Alfred Loisy: La crise de la foi dans le temps présent: (essais d'histoire et de philosophie religieuses) 2503531822, 9782503531823

La crise de la foi dans le temps présent : étrange manuscrit, sitôt écrit, sitôt mis de côté par son auteur, Alfred Lois

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Alfred Loisy: La crise de la foi dans le temps présent: (essais d'histoire et de philosophie religieuses)
 2503531822, 9782503531823

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ALFRED LOISY LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES

SCIENCES RELIGIEUSES

VOLUME

144

ALFRED LOISY LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT (ESSAIS D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES) Texte inédit publié par François LAPLANCHE

Suivi des études de Rosanna CIAPPA, François LAPLANCHE et Christoph THEOBALD Avant-propos de Claude LANGLOIS

F

H

La Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses La collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses, fondée en 1889 et riche de plus de cent quarante volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches menés au sein de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris, Sorbonne). Dans l’esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées : philologie, archéologie, histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, droit. Avec le haut niveau de spécialisation et d’érudition qui caractérise les études menées à l’EPHE, la collection Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s’intéresse aussi bien à l’originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes – judaïsme, christianisme, islam – qu’à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l’Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n’oublie pas non plus l’étude des marges religieuses et des formes de dissidences, l’analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignants à l’EPHE, anciens élèves de l’École, chercheurs invités…). Directeur de la collection : Gilbert DAHAN Secrétaire de rédaction : Francis GAUTIER Secrétaire d’édition : Cécile GUIVARCH Comité de rédaction : Denise AIGLE, Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, Jean-Robert ARMOGATHE, Jean-Daniel DUBOIS, Michael HOUSEMAN, Alain LE BOULLUEC, Marie-Joseph PIERRE, Jean-Noël ROBERT Illustration de couverture : premières lignes du 4e chapitre du premier manuscrit de Loisy, BNF Nouvelles acquisitions françaises, 1634.

© 2010 2009, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2010/0095/168 D/2009/0095/204 ISBN 978-2-503-53182-3 ISBN 978-2-503-52995-0 Printed on acid-free paper

SOMMAIRE Avant-propos, par Claude Langlois Introduction, par François Laplanche I. Le mouvement du livre II. Une édition non désirée III. Pour lire les annotations IV. Sigles utilisés pour cette édition

9 23 25 30 32 33

ALFRED LOISY. LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT

35

Avant-propos

37

Les théories générales de la religion I.- La théorie catholique II.- Le rationalisme incrédule III [Le protestantisme contemporain et l’autorité de la Bible] IV [Présentation critique du volume de J. H. Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine (1845)]

47 47 60 67

Religion et révélation I. [Nécessité du rite] II. [Place des notions intellectuelles dans la religion] III [La doctrine de Vatican I sur les preuves de la révélation.] IV [Raison et révélation]

87 87 95 106 117

La religion d’Israël I [Difficulté d’écrire une histoire de la religion primitive du peuple d’Israël] II [Les rites en Israël et « la pureté du cœur »] III [Histoire de la religion d’Israël du Sinaï jusqu’au schisme] IV [Histoire de la religion d’Israël du schisme à l’exil] V [Le judaïsme « postexilien »]

125 126 132 142 151 157

Jésus-Christ I [La bonne nouvelle du royaume] II [Conscience qu’a Jésus de sa personne et de sa mission] III [La mort de Jésus et l’espérance de son retour glorieux] IV [La science du Christ et sa connaissance de l’avenir]

167 168 174 183 190

L’Évangile et l’Église I [Le christianisme historique et le royaume annoncé par Jésus] II [Le « royaume de Dieu » de Jésus aux Apôtres] III [Retour à la théorie du développement.]

199 199 211 224

L’Église et le dogme chrétien I [Comment le dogme chrétien est sorti de la prédication de Jésus] II [La formation du dogme chrétien au milieu des vicissitudes de l’histoire] III [La relativité des formules dogmatiques]

235 236 253 261

L’Évangile et le culte catholique I [Développement du culte catholique] II [Éléments païens dans la formation du culte chrétien]

277 277 294

Le régime intellectuel de l’Église catholique I [La censure du Magistère et l’étude scientifique de l’Écriture] II [Difficultés dues à la prétention de l’Église à régenter les sciences] III [Les remèdes]

321 322 335 348

75

Le dogme et la science I [La distinction de la science et de la foi] II [Caractère relatif des représentations de la théologie] III [Relativité de l’enseignement théologique] IV [Autonomie de la foi et de la science] V [Conditions d’une harmonisation entre la science et la foi]

363 365 373 382 387 397

La raison et la foi I [La foi vivante] II [Foi et décision volontaire] III [Croyance et choix volontaire] IV [La perte de la foi]

407 408 417 424 434

La religion et la vie I [La mission éducatrice de l’Église catholique] II [L’Église et l’autonomie de l’individu] III [État de l’enseignement en France] IV [L’Église et la famille] V [L’Église et la politique] VI [Le chrétien dans le monde moderne]

445 446 454 461 471 478 483

Le passé et l’avenir

493

ÉTUDES HISTORIQUES

505

Une Église immuable, une époque en mouvement, par François Laplanche I. Les intimes convictions de Loisy II. La question biblique dans l’Église catholique jusqu’à l’encyclique Providentissimus Deus III. L’Encyclique Providentissimus Deus et sa réception IV. Horizons culturels au-delà de l’exégèse

507 510

La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique, par Rosanna Ciappa I. La genèse d’un livre inédit II. Contre le protestantisme libéral III. Textes inédits et textes publiés IV. Christologie et eschatologie

553 553 558 565 579

L’ apologétique historique d’Alfred Loisy. Enjeux historiques et théologiques d’un livre inédit, par Christoph Theobald I. Le « livre inédit » : un genre littéraire original II. Un type d’apologétique parmi d’autres III. Un livre inédit qui a manqué son but ?

587 589 606 675

Notices biographiques

695

Bibliographie

707

François Laplanche In memoriam

715

Liste des ouvrages de François Laplanche

717

Index des noms propres

719

Bibliothèque de l’école des hautes études, Sciences religieuses

729

519 534 541

AVANT-PROPOS Claude Langlois

Cet avant-propos a pour but d’introduire à un livre de Loisy écrit voilà plus d’un siècle – cent dix ans exactement – et jamais publié. Il tient de la préface, dans la mesure où, extérieur au projet, au moins à son début, je puis en indiquer les origines, le cheminement et les conditions de son aboutissement. Il veut être une introduction, car ce texte de Loisy conduit celui qui le lit avec attention, nourri des commentaires si savants qui l’éclairent, à l’obligation de dire comment il le comprend, ajoutant sa voix à un concert déjà pluriel. Il est enfin une contribution, nécessairement modeste, pour mieux expliciter le « moment » Loisy. Historien du catholicisme, j’ai aussi voulu user de ma compétence pour éclairer le contexte politique et religieux de la fin du siècle auquel Loisy se réfère en plus d’un endroit. Pour avoir joué le rôle fort modeste de premier moteur, je voudrais d’abord rappeler la genèse de cette publication. J’étais président de la Section des Sciences religieuses alors que l’on entrait dans l’orbite des célébrations – cent ans après – des événements du début du siècle. Il me semblait, comme titulaire de la première chaire d’histoire du catholicisme contemporain à la section des Sciences religieuses, que le Modernisme ne pouvait être laissé de côté, et qu’il était essentiel aussi de l’évoquer pour rendre compte de l’histoire d’une discipline –  la science des religions – toujours en recherche d’elle-même. Ma connaissance limitée du dossier me conduisit à me tourner vers François Laplanche, qui accepta d’être l’organisateur scientifique d’un colloque (2003) auquel le Collège de France fut associé, à travers la personne du Professeur Tardieu. Ce colloque fut l’occasion, pour trois de ses participants, Rosanna Ciappa, François Laplanche et Christoph Theobald, d’envisager comme prolongement scientifique la publication du manuscrit inédit, quasi mythique, de Loisy. L’autorisation des héritiers, immédiatement sollicités par François Laplanche auprès de Jean-François Loisy, a permis d’entreprendre une longue recherche, aboutissant à cette publication. Que la famille de Loisy soit remerciée de la confiance accordée généreusement. Pour que ce propos d’après colloque n’en reste pas à l’état de vœu pieux, ce projet prit place dans les recherches d’une équipe d’accueil dont j’avais aussi la responsabilité à la Section des sciences religieuses. Ainsi, j’apportais la logistique indispensable pour que, venant d’Angers et de Naples, puissent se réunir deux chercheurs 9

Claude Langlois qui rejoignaient le troisième, parisien. Ces connaisseurs hors pair de Loisy, après avoir pris l’initiative de cette publication, se répartirent le travail et le menèrent heureusement à son terme. J’assistais aux réunions de travail. François Laplanche termina cet ultime ouvrage avant d’être terrassé par la maladie qui, malgré un bref répit, eu le dernier mot. Il me fallut alors prendre ma part des finitions, solliciter l’aide du Laboratoire d’études sur les monothéismes (LEM) et celle des publications de la Section des sciences religieuses, qui avaient déjà accepté d’éditer les actes du colloque Loisy. Que Daniel-Odon Hurel et Gilbert Dahan soient, au titre de ces deux institutions, particulièrement remerciés pour leur aide précieuse. Mais plus encore, les trois auteurs de ce livre qui ont apporté toute leur compétence pour faire aboutir ce travail. On trouvera, à la fin de cet ouvrage, en hommage, le rappel du parcours intellectuel de François Laplanche qui a porté largement ce projet. Il serait outrecuidant de dire d’un mot – ou de plusieurs – ce que chaque auteur a fait pour restituer l’environnement intellectuel de ce grand texte de Loisy. L’articulation de ce livre, solidement construit, le montrera page après page. La proximité géographique a voulu que je sollicite davantage, dans ces derniers mois, Christoph Théobald. Qu’il soit remercié d’avoir donné, outre son grand texte, son temps et son attention afin que cette publication soit faite dans les meilleures conditions. Le texte que l’on va lire est singulier à plus d’un titre. D’abord, à cause de sa publication tardive. Pour en comprendre les raisons, il convient de rappeler ce que furent les deux premiers temps des études savantes consacrées au Modernisme. Le premier, pour faire bref, est celui de l’établissement de son histoire, basé sur l’identification des textes publics – articles, brochures, livres – et des auteurs écrivant sous leur nom ou sous un pseudonyme. Loisy au premier chef. Émile Poulat a imprimé sa marque sur cette première étape par son maître livre, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste 1  : il a restitué, dans le détail, cette bataille de sept ans qui a été aussi une campagne acharnée pour dénoncer, condamner et stigmatiser les coupables ou présumés tels. Et aussi pour se défendre et se justifier, ce que fit Loisy, longuement. Un second temps, qui n’a pas de terme précis et comporte plusieurs opérateurs, a été constitué par la publication progressive des correspondances dont Loisy était le centre. Émile Goichot a tiré de cette source, plus intime et plus libre, une biographie fine et exemplaire 2, et le colloque évoqué plus haut a rendu compte du rôle de plusieurs protagonistes de cette nébuleuse. Après l’identification des publications et des correspondances, il restait, pour faire avancer l’histoire du modernisme, à prendre connaissance du dossier romain de la condamnation3 et à publier l’ouvrage abondant sur lequel Loisy a travaillé pendant deux années pleines (juillet 1897-septembre  1899), qu’il a longuement mûri et qu’il a aussitôt abandonné, quitte à le débiter en tranches pour alimenter une revue et pour nourrir ses deux premiers petits livres rouges. Loisy qui, par deux fois, se raconte d’abord à chaud, au sortir de la crise (1913, Choses passées), puis en prenant quelque distance, à la fin de sa vie (1930, Mémoires), évoque abondamment un ouvrage qui n’a jamais paru, qui a été lu seulement par une poignée de privilégiés, dont le manuscrit ne devint accessible aux chercheurs qu’après que

1. Casterman, Paris 1962, et rééditions. 2. Loisy et ses amis, Les Éditions du Cerf, Paris 2002. 3. G. Losito, C. Arnold, éd., La censure d'Alfred Loisy (1903). Les documents des Congrégations de l'Index et du Saint Office (Fontes Archivi Sancti Officii Romani 4), Rome 2009.

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Avant-propos son exécuteur testamentaire et ami, Louis Canet, l’eut fait dactylographier et en eut versé les deux versions manuscrites – et la copie – à la Bibliothèque nationale de France. Revenons aux raisons de cet intérêt tardif. On vient de rappeler les priorités de l’historiographie. On doit prendre en compte aussi les hésitations de Loisy lui-même concernant cette œuvre singulière  : l’exégète était partagé entre la conscience d’avoir écrit là une grande œuvre qu’il fallait faire connaître à la postérité et l’impossibilité, au regard de son évolution ultérieure, de la rendre publique, dans la mesure où son rapport au catholicisme avait changé du fait même de la crise moderniste. Il ne faut pas négliger non plus l’intérêt inégal apporté par les historiens du modernisme à un texte qui révélait un Loisy désireux de réformer son Église, ce qui cadrait mal avec le cliché du chercheur catholique condamné pour ses activités scientifiques. Il faut enfin, pour expliquer la publication tardive de ce grand manuscrit, évoquer les difficultés à établir un texte qui existe en deux versions différentes, la première plus courte, la seconde comportant des remaniements nombreux, souvent des explicitations bien venues. Ajoutons, pour n’être pas tout à fait étranger à pareil travail effectué sur des textes de la même période, combien sont rares encore, pour l’histoire contemporaine, ces approches de longue patience, plus habituelles pour les siècles précédents. Autant de raisons pour saluer ce travail collectif exemplaire. Parce que cet ouvrage révèle un Loisy inconnu, pédagogue et didactique, insolent et passionné. Déroutant, pour tout dire. Loisy irrite, émeut, convainc. Il fait sourire par ses coups de griffe ; il touche par sa manière de s’impliquer en prenant de grands risques. Il se révèle tout à la fois pamphlétaire et apologiste, essayiste et théologien, tout en restant lui-même, exégète. Cette œuvre cachée est son Partage de Midi. Ce texte, longuement médité, est le produit abouti d’une grande passion intellectuelle : Loisy, qui est né en 1857, a quarante ans quand il entreprend cette réflexion de fond. Il lui reste un temps identique à vivre, puisqu’il meurt au printemps 1940. Cadrons plus court : depuis 1893, Loisy ne dispense plus d’enseignement à l’Institut catholique, il travaille sur plusieurs dossiers et alimente ses revues savantes. À partir de 1902, commence la crise moderniste. Entre ces deux dates dramatiques, Loisy écrit, dans le calme de Neuilly, un maître livre, La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses. Deux titres, parce que le livre est double. Exposé des croyances catholiques et pamphlet contre l’ignorance scientifique des théologiens. Urgence pour dire la foi en utilisant la langue d’aujourd’hui et déroulement d’une longue histoire de plus de trente siècles, placée sous le signe de la révélation et de la tradition. Pour aller au plus court, Loisy répond à deux urgences, l’une pastorale, l’autre intellectuelle. La première découle de sa récente fonction d’aumônier du pensionnat des Dominicaines de Neuilly où l’archevêque de Paris l’avait assigné, comme à résidence, après avoir contribué à l’expulser de l’Institut catholique. Il écrit à von Hügel, le 15 septembre 1896 :

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Claude Langlois Mes catéchismes de persévérance m’ont donné l’idée d’une exposition de la doctrine catholique à l’usage de cette fin de siècle, quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors4.

Il veut expliquer aux hommes de bonne volonté, comme aux jeunes filles auxquelles il dispense son catéchisme de persévérance, la religion d’Israël, Jésus, l’Église naissante, la longue histoire du catholicisme. Il est sensible au climat intellectuel de ce nouveau siècle qui advient, mais plus encore à une incroyance qui naît de l’incapacité des responsables catholiques à exprimer la foi dans un langage compréhensible. Mais dans le même temps, il entend sortir ce qu’il a sur le cœur depuis que les évêques protecteurs de l’Institut catholique et Rome l’ont réduit au silence et dire son sentiment sur ces théologiens qui jugent de tout parce qu’ils n’ont aucune idée de la science moderne. Si sa verve critique se concentre dans le chapitre VIII, intitulé « Le régime intellectuel de l’église catholique », elle s’échappe souvent et s’exprime en formules assassines qui parsèment ses derniers chapitres dont le douzième, qui sert de conclusion : Il faudrait, pour terminer dignement ce livre, écrit-il d’abord, les accents d’un Paul, de Paul expliquant à Pierre, devant la communauté d’Antioche, comment il faut marcher pour gagner le monde à l’Évangile. Mais qui oserait aujourd’hui parler à Pierre ?

Et d’ajouter benoîtement, dans la seconde version : Le petit bruit du baiser que nous déposons humblement sur son pied ne monte pas jusqu’à ses oreilles.5

En fait la singularité de ce livre est qu’il est écrit tout à la fois ad extra et ad intra. Ad extra, par sa visée apologétique, par sa volonté de faire comprendre la réalité et la légitimité de l’Église catholique. Ad intra, par sa perspective critique et par ses ambitions réformistes. Et parfois ces deux visées tendent à se neutraliser. Ainsi la manière dont il présente le catholicisme comme seule Église légitime est affaiblie par les vives critiques qu’il fait de son fonctionnement. Certes, en bonne logique, les défauts de l’institution n’invalident pas la légitimité de celle-ci. Mais le mélange d’apologétique, même rénovée, et de critique, même légitime, peut brouiller le message que Loisy entend faire passer. Toutefois, c’est le mérite de ce prêtre savant de chercher à tenir les deux bouts de la chaîne. Son dernier chapitre rassemble de façon plus systématique ses contradictions. Ainsi du protestantisme : celui-ci demeure la cible traditionnelle de Loisy qui dénonce sa tendance à l’éclatement ecclésiologique et à l’individualisme forcené. Mais Loisy concède aussi que les torts de Rome sont réels dans le schisme du XVIe siècle et qu’il faut partir de là pour rapprocher les deux Églises chrétiennes. Pourtant, cet ouvrage passionné ne se réduit pas à une tension singulière entre des lettres pastorales d’un aumônier de jeunes filles et une dénonciation rageuse du divorce entre la hiérarchie catholique et la science moderne. Loisy se jette aussi dans les débats de son temps. Catholique il s’avoue, un Catholique qui veut rénover sa confession. Et d’abord, moderniser l’apologétique traditionnelle : il dénonce, à

4. É. GOICHOT, op. cit., p. 41. Voir infra, p. 590. 5. Infra, p. 501 [fol. 1 129].

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Avant-propos partir du terrain biblique, l’adversaire protestant, ses avatars libéraux et ses dérives rationalistes. Pourtant, les choses ne sont pas si simples qu’il voudrait le faire croire. Il écrit ce livre en désignant nommément plusieurs ouvrages d’exégèse savante et aussi un essai, l’Esquisse d’une philosophie de la religion, d’Auguste Sabatier. À lire ses premiers – et aussi ses derniers – chapitres, on croirait même que l’ouvrage de Loisy est écrit pour réfuter le penseur protestant, tant il le cite et le dénonce. Sabatier, à l’entendre, est le type idéal du Protestant, niant l’histoire et réduisant la foi en Jésus à l’échange des consciences. Mais Sabatier est aussi le témoin irréfutable de la modernité, et Loisy s’engage à sa suite beaucoup plus loin qu’il ne veut bien l’avouer. Loisy entend se maintenir sur une difficile ligne de crête du catholicisme réformiste. Il prend à son compte la perspective apologétique classique : le catholicisme est l’Église, la seule Église, sans interruption depuis le début, et cette Église est celle qui a accompli la volonté de Jésus ; elle est, dans le déroulement du temps, la seule qui soit catholique et elle est catholique parce que romaine, y compris dans ses développements ultimes issus des conciles de Trente et de Vatican, qui ont conduit à renforcer le pouvoir des papes. Loisy ne lâche rien de la démonstration classique : le temps de l’histoire du salut en Jésus et celui de l’Église catholique s’équivalent. Mais cette prise en compte de la perspective historique – qui est ici légitimation de la Tradition – le conduit, dans le même temps, à un autre positionnement, totalement novateur : la révélation évangélique se transcrit, au fil des temps, dans un langage nécessairement contingent. Un langage qui est à la fois explicitation pour aujourd’hui (Platon pour les Pères grecs, Aristote pour la scolastique médiévale) et incompréhension pour demain. Le dogme est une transcription de la révélation, à la fois nécessaire et vouée à l’obsolescence. Toutefois, me semble-t-il, cette autre perspective de l’historicisation opérée par Loisy se nourrit d’une tension singulière dont l’ouvrage rend bien compte. On y trouve d’une part une vision organiciste du développement du dogme, naissance et maturation, germination et fruit mûr, qui, selon la métaphore utilisée, est promesse d’avenir radieux ou menace de sclérose inévitable6 ; et d’autre part, on y lit comme en filigrane une vision radicale, apophatique, de la vérité. Parce que le dogme ne se définit que par l’erreur condamnée, non par la vérité opposée mise à jour, ainsi que le montrent les hérésies christologiques ; plus encore, parce que Dieu est, au-delà de tous les

6. « Aussi bien l’Église catholique, avec ses airs d’immobilité sénile a toujours été comme un enfant robuste et de longue croissance, à qui l’on dit en le rencontrant à des intervalles distancés : ce n’est plus vous ; je ne vous reconnais pas ; vous êtes tout changé ! Et l’enfant de répondre : C’est bien moi ; je ne suis pas changé du tout ; peut-être ai-je un peu grandi seulement depuis l’année dernière » (p. 496 [fol. 1 116]). Autre perspective, pour dénoncer l’immobilisme : « On dirait que l’Église s’est appesantie en vieillissant, qu’elle est lasse, probablement d’avoir tant changé, qu’elle ne veut plus qu’on touche à rien, et qu’elle se fâchera mortellement contre quiconque ne se conformera pas à son désir. Telle une personne âgée qui veut voir toujours les meubles à la même place, les mêmes bibelots sur sa cheminée, les mêmes fleurs dans son jardin, les mêmes plats sur sa table. Qui donc pourrait briser cette routine ? Des hommes pareils à ceux qui ont autrefois secoué et vaincu l’inertie traditionnelle. Car l’Église a toujours été ainsi ; si elle a toujours changé, elle a toujours changé malgré elle. Oserons-nous le dire ? Elle a toujours changé en faisant semblant de rester la même, en protestant qu’elle ne changeait pas. » (p. 496 [fol. 1 115]).

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Claude Langlois anthropomorphismes, inconnaissable. J’aurais tendance à penser que le Dieu de Loisy est davantage celui qui refuse les idoles que celui qui se révèle en Jésus. La tension singulière qui traverse cet ouvrage se nourrit à deux sources différentes. La première est d’ordre scientifique, il s’agit d’une science biblique que Loisy a fait sienne, même si, comme chacun des présentateurs le dit avec pertinence, il épouse en 1898, sur tel dossier débattu, une position qui ne sera pas toujours celle qu’il adoptera en 1902. Mais ce qui m’a frappé, en lisant ce texte, c’est l’immédiate connivence que, comme historien, je ressens quand Loisy restitue les développements successifs de l’histoire d’Israël et de celle du christianisme. Non que j’adhère à ses conclusions factuelles que lui-même sait être précaires, au regard des développements ultérieurs de sa discipline, mais je me trouve de plainpied avec son approche historico-critique, qui demeure un acquis irréversible, un socle scientifique que rien ne pourra ébranler. En cela, il est, comme Galilée, témoin et acteur d’une rupture épistémologique décisive. Mais il importe de comprendre les raisons de cette catéchèse radicale. Pour y parvenir, faisons retour au vrai titre de son ouvrage – « La crise de la foi dans le temps présent » – et à celles qui ont suscité cet ouvrage, ces adolescentes qui doivent avoir à leur disposition une connaissance raisonnée de leur religion. La troisième République naissante n’avait eu d’autre but en créant les lycées de jeunes filles que les Républicains épousent des femmes qui partagent en raison leur foi laïque. La visée de Loisy est catéchétique, ce qui se manifeste par la pédagogie du récit, mais elle est aussi herméneutique : il n’est d’interprétation possible du message de Jésus qu’exprimée dans le langage d’aujourd’hui et fondée sur la science des textes bibliques. Ainsi ne convient-il pas que, dès l’école primaire, deux vérités se heurtent, la séculière et la religieuse, même si chacune appartient à deux ordres différents de connaissance car elles sont – elles doivent être – complémentaires. Et pour y parvenir, il faut écarter immédiatement des obstacles comme le récit des sept jours de la création ou celui de Jonas dans le ventre de la baleine, comme il importe de dire le vrai, par exemple que la résurrection de Jésus est vérité de foi, non réalité historique. La seconde source de la modernité est la théorie du développement, largement inspirée de Newman. Contre le fixisme biblique, Loisy prenait en compte les méthodes sinon toujours les acquis de la science biblique protestante ; contre la théologie scolastique, autrement figée dans ses présupposés, il prend appui sur l’ouvrage de Newman, publié en 1845, An Essay on the Development of Christian Doctrine. On ne peut que renvoyer pour comprendre cet aspect essentiel aux pages lumineuses de Christoph Theobald. Newman permet à Loisy d’interpréter les textes de la constitution Dei Filius du concile de Vatican. Loisy use de Newman à l’envers de Sabatier. Il critiquait ouvertement ce dernier, quitte à le suivre discrètement ; il s’appuie vigoureusement sur le scolar anglican, converti au catholicisme, quitte à lui adresser quelques critiques minimes. Les deux hommes l’attirent, sans doute pour les mêmes raisons  : Loisy est touché par l’« expérience religieuse » qu’ils livrent7. Le cardinal Newman, pour Loisy, est sa caution catholique contre

7. « Le livre [de Sabatier] est vrai en un sens, dans ce qu’il affirme comme réellement expérimenté ; mais il manque beaucoup d’expériences qui peuvent être faites par tout chrétien de bonne volonté, que Newman et d’autres ont faites, et qui les ont conduits au sein d’une Église qu’ils avaient jugée d’abord aussi défavorablement que le font tous les protestants en général, et M. Sabatier avec eux » (p. 415-416, [fol. 916]).

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Avant-propos les théologiens scolastiques. Il est aussi, vue la manière dont il a été traité après sa conversion, un miroir où il lit son propre destin. On voit combien, dans ce contexte, il serait vain de vouloir sonder les reins et les cœurs. Ce qui est certain, c’est qu’en 1897-1899 celui qui écrit ce long plaidoyer argumenté8 se dit catholique, se sent catholique, se veut catholique et souhaite vivement voir son Église s’adapter à la modernité faute, sinon de périr, du moins d’éloigner d’elle, qui est la dispensatrice légitime de la révélation évangélique, les hommes de bonne volonté qui frappent à sa porte… et aussi celui qui prend ainsi loyalement sa défense. Il resterait enfin, pour clore cet avant-propos, à s’interroger sur la manière dont Loisy se situe très concrètement dans son Église et dans son temps. On ne peut qu’esquisser ici quelques remarques appuyées sur des citations éclairantes pour le lecteur. D’abord il faut souligner qu’il n’ignore pas deux questions d’une brûlante actualité, même s’il les évoque allusivement. En premier lieu, l’affaire Dreyfus : la condamnation du capitaine juif a lieu en 1894, le J’accuse de Zola date de 1898. On note seulement une formule incidente, à propos de l’évolution de l’Union pour l’action morale de Desjardins, sans doute de 1899 : L’affaire Dreyfus paraît avoir accéléré le dénouement de la crise. Après quelque hésitation, après la retraite de quelques membres du comité directeur, le Bulletin a pris nettement parti pour ce qu’il appelait « la justice ». L’Union n’est plus qu’un groupe d’intellectuels9.

Loisy constate-t-il ou déplore-t-il ? Mais que vise-t-il : la politisation du mouvement ou le choix de la révision du procès ? On pourrait s’interroger aussi sur son attitude concernant la politique de Ralliement prônée par Léon XIII : Le spectacle le plus singulier et, en son genre, le plus amusant qu’ait présenté l’histoire contemporaine n’a-t-il pas été celui d’un gouvernement sans religion, tel qu’est par profession et en réalité le gouvernement français, négociant avec le Pape pour détruire chez les catholiques de notre pays l’idée et le désir d’une restauration monarchique et, garantissant au chef de l’Église, en échange de ses bons offices, le maintien du concordat 10 ?

Si Loisy a bien vu les éléments du marchandage opéré par la papauté pour sauver le Concordat français, on ne sait si sa dénonciation prend appui sur des convictions monarchistes personnelles ou sur les grands principes auxquels il se réfère ailleurs. En effet il combat le Concordat au nom de la liberté de l’Église : il voit dans celui-ci

8. Loisy écrit dans un style accessible le plus souvent. Il use parfois d’amples périodes oratoires qui souvent nourrissent une légitime colère. Son vocabulaire est précis mais il peut prêter à confusion quand des expressions ont pris ultérieurement un autre sens. Ainsi quand il parle du « catholicisme social » (par ex. p. 414 [fol. 911]), il ne s’agit en rien de d’un catholicisme qui s’intéresse aux problèmes sociaux et particulièrement au monde ouvrier, mais de la dimension sociétale – plus que sociale – du catholicisme. 9. Infra, p. 452 [fol.  1 002]. Noter les « intellectuels » qui naissent effectivement avec l’affaire Dreyfus. 10. Infra, p. 454-455 [fol. 1 010].

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Claude Langlois un moyen d’asservir à l’État […] une l’Église dont le premier intérêt est d’être libre, dont l’influence n’est salutaire qu’à condition d’être indépendante, qui s’affirme depuis assez longtemps comme société parfaite pour qu’on puisse l’abandonner enfin à ses propres ressources11.

Et de rêver même d’un futur pape qui serait « un véritable Évêque et non pas un politicien »12 ainsi que d’une future chambre conservatrice mais capable de voter la Séparation dans la sérénité. Il évoque l’évolution de la société et donc parle du mariage et du célibat. Sans éclat de voix, pour le mariage, mais en prenant en compte la rupture effective du lien matrimonial que l’État a voulu régler en introduisant le divorce et que l’Église défait à sa façon, discrète, par ses tribunaux ecclésiastiques. Loisy évoque plus longuement le célibat, décrivant la manière ambiguë dont l’opinion publique considère les différents clergés  : le monde, avance-t-il avec ironie, « les regarde comme des êtres à la fois plus grands et plus petits que lui, plus grands par l’intention et la volonté, plus petits peut-être dans la réalité de la vie et de l’action » ; il les voit tout à la fois comme des hommes et des femmes à part « et il se persuade en même temps […] que ce ne sont plus tout à fait des hommes et des femmes »13. En bon connaisseur des premiers siècles de l’Église, Loisy ne peut s’empêcher de proposer de modifier le recrutement d’un clergé paroissial dont le mode de vie a été trop longtemps contaminé par « l’esprit monacal » : On peut regretter […] qu’il ne soit pas possible à un pieux laïque de quarante ou cinquante ans, même marié, qui a fait ses preuves au service de Dieu, et de l’Église, qui est plus zélé que tout le clergé de sa paroisse, d’être promu au sacerdoce et investi d’une autorité dont il userait avec sagesse. Pourquoi aussi ne pourrait-on faire sa carrière dans l’Église d’une façon analogue à ce que nous avons vu dans les premiers siècles ? Croit-on que si les vicaires avant quarante ans étaient simples catéchistes ou conférenciers de religion, auxiliaires dans les fonctions sacrées, que l’on ferait, moins fréquentes et plus solennelles, le service de la religion marcherait moins bien qu’aujourd’hui 14?

Utopie qui se heurte malheureusement à la réalité, et à l’évolution du recrutement clérical depuis des siècles et aussi à un anticléricalisme toujours à vif : N’insistons pas et respectons les délicatesses opposées du sentiment catholique français : on ne conçoit pas chez nous le prêtre marié : on se défie et on se moque du prêtre célibataire ; de quelque manière qu’on s’y prenne, le Français aura toujours une raison de se passer du prêtre quel qu’il soit, tant qu’il ne comprendra pas mieux la nécessité de la religion représentée par le prêtre15.

11. Infra, p. 481 [fol. 1 082]. 12. Toutefois dans sa conclusion, Loisy se montre sensible à la nouveauté introduite par l’initiative du souverain pontife  : « La volonté de Léon  XIII a fait la rupture de la papauté avec la politique d’ancien régime  : l’avenir seul dira les conséquences de cet acte, sur lequel on ne pourra jamais revenir, et qui ouvre en quelque façon à l’Église des destinées nouvelles, en la rapprochant bien que trop insuffisamment encore, du monde moderne. » (infra, p. 495 [fol. 1 113]). 13. Infra, p. 475 [fol. 1 066]. 14. Infra, p. 477 [fol. 1072-1073]. 15. Infra, p. 477 [fol. 1 073].

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Avant-propos Mais c’est principalement sur l’éducation que Loisy veut faire connaître sa position, singulière en plus d’un cas. D’abord il s’oppose, de manière frontale, au principe même d’une éducation nationale, entendant par là celle qui s’inspirerait d’un patriotisme sectaire : Un sentiment indéfinissable et permanent d’hostilité peut exister entre deux pays comme la France et l’Allemagne. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de penser que les Allemands sont nos frères. Pour nous donner une éducation nationale qui ferait de nous les ennemis nés des Allemands, il faudrait, chose difficile même à imaginer, que l’on nous fît croire à une déesse France que nous serions disposés à servir aveuglément contre les fidèles de la déesse Allemagne16.

Pacifisme lucide mais largement à contre-courant d’un nationalisme qui s’exacerbe ! Aussi, quelque défectueuse que soit l’éducation donnée par l’Église catholique, celle-ci offre au moins un avantage qui la rend légitime, sa capacité à transcender les frontières des États-Nations : Un fait qui parle éloquemment en faveur de l’Église, c’est que retirer à l’Église la formation morale des individus est renoncer, quoi qu’on en ait, à la fraternité des peuples et à l’union des hommes ; c’est revenir au système désormais impossible des éducations nationales et des écoles philosophiques, système déjà usé quand le christianisme vint au monde17.

Mais sa réflexion porte avant tout sur la formation dispensée. Et Loisy redevient critique, partageant la position de ceux qui estiment que le catholicisme donne une éducation qui ne vise qu’à l’abdication de la volonté et au conformisme de la pensée, en rien à l’autonomie de la conscience et à la liberté de l’individu. Ce qu’il résume bien par cette formule : « L’œuvre de l’éducation ne tend pas uniquement à garantir les âmes du péché, mais elle doit les rendre fortes pour le bien. La vie n’est pas une abstention mais une action »18. Et pour le dire plus clairement encore : Il faut faire dans l’éducation ce qui doit se faire sur toute la ligne des relations de l’Église avec l’humanité : respecter la personne humaine, favoriser le développement, ne pas considérer l’individu comme un serf de l’Église mais comme un héritier du royaume céleste, le préparer à cette royauté qui est l’empire de soi-même, à cette autonomie tant vantée hors du catholicisme, et que l’Église catholique seule est en mesure de nous procurer, si cela lui plaît19.

De manière paradoxale, après avoir vivement critiqué la politique laïcisatrice de la IIIe République, Loisy ne propose pas de revenir au statu quo ante parce qu’il est conscient de l’inéluctabilité des changements introduits et qu’il n’est pas satisfait de l’alternative offerte par son Église. Ainsi, pour l’enseignement primaire, il récuse les congrégations dont il juge l’esprit étroit et les compétences médiocres20. L’idéal, pour instruire le peuple, serait de disposer d’instituteurs laïcs mariés :

16. Infra, p. 448 [fol. 993]. 17. Infra, p. 449-450 [fol. 996]. 18. Infra, p. 464 [fol. 1 036]. 19. Infra, p. 465 [fol. 1 038]. 20. Il écrit juste avant la législation de 1901 et 1904 qui détruit brutalement les écoles congréganistes. Coller à l’actualité offre des avantages, mais aussi des inconvénients quand on diffère la publication d’un tel essai.

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Claude Langlois Dans l’intérêt supérieur de la société, pour former des hommes et des femmes, les instruire humainement, des maîtres et des maîtresses laïques, s’ils sont personnellement gens de devoir et de conscience, conviennent mieux que des célibataires, ignorant la moitié de la vie humaine et se faisant souvent de ce qu’ils ignorent une idée assez fausse et extravagante. Un bon père de famille voué aux fonctions de l’enseignement est le meilleur guide humain qui se puisse rencontrer pour de jeunes garçons ; de même, une femme, une mère, a tout ce qu’il faut pour initier à la vie réelle les jeunes filles du peuple qui ne seront jamais que femmes et que mères21.

L’idéal serait que ces instituteurs soient respectueux des croyances, et que, par ailleurs, une solide formation religieuse puisse être donnée aux enfants en complément de l’instruction scolaire. Pour le secondaire, la position des Républicains est paradoxale, puisqu’ils laissent largement la formation des élites à l’Église  : Loisy n’est pas dupe des motivations des familles qui voient dans les collèges confessionnels un lieu de moralisation où les adolescents ne sont pas abandonnés à leurs passions. Il critique aussi le prêtre enseignant, être hybride, bon prêtre mais mauvais enseignant, ou bon enseignant mais souvent mauvais prêtre. Par ailleurs, même dans les collèges catholiques, l’enseignement religieux, médiocre et réduit à la portion congrue, n’apporte rien de satisfaisant pour compléter l’enseignement profane. Loisy toutefois n’a pas de remède à proposer, il pointe seulement deux expériences parisiennes qu’il apprécie : le collège Stanislas « avec un mélange de direction ecclésiastique et de professorat laïque » et « le système de l’abbé Thenon », dont s’inspirera l’Institut Bossuet, qui consiste à fonder à côté des lycées « des externats ecclésiastiques dont les élèves auraient suivi les cours de la maison voisine ». Il souligne les avantages de ce système, plus souple : « économie de personnel et d’argent, instruction plus large, meilleure discipline d’esprit, formation morale plus ferme. » De plus, de tels externats pourraient servir de modèle pour les petits séminaires. Au passage, il dénonce, dans la formation séparée des futurs prêtres, une « séquestration absolue de l’éducation cléricale » où il voit « la cause principale et inaperçue des progrès que l’irréligion et l’indifférence religieuse ont faits dans notre pays »22. Passant au haut enseignement religieux, il n’est pas tendre pour les Instituts catholiques. Pas uniquement par ressentiment, mais par constat lucide des rapports de force et de l’attitude des fidèles. Ceux-ci en effet, négligeant l’incroyance véhiculée par l’Université, estiment que leurs enfants n’y sont pas en péril. Il est vrai aussi que les Instituts catholiques ne peuvent être concurrentiels : « L’Université retient l’élite des professeurs qu’elle a formés et les instituts catholiques sont privés de la condition essentielle au progrès du haut enseignement scientifique, à savoir la liberté. »23 Loisy ne peut passer à côté de l’enseignement des sciences religieuses à l’Université. Le désintérêt initial pour la religion, chez les Républicains, s’est atténué, note-t-il, grâce en particulier à l’influence de Renan ; mais ceux-ci gardent une suspicion tenace envers le catholicisme dont la nouvelle section des Sciences religieuses de l’École pratique n’est pas tout à fait exempte. Le mieux aurait été de maintenir les facultés de théologies à l’intérieur de l’Université, supprimées pour de sordides raisons d’économie. Il rêve de leur rétablissement :

21. Infra, p. 466 [fol. 1 043]. 22. Infra, p. 468-469 [fol. 1048-1049]. 23. Infra, p. 470 [fol. 1 052].

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Avant-propos Un enseignement très élevé des sciences religieuses donné par des hommes religieux, est l’unique moyen d’avoir des Universités complètes. Tant que l’on n’aura pas cet enseignement en France, l’Université officielle pourra être savante et florissante, mais non sans faire quelque blessure à l’âme de la nation ; et les Instituts catholiques auront encore un prétexte pour végéter, sans lui faire beaucoup de bien24.

On a voulu donner ici un aperçu des prises de position de Loisy sur l’actualité, afin de rappeler que si, pour l’essentiel, ce prêtre savant se positionnait en exégète et en théologien catholique, il avait une vision plus ample et des centres d’intérêt plus diversifiés. Loisy ne peut être pleinement compris sans évoquer une longue tradition gallicane dans laquelle il s’inscrit et par les références élogieuses à Bossuet et par la nostalgie de la faculté de théologie de la Sorbonne, foyer néogallican sous le second Empire, et aussi par son désir de réformer l’Église qui le situe dans la lignée des prêtres contestataires des années 1840, Allignol, Migne et Michon25. Loisy, par ailleurs, ne se sent pas étranger au catholicisme libéral, dénonçant au passage les persécutions subies par ses plus illustres représentants. Il est proche, idéologiquement, de la première génération, celle de Montalembert, par la volonté de réforme et le désir de liberté de l’Église conduisant à son hostilité au Concordat ; il appartient, par son âge et par des liens d’amitié, à la génération suivante, dont il partage la compétence érudite et la liberté de vue. Mais ces deux traditions, unies dans la critique de Rome et dans l’intérêt pour la science, divergent entre elles en plus d’un point. Pourtant, par-delà ces filiations qu’il convenait de rappeler, Loisy apparaît comme un homme seul, sans institution – ni séculière ni religieuse – pour le soutenir et pour lui offrir la reconnaissance que mérite sa compétence. Un homme seul, à l’indépendance ombrageuse, ce dont témoignent, dans ce texte, des critiques multiples, et une manière assez fréquente de se projeter dans un avenir qu’il sait être utopique. Un homme seul, toutefois, qui a su tisser de solides et durables amitiés qui l’aideront à survivre dans les moments les plus difficiles de sa vie. Que l’on me permette de conclure cet avant-propos sur deux notations qui révèlent un Loisy anthropologue et sociologue à sa manière. La première a trait au culte des saints, pomme de discorde entre le Catholicisme et la Réforme, d’où cette affirmation, classiquement catholique : Le culte des saints est donc le complément naturel du culte de Jésus. Et le culte de Jésus, c’est le christianisme. Le christianisme sans le culte de Jésus n’est qu’une philosophie qui voudrait garder le nom de religion car elle ne retient que le dieu des philosophes et n’a plus aucune forme religieuse déterminée26.

Il ne récuse pas la critique protestante, il la développe même longuement, sans toutefois la prendre entièrement à son compte : Et quand même l’invocation des saints ne serait pas aussi étrangère qu’elle l’est réellement au christianisme évangélique et apostolique, ne répugne-t-il pas à la saine

24. Infra, p. 471 [fol. 1 056]. 25. Précisons toutefois qu’il ne cite pas – et ignore peut-être – une génération de prêtres contestataires, qui s’est fait connaître un demi-siècle plus tôt et est demeurée sans postérité. Prenons l’exemple de son anti-jésuitisme obsessionnel : il est explicable par les mauvaises manières de théologiens italiens ou français à son égard, mais aussi par une filiation, notamment chez Michon. 26. Infra, p. 301-302 [fol. 648-649].

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Claude Langlois raison et à l’idéal d’une religion pure que les saints, comme les dieux d’Homère, s’intéressent à toutes les affaires des vivants, que saint Antoine de Padoue ait la spécialité de faire retrouver les objets perdus, que saint Hubert guérisse de la rage, que tel autre remédie à la stérilité des femmes, que l’eau de telle source, comme celle des fontaines sacrées de l’antiquité, guérisse les maladies, que la Vierge elle-même remplace Esculape, le dieu médecin pour soulager les infirmités de ses dévots ? […] Sauf le changement des noms et des étiquettes, le christianisme catholique n’est-il pas devenu, comme certaines formes du paganisme, une sorte d’exploitation du sentiment religieux au profit de l’institution ecclésiastique et au détriment de la vraie culture religieuse et morale des fidèles 27?

Et voici sa réponse : L’Église fait donc aujourd’hui ce que faisait Jésus, tout ce qu’il faisait elle le fait de la même manière et dans des conditions analogues. Elle ne se contente pas de la salive sur son doigt pour toucher les malades qu’il voulait guérir ; elle bénit les champs, les maisons, les personnes, elle chasse les démons. Jésus lui-même n’at-il pas chassé les démons, et ne faudra-t-il pas les chasser tant qu’il y en aura ? L’humanité se transforme lentement. La masse des hommes a été jusqu’à nos jours même dans les pays chrétiens, superstitieuse et dupe de son imagination28.

Mais son argumentation va plus loin quand il évoque « le système sacramentel » qui « est la forme historiquement déterminée que prend l’institution chrétienne, l’Église, en tant qu’organisme sanctifiant, par le moyen duquel agit le Christ immortel. »29 Le développement consacré aux principaux sacrements –  et aussi au culte des saints – est accompagné d’annotations sur les « pratiques » actuelles, telles que Lourdes et La Salette pour le culte de la Vierge. Et s’il demande à son Église d’être accueillante aux expressions modernes de la foi, il est totalement ouvert au catholicisme vulgaire, nous dirions populaire. Bien aveugle serait celui qui penserait trouver moins de christianisme réel et raffiné vivant dans l’Ave Maria de ces petites gens que dans la religion toujours un peu abstraite et quintessenciée des théologiens 30.

La seconde notation concerne l’émergence d’une nouvelle religion séculière. La République a voulu se donner une symbolique qui la rattache à la Révolution, par le drapeau tricolore et la fête du 14 juillet. On dira peut-être que le drapeau national, à ce compte, est aussi un sacrement, vu que l’enthousiasme provoqué par ce lambeau d’étoffe, même si l’on y joint l’idée qu’il représente immédiatement à l’esprit, est hors de proportion avec sa cause. Mais est-il bien sûr qu’il n’entre pas un peu et même beaucoup du sentiment religieux dans le patriotisme, et que la religion du drapeau soit une simple métaphore ? Le drapeau est le sacrement de la patrie, et il est telle circonstance où il en devient le symbole vivant. Il possède alors tous les caractères d’un symbole religieux, la notion de patrie, comme celle de famille, dont elle n’est que l’expansion, n’étant

27. Infra, p. 304-305 [fol. 657]. 28. Infra, p. 305 [fol. 658-659]. 29. Infra, p. 312 [fol. 677]. 30. Infra, p. 317 [fol. 691].

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Avant-propos qu’en apparence des notions géographiques, ethnographiques, et demeurant au fond des notions religieuses31.

Malgré ce regard aigu sur une religion séculière en formation, Loisy est avant tout le témoin attristé de la sortie du catholicisme, des manières par lesquelles s’opère une sécularisation progressive des croyances. D’où son attaque vive contre les théologiens qui « ne soupçonnent pas les angoisses de conscience qu’ils peuvent créer » : Ils ne voient pas qu’ils froissent, qu’ils découragent, qu’ils exaspèrent, qu’ils poussent à l’incrédulité nombre d’âmes qui auraient pu croire, qui ont cru, qui voulaient croire encore, mais en qui la vie de l’esprit a grandi de telle sorte que leur connaissance des choses de la religion a détruit en elles la foi qu’on les a presque forcées de confondre avec la science d’autrefois, maintenant dépassée32.

Loisy a pris conscience des conséquences d’une telle attitude : On s’étonne que des intelligences droites et ouvertes de jeunes garçons, parfois même de jeunes filles, répugnent comme d’instinct à l’enseignement religieux lorsqu’elles tiennent encore à la religion par le sentiment33.

Il témoigne, douloureusement impuissant, des modalités de l’éloignement de la religion : C’est pourquoi nous avons dit que la masse des gens instruits passe bien plus facilement à l’incrédulité qu’à cette foi douloureuse et persécutée, soit qu’ils s’arrêtent au spiritualisme rationaliste avec un Dieu personnel pour cause première du monde et Jésus pour maître de morale, soit qu’ils tombent dans l’agnosticisme indifférent, soit qu’ils aillent jusqu’à l’irréligion passionnée reprochant à l’Église de tromper les hommes et la regardant comme la grande ennemie des Lumières, de la science, de la liberté, de la civilisation34.

Et d’enfoncer le clou : « Le retard de la théologie sur la science constitue un danger perpétuel pour la foi des individus ». Dans le long débat qu’ouvre le XXe siècle sur les origines de la déchristianisation, le témoignage de Loisy n’est pas à négliger. Et par la lucidité de l’analyse et parce qu’il a payé de sa personne. Il serait commode de lire dans ces textes comme une « prophétie » de ce qui va advenir pour lui-même. Il me paraît plus juste de terminer en rappelant la conscience aiguë qu’il avait alors de ses propres obligations : Pour garder la foi, [le savant chrétien] a besoin, ou de ne penser pas sur l’objet de sa croyance, ce qui est une abdication dangereuse et honteuse de l’intelligence, ou de se constituer lui-même théologien à ses risques et périls, en dégageant des symboles un sens vrai que la théologie commune retient captif sous une conception toute matérielle35.

31. Infra p. 309 [fol. 668]. 32. Infra, p. 338 [fol. 740]. 33. Infra, p. 421 [fol. 931]. 34. Infra, p. 422 [fol.  932]. Il faudrait plus qu’une note pour pointer l’apparente antinomie avec le mouvement des conversions qui redonne vigueur, à la même époque, au catholicisme. Mais la conversion touche surtout les milieux littéraires et Loisy vise les milieux intellectuels. Resterait à articuler mieux la manière dont le catholicisme se situe par rapport à l’intelligence et la sensibilité. 35. Infra, p. 338 [fol. 741].

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Claude Langlois Ce qu’il a vécu, les années suivantes, témoigne de l’impossibilité à réaliser ce qu’il estimait légitime : des intellectuels jouissant de l’autonomie à l’intérieur de l’Église catholique. Mais le Loisy de 1898-1899 mérite d’être écouté présentement. Il se tient posté au carrefour, en plein vent, cherchant à concilier appartenance (au catholicisme), compétence (exégétique) et conviction (croyante). C'était trop demander. L’est-ce encore, un siècle plus tard ?

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INTRODUCTION François Laplanche

Vos manuscrits ne sont pas à vous : ils appartiennent à l’histoire Au cours du colloque qui se tint à Paris les 23 et 24 mai 2003, au Collège de France et à la Sorbonne, pour commémorer le centième anniversaire de la condamnation de L’Évangile et l’Église, fut émis le souhait d’une édition du manuscrit inédit, conservé à la Bibliothèque nationale de France, dans lequel Loisy avait puisé les matériaux des articles signés « Firmin », dans la Revue du clergé français, et ceux des deux « petits livres rouges », L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre. Malgré l’intérêt des matériaux publiés par Loisy, le manuscrit dans son intégralité mérite en effet l’édition. Il développe une abondante controverse de Loisy avec l’ensemble de la théologie protestante de la fin du XIXe siècle, dont le livre-vedette est le Handbuch der Dogmengeschichte de Adolf von Harnack (1886-1890), tandis que L’Évangile et l’Église est essentiellement dirigé contre L’essence du christianisme, recueil de conférences données par Harnack en 1899-1900 aux étudiants de l’Université de Berlin. Ensuite, le mouvement général du manuscrit enregistre clairement le propos apologétique de Loisy : il ne nie nullement qu’une démarche rationnelle doive prendre place parmi les praeambula fidei, mais il conçoit celle-ci sous la forme d’une apologétique historique, qui n’est guère mentionnée que dans la première lettre qui ouvre Autour d’un petit livre. Enfin, le manuscrit, dépeignant avec vivacité le développement de l’incrédulité, souligne la lourde responsabilité de l’Église catholique dans cette situation. Cette vénérable aïeule a besoin de profondes réformes, aussi bien dans le fonctionnement de son « régime intellectuel » que dans ses institutions séculaires, peu adaptées au monde présent. Après avoir lu le manuscrit, qui pourrait nier la permanente actualité de ce questionnement, à inscrire dans la longue durée d’une histoire aux rythmes lents ? Le manuscrit existe sous deux formes (cotes « Nouvelles acquisitions françaises » 15 634 et 15 635). Une première version a été écrite à Neuilly en 1897 ; ce texte terminé le 1er janvier 1898 a été jugé par l’auteur lui-même « très insuffisant ». Il en entreprit une seconde rédaction au même lieu, du 8 août 1898 au 4 mai 18991.

1. Indications contenues dans les manuscrits. (selon les indications portées à la fin de l’avant-propos et à celle du dernier chapitre pour le ms. 15 635 ; à la fin du dernier chapitre pour le ms. 15 634), et

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François Laplanche Cette seconde version, souvent améliorée pour la forme, parfois modifiée pour le contenu, est bien plus lisible que la première et, à diverses reprises, Loisy l’appelle « ce livre », signe qu’il la destinait à l’impression. Dans le tome I des Mémoires, il donne sur la double rédaction du manuscrit plusieurs informations utilisées dans la contribution de Rosanna Ciappa et auxquelles il sera bon de se reporter. Ajoutons seulement que Loisy avait d’abord donné à cette seconde rédaction le titre suivant : La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses, puis il l’abrégea : « À une date ultérieure, j’ai raturé, peut-être comme apparemment prétentieux ou trop voyant, le premier titre. »2 La seconde rédaction a été dactylographiée, après le décès de Loisy au printemps de 1940, par les soins de Louis Canet, « exécuteur testamentaire et héritier littéraire » de l’exégète3. Elle occupe trois volumes, sous les cotes « Nouvelles acquisitions françaises » 15 636-15 637-15 638 (au département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale de France). Quelques années avant la mort de l’exégète, un dialogue sur le sort de ses papiers s’était engagé par correspondance entre Canet et lui. Loisy ayant manifesté l’intention d’ordonner la destruction de ces inédits, Canet proteste : Je vous en supplie, ne détruisez pas vos manuscrits : ils ne sont pas à vous, ils appartiennent à l’histoire, il faut respecter le bien d’autrui. Si je vous survis, je mettrai tout cela en ordre. Ne vous en inquiétez pas4.

