. Tout s’est fait par une sorte d’élaboration continue, sous l’influence du principe de vie initial et la pression des circonstances, celui-ci n’étant jamais dominé par celles-là, mais /[fol. 515] au contraire le principe chrétien s’emparant de tout ce qui était vrai, bon et consistant dans le monde, sans être absorbé lui-même et dissous dans son effort.}(p) [Le passage « d’un mouvement juif et apocalyptique » à « une religion universelle ».] On a dit assez que le christianisme à son commencement fut juif et qu’il ne pouvait être que juif. Le premier changement, le plus décisif, le plus important, le plus rapide aussi peut-être qu’il ait jamais subi et qu’il doive subir, fut celui qui fit d’un mouvement juif et apocalyptique une religion universelle, acceptable pour le monde gréco-romain et pour l’humanité dans les siècles des siècles. Si prompt qu’il ait été, ce changement a été gradué : saint Paul, saint Jean, saint Justin, saint Irénée, Origène en marquent la progression pour ce qui regarde le mouvement des idées et l’adaptation de la doctrine chrétienne primitive aux conditions intellectuelles du monde civilisé d’alors. Ce mouvement s’accomplit nonobstant la tendance conservatrice qui se manifesta dès l’abord et subsista toujours dans l’Église catholique. L’obligation de la Loi mosaïque fut abrogée malgré saint Jacques ; la théorie du Logos triompha malgré les aloges qui semblent avoir été assez nombreux dans l’Église au second siècle ; la théologie d’Origène fut acceptée aussi malgré l’opposition des traditionalistes exclusifs. Ce n’est pas un trait particulier à cette théologie de n’avoir été définitivement admise qu’après /[fol. 516] correction. La thèse de saint Paul sur la Loi de servitude et la liberté de l’Évangile, la théorie du Verbe incarné ne sont pas non plus entrées telles quelles dans la tradition de l’Église enseignante, mais sous bénéfice de leur adaptation à la substance du christianisme primitif. {Elles ont perdu ainsi quelque chose du caractère absolu, de l’importance exclusive qu’elles avaient dans la pensée de leurs auteurs. Après le jet presque spontané d’une assertion doctrinale réclamée par les circonstances, il se fait une sorte de tassement régulier, de tempérament de l’élément nouveau par l’élément ancien et réciproquement, d’où résulte un équilibre nouveau. L’harmonie générale de la doctrine, qui a pu sembler menacée par les initiateurs du mouvement et que les conservateurs étroits jugeaient perdue, se rétablit sur une base plus large, en attendant que s’ouvre, avec les mêmes péripéties, une nouvelle phase du développement.}(p) La nécessité naturelle et logique d’un tel développement a plutôt besoin d’être expliquée et comprise que démontrée, car elle est reconnue par ceux mêmes qui contestent la valeur religieuse de ces acquisitions doctrinales. La théorie paulinienne du salut a été indispensable pour que le christianisme ne fût pas une secte juive, mais une religion universelle capable de conquérir l’humanité. La conception du Logos fut nécessaire aussi à son heure, lorsque le christianisme /[fol. 517] se présenta non plus seulement dans le monde romain, mais devant la civilisation grécoromaine. La théologie savante d’Origène fut une synthèse doctrinale plus puissante 255
Alfred Loisy et plus solide que tous les systèmes philosophiques ou théosophiques de son temps. Démembrée, corrigée dans ses pointes extrêmes par la tradition ecclésiastique, elle n’en est pas moins le pont jeté entre le christianisme et la science de l’antiquité, par où le monde savant d’autrefois a passé pour se convertir et qui subsiste encore malgré l’injure des temps et les attaques des hommes. Jamais le monde ancien ne se serait converti au Messie d’Israël ; il pouvait se convertir et il se convertit au Dieu fait homme, au Verbe incarné. Tout le développement du dogme trinitaire et christologique, qui, au dire de certains critiques, pèserait aujourd’hui si lourdement sur les orthodoxies chrétiennes, catholiques ou protestantes, en les rivant à une doctrine surannée, à la science de Platon et d’Aristote, depuis longtemps dépassée par la science moderne, fut, à l’époque de ses origines, une manifestation vitale, un grand effort de religion et d’intelligence, qui permit à l’Église d’associer ensemble sa propre tradition et la science du temps, de fortifier l’une par l’autre, de les transformer toutes deux en une théologie savante qui croyait posséder en elle-même la science du monde et la science de Dieu. C’est ainsi que le christianisme se fit accepter des derniers disciples de la philosophie antique dont il s’était approprié /[fol. 518] la substance et dont il recueillait maintenant les débris. La philosophie pouvait se faire chrétienne sans être obligée de se renier elle-même, et pourtant le christianisme n’avait pas cessé d’être une religion, la religion du Christ. [Le passage des formulations juives de la foi chrétienne à leur formulation hellénique.] Cette nécessité de traduire la foi primitive dans le langage de la science grecque ne fut pas purement extérieure. Le travail qui y satisfit ne fut point prémédité par des philosophes de profession ni voulu par d’habiles politiques, soucieux de procurer à l’œuvre de conversion toutes les chances de succès et préoccupés d’ôter au christianisme les marques de son origine juive, de lui donner une forme grecque, pour le faire pénétrer plus facilement dans le monde païen. La cause de ce mouvement fut plus intime et, pour ainsi parler, plus profondément nécessitante. Le développement du dogme christologique résulta de l’état d’esprit et de culture des premiers convertis venus de la gentilité ou ayant subi son influence. Dans la mesure où ils étaient gagnés aux croyances juives, ils étaient préparés à comprendre et à goûter le christianisme primitif et c’est ainsi qu’ils s’y attachèrent. Dans la mesure où leur esprit se trouvait imbu de la culture grecque, ils eurent besoin de s’interpréter à eux-mêmes leur nouvelle foi. Ils le firent d’autant plus promptement et plus volontiers que ce travail d’interprétation s’imposait à qui voulait parler du christianisme aux païens entièrement ignorants du judaïsme. C’est ainsi que progressivement, par l’ef- /[fol. 519] fort instinctif de la foi pour se raisonner et se définir, par les exigences toutes naturelles de la propagande, l’interprétation grecque du messianisme chrétien se fit jour, et que le Christ « fils de Dieu » et « fils de l’homme », Sauveur prédestiné, devint le Verbe fait chair, révélateur de Dieu à l’humanité. Tout le développement du dogme christologique jusqu’à la fin du III e siècle résulte de cette double impulsion, qui en active la marche. Il est modéré et contenu par le principe de tradition qui l’oblige à se tenir toujours dans un rapport étroit avec son point de départ, l’idée monothéiste et l’humanité réelle, le personnage historique du Christ. Le monothéisme israélite était une doctrine religieuse et morale plutôt que philosophique : on y adapte la métaphysique de Platon et de Philon, sans laquelle la foi au Dieu unique n’aurait guère eu de sens pour les Grecs, beaucoup plus « intellectuels » par nature que religieux. De même 256
L’Église et le dogme chrétien la divinité du Christ fut la seule manière convenable de traduire à la pensée hellénique la messianité de Jésus. Dieu ne cesse pas d’être un, et Jésus reste Messie. Mais Dieu devient triple sans se multiplier ; Jésus devient Dieu sans cesser d’être homme, et le Verbe devient homme sans se dédoubler. Chaque pas dans le développement du dogme théologique est à la fois un progrès de la philosophie grecque sur le terrain du christianisme, et un compromis entre cette philosophie et la tradition chrétienne. La philosophie n’a pas été introduite /[fol. 520] comme telle dans la foi, mais pour autant qu’on lui empruntait une explication et une formule savantes de la tradition. Il est vrai que les apologistes ont présenté plus ou moins le christianisme comme une philosophie et que le père de la théologie, Origène, regardait la théologie comme une vraie science, supérieure à la foi commune et non comme la formule propre de celle-ci. Mais les théologiens officiels de l’Église affectent de ne pas connaître autre chose que la tradition et ils ne conviennent pas des emprunts que le christianisme a faits avant eux, qu’il fait même encore par eux à la sagesse hellénique. L’orthodoxie se nourrit de Platon, de Philon, d’Origène et condamne plus ou moins ces autorités, où elle ne puise pas toujours directement. Le principe de tradition, qui n’est pas un principe de science, mais un principe religieux, moral et social, qui est un principe de gouvernement, l’emporte toujours dans les moments décisifs sur le principe de libre spéculation qui est celui de la philosophie. Il est donc permis de dire que la théologie chrétienne s’est livrée à un travail de sélection sur la philosophie grecque, et, s’il est vrai, en un sens, qu’elle l’a absorbée, puisqu’elle en a retenu les meilleurs éléments, il est certain que la tradition n’a pas été échangée contre la philosophie, ni la science grecque substituée à l’Évangile, ni Platon mis à la place du Christ et de saint Paul. On peut soutenir que la /[fol. 521] Trinité, l’Incarnation, historiquement parlant, sont des dogmes grecs, inconnus au judaïsme, et au judéo-christianisme, et pourtant ce ne sont pas des dogmes philosophiques, empruntés comme tels aux écoles païennes ; {ce sont des dogmes religieux qui ne doivent à la philosophie que leurs éléments et leur formulaire, non l’esprit qui pénètre éléments et formules, ni la combinaison spéciale des notions qui les constituent.