Le meilleur endroit pour le dépôt des papiers de Loisy a toujours paru, au jugement de Canet, être la Bibliothèque nationale et c’est dans ce haut lieu qu’ils sont effectivement déposés. Dans la dactylographie des Essais, Canet a inséré des feuillets intercalaires, sur lesquels il a noté les variantes entre la première et la seconde version, et, surtout, entre celle-ci et les différents textes que Loisy a tirés du manuscrit. Rosanna Ciappa a utilisé ces variantes, quand elles étaient significatives, pour rédiger le texte de sa contribution à notre volume commun, qui contient aussi une mise en situation de Loisy dans l’exégèse biblique de son temps, que j’ai rédigée, et une étude de Christoph Theobald sur la place de Loisy dans l’histoire de la théologie catholique du XXe siècle. Une liste de courtes notices biographiques consacrées aux personnages contemporains évoqués dans le manuscrit de Loisy complète l’ensemble des textes qui encadrent le matériau en provenance de Loisy lui-même.

confirmées par les Mémoires, I, p. 441-443. Cependant, Loisy, au chapitre VIII (infra, p. 326), cite l’encyclique de Léon XIII au clergé de France, Depuis le jour, du 8 septembre 1899. 2. A. LOISY, Mémoires, I, p. 442. 3. Louis Canet (1883-1958), membre du Conseil d’État, chef du bureau des affaires religieuses au Quai d’Orsay, de 1924 à 1947, faisait partie du cercle des amis et protecteurs de Loisy. Il était également très lié avec le philosophe oratorien Lucien Laberthonnière, dont il a publié les œuvres inédites. Notice dans É. POULAT, Alfred Loisy. 4. Lettre autographe de Louis Canet à Alfred Loisy, du 29 novembre 1936, Bnf, ms Nouv. acq. fr. 15 650, f. 448 ; voir aussi f. 491 et f. 506.

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Introduction I. Le mouvement du livre Pour bien suivre le mouvement de ce long texte, il faut avoir en mémoire que Loisy veut provoquer un changement dans « le régime intellectuel de l’Église catholique ». Il le déclare sans détour dans les Mémoires : L’esquisse primitive montre que l’idée fondamentale et dominante de tout ce travail a été la réforme du régime intellectuel du catholicisme romain ; rien de plus, rien de moins, et tout le reste, critique, histoire, philosophie, considérations sociales y était coordonné. C’était déjà beaucoup, et beaucoup plus qu’il ne se pouvait réaliser par un seul homme et même par plusieurs dans le cours d’une génération5.

Loisy avait donc vivement conscience de l’immensité de la tâche à accomplir. Mais il ne se doutait pas, nous dit-il, que l’effort critique entrepris le conduirait hors du catholicisme et il proteste vivement, dans le même passage des Mémoires, de l’absolue sincérité de son dessein apologétique6. Effectivement, son propos est de construire une nouvelle apologie du christianisme catholique car l’apologétique traditionnelle, fortement reflétée dans la constitution Dei Filius du concile de Vatican I, s’appuie sur une vision de l’histoire religieuse mise à mal par la science historique ou par la philosophie contemporaine : celles-ci n’établissent ni la preuve rationnelle de l’existence de Dieu, ni la démonstration de la vérité du christianisme par l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament ; elles ne trouvent pas de paroles de Jésus affirmant sa divinité ou fondant l’Église chrétienne par un acte d’institution. Prenant acte de ces écarts, le protestantisme libéral, porté par les efforts de Harnack en Allemagne et de Sabatier en France, cherche à sauver le christianisme de la ruine en suivant un chemin qui, à sa propre manière, s’éloigne lui aussi de l’histoire. Ayant perçu le décalage entre le christianisme primitif et les accroissements théologiques ultérieurs, les protestants libéraux pensent redresser ces déviations en se débarrassant de l’aspect historique et donc collectif du « royaume de Dieu » annoncé par Jésus et en réduisant celui-ci à une « essence » qui consiste dans le sentiment religieux sous sa forme la plus haute, celle que vécut Jésus. Pour eux, Jésus entretenait avec Dieu une relation unique de confiance filiale et chaque chrétien est invité à croire que son salut s’opère par sa participation à cet acte de confiance. Pour Loisy, cette opération simplifie le christianisme de façon outrancière, en escamotant l’aspect collectif et apocalyptique de la bonne nouvelle (ou « évangile ») du royaume. Il faut prendre à bras-le-corps tout le message du Nouveau Testament, sans en rien retrancher. Le message du Royaume, selon l’interprétation de Loisy, est la communication d’une vie et non la transmission d’un système de représentations, quelles qu’elles soient. Qui dit « vie », dit « mouvement » et la parole de Jésus apparaît bien comme un germe fécond, appelé à de multiples développements au cours des âges. Développement : voilà le grand mot qu’il fallait dire et que Loisy répète à satiété. Il le souligne : ce que le génial et méconnu John Henry Newman a dit du dogme catholique peut s’entendre de la révélation biblique dans son intégralité. Ce développement se déploie selon un mode divino-humain, ce que n’a pas voulu voir Renan, qui a forgé une alternative ruineuse : ou Dieu, ou l’homme. Pour Loisy, l’activité de l’homme dans l’ouverture (ou « révélation ») du message divin n’empêche pas de rapporter à

5. A. LOISY, Mémoires, I, p. 443. 6. Ibid., p. 443-444.

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François Laplanche Dieu la totalité du processus, à condition de prendre en compte le sens de la marche des idées religieuses, qui est celui d’un perpétuel progrès (chapitres I et II). Ceci est d’ailleurs visible dans l’évolution de la religion d’Israël, telle que l’expose Loisy. Il n’y a pas à choisir entre un polythéisme primitif, chassé au VIIIe siècle av. J.-C. par l’irruption d’un yahvisme pur et dur, et l’existence d’une religion monothéiste attestée dès l’époque des origines, au témoignage de la Genèse. N’est-il pas plus raisonnable d’admettre le développement du germe initial, de la religion encore fruste des patriarches à l’intransigeance du monothéisme postexilique ? (chapitre III). De même, il ne faut pas demander à Jésus de claires déclarations sur sa messianité ou sur son origine divine. Il ne pouvait, en son temps d’insatisfactions et de révoltes, parler un autre langage que celui de l’apocalyptique. Mais il refuse les attributs de la toute-puissance en subvertissant le sens de cette eschatologie juive. Il la partage assurément et en retient la certitude que le Royaume est proche, très proche. Toutefois, cette certitude est comme brisée par un nouveau partage du temps  : alors que l’ère messianique s’ouvrait avec l’apparition du Messie, sans discontinuité, maintenant Jésus annonce sa propre mort et remet la venue du règne de Dieu au temps de son « retour ». Il n’a donc pas fait de prédictions au sens ordinaire du mot, mais a prévu l’avenir de son œuvre d’une manière cachée aux sages de ce monde (chapitre IV). Il faut bien s’entendre en effet sur la question de la « fondation » de l’Église chrétienne par Jésus. Loisy livre le fond de sa pensée sous forme condensée, dans une seule phrase de la première rédaction, qu’il n’a pas reprise dans la seconde : « il (Jésus) n’a jamais témoigné la volonté de fonder une religion en dehors du judaïsme, quoiqu’il ait tout fait, tout préparé pour qu’une telle religion se produisit. » (ms. 15 634, f. 50, l. 24-25). Il convient en effet, assure Loisy, de ne pas se borner à « une critique purement extérieure et expérimentale » (première rédaction) ou « à une critique purement extérieure et scientifique »7 et d’observer, entre Jésus et l’Église « un rapport plus intime et plus profond » (seconde rédaction). Ce qui frappe Loisy, dès qu’il se livre à cet examen en profondeur de l’histoire du christianisme, c’est l’identité entre l’attitude de Jésus et celle de l’Église visà-vis du Royaume de Dieu. L’un et l’autre attendent un Royaume à venir, sans le confondre nullement avec l’état de choses présent. Durant son ministère, Jésus associe bien quelques disciples à la préparation du Royaume de Dieu, mais ceci se passe hors de toute institution, hors de tout programme d’avenir clairement défini. Ce qui subsiste après le départ de Jésus, c’est chez les disciples la certitude que la mort n’a pas fait périr l’espérance de leur maître, que le Royaume, comme luimême le croyait, va venir bientôt et qu’il faut préparer cette venue en prêchant la bonne nouvelle à tous. Cet avenir est appelé à prendre forme selon une loi de développement qui a produit des innovations nécessaires (par exemple, le renforcement des pôles d’autorité face à la menace des dissidences), dont certaines furent certes regrettables (l’inflation du pouvoir pontifical), mais derrière lesquelles est lisible la volonté d’être fidèle aux normes de croissance du germe primitif (chapitre V). L’étude du développement chrétien est poursuivie par Loisy dans deux champs bien visibles : celui des doctrines, celui des rites. L’histoire des dogmes telle qu’il la construit se recommande par son originalité. Son relief tient aux éclairages placés en arrière et en avant du sujet. En arrière (avant les décrets dogmatiques), Loisy explore les univers culturels où s’exprime le christianisme primitif et recourt

7. Voir infra p. 212.

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Introduction également à l’expérience singulière de Paul et d’Augustin. Ces cultures et ces expériences ont formé le terreau du dogme. En avant, Loisy projette la lumière des dogmes sur la conception de l’existence chrétienne qu’ils ont générée, jetant ainsi les bases d’une véritable anthropologie théologique. En résumé, le dogme naît de la vie et stimule la croissance vitale (chapitre VI). Dans le domaine des rites, la réflexion de Loisy se concentre autour de l’Incarnation. C’est ce dogme qui commande tout le développement cultuel du catholicisme, car le rite vise l’apparition de l’invisible à travers le visible. Il opère une constante médiation entre ciel et terre et rapproche le divin de l’humain pour permettre à l’homme l’accès à Dieu. Or, est-il une médiation qui « dépasse » celle que réalise le Christ, Verbe en qui tout a été créé et en qui sont réconciliées toutes choses ? (chapitre VII). La fin du chapitre VII annonce le tournant du livre. Dans le chapitre suivant, qui fait pivot entre une partie plus théorique et une partie plus pratique, Loisy se livre à fond, avec ses rancœurs, ses déceptions et ses espoirs. Il supprime dans la seconde rédaction des traits d’humeur et quelques passages plus personnels mais ajoute à son argumentation des exemples pris dans l’histoire récente de l’Église catholique : ils parlent d’eux-mêmes. Ils illustrent en effet l’opposition, apparemment irréductible, entre le point de vue de la hiérarchie, ou des théologiens, et celui des savants, des hommes de terrain, qui appliquent aux textes sacrés la méthode historique. Cette opposition entre deux cultures explique des incidents récents : les propres malheurs de Loisy, la répression des maladresses de Mgr d’Hulst, l’isolement de Newman au sein du catholicisme britannique, la condamnation de l’Allemand Schell. Le malaise déborde le terrain de l’exégèse biblique, il touche aussi l’histoire des dogmes et l’histoire de l’Église. Pour se limiter au domaine exégétique, le conflit repose, explique Loisy, sur une mauvaise interprétation du décret de Trente affirmant l’obligation pour l’exégète catholique de respecter le sens que l’Église a toujours donné et donne encore au texte saint. L’interprétation des théologiens auxquels Loisy s’oppose oublie que le décret de Trente restreint ce droit de l’Église aux matières de foi ou de mœurs. Il ne peut viser l’exégèse critique qui est une science nouvelle. Puis Loisy explique la raison profonde de tous ces faux pas : elle réside dans la confusion entre le domaine de la foi (et de la théologie) et celui de la science. Autre est le problème de l’origine divine des textes qui contiennent la divine révélation, autre est celui de leur origine humaine. Cette distinction impose la séparation des domaines : celui de la théologie, celui de la science. Mais la conjoncture actuelle (les séquelles de la définition de l’infaillibilité pontificale) pousse à élargir la tutelle de la théologie sur les recherches scientifiques, par une extension indue du domaine de la foi à des objets qui ne relèvent pas de sa compétence. Il faut donc procéder à une révision fondamentale des rapports entre le domaine de la foi et celui de la connaissance profane (chapitre VIII). Si l’on admet la légitimité de l’application de la méthode critique à l’histoire des idées religieuses, on ne peut manquer de voir aussitôt que la conception du dogme s’en trouve touchée. En effet, comment naît le dogme, selon Loisy ? Il possède un père et une mère. L’enseignement traditionnel est « son père » et la théologie est « sa mère ». Hors toute métaphore, c’est la conviction vécue d’une vérité salutaire (par exemple, l’Incarnation rédemptrice) qui amène à la « dogmatisation » (par exemple aux définitions christologiques de Nicée, d’Éphèse et de Chalcédoine), mais non sans le passage par « la science » (ici la philosophie grecque, car tout au long de ce chapitre, Loisy emploie le mot de « science » en un sens large). Si l’on admet cette construction des dogmes, l’on reconnaîtra leur relativité. 27

François Laplanche D’une part, ils se rapportent à l’erreur qu’ils veulent condamner et ne disent pas le tout de la foi ; ils s’enracinent dans une expérience vitale qui les englobe et qu’aucune définition conceptuelle ne peut exprimer adéquatement : ils ne font que la « symboliser ». D’autre part, ils usent des matériaux trouvés dans la culture du temps pour effectuer ce travail d’expression symbolique (chapitre IX). L’opposition de la théologie et de l’histoire, du dogme et de la science, de l’initiative et de l’obéissance, peut être pensée dans le cadre plus vaste des relations entre la foi et la raison. Loisy, comme souvent dans son manuscrit, va se battre ici sur deux fronts. D’une part, il réprouve un certain rationalisme apologétique qui, majorant la portée des « signes de crédibilité », attribue à ses démonstrations l’aptitude à produire des évidences. Cette réprobation ressaisit les développements du chapitre I sur la « certitude morale ». Loisy y ajoute une vive protestation contre toute contrainte en matière de foi, qu’elle s’accompagne ou non de violence physique. De plus, il s’élève contre ceux qui, au nom de « l’obéissance de la foi » cherchent à humilier la raison. Il prend la défense de ceux qui perdent la foi, en les dégageant de la culpabilité que met volontiers sur leur dos une apologétique sans indulgence. Il existe certes un devoir de croire, mais sa perception est corrélative de tout un cheminement moral et religieux. De plus, il est indispensable de ne pas accumuler sous les pas du chercheur de vérité des obstacles inutiles – comme l’interprétation littérale d’articles du symbole marqués par d’antiques représentations du monde : descente aux enfers ou ascension, par exemple – (chapitre X). Toutes les séparations meurtrières envisagées par Loisy ne proviendraientelles pas d’un divorce fondamental, celui qui méconnaît la vie pour mieux exalter la religion ? L’Église catholique pourrait pourtant jouer une belle partie, car elle est la société la mieux qualifiée pour l’éducation de l’humanité. La conjoncture actuelle découvre l’insuffisance de la morale de la patrie et l’impuissance de la science à fonder une morale. Malgré tous les défauts qui ont été énumérés dans les chapitres précédents, il ne faut pas accabler l’Église catholique et essayer de voir l’aspect positif de ses comportements. Elle ne peut admettre sans poser des limites la liberté de pensée, sinon elle aurait l’air de mettre sur un pied d’égalité la foi et l’incrédulité ; il suffit que, dans la pratique, elle ne s’oppose pas à la tolérance des cultes admise par les États modernes. L’autonomie du penseur chrétien, aussi souhaitable et légitime qu’elle soit, ne l’autorise pas à se détacher de tout lien avec les siècles passés ; le grand penseur est toujours à la fois traditionnel et innovateur. La direction morale que l’Église impose aux consciences doit être appréciée avec les mêmes nuances : certes, personne ne peut se mettre à la place de la conscience et c’est elle qui juge de la moralité des actes en dernier ressort, mais il est tout aussi évident qu’elle a besoin d’être éduquée et constamment éclairée. Après ces remarques générales, Loisy va examiner des problèmes concrets. D’abord, « la grave question de l’enseignement » qui devrait être résolue par un effort de rapprochement avec l’enseignement public. Loisy est particulièrement sévère au sujet de l’enseignement supérieur catholique. Il estime le niveau de celuici assez faible, tient le recrutement de ses maîtres et de ses étudiants pour difficile, juge sa capacité de recherche annihilée par la tutelle des congrégations romaines et des évêques français. Pour lui, l’avenir de cet enseignement serait dans la création, à l’intérieur des Facultés de théologie catholique (qu’il eût fallu laisser dans l’Université), d’instituts de sciences religieuses hautement qualifiés. Ils auraient une meilleure intelligence des faits religieux que les organismes publics d’histoire

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Introduction des religions, car ceux-ci (ne pouvant faire autre chose pour acquérir leur liberté) se sont créés en France dans un climat d’hostilité à l’Église catholique. Loisy examine ensuite les problèmes relatifs à la famille et au mariage (il estime que le divorce en cas de mésentente prolongée est la solution la plus honnête, et que l’Église devrait accorder plus libéralement les déclarations de nullité). Le principal obstacle que met l’Église à la saine valorisation du mariage est pour Loisy la discipline du célibat ecclésiastique. Si l’Église entend la maintenir, en vertu d’une tradition ascétique et monastique que Loisy déclare comprendre et respecter, il faudrait reculer l’âge de l’ordination ou organiser le ministère en évitant de trop précoces contacts des jeunes prêtres avec le monde féminin. D’ailleurs, est-il nécessaire qu’il faille des prêtres pour répondre à chacun des besoins de la communauté catholique ? De plus, ne peut-on envisager à terme l’ordination d’hommes mariés ayant fait preuve de leur foi et de leur esprit chrétien ? Dans l’immédiat, Loisy suggère que le ministère de direction s’exerce auprès des femmes de manière très discrète. Tous ces développements ne manquaient pas de nuances. Il n’en va plus de même quand Loisy en arrive aux relations de l’Église avec la politique. La section V du chapitre XI (p. 478 sq.) contient une âpre critique des prétentions de l’Église catholique et de la papauté à régir la politique des États. Il s’agit là d’un vestige des temps de chrétienté. Mais ce n’est plus un idéal soutenable à une époque où s’est imposée la distinction de la religion et de la politique. Dans la France concordataire, la collaboration des deux pouvoirs s’exerce sous la forme d’un certain marchandage entre Léon XIII et les gouvernements républicains. Aussi ferme que son prédécesseur sur les principes, mais plus diplomate sur le terrain, Léon XIII obtient la prolongation du concordat en s’efforçant de détacher les catholiques de la monarchie. La franche séparation de l’Église et de l’État créerait une situation plus saine et plus claire pour l’Église de France. Ce n’est pas que la société civile n’ait plus besoin de l’élan spirituel qu’elle pourrait trouver dans la morale religieuse, mais il revient à l’Église de faire en sorte que cette orientation se prenne librement. Pour conclure ce chapitre, Loisy revient sur le problème des rapports entre raison et foi, dogme et science, Église et société, en se plaçant du côté de l’individu qui vit au tournant du XIXe et du XXe siècle : cet « homme moderne » peut-il encore être chrétien et catholique ? Oui, répond Loisy, mais à condition que l’Église catholique évolue et renonce aux formes anciennes de son autorité sur les consciences. Une nouvelle fois, la Compagnie de Jésus concentre les critiques de l’exégète, en tant qu’elle ne forme pas des chrétiens libres. Cette milice fut peut-être indispensable à l’Église en des temps périlleux pour celle-ci, mais son idéal militaire ne convient plus à notre époque. Une addition originale de la seconde rédaction souligne la distance que la classe ouvrière a prise par rapport au catholicisme et rapproche cette situation de celle où l’Église se trouve par rapport à la science et à la culture de son temps (chapitre XI). Le dernier chapitre des Essais est d’une seule venue et ne comporte pas de subdivision. Loisy entend démontrer que le passé du catholicisme garantit son avenir. En effet, le dogme et les rites de l’Église n’ont cessé de répondre aux besoins de leur temps et l’Église n’a pu rester identique à elle-même (ce qu’elle proclame volontiers) qu’en changeant sans cesse (ce qu’elle avoue plus difficilement). Pourtant, l’histoire des dogmes illustre le fait que les précisions apportées aux définitions dogmatiques furent le fait d’hommes considérés comme des « novateurs » (ainsi Athanase). La tradition catholique ne s’oppose donc pas à l’innovation et seuls ne 29

François Laplanche le voient pas ceux qui ont peur de tout changement. Cette aptitude au changement dans la continuité garantit l’avenir du catholicisme, pour peu que les responsables ne soient pas paralysés par des considérations de tranquillité personnelle ou même de carrière. D’ailleurs, de timides ouvertures sont en train de se produire dans le domaine biblique. Vu de l’extérieur, l’avenir du catholicisme se trouve garanti par les impasses où s’est mis le protestantisme, aussi bien orthodoxe que libéral, et par l’impuissance de la science à fournir une règle de vie. Mais pour retrouver une audience, l’Église catholique devrait fournir un effort de lucidité pour regarder son passé : toutes les séparations de ceux qui se sont éloignés d’elle ne sont pas à porter uniquement au débit des « séparés » (orthodoxes, protestants, rationalistes). Que l’Église cesse de se placer en un centre où tout doit se rapporter à elle : car elle est faite pour l’humanité et non l’humanité pour elle. Finalement, c’est au pur évangile qu’il faut revenir et on peut rêver d’un Paul qui oserait le rappeler à Pierre. Cette éloquence de Paul, Loisy voudrait la retrouver « pour terminer dignement ce livre ». Quoi qu’il en soit, de nombreuses incises et des développements originaux sont ajoutés à la première rédaction et confèrent au texte de cette large conclusion un élan nouveau (chapitre XII). Recueillons pour terminer l’appréciation de Loisy lui-même sur son œuvre, jugement confié à ses Mémoires, soit près de trente ans plus tard : Tel était ce livre, véritable Somme de ce qui devait être le modernisme catholique, touffue, un peu verbeuse par endroits, équilibrée dans son ensemble, moins bien venue en certaines parties. […] Le livre inédit a manqué son but ; il l’aurait manqué de même s’il avait été publié intégralement. Mais je crois pouvoir dire que l’Église, en trompant mon espoir, a ruiné la foi que je lui gardais, ou plutôt qu’elle m’a contraint à la reporter ailleurs. Faut-il ajouter que ce vaste programme d’études et de réforme ne contenait ni n’impliquait l’agnosticisme absolu, le nihilisme métaphysique, qu’on a ultérieurement prétendu découvrir dans L’Évangile et l’Église et dans Autour d’un petit livre ? Il s’agissait uniquement, non d’un système préconçu et arrêté, mais de problèmes spéculatifs et pratiques à examiner sérieusement, à résoudre sagement8.

II. Une édition non désirée La contribution de Rosanna Ciappa, professeur à l’Université Federico Due de Naples, indiquera au lecteur quelles sont les parties encore visibles de ce grand monument, qui comporte 165 feuillets dans l’autographe. Loisy ayant rédigé ce texte avec beaucoup d’ardeur, une question vient naturellement à l’esprit. Pourquoi ne l’a-t-il pas édité, bien qu’il emploie à plusieurs reprises l’expression « ce livre » (celui dont il est en train de rédiger le manuscrit) 9? Dans le passage des Mémoires où il raconte la rédaction des Essais, il s’exprime le plus nettement possible : « En fait, il n’en a été publié que des extraits, et j’espère bien qu’il ne sera jamais publié

8. Ibid., p. 477. 9. Infra p. 422 (fol. 932) et p. 501 (fol. 1 129).

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Introduction intégralement. Je n’ai communiqué à personne le manuscrit complet de la dernière rédaction. »10 En février 1903, Albert Houtin avait eu le projet d’éditer plusieurs chapitres des Essais, avec d’autres textes de Loisy, mais il l’abandonna et rendit à Loisy ses manuscrits11. Jusqu’à quel point celui-ci souhaitait-il alors la publication des Essais ? Dans une lettre envoyée au P. Semeria le 22 avril 1906, il reconnaît que sa critique du théisme traditionnel est plus radicale que celle qu’il formulait dix ans auparavant12. Cependant, il continue de songer à l’édition des chapitres qu’il préférait et projette un livre qui aurait porté le titre suivant  : Le régime intellectuel du catholicisme et les fondements de la foi. Mais son départ de Garnay, dans l’Eure-et-Loir, où il était logé par la famille Thureau-Dangin, pour le village de Ceffonds, dans sa Champagne natale, mit brusquement fin au projet 13. Une tentative, effectuée en 1912, par von Hügel14 et Semeria, pour amener Loisy à accepter l’édition de son livre, s’attira une réponse nette, qui confirme le jugement que l’auteur portera sur son manuscrit au moment où il rédigeait ses Mémoires. Il répondit en effet à von Hügel, le 9 novembre 1912 : La publication de mon apologie du christianisme catholique est une impossibilité. (D’abord, pour la rédaction, ce n’est pas une œuvre entièrement finie et, une certaine révision de la forme serait indispensable. Difficulté aussi pour le fond. Je devrais y joindre ou une longue introduction ou un commentaire quasi-perpétuel, pour expliquer au lecteur ce qui me paraît tenir encore, et ce que je crois caduc ou faux […] Il n’est même pas dans mes intentions qu’on publie ce livre après ma mort […] Mais peut-être y aurait-il alors matière d’une étude par un survivant du modernisme qui aurait le courage d’analyser l’œuvre […] de la discuter sérieusement et d’en citer certains morceaux mieux venus que le gros du développement. Toute discussion des problèmes religieux étant, pour le moment, impossible dans le

10. A. LOISY, Mémoires, I, p. 443. Loisy ajoute : « Celui de la première a été communiqué à un prêtre encore existant à ce jour, mais je doute qu’il ait eu la patience de le lire jusqu’au bout ; du moins on ne s’aperçoit pas qu’il en ait beaucoup retenu ». 11. Ibid., II, p. 221-222. Albert Houtin (1867-1926) était un prêtre du diocèse d’Angers qui, très vite fâché avec son évêque, s’établit à Paris où ses prises de position dans la crise moderniste, bien plus extrêmes que celles de Loisy qui ne l’aimait pas, le conduisirent à quitter l’état ecclésiastique en 1912. Il trouva un poste au Musée pédagogique, dont il aurait dû devenir le directeur, mais il décéda auparavant. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le modernisme et les modernistes, toujours intéressants par leurs informations, mais un peu gâtés par l’aigreur polémique de l’auteur. 12. Giovanni Semeria (1867-1931) est un religieux barnabite italien, sympathique aux idées modernistes et aux modernistes, qui dut se démettre de toutes ses fonctions en 1912 à la suite d’une violente campagne dirigée contre lui. Il se détourna alors de toute œuvre scientifique, pour se consacrer à un apostolat d’aumônier militaire (pendant la première guerre mondiale) et à des œuvres de charité. 13. Ibid., p. 553-554. 14. Friedrich von Hügel (1867-1926), autrichien catholique, se fit naturaliser britannique au début de la première guerre mondiale. Opposé personnellement à toute rupture avec le Saint Siège, il entretint pourtant de profondes relations avec plusieurs personnages suspects de « modernisme », parce qu’il partageait leur intérêt pour le mysticisme. Il chercha avec persévérance à éviter la condamnation de Loisy, dont l’évolution l’attrista, bien qu’il lui ait toujours gardé son amitié.

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François Laplanche catholicisme, une publication qui, après tout, n’intéresserait guère que les catholiques, n’a aucune raison d’être.)15

Dans Choses passées (1913), au cours du chapitre consacré aux années de Neuilly, Loisy exprime cependant le regret d’avoir laissé inédit son chapitre VIII : Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas publié en un petit volume mon chapitre du « Régime » pendant que j’étais encore dans l’Église. Cette critique aurait pu être grandement utile. Maintenant elle ressemblerait à une attaque venue du dehors, et elle ne servirait à rien : le « régime » a été tellement perfectionné par Pie X que la moindre discussion n’y peut plus même pénétrer16.

Alors, en publiant le texte intégral des Essais, avec l’autorisation de la famille de Loisy, obtenue grâce aux démarches de Monsieur Jean-François Loisy, alors libraire à Paris, sommes-nous infidèles à la volonté de l’auteur ? Nous répondrons qu’en faisant dactylographier le manuscrit autographe des Essais, et en le mettant à la disposition du public, à la Bibliothèque nationale de France, Louis Canet a confirmé par ses actes son jugement de 1936. Les manuscrits de Loisy n’appartiennent plus à leur auteur, ils appartiennent désormais à l’histoire et la présente édition ne fait rien d’autre que de les rendre plus aisément accessibles aux historiens, avec le dessein de contribuer à restituer la véritable figure de savant catholique que voulut être le jeune Loisy. III. Pour lire les annotations Le texte des Essais est encadré par un quadruple système d’annotations. La pagination de la dactylographie a été indiquée dans le courant du texte par rappel du numéro du folio, de la manière suivante : /[fol. 253]. Les numéros de folio ainsi indiqués sont ceux de la dactylographie de Canet, non ceux de la série rouge de la numérotation introduite par la Bibliothèque nationale de France. Il existe quelques différences entre l’autographe (ms. Nouv. acq. fr. 15 635) et la copie dactylographiée (mss Nouv. acq. fr. 15 636 à 15 638). La variante sélectionnée est celle qui offre sans ambiguïté le meilleur sens. Loisy a rédigé quelques notes de bas de page, dont la numérotation, dans la dactylographie, est reprise à partir de (1) pour chaque page annotée. Dans la présente édition, au contraire, ces notes sont numérotées en continu, pour chaque chapitre. Les résultats du collationnement entre la première rédaction (1897) et la seconde (1898-1899) sont indiqués en annexe de chaque chapitre. Le texte de la seconde rédaction pris en compte pour le collationnement est indiqué par un système d’accolades : {…} et les remarques de l’éditeur 17 (au sens scientifique) sont répertoriées selon un système alphabétique (a, b, c, etc.). Loisy lui-même indiquant que les différences entre les deux rédactions sont nombreuses quant à la forme et plus rares quant au fond, il eût été inutile de publier intégralement le texte de la première rédaction. Le commentaire annexé à chaque chapitre porte donc

15. Ibid., III, p. 257-258. Sur l’évolution du jugement de Loisy par rapport à son manuscrit, lire plus loin l’introduction de C. Theobald à sa contribution : « L’apologétique historique ». 16. A. LOISY, Choses passées, Paris, 1913, p. 181-182. 17. François Laplanche, qui se désigne ainsi [ndlr].

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Introduction seulement sur une sélection de textes, qui permettent de mesurer le progrès de la réflexion de Loisy. Il va sans dire que cette sélection a exigé des choix, relevant de la responsabilité de l’éditeur scientifique. La nouvelle saisie a respecté la ponctuation de Loisy, sauf quand l’absence d’un signe rendait le texte difficilement intelligible. Les caractères romains soulignés par Loisy (par exemple, les titres de livre, les mots latins) ont été transformés en caractères italiques. Les subdivisions du chapitre introduites par des numéros sont de Loisy. Sont le fruit de l'éditeur scientifique les intertitres entre crochets [ ], destinés à faciliter la lecture des développements de Loisy, qui n’utilise pas de subdivisions à l’intérieur des sections de chapitre. IV. Sigles utilisés pour cette édition DMRFC, vol. 9 = Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 9, Les sciences religieuses, Beauchesne, Paris 1996. EB = Enchiridion biblicum. Documenti della chiesa sulla Sacra Scrittura. Edizione bilingue, Edizioni Dehoniane, Bologne 1993. A. LOISY, Mémoires =  Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, Nourry, Paris 1930-1931, 3 vol. É. POULAT, Alfred Loisy = Alfred Loisy. Sa vie. Son œuvre, par A. HOUTIN et F.  SARTIAUX. Manuscrit annoté et publié avec une bibliographie de Loisy et un index bio-bibliographique, par É. POULAT, Éditions du CNRS, Paris 1960. L’index bio-bibliographique contient les noms de nombreux contemporains de Loisy. Pour quelques personnages moins impliqués dans les controverses sur l’exégèse biblique au temps de Loisy, il est renvoyé à cet index. Pour les autres on se reportera aux notices biographiques publiées en fin d'ouvrage (p.  695-705) qui sont dues, pour l'essentiel, à l'éditeur scientifique.

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ALFRED LOISY

LA CRISE DE LA FOI DANS LE TEMPS PRÉSENT ESSAIS D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES

Neuilly 30 juillet 1898.

ESSAIS D’HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES PAR

ALFRED LOISY

AVANT-PROPOS

[La foi sans dogme du protestantisme libéral] L’idée de ce livre a été suggérée à l’auteur par certaines publications importantes concernant la philosophie religieuse, les origines du christianisme et l’histoire des dogmes, qui ont paru depuis quelques années, qui ont eu beaucoup de retentissement chez les protestants {et ont même attiré l’attention des catholiques} (a). Le Manuel d’histoire des dogmes1 de M. Harnack, l’Esquisse d’une philosophie de la religion2, de M. Sabatier, l’Histoire israélite3 de M. Wellhausen, la Théologie du Nouveau Testament4, de M. Holtzmann, sont des œuvres de mérite assez différent, ce qui ne veut pas dire de mérite inégal, mais qui procèdent d’une même tendance et représentent une théorie à peu près identique de la religion. Chez MM. Harnack et Holtzman, /[fol. 2] la théorie est plus solidement documentée, car elle encadre la plus exacte analyse des doctrines du Nouveau Testament et la plus pénétrante histoire des dogmes chrétiens qui aient encore été écrites. Elle n’est qu’ébauchée dans le petit livre, d’ailleurs si substantiel, de M. Wellhausen. Dans celui de M.  Sabatier, elle apparaît comme un traité complet de la connaissance religieuse, avec un art qui ne nuit pas à la sincérité de l’exposition, et une finesse de psychologie qui se traduit en périodes éloquentes. Partout elle se résume dans cet axiome que la vraie religion chrétienne, la religion de Jésus est une foi sans

1. Lehrbuch der Dogmengeschichte (t. I et II, 1re éd. 1885 ; t. III, 1re éd. 1890). 2. Paris, 1897. 3. Israelitische und jüdische Geschichte (1894). 4. Lehrbuch der neutestamentlichen Theologie (1897).

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Alfred Loisy dogmes, sans Église et sans sacrements, c’est-à-dire à peu près le contraire de ce qu’est le christianisme catholique. On accorde que le protestantisme de Luther et de Calvin n’a pas été la restauration parfaite du vrai christianisme, parce qu’il n’a pas su, avec la meilleure volonté du monde, se dégager entièrement de la tradition. Mais la critique savante achève maintenant l’œuvre des premiers réformateurs. Ceux-ci ont proclamé, à leur façon, l’autonomie de la conscience religieuse ; ils ont eu seulement le tort de maintenir comme règle extérieure et supérieure à la conscience l’autorité de l’Écriture. On prouve aujourd’hui que cette autorité n’a rien d’absolu. Le critique veut être « l’homme spirituel » de saint Paul, qui « juge de tout et qui n’est lui-même jugé par personne »5. On se flatte que la religion de Jésus, ramenée  /[fol.  3] à sa simplicité première, dégagée même de l’enveloppe juive, dont sa manifestation historique a été revêtue, va enfin prendre la place de toutes les orthodoxies, legs suranné du christianisme gréco-romain. La religion de Jésus est la révélation définitive, parce que c’est dans la conscience et le cœur de Jésus que Dieu nous a été manifesté comme Père. Là est toute la religion, toute la révélation. Avant Jésus, la religion n’était point parfaite ; après lui, elle s’est détériorée. Saint Paul et Luther l’ont assez bien comprise ; saint Augustin n’y avait réussi qu’à demi. L’Église catholique s’en éloigne de plus en plus et ne pourrait y revenir sans se suicider. L’avenir appartient à la foi indépendante des croyances. Tel serait le dernier mot de la science religieuse. [La religion selon Renan, « illusion héréditaire »] Il n’y a pas longtemps, nous voyions fleurir une autre science qui ne reconnaissait pas à la religion le degré de réalité que lui accordent les critiques dont nous venons de parler. La science de Renan voyait dans toutes les religions, même dans la religion chrétienne, une illusion héréditaire, créée d’abord par les premiers ancêtres de l’humanité, transmise de génération en génération, et dont l’homme civilisé n’arrive que bien lentement à se débarrasser. Il était réservé à la science rationnelle de rompre le charme qui aveuglait l’esprit des humains, parce qu’elle seule a trouvé que le surnaturel n’existe pas. Dieu se fait peut-être, disait le fameux sceptique ; mais, pour le moment, il n’est pas encore. /[fol.  4] Les prophètes ont été de fougueux visionnaires, précurseurs de nos socialistes. Jésus fut une âme bonne et naïve, dupe de ses propres rêves. Tout à l’heure on nous insinuait que la religion, dans son fond le plus réel, est un sentiment. Renan dit qu’elle n’est pas autre chose, et que ce sentiment n’a pas d’objet : chimère consolante, dont la science compensera la disparition. La religion de M. Albert Réville n’est pas beaucoup plus consistante que celle de Renan. Dans son dernier ouvrage6, le savant professeur du Collège de France nous apprend que Jésus a prêché « la religion de l’homme en soi », que le royaume des cieux a été, dans la pensée du Christ, « le royaume invisible des âmes » et « le triomphe définitif de la conscience humaine »7. Dieu existe encore pour M. Réville ; mais la religion n’est plus qu’une morale, et Jésus un docteur rationaliste. Tout cela encore est de la science moderne, et c’est avec cela qu’on prétend, parfois sérieusement,

5. I Cor., 11, 15. 6. Jésus de Nazareth (1897). 7. Op. cit., II, 324, 316, 389.

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Avant-propos c’est le cas de M. Réville, d’autres fois par manière de facétie, et c’était le cas de Renan, soutenir la religion qui tombe. [La « transformation de la science religieuse ».] {Devant ce débordement d’opinions contradictoires, l’Église ne se déconcerte pas. Elle démontre sa vitalité en continuant d’exister. La science n’est pas et ne sera pas de sitôt en état de réformer ou de remplacer la religion traditionnelle. Celle-ci fait son œuvre et dure en attendant. Tout porte à croire qu’elle attendra toujours et que la religion selon la science, /[fol. 5] ou la science qui dépossédera la religion ne sont pas près de naître. Tant s’en faut pourtant que ces manifestations scientifiques n’aient aucune portée, que les problèmes posés par les savants n’existent pas ou soient tous et parfaitement résolus depuis longtemps. Il est bien vrai que l’histoire des religions date d’hier, que l’histoire des origines chrétiennes et l’histoire biblique en général sont en voie de se renouveler, que l’histoire critique des dogmes ne fait que de naître. Nous assistons à une transformation complète de la science religieuse, et la théologie aurait tort de s’en désintéresser sous prétexte qu’elle sait d’avance que répondre aux interrogations de la raison. Qu’elle se rappelle ce qui lui est arrivé dans le cas de Galilée : n’avait-elle pas alors une réponse toute prête, pour le clouer contre la terre immobile, au nom de l’Écriture et de la tradition, et n’a-t-elle pas dû ensuite retirer cette réponse, bien malgré elle, pour tourner avec la terre ? Le champ de l’histoire et de la critique pourrait avoir maintenant ses Galilée, contre lesquels les syllogismes et même les censures théologiques seraient inefficaces. Des coups mal portés ne font aucun dommage à ceux qu’ils visent et qu’ils n’atteignent pas, mais à ceux qui les lancent et qui étalent leur maladresse. Et les méprises de la théologie deviennent bientôt nuisibles à la foi.}(b) On trouve chez Renan autant d’art que d’érudition ; chez M.  Réville plus de rationalisme que de bonnes raisons ; chez MM. Wellhausen, Harnack, Holtzmann, plus de critique savante, et /[fol. 6] chez M. Sabatier autant de vraie philosophie que de protestantisme. La critique contemporaine, prise dans la masse de ses représentants et la totalité de leurs œuvres, pose nettement, devant tout homme qui pense, des questions dont le seul énoncé aurait fait frémir Pascal et Bossuet. Quelle est l’origine des religions ? D’où est sorti le monothéisme israélite ? Comment s’est formée l’espérance messianique ? Quels éléments l’enseignement de Jésus doit-il au judaïsme et en quoi consiste son originalité ? Dans quel rapport l’Église, avec son organisation hiérarchique, ses dogmes et son culte, se trouve-t-elle avec le christianisme des apôtres et la religion de Jésus ? À tous ces problèmes, on apporte des solutions plus ou moins sûres, plus ou moins précises, plus ou moins complètes et définitives, mais qui tendent visiblement à s’affermir, à se préciser, à se compléter, à s’unifier. Une science de la religion se forme en dehors du catholicisme et contre lui. Pour neutraliser l’influence dangereuse de cette science, que nul contrôle extérieur n’empêche et ne pourrait plus empêcher de se répandre dans le public qui sait lire et penser, il faudrait que la science de la religion se constituât aussi dans l’Église et pour elle. Dire qu’elle n’existe à aucun degré chez les catholiques serait méconnaître des efforts très méritoires. Mais ce serait fermer les yeux à l’évidence que de nous attribuer en cette matière une supériorité que nous avons à poursuivre et que nous sommes loin d’avoir atteinte. Le premier volume de M. Harnack sur l’histoire des /[fol. 7] dogmes chrétiens est unique en son genre. Nous n’avons rien qui ressemble au livre de M. Holtzmann sur la théologie du Nouveau Testament. Possédons-nous même un ouvrage de philosophie religieuse qui se mette, comme 39

Alfred Loisy celui de M. Sabatier, juste au niveau de la science actuelle des religions, un manuel d’introduction à l’étude des Livres saints, une histoire d’Israël, une vie de Jésus, qui satisfassent aux exigences les plus élémentaires et les plus légitimes de la critique ? Ne soyons donc pas trop fiers, et gardons-nous surtout de nous endormir. M. Brunetière ne suffira pas toujours à nous protéger contre la science, et sans doute il nous permet lui-même de penser que, dès maintenant, un Bossuet nous serait plus profitable pour faire la synthèse de la tradition catholique en ce qu’elle a de substantiel, de vital, de permanent, et de la science critique en ce qu’elle a de consistant, de positif, de réellement vrai. [Nécessité d’une refondation de l’apologétique chrétienne.] La situation de notre apologétique peut sembler assez difficile et périlleuse pour que les gens trop sages se dérobent, gardent le silence ou parlent à côté du sujet. À quoi bon remuer des questions qui n’existent pas pour nous, qui ne devraient exister pour personne, puisqu’une réponse divinement autorisée y est faite dans le catéchisme ? disent certains théologiens, plus versés dans la Somme de saint Thomas que dans la critique de l’Hexateuque. Pourquoi vous occuper de sujets que vous n’êtes pas libres de traiter scientifiquement, puisque votre Église a sur tous ces points, /[fol. 8] des opinions toutes faites, dont vous n’avez pas le droit de vous écarter, et que vos explications les plus ingénieuses ne rendront jamais acceptables pour nous ? disent à leur tour les critiques, persuadés que tout le catholicisme tient dans l’esprit des théologiens dont nous parlions. {Le chercheur sincère, qui ose dire ce qu’il croit voir et savoir sur les questions fondamentales de la philosophie et de l’histoire religieuses va donc ainsi au-devant d’une double méfiance et d’une double hostilité, ancrées dans des préjugés fort tenaces et qui ne sont pas près d’être dissipés. Aura-t-il cependant le droit de se taire s’il pense qu’il y a presque autant de malentendu que d’opposition véritable entre les théologiens et les critiques ? Écarter le malentendu, réduire l’opposition à ses propres limites, à seule fin de ne contester à la science que ce qui est contestable et de n’en repousser que les prétentions injustes, telle est la tâche qu’il doit se proposer, sans s’illusionner sur le sort prochain qui attend son essai de conciliation : contradiction mêlée de surprise et mitigée par la crainte qu’il n’ait raison plus qu’on ne voudrait l’avouer, telle sera l’attitude des apologistes qui se regardent comme les défenseurs attitrés de la tradition, et ceux-là peut-être qui sont tout disposés à exploiter au mieux de leurs intérêts les idées qu’on propose, seront les premiers à manifester leur douloureuse inquiétude ; /[fol. 9] contradiction aussi du côté des critiques qui soutiendront que le catholicisme est tel qu’ils le conçoivent et non tel qu’on le leur présente ; ils accorderont que ce dernier catholicisme serait assez raisonnable, mais ils ne voudront pas admettre que celui qu’ils ont combattu n’est pas le vrai. C’est avec le temps seulement que la lumière se fera et que viendra la justice.} (c) Le présent livre n’est pas un ouvrage d’histoire savante ni de profonde philosophie, ni de théologie transcendante, ni de triomphante apologétique ; c’est, comme on vient de le dire, un simple essai où l’histoire, la philosophie, la théologie, l’apologétique se combinent à doses très modérées, et qui est avant tout l’expression sincère du problème religieux contemporain, selon qu’il a été donné à l’auteur de le saisir. On s’est efforcé, autant qu’on a pu, d’interpréter le témoignage que la science historique rend à la religion, de déterminer le sens et la portée de ce témoignage, les fondements de la certitude en matière de croyances religieuses et morales, l’économie de la foi et la mission de l’Église, enfin de montrer non seu40

Avant-propos lement la solution permanente que le catholicisme fournit au problème religieux, mais le programme qui semble devoir s’imposer à lui pour qu’il la réalise d’une façon de plus en plus effective, et ne se borne pas à la proposer ou à la promettre. [Plan suivi par Loisy.] Il convenait de présenter d’abord un aperçu des diverses manières dont la question religieuse, par son côté absolu et théorique, a été comprise en ces derniers temps et de marquer /[fol. 10] le rapport où se trouvent les systèmes nouveaux soit à l’égard de la conception réelle et vraiment scientifique du christianisme, soit à l’égard de ce qu’on peut appeler sa conception populaire et traditionnelle. Le chapitre d’introduction générale est suivi d’un chapitre d’introduction particulière, concernant les deux idées sur lesquelles repose toute la discussion : l’idée de la religion et celle de la révélation. Deux chapitres sont consacrés à l’exposé historique des origines chrétiennes : l’un a pour objet l’histoire du monothéisme israélite, l’autre la vie de Jésus. Les discussions purement critiques sur l’origine des Livres saints et la nature de leur témoignage sont en dehors de notre cadre. On a pris pour point de départ les conclusions qui semblent acquises à l’exégèse savante, sans se prévaloir de données que la critique, pour des raisons sérieuses, regarde comme discutables. Ainsi l’on a fait un usage très sobre du quatrième Évangile dans l’histoire du Sauveur et l’analyse de son enseignement. Cette réserve ne crée pas de lacune considérable dans l’exposé des faits ; et pour ce qui est de la doctrine, comme la forme des discours en saint Jean est due généralement à l’évangéliste, on ne peut les placer dans une vie de Jésus à côté des sentences et des paraboles recueillies par la tradition synoptique. [Jésus de l’histoire et Christ de la foi.] Ce serait anticiper sur le progrès historique du développement chrétien que d’introduire dans la vie de Jésus la /[fol. 11] définition historique de sa personne et de son rôle providentiel. Les personnes qui ne conçoivent pas les preuves de la religion autrement qu’en syllogismes regretteront peut-être qu’on n’ait pas joint à l’histoire du Sauveur la démonstration logique de sa divinité. Mais une telle démonstration, outre qu’elle viendrait assez mal dans un chapitre descriptif et analytique, paraît superflue à côté de l’histoire. Quand on raconte l’Évangile tel qu’il a été, on n’a pas besoin de prouver que Jésus est Dieu. Les arguments les mieux construits n’ajoutent rien à la profondeur de l’impression laissée par Jésus luimême. Il n’y a pas lieu de mêler à la réalité évangélique, toute vivante et toute pure, les discussions théologiques et abstraites sur la personnalité divine du Christ, ces discussions ne s’étant produites que dans l’Église chrétienne, lorsqu’elle voulut se définir à elle-même le caractère divin de son fondateur. L’Évangile nous fait connaître Jésus dans l’actualité de son existence terrestre. Le dogme nous offre la formule de Jésus. Quelle que soit la valeur durable de cette formule, sa vertu religieuse est moindre assurément que celle de son objet. Faut-il s’excuser de ne pas compliquer par la théologie l’analyse de l’Évangile, après que le Sauveur luimême, durant son ministère, s’est contenté de révéler Dieu aux hommes, de le leur révéler en lui, sans donner une définition théorique et métaphysique de son être personnel ? Nous rencontrerons en son lieu la théologie de l’incarnation. {Après Jésus, l’Église. Les savants modernes qui ont étudié /[fol. 12] de plus près l’histoire de la religion chrétienne ont eu soin de relever les différences notables et, selon eux, irréductibles qui existent entre le royaume de Dieu annoncé par le 41

Alfred Loisy Sauveur, et l’Église qui prétend être l’accomplissement de ce royaume sur la terre ; entre l’Évangile, que le Christ a prêché, et les dogmes que l’Église a successivement formulés, qu’elle enseigne comme des vérités révélées par Jésus lui-même ; entre le culte en esprit que Jésus a voulu inaugurer sur la terre, et l’économie intérieure des sacrements, surchargée encore de pratiques pieuses et de dévotions multiformes, qui constitue depuis des siècles le culte catholique. Ils semblent convaincus et ils veulent prouver que tout ce développement s’est fait en dehors et aux dépens du véritable Évangile. Ils déclarent que le principe protestant appliqué dans toute sa rigueur, et comme il ne l’a jamais été dans aucune des sectes issues de la Réforme, est seul capable de réaliser la religion de Jésus. Luther et Calvin se sont appuyés sur la Bible pour combattre l’autorité de l’Église ; mais en proclamant infaillible la lettre de l’Écriture, ils ont élevé une autorité non moins préjudiciable au vrai christianisme que celle dont ils s’étaient émancipés. Ils ont retenu des dogmes qu’ils pensaient lire dans les Livres saints, et en cela même ils se sont trompés parce que les Livres saints ne contiennent pas de dogmes. Dans le culte qu’ils ont tant réduit, ils n’ont pas rejoint la simplicité évangélique, à cause de l’idée qu’ils /[fol. 13] ont gardée du baptême et de l’Eucharistie. L’Évangile n’est pas autre chose que le sentiment évangélique, éveillé au cœur de chaque homme par le contact spirituel de Jésus. Le christianisme est la religion individualiste par excellence ; il consiste essentiellement dans l’autonomie de la conscience religieuse. [Christianisme individuel ou « christianisme social » ?] Au point de vue chrétien interconfessionnel, c’est là qu’est le nœud de la question. Le christianisme intégral a-t-il son expression dans le catholicisme, ou bien attend-il encore sa réalisation de l’individualisme protestant conduit à ses plus extrêmes conséquences ? Bien que nous ne soyons plus au siècle des Bossuet et des Jurieu, l’alternative, catholique ou protestante, subsiste dans toute sa rigueur. Elle s’est même accentuée au point d’être une antithèse absolue. Il ne s’agit plus de choisir entre l’Église catholique et l’Écriture interprétée par le sens privé, mais entre le christianisme social, soutenu et réglé par l’Église, et le christianisme individuel, soutenu mais non réglé par l’Écriture. La solution du problème est peutêtre rendue plus facile par la précision plus grande et l’opposition plus nette des termes où il se pose. N’est-il pas vrai que le christianisme, s’il est une religion, doit avoir une forme sociale, et que Jésus l’a conçu comme une religion sociale, non comme un culte individuel ? N’est-il pas vrai aussi que le christianisme, religion vivante, participe nécessairement et légitimement à la condition de tout ce qui vit, c’est-à-dire /[fol. 14] qu’il a dû se développer tout en retenant l’identité de son existence ? Trois chapitres ne seront pas de trop pour établir l’harmonie intime, la correspondance essentielle, la continuité réelle et vitale qui existe entre l’Évangile et l’Église, le dogme, le culte catholiques.}(d) C’est affaire aux protestants d’examiner entre eux si leur principe est bien celui que professent les libéraux. Historiquement parlant, il semblerait que le vrai principe du protestantisme soit l’autorité absolue de l’Écriture, opposée à l’autorité absolue de l’Église et de la tradition. Aucune religion ne peut subsister sans un lien extérieur qui manifeste et affermisse l’union de ses fidèles. Pour le protestantisme, ce lien, qui lui a donné consistance en face de l’Église catholique, et qui le soutient encore dans ses sectes diverses, est l’acceptation inconditionnelle de l’Écriture comme règle de foi et de pratique. Cependant le principe individualiste a été posé à côté du principe de l’autorité biblique. Luther surtout a placé le jugement de 42

Avant-propos sa propre conscience au-dessus de l’Écriture, et il est, à cet égard, l’ancêtre des modernes libéraux. Mais on remarquera que Luther n’a pu tenir dans l’individualisme. À côté de son principe du libre examen, il a dû mettre le principe de l’autorité littérale et absolue de l’Écriture, principe qui contredit le premier, comme l’observent fort justement les critiques. Lui et les autres réformateurs ont même ajouté à l’Écriture des confessions de foi, et ils ont organisé une /[fol. 15] sorte de ministère ou d’église enseignante ; c’est-à-dire qu’ils ont eu recours aux moyens sans lesquels une religion, surtout une religion aussi parfaite que le christianisme, ne peut se conserver. Que l’autorité absolue de l’Écriture ait été un principe insuffisant de conservation pour le christianisme protestant, on s’en est aperçu depuis longtemps. Que ce soit un principe erroné en lui-même, les critiques l’affirment et tout le monde devrait en convenir, attendu que l’autorité d’un livre, pris comme tel, et même s’il est inspiré, ne peut pas être absolue, un livre étant toujours composé relativement à un état donné de l’esprit humain dans un temps et un milieu particuliers. Ce principe sera dit essentiel ou non au protestantisme selon le type idéal qu’on se fera du christianisme protestant. Le principe individualiste a fait de tels progrès en ces derniers temps, que ses défenseurs exclusifs peuvent, sans choquer la vraisemblance, se donner comme les représentants authentiques du protestantisme. Ils ont au moins l’avantage de le représenter d’une manière plus positive que les orthodoxes, qui suivent absolument la Bible par contradiction à l’Église catholique, tandis que les libéraux s’en tiennent ou paraissent du moins s’en tenir au principe très simple, et non agressif, de la religion pour soi. Le protestantisme orthodoxe n’a rien d’attrayant pour l’esprit moderne, bien au contraire, et même le catholicisme, au dire des incrédules, est moins étroit que les orthodoxies protestantes. Mais le protes- /[fol. 16] tantisme libéral, en proclamant l’autonomie intellectuelle, morale et religieuse de l’individu, flatte le goût d’indépendance qui règne dans la société contemporaine. « Personne, écrit M. Sabatier, ne saurait avoir sans doute le droit d’imposer une doctrine, ni peut-être même la présomption d’apprendre aux autres à diriger leur pensée, mais un esprit convaincu et sincère a celui de dire comment il a dirigé la sienne et de proposer, au moins à titre d’expérience et de document, les vues auxquelles il est arrivé »8. Les hommes de notre temps aiment qu’on leur parle ainsi, le français fut-il peu correct ; car ils répugnent à accepter des opinions toutes faites, à plus forte raison des dogmes qu’ils trouvent inintelligibles ; et comme il leur déplaît d’être gouvernés, ils se défient de l’Église, qui est un gouvernement. C’est donc la forme moderne, scientifique et large du protestantisme qui mérite surtout d’attirer l’attention du théologien catholique, parce que c’est celle-là qui, orientée vers le présent, se flatte de satisfaire dans l’ordre religieux l’appétit (e) de liberté, d’autonomie, de vérité, où se résument les aspirations du siècle finissant. Il importe d’en voir l’impuissance radicale, afin de mieux comprendre comment le catholicisme reste seul en possession de répondre aux exigences légitimes de l’esprit moderne aussi bien qu’aux besoins éternels de l’âme humaine.

8. Op. cit, préf., p. III.

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Alfred Loisy /[fol. 17] [L’Église catholique aujourd’hui.] Pour cela il ne suffit point d’avoir montré la nécessité du développement catholique dans les siècles passés. Il faut étudier l’Église catholique telle qu’elle est aujourd’hui, avec sa constitution, ses procédés de gouvernement, son enseignement officiel et commun, ses tendances visibles et son action. On reproche plus ou moins ouvertement à ce catholicisme de maintenir l’homme dans un « état de perpétuelle minorité », de porter atteinte à l’autonomie de la conscience individuelle par le principe de la soumission absolue à l’autorité de l’Église ; à l’autonomie de la science et de la raison par ses dogmes « irrationnels » et « contradictoires » ; à l’autonomie de la société familiale et de la société politique par l’ingérence d’un pouvoir prétendu spirituel auquel ressortissent toutes les manifestations de la vie et de l’activité humaines. Par lui s’est accomplie « la transformation du christianisme en une théocratie sacerdotale » dont chaque membre doit abdiquer tout ce qui s’appelle liberté d’esprit, indépendance du jugement, droit d’examen, « car il ne saurait y trouver qu’un piège ou une occasion de chute ». À quoi l’on ajoute que « l’Église catholique est condamnée fatalement à être intolérante et intransigeante à l’égard de toutes les autres » et qu’il serait « contradictoire d’y attendre une réforme et même d’en parler, puisque l’Église ne saurait en admettre la nécessité sans renier toutes ses prétentions »9. Ces jugements défavorables ne sont pas fondés uniquement sur des ap- /[fol. 18] parences mal interprétées ou sur l’ignorance de ce qu’est le catholicisme contemporain. Mais, dans l’état de choses que l’on critique, on ne fait pas la part de l’essentiel et du principal, indispensable, quoi qu’on dise, à la conservation du vrai christianisme, et celle de l’accidentel et de l’accessoire, qui peut être discutable, regrettable même, et en ce cas, réformable. Un tel sujet doit être passé sous silence ou abordé franchement. Dans nos derniers chapitres nous traiterons du régime intellectuel de l’Église catholique, des dogmes et de la science, de la raison et de la foi, de la religion et de la vie. Sur tous ces points la cause de l’Église est défendable. Sur tous ces points également certains progrès semblent possibles, souhaitables et appelés à se réaliser tôt ou tard. Le chapitre final sera un regard, plein de confiance et d’espoir, sur le passé et l’avenir du catholicisme. Neuilly, 8 août 1898 (f)

9. Sabatier, op. cit, 237, 240, 242.

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Avant-propos Notes de l’éditeur a. D’entrée de jeu, Loisy souligne l’importance des publications protestantes « concernant la philosophie religieuse » et informe qu’elles « ont même attiré l’attention des catholiques » (ce qu’il n’avait pas dit dans la première rédaction). b. Loisy passe moins de temps à décrire les différentes positions protestantes mais, au terme d’un paragraphe où il déclare qu’il faut prendre au sérieux les nouvelles sciences religieuses en voie de formation, il tire encore plus vigoureusement que dans la première rédaction la sonnette d’alarme pour signaler le retard accumulé par la science catholique. c. Il s’agit d’un important passage où Loisy s’explique sur son projet. Il a supprimé de la seconde rédaction l’allusion de la première à son entretien avec Mgr Meignan (ms. 15 634, f. 2, l. 14-26) et il y abandonne le « je » pour présenter la tâche du « chercheur sincère ». d. Dans les deux versions, Loisy présente le plan de son livre. Dans la seconde rédaction, l’annonce des chapitres sur l’Église est précédée d’une mise au point sur le débat entre protestants et catholiques, plus ferme encore que celle de la première rédaction. e. Dact. om. : l’appétit. f. La date donnée à la fin de l’avant-propos correspond à celle mise au début, 30 juillet 1898, qui est celle du début de la rédaction de la seconde version.

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/[fol. 19] CHAPITRE I LES THÉORIES GÉNÉRALES DE LA RELIGION

La religion est dans le monde quelque chose de très actuel et de très ancien. Elle est née sur la terre avec les hommes, s’y est répandue avec eux, y vit par eux, et bien téméraires sont les prophètes qui annoncent qu’elle y mourra avant eux. La religion est donc un fait humain, universel, très complexe dans ses manifestations, et dont la définition, l’explication, l’analyse ne peuvent aisément se ramener à des idées abstraites qui ne soient pas trop inadéquates à la réalité dont il s’agit. En quoi consiste au fond cette réalité, c’est la première question qui se pose au sujet de la religion. La science a pour objet le vrai ; la morale a pour objet le bien, l’art cherche la beauté. Quel est l’objet de la religion ? Dieu. Mais qu’est-ce que Dieu ? Si l’on interroge l’histoire et les hommes, on trouvera qu’il y a eu et qu’il y a encore non pas une religion, mais des religions en grand nombre, que la notion de la Divinité varie d’une religion à l’autre, et qu’elle varie même dans chaque religion qui a de la durée. Un choix est à faire entre les religions et les dieux. Où sont, s’ils existent, la vraie religion et le vrai Dieu ? Et s’il est inconcevable qu’ils n’existent pas, /[fol. 20] à quel signe les reconnaîtra-t-on dans ce flux mouvant de croyances et de cultes divers ? La simple considération de l’histoire opérera-t-elle ce discernement, ou bien sera-ce la philosophie, ou la conscience morale, ou le sentiment religieux qui est au cœur de l’homme ? Si chacun de ces moyens, pris à part, n’y suffit pas, tous ne peuvent-ils pas y servir ? Religion et foi marchent ensemble. On ne démontrera pas la religion comme un théorème de géométrie. Pourtant la vraie religion et la vraie foi ne sauraient être dépourvues de bonnes raisons. La religion naît dans le cœur et vit dans la conscience ; mais elle se définit dans l’intelligence. Qu’est-ce que la religion ? Où est la vraie religion ? Comment se prouve-t-elle et quelle est la nature de sa certitude ? Nous ne sommes pas les premiers à discuter ces problèmes. Écoutons d’abord les réponses qu’on y a fait autour de nous. I.- La théorie catholique « La sainte Église catholique, apostolique et romaine, croit et professe qu’il y a un seul Dieu, vrai et vivant, créateur et seigneur du ciel et de la terre, tout puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence, en volonté et en toute perfection, qui, étant une substance /[fol. 21] spirituelle unique, absolument simple et immuable, doit être proclamé réellement et essentiellement distinct du 47

Alfred Loisy monde, heureux en lui-même et par lui-même, et ineffablement élevé au-dessus de tout ce qui existe et de tout ce qui peut être conçu en dehors de lui. Le seul vrai Dieu, par sa bonté et sa vertu toute puissante, non pour augmenter sa béatitude, ni pour acquérir, mais pour manifester sa perfection par les biens qu’il accorde aux créatures, d’un très libre conseil, a tiré simultanément du néant, au commencement du temps, la double création spirituelle et corporelle, c’est-à-dire les anges et le monde, puis la créature humaine comme participant à l’une et à l’autre, (étant) composée d’esprit et de corps, Dieu conserve et gouverne par sa providence tout ce qu’il a créé, atteignant dans sa puissance les extrémités (de l’univers) et disposant harmonieusement toutes choses1. Car tout est à nu et à jour devant ses yeux2, même ce qui doit arriver par l’action libre des créatures. » « La même sainte mère Église tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu certainement, d’après les choses créées, par la lumière naturelle de la raison humaine, car son invisibilité, comprise au moyen de ce qui a été fait, est perçue par les créatures3 ; mais qu’il lui a plu de se révéler lui-même, et (de révéler) au genre humain les décrets éternels de sa volonté, par une /[fol. 22] autre voie, qui est surnaturelle, selon ce que dit l’Apôtre4 : Dieu, qui a parlé jadis à (nos) pères, plusieurs fois et en plusieurs manières, par les prophètes, nous a parlé dernièrement en ce temps-ci par (son) Fils. On doit attribuer à cette révélation divine que les choses de Dieu qui ne sont point par elles-mêmes inaccessibles à la raison humaine, puissent, dans la condition présente du genre humain, être connues de tous facilement, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur. Ce n’est pas néanmoins pour ce motif que la révélation doit être dite absolument nécessaire, mais parce que Dieu, dans sa bonté infinie, a destiné l’homme à une fin surnaturelle, c’est-à-dire à la participation de biens divins qui dépassent tout à fait la portée de l’intelligence humaine… Cette révélation surnaturelle, selon la foi de l’Église universelle, déclarée au saint concile de Trente, est contenue dans des livres écrits et dans des traditions non écrites qui, reçues de la bouche du Christ par les Apôtres, ou transmises pour ainsi dire de la main à la main par les Apôtres sous la dictée du Saint-Esprit sont arrivées jusqu’à nous5. Les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament doivent être reçus tout entiers, avec toutes leurs parties, selon qu’ils sont énumérés dans le décret du même concile, et qu’ils sont contenus dans l’ancienne Vulgate latine, comme sacrés et canoniques. L’Église les regarde comme sacrés et canoniques, non parce que, composés par la seule industrie humaine, ils auraient /[fol. 23] été ensuite approuvés par son autorité, ni seulement parce qu’ils contiennent la révélation sans erreur, mais parce que, ayant été écrits sous l’inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur et ont été transmis comme tels à l’Église… » « Puisque l’homme dépend tout entier de Dieu son créateur et seigneur, et que la raison créée est absolument subordonnée à la vérité incréée, nous devons apporter par la foi, à Dieu révélateur, une pleine soumission de l’intelligence et de la volonté. Cette foi, qui est pour l’homme le commencement du salut, l’Église catho-

1. Sag., VIII, 1. 2. Hébr., IV, 13. 3. Rom., I, 20. 4. Hébr., I, 1.2. 5. concile de Trente, Sess. IV Decr. De canonicis Scripturis.

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Les théories générales de la religion lique professe que c’est une vertu surnaturelle par laquelle sous l’influence et avec le secours de la grâce de Dieu, nous croyons vrai ce qu’il a révélé non pour avoir reconnu la vérité intrinsèque des choses par la lumière de la raison naturelle, mais pour l’autorité de Dieu même, qui révèle, et qui ne peut être trompé ni tromper… Cependant, pour que la soumission de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu qu’il se joignît aux secours intérieurs du Saint-Esprit des preuves extérieures de sa révélation, c’est-à-dire des faits divins, et principalement des miracles et des prophéties, qui, démontrant clairement la toute puissance et la science infinie de Dieu, sont des signes de la révélation divine très certains et proportionnés à l’intelligence de tous… Il faut croire de foi divine et catholique toutes les choses qui sont contenues dans la parole de Dieu écrite et gardée par tradition, et que l’Église propose à la croyance comme étant divinement révélées, soit par /[fol. 24] un jugement solennel soit par (son) enseignement ordinaire et universel… Comme il est impossible, sans la foi, de plaire à Dieu et d’entrer dans la société de ses enfants, jamais personne n’a été justifié sans elle, et nul, à moins d’y persévérer jusqu’à la fin, n’obtiendra la vie éternelle. Mais, pour que nous puissions satisfaire au devoir d’embrasser la vraie foi et d’y persévérer constamment, Dieu, par son Fils unique, a institué l’Église et l’a pourvue de marques manifestes de son institution, de façon qu’elle pût être reconnue de tous comme la gardienne et la maîtresse de la parole révélée. Car c’est à la seule Église catholique que se rapportent toutes ces (preuves) si nombreuses et si merveilleuses qui ont été divinement préparées pour rendre évidente la crédibilité de la foi chrétienne. De plus, l’Église par ellemême, à raison de son admirable propagation, de son éminente sainteté et de sa fécondité inépuisable en toutes sortes de biens, à raison de l’unité catholique et de (son) invincible stabilité, est comme un grand et perpétuel motif de crédibilité, et le témoignage irréfragable de sa mission divine »6. [Apologétique catholique et « certitude morale ».] {Telle est la thèse catholique de la religion, authentiquement formulée par le concile œcuménique du Vatican. Il y a un Dieu immuable, esprit infiniment parfait, qui, se suffisant à lui-même de toute éternité, a librement produit, dans le temps, le monde et l’homme. Il y a une seule vraie religion /[fol. 25] révélée par ce Dieu créateur. L’homme aurait pu arriver à la connaissance du Dieu unique et absolu par l’exercice naturel de sa raison. Mais Dieu lui-même s’est révélé directement à lui, dès l’origine, et au cours des siècles, le mettant ainsi en état de mieux voir tout ce que sa raison aurait pu découvrir dans l’ordre des vérités religieuses, et lui manifestant surtout des vérités supérieures que la considération du monde visible n’aurait pu lui apprendre. Les organes de cette révélation divine ont été les patriarches, Moïse, les prophètes d’Israël, surtout le Christ Fils de Dieu. Ses preuves palpables sont les miracles et les prophéties. Ses archives sont les livres des deux Testaments, qui ont eux-mêmes une origine et un caractère surnaturels, et la tradition de l’Église, qui remonte au Christ et aux apôtres. Le fondement de la religion est la foi à cette révélation que l’Église, fondée par le Christ, a seule qualité pour enseigner. Car les mêmes preuves qui concourent à établir la divinité de la révélation démontrent aussi la divinité de l’institution ecclésiastique. L’homme n’a qu’à écouter l’Église pour connaître avec certitude le vrai Dieu et la vraie

6. concile du Vatican, Const. Dei Filius, ch. III. 

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Alfred Loisy religion. Il doit l’écouter, puisqu’elle est manifestement déléguée de Dieu pour l’instruire et le diriger. Toute la religion est contenue dans la révélation chrétienne, et l’Église catholique est l’interprète nécessaire, infaillible, divinement autorisée de la révélation.}(a) Les théologiens et les apologistes suivent généralement  /[fol.  26] dans la démonstration de cette thèse l’ordre observé par le concile dans sa définition. Ils fournissent d’abord les preuves philosophiques de l’existence de Dieu, présentée comme vérité de raison, et même d’évidence rationnelle, quoique, dans ces derniers temps, quelques auteurs catholiques aient fait intervenir un élément moral dans la certitude des vérités que l’on appelle de religion naturelle. Selon eux, les preuves de l’existence de Dieu ne sont pas d’une évidence mathématique et ne forcent pas l’assentiment de la raison ; elles constituent seulement une somme de probabilités suffisante pour fonder une conviction ferme, dans une âme de bonne volonté. {La certitude métaphysique de l’existence de Dieu, admise par la plupart des théologiens, supposée, à ce qu’il semble, par la définition du concile du Vatican, si l’on remonte jusqu’à la pensée de ses rédacteurs, est ainsi remplacée par une certitude morale, qui ne laisse pas d’être une vraie certitude, aussi ferme en son genre que la certitude purement rationnelle, la force de l’assentiment n’étant pas en proportion directe de la valeur des preuves, comme dans la certitude historique, mais provenant de la volonté, qui a une part nécessaire dans l’acquisition des vérités morales et détermine l’adhésion de l’esprit à ces vérités. Si recommandable que soit cette doctrine philosophique, on ne voit pas qu’elle ait encore été acceptée dans la théologie officielle, et il est certain qu’elle ne pourrait y être admise sans faire une brèche irréparable aux théories scolastiques.}(b) /[fol. 27] Après avoir prouvé rationnellement l’existence de Dieu, on démontre la possibilité de la révélation, c’est-à-dire d’une communication de vérités faite par Dieu même à l’intelligence humaine, et la possibilité du miracle, c’est-à-dire d’un effet se produisant dans la nature, en dehors des lois qui la gouvernent, par la toute puissance de Dieu. On prouve ensuite, principalement au moyen des miracles racontés dans les deux Testaments, et des prophéties qu’on y signale, le caractère surnaturel de la religion mosaïque et la divinité de Jésus-Christ. Pour garantir à ces arguments bibliques une valeur incontestable, on établit ce qu’on appelle l’authenticité, l’intégrité, l’historicité des Livres saints. {Leur inspiration n’est pas alléguée comme principe de leur autorité testimoniale, parce qu’il y aurait cercle vicieux. Cependant il n’est pas malaisé de voir qu’on accorde à ces livres une confiance beaucoup plus grande qu’à des écrits ordinaires qui s’offriraient à l’historien dans les mêmes conditions. Des ouvrages profanes, également anciens, dont les auteurs seraient connus et dignes de foi, ne seraient pas interprétés avec tant de rigueur et on les discuterait au moins dans le détail, tandis que l’authenticité biblique paraît assurer la même certitude absolue à toutes les données de l’Écriture.}(c) On prouve finalement que Jésus-Christ a fondé une Église, et que cette Église n’est pas autre que l’Église romaine, la seule qui soit une, sainte, catholique et apostolique. Le cadre de la démonstration /[fol. 28] est celui qui a été magistralement tracé par Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle et parachevé dans l’Histoire des variations. La théologie moderne ne l’a ni modifié ni dépassé, sauf sur un point, la preuve de l’Église par elle-même, par la divinité de son action. Cette dernière preuve est celle que Lacordaire a développée dans ses conférences. L’illustre orateur en faisait la base de son apologétique, ou pour mieux dire, il y ramenait toute la démonstration catholique, non sans beaucoup de raison, car il n’est rien de 50

Les théories générales de la religion tel pour inspirer la foi religieuse que de montrer la religion vivante. Dans l’Église Lacordaire retrouvait Jésus, et par l’Église et Jésus il atteignait Dieu. On s’est habitué depuis à ne voir là qu’un argument, qui pourrait suffire à lui seul, comme le dit le concile du Vatican, mais que l’on préfère employer avec les autres, comme leur couronnement, à l’exemple du même concile. C’était au fond, une démonstration nouvelle, ayant sa méthode et son objet propres, et qui ne demandait pas à être rattachée à l’ancienne. [Le triple postulat théologique, messianique et ecclésiastique.] À n’en considérer que la structure extérieure, l’argumentation traditionnelle est irréprochable, Mais si légitimes et vraies en elles-mêmes que soient les conclusions, la démonstration n’est pas ce qu’elle paraît être, {une démonstration rationnelle, absolument rigoureuse, aboutissant à la certitude mathématique de la révélation divine dans l’Ancien Testament, en Jésus-Christ et dans l’Église. Les bases qui la supportent ne /[fol. 29] sont pas des principes évidents et des faits certains, mais des vues de foi et des faits interprétés par la foi.} (d) On se croirait sur le terrain de la philosophie et de l’histoire, et l’on est déjà sur le terrain de la théologie traditionnelle. Tout l’édifice repose sur trois postulats, à peine entrevus dans l’enchaînement des syllogismes, et que le théologien regarde comme des principes indiscutables, réels, parce qu’ils sont vrais à la limite de l’absolu, où les idées abstraites de la réalité physique et phénoménale, réduites à un pur symbole, semblent être des vérités immuables auxquelles on peut lier des déductions valables pour l’éternité. Ces trois postulats sont : le postulat qu’on pourrait appeler théologique, dans le sens propre du mot, c’est-à-dire la conception absolue de la révélation primitive, et de l’identité matérielle des croyances religieuses, surtout en ce qui regarde la notion de Dieu, dans toute la série des temps, depuis les origines de l’humanité jusqu’à nous ; le postulat messianique, c’est-à-dire l’idée que la mission de Jésus-Christ et la religion chrétienne sont autorisées par des prédictions claires et incontestables, qui remontent aux premiers jours du monde, qui se sont précisées de plus en plus dans l’Ancien Testament et se sont à la fois confirmées (e) et reproduites dans le Nouveau par rapport à l’Église ; enfin le postulat ecclésiastique, qui consiste avant tout à admettre, avant la preuve, que l’Église, avec sa hiérarchie, ses dogmes et son culte, a dû exister et qu’elle existe toute /[fol. 30] formée dans les Évangiles et dans le Nouveau Testament, sauf quelques particularités accessoires de définition et de pratique. Dans ces trois postulats, le théologien, et l’on peut en dire autant du simple croyant, pense reconnaître des faits, ou plutôt il ne sait pas distinguer les faits, qu’il n’a jamais regardés en eux-mêmes, de l’idée générale qui pour lui les résume et les représente. L’historien et le philosophe ne peuvent y voir que des idées, dont la valeur religieuse et morale est sans doute très grande, mais qui échappent à toute démonstration rationnelle comme à toute vérification historique. Envisagés dans toute leur ampleur ce sont des vérités à croire ou des théorèmes à expliquer ; ce ne sont pas des moyens de preuve logique. [Le postulat théologique sous sa forme historique et sous sa forme métaphysique.] {N’est-ce pas en vertu d’un postulat que le monothéisme, ou mieux l’idée de Dieu telle que les théologiens modernes la conçoivent, est censé exister depuis l’apparition de l’homme sur la terre et avoir réglé dès le commencement les rapports de l’homme avec Dieu dans la religion ? On n’aurait pas le droit de l’affirmer 51

Alfred Loisy quand même les récits de la Bible devraient être entendus comme lettre d’histoire. Car si Dieu s’était montré sous une forme sensible à Adam et Ève, à Caïn, à Noé, pour leur dire ce que nous lisons dans la Bible, il ne s’ensuivrait nullement que les premiers hommes eussent conçu Dieu comme un être spirituel, unique, infini, simple, immuable, immense, éternel. Il est d’ailleurs trop évident que les tableaux /[fol. 31] de la Genèse sont des symboles naïfs dont on s’est servi, à une époque fort éloignée des origines, si éloignée que, par rapport aux débuts de l’humanité, on peut la dire proche de nous, pour figurer les relations de Dieu avec l’homme dans les temps préhistoriques. On ne doit pas y voir autre chose que la première expression théologique d’un passé religieux sur lequel la tradition historique ne donnait aucun renseignement précis. L’idée de la révélation primitive, si vraie qu’elle puisse être en substance quand on l’a dépouillée de toute forme concrète, n’est pour l’historien qu’une hypothèse, et comme cette hypothèse est à la base de l’argument qu’on fonde sur la suite de la religion, elle mérite bien le nom de postulat. Dans cette hypothèse il y en a une autre qui n’a guère été aperçue que de notre temps, à savoir l’immutabilité de l’idée monothéiste. Jusqu’à nos jours les théologiens ont raisonné comme si l’idée philosophique de Dieu, élaborée par les Pères de l’Église et la tradition scolastique, était une définition réelle et concrète de son objet, et non seulement la moins indigne représentation qu’on ait pu s’en faire. Ils n’ont(f) pas remarqué davantage que cette idée avait son histoire et qu’il y a une distance considérable entre le Jahvé de David et le Dieu de saint Thomas d’Aquin ou de Bossuet. Toute la démonstration chrétienne, en tant qu’elle se fonde sur l’idée de Dieu, est un mélange de métaphysique abstraite, de réalisme et d’anachronismes inconscients qui ne peut satisfaire la pensée /[fol. 32] contemporaine, dominée par la distinction du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et du réel, du relatif et de l’absolu, sur le principe de l’évolution permanente des choses et des idées. La notion vulgaire de la révélation, celle du miracle, qui tiennent de si près à l’idée de Dieu, ont le même caractère d’abstractions réalisées dans l’esprit des théologiens. On dirait que la révélation a consisté dans l’enseignement de propositions déterminées, que Dieu lui-même aurait voulu apprendre à l’homme en revêtant la forme et en adoptant les procédés d’un maître humain, ce qui donnerait à la doctrine ainsi communiquée le maximum d’autorité divine, quoiqu’il fût impossible à l’historien d’en préciser l’objet ; ou bien que, par un miracle d’ordre psychologique, des idées nouvelles ont apparu toutes formées dans certaines intelligences, indépendamment de leur action propre, ce qui échapperait encore à toute vérification historique et serait inconcevable psychologiquement, nos connaissances n’étant pas autre chose que le fruit de notre activité connaissante, et aucune idée ne pouvant exister dans notre esprit que si elle est, en quelque façon, née de lui. Des conceptions moins mécaniques de la révélation se font jour chez les théologiens les plus traditionnels dès qu’ils en entreprennent l’analyse philosophique. Mais ils ne s’y essaient pas d’ordinaire et s’arrêtent à l’idée vague et matérielle d’une instruction substantiellement divine s’introduisant comme par un coup de force dans une intelligence humaine. Cette idée n’est pas rendue plus accessible /[fol. 33] à l’esprit moderne par le fait que Jésus Christ a été le principal organe de la révélation. Car le problème de la révélation n’est pas expliqué par la science du Christ ; c’est là plutôt qu’il devient le plus délicat et qu’il attend plus encore que partout ailleurs une explication satisfaisante. Et quand on passe de la notion formelle au contenu de la révélation, il est aisé de s’apercevoir que, pour le théologien, tout est dans tout, le dogme de La Trinité dans le premier chapitre de la Genèse, où Dieu parle 52

Les théories générales de la religion au pluriel quand il se dispose à créer l’homme, les dogmes de l’incarnation et de la rédemption dans le troisième, où Dieu dit que la postérité de la femme écrasera la tête du serpent. Il semble que le christianisme théologique n’ait pas d’histoire et que la croyance catholique d’aujourd’hui existe depuis Adam, n’ait fait que se montrer plus clairement dans l’Évangile, se formuler plus précisément dans l’enseignement de l’Église.}(g) {L’historien croit assister au renversement de ses expériences, et le penseur hésite à suivre une théorie que les faits contredisent. Le théologien de son côté regarde avec terreur l’abîme du subjectivisme qui s’ouvre devant lui. Il proteste encore qu’il ne passera jamais par Kant. Peut-être s’y décidera-t-il plus tôt qu’il ne le croit. Toutes les anciennes preuves de l’existence de Dieu se ramènent à une seule, qui est la preuve de l’être nécessaire, et à cette même idée de l’être nécessaire se rattache toute la doctrine scolastique /[fol. 34] et cartésienne des attributs divins. C’est une métaphysique, la fleur de la pensée philosophique du XIIIe et du XVIIe siècles. Kant lui a porté un coup terrible lorsqu’il a établi qu’elle valait juste ce que valait notre raison et qu’elle est vraie dans la mesure où les lois de notre esprit sont celles de l’être. Toute connaissance humaine est relative. On prouve Dieu par le monde ; mais connaît-on le monde ? Est-ce des choses qu’on perçoit ou des rapports ? La science humaine est-elle une science de réalités, et n’est-elle pas plutôt une science de relations ? Le réel existe, car il n’y a de relations que de ce qui est à ce qui est ; mais pouvons-nous définir les êtres autrement que par leurs rapports et quand il s’agit de l’être absolu et universel, dont le rapport avec nous consiste à n’en avoir pas qui tombe sous l’observation, bien que nous le concevions comme le principe transcendant de tout être particulier, que peut-il être pour nous sinon la plus incompréhensible des réalités ? Sur ce chemin de la spéculation l’homme paraît condamné à ne plus trouver désormais le Dieu vivant, mais seulement une idée, car le Dieu de la religion n’a jamais été une idée abstraite. Pour montrer à nos contemporains le Dieu qui est, le vrai Jahvé, il ne faut pas le chercher uniquement sur le terrain de la métaphysique, mais dans le champ même de nos expériences où on le trouvera. Si la démonstration de la nécessité de Dieu par la contingence du monde n’agit plus guère sur nos âmes, il nous reste l’impression que le monde fait sur nous : Pourquoi l’aspect du monde a-t-il toujours et partout inspiré à l’homme la foi /[fol. 35] en Dieu, si ce n’est parce que Dieu est dans le monde ? Sans doute l’idée que cette immense machine recèle un grand vivant est anthropomorphique, comme toutes nos autres idées, qui toutes sont à notre mode ; mais l’idée que le monde serait une simple machine et rien de plus, est absurde ; et, ce qui ne la rend pas moins invraisemblable au regard d’une raison supérieure, contraire à l’instinct le plus profond de notre nature. La première idée n’est pas vérité absolue, à raison de sa forme qui est nécessairement relative, conditionnée par la forme même de notre esprit ; mais elle est substantiellement vraie, étant comme le fond de notre être particulier et son point réel de jonction à l’être universel. L’autre est erreur pure. Et voilà la preuve métaphysique de l’existence de Dieu convertie en argument expérimental. L’impression de Dieu sur la conscience humaine en est un autre. L’histoire de Dieu dans l’humanité en sera un troisième. Toutes ces preuves se ramèneront à un même principe non transcendant ou idéal, mais psychologique et réel, à savoir le sens, le goût, le besoin et l’actuation de Dieu dans l’humanité. Ne sera-ce pas assez que l’homme ne puisse pas plus douter de Dieu que de luimême, et la preuve métaphysique a-t-elle jamais donné une certitude meilleure ? Quant aux variations de l’idée de Dieu, ne sont-ce pas les variations de la pensée 53

Alfred Loisy de l’homme sur Dieu ? Si, dans l’histoire de cette pensée, on discerne un chemin, unique au milieu de sentiers perdus, qui aille perpétuellement de l’obscurité vers la lumière, en dépit de /[fol. 36] tous les obstacles et sans que son ascension soit prouvée par les moyens vulgaires des progrès humains, n’est-ce pas là qu’aura toujours été le vrai Dieu, qu’il se sera révélé, au sens le plus complet du mot ? Ce Dieu ne sera pas un postulat de démonstration logique, mais le Père de toutes les âmes et le maître de toutes les vérités, le Dieu que Jésus a enseigné, que l’Église adore et qu’elle n’a pas cessé de prêcher. Le postulat de l’argumentation traditionnelle, après avoir été mis à jour et abandonné se trouvera reconstitué, d’une certaine façon, comme formule de l’unité permanente du vrai Dieu, de la vraie foi, de la vraie religion dans tous les temps.}(h) [Le postulat messianique et l’interprétation « spirituelle ».] Le postulat messianique aboutit à la même antinomie que le postulat théologique, et cette antinomie paraît devoir se résoudre de la même manière. Tout l’Ancien Testament a été interprété comme un recueil de prédictions explicites et spéciales, soit que ces prédictions aient été exprimées dans des textes formels, soit qu’elles consistent en des faits typiques non moins significatifs que les textes mêmes. Ces deux sortes de prophéties commencent à la création du premier couple humain et se continuent ensuite jusqu’à l’Évangile, qui en accomplit une partie, tandis que le reste et les prédictions nouvelles qui sont contenues dans le Nouveau Testament sont réalisées ou doivent l’être par l’Église et à la fin des temps. /[fol. 37] Ici, l’on argumente d’après les textes, mais on commence par y supposer le sens qu’on y veut voir, et la peine qu’on se donne pour le déduire ne vient pas de ce que la parole biblique serait mystérieuse ou obscure, mais de ce qu’on lui attribue, sans s’en rendre compte, un sens qu’elle n’a pas. Les passages de l’Écriture auxquels on reconnaît un sens prophétique ne présentent pas ce sens lorsqu’on les interprète d’après leur contexte et selon la signification qu’ils ont eue dans la pensée des auteurs qui les ont écrits et de ceux qui les ont lus d’abord. L’énumération de ces passages, même en se bornant aux principaux, serait fastidieuse(i) et inutile, puisqu’ils sont connus de tout le monde, et l’on sait également qu’ils ont été allégués pour la plupart dans le Nouveau Testament, avant de figurer comme des preuves irréfragables dans toutes les apologies du christianisme jusqu’à nos jours. {L’interprétation symbolique des faits de l’Ancien Testament est de même autorisée dans le Nouveau, sans qu’un rapport extraordinairement frappant justifie les applications typologiques. Ni le nombre ni l’interprétation des prophéties et des symboles prophétiques ne sont absolument fixes, et rien n’est plus facile à expliquer que cette variété, puisque ce n’est pas le sens naturel et historique des textes qui a servi de règle à l’exégèse, mais une certaine façon traditionnelle, très large et très libre, de citer les anciens livres à l’appui de l’Évangile. Les auteurs du Nouveau Testament et même beaucoup de Pères avaient à peine conscience /[fol. 38] de la distinction à faire entre le sens littéral et l’interprétation spirituelle des textes bibliques. Quand saint Paul dit que « la lettre tue et l’esprit vivifie »7, il n’entend pas canoniser deux sens de l’Écriture, mais déprécier le sens naturel, insuffisant, peu digne de Dieu, au profit de l’interprétation figurée. Le principe de cette exégèse est donc opposé à celui de l’exégèse historique. À son point de vue, c’est le sens spirituel qui est

7. II Cor., III, 6.

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Les théories générales de la religion le vrai sens et le sens vrai de l’Écriture. De là l’extrême facilité avec laquelle on taille les citations en négligeant le contexte et l’on érige en symbole certains traits isolés de leur cadre primitif. L’apologétique moderne est infiniment plus gênée, parce qu’elle se croit tenue à défendre la réalité des prédictions et des figures. Elle comprend au moins d’instinct que si les prophéties ne sont pas littérales, elles n’ont aucune valeur probante, si ce n’est aux yeux du croyant. Car l’existence d’un double sens n’est pas plus démontrable scientifiquement pour l’Écriture que pour tout autre livre. Au point de vue critique, la Bible n’a et ne peut avoir d’autre sens que celui que les écrivains sacrés ont voulu exprimer. L’idée d’un sens que les auteurs n’auraient pas vu et qui aurait été néanmoins attaché à leur parole, moyennant une disposition providentielle, par le fait d’un rapport /[fol. 39] mystérieux avec des événements qui devaient arriver plus tard, aboutit à nier l’existence de prédictions proprement dites et à reléguer toutes les prophéties dans la catégorie du sens spirituel. Autant vaudrait les abandonner tout à fait, car le rapport dont on parle ne peut être démontré ; le sens spirituel n’existe pas réellement avant qu’on le découvre, et n’est pas autre chose, pour l’historien qu’une accommodation de l’ancien texte à une idée nouvelle. L’accommodation peut être fondée sur une analogie plus ou moins consistante, sans que l’on soit obligé d’admettre dans la Bible la préexistence latente de toutes les interprétations traditionnelles. Aussi la plupart des apologistes maintiennent-ils qu’Isaïe lorsqu’il parla d’Emmanuel à Achaz avait en pensée la Vierge mère et le Fils de Dieu fait homme, que Daniel a compté les années du Messie, que Jacob même a prévu la royauté de Jésus, ce qui ne les empêche pas d’admettre aussi qu’Isaac, Joseph, l’agneau pascal ont été, par destination antécédente, la figure du Sauveur. Aux yeux du critique l’immense travail d’interprétation spirituelle, prophétique et figurative auquel s’est livrée la tradition chrétienne apparaît comme un assemblage de pièces rapportées, une sorte de légende des siècles cousue au texte de la Bible. Au lieu de fournir un argument à la démonstration catholique, cette série de rapports saisis par la tradition et non perçus par la critique, a plutôt besoin d’être /[fol. 40] expliquée, justifiée ou excusée. L’exégèse savante connaît dans l’Écriture une attente et des prévisions messianiques, étroitement liées à des conceptions eschatologiques dont elle sait le développement et les transformations successives ; mais elle ne retrouve pas dans la lettre des prophéties l’histoire anticipée de l’Évangile, ni dans les récits anciens le symbole caractérisé de faits plus récents, ni dans les descriptions du grand jugement et du règne de Dieu la définition positive et réelle de choses qui échappent, par leur nature même, à toute définition. La critique, en effet, admet dans la Bible l’existence de symboles au sens où l’on dit que nos idées sont les symboles des choses, non pas dans le sens très particulier où l’on dit en théologie que le sacrifice d’Isaac a été la figure de la mort du Christ sur la croix. Ainsi l’idée du règne de Dieu est un symbole, dans l’acception moderne du mot, parce qu’elle a servi d’expression concrète et vivante à la foi d’Israël en la justice éternelle de Dieu. Mais on ne voit pas comment Isaac sur son bûcher représente Jésus sur la croix, attendu que le rapport des deux situations est purement extérieur et que le sacrifice d’Iphigénie pourrait donner lieu à un rapprochement analogue qui ne serait ni plus ni moins concluant. Une interprétation artificielle, idéale, théologique, a donc pris l’apparence d’une argumentation rigoureuse, en se substituant ou s’ajoutant au sens historique des textes.}(j) /[fol.  41] N’y aurait-il pas, cependant, soit dans la Bible, soit dans la masse d’interprétations spirituelles et figurées que la tradition a échafaudées sur la Bible, 55

Alfred Loisy quelque chose de plus consistant que ces rapports invérifiables ? S’il n’y a pas eu relativement au Messie et à son œuvre, de prédictions littérales, si les discussions embrouillées sur le rapport des textes prophétiques avec l’Évangile sont désormais un exercice inutile, si les apologistes s’attachent en vain aux derniers débris de l’ancienne exégèse et si l’argument des prophéties, accepté avec tant de confiance par Pascal et Bossuet, recommandé naguère encore par le concile du Vatican, se brise aux mains de ceux qui l’emploient, ne restera-t-il pas, malgré cette ruine, le fait incontestable d’une espérance profonde, indomptable, aussi ancienne en Israël que la foi à son Dieu, progressive, de plus en plus pure, se réalisant et s’agrandissant à la fois, trouvant dans l’Évangile un accomplissement surprenant, surhumain, et une excitation nouvelle, si bien qu’elle vit encore et paraît devoir subsister jusqu’à la fin des temps au cœur des hommes ? Cette espérance n’a-t-elle pas été universelle, sous une forme ou sous une autre ? On attendait Dieu mais par le moyen de l’homme, et c’est par l’homme qu’on apprenait à le voir dans la mesure où on le voyait. N’était-ce pas une aspiration inconsciente qui se rencontrait /[fol. 42] partout vers l’Évangile, et si cette aspiration s’est concentrée pour ainsi dire en Israël, si elle y a été satisfaite, si elle a été consacrée à tout jamais en Jésus, si le Christ en a été l’expression et la victime, mais surtout la récompense et le gage, n’est-ce pas là une immense prophétie, plus réelle et plus vraie que tous les lambeaux de prédiction que l’on s’efforçait de trouver dans les Livres saints pour les souder ensemble ; et cette prophétie éternelle, qui est la voix de Dieu dans les âmes les plus hautes, qui dépasse en valeur probante tout ce que l’ancienne exégèse a pu imaginer, parce qu’elle se montre plus profondément surnaturelle, fait-elle autre chose que de rétablir le postulat messianique en y montrant le symbole ancien et toujours vivant du salut universel par la manifestation de Dieu dans l’humanité ? [Le postulat ecclésiastique et les enseignements de l’histoire.] L’existence du postulat ecclésiastique n’est pas moins certaine que celle du postulat théologique et du postulat messianique. On croit prouver historiquement, en alléguant des témoignages explicites de l’Évangile et des écrits apostoliques, l’institution de l’Église par Jésus ; celle de la primauté du Pape avec la juridiction immédiate sur toute l’Église et l’infaillibilité doctrinale ; la révélation expresse de tous les dogmes chrétiens, ou tout au moins des principaux, d’où les autres découlent par voie de conséquence logique, la tradition, qui serait souvent plus difficile /[fol.  43] à démontrer que le témoignage biblique, n’étant jamais guère attestée que pour corroborer et élucider celui-ci ; enfin la création des sept sacrements par le Sauveur lui-même durant son existence terrestre. Ce n’est pas l’historien qui retrouvera toutes ces choses dans le Nouveau Testament. Jésus annonçait l’avènement prochain du royaume des cieux. Le mot « Église » ne se rencontre que deux fois, dans le même Évangile8, avec une acception qui n’est pas encore tout à fait celle de la tradition chrétienne, la forme des deux passages, sinon le fond, appartenant d’ailleurs à l’évangéliste ; et l’idée de l’Église, société organisée pour durer sur la terre, absente des Évangiles, est à peine ébauchée dans les dernières épîtres de saint Paul ; à plus forte raison ne trouve-t-on pas dans le Nouveau Testament l’idée de pouvoirs supérieurs que Simon-Pierre aurait dû transmettre à ses successeurs les évêques de Rome, puisque la perspective de l’espérance évangélique

8. Matth., XVI, 18 ; XVIII, 4.

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Les théories générales de la religion s’arrête aux limites de la génération présente. De même, Jésus a marqué les conditions morales de l’admission au royaume des cieux ; mais jamais il n’a formulé un catalogue de vérités à croire. La foi qu’il réclame est la foi à Dieu et à lui, non à des définitions de Dieu et de lui-même. Deux sacrements tiennent directement à lui par leur origine, mais combien leur place /[fol. 44] est différente dans la carrière de Jésus et dans la vie de l’Église ! C’est seulement au XIIe siècle que l’Église a conscience d’en posséder sept. La critique voit naître et grandir l’institution ecclésiastique après que la foi à la résurrection du Christ s’est affermie au cœur des apôtres ; mais les progrès de son établissement sont lents, et les idées concernant l’autorité des évêques, celle des conciles, celle du pontife romain suivent le développement de l’organisation hiérarchique et ne le précèdent pas pour le régler ; elles servent plutôt à le définir qu’à le promouvoir. Le symbole, né de l’ancienne profession de foi baptismale, s’enrichit perpétuellement de nouvelles additions. Le culte aussi ne garde pas longtemps sa simplicité première. Tout ce grand travail qui s’est opéré dans l’Église est ignoré ou semble méconnu de la démonstration théologique. L’autorité effective, la doctrine et la pratique religieuse sont supposées avoir été les mêmes, sauf des nuances secondaires et des détails de forme, dans la société apostolique et dans l’Église romaine de nos jours. On dirait que rien n’a changé dans l’Église depuis la première Pentecôte, tandis que l’histoire y atteste des changements considérables et qui, au premier abord, pourraient être jugés essentiels. En voulant prouver la légitimité de ce qui est, l’apologétique catholique l’affirme simplement et elle ne retrouverait pas sa foi au bout de ses arguments si elle n’avait commencé par l’y /[fol. 45] introduire ; à moins que ce dernier postulat ne soit à son tour le symbole traditionnel d’une vérité insuffisamment perçue(k) et incomplètement exprimée. {Cette vérité en effet consiste en ce que l’Évangile n’a jamais cessé de se réaliser dans l’Église et ne s’est jamais réalisé qu’imparfaitement en dehors d’elle. Ce fait est démontrable, c’est la preuve que Jésus a toujours été, qu’il est encore dans l’Église, que celle-ci est vraiment son Église, et que tout ce qui constitue la vie de l’Église est un élément du christianisme fondé par Jésus. En quoi répugne-t-il à la divinité de l’Église que son organisation hiérarchique ne se soit nettement dessinée qu’au fur et à mesure des besoins, que son dogme n’ait été réglé qu’après un long travail de la pensée chrétienne et à l’occasion de controverses successives, que son culte et sa discipline se soient modifiés avec le temps, si ces changements inévitables n’ont pas été une décadence, mais une adaptation nécessaire et bienfaisante de l’Évangile à des conditions nouvelles de l’humanité ? N’est-ce pas plutôt la marque certaine de sa vitalité surnaturelle, un témoignage permanent et sensible de son institution divine, mille fois plus ferme et plus éloquent que tous les raisonnements par lesquels on essaie d’établir un rapport logique entre la forme actuelle de son gouvernement, de ses croyances, de ses pratiques, et certains passages du Nouveau Testament ?}(l) /[fol. 46] [La « démonstration chrétienne », des Pères à Newman.] {On conçoit aisément que les théologiens catholiques et les apologistes de la tradition aient beaucoup hésité, qu’ils hésitent même encore ou se refusent à quitter des positions que l’on croyait jadis inexpugnables et où il semble que les siècles passés ont vécu sans inquiétudes. Le génie d’un Bossuet y était à l’aise, y excellait, y triomphait ; il les environne, encore, aux yeux des lettrés, de son éclat prestigieux. 57

Alfred Loisy Des conférenciers éloquents ne nous assurent-ils pas chaque jour que le vrai catholicisme est celui qui a été si bien exprimé dans notre langue ? Et pourtant l’histoire nous apprend que la démonstration chrétienne a grandement varié, depuis ses origines, dans le choix et dans l’usage des arguments qu’elle a fait valoir. Qu’on aille des discours contenus dans les Actes des Apôtres aux Apologies de saint Justin, de saint Justin à l’ouvrage d’Origène contre Celse, d’Origène à la Démonstration évangélique d’Eusèbe, à la Cité de Dieu de saint Augustin, à la Somme contre les Gentils de saint Thomas d’Aquin, et de là au Discours sur l’histoire universelle, on verra que la tradition s’est défendue de bien des manières ; que des conceptions apologétiques très différentes les unes des autres ont été successivement en honneur, et que si la foi du XVIIe siècle, un peu à l’étroit dans le donjon qu’avait édifié la scolastique, a pu se construire par la main de /[fol. 47] Bossuet un palais splendide, il est néanmoins naturel et conforme à la loi du développement religieux que cette belle habitation ne convienne plus tout à fait à nos besoins et à nos habitudes. Quand on a renoncé à se loger dans ces magnifiques demeures d’autrefois, on se garde bien de les détruire ; on en fait, comme on a fait de Versailles et du Louvre, les sanctuaires du passé, les musées de l’histoire, et elles restent pour nous les témoins de ce qui fut avant nous. La Cité de Dieu a vieilli ; pourquoi le Discours sur l’histoire universelle n’aurait-il pas vieilli à son tour ? L’apologétique des derniers siècles a vu surtout dans la vérité de la religion une thèse à démontrer, comme ses adversaires y voyaient une thèse à renverser. Le positivisme contemporain exige qu’on la lui propose comme un fait à constater. Ne l’en blâmons pas, puisque la religion est un fait avant d’être une théorie : qu’on sache seulement de quelle expérience il s’agit et quels procédés on doit suivre pour la mener à bonne fin. Si les preuves de la foi ont changé selon les époques, c’est que les preuves données, de valeur transitoire, n’étaient pas les seules raisons de la foi, qu’elles ne la supportaient pas réellement, et que la foi plutôt, en un sens, portait les preuves, en attendant qu’elle les laissât tomber pour en prendre d’autres, mieux appropriées aux circonstances et à l’esprit du temps. Les meilleures raisons pour lesquelles on a cru ne sont pas celles qu’on a écrites dans les livres. Les apologies du christianisme ont /[fol. 48] généralement servi à justifier pour les croyants la foi qu’ils avaient déjà, non à convertir les infidèles et les hérétiques à la foi qu’ils n’avaient pas encore, ou qu’ils n’avaient plus. Chaque conversion est une œuvre à part dont les causes et les motifs ne sont consignés dans aucun livre avant qu’elle s’accomplisse, ne sont pas entièrement perçus et pourraient moins encore être complètement exprimés par la personne qui en a subi l’influence, ne suffiraient pas tels quels à produire la conversion d’une autre personne, dans l’hypothèse impossible où la première serait capable de les analyser à fond et de les traduire en toute perfection. La raison profonde et universelle de la foi n’est pas autre que la conformité de la religion avec le besoin et les aspirations de l’homme. Or cette conformité réelle, cette proportion du surnaturel à notre nature, cette accommodation de Dieu à notre nécessité, elle est sentie moralement autant et plus peut-être qu’elle n’est vue intellectuellement ; et ce n’est pas un simple rapport que le croyant discerne par un effort de sa pensée, c’est une réalité qui s’accomplit en lui et par lui, par Dieu avec lui. Le raisonnement discursif n’est pas la forme indispensable de cette raison vitale et efficace. Il en serait plutôt l’expression incomplète chez les esprits cultivés, et encore chez ceux-là de préférence dont la formation intellectuelle a été moins scientifique, au sens moderne du mot, que /[fol. 49] dialectique, scolastique, disputeuse. 58

Les théories générales de la religion Tant s’en faut que la foi, pour être un acte supérieur de raison, doive être étayée par un assemblage de déductions logiques. Envisagée de ce point de vue rationnel, elle ne reposerait que sur des arguments probables, d’où ne peut résulter une certitude d’ordre métaphysique et absolu. Bien que la démonstration catholique se présente ordinairement comme une argumentation apodictique dont l’évidence ne le céderait en rien à celle des sciences exactes, telle n’est pas l’évidence des vérités morales ni celle des preuves qui servent d’introduction rationnelle à la foi. Quand même les anciennes preuves de la religion subsisteraient dans toute leur vigueur, ce ne seraient que des probabilités accumulées, et il est à peine besoin d’observer que celles qui ont été indiquées comme suppléant largement au défaut des premières et à la ruine apparente des trois postulats ne sont aussi qu’un agrégat d’arguments probables.}(m). S’il en était autrement, on ne comprendrait pas que la foi fût un acte libre et méritoire, ni que la théologie pût y voir un don spécial de Dieu. L’obscurité des mystères et la difficulté des obligations morales n’y seraient pas un obstacle si l’argumentation préliminaire était d’une évidence absolue. On croirait toujours, sauf à ne pas exercer ou pratiquer sa foi ; on se comporterait à son égard comme un écolier paresseux à l’égard d’une leçon qu’il ne veut pas apprendre ; il ne nie /[ fol. 50] pas la lettre mais il la néglige. La raison qui explique la liberté de l’acte de foi, et qui explique aussi pourquoi la démonstration catholique, tout en étant souvent défectueuse au point de vue purement rationnel, ne laisse pas de produire son effet, c’est que la religion vraie ne se prouve pas réellement par une série de syllogismes, et ne demande pas à être prouvée en cette forme. Une telle démonstration n’a pu convenir tout à fait qu’à ces temps où l’on ne distinguait pas bien le domaine des idées de celui des faits, et où l’expérience et le raisonnement confondaient leurs résultats et leurs certitudes. Mais la vraie religion est faite pour être connue, expérimentée, vécue et là en est la vraie démonstration, variable dans sa forme selon les individus, certaine pour tous ceux qui croient, c’est-à-dire qui, ayant vu d’assez près la religion, ont eu assez de courage pour y adhérer volontairement, la religion n’étant pas un théorème abstrait que l’on puisse saisir par une simple conviction de raison. Le plus grand théologien catholique de ce siècle, le cardinal Newman a écrit ces lignes significatives : « Je dis que j’ai cru en Dieu sur un fondement de probabilité ; que j’ai cru au christianisme sur une probabilité ; que j’ai cru au catholicisme sur une probabilité, et que ces trois fondements de probabilité, distincts l’un de l’autre par leur objet, sont néanmoins un seul et même (fondement) par la nature de la preuve, étant des probabilités ; probabilités d’une espèce particulière  /[fol.  51] ; une probabilité cumulative et transcendante, mais toujours une probabilité ; attendu que Celui qui nous a faits a ainsi voulu que nous arrivions à la certitude en mathématiques par une démonstration rigoureuse, mais que dans la recherche de la religion nous arrivions à la certitude par des probabilités accumulées ; il a voulu, dis-je, que nous fassions ainsi ; et comme il le veut, il coopère avec nous à notre action ; par là même il nous rend capables de faire ce qu’il veut que nous fassions, et il nous conduit, si seulement notre volonté coopère avec la sienne, à une certitude qui s’élève plus haut que la puissance logique de nos conclusions »9. En d’autres termes, la démonstration s’achève dans la réalité même de la foi, qui est sa vérité substantielle, d’où rejaillit sur la masse des probabilités le rayon qui les éclaire, la vie qui les anime et la certitude inébranlable qui les