}(q) Ils sont réellement une adaptation de la croyance juive à la science grecque, et de la science grecque à la croyance juive. Il résulte de cette association un manque apparent de logique et de consistance rationnelle ; mais l’expérience a montré que ce défaut, qui serait mortel à un système scientifique, était en théologie un principe de durée et de solidité. Toutes les hérésies anciennes, et l’on peut en dire autant des autres, {sont nées de déductions poursuivies dans un sens unique en partant d’un principe de tradition ou de science, isolé de tout le reste, érigé en vérité absolue, auquel on a rattaché par voie de raisonnement des conclusions incompatibles avec l’harmonie générale de la religion et de l’enseignement traditionnels.}(q) L’orthodoxie suit en apparence une sorte de ligne politique, moyenne, conciliante, entre les conclusions extrêmes des données qu’elle a en dépôt, {comme si ces compromis qui ressemblent ordinairement à des contradictions ne lui coûtaient rien pour garder en elle tout ce qui /[fol. 522] a une valeur pour l’instruction des âmes.}(q) Quand on cessera de percevoir l’accord logique des termes que l’on maintient en présence, on proclamera le mystère et on n’achètera pas l’unité d’un système au prix d’un élément de la tradition. Ainsi fit-on pour La Trinité quand le consubstantiel eut définitivement triomphé et qu’il ne fut plus possible d’osciller entre le modalisme et le subordinatianisme. Ainsi fit-on pour l’incarnation quand la dualité de natures fut décidément maintenue dans l’unité de personne et qu’il ne fut plus 257
Alfred Loisy possible d’osciller entre le nestorianisme et le monophysisme. Ne dirait-on pas que le principe sur lequel sont fondés les dogmes théologiques est la contradiction logique, censée distincte de la contradiction réelle ; que la tradition chrétienne n’a pas pu ou n’a pas voulu enfermer l’ordre réel des choses religieuses dans l’ordre rationnel de nos conceptions, et qu’elle ait pensé rendre à la vérité éternelle le seul hommage qui lui convienne, en la supposant toujours plus haute que la raison, à tel point que des aspects contradictoires pour le sens commun ou le raisonnement vulgaires doivent être tenus pour compatibles à la limite de l’infini, et que le trait caractéristique du dogme soit de déconcerter la raison par l’assertion simultanée de propositions qui semblent se combattre ? {Il n’y a qu’un Dieu éternel, et Jésus est Dieu : voilà le dogme théologique. Dieu fait tout /[fol. 523] dans l’homme pour le salut, et l’homme est libre de se sauver ou non : voilà le dogme de la grâce. Toute l’Église est soumise au Pontife romain et le chrétien n’a d’autre maître que Dieu : voilà le dogme ecclésiastique. La logique demanderait que l’on supprimât partout l’une ou l’autre des propositions si mal accouplées. Mais une raison plus haute ne tarde pas à découvrir que cette suppression n’irait pas sans mettre l’absurde à la place du mystère, sans supprimer la religion au lieu de la fortifier.} [Rôle de l’effort spéculatif d’Augustin.] Le développement du dogme de la grâce et celui du dogme de l’Église se sont opérés dans les mêmes conditions que celui du dogme théologique. L’Occident n’eut jamais de goût pour les spéculations où le génie de l’ancienne Église orientale s’est toujours complu et souvent égaré. Pour lui la religion n’était pas matière de métaphysique transcendante, mais plutôt source de piété intime et principe d’ordre social. À Rome et dans les pays latins la religion est une discipline et un devoir de la société. Pour les races germaniques elle est surtout un principe fécond de vie intérieure. L’esprit de gouvernement, inné à Rome, s’est manifesté de très bonne heure, comme il fallait s’y attendre dans l’Église romaine, et il n’a pas cessé d’y être actif, de contribuer au développement ecclésiastique jusqu’à nos jours. L’esprit de piété qui n’a manqué à aucune fraction de l’ancienne /[fol. 524] Église régnait aussi en Occident : la croyance à la divinité de Jésus-Christ, si profondément enracinée dans la foi occidentale, sans préoccupation métaphysique, en est une preuve. Cependant il n’a donné lieu à un développement spécial, caractéristique de l’Église latine pour une longue période de son histoire qu’en la personne de saint Augustin et par l’influence de l’augustinisme, influence qu’il ne faut pas confondre entièrement avec le crédit dont a joui auprès des théologiens le système augustinien de la grâce. L’histoire du christianisme occidental depuis le Ve siècle paraît, en effet, constituée par deux facteurs principaux qui se font mutuellement équilibre : l’esprit de piété dont la tendance est vers l’individualisme religieux, et l’esprit de gouvernement dont la tendance est vers l’absolutisme ecclésiastique. À considérer les choses d’un point de vue purement humain, le jour où l’un de ces deux facteurs aurait complètement anéanti l’autre, c’en serait fait du christianisme occidental : du christianisme protestant qui subsiste encore comme religion par un débris de hiérarchie et d’organisation traditionnelle ; du christianisme catholique dont la vitalité intérieure tient directement, comme celle de toute autre religion, tient directement [sic] à la conservation de la piété, non à la solidité du bien hiérarchique ni à la rigueur de la centralisation administrative. Le christianisme oriental ou, si l’on veut, le catholicisme des premiers siècles, où l’in- /[fol. 525] fluence orientale et grecque est le principe le plus actif du développement doctrinal, était 258
L’Église et le dogme chrétien constitué aussi par deux facteurs coordonnés et qui semblaient se faire échec : l’esprit de spéculation métaphysico-religieux et l’esprit de tradition personnifié dans l’épiscopat ; où la tradition fut débordée, ce fut l’hérésie ; où elle est restée maîtresse absolue, dans les Églises du schisme grec, ce fut une paralysie durable qui ressemble presque à la mort. L’esprit de piété a donc été le principe d’un développement dogmatique dans la personne et dans l’œuvre théologique de saint Augustin. Cette œuvre n’est pas autre chose que la contemplation de l’idée chrétienne au point de vue du salut individuel, abstraction faite de la métaphysique transcendante et des aperçus cosmologiques. Le salut même n’est pas considéré uniquement au point de vue de l’éternité, mais d’abord et principalement dans la régénération spirituelle qui constitue sa réalité en ce monde. Toute la doctrine augustinienne converge vers ce point intime, personnel et vivant de psychologie religieuse. Cette doctrine n’est pas plus spécifiquement romaine que la doctrine théologique du Verbe consubstantiel et incarné. L’Église d’Afrique n’était pas romaine de race, ni d’esprit, ni de tendances, nonobstant ses relations étroites et permanentes avec l’Église d’outremer. On y avait gardé très vif le sentiment de la dignité /[fol. 526] personnelle du chrétien ; on y poussait jusqu’à l’exagération l’idéal de la sainteté chrétienne ; {bien qu’on n’eût pas suivi Tertullien dans les chimères du montanisme, on y avait, pour ainsi dire, le culte de l’Esprit et des sacrements qui le donnent ; pendant longtemps on refusa d’accepter le baptême des hérétiques, et un schisme formidable, celui des donatistes n’eut pas d’autre cause que l’erreur de Cyprien et des rebaptisants : de même que le baptême donné par un hérétique ne pouvait être valide, parce que l’hérétique, n’ayant pas le Saint-Esprit, ne peut le communiquer, ainsi les ordinations faites par les traditeurs, ceux qui, durant la persécution de Dioclétien, ont eu la faiblesse de remettre aux autorités officielles le trésor sacré des Écritures, sont invalides, parce qu’un évêque traditeur est déchu de sa grâce, de son pouvoir et ne peut transmettre ce qu’il n’a plus. C’est dans ce milieu que devait naître la théorie de la grâce efficace. Alexandrie pouvait s’intéresser à la question des hypostases divines, Antioche à la constitution théandrique du Christ, Rome aux principes du gouvernement ecclésiastique ; Carthage et l’Afrique s’intéressaient à la sainteté de l’Église dans ses chefs et dans ses membres. Et cette façon d’entendre la religion, définie par Augustin dans une théorie qui ne portait pas atteinte à la constitution de l’Église, comme le principe de Cyprien et des donatistes, qui admettait sur la foi de la tradition commune et le dogme théologique et /[fol. 527] la forme reçue de l’institution ecclésiastique, qui considérait dans chaque âme le mystère du salut et l’influence souveraine de l’Esprit, qui présentait à tous un programme de rédemption morale fondé sur le sentiment intense de l’infirmité humaine et de la toute puissante efficacité de la grâce par la foi, l’espérance et l’amour, était aussi la mieux appropriée à l’esprit des peuples nouveaux que l’Église allait avoir à convertir et qui sont maintenant les peuples chrétiens, catholiques et protestants, de l’Europe occidentale.