9. Apologia , 200.

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Alfred Loisy rassemble. La foi ne laisse pas d’être profondément raisonnable, bien qu’elle ne soit pas affaire de spéculation rationnelle, mais sa haute raison n’apparaît qu’à ceux qui veulent sincèrement la connaître. Les ignorants y réussissent à leur manière aussi bien que les savants, sans tant de recherches et de discussions. Si la démonstration dite traditionnelle agit peu sur l’esprit de nos contemporains, c’est, en partie du moins /[fol. 52] pour avoir trop affecté la forme extérieure des preuves mathématiques et s’être annoncée comme une chaîne indestructible de syllogismes vainqueurs. On peut dire, et nous l’avons observé déjà, que la thèse est meilleure que sa forme logique, et que, croyant démontrer, on montre la religion, ce qui est l’essentiel, étant donné que la religion se démontre elle-même à toute âme de bonne volonté qui la connaît suffisamment. Une rectification du langage théologique à l’égard de l’histoire n’en est pas moins souhaitable, afin que la démonstration logique et rationnelle, désormais sujette à caution, se transforme en démonstration historique et réelle. Pour enlever toute occasion à des méprises faciles et nuisibles, tout prétexte à des objections spécieuses, il importerait de mieux savoir ce qu’a été le développement séculaire de la religion et d’en reconstituer la suite, non pas avec des raisonnements abstraits, non pas avec de poétiques ignorances, non pas avec les métaphores grandioses du symbolisme antique ou les conceptions absolues de la théologie moderne, mais avec les faits, les humbles faits, qui résistent, mieux que les syllogismes à toutes les attaques. Les discours des prophètes et leurs actions sont des faits ; les paraboles de Jésus, sa vie et sa mort sont des faits ; les écrits des Pères et la vie des saints sont des faits. La vie religieuse de l’humanité dans tous les temps est un fait ; le bien analyser serait la démonstration historique du christianisme ; la foi /[fol. 53] consiste, en un sens, à le bien voir. L’analyse y découvre les vestiges de Dieu, de plus en plus sensibles à mesure qu’on approche du Sauveur et que l’on marche après lui, qui vit encore et qui domine tout. La foi les recueille et les embrasse, refaisant à nouveau la synthèse de Dieu, de Jésus-Christ et de l’Église, et en percevant d’autant plus clairement l’unité harmonieuse qu’elle a mieux discerné les degrés de son étonnante évolution. Il ne s’agit pas d’un abandon ou d’un reniement de la tradition, mais d’une transposition et d’une interprétation de la matière traditionnelle, d’une organisation positive de la théologie. L’apologie du catholicisme n’est pas à refaire en ce sens qu’il faille édifier une autre construction syllogistique, une autre théorie rationnelle de la foi. Le catholicisme n’a qu’à prendre plus intimement conscience de lui-même et de son passé, qui est l’histoire de la religion dans le monde, afin de pouvoir se mieux définir et se faire mieux connaître aux hommes tel qu’il est et tel qu’il doit, tel qu’il veut être : c’est toute l’apologie dont il a besoin en tant que vraie religion.}(n) /[fol. 54] II.- Le rationalisme incrédule En face de la théorie théologique, vraie en substance, mais qui aurait besoin de s’adapter aux progrès de la philosophie, des sciences et de l’histoire, qu’elle semble en attendant contredire et défier se sont produites des théories négatives, erronées en principe, mais fondées sur une observation partielle des faits religieux. On ne s’arrête plus guère à l’idée, si chère aux philosophes du XVIIIe siècle, d’inventions frauduleuses dont les premiers chefs de peuples auraient usé pour établir leur autorité, en profitant de l’ignorance universelle, et qui auraient été les religions. 60

Les théories générales de la religion L’application de cette hypothèse aux grands fondateurs religieux n’a pu être tentée que par des hommes dont les connaissances historiques étaient superficielles et dont la critique était purement rationnelle, sans base psychologique, ni sentiment du réel. Quant aux temps anciens, l’histoire des religions, si obscure qu’elle soit et qu’elle doive rester à l’égard des origines, suffit à montrer que la religion n’a été nulle part une institution artificielle, ni un produit de la réflexion chez quelques individus, mais comme une création spontanée, universelle, bien que très diversement conditionnée, de l’humanité primitive. Aussi bien la philosophie positiviste, dont l’apparition néanmoins a été antérieure au grand essor de la science des religions dans la /[fol. 55] dernière moitié du XIXe siècle, a-t-elle esquissé une théorie qui tient meilleur compte de la réalité. [La « loi des trois états ».] {L’esprit humain aurait traversé trois états : l’état mythologique ou théologique, qui est, à proprement parler, celui de la religion, l’état métaphysique, qui est celui de la philosophie spéculative, l’état scientifique, qui est celui de la science positive, dont le règne ne fait maintenant que de commencer. Cette théorie a eu le sort de tous les systèmes, c’est-à-dire qu’elle a paru insuffisante, au bout d’un certain temps, devant la réalité mieux connue. Elle n’en a pas moins exercé une grande influence sur l’esprit général de la science contemporaine. Beaucoup de savants ont admis et professé que la religion et la philosophie même avaient fait leur temps et que la science, la vraie science, expérimentale et rationnelle était maintenant seule en mesure de former l’homme, de le diriger, de procurer son bonheur. On s’est persuadé que l’on pourrait changer l’homme en machine raisonnable, gouvernant ses instincts, dosant ses jouissances, réglant ses exercices, entretenant ses forces, pourvoyant à ses intérêts et à ceux de la collectivité d’après un programme rigoureux et infaillible, dressé surtout par les chimistes et les médecins, désormais en possession des secrets de la vie, et qui, en échange d’un idéal trompeur, nous procureraient un solide bien-être. Grâce au développement toujours plus perfectionné des sciences naturelles, des  /[fol.  56] sciences sociales, de l’hygiène, de l’instruction, le genre humain finirait par constituer une fourmilière très sagement organisée, où tout serait prévu, où chacun aurait sa place avec toute la quantité de satisfactions possible pour lui, sans autre préoccupation morale que celle de contribuer à ce bel ordre, sans aspirations ni espérances ultérieures, tout ce qui n’est pas susceptible de vérification expérimentale devant être considéré comme non avenu.}(o) Cette manière de voir, qui est un état des intelligences autant qu’une théorie avouée, procède à la fois d’une critique partiellement juste de la conception théologique et d’une reconnaissance réelle du fait religieux. On a cru, et les théologiens ont contribué plus que personne à entretenir cette idée, que la religion est enfermée tout entière dans ses preuves logiques et dans ses formules traditionnelles. Quand on a eu trouvé le défaut des preuves et l’insuffisance des formules, on a pensé que la religion même était atteinte et tombait avec son expression vieillie. On n’a pas remarqué le principe de vie qui subsiste sous les formules déjà caduques en apparence et qui ne succombe jamais avec celles qui périssent tout à fait. L’erreur même que l’on a commise en prenant la religion pour une forme inférieure de l’activité intellectuelle s’explique jusqu’à un certain point par la prétention qu’a eue la théologie traditionnelle de prendre place en tête des sciences de raison, et de garder cette place à l’égard de la science moderne, expérimentale et  /[fol.  57] positive. 61

Alfred Loisy Comme le travail théologique des siècles chrétiens s’est accompli avec les moyens dont disposait la science d’autrefois, la théorie de la religion, identifiée à la religion même, a paru aux savants de nos jours n’être qu’une ébauche imparfaite et chimérique de la science réelle ; et ne voyant aucun parti à tirer des formules théologiques, on a jugé que la religion même avait perdu sa raison d’être. Il ne pouvait arriver cependant qu’à des « intellectuels », qui avaient mis toute leur activité dans leurs expériences particulières et s’étaient imaginés réaliser toute la vie de l’univers dans la définition de leur propre savoir, de méconnaître ainsi la nature de l’homme et le caractère foncièrement humain de la religion. Certes, ce serait une fort belle chose que l’organisation scientifique de l’humanité. Il est possible que les fourmis et les abeilles soient parfaitement heureuses dans leurs républiques si bien réglées  : encore savons-nous qu’il y a des crises dans les fourmilières et dans les ruches et que la paix n’y est pas éternelle. Mais ce bonheur de fourmis et d’abeilles ne sera jamais le nôtre. Car l’homme est un singulier animal, qui désire plus qu’il n’a, et toute la science du monde ne le guérira pas de sa maladie divine, l’amour du mieux. La science faite et parfaite, quand il s’agit de l’homme, est une contradiction, puisque la science humaine est essentiellement relative et à jamais perfec- /[fol. 58] tible. Donc le progrès scientifique ne sera jamais clos, et un état définitif ne sera jamais garanti à l’humanité par la science, qui changera toujours. De plus, la science n’est que la science et ne peut pas être autre chose que ce qu’elle est. Si elle satisfait le besoin de connaître, inné à l’intelligence humaine, elle ne peut satisfaire le besoin de croire à la vie et de s’y confier, de vivre et de grandir moralement, qui n’est pas moins inné à notre cœur, que le besoin de connaître l’est à notre esprit. L’homme a un appétit insatiable de savoir, et il ne se lasse pas de le rassasier et de l’exciter tout à la fois en observant, comparant, jugeant indéfiniment. Il a aussi un impérissable désir de vie morale et il ne se lasse pas de le combler et de le creuser en croyant, en espérant, en se dévouant à l’idéal qui l’attire et qui est pour lui la suprême réalité, aussi passionnante que mystérieuse. Il critiquera perpétuellement l’objet de sa foi et modifiera sans cesse l’idéal qu’il se fait du bien infini où sa conscience veut s’appuyer. La science toute seule ne sera pas pour cela en état de le lui donner ou de apprendre à s’en passer. Ne croitelle pas elle-même à la vérité qu’elle n’embrasse jamais, qu’elle voit seulement par derrière, comme Moïse a vu le Seigneur ? Pourquoi nierait-elle Dieu, c’est-à-dire la religion et le devoir qui sont pour nous l’autre forme de l’Infini ? [La perte de la foi chez Renan.] {Le culte désintéressé de l’idéal, qu’Ernest Renan a célébré en même temps que la religion de la science, n’est  /[fol.  59] qu’une rêverie de philosophe sceptique jouant avec les créations de sa fantaisie, ou bien une sorte de compromis artistement ménagé entre les croyances positives et le culte exclusif de la science. « Les mots ayant toujours pour lui trois sens, celui qu’ils ont dans les doctrines constituées, celui que la foule leur donne, et celui qu’il leur attribue, il les emploie indifféremment dans l’une ou l’autre selon les besoins de sa démonstration et selon qu’il veut définir ou concilier. Il dira le Divin au lieu de dire Dieu, quand il voudra faire entendre sa théologie à lui, sa manière de concevoir ce qu’il y a d’éternel dans le monde ; et tout de suite après, pour exprimer la même idée, il dira Dieu, afin de laisser croire qu’il n’y a au fond nulle différence entre les déistes et lui : Dieu, conscience, immortalité sont pour lui de bons gros vieux mots, un peu vulgaires, à conserver pour ce qu’ils contiennent de vrai, et qu’il conserve surtout pour les 62

Les théories générales de la religion moments où il a besoin de n’être pas absolument précis. »10 Il y a là comme une application inattendue et un décalque du symbolisme chrétien dans la distinction des sens de l’Écriture ; mais ce n’est plus qu’un jeu d’esprit et de style, une habileté littéraire qui ne porte pas atteinte au principe fondamental de son œuvre. Dans son Avenir de la science, livre de jeunesse où il /[fol. 60] a été d’autant plus sincère avec lui-même qu’il songeait moins au public, il a écrit  : « La science ne vaut qu’autant qu’elle peut remplacer la religion… La science ne vaut qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la révélation prétend enseigner ». Et dans la conclusion de l’Histoire du peuple d’Israël, son dernier ouvrage, il dit encore : « Le judaïsme et le christianisme disparaîtront. L’œuvre juive aura sa fin ; l’œuvre grecque, c’est-àdire la science, la civilisation rationnelle, expérimentale, sans charlatanisme, sans révélation, fondée sur la raison et la liberté se continuera sans fin. »11 Malgré l’atténuation très réfléchie, qu’il introduit en dernier lieu dans l’expression de sa pensée, son esprit reste toujours dominé par la même idée, qui l’a conduit hors de l’Église et de la foi ; à savoir que la religion, pour être vraie, aurait besoin d’être démontrée scientifiquement, et que la religion n’étant pas démontrée de cette manière, par des arguments capables de produire une certitude mathématique et rationnelle, la science seule demeure en possession d’élever l’homme et de le conduire à sa fin. Ce n’est pas tout à fait de lui-même et par une sorte de parti pris qu’il a jugé une telle certitude indispensable pour fonder la foi ; la façon dont les preuves de la religion lui ont été présentées y a bien été pour quelque chose. Il n’est pas sans intérêt de constater /[fol. 61] que l’esprit de la démonstration scolastique, après lui avoir suggéré que la croyance religieuse était objet de certitude scientifique en ce qui regarde les vérités dites de religion naturelle et les titres de la révélation, l’a induit d’abord à l’incrédulité quand il eut remarqué l’absence de cette certitude, et lui a fait ensuite chercher dans la science une base purement rationnelle pour les progrès ultérieurs de l’humanité. Rien n’est plus propre que cet exemple à faire ressortir les inconvénients de l’apologétique dite traditionnelle. Renan s’est aperçu que la preuve du christianisme, envisagée comme argument de pure raison, péchait par beaucoup de côtés ; il n’a pas songé aux moyens de l’améliorer ; il s’est laissé dire et il a semblé croire que tout dans la religion devait être immuable pour être vrai, et puisque tout n’était pas immuable, il déclara que rien n’était vrai. Le triomphe trop complet de la démonstration par le raisonnement sur la démonstration par le fait, au XVIIe siècle, qui avait rendu Voltaire possible et l’avait presque suscité au XVIIIe, a procuré un autre Voltaire au XIXe siècle. Tous deux ont été les fidèles de la raison pure. Le second, toutefois, a été plus savant que le premier, et moins raisonneur ; il connaissait mieux la religion dans son action présente et dans son histoire : c’est ce qui l’a forcé d’être moins injuste envers elle. Il lui a manqué, comme à son devancier, /[fol. 62] de voir que la religion est plus vraie que ses preuves et plus réelle que ses formules. Il y aurait sans doute à faire une bien curieuse analyse des opinions philosophiques où Renan croyait avoir condensé tous les rayons de la science moderne et à montrer qu’elles sont, à beaucoup d’égards, la simple contradiction de la théologie qui lui avait été enseignée, ou bien cette même théologie transposée, désarticulée, costumée à la nouvelle mode et à peine reconnaissable sous le déguisement

10. E. Faguet, Revue de Paris, 1er juillet 1898, p. 107. 11. Histoire du peuple d’Israël, V, 421.

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Alfred Loisy scientifique dont elle a été affublée. Malheureusement, ce sont les négations qui comptent le plus et constituent le principal de la doctrine : pas de surnaturel particulier ; pas d’absolu réel. Probabilité : Dieu se fait. Possibilité : il existera peut-être un jour et sera tout puissant jusqu’à pouvoir nous ressusciter si cela lui plaît. Rien ne paraît plus contraire à la théologie que cette conception de Dieu, et pourtant elle ne contient guère d’élément qui ne soit emprunté à la théologie. Surnaturel et absolu sont deux notions théologiques. Renan constate que ce sont des idées, et il les trouve comme telles dépourvues de réalité. La découverte n’a rien d’extraordinaire, puisque toutes nos idées sont des idées, et non la réalité des choses qu’elles représentent. La question est de savoir si celles-là ne sont pas l’image, aussi imparfaite qu’on voudra, d’une réalité qui leur est infiniment supérieure. /[fol. 63] Ce que Renan appelle absolu est une idée pure. Ce qu’il appelle surnaturel serait un Dieu placé en dehors du monde, lequel est censé subsister par lui-même et renfermer par conséquent sa raison d’être. Le surnaturel n’existe pas, dit notre philosophe, ou du moins il ne montre pas qu’il existe, car on ne voit pas que l’ordre du monde soit jamais dérangé par cet être supérieur au monde. Ainsi la notion théologique du miracle est seule en cause sous le nom de surnaturel. Toutes les objections que Renan accumule contre le surnaturel n’atteignent en réalité que cette notion, très perfectible, comme toutes les notions théologiques, et qui en tout cas ne se confond point avec celle du surnaturel proprement dit, à savoir la communication de Dieu aux créatures intelligentes, ni avec l’idée vraiment traditionnelle de Dieu, qui ne voit pas en lui un agent extérieur au monde, mais un agent immanent, plus intime aux choses que les choses ne le sont à elles-mêmes, et dont l’action ne se distingue pas de ce que nous appelons loi, puisque rien de ce qui arrive ne se fait autrement que par cette action. Cette idée de Dieu, Renan ne l’a pas renversée ; on peut même dire qu’il ne l’a pas seulement attaquée. L’aurait-il ignorée ou méconnue ? Pas tout à fait, car il la ressuscite à sa manière. Il n’admet pas de Dieu absolu, mais il trouve son Dieu dans le monde, dans l’effort du monde pour arriver à /[fol. 64] la conscience. C’est donc un Dieu immanent. Il est aussi peu transcendant que possible ; il est même très imparfait ; mais il deviendra peut-être un jour transcendant et parfait. L’homme est, à l’heure présente, sa plus haute manifestation, étant la plus haute conscience de l’univers, et Renan, qui fut sans conteste un des esprits les plus distingués de son époque, a été lui-même à son jour le dieu du monde. Il n’était pas encore assez savant pour être le dieu absolu et tout-puissant ; il a seulement caressé l’idée que le progrès de la science pourrait un jour créer cet être surhumain, qui connaîtrait l’énigme des choses, dominerait sur le monde par la vertu de son savoir infini et aurait peut-être la bonté de faire revivre les petits dieux qui seront morts au cours des âges. À ce moment le surnaturel existera. Dieu sera vraiment incarné, incarné dans un savant. Si jamais l’anthropomorphisme s’est trahi avec évidence dans une conception de Dieu, c’est bien dans cette théorie savamment chimérique, orgueilleusement naïve. S’il y a eu des dieux faits à l’image de l’homme, celui de Renan l’a été plus qu’eux tous, car c’est Renan lui-même s’affirmant en maître futur de l’univers. Et cette glorification un peu ridicule de l’intellectuel n’est, comme les autres théodicées rationalistes, que de la théologie décolorée, étriquée, vidée, tournée en abstraction. C’est la conception étroite que l’on s’était faite du surnaturel, d’après une théologie mal comprise, qui s’est déclarée fausse dans /[fol. 65] le présent et que l’on admet comme probable ou possible dans l’avenir. Que peut-elle valoir 64

Les théories générales de la religion cependant ? Rien pour la foi, puisqu’elle parle au nom de la raison pure et qu’elle blesse le sentiment religieux. Rien pour la raison, puisqu’elle n’est fondée en réalité ni sur l’expérience, ni sur le raisonnement. Dieu ne peut pas être en dehors du monde ni une partie du monde. Ainsi confondu, le « surnaturel particulier » n’a jamais existé, il n’existera jamais. Le vrai surnaturel et le vrai Dieu ne peuvent pas être la conscience finale du monde dans un être qui serait le produit de l’évolution universelle ; ils sont le principe à la fois transcendant et immanent par lequel cette conscience s’est éveillée et grandit ; principe toujours égal à lui-même et supérieur à ses œuvres, dans les manifestations diverses de sa puissance et de son activité. L’évolution du monde tend à Dieu parce qu’elle se fait en lui et par lui, par un mouvement aveugle vers un but qui n’existerait pas encore. Dieu est en un sens l’intime réalité du monde, comme le monde est l’inépuisable révélation de Dieu. Dieu et le monde sont des termes qui, dans la droite orientation de notre esprit, sont coordonnés, non superposés. Leur association est le mystère des mystères. Ce mystère néanmoins est le vrai, car on ne peut nier Dieu ou le monde ni conclure à leur identité absolue ou partielle sans tomber dans l’absurde. Les deux existent l’un dans l’autre et nous dans les deux. Le principe du monde est à la fois nécessaire et bon : sa nécessité se /[fol. 66] manifeste à notre raison ; sa bonté à notre conscience. De là vient que tout dans le monde est nécessité pour la raison savante, liberté et bonté pour la conscience religieuse. Ce sont les deux faces de Dieu que nous entrevoyons par les deux yeux de notre âme. L’une est aussi réelle que l’autre, et il ne faut pas dire que la première est loi fatale, la seconde illusion. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » disait Dieu à Pascal. L’homme ne sentirait pas le devoir et ne chercherait pas le bien, si le monde, tout froid et mécanique en apparence, n’était comme imprégné d’une sainteté infinie qui vit en lui libre et féconde, et d’où procèdent, où retournent nos incomplètes vertus. Sachons donc maintenir l’équilibre de notre pensée et de notre vie morale en acceptant le mystère de Dieu nécessaire et libre, absolu et créateur, principe immanent et distinct du monde. C’est par une contorsion logique, familière aux philosophes rationalistes, que Renan a séparé Dieu du monde et la nécessité de la liberté, pour les confondre ensuite et les séparer de nouveau, sans aboutir à autre chose qu’à une hypothèse rationnellement insoutenable et qui peut rivaliser par l’inconsistance et la fragilité avec les rêveries des anciens gnostiques. Mais il ne s’agit pas maintenant de philosophie et Renan lui-même se croyait plus sûr de ses conclusions critiques que de sa théorie de l’univers. /[fol. 67] [Renan et la critique biblique.] On s’aperçoit assez vite, en lisant les ouvrages de Renan, qu’il a formulé ses conclusions critiques de façon à répudier et à combattre les affirmations essentielles de la tradition chrétienne en partant des opinions communément admises par les théologiens catholiques touchant la provenance, l’âge et le caractère des différentes parties de la Bible. Il pensait sans doute, et il a répété plusieurs fois, que ces opinions étaient nécessairement liées à la religion même dans son passé, son existence actuelle et son avenir : dans le passé, c’étaient des fraudes délibérées qui avaient servi à l’accréditer ; actuellement, c’étaient des erreurs qui aidaient à la conserver ; dans l’avenir, ce serait le principe de l’inévitable ruine, quand l’illusion traditionnelle serait dissipée. Ainsi, selon le système de démonstration catholique 65

Alfred Loisy adopté depuis le XVIIe siècle, il est censé importer à la vérité de la religion que le Pentateuque tout entier soit interprété comme lettre d’histoire, le Pentateuque ne peut être interprété de la sorte que s’il a été écrit par Moïse ; et les apologistes ont défendu, avec l’énergie du désespoir, jusqu’à ces dernières années, l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Renan se garde bien de blâmer leur construction logique ; il l’approuve plutôt ; mais il s’empresse d’établir que « l’attribution du Pentateuque à Moïse est insoutenable », qu’il ne contient pas l’histoire primitive de l’humanité ni même celle du peuple /[fol. 68] hébreu ; d’où il suit que la foi juive et chrétienne repose sur un mensonge colossal et une erreur invétérée. Pour peu qu’on suspectât la légitimité de cette conclusion le critique rationaliste invoquerait le témoignage des apologistes orthodoxes. Il a fait siens les postulats de l’argumentation théologique, et il déclare gravement que l’on n’est pas catholique si l’on s’écarte « sur un seul point » de la thèse traditionnelle12. Pour faire vraiment œuvre de science, il aurait dû vérifier avec plus d’exactitude et sans préjugé l’état des faits et les origines de la tradition israélite et chrétienne. S’il voulait en déduire une théorie générale du développement religieux, il devait l’édifier sur les faits mêmes et ne pas se contenter d’opposer une abstraction à une abstraction, la négation absolue à l’affirmation absolue du surnaturel, en négligeant le sujet réel et vivant qui s’offrait à l’observation. Il s’est conduit en polémiste, et il n’a pas été l’historien qu’il voulait être. Aussi bien la seule réfutation utile que comporte son histoire des origines de la religion ne peut-elle être que la juste appréciation des faits qui sont le prétexte de sa théorie négative. Laisser de côté les faits en condamnant le dogmatisme rationaliste au nom du dogmatisme théologique serait perpétuer un malentendu dont ni la saine théologie ni la vraie science ne tirent avantage et qui ne profite qu’à l’incrédulité. L’auteur de la Vie de Jésus se flatte /[fol. 69] d’avoir été « un bon élève » ; il ne l’aurait été que trop si l’orthodoxie catholique devait impliquer la confusion de la théologie avec le dogme, de la formule dogmatique avec l’objet qu’elle représente, de la vérité de l’Écriture avec l’autorité absolue de sa lettre, de l’infaillibilité doctrinale de l’Église avec l’objet matériel de son enseignement, de la conception théologique avec la conception historique de la religion.}(p) [Déisme et religion naturelle.] Il ne conviendrait pas de passer entièrement sous silence dans cette revue des systèmes rationalistes la conception purement déiste de la religion, ce qu’on a décoré du nom de spiritualisme ou de religion naturelle. Dieu, l’âme et le devoir sont les trois articles de ce symbole, qui néglige La Trinité, la résurrection, le Christ et l’Évangile. Rien n’est moins naturel que cette religion prétendue naturelle, qui n’a jamais été non plus une religion. Ce ne fut qu’une philosophie, et non pas une doctrine vivante, la fleur d’une science en voie de formation ou le fruit d’une science déjà sûre d’elle-même. Ce fut un résidu plus ou moins contesté, sinon contestable, du travail dialectique auquel on se persuadait que les dogmes traditionnels n’avaient pas résisté, la religion de Voltaire, de Rousseau, de Cousin, de Jules Simon, pour ne point citer Robespierre, et, quoi qu’on en eût, un débris

12. Souvenirs d’enfance et de jeunesse, , 293.

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Les théories générales de la religion de /[fol. 70] scolastique13. On cherchait toujours un fondement de certitude purement rationnelle à la vie morale de l’homme et de société ; on s’imagina le trouver dans cette triple notion du Dieu transcendant, de l’âme spirituelle et immortelle, du devoir abstrait fondé sur l’ordre divin des choses ; et l’on entreprit de démontrer avec évidence les trois idées essentielles qu’on voulait retenir. Le malheur était précisément que ce fussent des idées, et que ces idées ne pussent être démontrées réelles par voie d’argumentation métaphysique. Les arguments n’allaient pas à prouver avec une entière évidence de raison leur valeur objective. On était en présence de trois abstractions, trois squelettes de pensée sauvés de l’ancien dogme, et qui avaient, dès l’abord, vis-à-vis de la science expérimentale tous les inconvénients des formules antiques sans être recommandés comme celles-ci par la tradition et sans contenir la sève de religion que la foi y a déposée. La raison a renversé ce que la raison voulait conserver et n’avait pu garantir. Les belles choses qu’on a écrites sur la religion de la nature appartiennent à l’histoire de la philosophie. Du moins a-t-il été démontré par ces essais infructueux /[fol. 71] que la raison seule est impuissante à rien créer dans l’ordre religieux. Toutes les religions qui ont existé ou qui existent encore sont autre chose qu’une formule philosophique démontrée par la raison. Celle-ci n’a pu mettre dans son œuvre que ce qu’elle porte en elle : des idées. La religion est une réalité vivante. [L’« Union pour l’action morale ».] {On a même essayé tout dernièrement de suppléer à la foi religieuse par ce qu’on appelait l’action morale, le culte du devoir sans autre motif que le devoir même. La banqueroute du spiritualisme philosophique devait mener là des âmes trop hautes pour tomber dans le matérialisme, des esprits trop imbus du préjugé scolastique et rationaliste pour ne pas demander aux vérités de l’ordre religieux et moral une évidence rationnelle qu’elles ne sauraient avoir, et trop critiques en même temps pour ne pas reconnaître que cette évidence leur manque. Il est remarquable que cette tentative dure depuis quelques années et qu’on en est toujours à chercher, avec une sorte d’inquiétude, un principe au devoir14. On ne veut demander ce principe qu’à la raison pure, et l’on cherchera longtemps encore. La vie morale ne tient pas sa force d’une idée abstraite. La conscience et Dieu, la morale et la religion sont des termes qui s’appellent et qui par leur union font la vie et l’action que l’idée ne suffit pas à produire.}(q) /[fol. 72] III [Le protestantisme contemporain et l’autorité de la Bible] Assez différente de ces conceptions purement rationalistes est celle d’un nombre toujours croissant de savants protestants qui ont rompu avec le dogme traditionnel, mais qui prétendent garder et gardent en effet la religion non plus comme une institution extérieure et sociale, mais comme une part réelle et obligatoire de

13. « Ce Dieu écourté, qui fait son apparition au début du dix-huitième siècle, n’est qu’un résidu ; la religion éteinte, il est resté au fond du creuset, et les raisonneurs du temps, n’ayant point d’invention métaphysique, l’ont gardé dans leur système pour boucher un trou ». Taine, Histoire de la littérature anglaise, III, 387. 14. Voir particulièrement dans le Bulletin de l’Union pour l’Action morale, les nos de 1897.

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Alfred Loisy l’activité spirituelle de l’homme, distincte de la philosophie, à plus forte raison de la science et qui a eu sur la terre sa plus haute manifestation, son exemple unique et salutaire, en un mot sa révélation dans le Christ. Ces savants font la critique de toutes les croyances, sans excepter les croyances chrétiennes, n’admettent pas le miracle au sens ordinaire de la théologie, s’accordent à peu près avec les rationalistes incrédules dans les questions de littérature et d’histoire bibliques, mais retiennent Dieu, la religion et la foi comme des réalités de l’ordre moral. On ne voit pas nettement ce qu’ils entendent par ces trois entités morales. Leur symbole paraît se résumer en un seul article dont la signification n’est pas autrement définie  : l’homme est sauvé, moralement régénéré par la foi au Dieu-Père qui lui est révélé en Jésus. Cette formule de la religion et du christianisme serait l’expression dernière, légitime, inévitable, du /[fol. 73] vrai principe de la réforme, qui est exclusif de toute autorité extérieure, Église, tradition, lettre de l’Écriture, et ne reconnaît pas d’autre règle de foi que la lumière intérieure de l’esprit discernant dans l’Écriture la parole de Dieu. La Bible n’est pas une autorité pour la foi : celle-ci se forme comme spontanément dans l’âme au contact de la parole divine qui est contenue dans l’Écriture. Car la Bible, en tant que livre, n’est pas cette parole, si ce n’est pour autant qu’elle éveille dans les âmes la foi au Dieu Père manifesté en Jésus. L’autorité de l’Écriture est donc relative et consiste simplement en ce que la Bible est la source normale de l’impression religieuse la plus pure et de l’expérience religieuse la plus parfaite. Tel est le principe essentiel de la réforme, et c’est aussi le pur christianisme. Par là on soustrait la religion au contrôle de la tradition et à celui de la science, à la tyrannie de l’autorité et aux curiosités de la critique. Ce christianisme n’est toujours que le protestantisme. L’idée en paraît toute positive ; mais on y implique une négation. MM. Harnack et Sabatier ont raison de se porter pour héritiers du véritable esprit de Luther : ils enseignent comme lui le salut par la foi seule, quoique Luther ait eu sur Dieu, Jésus, le salut et la foi une doctrine beaucoup plus conforme que la leur à celle de la tradition ecclésiastique ; et ils s’accordent encore avec lui dans l’exclusion de ce qui n’est pas purement évangélique, de ce que Jésus n’a /[fol. 74] pas formellement enseigné, organisé ou institué, bien que Luther ait pensé encore trouver dans l’Évangile quantité de choses que ses modernes disciples déclarent ne pas y voir. [Historicité de la religion chrétienne.] {Qu’il y ait abus de langage à présenter sous le nom de religion et de christianisme ce qui est la simple définition du sentiment religieux chrétien, il paraît bien difficile de le contester. Jamais la religion n’a été conçue comme une affaire toute personnelle de l’individu, comme un travail psychologique dont il serait le sujet et l’arbitre, sans que le rapport direct et constant qui doit s’établir par ce travail intérieur entre l’homme et Dieu, soit en même temps un lien effectif entre l’homme et ses semblables. Qui dit religion dit le contraire d’individualité. La religion, sous toutes ses formes, même les plus humbles, a toujours poursuivi l’union des hommes en Dieu, et non seulement l’union de l’homme avec Dieu. Et ce qui est vrai de toute religion est plus vrai encore du Christianisme. C’est pourquoi la religion n’a jamais été conçue comme un sentiment psychologique, mais comme une institution. C’est pourquoi le christianisme, quand il cessa d’être l’espérance d’Israël et devint une religion distincte de la religion juive fut aussi une institution. C’est pourquoi les réformateurs du XVIe siècle, tout en posant le principe de l’individualisme pour se soustraire à l’autorité de l’Église, se virent obligés, pour conserver 68

Les théories générales de la religion quelque chose de la religion et du Christianisme qu’ils ne /[fol. 75] voulaient pas abandonner, de faire du protestantisme une institution, de revêtir d’une forme sociale leur christianisme individuel. Or, si la religion, au lieu d’être uniquement le sentiment religieux des individus est l’institution vivante où ce sentiment trouve son aliment et sa direction, le christianisme qui est certainement une religion et qui veut l’être est nécessairement une institution religieuse ; et s’il est une institution religieuse, il ne peut pas se définir dans un sentiment, ni se définir dans une seule formule ; il ne peut pas être censé réalisé une fois pour toutes dans une conscience humaine et consister dans la reproduction du même sentiment dans les autres consciences. Outre que cette répétition ne se conçoit pas sans le moyen extérieur qui la procure, et qui, étant indispensable, doit appartenir à la notion réelle de la religion, il va de soi qu’une institution religieuse, étant vivante, ne peut pas être immobile, figée dans un type donné, et que le mouvement, le changement, le progrès qui sera sa loi, ne sera pas à considérer comme une déchéance de son principe. Tant que l’institution chrétienne fera l’œuvre de l’Évangile, tant qu’elle ne se transformera que pour la mieux accomplir, elle se maintiendra dans l’esprit et les intentions de Jésus, et ce sera poursuivre une chimère que d’en entreprendre la destruction pour mieux restaurer l’Évangile, puisque l’Évangile n’a pu exister qu’une fois dans sa forme native, et que cette forme, avec la meilleure /[fol. 76] volonté du monde, ne peut pas être restaurée.}(r) [Le rôle et la fonction de Jésus.] À le bien prendre, la religion n’aurait commencé qu’avec Jésus, et l’on pourrait presque dire qu’elle a fini avec lui. Sans doute, l’homme a toujours été religieux ; mais l’homme et la religion sont des produits de l’évolution qui est la loi de l’univers ; et si la religion est toute subjective, si elle tient tout entière dans le sentiment que l’homme a du divin, Dieu lui-même ne sera pas très loin d’être un produit naturel de cette évolution. La religion a sa racine dans « la contradiction initiale qui constitue, à l’origine comme à la fin, la vie empirique de l’homme, et qui la rend, à tous les degrés, si précaire et si misérable », c’est à savoir l’impuissance de l’homme devant la nature et sous « le poids du déterminisme universel », impuissance qu’il domine « par un retour au principe même d’où notre être dépend et par un acte moral de confiance en l’origine et en la fin de la vie »15. Mais le sentiment de cette impuissance et l’effort libérateur de la foi ont dû s’épurer avec le temps. D’abord l’homme peuple l’univers d’esprits qu’il jugeait attachés, comme l’âme au corps, tantôt à un objet bizarre, tantôt à un phénomène naturel ; puis il distingua l’esprit de sa demeure ordinaire  : ce fut le commencement du polythéisme et de l’idolâtrie ; en introduisant parmi les dieux la hiérarchie qui s’était établie dans les /[fol. 77] sociétés humaines, il tendait au monothéisme, et en se moralisant lui-même, il moralisait ses dieux ; cette tendance vers le monothéisme moral n’aboutit pas dans la famille indo-européenne parce qu’elle rencontra un obstacle insurmontable dans la nature de sa mythologie ; elle n’aboutit qu’en Israël, « grâce au tour particulier d’esprit de la famille hébraïque » dont « le polythéisme primitif avait un caractère abstrait », sans compter que, « par l’idée de sainteté », Iahvé, le Dieu national « se trouvait également séparé de la nature », et surtout grâce aux prophètes, auteurs d’une « réforme essentiellement individualiste, qui fit d’un dieu

15. Sabatier, op. cit., 123-125, 155, 191.

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Alfred Loisy particulier “le Dieu de la conscience morale, le créateur invisible de toutes choses, le juge et le rémunérateur de toutes les consciences humaines” ; toutefois ce Dieu restait “extérieur à la conscience ; l’image de la sainteté éveillait dans les âmes le sentiment du péché et faisait surgir un conflit tragique entre la volonté humaine, asservie au mal, et la loi divine intransigeante par son caractère” ; par la révélation suprême de Jésus, “Dieu deviendra intérieur à la conscience, il se manifestera dans l’homme lui-même, comme principe de justification et de salut” ; ainsi “le Père céleste s’incarne dans le Fils de l’homme”, et par là se réalise “cette consommation de l’unité religieuse du divin et de l’humain qui se cherchaient et s’appelaient dans le vœu obscur de la conscience” ; le dogme et l’Église en s’interposant entre la conscience et Dieu, rétablissent la barrière que Jésus avait /[fol. 78] renversée, le “salut est compromis” et “la religion parfaite s’évanouit” ». 16 {Un fait bien plus évident que la conclusion de M. Sabatier, c’est que Jésus luimême n’a pas conçu le rapport de Dieu et de la conscience humaine comme on le présente dans la nouvelle théorie. Si sensible que soit le Père céleste au cœur du Fils de l’homme, la distinction de Dieu et de l’âme, du divin et de l’humain y est clairement affirmée, et ce n’est pas le Jésus de l’Évangile qui eût dit que le Père s’était incarné en lui. Une telle formule est aussi peu acceptable au point de vue de l’histoire qu’à celui de la théologie traditionnelle. Non, mille fois non, la religion de l’Évangile n’est pas ce panthéisme psychologique, cette religion subjective, cette apothéose de la conscience. Dieu y est intérieur à l’âme et il y vit ; mais il n’en reste pas moins le Dieu qui fait luire le soleil et tomber la pluie, celui dont le règne arrive, celui qu’il faut attendre si l’on ne veut pas être surpris par son jugement. Il est immanent à l’âme et transcendant au monde. De quel droit prend-on la moitié du sentiment qui domine la conscience du Christ et sa prédication, et néglige-t-on l’autre moitié ? Pourquoi signaler avant saint Paul « cette antithèse morale de la justice et du péché »17, comme si le problème religieux s’était posé en ces termes pour les /[fol. 79] prophètes, et comme si Jésus lui-même l’avait envisagé de cette façon ? Est-ce que les prophètes et Jésus ont été vraiment les pères de l’individualisme ? En un sens ils ne relèvent que de leur inspiration, ou plutôt de Dieu qui les envoie, car ils ne sont pas subjectivistes ; mais que veulent-ils sinon restaurer, affermir, réaliser la tradition ? Les prophètes n’ont pas conscience de prêcher un autre iahvéisme que celui qui s’est imposé à leurs ancêtres et Jésus a protesté qu’il ne venait pas détruire la Loi et les Prophètes, mais les accomplir. Ils ont cru promouvoir le développement du règne de Dieu et non faire quelques expériences psychologiques dont la postérité pourrait tirer profit. La question actuelle pour les prophètes était d’obtenir la fidélité du peuple à son Dieu ; pour Jésus c’était d’obtenir la foi au royaume annoncé par les prophètes et que lui-même amenait sur la terre. C’est mutiler à plaisir leurs pensées et leurs intentions que de les détacher du passé qu’ils continuent, et de l’action qu’ils exercent, pour en faire les précurseurs d’une théorie religieuse inventée de nos jours. Ils ont vécu dans la religion de leur temps et de leur milieu ; on peut même dire de Jésus qu’il l’a vécue et l’a transfigurée en la vivant ; mais cette religion qui vivait en eux n’était pas un sentiment individuel, c’était la religion d’Israël et du monde, institution et foi, réalité et espérance, vie religieuse complète et progressive, toute pour chacun, mais une

16. Sabatier, op. cit., 22, 19. 17. Ibid., 155.

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Les théories générales de la religion pour tous, et, à laquelle chacun a part dans /[fol. 80] la communion universelle. La religion, le royaume, Dieu leur sont des réalités à la fois intimes et extérieures, subjectives et objectives, qu’ils portent et dans lesquelles ils se meuvent. Ils ne servent pas un sentiment ni une abstraction, mais le Dieu vivant et l’œuvre qu’il poursuit par eux, l’avènement du règne des saints, la constitution de la société des justes. Nous apprendre à sentir Dieu n’est qu’une petite partie de leur programme. Et dans ce passé obscur que l’on partage si scolastiquement en compartiments superposés : fétichisme, polythéisme, monolâtrie et monothéisme, n’y aurait-il pas autre chose à voir que le travail encore imparfait, et si imparfaitement connu de la pensée religieuse ? Quoi qu’on en ait dit, le polythéisme sémitique n’avait rien d’abstrait et il connaissait les familles et les hiérarchies divines ; la sainteté n’était pas une qualité propre au Dieu d’Israël ; les prédispositions du peuple hébreu au monothéisme échappent à l’historien. Mais ce qu’il importe d’observer maintenant, c’est que la religion depuis ses formes les plus humbles jusqu’aux plus hautes n’a jamais été purement subjective, qu’elle a toujours mis Dieu près de l’homme, mais au-dessus. La religion est fondée sur la distinction réelle, objective, de Dieu et de l’homme. L’effort séculaire de l’humanité pour atteindre Dieu est une preuve irréfragable de son existence, mais ce serait une illusion séculaire si l’homme, pour atteindre Dieu, n’avait eu qu’à /[fol. 81] se regarder lui-même et à considérer que toute la réalité de Dieu tenait dans l’idée qu’il se faisait de lui, toute la religion dans le sentiment qu’il aurait pour cet idéal.}(s) [Sur un prétendu « christianisme pur ».] {L’Église est d’autant plus excusable de n’avoir pas su prêcher le pur christianisme que l’Évangile même, au dire des doctes promoteurs du christianisme individualiste, ne le contient pas sans mélange. Ce doit être déjà une consolation pour les catholiques d’entendre dire que, si le christianisme a reçu dans l’Église une forme grecque et païenne, il a eu dans l’Évangile une forme spécifiquement juive ; la condition normale du christianisme est sans doute qu’il ne soit pas si pur, on devrait dire si volatil. Le Sauveur, en effet, ne s’est pas contenté de sentir en lui la « consommation de l’unité religieuse du divin et de l’humain » ; il s’est dit, il s’est cru le Messie, ce qui est une conception juive dont la signification religieuse n’est pas universelle et manque de consistance ; il a annoncé le jugement dernier, la résurrection des morts, toutes croyances juives que nos critiques regardent comme indifférentes à la religion et à la foi ; il a regardé le Pentateuque comme un livre historique et admis l’origine davidique des Psaumes ; pour tout dire, il s’est montré en beaucoup de choses juif d’esprit et de pratique, bien qu’il ne le fût pas de cœur. Pour avoir le pur christianisme, il faut donc le dégager de son enveloppe qui est juive, comme Jésus /[fol. 82] le fut par sa naissance et son éducation, de même que, si l’Église romaine était maintenant la seule confession chrétienne, les Évangiles ayant disparu, et que le vrai christianisme n’eût pas été découvert à moitié par Luther et tout à fait par les modernes héritiers de sa pensée, on pourrait encore le retrouver en le dégageant de son enveloppe catholique. L’opération est délicate, et, avec tout le respect qui est dû aux éminents critiques dont nous parlons, il est permis de penser qu’ils ne sont pas capables de la mener à bonne fin. Car il ne s’agit pas vraiment d’une besogne individuelle ou qui devrait se faire une fois pour toutes sans qu’il fût jamais nécessaire d’y revenir. Sans discuter l’appréciation des éléments juifs que l’on remarque dans la prédication du Sauveur et dans sa manière d’être pendant son ministère, disons qu’il y en a bien d’autres et que tout l’Évangile 71

Alfred Loisy est juif en ce sens qu’il est conditionné judaïquement, adapté au milieu où il a été prêché. Il ne pouvait être autrement sous peine de n’être pas vivant, et il ne pouvait pas non plus demeurer tel sous peine de mourir dans l’endroit même où il était né. Mais pour qu’il continuât de vivre fallait-il que de savants philosophes, examinant gravement ce qui dans l’Évangile, était, comme on dit, purement humain, et ce qui était spécifiquement juif, rédigeassent pour les apôtres un petit symbole conte- /[fol. 83] nant le pur Évangile ? Pas n’est besoin de montrer que, dans cette hypothèse, l’Évangile serait mort bien plus sûrement et plus promptement encore que s’il eût gardé tout ce qu’il avait de juif, et qu’il aurait déconcerté ses prédicateurs avant de rebuter ses auditeurs. Mais l’Évangile vivant ne pouvait et ne devait se transformer utilement que d’après les nouvelles conditions d’existence qui lui étaient faites, en s’y adaptant au fur et à mesure par une sorte de nécessité plus ou moins sentie, qui lui faisait développer ce qui, dans son être réel, favorisait son progrès et modifier ce qui l’aurait gêné ou compromis. La vie d’une religion ne consiste jamais dans la recherche d’une quintessence, mais dans son action sur les âmes, et tout ce qui aide à cette action, tout ce que la religion entraîne dans son orbite et utilise à ses fins, participe à sa vie tant qu’il la sert. La question n’est pas de savoir comment définir l’essence de l’Évangile, une telle définition n’étant pas possible absolument, puisque l’Évangile n’est pas une idée, et ne pouvant avoir aucune efficacité religieuse, puisque les abstractions n’en ont pas, mais de savoir où est l’Évangile vivant, où il a été depuis son commencement, où il est encore aujourd’hui. C’est une question de fait et non d’analyse logique. En tout cas, il ne faut point parler de retour au christianisme pur, puisque ce christianisme n’a jamais existé. Existera-t-il /[fol. 84] jamais comme religion ? Ce serait une création artificielle et les religions ne se font pas de cette manière.} (t) {Ne nous étonnons donc pas d’apprendre que le christianisme ne s’est pas gardé pur après Jésus. Il est resté dans la règle de son institution. Ne soyons pas scandalisés d’entendre dire que le christianisme est devenu païen dans le catholicisme, comme il avait été juif dans l’Évangile ; que le dogme ecclésiastique est « une étoffe grecque de forme, de couleur et par tous les fils de son tissu » ; que la constitution de l’Église est le « décalque parfait de la constitution même de l’empire romain, la paroisse se modelant sur le municipe, le diocèse sur la province, les régions métropolitaines sur les grandes préfectures, et surgissant au haut de la pyramide, l’évêque de Rome et la papauté dont le rêve idéal n’est pas autre chose dans l’ordre religieux que la monarchie universelle et absolue dont les Césars avaient donné la première image » ; que l’ascétisme monacal avec le célibat des clercs et l’exaltation de la virginité sont « les suites d’un dualisme et l’imitation d’un idéal qui, venus d’Orient, séduisaient les imaginations fiévreuses d’un monde expirant » ; que, dans le culte, on a vu « reparaître toute l’antique hiérarchie des dieux, demidieux, héros, nymphes ou déesses, remplacés par la Vierge Marie, les anges, les diables, les saints, et les saintes », avec « toutes les superstitions jusqu’au /[fol. 85] fétichisme le plus naïf : pèlerinages, chapelets et litanies, vénération des images et des reliques, signes de croix, rites et sacrements conçus et célébrés à la mode des anciens mystères »18. M. Sabatier à qui ces définitions sont empruntées considère le dogme dans sa matière philosophique sans regarder à son esprit ; il paraît connaître moins que vaguement l’origine et le développement des circonscriptions

18. Sabatier, op. cit., 232-234.

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Les théories générales de la religion ecclésiastiques ; il ne veut voir du culte catholique que les formes extérieures sans s’inquiéter de la signification que l’Église y attache. Mais ces erreurs et ces défauts de méthode qui deviennent aisément des manques d’équité, n’ont pas lieu de nous arrêter maintenant. Accordons à la vérité de l’histoire le fait général et incontestable d’une adaptation réelle du christianisme à la science grecque, aux conditions de l’État romain, à l’esprit religieux des nations à convertir ou converties. Rien n’était plus légitime en principe ni plus nécessaire au progrès de la religion. Les éléments de philosophie ancienne que le christianisme se sera appropriés, l’organisation gouvernementale qu’il aura prise, les formes extérieures de son culte plus développées qu’au commencement, les hommages rendus à la Vierge et aux saints seront-ils condamnés pour la raison qu’ils n’existaient pas encore dans l’Évangile galiléen, dans ce qu’on appelle le christianisme juif ? Dès que l’Évangile y vit, dès que tout cela sert à promouvoir la religion de Jésus, qu’a-t-on à redire ? Reprocher toutes ces choses à l’Église, n’est-ce pas lui /[fol. 86] reprocher d’avoir vécu et de vivre encore ? Et si l’Église n’avait pas vécu, où serait maintenant l’Évangile ? Nos savants critiques, logiciens intrépides, méconnaissent la loi la plus élémentaire du monde créé, à savoir que la vie est un travail perpétuel d’assimilation. C’est le pendant de l’erreur qu’ils commettent en se persuadant que pour fortifier le christianisme on n’a qu’à le disséquer. [Les sciences et l’Écriture.] On nous assure que la révolution religieuse inaugurée par Luther, la révolution scientifique inaugurée par Copernic et Galilée, la révolution critique opérée par l’avènement de la méthode historique et ses nombreuses découvertes ont ruiné l’autorité de l’Église, l’autorité du dogme et l’autorité de l’Écriture, si bien que le christianisme catholique fondé sur cette triple autorité, n’aurait plus de base réelle et porterait sur le vide. Luther avait porté au dogme un coup décisif ; mais il n’avait pas suivi jusqu’au bout les conséquences de son principe ; les sociniens seuls, mais d’un point de vue rationaliste en avaient fait l’application ; ce même principe de la conscience libre, éclairé maintenant par la science et la critique a reçu dans le protestantisme libéral son expression définitive  : le salut par la foi indépendamment des croyances19. Ce n’est pas que les dogmes doivent entièrement disparaître ; la foi ne saurait se passer /[fol. 87] d’expression intellectuelle ; ils subsisteront seulement comme expression symbolique, non absolue ni invariable de la croyance. Dans l’Église catholique, les formules du dogme ont cette autorité absolue et cette immobilité de sens qui excluent tout progrès et toute vie. Les dogmes y sont embaumés, vénérés comme des reliques, mais soustraits par ordre supérieur à l’examen et même, en un sens, à la foi du commun, qui se ramène à un seul point, l’autorité infaillible de l’Église, incarnée dans le Pape. Dans l’Église la question de vérité n’est plus depuis trois cents ans qu’une question d’autorité… On ne sait pas si le Pape fait toujours la lumière ; ce qui est certain, c’est qu’il impose toujours le silence… « Le dogme est ainsi sauvé, mais il faut voir à quel prix. On le divinise et on le pétrifie… Il est sacré ; on n’y touche que pour l’emmailloter scrupuleusement dans des manuels de séminaire, où il repose en des formules que des générations de lévites mettent dans leur mémoire, sans y rien changer, de peur

19. Formule de Ménégoz, Théologie de l’épître aux Hébreux, 1894, adoptée par Sabatier, op. cit., 406.

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Alfred Loisy de tomber en quelque hérésie ». Le catholique pieux est convaincu de son incompétence et il s’abstient de regarder en détail les dogmes qu’il admet en bloc. S’il essayait de s’en rendre compte, il ne pourrait croire à ce qu’on lui enseigne. « Que deviendrait-il le jour où il pourrait mesurer la distance qui sépare le dernier repas du Christ de la messe de son Église ? »20 /[fol.  88] L’aigreur des controverses vulgaires a fait place, comme on voit, à une sorte de mépris discret, assez analogue à celui qu’on retrouve chez les rationalistes incrédules, tels que Renan, sauf la nuance d’ironie bienveillante que celui-ci joignait au mépris, et que remplace chez les critiques protestants un reste d’amertume. Ayant pensé découvrir la différence et même l’opposition essentielle du catholicisme et de l’Évangile, et montrer dans l’Église la paganisation du christianisme par la confusion de l’autorité hiérarchique avec l’autorité de Dieu sur la conscience, la confusion de la foi avec la connaissance intellectuelle dans l’ordre religieux, la confusion de l’action mystérieuse de Dieu dans les âmes avec la magie des cultes anciens, ils ne s’attardent plus à croire que le Pape est l’antéchrist et l’Église romaine la bête de l’Apocalypse. La critique suffit à la justification de la thèse protestante et au renversement de la thèse catholique. On concède que les âmes de bonne volonté peuvent encore trouver le salut dans l’Église, parce que celle-ci ne leur a pas soustrait l’Évangile et que la pureté du sentiment religieux ne dépend pas absolument de la valeur des symboles. Mais ce n’est pas l’Église comme telle qui leur procure ce bien. Par elle-même l’Église romaine est un établissement politique fondé sur la religion et en tirant sa subsistance, qui maintient son crédit par des moyens humains entre lesquels l’ignorance, la superstition et /[fol. 89] l’habileté diplomatique ont le premier rang. Organisée en puissance terrestre, elle traite avec les gouvernements de ce monde, et, s’il faut en croire M. Harnack21, elle les trompe souvent. Il y a de la religion et du christianisme dans l’Église, mais l’Église n’est pas une institution religieuse ni chrétienne. [Réponse aux critiques des protestants.] {Et tout cela est vrai de l’idée que les protestants se font du catholicisme. Le dogme serait embaumé dans l’Église et non vivant, si on l’identifiait avec sa formule et si on déclarait celle-ci immuable. Le contact de l’histoire serait dangereux pour le catholique s’il devait croire que jamais rien n’a changé dans la constitution, les croyances, le culte ecclésiastiques. L’Église ne serait pas une institution chrétienne si tout y était subordonné à l’intérêt de son autorité. Fort heureusement pour l’Église catholique, cette idée ne répond pas à la réalité des choses surnaturelles qu’elle représente ; elle les fixe comme les meilleures et les seules bonnes dans le temps où elle les définit, mais elle ne les considère pas comme immuables et absolument parfaites, puisqu’il lui est arrivé constamment et lui arrive chaque jour de les retoucher en les interprétant. L’Église n’enseigne pas et ne pense pas qu’aucune évolution ne se soit produite en elle depuis son origine dans son organisation, sa doctrine, ses pratiques, mais elle tient que cette évolution a été légitime, dans l’ordre, la logique et la nécessité /[fol. 90] vitale de son institution première, en sorte que, malgré tous les changements extérieurs, et par ces changements mêmes, elle a gardé l’Évangile vivant, elle est restée cet Évangile. L’Église n’enseigne pas

20. Sabatier, op. cit., 327-329. 21. (A), op. cit. (2e édition), 670, n. 3.

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Les théories générales de la religion et ne pense pas que le monde et les hommes, et le dogme et la foi, et la religion chrétienne et la morale évangélique n’existent que pour l’exaltation de son autorité, mais elle se regarde comme l’instrument providentiel et indispensable de la conservation, de la propagation, de l’accomplissement de l’Évangile sur la terre, et son autorité n’est que le service œcuménique du salut, non la tyrannie universelle des âmes. Il faut avouer, et là est l’excuse ou au moins l’explication des jugements défavorables portés sur l’Église catholique par des personnes très éclairées, mais qui ne la connaissent pas dans son esprit le plus intime et les fruits spirituels de son action, il faut, disons-nous, reconnaître que l’écueil d’une puissance religieuse aussi fortement constituée qu’est l’Église catholique et aussi menacée qu’elle ne cesse pas de l’être au dedans et au-dehors, est de confondre la fidélité à la tradition avec l’immobilité dans la tradition, la conservation de la foi avec le maintien du formulaire et l’inactivité de l’esprit sur l’objet de la croyance, la légitimité de ce qui est avec l’identité perpétuelle et absolue du passé et du présent, les intérêts et les progrès de l’Évangile, avec les avantages et le prestige temporels de la hiérarchie. Là est le danger, et nul homme sensé ne  /[fol.  91] prétendra que, dans certains cas et sur certains points, l’Église n’y a pas succombé partiellement ou n’a pas semblé disposée à s’y abandonner plus qu’elle n’a fait en réalité. Le merveilleux est qu’elle n’y ait pas cédé entièrement et qu’elle se soit toujours reprise et réformée à temps, qu’elle ne soit pas inconsciemment immobilisée, comme l’Église grecque, que malgré des tendances conservatrices qui ne demandaient qu’à être poussées à l’excès, malgré une discipline qui pouvait aisément devenir stérilisante dans l’ordre intellectuel, elle n’ait pas cessé d’être une institution vraiment vivante et vraiment chrétienne, où s’est poursuivi et se poursuit encore un développement fécond du christianisme et même de la pensée religieuse. C’est que le catholicisme est comme l’Évangile dont il est la suite et l’expression permanentes ; il n’a jamais été complètement réalisé à un moment donné de l’histoire ; mais il se réalise continuellement et de plus en plus ; les imperfections très diverses que l’on peut remarquer en lui sont la matière du progrès qu’il se dispose à accomplir, et la répugnance qu’il ne manque pas de témoigner à l’égard de tout ce qui se produit de nouveau en ce monde n’empêche pas le travail qui s’accomplit en lui pour s’y accommoder.}(u) /[fol. 92] IV [Présentation critique du volume de J.  H.  Newman, An Essay on the Development of Christian Doctrine (1845)] [La théorie du « développement » et l’itinéraire personnel de J. H. Newman.] La notion réelle, on pourrait dire scientifique, du catholicisme est contenue dans l’ouvrage du regretté cardinal Newman sur le développement de la doctrine chrétienne22. L’auteur est devenu catholique en l’écrivant et l’on y trouve pour ainsi dire la carte du chemin qui l’a conduit de l’anglicanisme au catholicisme romain. Ni dans cet ouvrage, ni dans ceux qu’il a publiés depuis, sauf dans le beau traité de la certitude religieuse qui a pour titre Grammar of Assent, il ne s’est mis

22. An Essay on the Development of Christian Doctrine, 1845 (B).

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Alfred Loisy directement en face du rationalisme pur qui conteste jusqu’aux fondements essentiels de toute religion positive, et il n’a eu qu’une connaissance très générale des difficultés que l’histoire des religions anciennes suscite à l’apologétique traditionnelle. Il a indiqué l’application qu’on doit faire de l’idée du développement à la révélation patriarcale et à la révélation mosaïque, mais il s’est abstenu de marquer les étapes de ce développement. II a combattu l’anglicanisme sur le terrain commun que lui fournissait l’Écriture, acceptée comme source de la révélation, et l’idée de l’Église, société visible, dont les anglicans admettent la nécessité prouvée selon eux par l’Écriture même. S’il a eu le sentiment net de l’évolution qui s’est produite dans l’idée de Dieu depuis les temps /[fol. 93] préhistoriques jusqu’à nos jours, ses écrits ne le laissent pas sûrement reconnaître. Il semble persuadé que la conscience humaine a toujours facilement trouvé le Dieu unique, ce qui est vrai, à condition que l’on n’implique pas dans cette rencontre la conception théorique du monothéisme absolu. Ses idées sur la signification primitive des sacrifices, le rapport des deux Testaments, la nature des prophéties, sont plutôt d’un théologien de l’ancienne école que d’un historien bien informé. Newman est un(v) anglican qui s’est fait catholique, un parfait anglican qui est devenu parfait catholique en découvrant que le développement catholique était dans la logique vraie du christianisme, indispensable à sa conservation, aussi divinement légitime que le christianisme lui-même. II a minutieusement analysé cette idée du développement, marquant les conditions du développement normal, qui le distinguent du développement irrégulier et de l’altération, et en faisant respectivement l’application au catholicisme et aux sectes protestantes, surtout à l’anglicanisme. [Le mode propre des développements doctrinaux.] Newman pose en principe qu’une idée vivante, réelle et non abstraite, qui prend possession de l’esprit des hommes, suit dans son développement une ligne toute différente de celle d’un axiome de géométrie dont les conséquences se déduisent mathématiquement l’une de l’autre. La fortune d’une telle idée dépend plus ou moins des esprits qui l’ont /[fol. 94] reçue et qui travaillent à son progrès. Il s’établit un rapport entre elle et tout ce qui préoccupe ceux qui la portent. Elle attire en quelque sorte dans son orbite ce qui ne lui est point contraire, et elle repousse ce qui lui est hétérogène. Elle grandit en s’assimilant ce qui l’entoure, et sa pureté ne consiste pas à s’isoler de tout, mais à tout dominer, et à se perpétuer en dominant tout. Conséquemment l’histoire d’une telle idée, c’est-à-dire l’histoire de la religion est celle d’une lutte perpétuelle, et les temps de silence ne sont pas ceux où l’idée prospère et grandit. Quel que soit le risque de corruption occasionné par le contact du monde, ce risque est à courir pour que la vérité soit comprise et arrive à une manifestation plus complète. Tant s’en faut qu’elle fût plus fidèle à elle-même pour se vouloir mieux garantir contre tout changement. Elle part nécessairement d’un état de choses déterminé, dont elle porte plus ou moins longtemps la marque ; elle se dégagera de tout ce qui lui est étranger ou accessoire, elle cherchera sa liberté, se fortifiera peu à peu ; ses débuts ne donneront pas la mesure de sa puissance ni de son accomplissement final. Ici-bas vivre c’est changer, et ce qui est devenu parfait n’y est arrivé qu’après bien des transformations. Telle est la loi de tout développement réel dans l’humanité.

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Les théories générales de la religion [Critères du vrai développement.] Mais il faut discerner le vrai développement du faux. La condition générale du vrai développement est l’unité du /[fol. 95] type, qui doit se maintenir à travers toutes les transformations, celles-ci, d’ailleurs, pouvant être aussi considérables dans leur ordre spirituel que celles qui se produisent dans l’ordre physiologique pour la vie animale, depuis son état embryonnaire jusqu’à son état parfait. Il faut même observer(w) qu’une des causes les plus ordinaires d’altération ou de faux développement dans l’ordre religieux est l’obstination à ne pas suivre l’idée dans son évolution et à s’enfermer dans la tradition du passé. Beaucoup d’hérésies sont nées d’un faux esprit de conservation, et telle altération a pu être d’abord moins apparente qu’un changement compatible avec la vérité du développement et qui la produit. Tout ce qui obscurcit l’idée primitive ou lui fait obstacle, tout ce qui trouble et renverse la marche du développement n’est pas développement, c’est corruption ; mais on ne peut considérer comme forme d’altération ou de décadence un état à la fois chronique et agissant, apte à maintenir ensemble en équilibre les divers éléments du système. Si l’on vient au détail des conditions particulières qui rentrent dans cette condition générale, on trouvera que les marques d’un vrai développement sont : la préservation de l’idée fondamentale, critère incontesté et d’application facile quand il s’agit d’une doctrine philosophique, beaucoup moins quand il s’agit du christianisme, dont on ne peut définir a priori l’idée essentielle, parce que le christianisme /[fol. 96] n’est pas seulement une idée, mais une institution ; la continuité des principes, qu’il ne faut pas confondre avec les doctrines, parce que les principes sont invariables tandis que les doctrines changent et se développent, la différence entre les uns et les autres étant d’ailleurs réductible et tenant parfois à notre manière de les considérer, puisqu’un principe peut, à un moment donné, servir de base à un développement, comme il est arrivé pour l’infaillibilité dans l’Église romaine, quoique le dogmatisme, au point de vue du christianisme et de son histoire soit plutôt encore un principe qu’une doctrine ; la puissance d’assimilation sans laquelle il n’y a pas plus de développement possible dans l’ordre moral que dans l’ordre physique, l’effort vers le développement attestant la présence d’un principe qui stimule la pensée, et le succès de l’effort attestant la présence d’une idée vivante qui se multiplie en quelque sorte sans perdre son unité ; l’anticipation ancienne, c’est-à-dire le fait que tel développement particulier s’annonce d’abord isolément et vaguement pour ne se réaliser que beaucoup plus tard dans sa perfection, parce que les développements d’une idée ne sont en un sens que ses divers aspects qui s’affirment selon que le réclament les circonstances ; la suite logique, ce qui ne signifie pas que le développement, pris en lui- /[fol. 97] même, se ramène à une déduction syllogistique, car ce dernier travail se fait comme spontanément et après coup, par l’effet de la seule présence des idées, quand il s’agit d’analyser, d’organiser, de défendre le développement acquis ; les additions préservatrices qui garantissent la conservation de l’idée et de ses développements légitimes, comme est l’institution du gouvernement dans une société qui grandit et ne saurait subsister sans cette protection ; enfin la durée continue, le vrai développement étant celui qui assure la vie de l’idée, tandis que l’altération ne peut qu’en procurer la ruine.

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Alfred Loisy [Le rôle de l’autorité.] Ces principes établis, il est aisé de comprendre que le christianisme devait avoir un développement, parce que c’était un fait vivant, d’aspects variés, et une doctrine susceptible d’applications multiples ; parce que c’était une religion universelle qui ne pouvait que se transformer, s’enrichir et s’agrandir par l’effet de ses relations avec le monde où il était appelé à vivre ; parce qu’il était impossible, même pour les points de la croyance les plus importants, de s’en tenir à la lettre de l’Écriture sans tomber dans un vain culte de formules ; parce que l’Écriture propose et provoque nombre de questions dont elle ne donne pas la solution ; parce que la révélation accuse dans l’Écriture même un développement progressif, on ne voit pas pourquoi ce développement s’arrêterait net à la mort /[fol. 98] du Sauveur ou bien à celle du dernier apôtre ; parce que l’idée d’une doctrine absolument parfaite dès le début et qui n’aurait rien à gagner par les recherches, les applications, les expériences postérieures est inconcevable et absurde. Mais si le développement était nécessaire, nécessaire aussi était l’autorité qui devait le diriger, le préserver des écarts toujours possibles, pourvoir à la conservation des progrès acquis ; et cette nécessité apparaît d’autant plus grande pour le christianisme, qu’il avait et que, d’une certaine manière, il a toujours à se constituer lui-même, à se défendre, à s’accroître. Le développement légitime a besoin d’être garanti par une autorité infaillible. Autorité et révélation sont des termes corrélatifs. Qui supprime l’autorité sera fatalement rejeté dans le système de la religion naturelle et c’est bien là qu’aboutissent plus ou moins ouvertement toutes les formules du protestantisme libéral. Une forte probabilité antécédente existe donc en faveur du développement catholique, probabilité d’autant plus considérable qu’il faut accepter tout le développement ou n’en rien garder. On doit s’attendre aussi à ce que le témoignage historique en faveur du développement soit inégal selon les objets et les temps. On ne trouvera pas répandu le culte de la Vierge avant que soit réglé celui du Christ, et la papauté se dessinera seulement à mesure que l’Église sera consolidée23. Le /[fol.  99] témoignage de fait est à éclairer lui-même par la doctrine qui en est sortie. Un point de doctrine éclaire l’autre ; chacun rend témoignage aux autres et tous à chacun. [Signes du vrai développement dans l’Église catholique.] Les critères particuliers du vrai développement se reconnaissent dans l’Église catholique  : la préservation du type, que l’on peut constater en comparant à l’Église d’aujourd’hui ce que Tacite, Suétone, Pline le jeune, disent des premiers chrétiens, ce que l’on sait de l’attitude gardée par l’Église, du IVe au VIe siècle, vis-à-vis de l’hérésie et des barbares ; la continuité des principes, parmi lesquels Newman relève l’emploi de l’Écriture, surtout au sens spirituel, et la suprématie de la foi sur la raison, qui sont en effet les traits caractéristiques de l’Évangile et ceux de la théologie chrétienne et catholique dans tous les temps ; le pouvoir d’assimilation, combiné avec le précédent critère, qui se traduit ici par la persuasion que les opinions en matière religieuse ne sont chose indifférente devant Dieu et qui assure à l’Église comme développement légitime ce que l’hérésie avait

23. « Nor would a Pope arise, but in proportion at (sic : pour “as”) the Church was consolidated », Newman, op. cit., 145.

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Les théories générales de la religion réalisé d’abord de façon incomplète et irrégulière, comme on voit les montanistes préluder à l’ascétisme religieux, les gnostiques à la théologie chrétienne, Sabellius à la conception trinitaire de saint Augustin, la théologie ecclésiastique n’étant pas une combinaison accidentelle d’opinions diverses, mais l’élaboration diligente et patiente d’une doctrine unique au moyen de matériaux très variés, et le /[fol. 100] culte catholique représentant la sanctification par le christianisme de rites qui par eux-mêmes seraient sans valeur et qui ont pu être plus ou moins empruntés à d’autres religions ; les anticipations anciennes, dont on pourrait citer de nombreux exemples en se bornant aux seules lettres de saint Ignace d’Antioche ; la suite logique, ce rapport de convenance morale, qui fait qu’une doctrine influe sur l’autre, que, par exemple, la doctrine de la divinité de Jésus-Christ, mise en relief par la controverse arienne, détruit le subordinatianisme, si fortement accentué dans le langage des Pères antinicéens, et que le développement de la discipline pénitentiaire introduit le baptême des enfants, la croyance au purgatoire et la prière pour les morts ; les additions préservatives, dont un remarquable exemple est la dévotion à Marie, où il faut voir un développement qui protège en quelque façon le culte de Jésus ; la durée continue, ce critère dont l’application à l’Église catholique est si facile, et en même temps si concluante, lorsque l’on regarde les obstacles surmontés, l’intensité de vie manifestée à toutes les époques et jusqu’aujourd’hui, et que l’on compare la chute rapide des systèmes philosophiques, l’immobilité des Églises schismatiques, l’inconsistance des sectes protestantes. L’Église a pu se servir impunément d’instruments qui auraient été funestes à d’autres doctrines ou institutions religieuses : Aristote, la raison divinisée n’a pas fait éclater le dogme scolas- /[fol. 101] tique ; l’ascétisme, qui devient en d’autres religions l’expression d’un fanatisme imbécile, se maintient dans l’Église comme un régime de réelle vertu et un service universel ; le mysticisme, qui produit ailleurs des extravagances de doctrine et de conduite, dans l’Église catholique a formé de grands saints. Si la vie du catholicisme a semblé parfois comme éclipsée, ses résurrections merveilleuses, au moment où le monde croyait avoir triomphé de lui sont encore un puissant témoignage en faveur du système de doctrine et de culte dans lequel s’est exprimé son développement. Inutile de montrer la valeur philosophique et la portée apologétique de cette conception. Newman n’a pas écrit ni voulu écrire l’histoire du développement chrétien ; mais il a résolu en principe toutes les difficultés que les partisans du christianisme individualiste opposent au christianisme catholique. En fait et directement il a répondu surtout aux difficultés du protestantisme anglican. Il était né dans une Église qui avait un dogme, un culte, une hiérarchie, bien que le dogme n’y fût pas très rigoureusement formulé, ni le culte bien réglé, ni l’autorité de la hiérarchie bien définie. Il lui parut exigé par le véritable esprit du christianisme traditionnel que le dogme fût précis, le culte vivant, l’autorité ecclésiastique indépendante et souveraine dans sa sphère d’action, et il voulut procurer ces avantages à l’Église anglicane, en s’appuyant sur la /[fol. 102] tradition chrétienne et catholique, censée distincte de la tradition romaine. Son entreprise échoua de deux côtés. D’une part, le principe antitraditionnel en même temps qu’antiromain qui est au fond de l’anglicanisme comme de toutes les sectes issues de la réforme, lui suscita une opposition sérieuse. Il demandait un rapprochement de conformité avec l’Église catholique, sans vouloir l’union avec l’Église papale : l’anglicanisme officiel, plus intransigeant peut-être en ce temps-là qu’il ne l’est aujourd’hui, déclina tout rapprochement, et Newman put se convaincre que la situation qu’il avait rêvée pour 79

Alfred Loisy l’Église anglicane était irréalisable, à savoir l’état d’une Église autonome qui serait indépendante du pouvoir civil sans cesser d’être nationale, qui aurait une confession de foi arrêtée sans autorité vivante capable de porter une décision définitive en matière de dogme, un culte vraiment chrétien sans tradition de vie ecclésiastique. D’autre part il était forcé de reconnaître que la tradition catholique et la tradition romaine avaient marché du même pas, qu’il était impossible de séparer l’une de l’autre, qu’il existait un seul développement chrétien, légitime et complet, sinon absolument parfait et définitif en toutes ses parties, le développement catholique romain. L’anglicanisme ne pouvait même plus être une portion quelconque de la véritable Église, laquelle est une et se confond avec l’Église romaine. [Les limites de la théorie newmanienne.] Comme Newman avait voulu combattre le principe protestant,  /[fol.  103] sa critique de l’anglicanisme n’atteint pas que les défauts de l’Église établie ; elle répond à toutes les objections du protestantisme le plus radical. Il a vu, tout aussi bien que les modernes théoriciens du christianisme individualiste, comment les apôtres, lorsque Jésus fut mis à mort, n’étaient en possession ni d’une organisation régulière, ni d’un symbole défini, ni d’un programme arrêté, bien moins encore d’un culte fixé, ne fût-ce que dans ses éléments essentiels. De l’Évangile qu’ils avaient entendu et de la foi qu’ils lui gardaient, de l’association libre qu’ils avaient jusqu’alors formée et à laquelle le choix de Jésus avait donné un rudiment de constitution, du rite baptismal et du souvenir inoubliable de la dernière cène, sous l’influence des événements qui suivirent la passion, à savoir les apparitions du Sauveur et la première information de la foi apostolique, les premières persécutions, la conversion de Paul et la prédication de l’Évangile aux gentils, sortit l’Église apostolique, de laquelle est sortie progressivement, sous l’influence d’autres circonstances et d’autres besoins impérieux, l’Église catholique avec sa hiérarchie de plus en plus marquée, son dogme de plus en plus défini et développé, son culte de plus en plus cérémonial et compliqué. Toutefois si Newman a bien vu la réalité de ce développement, il n’a pas trop insisté sur le point initial, parce que ses expé- /[fol. 104] riences et ses intuitions allaient sur ce point beaucoup au-delà de ce que remarquaient la plupart de ses lecteurs anglicans et surtout catholiques. Aux uns comme aux autres, quoique pour des motifs différents, c’était le principe même du développement qu’il voulait faire accepter, et la détermination exacte de ce qui appartient au fond primitif du christianisme ou bien aux couches les plus anciennes du développement était pour lui chose secondaire ; c’est pour ce motif, et aussi parce que l’anglicanisme admet volontiers le principe d’une organisation sociale du christianisme, qu’il n’a pas fait valoir la nécessité de concevoir la religion chrétienne comme une société religieuse, mais seulement la nécessité du développement hiérarchique dans une telle société. Il n’a pas senti non plus le besoin de prouver que la valeur surnaturelle du développement catholique est impliquée dans sa nécessité providentielle. On aura étendu plus expressément qu’il n’a fait et appliqué plus en détail à toute l’histoire de la religion depuis le commencement ce principe du développement qu’il a surtout appliqué à l’histoire du christianisme, mais qui est la clef de tout pour le passé de la religion, et la meilleure garantie de son avenir, qui est applicable à l’Évangile par rapport au judaïsme, et à la religion mosaïque par rapport à ce qui a précédé. Car le christianisme est, en un sens très vrai, un développement du /[fol. 105] judaïsme postexilien, lequel est un développement du iahvéisme prophétique, lequel est un développement du 80

Les théories générales de la religion iahvéisme primitif, lequel est un développement de la religion patriarcale, laquelle a ses origines dans la religion de l’humanité préhistorique. Dans ce développement bien des fois millénaire le plus sort du moins, comme il arrive dans tout développement vital, sous l’influence d’une force cachée qui se révèle à nous par son action. Cette force est divine, disons surnaturelle, car elle ne se rattache pas dans notre conception au même ordre d’activité que la force, divine aussi et non moins mystérieuse qui préside au mouvement de l’univers et au développement de la vie dans le monde, quoique nous sentions que c’est la même force s’exerçant dans deux sphères qui sont pour nous les deux faces de la création, distinctes sans être séparées et qui sans doute forment dans leur commun principe une harmonieuse unité. Sur la façon dont la révélation même entre dans le développement et s’y rattache, Newman est peu explicite ; quelquefois même on pourrait se demander s’il ne l’a pas conçue comme un pur élément divin qui aurait été introduit dans l’humanité par une sorte de violence. Peut-être a-t-il craint de sonder le mystère, ou bien n’y a-t-il pas pensé autant que nous, parce que la question ne se posait pour lui dans les termes où elle se pose maintenant pour nous. La question biblique ne l’a guère préoccupé ; et c’est à /[fol. 106] propos de la Bible que la question de la révélation se pose dans toute son acuité. {Même en ce qui regarde le développement chrétien, on pourrait lui reprocher d’avoir semblé un peu trop le réduire au mouvement des idées, au progrès de la croyance, à la détermination des dogmes. Mais il n’y a guère là qu’une apparence et qui se justifie par une raison profonde. On doit distinguer dans tout développement religieux particulier un triple moment : le fait même ou l’acte du développement, le phénomène vital et à moitié inconscient d’une croyance qui se déroule, de principes moraux qui reçoivent une application plus large et plus féconde, d’un culte qui s’accroît et s’amplifie, d’un gouvernement qui augmente son influence et transforme son mode d’action, c’est ce qu’on peut appeler le moment réel du développement ; puis le développement devient conscient par la résistance partielle qui le fait discuter et en provoque la justification, c’est le moment théologique du développement, lequel, dans les questions importantes conduit au moment dogmatique, c’est-à-dire à la consécration officielle du développement par une définition de l’Église. Cette définition règle le développement et en précise la formule sur le point particulier qu’elle vise, soit que ce point demeure simplement acquis, parce que le mouvement vital porte son effort d’un autre côté, soit qu’il serve de base à un développement nouveau. Comme tout développement prend conscience de lui-même dans l’enseignement chrétien et vient s’encadrer dans la théologie ecclé- [fol.  107] siastique on est amené facilement à présenter le développement chrétien comme un mouvement d’idées qui aboutit à des définitions et à un classement doctrinal. Au fond il y a autre chose et plus qu’un mouvement d’idées. Newman l’a mieux vu et mieux dit que personne avant lui.} (x) Il n’a pas prétendu tirer de la tradition son idée du développement, bien qu’il eût pu sans peine en trouver quelque trace ou quelque soupçon chez les anciens docteurs ecclésiastiques, Pères ou théologiens ; il cite comme l’ayant proposée avant lui Joseph de Maistre et Möhler ; il dit, avec beaucoup de raison, que les théologiens l’admettent implicitement et sans qu’ils s’en doutent, mais il ne la donne pas pour une conception proprement théologique ; c’est une hypothèse qui répond à une difficulté. Il serait tout aussi peu raisonnable de rejeter cette hypothèse en théologie que de combattre en astronomie celles de Galilée et de Newton. La nouveauté n’est pas une objection plus recevable contre la loi du développement qu’elle n’a pu 81

Alfred Loisy l’être contre la loi de la gravitation. Dans un cas comme dans l’autre, l’hypothèse, au lieu d’être déduite de doctrines antérieurement reçues s’offre pour expliquer les faits auxquels ces doctrines se rapportent, ou bien la production même des doctrines. Newman se rendait parfaitement compte des conséquences logiques de son idée, et comprenait bien en quoi elle dépassait la théorie formulée par Vincent de Lérins et la conception purement théologique du dévelop- /[fol.  108] pement doctrinal, qui paraît se réduire à un progrès de formules, à un travail de pure logique sur un thème déjà fixé. Il avait l’intuition au moins vague et générale du triple postulat de la démonstration catholique lorsqu’il a écrit24 que le catholicisme courait la chance d’avoir un nouveau monde à conquérir sans posséder encore les armes indispensables pour la guerre, tandis que l’incrédulité avait déjà ses vues et ses idées d’après lesquelles elle arrangeait les faits de l’histoire ecclésiastique, – on pourrait ajouter aujourd’hui tous les faits concernant l’histoire des religions, – et trouvait même une preuve à l’appui de ses conclusions négatives dans l’absence de toute théorie scientifique chez les défenseurs de la tradition. Depuis que Newman a fait cette remarque, le nouveau monde s’est agrandi et a été mieux connu ; la connaissance des origines chrétiennes, celle même des origines et de l’histoire de toutes les religions ont fait des progrès ; et la carte de la science religieuse ne s’est pas seulement allongée, elle a été mieux fixée sur nombre de points antérieurement connus. Il serait pourtant bien téméraire d’affirmer que la conquête est dès maintenant assurée et que la situation du catholicisme à l’égard de la science s’est beaucoup améliorée depuis le temps où parut l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne. La théologie catholique, envisagée dans la /[fol. 109] masse de ses représentants, n’est pas rendue encore au point où s’arrêtait en 1845 la pensée du grand docteur que Dieu lui envoyait. Du moins l’instrument qu’il lui a préparé, et dont lui-même s’est si admirablement servi, sera-t-il à sa disposition. [La théorie newmanienne et la théologie catholique.] {La théologie peut-elle l’employer sans crainte ? Est-ce un instrument bien orthodoxe ? Les protestants et les rationalistes qui se font du catholicisme une idée conventionnelle, et même certains catholiques seraient tout disposés à le nier attendu que la théorie du développement contredit en principe et sur une foule de points particuliers un ensemble d’opinions acceptées dans l’Église et depuis longtemps. Newman lui-même n’accorde-t-il pas que sa théorie n’est pas une doctrine traditionnelle, mais une hypothèse d’ordre scientifique ? Depuis quand les hypothèses de ce genre ont-elles le droit de prévaloir entre les façons de comprendre que la tradition recommande au moins implicitement ? On peut répondre qu’il en a toujours été ainsi depuis le commencement, depuis qu’il y a des religions, une vraie religion, une théologie chrétienne. L’idée du développement n’a pas encore pris possession de la théologie ; mais il est aisé de prévoir qu’elle y aura sa place un jour, non moins nécessaire, non moins triomphante que les notions, scientifiques aussi à l’origine, qui, aux moments décisifs du développement chrétien, ont  /[fol.  110] déterminé l’orientation de la théologie. L’idée du Logos, avant d’entrer dans le quatrième Évangile, chez les Pères apologistes et dans la construction doctrinale d’Origène était aussi une théorie scientifique ; et de même l’idée de consubstantialité avant d’être canonisée à Nicée, l’idée de la

24. Newman, op. cit., 28-29.

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Les théories générales de la religion corruption native de la nature humaine avant d’être élaborée par saint Augustin, l’idée de la société humaine et de ses éléments constitutifs avant d’être exploitée par les théologiens modernes pour leur doctrine de l’Église. Et comme on a pu dire de celles-ci qu’elles ont, à leur jour, fortifié et, historiquement parlant, sauvé le christianisme traditionnel, on dira aussi de la notion du développement qu’elle est intervenue à propos pour éclairer le passé de la religion et assurer son avenir en expliquant comment de l’Évangile a pu et dû sortir le christianisme catholique avec toutes les acquisitions qui ont augmenté sa vie et ont fini par se traduire dans une expression dogmatique : la conception christologique dont ont vécu les premiers siècles chrétiens ; la conception de la vie chrétienne dont l’Occident a vécu depuis saint Augustin ; la conception de l’Église dont le catholicisme a vécu depuis l’apparition du protestantisme.}(y) Ces conceptions fécondes ont laissé tomber derrière elles plus d’un débris de pensée incomplète et vieillie que la tradition avait jusque-là porté sans répugnance et même avec faveur. Newman lui-même parle souvent /[fol. 111] comme si le développement ne consistait qu’en acquisitions positives, et comme s’il n’impliquait pas la déchéance de formules, de conceptions de relations organiques devenues insuffisantes. Peut-être n’a-t-il pas assez remarqué que le chemin royal du développement se déroule, comme la voie Appienne, au milieu des tombeaux qui recèlent les opinions mortes, les systèmes abandonnés, les institutions tombées, les pratiques oubliées, qui ont cédé la place à quelque chose de plus vrai, de plus vivant, de plus fort. Le mouvement vital qui produit le développement laisse, après lui, un déchet. Il est inévitable que la théorie de Newman, en s’incorporant à la théologie catholique élimine un certain nombre d’opinions imparfaites, de vues insuffisantes qui seraient bientôt des préjugés, et qui s’en iront rejoindre tout ce que l’Église a déjà, au cours de son existence, rejeté d’éléments surannés, vieillis et superflus. {Pour qu’elle soit orthodoxe, il suffit, avec les anticipations anciennes où elle trouve sa recommandation traditionnelle, qu’elle soit apte à le devenir ne contredisant aucun dogme reconnu, s’adaptant au contraire à tous, et que l’orthodoxie ait besoin d’elle pour se rendre compte à ellemême de ce qu’elle est. La théorie du développement fournit, et fournit seule, l’explication satisfaisante des changements qui se sont produits dans le christianisme catholique depuis le commencement, qui attendent cette explication scientifique, faute de laquelle ils se tourneraient en objections insolubles contre /[fol. 112] une Église qui se fait gloire d’avoir conservé intact le dépôt de l’Évangile. Ce qu’elle contredit n’est pas autre chose qu’une conception antiscientifique, antihistorique, de la tradition, d’après laquelle toute l’organisation, la théologie, le culte ecclésiastiques remonteraient formellement à l’Évangile, le développement de la hiérarchie n’ayant consisté qu’à reconnaître par des canons solennels un état de choses et des droits qui auraient toujours existé en la forme que ces canons établissent ; le développement du dogme à trouver des termes plus clairs et des formules plus explicites que les mots et formules de l’antiquité ; le développement du culte à sanctionner officiellement les pratiques usitées depuis l’origine ou à leur donner plus d’extension. Pour autant que cette conception signifie la perpétuité et l’unité vivante du développement chrétien, on peut dire qu’elle est celle de l’Église ; mais si on veut la prendre à la rigueur et comme exprimant la pensée de l’Église sur sa propre histoire, ce sera une erreur grosse de beaucoup d’autres, et ce ne sera pas la pensée de l’Église. L’Église catholique n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup réfléchi sur son histoire, ayant toujours eu mieux à faire, et elle n’a rien défini, elle n’enseigne rien de positif sur le mode de son développement ; elle se contente d’affirmer, 83

Alfred Loisy selon le témoignage que l’esprit n’a pas cessé de lui rendre à elle-même, que tout ce dont elle vit, à savoir sa constitution /[fol. 113] hiérarchique, son dogme et son culte, est conforme à l’Évangile. Elle n’enseigne pas une conformité absolue et dans la réalité matérielle et extérieure des choses, mais une conformité substantielle et de principes, qui lui est garantie par la tradition et dont elle permet aux savants de vérifier la continuité dans l’histoire, si cela leur plaît.}(z)

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Les théories générales de la religion Notes de l'éditeur a. Texte entièrement nouveau dans la seconde rédaction. b. Développement original de la seconde rédaction. c. Développement original de la seconde rédaction. d. Phrase absente de la première rédaction. e. Dact. : infirmées. f. Dact. : il n’est. g. Reprise améliorée, dans la seconde rédaction, de la critique du « postulat théologique ». h. Développement nouveau de la seconde rédaction. i. Dact. : fastidieux. j. Développement original sur le « sens spirituel » des Écritures et critique de son utilisation apologétique. Dans le manuscrit, Loisy ajoutait une phrase qu’il a raturée et qui, de ce fait, est absente de la copie dactylographiée : « Là où l’on signalait des prédictions évidentes et des signes providentiels de ce qui doit arriver, rien de semblable ne se découvre. Il est évident que la preuve n’est pas une preuve, mais un grand postulat où la foi s’exprime et qui ne peut servir à la démontrer ». k. Dact. : ferme. l. Loisy ajoute ici une explication absente de la première rédaction sur la continuité entre Jésus et l’Église. m. Réflexion propre à la seconde rédaction sur la nature de la certitude de la foi et sur la méthode apologétique. n. Loisy ajoute une importante réflexion sur la transposition à opérer dans l’apologétique. Elle était brièvement esquissée dans la première rédaction (fin de la section I du chapitre I). o. Ces pages contiennent une appréciation plus complète de l’histoire des religions conçue par « le rationalisme incrédule ». Dans la première rédaction, Loisy passe rapidement de la conception des Lumières (la religion invention des prêtres pour tromper les peuples) au scientisme du XIXe siècle. La seconde rédaction s’attarde sur la réhabilitation romantique de la religion et expose la loi des trois états, due à la philosophie positiviste. p. Loisy amplifie considérablement l’exposé et la critique de la pensée de Renan, ramassés en 34 lignes dans la première rédaction. Il cherche à enrôler l’histoire de Renan dans son combat contre l’apologétique traditionnelle : celle-ci est en effet responsable de la perte de la foi chez le séminariste breton. Au fond, argumente Loisy, Renan est une victime : il a pris pour la substance de la foi chrétienne la théologie qu’on lui enseignait à Saint-Sulpice et, constatant que ses affirmations étaient démenties par la science historique, il a satisfait sa faim de vérité du côté de la science. Puis, changeant de rôle, Loisy passe à la critique de l’idée de surnaturel chez Renan, en reprochant à celui-ci de ne pas comprendre que Dieu puisse être à la fois immanent et transcendant. Cette critique lui permet de développer sa conception personnelle de l’action divine dans le monde, fondamentale pour le renouveau de l’apologétique qu’il envisage. q. Le passage sur l’« Union pour l’action morale » est plus développé dans la seconde rédaction. L’« Union pour l’action morale » est une association spiritualiste fondée en 1892 par Paul Desjardins (1859-1940), professeur aux Écoles normales supérieures de Sèvres et de Saint-Cloud. En 1904, l’association devint l’« Union pour la vérité ». Soucieux de rassembler des hommes de bonne volonté appartenant à diverses familles spirituelles, Desjardins prit l’initiative des « Décades de Pontigny », que Loisy fréquenta avant 1914. r. Développement nouveau. s. Développement nouveau sur la prédication de Jésus.

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Alfred Loisy t. Loisy donne acte à Harnack et Sabatier de reconnaître la judaïté de Jésus, mais leur reproche, en usant d’une argumentation absente de la première rédaction, de chercher à dissoudre cette judaïté dans une essence du christianisme restituée selon l’arbitraire de l’exégète, alors qu’il s’agit d’un processus historique lent et progressif. u. Toute cette polémique antiprotestante est plus développée dans la seconde rédaction. Loisy entend montrer que l’Église catholique possède elle-même un regard critique sur son propre développement. Elle admet de retoucher les expressions dogmatiques et adapte sa discipline aux nécessités de chaque époque. Ainsi l’Église catholique ignore la fixité, même si son comportement autoritaire donne parfois l’impression du contraire. D’ailleurs, la comparaison avec l’Église grecque plaide en faveur de son aptitude au changement. En fin de compte, les objections protestantes sur les « variations » de l’Église catholique glissent sur la conception « évolutionniste » de Loisy. v. Autog. et dact. om. : un. w. Autog. et dact. om. : observer, ajouté dans dact. par une main inconnue (Canet ?). x. Loisy introduit dans ce paragraphe une réflexion absente de la première rédaction sur le type de développement considéré par Newman. Il s’agit seulement, dans An Essay on the development of christian doctrine, du développement dogmatique, mais celui-ci n’est pour Loisy que le troisième moment de tout développement ; avant la claire définition d’un dogme, se place « le moment réel du développement » (celui qui se produit dans la communauté ecclésiale), puis son moment « théologique » (ce sont les moments 1 et 2). y. Dans la seconde rédaction, Loisy étend sa réflexion sur le caractère « hypothétique » de la théorie du développement. Celle-ci est véritablement nouvelle, chez Newman, par rapport à la définition de la tradition bien établie depuis Vincent de Lérins (la tradition se constate à partir de la perpétuité et de l’unanimité de la foi, elle est ce que l’Église a cru toujours et partout). En théologie comme dans les autres sciences, l’innovation suppose des hypothèses dont l’intégration au corps de la doctrine théologique se fait progressivement. Dans la seconde rédaction, Loisy illustre son propos par des exemples. Ce passage sur le développement se trouvait, dans la première rédaction, au début de la section IV : ici, il est déplacé vers la fin. z. Toute la fin de la section IV porte sur le caractère « orthodoxe » de la théorie du développement. Dans la seconde rédaction, la référence à Newman est plus discrète que dans la première : dans celle-ci, Newman affirmait que le principe de l’identité du dépôt révélé à lui-même à travers les siècles (étant reconnu le passage de l’implicite à l’explicite) est un principe théologique, qui fonctionne comme le symbole de la continuité vivante de la Tradition à travers les âges, mais que ce n’est pas une conclusion établie par la science historique. Le terme de « symbole » disparaît dans la seconde rédaction. Cependant, celleci insiste sur les limites de la théologie de la tradition chez Vincent de Lérins (mort vers 450), qui détermine le contenu de la foi comme ce qui a été cru toujours et partout. Et elle indique l’œuvre de Joseph de Maistre (1753-1821) et celle de Jean-Adam Moehler (17961838) comme les premiers témoignages de la recherche catholique sur le développement. Sur les notes A. Loisy avait écrit par erreur Sabatier. B. On relèvera que, dans la marge du manuscrit de la première rédaction, Loisy note qu’il cite la deuxième édition de l’Essay, parue en 1846 et que, donc, il a lu Newman dans le texte anglais. La première traduction française, due à Jules Gondon, journaliste catholique, date de 1848 et porte comme titre Histoire du développement de la doctrine chrétienne.

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/[fol. 114] CHAPITRE II RELIGION ET RÉVÉLATION

S’il fallait en croire les critiques, relativement modérés, à qui nous devons les derniers travaux les plus importants sur l’histoire des dogmes chrétiens et de la philosophie de la religion, c’est dans le sentiment religieux que la religion consisterait essentiellement, et la vraie religion serait le sentiment religieux pur, tel que l’a éprouvé Jésus, tel que ses disciples peuvent l’expérimenter après lui, à son exemple. Ainsi entendue, la religion ne se distingue pas de la révélation ; car la révélation n’est pas conçue comme une manifestation de vérités saisies par l’intelligence ; c’est le sens même du divin, le sentiment religieux considéré par rapport à son objet qui est Dieu ; vu dans le sujet, ce sentiment s’appelle religion, et si l’on regarde son contenu, révélation. {On exclut de la définition ce que le mot signifie par lui-même et dans l’usage commun : la communication d’une vérité ; en matière de religion la communication surnaturelle de vérités concernant le salut. /[fol. 115] Peut-être eût-on bien fait, pour éviter une équivoque, de laisser le mot de révélation aux théologiens qui attribuent encore une portée spéciale à l’antique vocable et qui ont acquis sur lui un droit imprescriptible. La confusion est d’autant plus fâcheuse que religion et révélation sont des notions distinctes, réelles toutes les deux, étroitement associées d’ailleurs puisque toute religion positive est, de manière ou d’autre une révélation, mais une révélation dont l’objet est déterminé, ce qui n’est pas seulement l’impression du divin sur l’âme humaine.}(a) /[fol. 116] I. [Nécessité du rite] Il paraît plus facile de définir la révélation que la religion ; mais c’est par la religion qu’on doit commencer puisque, pour le commun des mortels, qui dit révélation religieuse dit religion révélée. Qu’est-ce donc que la religion ? « C’est, nous dit M. Sabatier1, un rapport conscient et voulu dans lequel l’âme en détresse entre avec la puissance mystérieuse dont elle sent qu’elle dépend et que dépend sa destinée. Ce commerce avec Dieu se réalise par la prière ». La définition n’est pas prise de l’histoire ni de la réalité actuelle des religions ; c’est une définition de leur

1. Op. cit., 24.

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Alfred Loisy origine psychologique, dont on fait la définition de la religion même et qu’on présente comme le type idéal auquel doit se ramener et se réduire toute religion. Elle dit, à la vérité, ce qu’est essentiellement la religion pour l’individu ; mais en le disant, elle résout, avant même de l’aborder, une question très importante en ellemême et que ni l’histoire ni la psychologie des religions ne permettent de négliger, à savoir si la religion est quelque chose de purement individuel /[fol. 117] et de subjectif, et si elle n’est pas en même temps quelque chose d’objectif et de réel en dehors du sujet religieux. Une pareille question n’est pas à trancher a priori ou au nom de la seule expérience personnelle. L’expérience des siècles a aussi le droit de se faire entendre, et le témoignage universel de l’humanité dans tous les temps est recevable en un débat qui intéresse tous les hommes. Aucune religion ne s’étant réalisée encore sous une forme purement spirituelle et personnelle, on ne peut s’empêcher de contester aux nouveaux apôtres du christianisme individualiste le droit de fixer le sens du mot religion et de définir à leur guise une chose que le monde connaît depuis si longtemps. À toute époque et en tout lieu l’idée de religion s’applique directement au culte de la Divinité compris dans son acception la plus étendue, et non seulement condensé dans la prière intérieure, le « mouvement de l’âme se mettant en contact avec la puissance mystérieuse dont elle sent la présence, même avant de pouvoir lui donner un nom ». On peut dire que dans le cas « où cette prière fait défaut, il n’y a pas de religion véritable » dans l’individu, nonobstant l’hommage apparent qui serait rendu à Dieu par des formules déprécatoires ou des cérémonies extérieures ; mais, si l’on garde la signification ordinaire des mots et si l’on respecte la nature des choses, on ne soutiendra pas que « partout où cette prière surgit et remue l’âme, /[fol. 118] même dans l’absence de toute forme et de toute doctrine arrêtée, la religion est vivante »2. Avant d’admettre cette dernière assertion, on aurait besoin de savoir si la religion s’est jamais réalisée sans aucune forme, et sans idée déterminée sur l’être adoré. Le mouvement de l’âme qu’on présente comme le tout de la religion ne peut être que son principe dans l’individu et sa racine psychologique dans l’humanité. Mais la religion est plutôt la manifestation réelle de ce mouvement, l’expression censée convenable et obligatoire pour tous les individus humains du sentiment identique qu’ils doivent éprouver tous à l’égard de Dieu. Car les hommes ont toujours regardé la religion comme quelque chose d’objectif et de collectif, le moyen par lequel un groupe humain ou l’humanité entière pouvait communiquer avec la Divinité, recourir utilement à sa protection et recevoir son appui. Le lien qui rattache la Divinité à ses adorateurs et qui associe ces derniers entre eux dans la communion du même Dieu est spirituel et invisible, bien qu’on s’en fasse parfois des idées assez matérielles ; mais si pure qu’en soit l’idée, on ne la garde jamais sans expression sensible, sans des symboles qu’on ne tient pas pour de simples signes, sans rites qui portent pour ainsi dire et qui effectuent la communion qu’ils signifient. Nos modernes psychologues peuvent trouver trop grossière cette façon /[fol. 119] d’entendre la religion. C’est celle qui se rencontre dans toutes les religions, même dans le luthéranisme et le calvinisme officiels. Ce que les nouveaux docteurs appellent religion n’est donc pas ce que la pauvre humanité a jusqu’à présent entendu par là, et ils auraient bien dû inventer un mot nouveau pour une chose nouvelle, ce qu’ils regardent comme la religion de l’avenir, et qui n’est

2. Loc. cit.

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Religion et révélation pas même leur religion maintenant, puisqu’ils appartiennent officiellement à un culte qui n’est pas la religion pure et ne veut pas s’y laisser ramener. [Autres éléments communautaires : les croyances et la morale.] La religion telle qu’elle existe et a toujours existé ne se conçoit pas sans rites religieux par lesquels est censée créée, développée et entretenue entre les adeptes d’un même culte une vie religieuse commune. Là est le trait essentiel de toute religion. Mais il y a encore d’autres éléments qu’on ne peut regarder comme accessoires, bien qu’ils soient plus variables que les rites dans leurs manifestations ou que du moins ils ne se rencontrent pas au même degré dans toutes les religions et dans toutes les phases du développement d’une même religion  : ce sont les croyances et la morale religieuses. Le culte a toujours un objet. L’homme ne se recommande pas à une puissance dont son esprit ne se forme aucune idée. Il ne croit pas non plus que la protection divine lui soit accordée sans qu’il en résulte pour lui quelque /[fol. 120] obligation, ni que sa manière d’être et d’agir dans la pratique ordinaire de la vie n’importe aucunement à ses relations avec la Divinité. La doctrine et la morale religieuses peuvent différer d’une religion à l’autre, elles peuvent ne pas rester et elles ne restent pas sans changement dans la même religion, il n’en est pas moins vrai que nulle religion n’existe sans idées religieuses et sans devoirs religieux. Dans l’ordre logique, sinon dans l’ordre réel, l’idée religieuse précède le sentiment religieux, et tous les deux précèdent le reste ; le devoir religieux résulte en fait de l’idée du sentiment et du rite. La religion prise dans son ensemble, comme fait historique et humain est le culte rendu par l’homme à la Divinité ; ce culte est l’expression de tous ses sentiments religieux, et aussi de sa croyance ; il est censé mettre l’homme en communication avec le monde divin, et il donne à sa vie morale un principe, une règle, un appui et un but. Ainsi entendue et abstraction faite des formes particulières, plus ou moins défectueuses, qu’elle a revêtues en dehors du monothéisme israélite et du christianisme, la religion n’est pas une manifestation inférieure ou une conception de la religion pure que les protestants libéraux ont récemment découverte. Sans doute la religion est fondée sur le sentiment de la dépendance où l’homme se trouve à l’égard de Dieu et sur la confiance qu’il prend en celui-là même dont il dépend. Mais de même que la science est /[fol. 121] fondée sur le sentiment de curiosité qu’éveille dans l’homme la perception des objets et sur la méfiance qu’il prend dans leur réalité, et que la science néanmoins ne consiste pas dans la faculté de connaître et le désir de connaître avec certitude, pas même dans la notion générale du vrai et l’adhésion de l’esprit à cette notion ; de même que la vertu est fondée sur le sentiment du bien moral et de la faculté de le vouloir, et que la vertu cependant ne consiste pas dans le simple discernement et le pouvoir du bien, pas même dans la notion générale du devoir et la volonté générale de s’y conformer ; ainsi la religion est fondée sur le sentiment religieux et ne consiste pas dans ce sentiment, pas même dans la disposition générale de soumission et de confiance à l’égard de la Divinité. Comme la science consiste essentiellement dans la connaissance des choses et la vertu dans l’accomplissement du bien, la religion consiste dans le divin réalisé. Cette réalisation sera incomplète, relative, symbolique. Mais la science aussi est incomplète, relative, symbolique, et on n’essaie pas pour cela de la ramener à son principe psychologique et individuel. Faire table rase de nos données, sous prétexte que le principe seul a une valeur absolue, serait considéré à bon droit comme absurde, et obliger chaque individu à reconstruire pour son usage 89

Alfred Loisy personnel tout l’édifice de la science dont il peut avoir besoin serait condamner la science elle- /[fol. 122] même à une destruction rapide, bien loin d’en favoriser le progrès. La vertu humaine est incomplète comme la science, relative et perfectible comme elle ; on ne se soucie pourtant pas de l’enfermer dans le seul pouvoir et le goût du bien. Supprimer la morale, en alléguant que chacun la porte tout entière en soi ne sera jamais qu’une utopie dangereuse, et attendre de chacun qu’il trouve en lui-même et par lui-même la règle pratique de tous ses devoirs, serait condamner l’humanité à la barbarie. La science vit dans ses résultats incomplets. La morale vit dans l’action vertueuse, toujours en deçà de l’idéal qu’elle poursuit. La science ne réalise pas la vérité absolue ; l’action morale ne réalise pas le bien absolu. La science et la vertu n’en subsistent pas moins comme quelque chose de réel, entre les facultés humaines qui les produisent et l’objet infini qu’elles s’efforcent d’atteindre. Bien que la science et la vertu ne subsistent vivantes que dans les individus, la tradition de l’une et de l’autre s’établit et se maintient en dehors des individus qui y participent, si on les prend chacun à part, et il est sûr que la science et la vertu des individus ne s’élèveraient pas beaucoup au-dessus de rien sans le secours de cette tradition qu’ils se sont appropriée, qui a une sorte d’existence impersonnelle dans ses formules et dans ses règles, dans le niveau commun de culture intellectuelle et morale, et qui est exploitée au profit de tous par l’enseignement et  /[fol.  123] l’éducation. De même que la science ne peut exister ni subsister sans formules qui demeurent sous la sauvegarde des savants, ni la morale sans préceptes qui se conservent par les gens de bien, la religion ne peut exister ni subsister sans croyances et sans rites traditionnels entretenus par les hommes pieux. {Elle est quelque chose de réel et de consistant entre le sens du divin dans l’homme et le Dieu que l’homme ne saurait embrasser.} (b) [Le rite au-delà de sa fonction sociale.] La nécessité du symbole comme expression des croyances et du culte religieux est fondée sur la nature des choses, sur la nature de l’homme et sur celle de Dieu. Pour comprendre que des savants qui ne sont pas irréligieux aient pu se représenter la religion comme étant complète et réalisée dans l’individu, en dehors de toute croyance positive et de toute manifestation extérieure, on a besoin de se rappeler la puissance du préjugé rationaliste contre tout ce qui n’est pas objet de science et de démonstration scientifique, et la puissance du préjugé protestant contre le culte extérieur, préjugés qui sont condamnés l’un par la saine philosophie, l’autre par l’expérience religieuse de tous les temps. Même ces contempteurs des symboles et des rites ne peuvent se passer de symboles et de rites. Ils feront leurs symboles aussi abstraits, leurs rites aussi froids que possible. Ils auront réussi à en diminuer l’efficacité religieuse ; ils ne pourraient les supprimer entiè- /[fol. 124] rement sans supprimer toute religion. « La piété, écrit M. Sabatier, n’est consciente pour nous et discernable pour les autres qu’incarnée dans son expression ou image intellectuelle. Une religion sans doctrine, une piété sans pensée, un sentiment sans expression sont choses essentiellement contradictoires. Il est aussi vain de vouloir saisir la piété pure que de chercher en philosophie à définir la chose en soi… Fait social et universel autant et plus qu’individuel, c’est dans la vie sociale de l’espèce, dans les sociétés religieuses organisées, dans les institutions, le culte en commun, la liturgie, les règles de foi et de discipline, que la religion réalise son principe fondamental, manifeste son âme intérieure et développe toute sa puis-