}(r) L’esprit et la doctrine d’Augustin régnèrent dans les monastères occidentaux à l’époque de leur ferveur ; c’est à cette source qu’ont puisé les grands mystiques du moyen âge et de tous les temps ; c’est là aussi que les plus illustres représentants de la scolastique, au XIIe et au XIIIe siècles ont trouvé les meilleurs éléments de leur synthèse théologique. La théologie mystique de l’Occident en ce qu’elle a de plus consistant, d’éternel, dans sa merveilleuse entente de la psychologie religieuse et morale procède directement de saint Augustin. L’influence du pseudo-Aréopagite est loin d’avoir été aussi réelle et surtout aussi bienfaisante. 259
Alfred Loisy Les grands scolastiques du XIIIe siècle ont été à la fois spéculatifs et mystiques, et c’est pourquoi l’esprit du docteur d’Hippone subsiste en eux. {L’augustinisme des temps postérieurs, la scolastique de plus en plus rationnelle et même verbale des scotistes et des écoles modernes n’ont de /[fol. 528] commun avec Augustin que certaines idées, abstraites de la conception d’ensemble où elles ont vécu, et surtout des formules. Mais tous les saints de l’Église latine et toute la vie chrétienne des peuples d’Occident, même ce qui en reste chez les protestants, se rattachent au christianisme augustinien. Les races germaniques, avec leurs passions fortes et profondes, leur cœur loyal avaient besoin et elles étaient capables de prendre la religion comme une médecine spirituelle, la condition et le fruit d’une lutte intérieure, le poème de Dieu dans l’âme de chacun, une renaissance et un progrès vers la perfection, une liberté supérieure à toutes les franchises de l’ordre social, un principe d’action et de vie saintes, non plus seulement la déification de l’homme, dans la lumière de Dieu, mais sa délivrance par l’effort moral, sa déification par l’amour. C’est pourquoi le docteur de la grâce est venu à son heure et la forme qu’il a donnée au christianisme se présente à l’historien comme un développement nécessaire et providentiel, une adaptation indispensable de l’Évangile au tempérament religieux et moral des peuples qui devaient maintenir et la tradition du christianisme vivant et celle de la civilisation.}(r) [Rôle de l’esprit juridique romain dans l’établissement de l’autorité de l’Église.] Si le dogme psychologique d’Augustin, plus ou moins modifié par la tradition postérieure, a été la forme nécessaire du christianisme occidental, pour autant qu’il s’agis- /[fol. 529] sait de pourvoir au besoin personnel des âmes dans la piété individuelle, le dogme ecclésiologique de la papauté romaine a été aussi, à sa manière, la détermination nécessaire de la société chrétienne en Occident. Il n’aurait pas manqué d’être aussi, en quelque façon, la détermination nécessaire du christianisme oriental, si celui-ci ne s’était pas soustrait à la logique initiale du développement chrétien, et l’on peut en dire autant du dogme de la grâce, que l’Église orientale eût tant gagné à comprendre étant incapable de le créer. {Les trois phases du développement dogmatique, qui correspondant à trois phases de la vie de l’Église se complètent l’une l’autre et ne forment qu’un seul développement chrétien et catholique dont les éléments, pour être de provenance diverse, ne laissent pas d’avoir un intérêt universel.}(s) Au point de vue positif et historique, il est certain que le christianisme catholique, c’est-à-dire le christianisme social et hiérarchique a son développement nécessaire et complet dans le catholicisme romain. Rome a toujours été en fait la capitale du christianisme. La majesté des souvenirs chrétiens se greffant sur celle des souvenirs païens, la tradition du gouvernement se transmettant de l’empire à l’Église, le besoin, d’abord presque inconscient, mais de plus en plus sensible, d’un centre de l’unité universelle, l’autorité assumée dès les premiers temps et persévéramment appliquée, affirmée, développée, rendaient /[fol. 530] inévitables sous une forme ou sous une autre, la gravitation de l’univers chrétien autour du siège de Pierre et la romanisation de la catholicité. On ne voit pas que l’unité religieuse du christianisme ait pu se constituer et se maintenir en dehors de l’hégémonie toujours plus accentuée de l’Église romaine. La diffusion croissante du christianisme, les controverses théologiques, les troubles suscités par les hérésies ou par les schismes locaux, les progrès de la spéculation dogmatique et de l’organisation ecclésiastique, tout contribuait à provoquer l’exercice de la suprématie romaine et à 260
L’Église et le dogme chrétien la fortifier. On dit que Rome a toujours su profiter des occasions pour étendre son pouvoir : il serait tout aussi vrai de dire que les circonstances mêmes sont venues la chercher, que l’avenir du christianisme a toujours été dans ses mains et comme lié au développement de sa puissance. {Autre chose est que ce développement, dans ses lignes générales ait été commandé par les intérêts essentiels du christianisme catholique, et autre chose est que l’autorité du Pape se soit toujours exercée, dans tous les cas et sous toutes les formes de son intervention, pour le plus grand bien de l’Église. Rome, qui est la servante indispensable de toutes les Églises, a pu se comporter parfois à leur égard en maîtresse exigeante.}(t) Il ne serait pas téméraire, mais ridicule de soutenir que jamais pape n’a exploité sa haute situation spirituelle dans des vues purement politiques et des intérêts /[fol. 531] tout humains, et que l’Église romaine n’a pas trop souvent semblé persuadée que le salut des âmes était assuré par le seul fait qu’on obéissait ponctuellement à toutes ses injonctions. Toute l’histoire ecclésiastique proteste contre l’impeccabilité des papes. Il est certain que la curie romaine, à certaines époques pesa lourdement sur les destinées de la catholicité, que d’énormes abus se sont produits en divers temps, soit en ce qui regarde la discipline extérieure, soit en ce qui regarde l’exploitation des revenus ecclésiastiques, soit même en ce qui regarde la façon de traiter les hérétiques ou de régler le mouvement intellectuel des peuples chrétiens, que l’idolâtrie du pouvoir pontifical, dénoncée par Montalembert comme une plaie du catholicisme contemporain un danger réel, qui date de loin, et que Rome n’a jamais considérée comme danger, puisqu’elle l’a plutôt entretenue et favorisée. En dépit de toutes ces réserves, chaque étape du développement catholique romain jusques et y compris l’infaillibilité pontificale, a été un besoin réel, une nécessité vitale pour l’Église catholique et conséquemment pour le christianisme. Tout le développement du dogme catholique, envisagé dans les trois périodes qu’il a jusqu’à présent traversées apparaît donc comme nécessité par le besoin de conservation, l’envie de durer, qui est dans le christianisme comme dans tout être vivant. C’est en luttant pour la vie que la foi chrétienne, l’Évangile subsistant est devenu dogme, dogme théologique, /[fol. 532] dogme psychologique, dogme ecclésiologique, en sorte que le développement n’est pas moins réel que le point de départ, et que, pour en contester la légitimité, il faudra contester au christianisme lui-même le droit de vivre et nier jusqu’à la réalité nécessaire de son institution7.(u) /[fol. 533] III [La relativité des formules dogmatiques] [Relativité des dogmes.] La légitimité du développement chrétien et spécialement la vérité du développement dogmatique sont liées très étroitement à sa nécessité. Mais comme la nécessité du développement a été relative, ainsi le développement lui-même et son contenu portent, comme toute chose créée, la marque de la relativité. Les dogmes sont vrais comme des symboles peuvent l’être. {Les formules dogmatiques sont l’expression sensible d’idées qui sont elles-mêmes l’expression(v) de réalités et de
7. On lira sans doute avec intérêt ces lignes d’un critique rationaliste, E. Caird (The New World, supr. cit. n° 10) : « The long struggle, beginning already with St. Paul to find » (A).
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Alfred Loisy rapports inaccessibles à l’expérience scientifique.}(w) Il en résulte que non seulement les formules sont perfectibles comme expression des idées où s’humanise, en quelque sorte, la révélation divine, mais que ces idées le sont également, parce qu’elles ne représentent qu’une ombre, une esquisse, une image partielle, très lointaine et très imparfaite de la réalité qu’elles s’essaient à définir, bien qu’elle soit indéfinissable, pour la rendre accessible à notre intelligence. L’histoire du dogme chrétien et catholique est comme la traduction sans cesse revue, corrigée, augmentée, des croyances primitives, pour l’usage d’un monde nouveau et pour satisfaire à de nouveaux besoins. Les retouches de la traduction sont en rapport avec les circonstances qui les ont déterminées. {Les formules consacrées par un jugement ecclésiastique étaient, /[fol. 534] pour le temps qui les a vu proclamer, les plus vraies et les meilleures absolument(x) parce qu’elles étaient les seules qui fussent à la fois intelligibles au point de vue rationnel, et acceptables au point de vue traditionnel.}(w) Elles ne sont pas les meilleures et les plus vraies absolument, puisqu’elles sont toujours plus ou moins conditionnées par un état particulier et toujours imparfait de la science humaine, puisque, dans la conception et l’expression des vérités de tout ordre qu’elle perçoit plus ou moins nettement et sûrement, la raison humaine, qui fixe l’énoncé des dogmes de foi comme elle fixe celui des conclusions scientifiques, n’a pas la vision adéquate de son objet, mais seulement une connaissance imparfaite, médiate, relative, et comme telle essentiellement susceptible de modifications, d’accroissement, de perfectionnement. Les dogmes et les formules dogmatiques sont donc l’expression, { relative et relativement vraie,} (w) de vérités absolues, qui, pour autant qu’elles sont absolues nous échappent, et qui, participant à la nature de l’infini, se résolvent pour nous dans la catégorie du fini et du limité, où rien n’est achevé de ce qui est vivant, où tout se meut dans le progrès ou dans la décadence. Les dogmes étant divinement révélés dans leur esprit et leur substance, et leur détermination accidentelle, leur expression contingente étant providentiellement indispensable comme elle est providentiellement réglée, ne peuvent être /[fol. 535] que vrais, et pourtant leur vérité, si on les considère en eux-mêmes, {en tant qu’expression imparfaite de réalités ineffables,}(w) ne peut être que relative, comme la vérité des connaissances scientifiques les plus certaines. Dans l’ordre des connaissances naturelles, nos idées ne sont qu’une représentation très imparfaite des choses, non l’expression adéquate de leur réalité. Il en est de même, et à plus forte raison, dans l’ordre des connaissances surnaturelles, où les mêmes images qui constituaient la forme de la connaissance scientifique, {servent, par le moyen d’une transposition qui ne change pas leur caractère original, à constituer la connaissance théologique.}(w) Il faut supposer que le monde matériel et visible(y) est, de manière ou d’autre, l’image du monde spirituel et invisible ; ainsi nos idées sur le monde surnaturel sont des images d’images qui ne peuvent tenir leur vérité que de l’Esprit infini qui pénètre tout pour donner réalité aux choses et vérité aux idées. Nous n’avons pas à démontrer ici la relativité de nos connaissances. La philosophie et la science modernes sont fondées sur ce principe incontestable, {que la théologie a toujours admis implicitement, bien qu’elle hésite encore aujourd’hui à la reconnaître.}(w) Toute notre activité n’est que relation. Notre pensée n’est que la perception plus ou moins exacte d’un rapport. Nous ne connaissons rien que par rapport à nous et dans les impressions que nous recevons des choses. Ces impressions sont réelles, le monde est réel /[fol. 536] comme nous, et nos connaissances mêmes ne sont pas chimériques. Mais il est impossible que nos connaissances ne 262
L’Église et le dogme chrétien soient pas relatives ; {qu’elles ne représentent directement que le rapport, perçu dans l’impression intime que nous en avons, de notre être avec l’univers ; elles ne nous révèlent ni notre être ni celui de l’univers ; elles figurent la rencontre de l’homme avec les choses, l’espèce de choc des consciences individuelles contre l’univers, d’où il suit que ces consciences et l’univers existent, mais d’où il ne résulte pas que ces consciences embrassent l’univers, pénètrent le secret de son existence et celui de la leur.} (w) Supposons les fourmis intelligentes : quelle idée se feraientelles du monde humain ? Nous sommes des fourmis intelligentes(z) dispersées sur la face de la terre, et nous commençons à nous faire une idée telle quelle de notre fourmilière et de son histoire, {par l’accumulation de nos expériences avec celles des fourmis nos ancêtres.}(w) Tout ce qui est au-delà de notre horizon borné, tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie de nos observations directes, {tout ce qui n’est pas rapport de l’homme aux choses, des choses à l’homme, et des choses au regard de l’homme}(w) ne nous est intelligible que par analogie, ne nous est connu que par induction. Ce que nous atteignons de réel et de vrai n’est pas la substance de la réalité et de la vérité, mais je ne sais quelle relation qui se trouve exister pour nous entre les choses réelles et vraies. Nous vivons dans le réel et dans le vrai mais nous en sommes enveloppés bien plus que nous ne les envelop-/[fol. 537] pons du regard de notre esprit. Telles sont les lois de toute connaissance humaine, de la connaissance religieuse comme des autres, et les conditions surnaturelles de la révélation n’y changent rien, la révélation n’étant, à le bien prendre, que la mise en œuvre, sous une influence et pour une fin surnaturelles, d’éléments humains de connaissance, de sentiments et de vertus. La révélation donne certitude à nos connaissances relatives dans l’ordre religieux ; elle ne transforme pas nos symboles intellectuels, réductions décharnées d’images sensibles, en vérités substantielles, pleines, aussi vraies que leur objet est réel. [Le progrès doctrinal.] Mais, dira-t-on, est-ce là l’idée que l’Église elle-même se fait du dogme qu’elle enseigne ? Ce dogme n’est-il pas l’expression parfaite et indiscutable d’une vérité absolument certaine, d’une idée entièrement conforme à son objet ? Un catholique ne doit-il pas admettre qu’il n’y a pas eu de progrès réel dans la révélation depuis Jésus-Christ et les apôtres ? Le progrès doctrinal, au sens où l’entendent la plupart des théologiens, n’est-il pas un simple perfectionnement de vocabulaire ? N’est-il pas vrai que pour eux le dogme n’a rien de commun, en ce qui regarde la substance et l’idée, avec la philosophie grecque, que la Trinité était dans l’Évangile avec l’Incarnation, que la science hellénique a fourni seulement des termes précis, non des idées nouvelles pour interpréter la vérité révélée, /[fol. 538] que tous les dogmes ont existé dès le commencement dans l’Écriture et dans la tradition de l’Église et que l’on admettrait tout au plus pour quelques-unes une sorte d’existence implicite dans le témoignage biblique et traditionnel ? On l’accorde sans doute pour l’immaculée conception de Marie : l’accorderait-on pour l’autorité du Pape et pour la théorie orthodoxe de la Trinité ? Et cette concession, si on la faisait, ne serait-elle pas à la fois insuffisante et exagérée ? Ces dogmes n’étaient pas contenus dans la tradition primitive comme une conclusion dans les prémisses d’un syllogisme, mais comme un germe dans une semence ; c’était un élément réel et vivant qui devait grandir en se transformant, se déterminer dans la discussion, avant de se cristalliser dans la définition ; ils existaient réellement sous une autre forme et dans un autre état, avant d’être l’objet de spéculations philosophique et de jugements solennels. La 263
Alfred Loisy place que tient Jésus dans la conscience chrétienne préexiste à la définition de son autorité ; le rôle prépondérant que l’évêque de Rome tient dans l’Église préexiste à la définition de la primauté. L’histoire de ces grands dogmes n’est pas celle d’une déduction logique, mais d’une évolution vitale, conditionnée par le milieu où cette évolution s’est produite. La notion commune du développement dogmatique n’est donc pas réelle, elle ne peut sauvegarder l’autorité des symboles et des définitions ecclésiastiques, dont la nature et l’histoire ne sont pas ce que cette notion les fait. Et pourtant, si le dogme n’est /[fol. 539] pas quelque chose d’absolu et de foncièrement immuable, quelle peut être son autorité ? L’infaillibilité même de l’Église, qui est aussi un dogme, et qui a pour objet le dogme, ne succombera-t-elle pas à la relativité universelle ? Tout ne sera-t-il pas contingent dans la foi, et la foi même qui est un repos de l’intelligence dans une certitude d’autorité supérieure à celle de l’expérience, subsistera-t-elle encore ? Tout s’évanouissant dans le relatif, l’intelligence humaine ne sera-t-elle pas condamnée à chercher toujours la vérité, même dans l’ordre religieux, sans jamais la posséder assez sûrement pour se tenir en pleine confiance dans ce qu’elle a trouvé, parce qu’elle ne trouvera rien qui ne puisse et ne doive même lui échapper un jour ? N’est-ce pas nier le dogme que d’admettre la relativité du dogme ? Les critiques qui ont pensé constater cette relativité des croyances religieuses n’ont-ils pas été amenés à en contester l’autorité comme ils ont contesté celle de l’Église ? Leur seul dogme est qu’il n’y en a plus, et telle n’est pas la profession de foi catholique. [Le dogme « absolu et relatif en même temps ».] Tous ces arguments sont ceux du rationalisme vulgaire contre l’idée du dogme que lui a involontairement suggérée le vulgaire des théologiens. On oppose des raisonnements scolastiques à une conception scolastique assez mal définie d’ailleurs. Car il convient, avant toute explication, de rappeler que l’Église, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’a pas /[fol. 540] de théorie officielle sur son propre développement ni sur le développement de ses doctrines. Une opinion plus arrêtée sur la loi de sa propre histoire lui deviendra sans doute indispensable : on peut dire qu’elle ne se l’est pas faite encore, qu’elle est en train de se la faire, et qu’elle l’aura bientôt acquise en l’accommodant à l’ensemble de son enseignement. Des opinions courantes qui n’ont jamais été l’objet d’une discussion sérieuse, un système incomplet, abstrait et absolu, risqué par quelque théologien ignorant de l’histoire ne constitue pas une tradition doctrinale de l’Église catholique. Ce que Vincent de Lérins, les théologiens modernes et le concile du Vatican disent du développement dogmatique s’applique en réalité à la phase proprement intellectuelle de tout développement, non aux phases primordiales et à l’éclosion même des dogmes, ou bien figure sous une formule abstraite tout un travail dont cette formule n’est pas l’expression historique. {C’est la notion même du développement qui a besoin d’être maintenant l’objet du développement dogmatique, et il ne s’agit pas de la créer a priori, mais de se représenter plus exactement ce qu’a été le développement chrétien. L’acquisition de ce dogme nouveau ne se fera pas autrement que celle des anciens. Le dogme christologique fut avant tout l’expression de ce que Jésus était depuis le commencement pour la conscience chrétienne ; le dogme psychologique de la grâce fut l’expression du travail divin qui n’avait jamais cessé de s’accomplir /[fol. 541] dans toutes les âmes régénérées ; le dogme ecclésiologique fut l’expression du rôle séculaire de la papauté dans l’Église. Si jamais l’autorité ecclésiastique formule une conclusion doctrinale sur le développement chrétien, 264