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Religion et révélation sance »3. On ne saurait mieux dire ni faire plus évidemment ressortir l’insuffisance d’une définition de la religion comme celle que M. Sabatier lui-même a donnée, où il n’entre rien de ses éléments réels et permanents, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle est encore dans le monde, croyance et culte, hommage rendu à Dieu par la société humaine et non seulement par les individus humains. Se serait-on abstenu de mettre la croyance dans la religion pour n’être pas gêné par les dogmes, et de mentionner d’abord son caractère essentiellement social pour éliminer plus sûrement l’Église ? /[fol. 125] On doit au contraire insister sur ce caractère social de la religion, d’où elle tient sa force et sa durée. L’homme n’a pas seulement la conscience de dépendre de Dieu comme individu ; il a conscience de dépendre de lui aussi comme membre de la société humaine et avec la société humaine dont il fait partie. Ce sont tous les hommes qui dépendent de Dieu, au même titre et collectivement, non pas l’individu abstrait de sa vie réelle et concentrée dans le secret le plus intime de son cœur, mais l’homme tel qu’il vit, dans ses rapports avec sa famille et le groupe social auquel il appartient. Si toutes les religions se présentent à nous sous une forme sociale, c’est en vertu d’une logique profonde et d’autant plus significative pour l’historien et le philosophe qu’elle n’a pas été réfléchie. La raison et l’histoire nous obligent à placer le caractère d’institution sociale dans la définition de la religion. La forme de l’institution a varié, comme les croyances et les rites, et avec les croyances et les rites, d’une religion à l’autre, et dans le développement historique de la même religion ; mais toute religion, même la plus imparfaite a eu le caractère d’une institution religieuse. Les cultes les plus grossiers paraissent n’avoir que des rites traditionnels, tant la croyance, la forme intellectuelle de la religion sera pour nous rudimentaire et vague ; mais encore auront-ils cet /[fol. 126] élément fini du rite commun, efficace et indispensable. Dans la plupart des religions anciennes le rite n’a pas cessé de l’emporter sur la croyance et d’être l’élément le plus consistant de la tradition religieuse ; toutefois, à mesure que la civilisation a grandi, les mythes qui se rattachaient plus ou moins directement à la liturgie sacrée ont pris une forme plus arrêtée et ont pu devenir ensuite un thème d’interprétations philosophiques. Les sacerdoces étaient gardiens de la tradition religieuse, et il est permis de dire que la tradition même est un élément indispensable de la religion. La légitimité de la tradition religieuse est fondée sur son caractère social ; les ancêtres ont dû être avec les dieux dans le même rapport que les hommes d’aujourd’hui, et la société religieuse qu’ils ont formée, outre qu’elle n’est pas entièrement dissoute par la mort en ce qui les concerne, se perpétue dans leurs descendants. {Cette simple description de la religion, car il ne s’agit pas d’une définition proprement dite, suffit à en établir le caractère humain, réel, éternel. Il est évident que la religion n’est pas un système de coutumes superstitieuses inventées par les prêtres ou les premiers chefs de peuple pour affermir leur autorité sur les masses ignorantes. L’antiquité a connu des religions sans sacerdoce spécial. Dès les temps les plus reculés on voit les chefs de famille, les chefs de tribus, les rois présider aux actes essentiels /[fol. 127] du culte par une sorte de désignation naturelle où la fraude n’a rien à voir. Le rôle plus ou moins louche du magicien n’est pas à confondre avec celui du prêtre, et là même où il semble que le prêtre soit un magicien, on peut dire qu’il a été la première dupe de ses enchantements. Les

3. Op. cit., 404, 405.

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Alfred Loisy formes les plus anciennement attestées de la religion, le culte des esprits, le culte des ancêtres, le fétichisme, ne s’expliquent par le mensonge de personne mais par l’ignorante simplicité de tous. On était incapable de se représenter plus dignement le dieu dont on ne pouvait se passer. La tradition donnait bientôt un caractère sacré aux pratiques les plus singulières et rendait la fraude même inconsciente. « Ce n’est pas le sacerdoce qui explique la religion, c’est la religion qui explique le sacerdoce »4. La raison d’être du sacerdoce tient au caractère social de la religion. L’application exclusive de certaines familles ou d’une caste aux fonctions religieuses, qui constitue le sacerdoce, suppose un assez grand développement de la vie sociale et de la civilisation. En général, elle paraît avoir été beaucoup moins le fait des corporations sacerdotales qui se seraient imposées par la ruse à certains groupes humains pour les exploiter, que celui des sociétés elles-mêmes qui se déchargeaient du devoir religieux commun, c’est-à-dire du culte public, sur un certain nombre de personnes qui avaient la responsa- /[fol. 128] bilité en même temps que l’honneur et le profit de leur délégation. Dans certains cas elle a pu résulter de ce que le culte particulier d’une tribu étant devenu, pour une cause ou pour une autre, celui de plusieurs qui ne l’avaient pas connu d’abord, la première a constitué en fait et en droit une sorte de caste sacerdotale par rapport aux dernières, et c’est ainsi que l’on a voulu expliquer historiquement le privilège des lévites pour le service de Iahvé.} [L’aspiration au salut.] La religion n’est pas non plus une explication enfantine du monde. Toutes les religions, quelles qu’elles soient, sont autre chose que des théories spéculatives et des hypothèses cosmologiques. {Il n’y aurait d’exception à faire que pour le système philosophique de la religion naturelle, qui n’est pas une religion.} (c) Les religions qui ont existé ou qui existent sont avant tout des cultes, et les cosmogonies ne sont que des essais relativement récents pour expliquer le monde par les dieux. Soit que l’on interroge l’histoire, soit que l’on s’adresse à la conscience des hommes religieux de nos jours, on trouvera que l’homme sent Dieu pour ainsi dire avant de le penser, qu’il l’a craint presque avant de le concevoir. Dieu n’a pas commencé par être l’explication de la nature ; il est la force cachée dans la nature, devant laquelle l’homme se sent impuissant et désarmé, et à laquelle pourtant, par un mouvement spontané de son être il éprouve le besoin de se confier. L’homme n’a pas cru aux /[fol. 129] esprits de l’orage et des eaux pour se rendre compte à lui-même de la foudre, des tempêtes et du mouvement des flots ; il a conçu une crainte et une espérance devant l’esprit que le phénomène lui annonçait. Ainsi la religion n’est pas sortie de l’intelligence mais du cœur de l’homme, ou du sentiment de sa faiblesse devant la force(d) des choses. « La question que l’homme se pose dans la religion n’est jamais qu’une question de salut, et s’il semble parfois y poursuivre l’énigme de l’univers, ce n’est que pour poursuivre l’énigme de sa vie »5. Encore n’est-ce pas même une question, puisque la réponse s’est faite comme d’elle-même et sans que le problème se soit posé nettement devant l’intelligence comme pouvant comporter plusieurs solutions. La religion sort d’un accablement et d’une aspiration qu’on peut appeler infinis. Bien que très diversement sentis dans l’âme des hommes cet

4. Sabatier, op. cit., 8. 5. Sabatier, op. cit., 13.

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Religion et révélation accablement et cette aspiration sont inséparables pourtant de la nature humaine et, sans être toute la religion, ils en constituent la base psychologique. En supposant derrière tous les phénomènes naturels une volonté spirituelle, l’homme primitif ne se trompait pas plus que tous ceux qui ont admis et qui admettent l’existence d’une cause suprême de l’univers, qui la conçoivent intelligente et libre, qui ne voient pas la possibilité d’une série continue d’effets contingents sans une cause première et néces- /[fol. 130] saire, ni celle d’un mouvement sans point de départ et sans but, ni celle d’un monde sans raison d’être et marchant fatalement vers une fin déterminée par le hasard. Il se trompait lorsqu’il attribuait à chaque phénomène une cause distincte, un esprit qui était le phénomène personnifié. Son erreur n’était pas la racine dernière de sa foi et le sentiment qu’il éprouvait pour son dieu ne résultait pas de l’idée qu’il se faisait de l’esprit. On n’en sera pas surpris si l’on veut bien observer que les raisonnements sur la nécessité d’une cause première ne sont pas non plus le fondement réel de la foi chez les croyants de nos jours, que nos conceptions métaphysiques ne sont pas la source directe de notre piété, que notre idée de Dieu, pour absolue qu’elle nous semble, ne laisse pas d’être un anthropomorphisme grandiose, que le vrai Dieu est le Dieu vivant, tout-puissant et saint, devant qui l’homme a conscience de son néant et de sa misère, en qui il se réfugie comme en la source de tout ce qui lui manque. Le Dieu de la religion n’a pas tant changé que les idées par lesquelles l’intelligence humaine s’est efforcée de se le représenter. Le caractère universel et profondément humain de la religion est la meilleure preuve de sa réalité substantielle et de son éternelle vérité. La religion est quelque chose d’aussi essentiel à l’homme que la raison et le sentiment du devoir. Peu importe qu’il y ait eu des religions imparfaites et quelques hommes irréligieux, que toutes les reli- /[fol. 131] gions même aient fourni aux hommes l’occasion de mille abus. L’homme est intelligent depuis qu’il est homme, et il est tombé, il tombe chaque jour dans des erreurs aussi nombreuses que les étoiles du ciel et les sables de la mer : s’ensuit-il que la vérité n’existe pas et que l’homme ne peut la connaître ? L’existence des sots ne prouve rien contre la réalité de la raison, car s’il n’y avait pas de raison, il n’y aurait pas non plus de sots. Depuis le commencement, l’homme est capable de moralité et de vertu, et depuis le commencement l’homme est pécheur : s’ensuit-il que la vertu ne soit qu’un mot, ou bien que l’homme soit à jamais et absolument incapable d’y atteindre ? L’existence des pécheurs ne prouve rien contre la réalité de la morale, car s’il n’y avait pas de morale, il n’y aurait pas de pécheurs. Les fausses religions sont dans leur ordre ce que sont les erreurs séculaires dans l’ordre intellectuel, et ce que sont dans l’ordre moral les vices héréditaires. {Les athées qui le sont vraiment ne forment qu’une exception dans l’humanité : ce sont surtout les sceptiques railleurs qui se moquent de tout et d’eux-mêmes. On peut les compter. Si cette exception prouvait quelque chose contre la religion, elle prouverait de même contre la raison et contre la morale. Ces esprits délicats ont cru se mettre au-dessus de la raison, de la morale et de la religion, mais ils n’ont réussi qu’à se mettre en dehors /[fol. 132] d’elles et de l’humanité. L’athéisme grossier, violent et tapageur dont notre temps fournit plusieurs exemples est fait pour moitié du désir que Dieu ne soit pas, et pour moitié de la crainte qu’il n’existe réellement.}(e) À quelques-uns peut s’appliquer la

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Alfred Loisy réflexion de M. Sabatier6 : « Un homme qui se dit athée ne l’est jamais qu’à l’égard du dieu des autres ». C’est en effet telle idée de Dieu que l’athée rejette le plus souvent, la confondant avec son objet même qu’il croit renier et qu’il ne connaît pas. Mais M. Sabatier ouvre trop largement les portes de son Église en y faisant entrer comme amies de Dieu toutes les âmes généreuses qui cherchent la Justice, tous les savants qui cherchent la Vérité, tous les artistes qui adorent la Beauté. {Il ne suffit pas de mettre des majuscules aux abstractions pour qu’elles soient identifiées à Dieu, ni d’avoir un idéal pour être dans la religion.} (f) Tout ce qu’on peut dire de mieux en faveur de ceux qui n’ont pas d’autre culte que celui de la justice, de la vérité et de la beauté, c’est qu’ils tendent au royaume des cieux, comme les païens, les idolâtres, quelquefois en y tournant le dos. Pour y entrer il faut avoir éprouvé la grande terreur et la grande espérance. En dépit de ces exceptions, l’on peut dire que tous les hommes sont religieux, et qu’ils ne sont pas tels par un effort particulier de leur raison ; car, si cet effort était indispensable, ce sont les hommes religieux qui se- /[fol. 133] raient l’exception. Les hommes sont donc religieux parce qu’ils ont en eux l’instinct de la religion, comme un respect inné de Dieu et un besoin profond de se confier en lui. {Cet instinct religieux n’est pas une faculté isolée, sans rapport avec les plus hautes puissances de notre nature ; il se lie étroitement à la raison et à la conscience morale. En tant que faculté, notre intelligence est le besoin et le pouvoir que nous avons de connaître les choses et la raison des choses, en remontant aux causes prochaines et éloignées de nos impressions. Ce besoin et ce pouvoir ne sont jamais satisfaits entièrement ; ils ne peuvent l’être, parce que, à mesure qu’ils s’aiguisent et qu’ils se contrôlent eux-mêmes dans leur exercice, il devient évident qu’ils ne saisissent directement que l’ombre des choses, l’image du réel, la relation spéciale où l’homme intelligent se trouve à l’égard de l’univers, et qu’il y a au fond de tout l’Infini, le réel et le vrai absolus qui leur échappent. Par ce chemin, la raison conduit à Dieu comme au mystère qui explique tout, à l’incompréhensible par lequel se justifie toute connaissance ; on peut même dire qu’elle le cherche et le demande ; mais elle le cherche d’abord sans le savoir, elle le demande sans le vouloir. L’homme a le sens et la faculté du bien ; mais l’appétit du bien n’est pas plus satisfait en lui que l’appétit du vrai, et notre volonté ne laisse pas d’être, à l’usage, /[fol. 134] encore plus faible que notre raison : le bien nous attire et il nous dépasse, il nous juge même et il nous condamne, comme si nous pouvions bien le vouloir, mais non le réaliser, comme si la perfection reculait ses limites à proportion des efforts que nous faisons pour l’atteindre, notre activité se dépensant à la poursuivre sans l’embrasser jamais. Par cette voie encore la conscience mène à Dieu comme à la perfection inaccessible et pourtant communicable, comme à la justice qui commande, au bien qui ravit, sans s’abandonner ; on peut dire qu’elle aussi cherche Dieu et le demande, le cherche comme règle et comme appui, le demande comme récompense. Mais chercher n’est pas trouver, demander n’est pas posséder. Ce qui jette l’homme aux pieds de Dieu, ce qui décide l’intelligence à le voir et la conscience à l’invoquer, c’est le sentiment de son indigence qui réclame un soutien, un protecteur tout-puissant, et qui s’empresse vers lui avant de le connaître, qui déjà, l’affirme sans le nommer. Ce sentiment, c’est-à-dire la faculté religieuse vient au secours de l’intelligence et de la conscience, et par le mouvement conjoint de

6. Op. cit., 28.

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Religion et révélation ces trois puissances, qui sont les trois formes de sa vie spirituelle, l’homme atteint Dieu. La religion perfectionne le sens religieux de l’homme comme la science perfectionne son intelligence et la vertu sa volonté, c’est-à-dire qu’elle ne le perfectionne pas en /[fol. 135] le comblant, mais en l’excitant et en l’élevant de plus en plus vers l’objet suprême qui ne cesse de se dérober à une étreinte définitive. Ainsi l’âme humaine tout entière tend vers Dieu, vérité absolue, justice parfaite, bonté toute puissante, réalité infinie. Nier Dieu et la religion c’est nier l’homme, c’est en faire un contresens vivant, je ne sais quel désir immense tendu sur le vide. Puisque l’homme désire à l’infini la vérité, la justice et la vie, c’est qu’elles existent à l’infini en Dieu, et que l’homme atteint réellement Dieu par la religion comme il tend réellement à Dieu par la raison et la conscience. Dieu est le postulat nécessaire de l’activité humaine, pour la raison comme cause première et vérité absolue, pour la conscience comme maître et juge suprême, pour le sens religieux comme protecteur souverain. Si Dieu n’est pas, si la religion est un rêve, l’homme est une chimère.}(g) Mais si la religion est une réalité, ses symboles ne sont pas vides et ses rites ne sont pas impuissants. Il est vrai que les formules religieuses ne sont pas plus la religion que les formules scientifiques ne sont la science. Cependant les formules scientifiques contiennent la science et la transmettent ; de même les symboles religieux contiennent la foi et la perpétuent. On peut corriger et améliorer ces symboles, comme on peut aussi les altérer, jamais s’en passer. Ils ne sont pas Dieu, c’est-à-dire la vérité absolue, mais ils le figurent et le représentent ; on ne / [fol. 136] peut le figurer et le représenter que par eux. Ils sont le relatif à travers lequel nous entrevoyons l’impénétrable éternel. Les rites ne sont pas non plus la religion, mais ils contiennent aussi d’une certaine façon la vie religieuse et ils la communiquent. Leur efficacité, sans doute, est en rapport avec le sens qui s’y attache ; mais l’homme ne peut pas plus se passer de rites religieux qu’il ne peut s’empêcher d’y attacher un sens. Quel que soit leur mode d’action, il est sûr que dans toutes les religions ces rites agissent et que, sans être la vie religieuse, ils l’entretiennent ; sans être Dieu même, ils le font sentir et le donnent. Et pareillement les institutions qui protègent la religion, les diverses formes que prend la tradition religieuse ne sont pas la religion, mais elles participent à sa réalité divine et à sa nécessité dans la mesure où elles garantissent sa conservation, sa propagation et son progrès parmi les hommes. /[fol. 137] II. [Place des notions intellectuelles dans la religion] On entend généralement par révélation « une communication une fois faite de doctrines immuables et qu’il n’y aurait qu’à retenir »7. Telle est en effet la conception vulgaire, que les critiques combattent, en supposant qu’elle est tout à fait et nécessairement celle de la tradition catholique. La notion vulgaire est si bien ancrée dans la plupart des esprits que la supposition des critiques n’a pas été sérieusement contestée. Sur cent théologiens orthodoxes qui liraient la définition de la révélation que M.  Sabatier présente à la fois comme traditionnelle et insoutenable, il y en

7. Sabatier, op. cit., 34.

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Alfred Loisy aurait quatre-vingt-dix-neuf qui, avant réflexion, la maintiendraient comme traditionnelle et vraie. Il semble néanmoins qu’après un examen attentif de la question, beaucoup moins simple qu’on ne le croit d’ordinaire, la définition censée traditionnelle n’apparaît plus comme une définition, mais comme le symbole d’un fait très complexe dont elle ne contient pas l’analyse réelle, et que la définition qu’on veut lui opposer comme étant la seule réelle et vraie ne lui est pas absolument contraire. D’après M. Sabatier, la révélation consisterait dans « la création, l’épuration et la clarté progressive de la conscience de Dieu dans l’homme individuel et dans l’humanité »8. N’y a-t-il pas un  /[fol.  138] autre symbole qui, au lieu de figurer la révélation dans son objet et son terme, la représente dans le sujet, c’està-dire dans son origine psychologique et dans son développement historique ? La distance d’un symbole à l’autre n’est pas aussi grande que l’admettent leurs tenants respectifs ; tous deux sont vrais à leur manière et n’ont guère d’autre défaut que d’être incomplets. Nous sommes si bien accoutumés à considérer la foi objectivement, comme une doctrine rigoureusement formulée et divinement obligatoire, que nous ne concevons pas sans peine l’idée d’une religion sans dogme précis, ni d’une révélation sans symbole officiel. {Les habitudes d’esprit qui nous viennent de la scolastique sont à corriger sur ce point par les données de l’histoire.}(h) Si un symbole immuable de foi est essentiel à la religion, le christianisme seul, avec son symbole traditionnel aura chance d’être une religion, pourvu encore que l’on n’entende pas l’immutabilité du symbole en un sens trop matériel. Car si une certaine forme de croyance est nécessaire à toute religion, l’immutabilité du symbole est exclue de toute religion comme irréalisable et contraire à la nature de l’homme en qui se fait la religion. Les anciens cultes païens ont eu des doctrines religieuses, mais non des dogmes absolus ni des confessions de foi obligatoires ; et sans doute ils ne pouvaient pas en avoir, manquant d’une philosophie générale dont ils pussent appliquer les notions à la religion. Le monothéisme israélite /[fol. 139] et même le christianisme primitif n’ont pas eu de symbole doctrinal si l’on entend par là une série d’articles de foi, définis comme thème d’enseignement et expression réglementaire de la croyance. En parcourant les écrits des prophètes, nous trouvons qu’ils ont cru et enseigné que Iahvé, le dieu d’Israël était le seul Dieu, et qu’ils ont annoncé le règne futur de Iahvé. Pour traduire cet enseignement dans un formulaire approprié à notre point de vue moderne, nous rédigerons un symbole en trois articles : Iahvé seul est Dieu ; Iahvé-Dieu est le Dieu d’Israël ; Iahvé-Dieu sauvera Israël et sera glorifié en lui. Mais si les deux premiers points sont clairement affirmés dans la Bible, l’expression du troisième demeure variable, et ni Moïse ni les prophètes qui sont venus après lui n’ont eu l’idée d’un abrégé doctrinal qui aurait servi de règle à la foi. Le devoir de la foi est censé n’avoir pas besoin de preuve ; la doctrine elle-même est jugée assez claire pour la foi ; le seul article impératif que présente l’enseignement des prophètes n’est pas un énoncé dogmatique, mais un précepte moral ; il faut servir Iahvé-Dieu, le Dieu de l’univers, qui est notre Dieu. Aujourd’hui encore, le judaïsme se passe de symbole et ne laisse pas d’être une religion. Le symbole des apôtres ne doit pas nous faire illusion sur l’état doctrinal du christianisme primitif. Ce symbole contient véritablement les principales croyances de l’âge apostolique un peu prolongé ; comme formule fixe, il /[fol. 140] ne remonte pas plus haut que

8. Op. cit., 35.

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Religion et révélation le commencement du second siècle. Bien que le travail de réflexion d’où sortira le dogme christologique soit ébauché dans le Nouveau Testament, on n’y trouve nulle part l’exposé didactique des vérités essentielles qu’il faut croire pour être chrétien. Les juifs, qui déjà croient en Dieu, sont baptisés au nom de Jésus-Christ Fils de Dieu, quand ils l’ont reconnu en cette qualité. Les païens doivent d’abord confesser le Père, le Dieu unique, par qui tout a été fait, et comme le don de l’Esprit Saint accompagnait le baptême, on ne tarda pas à baptiser tous les convertis au nom du Père, du Fils et de l’Esprit. On aurait tort de penser que cette profession de foi baptismale fût expressément conçue comme une adhésion de l’esprit à trois thèses de doctrine, à savoir la création du monde par le Père, le salut des hommes par le Fils, la sanctification de l’Église par l’Esprit, ou bien encore à la signification théologique ultérieure de la formule, à la thèse de l’unité de Dieu en trois personnes. C’était avant tout l’assertion du don que le candidat faisait de lui-même au Dieu à qui Jésus l’avait réconcilié, à qui l’Esprit devait l’unir. La notion théologique de La Trinité n’est pas encore impliquée dans la profession de foi, bien qu’elle soit contenue en germe dans la formule. Dans la religion de Mahomet il n’y a pas non plus, à proprement parler, de symbole doctrinal. La formule : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète » n’est qu’une assertion, non une définition dogmatique  /[fol.  141] de la foi. Si subtile que la distinction puisse paraître à certaines personnes, elle n’en est pas moins réelle et fondée sur ce fait capital, que la religion consiste avant toutes choses dans la foi et le recours à Dieu, non dans une théorie, aussi parfaite qu’on voudra, sur Dieu et le recours à Dieu. En tout cas, l’histoire même de la révélation nous invite à ne pas regarder comme son élément essentiel et indispensable la perception purement intellectuelle de propositions doctrinales nettement déterminées par Dieu dans l’esprit des hommes qui lui ont servi d’organes, et transmises par eux comme une leçon infaillible à laquelle rien jamais sous aucun prétexte ne devrait être changé. [L’image de Dieu dans les religions.] {Il n’en est pas moins vrai, et nous avons déjà reconnu qu’il y a dans la foi religieuse un élément intellectuel, l’image que la raison se fait du Dieu que l’âme redoute et en qui elle veut espérer. De cet élément intellectuel sortira le dogme, si la foi doit se développer dans un milieu philosophique et savant, pour que le développement intellectuel de l’homme dans l’ordre religieux soit en rapport avec son développement intellectuel dans l’ordre scientifique. La correspondance est nécessaire. On ne saurait garder une idée de Dieu qui soit contredite par la connaissance que l’on a du monde. L’idée religieuse se modifiera au contact de la science, ou bien la foi sera en péril. Elle ne sera pas absorbée /[fol. 142] par la science, elle la dominera au contraire en l’employant à ses fins, et la foi sera en sûreté. Le dogme, qui procède immédiatement de la foi sous l’influence de la science, procède médiatement de la révélation. Comme ce nom de révélation ne s’applique pas dans le langage commun à ce qui est sentiment, mais à ce qui est objet de connaissance, il convient à la religion surnaturelle et vraie, envisagée par son côté intellectuel, dans les notions qui se forment dans l’esprit de l’homme pieux, disons de l’homme inspiré, sous l’impression actuelle de Dieu. Ces notions et ces jugements simples ne se confondent nullement avec le travail purement rationnel de l’esprit sur les sujets religieux. On n’a pas le droit de les mettre en dehors de la religion dont elles sont une partie intégrante et même essentielle, puisque nulle religion ne peut s’en passer. Ces notions ne sont pas d’ordre purement rationnel, abstrait et discursif. 97

Alfred Loisy Elles ne sont pas un fruit de la seule raison, bien que la raison les reconnaisse, les approuve, les analyse, les coordonne. Partout on y a vu plus ou moins ce que nous appelons une révélation. Chose digne de remarque, toutes les religions qui ont existé sur la terre se sont données en quelque façon pour des religions révélées. Partout les dieux sont censés avoir réglé leur propre culte ; on ne s’adresse à eux que pour les avoir rencontrés sur son chemin et avoir eu connaissance de leur volonté. À ne consulter que le témoignage universel, qui /[fol. 143] garantit la nécessité et la réalité substantielle de la religion, on doit admettre que la religion est révélation. L’humanité n’a pas conscience d’avoir créé la religion, mais plutôt de l’avoir subie. Mais le témoignage est sujet à interprétation, parce que, sous la forme antique et naïve où il nous est parvenu, il ressemble à un récit d’enfants qui ont vu quelque chose et sont incapables de dire ce qu’ils ont vu autrement que par métaphores aussi vives qu’inconscientes et variées selon le génie particulier du narrateur. Cette imperfection du témoignage n’autorise pas à dépouiller toutes les religions de leur contenu doctrinal et à les ramener toutes au sentiment du divin, qui serait l’unique religion, la vraie révélation. Aucune idée religieuse ne serait révélée, parce que l’âme sent Dieu et ne le voit pas. La pensée religieuse serait comme le reflet du sentiment religieux dans l’intelligence, mais ce reflet ne serait pas divin. La psychologie des chrétiens individualistes est d’ailleurs un peu ondoyante, et leur théologie élastique. On ne voit pas clairement jusqu’à quel point Dieu y est distinct de l’âme ; celle-ci a presque l’air d’être le mouvement que fait Dieu en se révélant, à moins que Dieu ne soit l’image que l’âme contemple en se réfléchissant elle-même dans sa propre pensée. Non seulement religion et révélation seraient les deux noms du même phénomène psychologique, mais Dieu et âme seraient aussi les deux noms, inégalement grands, de la /[fol. 144] même entité spirituelle. Il faut pourtant, sous peine de renoncer en même temps à toute philosophie et à toute religion, maintenir la distinction essentielle de Dieu et de l’homme. Et cette distinction, une fois maintenue, la révélation dans son idée la plus générale, sera l’action de Dieu, immanent à l’âme, sur l’âme elle-même. L’impression des phénomènes extérieurs n’en sera que la condition normale et l’occasion indispensable. L’action divine ne consistera pas simplement dans les impressions de crainte et de confiance où se résume le sentiment religieux. Pourquoi veut-on qu’elle se tienne dans ce fond obscur de l’âme et demeure étrangère au travail de l’imagination et de l’intelligence qui résulte nécessairement de l’impression divine ? L’idée d’une telle séparation dans l’activité de nos facultés religieuses est-elle seulement concevable ? Et si, par un scrupule très légitime de logicien scolastique on a voulu trouver à la religion un fondement absolu, n’est-il pas évident qu’on a eu tort de le chercher dans l’homme, que le sentiment seul n’est pas une base plus ferme que les formes de la pensée religieuse, et que le fondement absolu de la religion ne peut pas être en quelque chose d’humain, mais en Dieu ? Si l’on admet que du fond de l’âme religieuse au contact du divin jaillit pour l’intelligence une lumière qui sera communicable à d’autres âmes, on admet que la révélation est une communication divinement faite de vérité divinement vraie, quoique toujours /[fol. 145] humainement perçue et formulée. Il n’en faut pas davantage pour sauver l’idée vraiment traditionnelle de la révélation, et il ne s’ensuivra pas que toutes les religions aient été vraies à leur heure et toutes révélées selon leur degré de perfection. Concevoir que « la révélation soit aussi universelle que la religion elle-même, qu’elle descende

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Religion et révélation aussi bas, aille aussi loin, monte aussi haut et l’accompagne toujours »9, serait nier l’erreur et l’abus en matière de religion. De ces erreurs et de ces abus Dieu ne peut être responsable, à moins que Dieu, au fond, ne soit l’homme. Soutiendra-t-on qu’il n’y a ni religions fausses ni cultes corrompus ? Autre chose est de dire : « Aucune forme de piété n’est vide, aucune religion n’est absolument fausse, aucune prière n’est vaine »10, ce qui est vrai, à condition d’être bien compris ; et autre chose est de raisonner comme si ces paroles signifiaient : « Toutes les formes de piété sont pleines, toutes les religions sont vraies, toutes les prières sont efficaces, relativement aux circonstances, aux temps et aux personnes qui les ont produites ». Ce serait l’apothéose de l’individualisme, mais c’est aussi une erreur palpable. Puisque l’on admet qu’il n’y a qu’une vraie religion et une révélation parfaite, beaucoup de religions se sont gravement écartées de ce type, non pas seulement en n’y atteignant pas, mais en altérant le type inférieur qu’elles tenaient de leur origine, en refusant de l’améliorer, en devenant un obstacle  /[fol.  146] au progrès religieux de leurs adhérents. La relativité inhérente à toute réalisation humaine de vérité, de justice et de piété n’excuse pas de tels défauts. Toute religion qui cesse d’élever l’homme au-dessus de lui-même manque à sa foi, est une religion humaine et non divine, une fausse religion.}(i) Que toutes les religions aient tenu et tiennent de la révélation ce qu’elles ont de vrai, de pur, de sanctifiant, c’est ce que l’Église a toujours pensé. Les anciens Pères l’enseignaient à leur manière quand ils montraient dans les cultes païens et les doctrines religieuses de l’antiquité des contrefaçons de la révélation biblique ou des révélations incomplètes. Les apologistes modernes ont signifié la même chose par ce grand symbole de la révélation primitive, transmise d’âge en âge depuis Adam, et d’où procéderaient par voie d’altération tous les cultes païens. Les théologiens le reconnaissent aussi quand ils représentent Dieu agissant surnaturellement dans toutes les âmes depuis le commencement et fournissant à chacune les secours suffisants pour qu’elle puisse arriver au salut, et que la damnation de l’homme ne soit jamais imputable qu’à sa mauvaise volonté. Ces théories supposent dans tous les cultes la présence d’éléments sains par le moyen desquels la vérité de Dieu peut se faire jour dans l’âme de tout homme et la grâce de Dieu se communiquer à quiconque a bonne volonté. Cette action /[fol. 147] divine sur le commun des âmes est de même ordre que l’action révélatrice dans les hommes inspirés. Entre le pauvre sauvage que Dieu éclaire pour qu’il trouve la vie dans son culte chétif et le prophète qui sert d’organe à la vérité religieuse la plus complète qui puisse être conçue par une intelligence humaine et exprimée en langage humain, il n’y a qu’une différence de degré dans la lumière et d’étendue dans l’objet de la foi. La lumière et l’objet de la révélation à tous ses degrés demeurent substantiellement les mêmes, ou bien il y aurait plusieurs économies de religion et de révélation pour l’humanité. Mais les débris épars ne font pas la révélation et n’empêchent pas l’unité de l’institution salutaire qui est représentée par le monothéisme israélite et le christianisme catholique.

9. Sabatier, op. cit., 34. 10. Loc. cit.

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Alfred Loisy [De la révélation.] Faut-il après cela concevoir la révélation comme l’introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans un cerveau humain ? Nombre de théologiens et d’apologistes catholiques ou de protestants orthodoxes semblent encore le croire, et ne s’aperçoivent pas qu’une telle conception mérite véritablement aujourd’hui qu’on la traite d’enfantine, sous sa forme naïve et populaire dans les récits bibliques, d’antipsychologique et d’irréligieuse sous sa forme scolastique dans la théologie commune. On se figure le premier homme naissant adulte par une action directe du Créateur, et une fois lancé sur le chemin du merveilleux, on ne /[fol. 148] s’arrête plus. On dit que Dieu n’a pu créer l’homme avec une âme vide, mais qu’il l’a produit en plein exercice de ses facultés, avec une intelligence pourvue de toutes les notions que nous acquérons maintenant par l’enseignement et l’expérience. Dieu a fourni lui-même à Adam tout un bagage d’idées et de mots sur lequel, après bien des péripéties et des changements, nous vivons encore. C’est la supposition qui sert de base au symbole de la révélation primitive, et l’on ne se contente pas de tenir ce symbole pour vrai en idée, comme formule sensible de l’action permanente de Dieu dans l’humanité ; on veut que ce symbole et l’hypothèse qui le porte soient des faits matériels et concrets, dont la Bible même est le témoin historique et indiscutable, et l’on ne s’aperçoit pas qu’on introduit l’absurde à la place du mystère et que l’on transforme en faits inconsistants, inintelligibles, les expressions énergiques et colorées d’une foi plus simple et moins analytique que la nôtre ? Disons que l’homme avec tout ce qu’il est, tout ce qu’il sait, tout ce qu’il vaut, vient de Dieu, et nous avons épuisé le sens profond des récits de la Genèse. Mais gardons-nous de vouloir apprendre à Dieu comment il a fait l’homme, car nous n’en savons rien ; ni comment il s’est fait d’abord connaître à lui, car nous l’ignorons ; ni ce que contenait la révélation primitive, car elle nous échappe. Les anciens peuples attribuaient aux dieux, avec l’ins- /[fol. 149] titution des cultes, celle de tous les arts utiles ou agréables. Le traditionalisme vulgaire qui fait remonter à une révélation extérieure unique et primitive les idées, le langage, la religion de l’humanité n’est que l’expression prétendue philosophique des plus vieilles conceptions de la mythologie. L’apologétique vulgaire est demeurée traditionaliste. Quand elle veut déterminer ce qu’elle appelle le sens littéral, historique et traditionnel des premiers chapitres de la Genèse, elle le résume en ces termes : Dieu a conversé avec Adam et lui a appris dans ces entretiens tout ce qu’il avait besoin de savoir comme père et chef de l’humanité. Si l’on hésite à faire de Dieu un maître d’école, comme disait plaisamment saint Grégoire de Nysse, on admettra du moins dans l’esprit du premier homme je ne sais quelle infusion d’idées, la création spontanée d’images et même de mots, sans impression des sons et sans travail de l’intelligence, sans sollicitation extérieure, sans besoin de traduire les impressions et la pensée. N’at-on pas vu dernièrement un apologiste très savant11 soutenir, comme la thèse du monde la plus raisonnable qu’Adam sortant des mains du Créateur était tombé dans une extase où il avait vu le tableau de la création qui se trouve maintenant à la première page de la Bible ? On ne se demande pas comment l’homme aurait pu se trouver dans un état psychologique dont il n’avait pas réalisé les conditions,

11. Le P. von Hummelauer, S. J. (A).

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Religion et révélation /[fol. 150] comment il aurait pu avoir des idées qui ne fussent pas sorties de lui, comment il aurait vu autre chose que du noir dans une leçon que nulle perception sensible n’aurait préparée. On ne voit pas que c’est se faire de la révélation une idée par trop mécanique et matérielle que de la réduire à la communication d’une bonne formule, installée par force dans un cerveau fraîchement bâti. On proclame que le commencement de la révélation doit répondre à son progrès, et que les patriarches, Moïse, les prophètes ont été instruits par Dieu comme le fut Adam, soit au moyen d’instructions verbales formulées extérieurement dans des apparitions surnaturelles, soit par des songes et des visions dont le premier homme a pu être gratifié tout aussi bien que le patriarche Joseph, Isaïe, Jérémie ou Ézéchiel ; on soutient que la révélation de Dieu en Jésus-Christ s’est faite de cette manière, par une lumière et des vérités tombées directement du Verbe divin dans l’âme de Jésus ; et ceux qui disent toutes ces choses croient savoir ce qu’ils disent et le comprendre ; ils s’étonnent qu’on ne le comprenne pas autour d’eux. Tout ce que l’on comprend, c’est qu’ils croient voir clairement ce qui est devenu inintelligible pour les hommes de nos jours, et leur persuasion même s’explique par le défaut de connaissance réelle et historique sur le sujet qu’ils traitent, par l’habitude qu’ils ont de raisonner avec assurance et de conclure sans hésitation, d’après les principes abstraits, indiscutés /[fol. 151] qui leur servent de postulats. Quiconque a étudié de près la Bible ne sait plus ce qu’ils disent y avoir appris, et quiconque est parvenu à un certain degré de réflexion philosophique, quiconque n’est plus dupe des mots, ne le comprend plus. Pour l’exégète et le théologien critiques les formules par lesquelles on s’imagine expliquer l’économie de la révélation sont d’antiques métaphores, vraies dans le fond mais qu’il est désormais impossible de prendre à la lettre. Il n’y a certes pas lieu de contester en général la réalité des visions prophétiques, et les récits d’apparitions célestes qui ne sont pas des légendes symboliques rentrant dans la catégorie des visions. {Mais la vision, par elle-même, est un accident physiologique et psychologique, non un phénomène religieux. Elle a servi de véhicule et d’auxiliaire à la révélation comme d’autres accidents du même genre, tels que le songe, ont pu y servir quelquefois. Oserait-on soutenir, en regard de l’Évangile, qu’elle a été le moyen ordinaire de la révélation et que l’exercice normal de la pensée recueillie simplement devant Dieu n’y a eu aucune part ? On peut dire que dans les temps anciens l’intensité des sensations, l’absence de réflexion, une sorte d’impuissance à distinguer l’imaginaire du réel, l’impression de sa cause ou de son objet ont fait large l’influence de l’imagination dans le développement humain, et large aussi, par conséquent, sa place dans le développement de la religion révélée. Mais ce n’est pas une raison pour faire consister la révélation /[fol. 152] dans la vision même ni pour supposer que tout l’appareil imaginatif des visions est une création purement surnaturelle et non une matière fournie par les expériences antérieures du voyant et les conditions même de son existence. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les visions rapportées dans la Bible pour s’apercevoir que la matière en est toute commune et qu’il n’y a de nouveau que l’association d’idées qui se rattache au symbole imaginaire ; encore même chaque idée prise à part n’est-elle pas nouvelle et l’originalité de la doctrine réside-t-elle plutôt dans le jugement qui les assemble, et qui, en les réunissant les transforme et les agrandit. Rien absolument ne prouve que le mouvement de la pensée, chez les hommes inspirés et les organes de la révélation ait suivi un cours anormal, qu’il se soit accompli dans des conditions physiologiques et psychologiques essentiellement différentes de celles où il s’accomplit d’ordinaire ou qui se rencontrent ailleurs. La dignité de la 101

Alfred Loisy révélation n’exige pas qu’on en fasse une folie divine ou un mécanisme artificiel dont la possibilité même ne se laisserait pas concevoir.} (j) {Ni la tradition historique de l’humanité, tradition qui commence des milliers d’années après que l’homme a paru sur la terre, ni la science, ni la foi ne nous instruisent sur les circonstances réelles et concrètes dans lesquelles nos premiers ancêtres ont fait leur entrée dans le monde, ni sur les premières manifestations de la raison, de la moralité, de la religion sur la terre. Nous savons du moins par toute /[fol. 153] l’histoire du développement humain, dans la mesure où elle nous est connue, et par le caractère même de ce développement que rien ne s’y fait de rien, soit dans l’ordre purement intellectuel et scientifique, soit dans l’ordre religieux et moral, et que la nature a fourni ce que nous avons appelé déjà la matière de la révélation surnaturelle. Toute doctrine scientifique naît de notions antérieures, et le progrès vient de la combinaison nouvelle des idées anciennes, perçue par le génie scientifique et qui éclaire d’un jour plus satisfaisant le rapport des choses. De même les vérités fécondes dans l’ordre religieux, celles qui constituent la substance de la révélation, se sont formées par la conjonction d’idées qui préexistaient à ces vérités dans l’esprit de ceux qui les ont d’abord conçues ; ce qui a produit, en un temps donné, la révélation, a été la perception claire des rapports jusque-là non remarqués, ou imparfaitement saisis ; le progrès de la religion révélée considérée par son côté intellectuel s’est effectué par la perception successive de nouveaux rapports. À la différence des perceptions d’ordre purement rationnel et scientifique, les perceptions religieuses ne sont pas purement intellectuelles ; elles sont un travail de l’intelligence exécuté, pour ainsi dire sous la pression du cœur, du sentiment religieux et moral. Tout ce travail, celui qui aboutit à un résultat de plus en plus parfait, et dont nous commençons seulement à entrevoir /[fol. 154] la merveilleuse histoire n’est pas uniquement le travail de l’homme sur Dieu, c’est aussi et d’abord le travail de Dieu dans l’homme, ou de l’homme avec Dieu. Car il est impossible de comprendre cet effort vers le mieux dans l’ordre religieux et moral, effort perpétuel et couronné de succès bien que toujours combattu, sans que l’action de Dieu même soit impliquée dans cet effort et dans ses résultats. C’est l’homme qui cherche, mais c’est Dieu qui l’excite ; c’est l’homme qui voit, mais c’est Dieu qui l’éclaire. La révélation se réalise dans l’homme, mais elle est l’œuvre de Dieu en lui, avec lui et par lui. Aussi bien ne connaissons-nous pas de révélation purement divine dans sa manifestation et son objet. La définition scolastique de la vérité : « l’adéquation de l’intelligence et de la chose », si discutable déjà quand on l’applique à la science des choses naturelles, l’est bien plus encore appliquée aux choses surnaturelles et divines. L’intelligence humaine, dans les conditions de la vie présente, perçoit une image des choses naturelles et, par l’intermédiaire de cette première image, elle se figure les choses surnaturelles et divines, bien loin de les saisir directement et de voir Dieu face à face. Le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable. La révélation n’est et ne peut être que du divin humanisé, on pourrait presque dire humainement personnifié, les progrès notables de la doctrine /[fol. 155] religieuse portant la marque très personnelle des hommes qui en ont été les instruments providentiels. Un rapport d’ordre surnaturel a été profondément senti dans une âme qui l’a réalisé en elle-même et l’a ensuite exprimé dans un symbole assez vivant pour provoquer en d’autres âmes la perception du même rapport sous une forme analogue et participante de la vie divine qui s’est répandue dans le symbole primitif. C’est ainsi que le Dieu moral d’Isaïe, le type du serviteur de Iahvé, le mystère 102

Religion et révélation de la justice divine dans Job, la doctrine de l’élection et de la foi dans saint Paul, la religion du Père dans l’Évangile, qui sont des symboles religieux d’une valeur universelle, sont par leur origine des conceptions éminemment personnelles, ou plutôt personnellement vécues, des idées divines humainement réalisées. On pourrait accumuler sur ce sujet les métaphores les plus variées sans le rendre plus clair. Car nos idées les plus pures, surtout dans l’ordre religieux, ne sont toujours que des métaphores et des symboles, une sorte de notation algébrique représentant des quantités ineffables. Disons que la révélation, considérée dans le sujet qui en est le dépositaire et l’organe, est un travail de l’âme humaine soutenue et dirigée par Dieu, non une dérogation physique à l’exercice normal des facultés humaines ; considérée dans son objet, elle est une conception d’homme, étant née dans une intelligence humaine à la nature de laquelle il faut /[fol. 156] qu’elle soit proportionnée ; mais elle est divine par l’esprit qui la pénètre et lui communique une évidence suprarationnelle, sensible à quiconque est animé de l’esprit qui l’a produite. Aucun théologien, ayant pris la peine de réfléchir quelques instants sur ce sujet, ne contestera que la révélation, dans sa forme intellectuelle et son expression verbale consiste en idées qui ont un jour pris naissance dans l’humanité, des idées telles qu’une intelligence humaine a pu les concevoir, telles qu’elles ne peuvent exister ailleurs que dans une intelligence humaine, telles que le langage humain a été capable de les traduire. Par rapport à la réalité qu’elles représentent, ce sont des symboles très imparfaits, que leur imperfection même rendrait inintelligibles ou insuffisantes pour des intelligences plus élevées que les nôtres, et qui même pour nous sont susceptibles d’explication, de transformation accidentelle, d’amélioration ; d’où il suit que, même pour nous, elles n’ont pas le caractère de vérités absolues et absolument immuables, mais de formes et d’expressions perfectibles de la vérité. Le fait est si simple, si nécessaire, si évident, que certains théologiens, qui n’y pensent jamais, trouveront que l’on s’est arrêté bien longuement à le constater. C’est que ce fait si simple est gros de conséquences dont on ne voit pas que la théologie se soit beaucoup préoccupée jusqu’à ce jour.}(k) [La révélation et l’histoire de la relation entre Dieu et l’homme.] Étant données les conditions réelles et historiques /[fol. 157] de la révélation, il est impossible de décrire la forme originelle de ce qu’on appelle communément la révélation primitive. Cette révélation a consisté dans les idées religieuses qui ont pu se former dans l’esprit des premiers hommes, sous l’action de Dieu. Les témoignages manquent pour la définir historiquement et analyser les premières manifestations de la religion dans l’humanité. Au point de vue philosophique et théologique, on peut admettre chez nos plus lointains ancêtres une idée très simple, presque sensible de la Divinité, avec le sentiment d’une dépendance absolue à son égard, celui du péché et de l’expiation, sans abstractions ni raisonnements conscients, avec l’intensité que l’impression des phénomènes naturels devait donner aux perceptions d’intelligences toutes neuves et naïves, dont on peut dire qu’elles s’ouvraient à une demi-réflexion sans se refermer sur elles-mêmes pour la spéculation. On commettrait le plus lourd et, aujourd’hui, le plus impardonnable des anachronismes en se persuadant que cet âge obscur a eu ses symboles fixés, sa tradition doctrinale fondée sur un enseignement régulier. Un symbole fixe supposerait à l’origine une langue parfaite, et le langage ne s’est perfectionné, diversifié, nuancé que par la réflexion. Ni les idées de l’homme primitif n’étaient subtiles, ni son langage compliqué. Il n’est pas nécessaire et même il serait assez puéril de 103

Alfred Loisy penser que ces idées religieuses contenaient en forme explicite les points /[fol. 158] qui sont pour nous l’essentiel de la religion : la spiritualité de Dieu, l’immortalité de l’âme, la notion abstraite du devoir et du péché. Ce sont des symboles bien relevés et bien froids pour l’homme des cavernes. Autant il est contraire à la saine raison de supposer l’homme existant sur la terre sans le sentiment de Dieu, autant il serait chimérique de vouloir figurer en termes précis la religion primitive. Dès les temps les plus reculés, nous trouvons, il est vrai, le sens du divin, le sens du péché, le sens de l’expiation possible, le sens de la vie d’outre-tombe, mais sous quelles formes grossières et représentés par quels symboles ! Les religions les plus anciennes ne sont pas la religion primitive ; elles renferment quantité d’éléments, bons ou mauvais, qui n’ont pu exister à l’origine ; mais par le caractère sensible et naïf de la conception, elles doivent être bien plus près de la religion primitive que nos théories abstraites sur Dieu, ses desseins providentiels et le culte qui lui est dû. Peut-être invoquera-t-on la déchéance de l’homme et dira-t-on qu’Adam, avant sa chute, a tout connu ; que lui ou ses descendants, après la chute, ont tout oublié. Mais il faut bien comprendre que la chute de l’homme est un symbole traditionnel, un dogme de la foi, non un fait historique dont on puisse déterminer la nature et les circonstances ; c’est une explication théologique de l’état où se trouve maintenant /[fol. 159] l’humanité, non un fait particulier dont le souvenir se serait gardé à travers les siècles ; c’est une idée qui correspond à une réalité indéfinissable pour l’historien ; il appartient au philosophe et au théologien d’en dégager la signification profonde. En vain la théologie essaierait de reconstituer dans ses circonstances extérieures ou dans ses conditions morales ce qu’elle nomme le premier péché. Sans qu’elle s’en aperçoive, elle n’accumule que des symboles et n’agite que des abstractions. Le témoignage historique est le fondement indispensable de l’histoire. Le récit de la Genèse, l’explication qu’en donne saint Paul, la doctrine ecclésiastique du péché originel nous apprennent une seule chose, à savoir que l’homme a, dès l’origine, abusé de sa liberté et que ses maux viennent de lui. N’est-il pas évident qu’il y a là une idée morale de la plus haute portée, susceptible d’interprétations de plus en plus générales et épurées, non un fait tangible et qui se prête à une description historique. Et lors même que l’on aurait encore le courage de prendre à la lettre le récit de la Genèse, on n’en pourrait rien déduire touchant la science extraordinaire du premier homme  : il a donné des noms aux bêtes, trouvé la femme à son gré, échangé quelques propos avec Iahvé dans le paradis. Croit-on qu’il ait eu besoin pour cela d’être savant naturaliste, grand philosophe et profond théologien ? À quoi bon chercher des subtilités doctrinales dans ces /[fol. 160] pages naïves et barbouiller de syllogismes le(l) tableau symbolique, grandiose et simple qu’elles contiennent ? L’auteur de l’Ecclésiastique12 loue beaucoup les dons que Dieu a faits à l’homme sa créature ; mais il y comprend la science du bien et du mal ; il a donc en vue les facultés humaines, non la science d’Adam, et il ne s’arrête pas au souvenir du péché, n’y voyant pas encore tout le sens qu’y trouvera saint Paul. {On pourra demander aussi comment le caractère surnaturel de la révélation sera garanti si la révélation même s’enveloppe en un phénomène psychologique dont l’analyse n’accuse rien qu’un exercice ordinaire des facultés humaines. Mais