L’Église et le dogme chrétien ce sera l’expression de la loi de progrès qui depuis l’origine gouverne l’histoire du christianisme.}(aa) Jusqu’à nos jours les théologiens catholiques ont surtout envisagé le caractère absolu que le dogme tient de sa source, la révélation divine, et les critiques n’ont guère vu que le caractère relatif du dogme manifesté dans son histoire. Peut-être faudrait-il regarder le dogme comme absolu et relatif en même temps, et l’effort de la vraie théologie devrait-il tendre à résoudre l’antinomie apparente qui résulte de l’autorité absolue réclamée pour le dogme par le théologien, et de la relativité, de la variabilité que le critique non prévenu remarque inévitablement dans l’histoire des dogmes et dans les formules dogmatiques. [Foi et développement dogmatique.] L’objection principale que les critiques soulèvent contre l’autorité des dogmes et surtout contre le dogme théologique pris dans son ensemble se tire de ce que ce dogme fondamental du christianisme historique se présente comme une combinaison d’idées grecques, étrangères au fond primitif de la religion juive et du christianisme. On infère de là que tout ce travail de la théologie ecclésiastique durant les premiers siècles est purement humain, essentiellement fragile, en /[fol. 542] dehors de la foi, nuisible même à la foi, dans la mesure où on a voulu l’y introduire. C’aurait été l’invasion de la science dans la religion, comme un premier assaut livré et une première défaite infligée par le rationalisme à la révélation chrétienne. On ne devrait pas oublier pourtant que la Bible, et en particulier le Nouveau Testament, n’a jamais cessé de servir de base à la spéculation théologique. Les docteurs de tous les temps y ont cherché des preuves à l’appui de leurs théories, et il est incroyable que les textes aient toujours été pris par eux entièrement à contresens ; incroyable qu’une correspondance intime et profonde n’existe pas entre l’Écriture et l’édifice doctrinal qu’elle supporte ; incroyable que les éléments divins de la révélation biblique se soient évanouis comme par enchantement quand on a essayé de les interpréter au monde païen. Autant vaudrait dire que la substance religieuse de l’Écriture ne pouvait se conserver que chez les Juifs et dans les textes originaux des Livres saints. On devrait sans doute reprocher aux apôtres d’avoir mis l’Évangile en grec. On devrait leur adresser un reproche bien plus grave encore : car cette hellénisation du christianisme, ce qu’on appelle avec une certaine amertume dédaigneuse la transformation mondaine de l’Évangile (ces choses là ne se disent bien qu’en allemand), dont le catholicisme est le dernier fruit, ce travail funeste sans lequel pourtant /[fol. 543] l’Évangile serait resté juif et la foi des apôtres n’aurait jamais conquis l’univers, les apôtres eux-mêmes l’ont commencé, le Nouveau Testament en est le témoin, la preuve et presque l’effet. Saint Paul et saint Jean voulaient mettre l’Évangile à la portée des gentils, et il faut bien dire qu’ils y ont réussi. Ils n’avaient donc pas conscience du danger qu’ils faisaient courir au pur Évangile ; ils ne pensaient pas introduire l’ennemi dans la citadelle qu’ils voulaient construire ; ils ont fait spontanément et simplement ce qui était à faire pour ouvrir plus large la porte du salut en rendant l’Évangile intelligible à tous ceux qui avaient besoin de l’entendre. Ce qui est vrai des apôtres est vrai de tous ceux qui, aux diverses époques de l’Église, ont influé sur le développement des dogmes chrétiens. Jamais un système philosophique n’a été introduit délibérément ou inconsciemment dans la doctrine évangélique. Certaines idées ont été recueillies comme valables pour l’expression des vérités primitives, surtout pour leur expression savante ; mais ces vérités n’ont pas été transformées par là en système philosophique. Origène allait à ce but ; mais la tradition le dominait trop pour qu’il y parvînt et elle triompha trop 265
Alfred Loisy complètement après lui de sa tendance rationaliste pour que d’autres aient pu faire ce qu’il avait inutilement tenté. La théologie postérieure a pu emprunter à Aristote beaucoup de définitions et sa méthode dialectique. Il n’en est pas moins vrai /[fol. 544] que la doctrine ecclésiastique ne procède absolument ni de Platon ni d’Aristote, mais que c’est toujours la tradition biblique, l’Évangile interprété avec le secours d’Aristote et de Platon. Le principe traditionnel l’a toujours emporté sur le besoin d’adaptation et a sauvé l’originalité divine de l’enseignement évangélique. Les dogmes essentiels du catholicisme ne sont pas tout à fait évangéliques ou juifs d’idées ni d’expression, mais ils sont encore moins grecs ou philosophiques. La divinité de Jésus-Christ n’est pas un dogme platonicien, la notion de la grâce n’est pas empruntée à la philosophie rationnelle, l’idée du pontificat universel, si romaine dans l’application, n’est pas romaine dans le fond. Ce sont des dogmes substantiellement religieux, essentiellement évangéliques, grecs et romains de définition, comme ils ne pouvaient manquer de l’être, ayant été définis dans le monde gréco-romain ou pour un monde issu de la civilisation gréco-romaine. Ceux qui les ont formulés ainsi les formulaient pour eux-mêmes et dans le moule intellectuel, le langage savant de leur temps, sans égard à la science des Chaldéens ou des Égyptiens dans l’antiquité, à notre science d’aujourd’hui et à celle de l’avenir, que nous ignorons, comme ils ignoraient la nôtre. Tous les dogmes ont leur racine dans la prédication et le ministère du Christ, dans les expériences de l’Église primitive. Le dogme christologique n’est pas seulement esquissé dans saint Paul et dans saint Jean ; il existe en principe dans l’évangile galiléen. Peu importe que le Christ ne se soit pas(ab) /[fol. 545] formellement identifié à Dieu dans ses discours authentiques : {ce n’est pas comme Dieu qu’il apparaissait dans le monde.}(ac) Peu importe qu’il ait encore moins réclamé l’adoration de ses disciples : {il ne venait pas chercher pour lui-même l’adoration des hommes, dont il fallait élever les cœurs vers le Dieu invisible, Père de tous et de Jésus lui-même.}(ac) Mais il s’était senti et montré tellement uni au Père céleste par le fond de son être, que l’Église apostolique n’hésita pas à reconnaître la divinité de sa personne. On ne pouvait concevoir Jésus autrement que divin, Dieu autrement qu’un, le Christ divin autrement que distinct du Père éternel. De même l’Esprit saint dont vivait l’Église, venait du Père et du Christ sans être tout à fait ni le Père ni le Christ. Les notions et les théories métaphysiques ne furent que des auxiliaires pour la représentation savante des expériences historiques, de faits intimes et transcendants à l’ordre philosophique. Que le salut du chrétien ne soit pas uniquement le fruit de ses facultés naturelles et de sa volonté propre, mais un don surnaturel et divin, une vie nouvelle qui élève l’homme et qu’il ne peut pas se donner lui-même, bien qu’il demeure toujours libre de s’en dépouiller et de la perdre, c’est une vérité qui n’était pas seulement dans saint Paul et dans saint Jean avant d’être dans saint Augustin ; elle est déjà dans l’Évangile, où l’élection est si bien distinguée de la vocation et où les places du royaume /[fol. 546] sont assignées par le Père céleste ; la psychologie d’Augustin n’a fait que rendre plus vivant le schéma évangélique en en montrant et analysant la réalité dans le travail de la régénération chrétienne. Il peut sembler plus difficile de retrouver dans la prédication du royaume le principe de l’Église et de la primauté pontificale, {et pourtant nous avons vu que la petite société groupée autour de Jésus avec les Douze et Pierre à la tête des Douze était l’Église telle qu’elle pouvait exister avant la passion du Sauveur, et que l’Église depuis la résurrection de Jésus a été l’Évangile tel qu’il a dû se présenter au monde pour accomplir les intentions du divin Maître.}(ac) La 266
L’Église et le dogme chrétien foi de l’Église, nonobstant toutes les différences extérieures demeure identique à elle-même, toujours aussi divine dans le fond, sans être plus humaine dans la forme qu’elle n’a été au commencement. Elle est toujours vivante, et toujours la même sans être immuable. Pour être immuable, il faudrait qu’elle fût la science de Dieu même. Étant seulement la connaissance que l’homme a de Dieu, elle ne pourrait être qu’immobile, si toutefois l’immobilité d’un être contingent n’est pas aussi quelque chose de contradictoire en soi. Tout ce qui existe en ce monde est soumis à la loi du changement. La foi de l’Église est comme l’expression de Dieu dans l’humanité, et le perfectionnement inévitable, indéfini de cette expression constitue /[fol. 547] l’histoire même et le fait total de la révélation. [« Sens matériel » et « sens formel » des formules dogmatiques.] C’est par là que les décrets du Vatican, qui semblent consacrer l’immutabilité du dogme, ne laissent pas d’être compatibles avec la notion la plus réelle et la plus scientifique de l’histoire du dogme. « Il faut garder perpétuellement, dit le dernier concile œcuménique, le sens des dogmes sacrés que la sainte mère Église a une fois déclaré et jamais on ne doit s’écarter de ce sens sous l’apparence et le prétexte d’une intelligence plus haute… Si quelqu’un dit qu’il peut arriver que l’on attribue un jour aux dogmes proposés par l’Église, à raison des progrès de la science, un sens autre que celui que l’Église a compris et comprend, qu’il soit anathème »8. L’Église ne se reconnaît pas le pouvoir de changer le sens des formules dogmatiques, et il est certain que le pouvoir de changer le sens d’une formule quelconque, une fois donnée, n’appartient à personne. Changer le sens d’une formule n’est pas, au point de vue de l’histoire, autre chose que le fausser. L’Église donc, bien qu’elle ne se place pas à ce point de vue, mais au point de vue supérieur de la vérité objective, de la vérité révélée que signifient les formules dogmatiques, ne s’attribue pas le droit d’altérer le sens de ses énoncés dogmatiques en substituant à ce sens primitif un autre sens qui serait supposé plus vrai. Il est /[fol. 548] incontestable pourtant que l’Église s’adjuge et se réserve le droit d’interpréter elle-même ses formules dogmatiques, ce qui serait superflu si les formules qu’elle établit devaient être suffisantes pour tous les hommes dans tous les temps. Mais n’est-ce pas maintenant faire une remarque banale que de signaler le rapport des symboles et des définitions dogmatiques avec l’état général des connaissances humaines dans le temps et le milieu où se constitue la formule de foi. Un changement considérable et surtout un changement radical dans cet état de la science déterminera nécessairement de nouveaux rapports entre la foi religieuse et la conception scientifique du monde, et l’ancienne formule conçue dans une autre atmosphère intellectuelle, sans être frappée de nullité, ne se trouvera plus dire tout ce qu’il faudrait ou le dire comme il conviendrait. Il pourra être nécessaire de distinguer entre le sens matériel de la formule, déterminé par les idées reçues dans l’antiquité, et son sens proprement religieux et chrétien, l’idée fondamentale qui peut se concilier avec d’autres vues sur la constitution du monde et la nature des choses. Nous répétons tous les jours les formules du symbole : descendit ad inferos, ascendit ad coelos. Il est indubitable que ces formules ont été d’abord entendues à la lettre. Les générations chrétiennes se sont succédé pendant plusieurs siècles en croyant l’enfer sous leurs pieds, et le séjour des élus au-dessus le leurs têtes. Aujourd’hui,
8. Const. Dei Filius, chap. IV, can. IV, 3.
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Alfred Loisy ni la théologie /[fol. 549] savante ni même la prédication populaire ou l’enseignement catéchétique ne maintiennent cette localisation. On ne saurait nier que le sens matériel des formules ait changé. Il a changé au point d’être complètement renouvelé, puisque nul théologien n’oserait plus déterminer localement le séjour de l’âme du Christ dans l’intervalle de sa mort et de sa résurrection, ni celui de son humanité glorifiée depuis l’ascension. Le sens formel et proprement dogmatique de ces articles reste le même, puisque l’on enseigne toujours un rapport transitoire de l’âme du Christ avec les justes de l’ancienne loi, et la glorification définitive de son humanité. Peut-on dire néanmoins, après la transformation subie par le sens matériel de la formule, que notre façon actuelle de concevoir et ce rapport et cette glorification ne se modifieront pas encore plus tard pour faire place à des notions plus spirituelles et plus pures que celles où nous croyons devoir nous arrêter ? Un autre exemple, moins sensible peut-être mais tout aussi probant, est fourni par la croyance au jugement universel, qui était pour les anciens chrétiens la croyance à la fin imminente de l’univers et qui est devenu pratiquement pour nous la croyance au jugement qui s’exerce sur chacun après la mort, la perspective du jugement dernier se reculant de plus en plus et influant de moins en moins sur la vie chrétienne. {Il n’y a donc vraiment que le sens et /[fol. 550] l’esprit des formules qui subsistent à travers tous les changements extérieurs et apparents, que l’Église ne peut pas empêcher et qu’elle veut seulement régler.}(ac) On comprend aussi que le développement d’un dogme divin dans sa substance ne consiste pas néanmoins dans un accroissement sans déchet. Telle n’est pas la condition normale de la vie dans l’univers. L’oiseau qui mue ne prend un nouveau plumage qu’en laissant tomber l’ancien. Les tissus ne se rajeunissent pas dans un organisme vivant sans qu’il y ait élimination des éléments vieillis. La vie des dogmes est divine mais leur structure est humaine. Leur forme n’a pas toujours été la même depuis le commencement du christianisme et elle ne restera pas toujours la même jusqu’à la fin des temps ; leur autorité et leur efficacité ne tiennent pas à une forme qui n’est pas durable mais à l’esprit qui anime et vivifie les formules tant quelles suffisent aux besoins de l’enseignement chrétien, tant que les idées et les mots n’apparaissent pas trop au-dessous de l’objet qu’ils représentent. Les formules « aller en enfer », « aller au ciel », s’entendent, aujourd’hui dans un sens métaphysique où l’on fait abstraction de leur sens local pour ne considérer que l’idée renfermée dès l’origine sous la désignation du lieu. {L’idée s’est spiritualisée sous la formule ; mais on conçoit aisément que la spiritualisation progressive de l’idée puisse conduire finalement à l’abandon de la formule même, sans changement essentiel de la croyance.}(ac) /[fol. 551] L’évolution intime des dogmes et la transformation des formules dogmatiques sont nécessairement connexes. C’est la même évolution, condition indispensable et permanente de l’accord du dogme avec la science. Elle ne détruit pas le sens du dogme, elle ne fait que le déterminer perpétuellement, l’approprier à de nouveaux états de la science, l’appliquer à des besoins spirituels toujours renaissants et variés, sans altération de son principe. [Le dogme dans la vie spirituelle de l’Église catholique.] Tant s’en faut que les dogmes soient morts, comme l’affirme M. Harnack. Tant s’en faut même qu’ils ne puissent vivre qu’à l’état de convictions individuelles, également respectables dans leurs contradictions réciproques, comme le soutient M. Sabatier. Si le dogme protestant est tombé en dissolution, le dogme catholique n’est pas momifié sous l’immobilité des formules et l’indifférence des fidèles. Il 268
L’Église et le dogme chrétien est vrai que le dogme, dans l’Église catholique, est comme associé au droit canon, qu’il fait partie de la discipline ecclésiastique, que l’on y compte parmi les devoirs du chrétien la profession des croyances définies dans le formulaire traditionnel, mais il ne s’ensuit pas que les dogmes n’y aient plus de vie, qu’ils ne règnent plus en effet sur les intelligences, que la foi à l’Église soit le seul dogme réel du catholique et que le reste ne soit plus qu’un thème officiel et consacré sans action sur les âmes. Non seulement le dogme de l’Église et de la primauté romaine est vivant parmi nous, comme principe de foi, et comme règle de conduite ; /[fol. 552] mais le dogme christologique et le dogme de la grâce vivent aussi de cette vie et ne sont nullement en danger de périr. Tous deux sont gardés par les sacrements, dont le protestantisme fait si peu de cas et qui sont néanmoins ce qu’il y a de plus vivant dans le catholicisme. Le sacrement de l’eucharistie couvre à lui seul tous les dogmes anciens et les rend constamment sensibles à la piété. Tous les sacrements, spécialement le baptême et la pénitence, gardent le dogme de la grâce. Le baptême et la confirmation n’ont pas cessé d’être l’expression vivante du dogme théologique. {Le mouvement de la pensée catholique a pu se ralentir dans les derniers siècles, sous l’empire de circonstances qu’il est inutile de rappeler et sous l’influence de causes qu’il n’y a pas lieu d’apprécier ici ;}(ad) il n’en subsiste pas moins, et la direction qui le contient ne le supprime pas ; elle empêche seulement l’évolution d’être une destruction. Nous n’admettons ni l’abandon ni l’embaumement des dogmes. Le développement romain du dogme ecclésiastique ne marque pas pour nous la fin de tout développement dans l’Église. Ce développement s’achève en même temps que commence le développement que l’on peut qualifier de critique et dont ceux mêmes qui essaient de le tourner contre l’Église catholique sont incapables de prévoir les résultats et de garantir les fruits religieux. Autant et plus que toutes les autres formes du développement dogmatique celle-ci a besoin d’être gouvernée. Il est à prévoir que ce mouvement /[fol. 553] inauguré comme tous les autres, à l’exception du dogme ecclésiastique, en dehors de Rome et presque malgré elle, recevra le droit de cité romaine et catholique après un temps de probation où on l’aura purgé de son esprit rationaliste et où il aura été assimilé à la substance vivante de la tradition chrétienne. Si l’assimilation ne devait pas se produire c’est que la science contemporaine aurait fait décidément banqueroute et n’aurait pas mérité de fournir à la théologie le moyen de se transformer, qu’elle ne l’aurait pas réellement placée dans la nécessité de s’adapter à un état nouveau des connaissances humaines. [Sens religieux et sens littéral des énoncés bibliques.] Les dogmes subsistent donc et subsisteront avec et par l’évolution plus ou moins lente des idées qui les figurent et des formules qui les contiennent. L’autorité des dogmes est celle de Dieu même. L’autorité des formules dogmatiques est celle de l’Église, c’est-à-dire de Jésus-Christ parlant aux hommes le langage qu’ils peuvent entendre. Il ne faut pas dire que les formules dogmatiques n’auront aucune autorité si elles ne sont absolument vraies et immuables. Elles ne peuvent jamais être absolument vraies, c’est-à-dire adéquates à leur objet, aptes à en exprimer toutes les faces et tous les rapports. L’immutabilité n’étant pas le fait de notions contingentes, les dogmes ne peuvent être à la fois immobiles et vivants. Mais ce caractère de mutabilité, de relativité, de perfectibilité ne fait pas plus obstacle à leur vérité qu’à celle de nos /[fol. 554] connaissances les plus certaines dans l’ordre naturel, lesquelles aussi sont toujours en mouvement, toujours relatives, toujours perfectibles. 269