12. Eccli., XVII, 1-10.

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Religion et révélation aucun théologien n’ignore que le surnaturel proprement dit n’est pas le miraculeux, l’extraordinaire, c’est le divin. Les actes des vertus chrétiennes sont des actes de la nature humaine, des facultés humaines pénétrées et soutenues par un principe supérieur. Il y a plus de surnaturel dans un seul acte de charité que dans tous les miracles racontés dans la Bible et les vies des saints. L’acte de charité ne laisse pas d’être, psychologiquement parlant, un acte de la volonté humaine, dont on perçoit les motifs et l’objet. Ce qui le fait surnaturel est que, réalisé dans l’homme et par l’homme, il ne l’a pas été néanmoins et n’aurait pu l’être par les seules forces de la nature humaine, mais par Dieu même agissant dans l’homme et avec /[fol. 161] lui. La révélation, considérée en elle-même et dans le sujet où elle se produit n’est pas non plus un miracle, bien qu’elle soit aussi un acte surnaturel ; c’est un acte de l’homme, de l’intelligence humaine, mais de l’intelligence humaine divinement éclairée et assistée ; un acte que cette intelligence a réalisé, mais non pas seule et qu’elle n’aurait pas réalisé sans le concours divin qui l’a prévenue, soulevée et conduite ; un acte qui, avec les ressources communes de la pensée humaine a construit un symbole plus lumineux, plus efficace, plus durable que les œuvres de la raison, un symbole plein de Dieu et qui le donne. En tant qu’effet surnaturel, la révélation échappe à l’analyse critique. L’historien constate seulement que le développement de la révélation, si réel et si admirable, n’est pas causé par les agents naturels du progrès intellectuel et scientifique, à savoir, la réflexion, la recherche, l’étude, la déduction logique, et n’aurait pu être produit par leur moyen. La poussée sublime qui aboutit au christianisme et s’y continue est une manifestation vitale dont le principe intérieur échappe au contrôle direct de l’expérience scientifique. Ni la dialectique vulgaire, ni les passions communes des hommes, ni la force matérielle n’en ont préparé le succès. La religion qui s’est réalisée dans l’humanité et, en un sens par elle, s’y est réalisée aussi comme malgré elle, et en l’élevant audessus d’elle-même. Née en nous, elle nous domine /[fol. 162] et cette lumière qui nous dépasse est justement le secours dont nous avons besoin. À quel autre signe voudrait-on reconnaître le surnaturel, et la révélation sera-t-elle moins autorisée pour ne se présenter pas comme un dérangement d’esprit ou une suspension d’activité mentale chez les hommes inspirés ? Si l’on trouve enfin que cette idée de la révélation ne permet pas de distinguer en fait ce que l’homme doit aux lumières de sa raison naturelle et ce qu’il a connu par la révélation, on devra se rappeler que la notion commune et populaire de la révélation est absolument dans le même cas. D’après l’enseignement de la tradition chrétienne, la raison de l’homme n’a jamais été abandonnée à elle-même, elle n’a jamais été la seule lumière de l’homme dans l’ordre religieux ; la révélation est aussi ancienne que la raison sur la terre, et elle s’y perpétue. La théologie déclare que tout homme a les grâces suffisantes pour le conduire à la foi surnaturelle. Dans ces conditions il est impossible au théologien d’affirmer qu’un seul point de vérité religieuse, et non simplement philosophique, ait jamais été acquis sur la terre par un homme quelconque, sans une influence surnaturelle. N’est-ce pas que la raison toute seule ne suffit pas à produire un symbole qui ait une valeur religieuse et morale ? N’est-ce pas que la religion, telle qu’elle s’est réalisée par les /[fol. 163] hommes n’a jamais été ni dû être un fruit de la seule intelligence ? N’est-ce pas que, par la loi de sa constitution historique, la religion est une révélation, une foi et ne pourrait pas être une institution rationnelle ? N’est-ce pas que la religion de l’humanité est essentiellement surnaturelle, et que l’économie de l’ordre surnaturel, sans être enfermée dans l’ordre naturel, sans appartenir à la face du monde 105

Alfred Loisy qu’on peut appeler expérimentale, naturelle, rationnelle, se manifeste dans l’âme religieuse comme l’explication divine, le fondement spirituel, le but suprême, la vie libre et secrète encore, de ce monde en apparence gouverné par la nécessité ? Le sens du divin, l’instinct religieux, le goût du bien moral sont vraiment la puissance obédientielle, le ressort intime auquel Dieu communique sa force pour élever l’homme jusqu’à lui. L’action divine dans l’ordre religieux tend au surnaturel et vit de surnaturel. La raison ne lui est qu’un auxiliaire indispensable, non le point initial, d’où elle se répand sur toutes les puissances de l’âme et de la vie de l’homme. La racine de l’être spirituel est dans la volonté : là aussi est la racine de la religion et la source d’où jaillit la révélation. Il ne faut pas oublier que la distinction du naturel et du surnaturel appartient à la considération métaphysique des choses, et qu’on s’exposerait à de singuliers mécomptes en en faisant un instrument d’analyse historique. Au contraire cette distinction qui est la base de toute religion et de toute théologie peut être éclairée par l’histoire de la pensée reli- /[fol. 164] gieuse et si l’on énonce une banalité en disant que les théologiens de l’avenir la définiront mieux que ne font ceux d’aujourd’hui, du moins la banalité n’est pas superflue.} (m) /[fol. 165] III [La doctrine de Vatican I sur les preuves de la révélation.] {Ne semble-t-il pas cependant, malgré tout ce qu’on vient de dire sur le caractère surnaturel de la religion, que plus on intériorise la révélation, moins sa divinité sera démontrable ?}(n) La tradition qui ne reconnaît qu’une seule religion vraie et une seule révélation complète, marque les signes extérieurs et sensibles, qui la recommandent et en manifestent la divine certitude. Le concile du Vatican13 nous a déjà instruits à ce sujet : « Pour que la soumission de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu qu’aux secours intérieurs du Saint-Esprit se joignissent des preuves extérieures de sa révélation, c’est-à-dire des faits divins, et principalement des miracles et des prophéties, qui, en montrant clairement la toute puissance et la science infinie de Dieu, sont des témoignages de la révélation divine très certains et proportionnés à l’intelligence de tous. C’est pourquoi Moïse et les prophètes, et surtout le Seigneur Christ ont fait beaucoup de miracles très évidents et de prophéties. » Et le même concile anathématise « quiconque dit que nul miracle ne peut arriver et que, par conséquent, tous les récits qui en sont faits, même ceux qui sont contenus dans la sainte Écriture, sont à reléguer parmi les fables et les mythes, ou bien que les miracles ne peuvent jamais /[fol. 166] être connus avec certitude et que la divine origine de la religion chrétienne n’est pas légitimement prouvée par là. » À prendre les déclarations conciliaires dans la rigueur des termes et l’esprit général de leur rédaction, il paraîtra en effet, conformément à la notion vulgaire de la révélation que celle-ci aura consisté en un corps de doctrines déposées toutes faites et miraculeusement dans les intelligences humaines, et que ces doctrines, n’étant pas susceptibles de démonstration rationnelle ont été néanmoins prouvées certaines par des signes extérieurs qui étaient de nature à les autoriser, à savoir les miracles et les prophéties. Ces faits d’ordre physique et d’ordre intellectuel ne sont

13. Const. Dei Filius, supr. cit.

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Religion et révélation pas explicables par les lois qui régissent le monde et l’intelligence humaine ; ils procèdent directement de la toute puissance et de la science divines ; ils viennent à l’appui de la doctrine révélée et manifestent péremptoirement qu’elle vient de Dieu. La marche régulière des phénomènes naturels ne peut être interrompue que par l’auteur de la nature, seul capable de supprimer en un cas donné la loi qu’il a établie. La prévoyance infaillible des faits à venir échappe nécessairement à l’intelligence humaine, surtout quand il s’agit de faits éloignés et dont l’accomplissement dépend de la libre volonté de l’homme. Dès qu’une telle prévision est constatée dans les discours et les écrits /[fol. 167] d’un prophète, c’est de Dieu seul qu’elle peut venir. Ainsi raisonnent les théologiens, et ils observent avec le concile que des preuves de ce genre ne réclament pas de ceux à qui elles s’adressent une science profonde, que le premier venu peut les comprendre et en sentir la force, qu’elles sont par là même tout à fait convenables pour établir la vérité d’une religion destinée aux ignorants comme aux savants, à l’universalité des hommes, qui sont en grande majorité ignorants, et qui tous ont besoin que la preuve de la religion ne soit pas trop compliquée pour que la foi leur soit accessible. {L’idée de la preuve est en rapport avec l’idée qu’on se fait de la révélation. La révélation est un miracle qui se produit dans un individu. Pour garantir ce premier miracle, Dieu en fait d’autres devant un grand nombre de personnes. La révélation n’est pas évidente en elle-même ou comme action divine pour ceux à qui elle est transmise, mais les miracles qui l’accompagnent et que l’on suppose indiscutables la rendent évidente indirectement. Si les miracles et les prophéties étaient aussi certains qu’on le suppose, on pourrait parler de certitude rationnelle, et bien que le concile n’en ait rien dit, les théologiens en parlent quelquefois. On ne peut nier d’ailleurs que les formules du Vatican ne s’entendent mieux de preuves rationnellement indiscutables que des probabilités accumulées dont nous a /[fol. 168] entretenu déjà le cardinal Newman. Mais il n’est pas dans la nature des preuves fournies par le témoignage historique de dépasser les limites de la probabilité, et, en signalant plus haut le triple postulat de la démonstration catholique nous avons montré que l’état réel et la portée des preuves n’étaient pas tels au point de vue de la critique et de l’histoire qu’il est supposé par la théologie et l’apologétique communes.}(o) Les miracles et les prophéties ne sont plus pour beaucoup de nos contemporains des preuves décisives de la révélation parce que l’on croit miracles et prophéties moins vérifiables en eux-mêmes et moins vérifiés que ne le veut la rigueur de l’argumentation dite traditionnelle. On est persuadé que les miracles bibliques, pour autant que ce sont des faits réels ne sont pas ce que dit la théologie, des accidents violents qui se produisent en dehors de toute loi, et qu’ils ne se rencontrent pas seulement dans l’histoire du monothéisme israélite et des origines chrétiennes, mais dans l’histoire de toutes les religions, ce qui atténue pour le moins leur valeur probante en faveur du christianisme. Quant aux prophéties, ce seraient, d’après les apologistes, des textes fort anciens où les faits de l’histoire évangélique et ecclésiastique auraient été décrits par avance en termes exprès, comme une relation anticipée de la vie de Jésus, de la fondation de l’Église et de ses progrès. La critique, /[fol.  169] après avoir examiné attentivement la série des passages prophétiques où l’on a pensé trouver des prédictions absolues, n’en retient pas un seul en cette qualité, tous ayant dans leur contexte un autre sens que celui de la prévision spéciale admise par la tradition, tous étant appliqués à leur objet prétendu par un artifice d’exégèse. Les prophéties dites messianiques de l’Ancien Testament, et 107

Alfred Loisy les prophéties du Nouveau Testament, c’est-à-dire les discours eschatologiques du Sauveur et les grandes visions de l’Apocalypse sont dans le même cas. Il y a même un trait commun à toutes les prophéties eschatologiques, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, qui empêche d’y voir des prédictions dans le sens rigoureux du mot ; elles annoncent la fin du monde au terme de la génération présente. Amos, Isaïe, Daniel s’accordent en ce point avec le Sauveur, saint Paul et saint Jean. L’apologétique élude cette difficulté en la passant sous silence ou bien en introduisant dans l’explication des textes certaines distinctions subtiles auxquelles les écrivains sacrés n’avaient pas songé et qui servent à en éliminer ce qu’on ne veut pas y voir. Vus du dehors, par ceux qui en jugent d’un point de vue purement rationnel, comme ils affectent de vouloir être jugés, cet argument des prophéties et celui que l’on fonde sur le caractère évidemment surnaturel des miracles, ne font plus l’effet de preuves /[fol. 170] mais d’assertions qui vont bien au-delà de ce que permettrait leur objet historique. [Vatican I et le miracle.] {Ce n’est pas que les définitions du Vatican, prises comme formules de protection contre une erreur, ce que sont par nature et par destination toutes les définitions dogmatiques, n’aient un objet précis, actuel, et ne soient de ce chef entièrement justifiées. Elles sont dirigées contre ceux qui nient a priori la réalité même des faits qui sont le fondement historique de la religion et qui dénient toute force de preuve au rapport des deux Testaments. Le concile ne veut pas que l’on regarde comme des mythes et des inventions mensongères les récits miraculeux de l’Écriture et qu’on ne voie pas autre chose dans les prophéties que des contresens de la tradition. Il condamne Strauss et Renan, et quelles que soient les raisons particulières qui ont déterminé cette condamnation, il ne se trompe pas en condamnant. Ramené à son idée la plus générale, qui est la condamnation du rationalisme incrédule, l’enseignement du concile est négatif, nonobstant les apparences, et ne détermine pas en quoi consiste la réalité des miracles et des prophéties, ni en quelle manière cette réalité peut servir encore de preuve à la religion. Les notions scolastiques du miracle, de la prophétie sont à l’arrière-plan de la définition et  /[fol.  171] ne reçoivent pas l’explication que demandent maintenant la philosophie et l’exégèse. Le concile n’a pas élaboré de preuve dont il affirme l’existence et la valeur. Il parle de cette preuve selon les idées et le langage de la théologie scolastique et il ne l’a pas traduite dans la langue de la science contemporaine. Ce travail n’était ni dans son intention ni dans son rôle, mais il ne s’impose pas moins à la théologie positive de nos jours et à une apologétique sincère.}(p) La notion commune du miracle, et dans cette notion du miracle on doit comprendre celle de la prophétie, n’offre pas de sens précis pour la philosophie contemporaine. Selon cette notion, les lois de la nature sont quelque chose de fixe et d’absolu, le miracle quelque chose d’accidentel et d’arbitraire. Or la philosophie contemporaine se déclare aussi impuissante à concevoir l’absolu de la loi que l’arbitraire de la dérogation. Écoutons un philosophe chrétien : « Comme pour la philosophie aucun des faits contingents n’est impossible ; comme l’idée de lois générales et fixes dans la nature, et l’idée de nature elle-même n’est qu’une idole ; comme chaque phénomène est un cas singulier et une solution unique, il n’y a sans doute, si l’on va au fond des choses, rien de plus dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires ; mais aussi il n’y a rien de moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miracle. Le /[fol. 172] sens de ces coups d’état qui 108

Religion et révélation provoquent la réflexion à des conclusions plus générales en rompant l’assoupissement de la routine, c’est de révéler que le divin est, non pas seulement dans ce qui semble dépasser le pouvoir accoutumé de l’homme et de la nature, mais partout, là même où nous estimerions volontiers que l’homme et la nature se suffisent. Les miracles ne sont donc vraiment miraculeux qu’au regard de ceux qui sont déjà mûrs pour reconnaître l’action divine dans les événements les plus habituels. D’où il résulte que la philosophie, qui pécherait contre sa propre nature en les niant, n’est pas moins incompétente pour les affirmer, et qu’ils sont un témoignage écrit dans une autre langue que celle dont elle est juge. »14 On ne saurait dire plus clairement que pour le philosophe et le savant tout ce qui arrive est ce qui pouvait arriver, ce qui, dans les conditions du fait donné, devait arriver ; d’où il suit que le miracle est un fait comme un autre, dont la signification providentielle n’est appréciable que pour qui croit à l’action de la Providence dans les faits de chaque jour. Cette doctrine n’est pas aussi nouvelle qu’on pourrait le penser, car elle est déjà dans saint Augustin15. Il est assez curieux que la plupart de nos apologistes, au lieu de remonter dans la tradition chrétienne pour se mieux pénétrer de son esprit, /[fol. 173] gardent avec un soin jaloux la conception de la nature que leur a fourni le rationalisme cartésien : un ensemble de mouvements mathématiquement réglés, toujours identiques, étant produits par les mêmes ressorts, agissant de la même manière. Rien n’est moins certain que cette immutabilité de la nature, que cette conception de la matière ayant pour toute loi l’étendue, pour toute propriété un mouvement imprimé du dehors. La science d’aujourd’hui ne voit pas la nature immuable, mais en effort continuel de transformation. L’équilibre du monde n’a pas été réglé une fois pour toutes à l’origine des choses ; il se fait chaque jour par des mouvements d’action et de réaction dont le résultat varie sans cesse, qui ne sont pas purement mécaniques ; mais procèdent d’une force latente et inépuisable dans ses manifestations  : « À chaque degré la nature se dépasse elle-même par une création mystérieuse qui ressemble à un vrai miracle par rapport au degré inférieur. »16 Nous ne dirons pas avec M. Sabatier que « la théorie de l’évolution ascensionnelle des êtres rend le miracle inutile. »17 Mais nous avouerons quelle le rend indiscernable pour le savant. {De même que le miracle chez les peuples primitifs, et maintenant encore au point de vue de la foi, n’est qu’une action divine un peu plus sensible que les autres, de même /[fol. 174] au point de vue rationnel et scientifique, ce n’est qu’un fait moins commun que les autres, mais qui doit rentrer dans le même ordre que les autres, puisqu’il y est contenu. Le miracle, à le bien prendre, n’est que le train du monde et de la vie contemplé par la foi, qui seule en pénètre l’énigme. Le même train du monde et de la vie, extérieurement observé par la raison est l’ordre de la nature.}(q) [Les miracles de Jésus-Christ et de l’Ancien Testament.] Ce qui est aujourd’hui pour l’âme religieuse le miracle par excellence, la preuve durable de la religion, est la religion même avec son progrès lent et magnifique depuis les humbles origines jusqu’à Jésus, et depuis Jésus dans l’Église. Les faits

14. M. Blondel, Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique (B). 15. De utilit. credendi, 16. De civitate Dei, XXI, 8. 16. A. Sabatier, op. cit., 90. 17. Ibid., 89.

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Alfred Loisy extraordinaires qui ont accompagné certains moments de son développement ont pu contribuer dans ce temps-là même à faire accepter la religion, à l’accréditer près de gens disposés à croire et qui ne se faisaient pas du miracle l’idée que les théologiens de nos jours voudraient nous en donner. Des gens qui n’avaient pas la moindre idée de ce qu’on appelle les lois de la nature n’avaient pas non plus l’idée du miracle, de la dérogation volontaire à ces lois. Ils vivaient, on peut le dire, dans le miracle et voyaient en toutes choses l’action de Dieu. Ce qu’on entend maintenant par miracle n’était pour eux qu’une manifestation moins ordinaire de la puissance divine. Ils ont été frappés de ces faits extraordinaires et ne pou- /[fol. 175] vaient manquer de l’être. Nous en sommes beaucoup moins frappés aujourd’hui non seulement parce que la vue du fait agit plus efficacement sur l’esprit que le simple témoignage, mais parce que le témoignage même ne prouve pas absolument ce qu’on voudrait lui faire prouver, à savoir que les faits en question sont des miracles au sens théologique du mot, c’est-à-dire des faits inexplicables par les forces de la nature, et qui nécessiteraient une intervention de Dieu en dehors de ces forces, où il agit d’ailleurs tout autant que dans les miracles. L’esprit s’embarrasse dans cette conception mécanique et passablement contradictoire de l’action divine. En ce sens, M. Sabatier a raison de soutenir que « par l’effet de l’éloignement des temps, de l’incertitude des documents et des exigences de la pensée moderne, le miracle, qui jadis établissait la vérité de la religion est devenu beaucoup plus difficile à démontrer que la religion elle-même. »18 {Cependant beaucoup de ces faits extraordinaires, par exemple les guérisons opérées par Notre Seigneur, quoique la science puisse dire pour les expliquer, demeurent une preuve entre les autres du principe de vie surnaturelle qui est dans la religion, et sans constituer une preuve absolue de la révélation, puisque de telles preuves n’existent pas, sont une de ces probabilités qui en s’accumulant doivent engendrer la conviction dans les âmes de bonne volonté. L’histoire de la religion /[fol. 176] est remplie de faits qui ne comportent pas une explication rationnelle et scientifique, où l’on ne retrouve pas non plus les marques indiscutables du miracle absolu de la théologie, et qui ne sont néanmoins intelligibles que pour la foi, qui sont vraiment des faits divins par lesquels se manifeste la divinité de la religion.}(r) {Est-ce là, dira-t-on, toute l’évidence de la révélation ? N’y a-t-il pas des faits dont la valeur démonstrative est absolue et ne s’arrête pas aux limites d’une probabilité rationnelle ? Les miracles de l’exode et du Sinaï, la résurrection de Lazare par le Sauveur, la résurrection du Sauveur lui-même ne sont-ils que des arguments probables en faveur de la religion ? Le concile du Vatican ne dit-il pas que Moïse, les prophètes, Notre-Seigneur surtout, ont fait beaucoup de miracles qui sont évidents ? Ces miracles ne sont-ils pas ceux qui sont racontés dans l’Écriture ? La pensée du concile n’est pas douteuse, et c’est pour faire droit à sa définition, pour interpréter sa pensée selon l’histoire que nous avons déjà reconnu le caractère extraordinaire du développement religieux considéré dans son ensemble et dans ses détails, dans la personne de ses agents, dans leurs discours et dans leurs gestes surprenants. Il est certain que les organes de la révélation ont réalisé des miracles par la foi ; mais nous ajoutons /[fol. 177] que ces miracles ne sont tels absolument que pour la foi. Le caractère essentiellement miraculeux de chaque fait pris en particulier ne peut être rigoureusement démontré, le miracle étant philosophiquement

18. Op. cit., 45.

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Religion et révélation et scientifiquement indémontrable, en sorte que les événements les plus certains parmi ceux que la Bible présente comme miraculeux deviennent des miracles de providence, c’est-à-dire des miracles qui sont tels pour la foi, mais qui ne s’imposent pas comme tels à la raison du savant. Lors même que les causes prochaines et naturelles d’un fait ne seraient pas apparentes, il n’y a aucune nécessité rationnelle de recourir à l’explication du miracle, puisque la raison ne saisit pas toutes les causes, et que devant l’inexpliqué il n’y a d’autre nécessité que celle d’affirmer une cause non manifestée à l’observation. Beaucoup de miracles bibliques ont déjà été rangés dans la catégorie des miracles de Providence, des faits qui sont venus à propos pour le bien du peuple de Dieu et l’avantage de la religion. « Souvent, dit un savant prélat, catholiques et protestants ont pris pour miracles proprement dits ce qui n’était qu’un phénomène naturel providentiellement amené, comme les plaies de l’Égypte, les cailles du désert, la peste qui détruisit l’armée de Sennachérib. Parfois aussi on les a confondus avec l’inexpliqué, comme le passage de la mer Rouge que Dieu opéra au /[fol. 178] moyen d’un vent violent, ainsi que le dit le texte sacré lui-même. Ce sont des prodiges providentiels et non de vrais miracles. »19 Aux cailles du désert il faut sans doute joindre la manne, qui est la gomme du tamaris, et les tonnerres du Sinaï, puisque ce ne sont que des tonnerres. Mais pour tous ces miracles il y aurait lieu de fixer la nature des récits qui les contiennent avant d’en indiquer l’explication naturelle. Du moins nous sera-t-il permis de remarquer que ce sont les plus grands miracles de l’Ancien Testament et que si l’on ne doit pas y voir autre chose que des faits naturels interprétés par la foi, il n’y a plus qu’un intérêt de curiosité à savoir comment on expliquera le miracle de Josué arrêtant le soleil, et celui d’Isaïe faisant reculer l’ombre de six degrés sur le cadran d’Achaz. L’histoire d’Israël aura été comme toute autre, un enchaînement de faits très variés où les croyants, soit dans le temps même, soit plus tard ont reconnu Dieu, mais où ils auraient pu ne pas le reconnaître s’ils n’avaient pas été croyants. Il y a toujours, mais combien plus dans l’antiquité ou dans les milieux populaires, une distinction à établir entre le fait matériel et la signification que les témoins peuvent y attacher ; et il faut pareillement distinguer l’impression directe que le fait a produite sur les contemporains, de l’interprétation qu’un principe général de philosophie religieuse a suggérée à la tradition posté- /[fol. 179] rieure. Les faits racontés dans l’Ancien Testament ne sont pas des faits simplement vus, mais des faits expliqués et jugés, parfois bien longtemps après qu’ils se sont accomplis.} [Les miracles du Nouveau Testament.] Les miracles du Nouveau Testament sont beaucoup mieux attestés comme faits ; ils ne le sont pas plus évidemment comme miracles. Les guérisons racontées dans les Synoptiques, si on les considère dans l’ensemble, ne sont pas contestables pour la critique la plus sévère ; mais on ne peut nier que des faits analogues se soient rencontrés ailleurs. On ne doit pas trop presser la comparaison des guérisons opérées maintenant par la suggestion avec la délivrance des possédés dans l’Évangile. La multiplication des guérisons, la façon toute simple dont elles s’opèrent, l’élément moral qui intervient dans la plupart des cas, sont des traits tout à fait spéciaux qui mettent ces guérisons au-dessus de la médecine. Pour la foi ce sont des œuvres de puissance et de bonté divine. Est-ce à dire que ce soient pour la

19. Mgr Mignot, L’évolutionnisme religieux, à propos d’un ouvrage récent, 39 (C).

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Alfred Loisy science des prodiges évidents, inexplicables, dans lesquels aucune cause naturelle n’a servi de véhicule à l’action religieuse du divin Maître ? N’est-il pas vraisemblable que si on l’eût interrogé lui-même à ce sujet il eût souri et demandé en quoi il nous importe de savoir comment Dieu s’y prend pour nous soulager ? L’apologétique insiste sur les faits qui ne peuvent être miraculeux, si ce /[fol. 180] sont des faits de l’ordre historique et phénoménal, les résurrections de morts, surtout celle de Lazare, la plus caractérisée comme résurrection, la plus circonstanciée, la plus indiscutable, si le récit du quatrième Évangile est un témoignage authentique du fait, et la résurrection même de Jésus. Par malheur ni la résurrection de Lazare, ni celle du Sauveur ne sont des faits historiquement démontrés, et le fussent-ils que la certitude en serait purement morale, non absolue, comme pour tout autre fait connu seulement par le témoignage ; et ce ne sont pas non plus deux faits de même ordre. Au point de vue critique, la résurrection de Lazare ne sera un fait historiquement établi que si le caractère historique du quatrième Évangile est d’abord suffisamment démontré. Or il se trouve précisément que l’historicité du quatrième Évangile est sujette à caution, qu’elle soulève des objections graves et qui ne sont point chimériques, que le but didactique du livre est bien plus évident que la vérité matérielle de ses récits. On sera dans l’alternative d’affirmer la réalité d’un fait historiquement douteux, affirmation qui ne serait pas théologiquement justifiée, puisque l’inspiration ne change pas la nature des écrits et ne ferait pas d’un récit tout symbolique une histoire réelle, ou d’accepter au moins comme possible, l’hypothèse d’une allégorie destinée à faire ressortir la doctrine du Christ vie et résurrection, doctrine qui demeure, en tout cas, la préoccupation principale de l’évangéliste. /[fol. 181] Ainsi la résurrection de Lazare appartient à la catégorie des faits humains et contingents, ou bien elle est un pur symbole, et non seulement la résurrection de Lazare mais son existence même n’aura aucune réalité : c’est un miracle douteux. {La résurrection de Jésus, au contraire, n’est pas un fait d’ordre historique et humain, et il n’est pas possible non plus d’y voir un symbole. Les apôtres y ont cru certainement comme à un fait, et ils l’ont attestée comme fait. Mais ce fait, par sa nature même, échappe à l’expérience scientifique, à la critique et au témoignage historique. Ce ne fut pas un retour à la vie naturelle, qui aurait pu être physiquement constaté mais qui, historiquement certain n’aurait pas été pour les apôtres un objet de foi et n’aurait pas grande signification au point de vue religieux. Ce fut l’entrée personnelle de Jésus dans la possession de sa gloire éternelle. Pour la première génération chrétienne et notamment pour saint Paul, la résurrection du Christ ne fut pas le miracle d’ordre matériel sur lequel l’apologétique postérieure a tant insisté ; ce fut la consécration messianique du Maître qu’on avait perdu, ce fut son immortalité glorieuse, sa vie impérissable, qui, au point de vue de la croyance juive, ne pouvait être qu’un retour à la vie, mais à une vie toute différente de la première dans les conditions de sa forme et de sa durée. Les apôtres crurent que Jésus vivait ainsi. Ils n’en eurent pas de preuves matérielles incontes- /[fol. 182] tables, par la raison qu’un fait de cet ordre spirituel et divin n’admet pas cette sorte de preuves et que, dans la mesure où ces preuves existent, elles ne sont pas absolument concluantes, puisque leur objet dépasse tout à fait leur portée. Les apôtres, eux aussi, ne craignons pas de le dire, crurent à la résurrection de leur Maître sur un ensemble de probabilités qui suffisaient pour produire et justifier la foi dans des âmes de bonne volonté, dociles à l’esprit de Dieu qui était en elles, mais qui ne suffisaient pas et, par conséquent, ne suffisent pas à créer une certitude absolue ni même, dans le cas présent, une certitude morale et historique du fait 112

Religion et révélation dont il s’agit ; pas de certitude absolue, parce que le fait de la résurrection, qui appartient à l’ordre divin des choses, n’appartient pas à l’ordre métaphysique et rationnel de l’univers, pas de certitude historique, parce que le fait de la résurrection, sainement compris n’appartient pas à l’ordre historique et humain. Ce qui est historiquement certain, c’est que Jésus a vécu, qu’il est mort, et que ses disciples, après sa mort l’ont cru vivant. Quoi que l’on pense des apparitions qui sont racontées dans les Évangiles, de quelque façon que l’on concilie des récits qui, pris à la rigueur de la lettre, sont contradictoires, qui ne sont pas purement historiques, mais où la foi des apôtres s’est affirmée pour le moins autant qu’elle a fourni sa preuve, la résurrection de Jésus n’est pas la dernière étape de /[fol. 183] sa carrière terrestre, le dernier acte de son ministère parmi les hommes, mais le premier article de la foi des apôtres, le fondement spirituel du christianisme. Le témoignage que lui ont rendu les apôtres est un témoignage de foi et qui appelle la foi, non un témoignage d’expérience commune qui prescrit la conviction rationnelle. Il est impossible de prouver historiquement, en partant des textes, que Jésus est ressuscité en la manière que décrit le catéchisme, à savoir que, le troisième jour après sa mort, il réunit son âme à son corps et sortit glorieux du tombeau. Comme les évangiles ne s’accordent pas entre eux et avec saint Paul, sur le nombre et la circonstance des apparitions, comme le fait décrit par le catéchisme n’a eu aucun témoin, comme toutes les apparitions ont eu plus ou moins le caractère de visions, la vie posthume du Sauveur n’est pas garantie historiquement par des témoignages certains. Ne nous en étonnons pas, puisque cette vie n’est pas une réalité d’ordre purement humain et historique, mais une réalité d’ordre surnaturel et divin. La véritable force du témoignage est évidemment dans la foi des apôtres ; mais ce témoignage de foi n’a de valeur absolue que pour la foi, non pour la simple raison, qui, après l’avoir discuté, l’abandonnera comme un problème qui échappe à la critique, autant que l’objet même du témoignage. On voit bien que les apparitions ont été pour beaucoup dans la formation de la foi apostolique, que la méditation des Écritures anciennes a été /[fol. 184] pour quelque chose dans son affermissement, et que les apôtres ont cru aux apparitions et à l’Écriture parce qu’ils avaient besoin de croire que leur Maître vivait toujours. Observer cet état de choses est analyser la foi apostolique ; ce n’est pas l’expliquer réellement. Il y a au fond de tout un agent secret et tout puissant que la raison ne peut que soupçonner et entrevoir, que la foi seule reconnaît et affirme avec décision. Pour la raison, l’action réelle et vivante de Jésus sur ses disciples dans les premiers temps qui ont suivi sa mort est entourée d’attestations qui sont autant de probabilités ; ces probabilités ne sont pas suffisantes pour fonder la certitude absolue d’un fait qui est supérieur à l’ordre rationnel et historique ; elles sont suffisantes pour que l’âme bien disposée qui s’est mise à l’école de Jésus avec la même simplicité que les apôtres, doive l’admettre et l’admettre avec eux. Ainsi les miracles de la Bible continuent à être une preuve de la religion, très proportionnée à l’intelligence du commun des hommes ; ils ne rendent pas évidente d’une évidence de raison l’intervention divine ; vus dans la lumière d’une conscience religieuse, ils sont un argument certain pour la foi.}(s)

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Alfred Loisy [La prophétie clef d’interprétation pour saisir le sens général des Écritures. L’exégèse spirituelle.] Ce qui vient d’être dit pour les miracles a son application à l’égard des prophéties. On pourrait prendre l’une après l’autre toutes celles qui sont citées dans le Nouveau /[fol. 185] Testament, toutes celles qui ont gardé leur place dans les livres d’apologétique, depuis la malédiction du Serpent de la Genèse jusqu’aux descriptions symboliques de l’Apocalypse, sans en trouver une seule qui ait eu pour celui qui l’a écrite le sens précis que la tradition lui attribue et qui soit une prédiction, c’est-à-dire un miracle de prévision, dans le sens rigoureux du mot. La situation respective de l’homme et du serpent, décrite dans la condamnation prononcée par Iahvé sur l’animal tentateur est sans rapport direct avec la victoire que Jésus a remportée sur le mal et le péché, à plus forte raison avec l’immaculée conception et les privilèges de Marie, que l’échange peut-être accidentel d’une seule lettre20 dans les manuscrits de la Bible latine a introduits dans le commentaire traditionnel de l’Église catholique. Quelle que soit la royauté promise à Juda par la prophétie de Jacob, ce n’est pas le règne tout spirituel de Jésus. Isaïe n’a jamais parlé au roi Achaz de la vierge qui enfanterait le Messie Fils de Dieu. Jérémie, quand il fait pleurer Rachel sur sa postérité, a en vue la crise où sombra la monarchie davidique, non le Massacre des Innocents par Hérode. Osée a fait allusion au séjour d’Israël en Égypte, et n’a point annoncé que le Fils de Dieu irait en Égypte et qu’il en reviendrait. La liberté avec laquelle nous voyons que l’Ancien Testament a été inter- /[fol. 186] prété dans le Nouveau, et l’emploi d’une exégèse qui permettait de trouver dans certains passages isolés de leur contexte, souvent obscurs et dont on ne percevait plus la signification naturelle et primitive des prédictions messianiques du sens le plus précis, s’expliquent au point de vue de l’histoire, par des habitudes d’esprit toutes différentes des nôtres. On a pu se demander, tant ces adaptations de textes semblent souvent arbitraires, si ce n’étaient pas, pour ceux mêmes qui les ont faites, de simples façons de parler, des applications conscientes de la lettre biblique à un sujet différent, ce que les théologiens appellent, un peu abusivement, le sens accommodatice de l’Écriture. Mais les auteurs du Nouveau Testament et les interprètes chrétiens jusqu’aux théologiens modernes dont l’opinion se reflète encore sur le décret du Vatican, entendent bien donner le véritable et unique sens du texte, quoique, dans aucun cas, le sens qu’ils adoptent ne soit le sens original du passage cité. C’est pourquoi l’on a commencé de reconnaître qu’une partie au moins de ces textes était alléguée dans le sens que la tradition appelle spirituel, et qui n’est, à le bien prendre, qu’une accommodation autorisée par le Nouveau Testament ou le témoignage traditionnel, tandis que le sens dit accommodatice est une application nouvelle qui n’a pas encore d’autre recommandation que l’autorité ou l’ingéniosité de celui qui la propose. L’idée du double sens, inacceptable pour la critique, a, comme on l’a vu, ses racines dans le Nouveau Testament où les faits /[fol. 187] et les préceptes de l’Ancien sont interprétés comme des symboles et des figures prophétiques. {Cette circonstance ne donne pas plus de force à la démonstration que l’on voudrait fonder sur les prophéties et ne crée même qu’une difficulté de plus, puisqu’il faut expliquer comment les apôtres et Notre Seigneur lui-même ont pu se servir d’arguments aussi défectueux. Non seulement il paraît impossible

20. Ipsa pour ipse dans Gen. III, 15. S. Jérôme avait traduit le pronom par ipse.

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Religion et révélation d’établir par la concordance des prédictions anciennes et des faits qui sont donnés comme leur accomplissement la preuve évidente d’une prescience que les organes de la révélation n’auraient pu tenir que de Dieu, mais l’apologiste est obligé de justifier un procédé d’argumentation fondé sur des rapprochements aussi précaires que ceux dont l’exégèse des prophéties s’est toujours contentée.} Toutefois, si les détails de cette exégèse que les Pères ont retenue, qui a été une des grandes ressources de la théologie à toutes les époques de son histoire, qui a gardé sa place jusqu’à nos jours dans l’enseignement chrétien, peuvent paraître arbitraires, attendu que ces explications, fondées sur des analogies plus ou moins consistantes, parfois sur une rencontre de mots ou sur une assonance(t), ne sont pas gouvernées par des règles fixes ni déduites logiquement des textes, un principe incontestable est partout sous entendu : l’intime et constante harmonie des idées et des choses dans un mouvement religieux qui s’est développé  /[fol.  188] progressivement sous la conduite de la Providence. Les anciens interprètes faisaient valoir, en le dispersant sur une quantité de textes dont ils modifiaient la signification primitive sans presque s’en apercevoir, un argument général qui retient encore toute sa force, à savoir la continuité de l’action providentielle dans la croissance de la religion monothéiste, et le lien essentiel et profond qui existe entre toutes les phases de son histoire. Vu du dehors, le travail exégétique édifié par la tradition chrétienne sur l’Ancien Testament et les parties prophétiques du Nouveau, ne se rattache qu’artificiellement aux textes bibliques. Il n’en est plus de même si l’on entre dans l’esprit de l’Écriture et de ses interprètes. L’explication de chaque passage pris à part ne représente pas le sens historique de l’original : l’explication de tous les passages pris comme un ensemble représente ce qu’on pourrait appeler le sens providentiel, jamais épuisé, de l’Ancien Testament et de toutes les prophéties, le développement que les germes déposés dans les Écritures étaient destinés à recevoir par la manifestation et les progrès de l’Évangile, la conscience perpétuelle que la vraie religion a gardée de sa propre identité à travers tous les temps et tous les changements. L’exégèse du sens spirituel, comme tout le travail de la pensée religieuse dans les deux Testaments et dans l’Église, est une manifestation de l’esprit de vérité. Ce serait faire preuve d’une grande étroitesse et pesanteur /[fol. 189] d’esprit que de voir uniquement dans l’exégèse traditionnelle des prophéties une série interminable de menus contresens. Cette exégèse pouvait se croire historique et littérale, mais elle ne prétendait pas autrement à l’être en un temps où le sens de l’histoire et des conditions qui s’imposent à l’interprétation historique des textes, existait à peine. Les apôtres ont voulu s’autoriser de l’Ancien Testament pour prêcher le Christ et l’Évangile, parce que l’Ancien Testament prépare, annonce et figure, en un sens très vrai, le Nouveau. Mais cette vérité ne pouvait alors être connue ni exprimée sous une forme abstraite. On recourut à l’Écriture même, fractionnée selon les habitudes de l’exégèse juive pour démontrer l’accord des deux Testaments dans l’esprit qui vivifie et en dépit de la lettre qui tue. La thèse était vraiment solide, et quelques citations d’apocryphes, quelques arguments fondés sur les contresens des Septante ou sur ses fautes de copistes ne diminuent pas la puissance de l’argument. [L’Écriture et l’attente religieuse d’Israël à travers les siècles.] Car ici encore il reste un argument très efficace, pourvu qu’il soit reçu dans une âme bien préparée. L’Écriture n’a jamais été un recueil de prédictions, et l’on peut même affirmer sans crainte que, dans la mesure où la religion biblique a connu les 115

Alfred Loisy prédictions proprement dites, celles-ci ne se sont pas trouvées plus vraies, matériellement et à la lettre que les oracles de toute autre religion. Mais  /[fol.  190] l’Écriture a été plutôt un grand recueil d’espérances et d’aspirations religieuses. {La naissance, le progrès, l’accomplissement partiel de ces espérances et de ces aspirations, qui s’élargissent et se spiritualisent en proportion des contradictions que leur oppose la brutalité des faits, sont pour la foi une admirable instruction et les anticipations d’idées et de principes religieux qui ne se sont réalisés parfaitement que plus tard sont une preuve non médiocre de la continuité de l’action divine dans l’histoire de la religion. En cela consiste la réalité des prophéties, plus profonde, plus réellement convaincante que l’annonce obscure, invérifiable d’un fait à venir.}(u) S’il est vrai que ces espérances et ces aspirations religieuses d’Israël portent la marque du temps et du milieu où elles se sont produites, c’est les prendre par leur petit côté que de caractériser les prophéties de l’Ancien Testament comme le fait M. Sabatier, disant  : « Ces prédictions sont toutes juives, concernant le peuple juif, non l’Église chrétienne à laquelle on les applique, et les Juifs, suivant leur exégèse, ont bien pu ne pas voir dans Jésus de Nazareth le Messie qu’ils attendaient, puisqu’ils n’auraient pu croire en lui qu’en renonçant aux espérances politiques et nationales que leurs livres leur avaient données »21. Les livres de l’Ancien Testament ont été écrits par des Israélites et pour des Israélites, mais ils contenaient certains /[fol. 191] éléments qui étaient vraiment la préparation de l’Évangile, et dont Jésus lui-même s’est autorisé. En se défendant de porter l’Évangile aux Gentils, Jésus respectait le privilège d’Israël. L’esprit prophétique est déjà à beaucoup d’égards, l’esprit de l’Évangile. Le cadre seul est national et la masse des Juifs a voulu s’en tenir à ce cadre de l’espérance israélite. Combien homogène cependant, combien logique dans son renouvellement perpétuel a été cette espérance, envisagée dans son idée, un principe spirituel, depuis les anciens prophètes jusqu’à la prédication du royaume et à l’apocalypse johannique. La froide raison n’y voit qu’une suite d’illusions plus ou moins chimériques ; et pourtant c’est la forme seule, la couleur imaginaire de l’espérance qui est relative et imparfaite ; le fond, c’est-à-dire la foi au triomphe de la justice et de la miséricorde éternelles est un fait admirable et vraiment surnaturel ; l’épuration progressive de cette foi, sa réalisation dans l’Évangile et dans l’Église est la continuation du même miracle spirituel. {Les consciences qui ont vécu de cet idéal étaient éclairées d’une lumière divine. Si les Juifs contemporains du Sauveur avaient eu l’âme assez généreuse, ils n’auraient pas trouvé que l’Évangile était au-dessous de ce qu’annonçaient les prophéties et n’auraient pas embrassé la lettre de l’Écriture plutôt que d’en suivre l’esprit.}(v) Que la critique signale les transformations de l’idéal messianique, /[fol. 192] qu’elle en analyse autant qu’elle pourra les origines et le développement historique, elle n’en découvrira pas dans l’histoire la cause adéquate, que la foi lui montre. L’argument des prophéties, largement compris, subsiste donc, aussi bien que celui des miracles, comme une des probabilités dont le sens religieux, la foi saisissent la portée, et qui de probabilités rationnelles deviennent des vues certaines quand elles apparaissent dans leur vrai jour sous la lumière de Dieu qui a inspiré les prophètes et qui parle dans l’Évangile.

21. Op. cit., 92.

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Religion et révélation /[fol. 193] IV [Raison et révélation] [Distinction entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel.] {Ainsi les preuves de la révélation chrétienne gardent leur valeur, pourvu qu’on sache les comprendre. La preuve des miracles devient l’histoire de tous les biens que la religion a procurés à l’humanité dans le christianisme et dans l’Église. La preuve des prophéties devient l’analyse des rapports harmoniques et constants du développement religieux considéré dans toute son ampleur, pour tous les âges de sa durée. De cette contemplation résultent les probabilités accumulées qui commandent la foi à une âme de bonne volonté. N’admettre, au point de vue rationnel, qu’une certitude morale de la révélation n’est pas renier la tradition catholique ni favoriser le système de la révélation purement sentimentale, en attendant que l’on tombe dans le système de la religion illusoire dont une certaine science a l’intention de nous délivrer.} {C’est maintenir chaque chose à sa place, distinguer l’ordre de la raison et de la science, l’ordre de la nature et de l’expérience physique, de l’ordre de la religion et de la conscience, l’ordre surnaturel ou, si l’on veut l’ordre de l’expérience religieuse et morale. Aucune distinction scolastique n’est aujourd’hui plus précieuse ni plus nécessaire que celle-là. C’est pour avoir exigé une certitude rationnelle des vérités religieuses que la science les a /[fol. 194] méconnues. C’est pour n’avoir pas vu qu’une véritable certitude peut exister dans l’ordre des vérités religieuses que les protestants libéraux renoncent à une certitude de croyance et ne trouvent plus de solide en religion que le sentiment de la foi. C’est pour n’avoir pas établi nettement la différence qui existe quant au mode d’acquisition, mais non pas quant à la fermeté de l’adhésion, entre les vérités de l’ordre rationnel et scientifique et les vérités de l’ordre religieux et moral que nos apologistes, tout en faisant bonne contenance, sont au fond si embarrassés pour mettre en ordre la démonstration catholique. Ils voudraient faire ce qu’on n’a jamais fait ni pu faire, prouver la religion comme un théorème de géométrie. Jamais l’acte de foi chrétienne ne s’est trouvé au bout d’un syllogisme. Jamais on n’a démontré la religion avec une certitude mathématique. On y croit selon qu’on y reconnaît les marques du divin, et cette reconnaissance ne s’opère pas uniquement par le raisonnement ; elle s’opère surtout par l’observation, par le recueillement intérieur, par l’effort moral.}(w) Les démonstrations que l’on élabore pour la défense de la religion sont plutôt faites pour préserver la foi des croyants que pour convertir les incrédules, mais elles suivent naturellement la ligne des objections qui sont soulevées par les gens du dehors. Ainsi les apôtres prouvaient aux Juifs par les prophéties que Jésus était vraiment le Messie : est-ce à cause de ces pro- /[fol. 195] phéties là qu’eux-mêmes avaient cru d’abord en lui, et soutiendra-t-on que le seul argument des prophéties ait gagné à l’Évangile un juif ou un païen sans que la connaissance de Jésus lui ait révélé d’abord la vérité de la religion et l’esprit des Écritures ? Les apologistes du second siècle prouvaient aux païens la vérité de l’Évangile en montrant dans le christianisme la plus parfaite des philosophies : n’y voyaient-ils pas autre chose, et y eut-il beaucoup de païens qui se convertirent à la religion nouvelle comme à la plus savante des doctrines ? Aujourd’hui les avocats du catholicisme multiplient les arguments en sa faveur, et jamais thèse ou institution n’a été défendue par autant de raisons prises de tous les côtés  : c’est que les objections viennent de toutes parts et qu’on est obligé d’y répondre ; mais l’esprit le plus clairvoyant, après 117

Alfred Loisy avoir étudié les plus gros livres d’apologétique peut être encore fort indécis et perplexe, s’il n’a consulté que sa raison et s’il s’est borné à la critique des preuves, vu que chaque preuve particulière n’aboutit qu’à une conclusion probable, laquelle n’exclut pas la possibilité de la conclusion opposée, et que l’efficacité réelle et décisive des preuves ne dépend pas seulement de leur accumulation, qui ne crée encore pour la raison qu’une extrême probabilité, mais de l’expérience intime qui en est faite et du rapport vital qui s’établit entre l’âme qui cherche et la vérité qui s’offre. Toutes les preuves apparaissent indubitables lorsque la foi les /[fol. 196] illumine et que l’âme religieuse perçoit leur profonde et vivante unité. Les adversaires de la religion prétendent démontrer par la science et la raison la fausseté absolue la religion ; et les apologistes, de leur côté, font effort pour en démontrer la vérité absolue par des arguments rationnels et scientifiques. {On oublie de part et d’autre que la raison et la science ne peuvent rien sur le fond de la religion, qui n’appartient pas à leur ordre, qu’elles ne sauraient à elles seules produire ou renverser la certitude absolue des vérités religieuses et morales. La raison a sa part et une part nécessaire dans l’acquisition de cette certitude, mais elle ne suffit pas à la créer parce que l’objet dont il s’agit n’est pas de son ressort. Elle entassera les probabilités au point qu’il y aura imprudence et folie même à n’en pas tenir compte, mais elle ne rendra pas évidente d’une évidence absolue de raison, la nécessité de l’adhésion, qui sans cela serait fatale et n’aurait plus aucun mérite. La lumière complète dans l’ordre des vérités religieuses et morales se fait par le concours de toutes les autres facultés de l’homme et non par le simple exercice de l’intelligence. C’est pourquoi la meilleure démonstration rationnelle de la religion ne contient jamais qu’une partie de la démonstration réelle qui se fait dans les âmes, la seule qui soit absolument concluante.}(x) La certitude de la révélation n’est pas diminuée par là ; elle est ramenée à son véritable caractère, qui est d’être /[fol. 197] une certitude de foi et non une certitude scientifique. Selon les théologiens, la foi, même dans son commencement, est une grâce de Dieu, n’est pas pure affaire d’entendement humain ou d’activité humaine. Qu’est-ce à dire sinon que les preuves de la religion ne sont pas de telle nature et de telle force qu’elles emportent nécessairement la conviction de l’homme jugeant d’après les principes de sa raison ; que la foi naît dans l’âme en qui s’est éveillé un sens divin par lequel il lui est donné de goûter la force intime des preuves, c’està-dire l’efficacité de la religion annoncée dans ses preuves, et de se reconnaître en quelque sorte elle-même dans ses aspirations et ses besoins dans la religion qui les satisfait ? Ce sens divin de la foi ne s’acquiert point par l’exercice du raisonnement et de la critique ; il se produit dans l’âme de bonne volonté, au contact de la révélation proposée, de manière ou d’autres à l’intelligence. Il est bien vrai que la foi est une grâce et, en même temps, que nous croyons parce que nous voulons croire. {Elle ne serait ni un don surnaturel ni un acte libre de l’homme si l’adhésion de l’esprit aux vérités révélées résultait de l’évidence rationnelle des preuves de la révélation. Un travail de pure raison exclut tout usage de la liberté dans le choix de la conclusion, car il n’y a pas de choix. La conclusion est ce qu’elle est. Dans l’ordre religieux et moral, la conclusion est, d’une certaine manière, ce qu’on la fait, et de là vient qu’on y adhère librement.}(y) /[fol. 198] {Lorsque les théologiens et le concile du Vatican affirment que l’homme peut connaître Dieu avec certitude par la lumière de la raison naturelle, ils semblent admettre la possibilité d’une religion naturelle fondée sur la raison. Mais on remarquera qu’il s’agit de possibilités abstraites et non de cas réels. Le concile enseigne 118

Religion et révélation que l’homme pourrait connaître Dieu sans la lumière de la foi, et le connaître même avec certitude par le seul exercice de sa raison. Il ne dit pas expressément de quelle nature serait cette certitude, à savoir, si elle serait purement rationnelle ou s’il y entrerait un élément moral, s’il y aurait un acte de volonté dans la croyance naturelle à l’existence de Dieu. On sait que les théologiens scolastiques ont jusqu’à nos jours prouvé l’existence de Dieu comme si c’était une vérité d’ordre rationnel, et il est évident que les termes de la définition conciliaire pourraient s’entendre aisément d’une certitude métaphysique et absolue. C’est que la théorie de la connaissance religieuse n’a pas été suffisamment étudiée dans l’Église catholique au point de vue de la psychologie et de l’histoire. On ne peut demander aux conciles ou à la théologie une doctrine ferme sur un sujet qu’ils n’ont pas abordé par le côté où le mouvement de la philosophie contemporaine demande qu’on l’envisage. S’ils ont soutenu la possibilité absolue de la connaissance de Dieu, et d’une connaissance certaine, sans le secours de la grâce et de la révélation surnaturelles, ils n’ont pas dit que le cas possible se soit vérifié souvent, /[fol. 199] ni même qu’il se soit jamais vérifié en fait, c’est-à-dire qu’une âme de bonne volonté soit arrivée à la connaissance naturelle de Dieu sans que la grâce lui ait été donnée pour que cette connaissance devînt surnaturelle et salutaire. Cette dernière hypothèse serait en contradiction avec les principes mêmes de la théologie traditionnelle. Il ne faut pas se dissimuler d’ailleurs qu’une sorte de malentendu et d’équivoque règne sur toutes ces questions par suite de l’habitude que la théologie scolastique a prise de considérer Dieu comme objet de science. C’est évidemment cette connaissance scientifique et non religieuse qui est à la portée de la raison pure. Il faudrait savoir jusqu’à quel point cette connaissance est réelle, avant de la maintenir à côté de la connaissance religieuse. On a commencé par appeler connaissance naturelle de Dieu celle qui a pu exister en dehors de la tradition juive et chrétienne. Mais cette connaissance n’a pas été naturelle au sens où la théologie moderne entend ce mot quand elle l’oppose à surnaturel, ou bien il faudrait dire que Dieu n’a jamais été révélé en dehors d’Israël ou du christianisme aux âmes de bonne volonté, de façon à procurer leur salut. La théologie de l’avenir ne manquera pas de rectifier les formules insuffisantes dont on se sert maintenant, et elle tâchera de mieux exprimer l’intime correspondance de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, de mieux délimiter le /[fol. 200] rôle de l’intelligence dans l’acquisition des vérités religieuses et morales, de mieux distinguer l’ordre de la science et l’ordre de la conscience ; par là sans doute elle réussira à les mieux associer, on pourrait presque dire à les réconcilier. Peut-être trouvera-t-elle qu’il n’existe qu’une seule connaissance de Dieu, réelle et vraie, rationnelle et suprarationnelle, naturelle et surnaturelle, acte de l’homme et don de la grâce divine. Les spéculations sur la cause première n’étant plus regardées comme une connaissance réelle de Dieu ne seront plus considérées non plus comme la vérité absolue sur son être, et dès lors son existence ne sera plus pour personne objet de démonstration purement rationnelle. Mais la vraie connaissance de Dieu, impliquant toujours la bonne volonté dans l’exercice de la pensée sur les choses divines, sera conçue comme le fruit unique de la nature et de la grâce, de la raison et de la foi ; la foi étant en ces matières la suprême raison et la constante évolution de la pensée religieuse ne permettant pas que l’absolu de la certitude porte sur la pensée même, mais sur son objet incompréhensible, que la volonté cherche et atteint, que l’intelligence peut et doit affirmer, qu’elle est incapable d’embrasser.}(z) 119

Alfred Loisy [Certitude de foi, connaissance religieuse et régulation sociale.] Ce n’est pas que cette certitude de la révélation fondée sur des motifs réels et profondément sentis par l’âme religieuse n’ait un objet déterminé. Le vague n’est pas matière /[fol. 201] de certitude. La certitude de la foi s’appliquera nécessairement à une conception de Dieu et de la religion, du rapport religieux et moral et non seulement de la relation métaphysique qui existe entre l’homme et Dieu. La nature de cet objet est déterminée par la nature même de la religion et les conditions inévitables de la révélation de Dieu dans l’humanité. Il s’agit de vérités immuables dans leur fond, mais non dans les formes particulières qu’elles revêtent successivement dans la pensée et le langage des hommes. Si certaine qu’elle soit, la révélation ne cesse pas d’être progressive, et l’on peut dire que la connaissance de Dieu cesserait sur la terre le jour où on pourrait la fixer dans une pensée immuable, parce que ce serait l’identifier à un symbole, créer une idole spirituelle aussi froide et morte que les idoles de pierre et de bois. La révélation se produit vivante et se conserve telle dans l’humanité. Elle ne subsisterait pas sans ses organes et ses moyens de conservation, qu’il ne faut pas confondre avec elle, mais qui lui sont indispensables. La religion est chose commune, chose essentiellement humaine : on ne conçoit pas que la révélation n’existe que pour l’individu, ne se manifeste qu’en lui et par lui. La religion a son siège dans les individus, comme la science et la vertu ; mais elle est comme elles un bien commun, non une propriété personnelle, elle est une des formes essentielles, la seule forme universelle de la société humaine, /[fol. 202] non le privilège de tel ou tel particulier. Le vrai est pour tous ; le devoir s’impose à tous. Dieu aussi existe pour tous et s’impose à tous. Si donc la religion existe dans l’humanité sous forme de révélation, si elle est la révélation authentique de Dieu, elle existera pour tous, devra se proposer à tous, et se proposant à tous les hommes dans tous les temps s’accommoder à eux tous. La nécessité des symboles religieux et d’une institution gardienne de ces symboles apparaît nettement quand on considère la religion dans sa forme de révélation, dans sa réalité historique et sa manifestation progressive. Il faut à la révélation des formules, une expression intellectuelle et intelligible. Il faut à cette expression des interprètes, car les formules sont par elles-mêmes insuffisantes à transmettre la religion comme elles le sont aussi à transmettre la science. Science et religion ne passent pas directement du livre à l’homme, mais de l’homme à l’homme, avec le secours du livre. Le bienfait de la révélation acquise sera garanti au genre humain par la perpétuité de l’enseignement, ou bien il aura été inutile. La révélation se conservera là où elle n’aura pas cessé d’être vivante, où elle se sera organisée en institution enseignante et sanctifiante, proposant à tous « la vie éternelle qui était dans le Père et qui nous a été manifestée »22. Dès qu’on renonce à voir dans /[fol. 203] les formules du langage humain l’expression adéquate et immuable de la vérité religieuse une telle institution est indispensable, la formule ne pouvant communiquer indéfiniment ce qu’elle a été d’abord impuissante à contenir. La religion et la révélation sont inconcevables sans cette institution qui usera des formules en les perfectionnant sans cesse, qui sera la révélation toujours vivante, tandis que la formule ne serait bientôt qu’une religion morte et aveuglante.