Alfred Loisy Qui oserait soutenir que la parole du Sauveur était sans autorité pour ceux qui l’entendaient ou qu’elle n’en a plus pour nous qui la lisons dans l’Évangile ? Cependant Jésus a dit : « Cette génération ne passera pas que tout n’arrive » ; et si l’on contestait l’authenticité littérale de cette parole on ne pourrait nier qu’elle résume exactement la perspective eschatologique de l’Évangile et des anciens écrits apostoliques. Si, par impossible, il y avait eu dans l’auditoire du Christ ou dans celui de saint Paul, un savant qui fût arrivé touchant la constitution du monde à des idées plus vraies que celles qui avaient cours en ce temps-là, et qui eût conçu des doutes, assurément très fondés, sur le caractère et l’échéance de la catastrophe annoncée, aurait-il pu taxer d’erreur l’enseignement du Sauveur et de l’apôtre ? Les savants d’aujourd’hui en ont-ils le droit ? Un tel cas n’est pas chimérique. Il s’est rencontré souvent et se rencontre chaque jour dans l’histoire de l’Église. Le rationalisme vulgaire tranche promptement la question. Qui se trompe sur un point, dit-il, peut se tromper sur d’autres ; le salut annoncé par Jésus n’est qu’un rêve si sa conception concrète du royaume des cieux n’est pas dû [sic] et ne doit pas se réaliser ; et ce qu’on peut faire de mieux à l’égard de cette illusion qu’il n’est même /[fol. 555] plus nécessaire de combattre, n’est-il pas de la laisser tomber tout à fait ? Le rationalisme mystique des docteurs individualistes nous invite à faire abstraction de toute cette eschatologie, selon lui judaïque, pour chercher seulement notre salut en cette vie par la foi au Dieu-Père. Jésus lui-même aurait certainement accueilli par un sourire les objections qu’on aurait pu lui faire contre l’imminence de la fin du monde et du jugement dernier, et sans y répondre il eût dit : Qu’importe ? Suivez-moi. Quant à répudier toute espérance après la mort et croire le royaume céleste suffisamment réalisé pour lui-même dans sa propre conscience, il n’y eût jamais consenti : l’avenir serait ce qu’il plairait à Dieu mais ce serait toujours « un poids éternel de gloire »9, pour le Christ et pour les amis de Dieu. La docilité du fidèle n’est pas l’aveuglement. Galilée pouvait être un excellent catholique en gardant pour lui son opinion sur le mouvement de la terre, malgré la condamnation du Saint-Office. Il faut mettre la soumission où elle doit être, à l’égard de la vérité et de l’autorité religieuses. Les événements relatifs de l’enseignement évangélique et de l’enseignement ecclésiastique, susceptibles de vieillir, ne se présentent pas directement à la foi comme son objet propre, et s’il arrive que la science humaine les distingue nettement de la foi, l’adhésion du savant à la substance même de la foi n’en est pas ébranlée. {C’est un morceau de la science ancienne qui se délite, /[fol. 556] ce n’est pas la foi ancienne qui s’évanouit. [Les dogmes et l’argumentation scripturaire.] Pour la même raison la logique singulièrement défectueuse, au moins en apparence, qui a présidé à la formation et à la croissance des dogmes ne crée pas(ae) un argument recevable contre leur solidité. Rien n’est plus précaire au point de vue des règles syllogistiques et de la science positive que les raisonnements par lesquels on a étayé l’Évangile sur l’Ancien Testament et le christianisme catholique sur la Bible tout entière. Toute l’œuvre de l’exégèse traditionnelle, d’où le dogme sort par une lente et continuelle élaboration, est en contradiction avec les principes d’une interprétation purement rationnelle et historique. Il est perpétuellement sous-entendu que les anciens textes, bibliques ou patristiques, doivent contenir la
9. II Cor., IV, 17.
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L’Église et le dogme chrétien vérité d’aujourd’hui, et on l’y trouve parce qu’on l’y met. Les théologiens ont eu comme un juste pressentiment de cet état de choses lorsqu’ils ont posé en principe que l’infaillibilité de l’Église s’applique aux définitions dogmatiques, non aux considérants qui les ont motivées, lors même que ces considérants seraient exposés dans les documents officiels des conciles et les déclarations solennelles des papes. Cette prudente réserve des théologiens peut sembler plus intéressée que légitime lorsqu’on voit la résurrection des morts prouvée dans l’Évangile par le texte : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », l’histoire d’Agar et de Sara certifier aux yeux de saint Paul l’indépendance du /[fol. 557] chrétien à l’égard de la Loi, le « Faisons l’homme » et les trois anges qui visitent Abraham garantir aux Pères la trinité des personnes divines, les deux épées que Pierre emporte à Gethsémani démontrer selon Boniface VIII, le double pouvoir spirituel et temporel des Papes, tandis que des textes très clairs, comme les assertions du Christ et des apôtres sur la fin prochaine du monde, les plaintes de Job et des psalmistes sur l’anéantissement de l’homme par la mort, la parole : « Le Père est plus grand que moi », ne sont pas censés prouver ce qu’ils signifient. Il ne faut pas se dissimuler que la logique humaine est toujours plus ou moins boiteuse surtout dans l’ordre des choses morales, où l’effort vers le mieux devance les raisonnements qui le justifient et porte en lui-même une vérité supérieure à celle des arguments dont on l’autorise. Aussi bien la plus solide justification du progrès religieux et moral, la preuve la plus incontestable de la révélation, la véritable démonstration de la religion chrétienne et catholique n’est-elle pas dans les arguments particuliers qui de loin font tous plus ou moins l’effet de ce qu’on appelle en logique la preuve ad hominem, bien qu’on les ait présentés d’abord comme très consistants en eux-mêmes ; elle est dans la vie même qui se manifeste par le mouvement et le progrès continu de la révélation, de la vérité religieuse, de la moralité chrétienne et de la régénération du monde par l’Église. Tout l’échafaudage des(af) /[fol. 558] arguments théologiques et apologétiques n’est qu’une tentative nécessaire et légitime pour se figurer convenablement le rapport du passé avec le présent et la continuité de la vie religieuse, de la révélation, de la tradition ecclésiastique depuis le commencement. La façon d’appréhender ce rapport et cette continuité ne peut être, elle aussi, que relative et imparfaite ; mais sous sa forme relative et imparfaite, elle ne cesse pas de représenter perpétuellement une grande vérité, et, sous des artifices d’argumentation qui ne sont qu’un moyen d’élargir sans cesse et de spiritualiser la signification des symboles religieux, de convoyer pour ainsi dire le développement de la révélation divine par la perception toujours renouvelée d’analogies plus hautes et plus réellement significatives.}(ag) [Sens de l’infaillibilité de l’Église.] {Mais pour que ce travail intense de la pensée religieuse, qui correspond au mouvement de la vie dans l’Église, puisse être poursuivi régulièrement et sans péril, l’infaillibilité de l’Église est une condition naturelle et indispensable au lieu d’être un obstacle permanent. Il est certain aussi que la forme doctrinale de la religion est relative, et il n’est pas moins certain que cette forme relative est nécessaire, que les transformations perpétuelles de cette forme relative sont à la fois la condition et l’écueil de sa conservation parmi les hommes. Une Église infaillible peut seule maintenir l’équilibre entre la tradition qui sauvegarde l’héritage /[fol. 559] de la vérité acquise et l’effort permanent inévitable, utile en soi, de la raison humaine pour adapter la vérité ancienne aux états nouveaux de la pensée philosophique. 271
Alfred Loisy Un tel effort ne peut être réalisé tout entier par chaque individu. Il est évident que tous ont besoin de s’y aider mutuellement, et que les résultats généraux n’en peuvent être garantis que par la sanction d’une autorité reconnue de tous, présidant au développement du dogme et à l’enseignement chrétien.} (ah) L’Église, héritière du Christ, chargée de faire valoir son Évangile ne peut se passer d’un catéchisme officiel, d’un symbole autorisé, de formules dogmatiques authentiquées par ellemême. Dans l’usage elle communique à ces formules toute l’autorité qui est en elle et qui lui vient de son divin fondateur. Les formules n’ont point d’autorité par elles-mêmes, mais par le sens que l’Église y attache et l’emploi qu’elle en fait. Elles sont, à peu de chose près, comme la matière des sacrements, l’eau, le pain et le vin, l’huile, que l’Église applique à des fins sanctifiantes et dont l’efficacité vient de l’Esprit qui les pénètre, non de l’élément qui les constitue ; ils subsistent encore après le sacrement mais comme un débris d’eux-mêmes, où rien ne reste de la vie surnaturelle dont ils ont été une fois le symbole et l’instrument. Les formules dogmatiques ne sont aussi que le véhicule imparfait, périssable, des vérités /[fol. 560] qu’elles servent à transmettre et dont elles ne sont jamais l’expression définitive. C’est à la vérité totale figurée par la formule insuffisante que s’adresse l’hommage de notre foi, non à la formule comme telle et matériellement prise. {La vérité nous dépasse et nous y croyons ; la formule, en tant que conception idéale et expression verbale ne nous dépasse pas ; nous en saisissons fort bien tous les éléments et aussi l’espèce de contradiction qui les maintient en face les uns des autres ; la foi ne consiste pas dans la perception de ces éléments, mais dans l’assurance intime fondée sur le témoignage de Dieu même qu’ils correspondent à une réalité supérieure, à une vérité substantielle où tout s’harmonise, où se retrouve à l’infini tout ce qu’ils signifient, sans qu’une face de la vérité unifiée semble incompatible avec l’autre face, comme il arrive dans les symboles ecclésiastiques.}(ah) La vérité signifiée par la consubstantialité du Père et du Fils n’était-elle pas au-dessus de l’intelligence d’Athanase et de toute intelligence humaine ? Mais la formule, la simple idée de la consubstantialité entre le Père et le Fils était proportionnée à l’intelligence d’Athanase et à la science de son temps ; il la concevait nettement, l’affirmait et la défendait. Tant que l’Église y trouvera la meilleure expression de sa foi à la divinité de Jésus, au rapport à la fois intime et transcendant qui unit Jésus à Dieu, elle /[fol. 561] l’affirmera de même et la défendra, {ne cessant de la proposer à tous pour qu’ils y apprennent la vérité du salut, réprouvant toute autre formule qui compromettrait le principe que celle-ci garantit. La vérité signifiée par la nécessité absolue de la grâce pour le salut ne dépassait-elle pas l’esprit d’Augustin et tous les esprits ? Mais l’idée d’un secours surnaturel venant à l’appui de notre volonté infirme et gâtée convenait à l’expérience d’Augustin et à la psychologie de son époque ; c’est pourquoi après l’avoir conçue, il l’affirma et la défendit ; c’est pourquoi l’Église, tant qu’elle n’aura pas trouvé d’expression mieux appropriée de sa foi à la gratuité, à la réalité substantielle et surnaturelle du salut l’affirmera aussi et la défendra, condamnant toute doctrine qui ferait du salut un droit naturel de l’homme ou une acquisition de sa libre volonté. Enfin la vérité signifiée par la double assertion d’une autorité dans l’Église et de la liberté chrétienne n’est-elle pas essentiellement transcendante à la science des théologiens modernes ? Mais l’idée d’une société bien réglée, d’une police régulière des idées et des mœurs, d’une autorité absolue dans l’ordre spirituel est tout à fait à leur portée ; ils l’affirment et la défendent ; l’Église l’affirmera et la défendra avec eux tant qu’elle n’aura pas vu d’expression plus juste pour sa foi au /[fol. 562] caractère social 272
L’Église et le dogme chrétien de l’Évangile, à la plénitude de vie et de pouvoirs surnaturels qu’elle-même tient de Jésus-Christ, et elle anathémisera tous ceux qui voudraient mettre l’individu au-dessus de la collectivité, rompre le lien de communion universelle au nom de la conscience privée, chercher le salut en eux-mêmes et non dans le dépôt de grâce et de vérité qu’elle a mission de garder parmi les hommes.}(ah) Si le langage actuel de l’Église diffère notablement de celui qu’a tenu Jésus, l’Évangile dans la prédication ecclésiastique, a toujours la même signification essentielle, la même autorité divine et la même efficacité surnaturelle que dans la bouche du divin Maître, et s’il arrivait, dans les siècles futurs, que les formules de l’enseignement catholique vinssent à différer autant des formules maintenant autorisées que celles-ci diffèrent de la lettre évangélique, les formules nouvelles, du moment que l’Église les aurait faites siennes, y aurait mis l’Évangile, y aurait infusé l’esprit de grâce et de vérité, posséderaient toujours et le vrai sens et l’autorité souveraine, et l’efficacité sanctifiante de l’Évangile prêché par Jésus et à Jérusalem. Seulement il n’y a que l’Église catholique qui puisse donner aux dogmes cette autorité qui ne leur est pas moins indispensable que l’élasticité relative de leurs formules. En dehors d’elle, le dogme, nécessaire pourtant à la religion, ne peut subsister. Il ne pourrait exister dans le protestantisme orthodoxe que /[fol. 563] s’il se présentait dans l’Écriture à l’état de formule immuable et intangible. Mais cette idée du dogme est absurde en elle-même, puisqu’une formule irréductible à une autre formule ne serait qu’un tas de mots et non un dogme vivant. Diviniser toutes les formules bibliques est chose impossible. Extraire de la Bible un enseignement autorisé ne peut être que le fait d’une Église infaillible. Le protestantisme libéral croit pouvoir abandonner le principe dogmatique, mais on ne voit pas(ai) bien ce qu’il pourra garder du christianisme, puisque, si la religion et la foi sont quelque chose, elles ne peuvent subsister que dans le dogme et dans l’Église. La théorie du salut par la foi indépendamment des croyances ne peut guère être qu’une étape intermédiaire entre le protestantisme orthodoxe, qui impose à l’âme chrétienne, au nom de la liberté, le joug insupportable de croyances toutes faites, et le rationalisme absolu qui renonce à la foi en même temps qu’aux dogmes, ou bien le catholicisme, qui, par l’association du principe d’autorité au principe de liberté, principes qui procèdent l’un et l’autre de l’Évangile, garantit la perpétuité de la foi dans la conservation et la transformation réglée des croyances chrétiennes.} (aj)
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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. La seconde version insiste davantage sur la place nécessaire des dogmes dans l’acte de foi. b. Dans la seconde rédaction, Loisy ajoute cette précision. c. Insistance, dans la seconde rédaction, sur le caractère « logique » des systèmes qui conduisent à l’hérésie. Ici et là, Loisy améliore sa première version : à propos d’Eusèbe de Césarée, à propos de la définition de Nicée, (le mystère, « succédané de la gnose »,) du « sauvetage » du monophysisme par le « monothélisme ». d. Amélioration de la présentation de Nestorius par la seconde rédaction. e. Petites additions de la seconde rédaction qui soulignent le caractère nocif de la Loi. f. Dans la première rédaction, Loisy avait écrit, de manière qui semble plus intelligible : « On pourrait presque dire que l’homme, le péché, la mort sont chez lui, comme dans la Genèse, des quantités symboliques, des universaux, qui ont entre eux un rapport logique, sans que leur réalité et leur rapport historique soient nettement définis » (ms.15634, f. 59v°, l. 15-18). g. Après avoir insisté sur la violence de la concupiscence selon la théologie augustinienne, la seconde rédaction reprend le procès intenté par Loisy à cette théologie : en liant la transmission de la faute originelle à la génération charnelle, Augustin a grandement contribué à dévaloriser le mariage et la sexualité, alors que la continence n’était dans l’Église ancienne qu’une pénitence préparatoire à la réconciliation. h. Dans la seconde rédaction, Loisy développe plus à loisir sa réflexion sur la signification des débats sur la grâce et la liberté pour une « anthropologie théologique » (pour user d’une expression d’aujourd’hui). Il rédige une longue addition où il affirme la parenté des doctrines semipélagiennes avec la théologie des Pères grecs. i. Erreur de numérotation : le folio 496 suit immédiatement le folio 494. j. La seconde rédaction développe longuement quelques remarques de la première sur l’histoire des doctrines de la grâce, de Thomas d’Aquin jusqu’au temps de Loisy. Loisy précise comment Scot s’éloigne de l’augustinisme et du thomisme pour commencer une réhabilitation de la nature humaine. Molina va plus loin et l’influence de la Compagnie de Jésus contribue au succès de sa doctrine. Quelque sympathie que Loisy éprouve pour ces adoucissements, il confère à ce panorama théologique sa marque d’historien en notant combien la théologie d’Augustin et de Thomas a contribué à valoriser l’individu croyant qui existe en face-à-face avec le Dieu qui fait grâce. En aplatissant cette dramatique du salut, la théologie jésuite a contribué à modeler de bons soldats de l’Église, dont toute la perfection consiste à obéir à la hiérarchie ecclésiastique, aux dépens d’un salubre individualisme religieux. Certes, il a fallu réagir contre l’augustinisme exacerbé qui s’est exprimé dans le baïanisme et le jansénisme, et Loisy ajoute dans la seconde rédaction quelques lignes à ce sujet. En quoi consistait la déviation de ces augustiniens ? En ce qu’elle voulait revenir au passé, ressusciter l’augustinisme d’Augustin, et non s’en inspirer pour lui donner une vie nouvelle. En somme, Loisy voudrait que le