22. I Jean, I, 2.

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Religion et révélation La notion vraie de la religion et de la révélation, bien loin d’exclure l’Église, la réclame instamment. « Fait social et universel autant et plus qu’individuel, c’est dans la vie sociale de l’espèce, dans les sociétés religieuses organisées, dans les institutions, le culte en commun, la liturgie, les règles de foi et de discipline, que la religion réalise objectivement son principe fondamental, manifeste son âme intérieure et développe toute sa puissance… Aussi bien une vie religieuse qui reste cachée dans la conscience individuelle, qui ne se communique pas, qui ne crée aucune solidarité spirituelle, aucune fraternité d’âme, est comme si elle n’était pas ; c’est une simple velléité de sentiment, une fleur poétique éphémère, qui n’a pas plus de conséquence pour l’individu lui-même que pour le genre humain. »23 Ces lignes éloquentes ont été écrites par M. Sabatier, et l’on ne voit pas comment / [fol. 204] elles se concilient avec la théorie du salut par la foi indépendamment des croyances. Un catholique peut très bien concevoir la tradition « comme la révélation objective de la vie intérieure de l’Église et de sa piété,… non point comme quelque chose de mort et d’immuable, mais comme une puissance se continuant en nousmême. » Ce qui paraît irréalisable pour quiconque prendrait la peine d’y réfléchir sans parti pris, c’est que cette tradition puisse exister et durer « indépendamment des croyances » c’est-à-dire si nous ne sommes pas foncièrement d’accord en ce qui regarde la foi et l’économie de la religion avec ceux qui nous ont précédés, et avec ceux qui cherchent actuellement comme nous leur salut dans la foi. Une pareille théorie du salut est nouvelle dans l’histoire du christianisme. Que deviennent le salut et la foi s’il n’y a pas de croyances objectivant le salut et la foi ? Les partisans de la nouvelle formule n’ont pas voulu dire qu’ils admettent le salut par la foi sans croyance aucune, ce qui serait absurde ; mais ils entendent que la croyance n’a pas besoin d’être déterminée de telle ou telle manière, et que, quelque idée que l’on se fasse de Dieu, du Christ et du salut, on est sauvé par cela même qu’on croit être par Jésus réconcilié au Père. Ne nous écrions pas qu’il est par trop facile d’être sauvé ainsi. Demandons plutôt combien de personnes sont capables d’être sauvées par cette /[fol. 205] méthode. Même les bonnes âmes qui écoutent l’enseignement des pasteurs libéraux et pensent être dans l’Église du Christ se sauvent en croyant tout uniment ce que ces Messieurs leur disent conformément aux symboles reçus. La foi atteint Dieu, qui est absolu, à travers la formule, qui est contingente. Mais si l’on établit en principe la relativité des formules, ce n’est pas une raison pour en affirmer l’indifférence. Car les formules ne peuvent pas être indifférentes à l’égard de la vérité qu’elles expriment, ni pour l’Église qui les emploie. Autre chose est de « méconnaître le caractère historiquement et psychologiquement conditionné de toutes les doctrines et de vouloir élever à l’absolu, ce qui est né dans le temps et doit nécessairement se modifier pour vivre dans le temps »24, erreur qui, d’après M. Sabatier, caractérise « l’orthodoxie » et qui n’appartient en réalité qu’à l’orthodoxie protestante ; autre chose est de régler l’usage des formules conformément aux intérêts généraux de la vérité qu’elles doivent exprimer, et des âmes qu’elles contribuent à instruire, comme fait l’Église catholique ; autre chose enfin est d’abandonner sans contrôle au jugement privé toute la tradition religieuse, comme si chaque individu en était le maître et l’arbitre, et comme si, dans l’ordre religieux, l’individu existait uniquement par lui-même et pour lui. Puisque la religion est un

23. A. Sabatier, op. cit., p. 405. 24. Loc. cit.

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Alfred Loisy fait social, puisque la révélation est pour tous, puisque la vie religieuse de l’individu n’est pas autre chose qu’une /[fol. 206] communion de vie divine avec d’autres hommes, il faut qu’il y ait des croyances communes et des symboles communs. La relativité des symboles ne dispense personne de les recevoir, mais elle oblige ceux qui dans l’Église ont la charge de l’enseignement à les expliquer toujours selon les lumières du temps, pour que les symboles ne deviennent pas inintelligibles et ne tombent pas en lettre morte. De la contradiction que présentent la nécessité d’une foi religieuse absolue et la relativité inévitable des symboles, le caractère individuel de la foi et la communauté indispensable de la croyance, on ne peut sortir que par le moyen d’une Église infaillible, c’est-à-dire ayant autorité pour régler les symboles, les expliquer et les adapter aux conditions intellectuelles des milieux et des temps. Autrement rien ne pourra empêcher la religion, la révélation, la foi, les croyances de s’évanouir dans une complète anarchie. C’est la tradition qui garde la religion, et comment la gardera-t-elle si elle n’a pas d’autorité, si elle n’est pas elle-même l’autorité religieuse. Une religion qui cesse d’être une Église, et une Église qui laisse perdre son autorité n’existent plus. « La nécessité psychologique, pour chaque croyant, de mettre d’accord sa conscience religieuse intime avec la culture générale qu’il a acquise »25 n’est nullement incompatible avec le respect de la tradition et de l’autorité qui la représente, tandis /[fol. 207] que l’abandon réfléchi et voulu de la tradition, même sous le nom de « symbolisme critique »26, n’est que du rationalisme par lequel on substitue aux symboles anciens des idées toutes personnelles. L’idée d’une religion qui n’aurait pas d’autre lien que la liberté octroyée à chacun de penser tout ce qu’il voudra dans l’ordre des choses religieuses est irréalisable, cette liberté ne pouvant que disperser et non réunir. Si l’on répond que la liberté se trouve restreinte par le fait que la vérité religieuse est une dans son fond, pourquoi le service de cette vérité unique n’aurait-il pas été organisé, dès quelle a été connue, par une tradition permanente, se gardant elle-même, faisant bénéficier chacun de toutes les expériences du passé, bénéficiant elle-même de toutes les expériences du présent ? En fait la religion n’a jamais existé ou pu exister sans la tradition religieuse, et il est sûr que la religion chrétienne, partout où elle existe, et même chez les protestants, n’est pas autre chose que la tradition chrétienne. Jamais ce ne sera l’individualisme chrétien, l’individualisme étant le contraire de là religion et du christianisme.

25. Ibid., 409. 26. Ibid., 408.

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Religion et révélation Notes de l'éditeur a. Développement amplifié dans la seconde rédaction. b. Addition de la seconde rédaction. c. Addition de la seconde rédaction. d. Dact. : le féroce. e. Addition de la seconde rédaction. f. Addition de la seconde rédaction. g. Paragraphe plus développé dans la seconde rédaction. Loisy nuance sa pensée en écrivant que, grâce à l’effet convergent du sentiment, de l’intelligence et de la conscience, l’homme « atteint » Dieu (il avait écrit « prouve » dans la première rédaction). h. L’opposition entre « scolastique » et « histoire » est absente de la première rédaction. i. Paragraphe très développé par rapport à la première rédaction. Loisy insiste sur le caractère notionnel de toute croyance religieuse. j. La seconde rédaction développe l’étude de la vision prophétique et montre que son caractère paranormal ne disqualifie pas les témoins de la révélation divine. k. La seconde rédaction supprime quelques lignes relatives à Sabatier et développe amplement l’idée que la révélation divine est toujours en même temps un phénomène de part en part humain. l. Dact. : la. m. Toute la partie finale de la section II de ce chapitre revient sur l’idée que la coopération de Dieu et de l’homme dans le processus de la révélation rentre dans la théorie générale du concours divin, bien connue des théologiens qui ont réfléchi au problème de la grâce. Au cours de son raisonnement, Loisy utilise l’expression scolastique de « puissance obédientielle », qui indique l’aptitude de l’esprit à être élevé au-dessus de sa fin naturelle, si Dieu le veut. n. Addition de la seconde rédaction. o. Addition de la seconde rédaction. p. Développement nouveau sur les déclarations du concile Vatican I. Loisy offre ici un remarquable exemple d’exercice théologique en utilisant pour protéger son orthodoxie une remarque tout à fait reçue par les théologiens catholiques. Un texte conciliaire, selon la tradition, possède avant tout une portée négative, il condamne une doctrine qui lui paraît hérétique ou dangereuse. Ici, le concile de Vatican I condamne ceux pour lesquels la foi est sans appui rationnel, les récits bibliques n’étant pour eux que des légendes. Mais il présente sa condamnation dans l’enveloppe d’une théorie scolastique de la foi qui demande révision. q. Addition de la seconde rédaction. r. Autre addition qui vient équilibrer ce qui précède. s. Loisy développe dans la seconde rédaction une réflexion qui était plus brève dans la première. t. Dact. : assurance. u. Loisy équilibre cette critique, en montrant que l’intuition profonde de l’exégèse « spirituelle » qu’il vient de critiquer consiste en la perception de l’unité du développement religieux à travers la Bible. Il ajoute à la première rédaction une dizaine de lignes très nettes en ce sens. v. Addition de la seconde rédaction. w. Addition de la seconde rédaction. x. Addition de la seconde rédaction. y. Addition de la seconde rédaction.

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Alfred Loisy z. Addition destinée à montrer que, puisqu’il n’y a pas en fait (selon Vatican  I) de connaissance « naturelle » de Dieu, il faut bien qu’il y ait, même avant toute révélation positive, une collaboration de la raison et de la grâce. À plus forte raison, quand il s’agira pour le croyant d’accueillir une révélation positive. Sur les notes A. Sans doute dans son Commentarius in Genesim, Paris, Lethielleux, 1895, IV-612 p. B. Loisy a lu ce texte dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier-juillet 1896. On retrouvera le texte cité par Loisy dans l’édition de 1956 : M. Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique (1896), Paris, P.U.F., 1956, p. 14. C. Article publié en 1897 dans Le Correspondant.

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/[fol. 208] CHAPITRE III LA RELIGION D’ISRAËL

« La religion et la suite du peuple de Dieu, écrivait Bossuet, est le plus grand et le plus utile de tous les objets qu’on puisse proposer aux hommes ». Rien n’est plus vrai à cette heure encore, bien qu’il soit moins facile de trouver « la religion toujours uniforme ou plutôt toujours la même depuis l’origine du monde », et d’affirmer sans correctifs qu’on y a « toujours reconnu le même Dieu comme auteur et le même Christ comme Sauveur du genre humain ». On ne sait presque plus rien touchant les cinq premières époques du Discours sur l’histoire universelle, « les premiers âges du monde », que Bossuet croyait si bien connaître : Adam ou la création, Noé ou le déluge, Abraham ou le commencement de l’alliance, Moïse ou la loi écrite, la prise de Troie « arrivée environ l’an 308 après la sortie d’Égypte, et 1164 après le déluge ». Le grand écrivain marquait la date de la création, 4004 avant Jésus-Christ  : pourquoi n’aurait-il pas daté la prise de Troie ? Il convient de rappeler ces choses, ne serait-ce que pour montrer aux personnes les /[fol. 209] moins favorables à la critique combien elles se sont écartées sans le vouloir, peut-être sans s’en apercevoir, de ce qui était au XVIIe siècle « la tradition » et semblerait devoir l’être encore pour elles-mêmes. {On n’oserait plus maintenant dater la création de l’univers, ni dire que l’Écriture est, « sans contestation, le plus ancien livre qui soit au monde ».} (a) La chronologie de la Bible est abandonnée, et la chaîne de la tradition se trouve rompue en même temps. Le plus simple des catéchistes ne se risquerait pas à introduire en ces termes l’histoire d’Abraham : « Il naquit environ trois cent cinquante ans après le déluge, dans un temps où la vie humaine, quoique réduite à des bornes plus étroites, était encore très longue. Noé ne faisait que de mourir, Sem, son fils aîné, vivait encore, et Abraham a pu passer avec lui presque toute sa vie. Représentez-vous donc le monde encore nouveau, et encore pour ainsi dire tout trempé des eaux du déluge, lorsque les hommes, si près de l’origine des choses, n’avaient besoin pour connaître l’unité de Dieu et le service qui lui était dû, que de la tradition qui s’en était conservée depuis Adam, et depuis Noé, tradition d’ailleurs si conforme aux lumières de la raison, qu’il semblait qu’une vérité si claire et si importante ne pût jamais être obscurcie ni oubliée parmi les hommes »1. La situation religieuse du monde au temps

1. Discours sur l’histoire universelle, 1, 2.

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Alfred Loisy d’Abraham, on l’avouera, diffère totalement /[fol. 210] de ce tableau. On y est plus près de nous que des origines. La conception apologétique de Bossuet tombe avec sa fausse conception de l’histoire. Il n’est plus possible de la maintenir que par une fiction dangereuse, que Bossuet lui-même serait aujourd’hui le premier à condamner. L’histoire d’Israël est relativement claire depuis Samuel et Saül ; auparavant, en remontant jusqu’à Moïse, quelques endroits se détachent en demi-jour sur un fond obscur ; avant Moïse et jusqu’à Abraham, on entrevoit dans l’ombre quelques images indécises. Avant Abraham c’est la nuit complète. Les premiers chapitres de la Genèse ne nous apprennent pas comment l’homme et la religion firent leur entrée dans le monde et s’y comportèrent dans les temps préhistoriques ; ils nous font seulement entendre que l’homme parut sur la terre comme créature et que Dieu gouverna l’humanité dans ces premiers âges comme depuis. Mais une autre suite de la religion peut être établie qui, pour être moins rigoureuse en apparence, moins merveilleuse, plus humaine, que celle de l’ancienne apologétique, ne laisse pas d’être aussi instructive pour la foi et de fonder sur une base historiquement plus ferme l’existence et l’autorité de la révélation. I [Difficulté d’écrire une histoire de la religion primitive du peuple d’Israël] [Le schéma évolutionniste de Sabatier.] /[fol.  211] Les premières manifestations du sentiment religieux ne nous sont connues par aucun témoignage direct. À l’aurore des temps historiques, lorsque naissent les premières civilisations, quatre ou cinq mille ans avant l’ère chrétienne, ce n’est pas la religion qui nous apparaît, mais les religions, véritable chaos d’opinions bizarres, indécises, changeantes, de superstitions puériles ou grossières, de pratiques étranges, souvent cruelles et immorales. Plus tard on voit se produire des réformes qui manquent en partie leur but : Confucius, Bouddha, Zoroastre. Une seule réforme essentielle, comprenant toute une série de réformes secondaires et de progrès chèrement achetés, aboutit à un résultat aussi parfait, semble-t-il, que le comporte la condition humaine : c’est celle qui a son commencement en Moïse, son terme en Jésus, et qui se perpétue par l’Église. Y a-t-il eu plus qu’une réforme, et faut-il parler de la création du monothéisme israélite par les prophètes, la vérité étant sortie de l’erreur et le bien du mal par un enchaînement de métamorphoses qui auraient leur point de départ dans l’affolement irréfléchi et les rêveries immondes d’un « satyre éhonté », selon le portrait que Renan2 trace des premiers hommes, et leur point d’arrivée dans la céleste doctrine du Discours /[fol. 212] sur la montagne ? D’après la théorie la plus en faveur auprès des critiques, la religion des premiers hommes aurait été l’animisme, le culte des esprits, et la forme de ce culte était le fétichisme ; puis une hiérarchie s’établit entre les esprits, les dieux de tribu et les dieux nationaux parurent, et ce fut le polythéisme ; un sentiment de fierté nationale et de fanatisme put conduire certains peuples au culte d’un seul dieu, à la monolâtrie, et dans le groupement hiérarchique des dieux sous un chef suprême il y avait déjà un commencement de monothéisme ; de là, soit par la réflexion comme chez les philosophes grecs, soit par l’influence d’un sentiment moral très

2. Histoire du peuple d’Israël, I, 4.

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La religion d’Israël pur, comme chez les prophètes d’Israël, on serait arrivé au monothéisme parfait. On doit remarquer cependant que le monothéisme des philosophes grecs a été une spéculation savante plutôt qu’une doctrine religieuse, tandis que le monothéisme moral des prophètes était et demeure la religion. Mais si les premiers hommes ont été fétichistes, si les patriarches ont été polythéistes et si Moïse était tout au plus monolâtre, si ce sont les prophètes du VIIIe siècle qui ont introduit la profession du monothéisme absolu, ceux-ci n’auront-ils pas été les vrais fondateurs de la religion ? La théorie n’a peut-être pas toute la consistance qu’on lui prête, et les degrés du développement religieux sont peut-être moins distants. Soyons persuadés avant un examen plus attentif de la question, que toute la religion était en germe dans les premiers hommes, aussi bien que toute la philosophie,  /[fol.  213] qu’il n’y a pas eu solution de continuité dans le progrès religieux, que tout ce progrès s’est accompli par une évolution intime procédant des acquisitions initiales, et que la religion n’a pas attendu plusieurs milliers d’années pour gagner ses éléments essentiels, quoiqu’elle ait dû être comme toute autre manifestation principale de l’activité humaine dans un travail perpétuel de transformation, de décadence ou d’accroissement. À peine est-il besoin de dire que la prétendue loi de l’évolution religieuse n’est qu’une hypothèse historique, une théorie conçue pour encadrer les données que fournit l’étude des religions. Elle peut présenter certains avantages pour la classification des faits observés ; mais il faut se garder de la prendre pour la règle nécessaire et le programme infaillible de tout le développement religieux, car il est impossible d’en montrer l’application universelle et suivie dans l’histoire. Les anciennes religions polythéistes ne se sont pas transformées graduellement en religions monothéistes. On ne saurait présenter le monothéisme des philosophes grecs comme une transformation de la religion hellénique ; autant vaudrait présenter la philosophie spiritualiste de Cousin et de Jules Simon comme une transformation du christianisme. Ces fruits de la spéculation rationnelle peuvent dépendre en quelque façon des doctrines religieuses qui existaient avant eux ; /[fol. 214] mais ils ne les continuent pas, étant en dehors de la religion vivante ; ce sont des débris de croyance qu’on essaie de changer en morceau de science ; ils n’ont presque rien d’une réforme ou d’un progrès religieux et n’appartiennent qu’indirectement à l’histoire de la religion. Le paganisme gréco-romain a subi bien des altérations et des changements ; il est resté jusqu’à la fin une religion polythéiste, qui a cédé la place au monothéisme chrétien, n’ayant pu ni l’absorber, ni s’y assimiler. D’autre part la religion israélite, telle que nous la connaissons par la Bible, et nous n’avons aucun moyen de la connaître autrement, est un monothéisme dont on peut, à certains égards, suivre les progrès, mais qui n’apparaît nullement comme la suite naturelle d’un polythéisme antérieur. Le culte exclusif de Iahvé, principe fondamental de la religion israélite depuis Moïse, ne procède pas d’un culte polythéiste par élimination de dieux qui auraient été conçus d’abord comme inférieurs à Iahvé et honorés en sa compagnie : Iahvé ne veut pas qu’on lui associe de dieux étrangers, mais il ne se souvient pas d’avoir chassé des dieux qui auraient commencé par être avec lui les patrons d’Israël. C’est un fait d’expérience que le sauvage ignorant n’a guère d’autre religion que l’animisme et le fétichisme ; il est certain aussi que les sociétés antiques nationalisaient les dieux et se faisaient du monde divin une /[fol. 215] conception hiérarchique où le dieu de la cité, le patron de la tribu ou du peuple conquérant tenait la première place, comme il est certain que des esprits lucides, dans un milieu polythéiste mais cultivé, ont reconnu à 127

Alfred Loisy la réflexion que l’équilibre de l’univers doit être maintenu par un seul principe. Seulement tous ces faits, constatés par l’histoire se sont rencontrés en même temps dans le même milieu. Tous les cultes polythéistes ont été plus ou moins fétichistes, ce qui ne les empêche pas d’accuser une certaine tendance marquée vers le monothéisme, par la subordination hiérarchique des dieux particuliers à un dieu suprême. Faut-il admettre que les éléments fétichistes des grandes religions païennes sont un legs des temps préhistoriques, où le culte aurait été purement fétichiste, et que le Dieu unique est un Dieu souverain à qui une vigoureuse longévité aurait permis de s’incorporer tous les dieux inférieurs, ou de les chasser, ou de les réduire à la condition d’esprits subalternes ? Si telle avait été la marche réelle des choses, on devrait toujours penser qu’il y avait au fond de la nature humaine je ne sais quel ressort qui devait l’amener à la conception de l’unité divine. La plupart des religions connues sont formées d’éléments hétérogènes provenant du mélange des tribus et des peuples, et les éléments inférieurs qui s’attachent à un culte ne sont pas nécessairement sa forme la plus ancienne. Sauf en ce qui regarde le développement juif /[fol. 216] et chrétien, fondé sur le principe du monothéisme, le mouvement des idées et des institutions religieuses n’a pas suivi une ligne tellement régulière durant les périodes connues de l’histoire que l’on puisse déterminer par induction ce qui a dû se passer dans les temps préhistoriques. Des influences diverses ont pu faciliter ou accélérer dans tel milieu, chez tel peuple ou dans tels individus le progrès de la religion, le retarder ou le détruire ailleurs. Il y a eu dès le commencement dans l’homme, à côté d’infirmités physiques, intellectuelles et morales par le fait desquelles une apparente fatalité devait souvent le conduire aux derniers abîmes de la folie et de la dégradation, un sens du vrai et du bien qui pouvait, moyennant certaines circonstances favorables, l’élever promptement à une religion pure ou lui permettre de se l’approprier. La portée des systèmes où l’on veut expliquer l’évolution préhistorique de la religion est d’autant moins considérable que les notions d’animisme, de polythéisme, de monothéisme sont des formes de notre pensée philosophique, qui représentent fort imparfaitement les réalités de l’histoire, et que la multiplicité, la variété, même l’apparente grossièreté des symboles ne sont pas un obstacle aussi absolu qu’on pourrait le croire au monothéisme réel et à la pureté du sentiment religieux. [La religion primitive.] L’idée de Dieu peut avoir eu d’humbles commencements sans que la religion ait manqué pour cela d’être une grande /[fol. 217] chose. Que l’homme primitif ait conçu Dieu comme l’agent direct des phénomènes naturels et en même temps comme un esprit, une sorte de génie subtil, une âme voguant librement dans l’espace ; qu’il ait pensé se mettre en rapport avec lui par le moyen d’un objet quelconque dont il faisait son fétiche, rien n’est plus vraisemblable. L’orage est encore une théophanie dans la Bible, et le Iahvé des anciens temps apparaît comme un dieu du tonnerre. Le Dieu des patriarches a pour symbole et pour demeure des pierres sacrées, et la présence de Iahvé dans l’arche devait être attachée aux pierres qui s’y trouvaient, non au coffre qui les contenait. Mais si nous négligeons ces formes extérieures, incomplètes, encore matérielles de la pensée religieuse et du culte, nous trouvons dans l’agent naturel le germe du Dieu tout-puissant, dans l’esprit anthropomorphe le germe du Dieu-père. Celui-ci a même été souvent conçu comme le vrai père de la tribu et identifié à l’âme de l’ancêtre. L’idée de cette paternité réelle qui nous scandalise parce que nous l’avons dépassée, n’était qu’un symbole 128

La religion d’Israël où l’on trouvait la consolation ; elle ne fut pas effectivement grossière avant le jour où son insuffisance apparut à l’esprit des adorateurs. Le fétiche, même, l’odieux fétiche, est le signe matériel de la présence divine. Quoi que l’on fasse, il n’y a pas de religion sans images, et la pensée la plus haute que l’homme se fait de Dieu n’est encore qu’une image, une idole au sens primitif /[fol. 218] du mot, où il croit loger l’Infini. L’homme a besoin d’avoir Dieu à sa disposition, et quand le travail de son intelligence est encore trop dominé par les impressions sensibles et l’imagination pour le concevoir présent en lui-même et à sa conscience, il se le figure à côté de lui et comme sous sa main. L’homme veut aussi Dieu pour soi-même, et dans la pratique il ne partagera pas son culte entre plusieurs êtres surnaturels qu’il supposerait égaux et pareillement intéressés à ses propres affaires ; il a un dieu ou un esprit qui est son protecteur spécial, celui de sa famille, celui de sa tribu, de son peuple, si le cadre des relations s’élargit. Ce dieu est vraiment Dieu pour lui, et la distinction théorique des personnages divins qui implique, à notre point de vue, le polythéisme, peut n’être pas un polythéisme réel et pratique : en tout cas il y a moins d’erreur dans la religion de l’adorateur que dans son esprit. Ces considérations qui sont loin d’atteindre à la simplicité des conceptions primitives aident néanmoins à comprendre comment une religion pure a été possible dès l’origine sous des apparences et avec des déterminations qui sont devenues pour nous naïves et choquantes. Une sorte de tradition monothéiste a pu subsister dans certaines tribus restées à l’écart des mêlées qui produisirent les premiers peuples, les premières civilisations et aussi les premières formes régulières et durables du polythéisme. Le monde pouvait fourmiller d’esprits ; le /[fol. 219] génie de la famille ou de la tribu était, au point de vue religieux le seul qui existât pour elle, qui eût à son égard une action permanente et une personnalité bien définie ; c’est avec lui que s’établissait le rapport qui fait la religion ; c’est lui qui était le maître et le père, le vrai chef et le vrai ancêtre. Le monothéisme conscient et réfléchi sortira bien plus facilement d’un de ces cultes de tribu que d’un polythéisme compliqué, né de circonstances politiques et tourné en culte national, identifié à l’histoire du peuple, la reflétant, pour ainsi dire, dans ses mythes et résumant tout un travail humain qui ne s’est pas accompli sous une impulsion purement religieuse. L’idée du devoir a suivi le même développement que l’idée de Dieu. Une religion ne va pas sans morale religieuse. C’est le dieu-esprit qui inspire d’une façon plus directe le sentiment d’une obligation personnelle envers lui. L’homme le conçoit à son image, comme ayant une volonté, des désirs, même des caprices qu’il faut satisfaire pour gagner sa protection et la rémunérer. Mais le dieu-force a aussi des exigences terribles, parce que si le dieu-esprit est à honorer comme exorable, le dieu-force est à honorer comme intangible et saint. Dans toutes les religions polythéistes, les dieux de la lumière sont des dieux de la justice, et, jusque dans Job et les Psaumes, le soleil chasse les pécheurs de la terre. C’est que la clarté physique et la pureté morale avaient commencé par marcher de conserve, et que le dieu / [fol.  220] lumineux, ennemi des ténèbres et de la confusion, le dieu immaculé, ennemi de tout ce qui est physiquement souillé, gâté, corrompu, était par là même l’ennemi des sombres projets, des actes malfaisants. Étaient censées mauvaises les actions qui portaient préjudice à l’intégrité de la tribu et de ses membres, qui lésaient le dieu lui-même dans sa famille et ses protégés, de sorte que le dieu-esprit et le dieu-force, conçus d’ailleurs comme un seul être, contribuaient ensemble à créer le sentiment encore très enveloppé, très rudimentaire et matériel, réel cependant, de l’obligation morale. 129

Alfred Loisy [Critique des théories de Renan relatives à la religion d’Israël.] C’est de ce fond d’idées naïves, entourées de pratiques étranges sur lesquelles nous aurons bientôt à revenir, qu’émerge la religion d’Israël, le culte de Iahvé. On a beaucoup disserté sur l’élohisme patriarcal, et M. Sabatier3 a cru pouvoir dire, après Renan, que « grâce au tour particulier d’esprit de la famille hébraïque, le polythéisme primitif que rappelle encore à nos yeux le pluriel élohim avait un caractère abstrait et se réduisait à une sorte de pluralité anonyme d’où aucune généalogie divine n’a pu sortir. Tous ces esprits élémentaires, ces élohim de l’air, de la terre ou de l’eau étaient si semblables, que la pensée du sémite n’arrivait pas sérieusement à les discerner ». De telles assertions sont au moins hasardées, car il y avait des généalogies divines chez les Phéniciens, chez les Chaldéens /[fol. 221] et les Assyriens, même chez les Moabites et en Idumée. Renan4 a soin d’ajouter que « chaque tribu avait son dieu protecteur », ce qui bouleverse toute l’économie de l’élohisme, attendu que rien n’est plus personnel qu’un dieu de tribu ; c’est un esprit qui n’est pas réductible aux autres. La théorie de l’élohisme patriarcal n’a pas d’autre base qu’un fait grammatical de signification douteuse, l’emploi en hébreu du nom Elohim pour désigner Dieu, quoique la forme plurielle du mot semble demander qu’on le traduise par « les dieux » et qu’il soit souvent employé aussi dans ce sens. On a vu là un indice de polythéisme chez les ancêtres directs d’Israël. Les anciens grammairiens pensaient résoudre la difficulté en disant très gravement que le mot Elohim appliqué à Dieu est un pluriel de majesté. Mais on peut toujours demander la raison de ce pluriel majestueux. D’autres ont songé à la multiplicité des attributs ou perfections de Dieu, qui serait exprimée par le nombre du nom. Explication trop chargée de métaphysique. Une circonstance particulière, dont il convient de tenir compte et que l’on a trop négligée, vient compliquer le problème. Le singulier Eloh, que Renan cite, bien à tort, comme un mot sémitique très usité, ne se rencontre en hébreu que dans le langage poétique, et non dans les textes les plus anciens pour signifier Dieu, jamais pour signifier « un dieu ». On dirait que le pluriel a eu, dans l’usage de la langue la priorité sur /[fol. 222] le singulier, qui en est plutôt dérivé, dont l’emploi comme on vient de le voir, est récent, limité, presque artificiel. C’est probablement dans cette anomalie qu’est la clef de l’énigme. Le sens étymologique du mot Elohim n’est pas certain. Ce sens doit être apparenté à celui du mot El, qui signifie également Dieu et auquel on attribue étymologiquement le sens de « fort », quoique la signification primitive n’en soit guère mieux connue que celle d’Elohim. Il semble néanmoins que le mot El a par son origine une signification concrète et individuelle. {Elohim ne paraît pas avoir été d’abord un nom personnel, mais un nom de qualité ou un nom abstrait, signifiant « terreur » ou « être terrible », un de ces pluriels d’intensité par lesquels l’hébreu aime figurer les impressions psychologiques et les idées générales5.}(b) Les mêmes tribus qui de toute antiquité se servaient du mot El pour désigner leur dieu, ou tel dieu particulier, pouvaient entendre par Elohim les puissances célestes, abstraction faite de leur nombre et de leur individualité. En Israël où la personnalité de Iahvé absorba en elle-même tout pouvoir divin, on aurait été amené à appliquer

3. Op. cit., 123. 4. Histoire du peuple d’Israël, I, 34. 5. E. Koenig, Syntax der hebraïschen Sprache, , 204.

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La religion d’Israël le mot noble comme nom d’unité à Iahvé ou à un dieu quelconque, comme pluriel ou collectif aux dieux en général. L’emploi beaucoup plus récent du singulier Eloh comme nom concret et personnel du vrai Dieu ne serait pas à alléguer pour l’explication du pluriel dont il est dérivé ; le mot Élohim /[fol. 223] n’aurait pas été créé par des monothéistes absolus, ce qui n’a pas de quoi nous surprendre ; mais il ne s’ensuivrait pas que le culte du dieu unique n’existât alors en aucune façon sous forme de monothéisme pratique et sans la notion philosophique et abstraite de l’unité divine. Quoi qu’il en soit, le fait grammatical dont il s’agit ne prouve pas ce qu’on veut lui faire prouver. Le sens du mot Élohim est toujours très déterminé dans la Bible. Elohim signifie, suivant les cas, Dieu, ou un dieu, ou les dieux. Jamais la pensée des auteurs sacrés ne flotte entre le singulier et le pluriel, entre Dieu et les dieux. Si quelquefois le mot employé au sens singulier se construit avec un adjectif ou un verbe pluriels, c’est une irrégularité qui s’explique par l’influence de l’analogie, et sur laquelle on est d’autant moins autorisé à insister que la transmission du texte hébreu en ce qui regarde les désinences flexionnelles du nom et du verbe est loin de présenter toutes les garanties désirables. Les anciens Sémites, dans la mesure où nous connaissons leur histoire et celle de leur religion, étaient polythéistes, comme les anciens Aryens. S’il y a eu parmi eux des monothéistes, au sens réel et non métaphysique du mot, ce fut bientôt le petit nombre. Que ces monothéistes aient été des Sémites nomades, c’est ce qu’insinuent les traditions bibliques relatives aux patriarches. Mais si l’on excepte Israël, et peut-être quelques tribus du désert syro-arabe qui sont rattachées aussi à la postérité d’Abraham, on ne voit pas que /[fol. 224] les Sémites nomades aient été exempts de polythéisme. Les annales d’Asarhaddon parlent de dieux enlevés à une tribu du désert. On ne peut pas dire que les Sémites nomades devenaient polythéistes en devenant sédentaires. Cela n’est pas plus vrai d’eux que de toute autre race. Il est vrai seulement que chez les nomades le culte est plus simple et le panthéon moins encombré. Les Sémites, d’ailleurs, sans distinction de nomades ou de sédentaires avaient une mythologie, qui pour n’avoir pas eu tout à fait les mêmes caractères que la mythologie aryenne, n’en a pas moins été une mythologie. La race sémitique a eu le don d’intuition profonde, de passion ardente, de volonté tenace. Elle n’a pas eu au même degré le don de raisonnement et de spéculation, d’imagination artistique et variée. C’est ce qui explique la sobriété relative de ses conceptions mythologiques. Les récits babyloniens de la création et du déluge, récits parfaitement sémitiques d’esprit et d’origine, montrent jusqu’où pouvait aller chez les Sémites, aux débuts de leur civilisation, la puissance inventrice et l’expression poétique des mythes. On n’y trouve pas la fantasmagorie échevelée des livres hindous, ni l’harmonieux naturalisme des poèmes homériques. L’anthropomorphisme y atteint ses limites extrêmes. Les dieux assyriens sont des êtres très personnels. Leurs aventures, simplement esquissées d’un trait énergique ont presque l’air d’être arrivées. L’idée du destin dont ils sont les régulateurs et les interprètes, enveloppe /[fol. 225] tout. Le Sémite n’oublie jamais son néant devant la puissance qui gouverne le monde. Il n’en partage pas moins facilement cette puissance entre plusieurs êtres divins. En disant que tous les phénomènes naturels, et particulièrement les phénomènes météorologiques, étaient rapportés par les Sémites au même Être souverain, Renan6 généralise arbitrairement un fait que

6. Op. cit., I, 30-31, 33-34.

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Alfred Loisy l’on peut constater dans la Bible, mais que des témoignages positifs ne permettent pas de regarder comme universel dans la famille sémitique. Il semble toutefois que le relief intense donné à la personnalité du dieu de tribu ou du dieu national, ait réellement contribué chez les Sémites à la simplification de la mythologie. Les légendes divines se détachent du fond mythique où elles ont pris naissance, pour revêtir la forme d’histoires humaines, tout comme les dieux se sont détachés du phénomène qu’ils personnifiaient à l’origine et sont devenus des êtres indépendants, capables d’amour et de haine, en un mot des personnalités surnaturelles, toujours attentives à la conduite de l’homme, prêtes à le récompenser ou à le punir suivant ses mérites. Ce caractère psychologique et cette tendance morale ne se rencontrent pas au même degré dans les autres mythologies. À cet égard on peut dire que la race sémitique, nomade ou non, a été « la race religieuse par excellence »7. Supposons quelques tribus que leur isolement a préservées des relations et des mélanges  /[fol.  226] qui engendrent le polythéisme pratique ; où la vie de clan garantit au dieu protecteur un privilège à peu près exclusif d’adoration ; où il y a encore plus d’animisme que de mythologie, au sens moderne et relatif de ces mots ; où le Dieu est très personnel sans être détaché de la nature ; où il n’est pas devenu chef de famille divine et reste le père de ses fidèles ; où l’on ne conçoit pas plus l’unité métaphysique de Dieu que l’unité réelle du monde et celle de l’humanité dans ses diverses branches, mais où la tribu forme comme un monde et une humanité enfermée dans son dieu ; nous aurons probablement l’idée la moins inexacte que nous puissions nous former du milieu très particulier où s’implanta le culte de Iahvé, et qui était préparé de loin pour l’éclosion du monothéisme absolu. /[fol. 227] II [Les rites en Israël et « la pureté du cœur »] Avant de suivre dans l’histoire d’Israël les progrès qu’a faits la notion de Dieu, il importe de jeter un coup d’œil sur les éléments du culte qui, maintenus par la tradition iahvéiste, gardent cependant la marque d’une origine beaucoup plus lointaine et attestent à leur façon que la religion des prophètes s’est fait jour à travers une tradition moins pure, laquelle n’a pas laissé d’imposer au judaïsme sa forme extérieure jusqu’à la destruction de la nationalité juive et même jusqu’à nos jours. Les pratiques essentielles du culte israélite ne sont pas dérivées de la notion du Dieu unique, spirituel et saint, mais de conceptions beaucoup moins épurées, et si leur signification originale s’est modifiée au cours des temps sous l’influence d’un idéal plus relevé, leur caractère primitif n’en est pas moins reconnaissable. Considérée au point de vue du culte et des pratiques, la religion juive se réalise principalement dans la circoncision, les sacrifices, le sabbat et les fêtes, l’arche et le temple. Or il est certain que pas un de ces éléments ne se rattache à l’idée du Dieu invisible, incorporel, essentiellement juste, auquel on est agréable seulement par la pureté du cœur ; tous au contraire tiennent à l’idée du dieu de tribu ou du dieu national, conçu en même temps comme Dieu de la nature, qui vit avec les siens et quasi comme eux, tout /[fol. 228] en leur procurant les fruits de la terre et la multiplication de leurs troupeaux.

7. Op. cit., I, 50.

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La religion d’Israël [La circoncision, « sacrement » de l’alliance.] On a essayé parfois d’expliquer la pratique de la circoncision par une raison physiologique. Supposé qu’une telle raison ait existé, ce qui est au moins douteux, ceux qui ont inauguré la circoncision étaient parfaitement incapables de la concevoir comme une simple opération médicale et d’une utilité vulgaire ; ils y ont mêlé inévitablement quelque imagination superstitieuse et quelque symbolisme grossier. Porter atteinte au corps humain, faire couler le sang, surtout en cette partie du corps, ne pouvait passer pour une action commune, mais pour un sacrement religieux de la plus haute valeur, quelle qu’en ait été la signification spéciale. On a pensé aussi que la circoncision avait pu être d’abord une mutilation infligée aux prisonniers de guerre et qui aurait été ensuite interprétée comme un symbole de soumission. Mais la circoncision ne paraît pas avoir été jamais considérée comme une marque de sujétion, et l’histoire des cent Philistins mutilés par David après qu’il les a tués8 ne prouve pas en faveur de cette hypothèse. David en effet n’a pas circoncis cent Philistins vivants, il a rapporté à Saül le témoignage matériel de son exploit, qui était la destruction de cent incirconcis. Dans le Code sacerdotal la circoncision est présentée sans autre explication comme la condition /[fol. 229] indispensable de la pureté légale et la marque de l’alliance qui existe entre Dieu et la postérité d’Abraham. Les anciens récits de l’Hexateuque attribuaient aussi à ce rite une importance capitale : il suffit de rappeler l’aventure de Moïse attaqué par Iahvé lui-même sur le Horeb et délivré par l’intervention de Séphora, qui, ayant circoncis son jeune fils, touche son mari, censé incirconcis9. L’historien jéhoviste qui raconte ce fait a sans doute voulu expliquer comment la circoncision des enfants avait été substituée en Israël à la coutume plus ancienne de la circoncision des adolescents à l’âge de puberté : l’obligation du rite est jugée aller de soi, sans qu’il soit besoin de la justifier, comme si un incirconcis ne pouvait être en rapport intime et constant avec Iahvé. Le fond, également ancien, du récit de Josué concernant la circoncision des Israélites après le passage du Jourdain10, laisse aussi entendre que pour occuper légitimement la terre de Iahvé les enfants d’Israël doivent subir la mutilation sacrée. L’historien sacerdotal, à qui échappait la signification primitive du rite sanglant, recourt à une institution positive de Dieu comme raison de cette pratique. Il lui attribue une efficacité plutôt morale et spirituelle, tandis que primitivement le rite exprimait une sorte d’union physique avec la Divinité. Comme il savait cette institution plus ancienne que Moïse, il l’a rattachée /[fol. 230] à la vocation d’Abraham, de même qu’il a rattaché l’obligation du sabbat à la création du monde, et l’abstinence du sang au déluge. Pour lui la valeur du signe ne résulte pas de sa nature, mais vient uniquement du choix divin. Resterait à expliquer la singularité du choix d’un tel signe, pour figurer l’alliance entre Dieu et son peuple. La circoncision a été pratiquée ailleurs qu’en Israël, et elle est, en fait, plus ancienne que l’époque présumée d’Abraham. Elle était usitée en Égypte dès la plus haute antiquité, et l’on a pu conjecturer avec assez de vraisemblance que c’était une très vieille coutume des tribus africaines qui aurait été transmise par l’intermédiaire des Égyptiens à une partie des Sémites occidentaux. On ne peut pas dire que ce soit une coutume sémitique, car il semble

8. I Sam., XVIII, 27. 9. Ex. IV, 24-26. 10. Jos. V, 2-3, 8-9.

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Alfred Loisy que les Sémites mésopotamiens l’aient ignorée absolument. Par quelle voie les tribus sauvages qui ont les premières adopté cette pratique ont-elles été amenées à regarder l’incirconcis comme impur, à voir dans la circoncision un moyen et un signe de communion avec la Divinité ? La circoncision rentre probablement dans la catégorie des épreuves parfois bizarres et sanglantes qui marquent chez les non civilisés le passage de l’adolescence à l’âge viril et sont comme l’initiation du jeune homme à la vie religieuse et sociale de la tribu. Elle a eu dès l’origine un caractère religieux, parce que la vie sociale de la tribu se confondait avec sa vie religieuse. {L’effusion du sang, le lieu et la nature de la mutilation ont leur / [fol. 231] signification symbolique, signification qui, pour des hommes simples et incultes, ne se distingue pas de son efficacité sacramentelle.} (c) La circoncision est comme un pacte de sang par lequel on signifie et institue la communion de vie qui existe entre l’initié, le dieu de la tribu et la tribu elle-même, famille du dieu. Elle exprime et consacre l’émancipation virile du jeune homme et son incorporation à la tribu. Lorsque le régime de tribu a fait place à un état social plus avancé, la circoncision enracinée dans l’usage, a peu à peu changé de signification. Elle a pu être gardée avec un sens purement religieux par les prêtres dans tel pays, par exemple en Égypte, où elle était abandonnée comme règle commune. Là où l’on a continué de la regarder comme obligatoire pour tous, ou bien on l’a gardée comme cérémonie préliminaire au mariage, et elle a perdu beaucoup de sa signification religieuse, comme il est arrivé chez les Arabes, ou bien on n’a pas cessé de la regarder comme une initiation religieuse dont on a voulu assurer le plus tôt possible tout le bénéfice à ceux qui étaient capables de la recevoir, comme ont fait les Israélites en pratiquant la circoncision des enfants. L’histoire même incomplète de cette coutume étrange depuis le temps où le sang du jeune homme coulait sous le silex taillé et se répandait sur la pierre sacrée où résidait le génie de la tribu, jusqu’au moment où saint Paul a pu dire : « La circoncision et l’incirconcision ne sont rien »11, est grandement instructive.  /[fol.  232] C’est tout le développement juif et chrétien que l’on entrevoit derrière les interprétations successives du vieux symbole, qui n’a pu d’abord être sacré que pour des sauvages, et qui cependant n’a pu être abandonné à la fin dans le christianisme naissant que par un effort du sentiment religieux le plus pur. {Les Juifs ont gardé la circoncision et sans doute ils ne seraient plus juifs le jour où ils y renonceraient.}(d) [Le pur et l’impur.] La distinction des choses pures et impures, des états de pureté et d’impureté, qui occupe une si grande place dans la législation mosaïque se rattache au même ordre de conceptions naturalistes et grossières que la circoncision. Renan n’a pas eu conscience de l’énorme anachronisme qu’il commettait en écrivant que « les idées de pureté et d’impureté furent, à l’origine, l’équivalent des idées de propre et de malpropre » et que « l’hygiène et la propreté furent une des principales préoccupations des anciens législateurs »12. Dans la Bible la notion de pur et d’impur, qui n’est pas en soi une notion morale, est une notion religieuse, et si quelques-unes des prescriptions ou défenses légales peuvent avoir un avantage hygiénique, cet avantage n’est point, comme tel, le motif déterminant de la prescription ou de la

11. Gal., VI, 15. 12. Op. cit., IV, 55, 56.

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La religion d’Israël défense ; il n’a certainement pas été apprécié dans l’antiquité comme il pourrait l’être de nos jours. Les choses saintes sont celles dont le libre usage est retiré à l’homme en tout ou en partie, parce qu’elles appartiennent à l’homme ou à la Divinité. Les choses /[fol. 233] impures sont celles que la divinité a en horreur, et qui, pour cette raison ne sont pas tolérées dans son temple et dans son service. Entre les deux sont les choses communes, simplement pures ou indifférentes, qui peuvent tomber occasionnellement sous l’influence de la sainteté ou de l’impureté. C’est en cette forme et avec cette application générale que les idées de sainteté, de pureté et d’impureté apparaissent non seulement dans la religion israélite, mais dans toutes les religions païennes. Si l’on veut remonter plus haut et que l’on cherche l’explication de la préférence ou de l’aversion divines, on est réduit le plus souvent à des hypothèses. {Il faut faire la part, très restreinte et peu apparente, du sentiment moral, la part beaucoup plus grande et plus sensible de l’imagination superstitieuse, enfin celle des changements que les progrès religieux ont introduits dans l’interprétation des pratiques anciennes, aussi bien de celles qui ont été retenues que de celles qui ont été rejetées.}(e) Pourquoi tel aliment ou tel animal, pourquoi certains états de l’homme et de la femme, pourquoi les cadavres ont-ils été réputés impurs ? D’une manière générale, on peut dire que ce ne fut point par un motif d’hygiène ou de propreté, mais à cause d’une crainte religieuse qui revêtait comme d’un interdit, provisoire ou durable, les personnes, les animaux, les choses. Une plante nuisible et une bête malfaisante ou répugnante, sont redoutées comme l’incarnation d’un esprit mauvais. /[fol. 234] Ou bien tel animal est sacré au point que l’homme n’aura pas le droit d’y toucher. À cette limite, le saint et l’impur se rencontrent ; l’interdiction qui en résulte produit le même effet. Tout ce qui se rapporte à la génération, aux maladies, à la mort, a été considéré par les peuples enfants comme impliquant l’influence de forces invisibles et redoutables, dont le contact n’est pas exempt de péril. De là sont venues les prescriptions concernant les relations sexuelles, les impuretés de l’homme et de la femme, l’abstinence du sang conçu comme siège de la vie et véhicule de l’esprit divin, l’attouchement des cadavres, la manière de traiter les maladies, {que l’on regarde toujours comme une sorte de possession diabolique.}(f) Ce n’est pas seulement en Égypte et en Chaldée que les exorcismes font partie de la médecine usuelle. Qu’on lise attentivement l’ordonnance mosaïque relative aux lépreux, on verra sans peine qu’elle n’a pas été conçue comme un système préventif contre la contagion, mais qu’elle a gardé le caractère d’un interdit religieux. Ce n’est pas précisément parce que l’on s’exposerait à contracter la lèpre qu’il est défendu de toucher un lépreux, mais parce que l’on participerait à son impureté en le touchant, on emporterait quelque chose de la malédiction qui l’enveloppe, on serait sous l’influence du dangereux esprit qui le possède. Nous ne comprenons plus aujourd’hui que la maladie frappe un homme / [fol. 235] d’incapacité religieuse, parce que la maladie est pour nous un accident purement physique, et la religion une chose spirituelle et morale ; mais, au point de vue de l’antiquité, les maladies sont produites par une influence surnaturelle, par la présence et l’action d’esprits mauvais ; on ne les craint pas pour elles-mêmes, on craint le mauvais esprit qui les cause. Cette conception naïve et populaire de la maladie se rencontre jusque dans le Nouveau Testament. On ne peut y voir qu’un reste d’animisme, et dans tout l’ensemble des prescriptions légales concernant les choses pures et impures, une survivance de la confusion qui a régné d’abord entre le bien physique et le bien moral, entre les phénomènes de la vie surnaturelle et ceux de la vie spirituelle, entre la nature et la religion, entre le monde et Dieu. 135

Alfred Loisy L’idée purement morale du devoir s’est lentement dégagée de ce chaos : elle n’a conquis sa pleine indépendance que dans l’Évangile. [Le sacrifice.] Il ne faut pas chercher non plus, comme on l’a fait souvent, l’origine des sacrifices dans une révélation divine adressée aux premiers hommes, pour figurer par anticipation la mort salutaire du Christ sur la croix. C’est là une vue rétrospective et théologique, mais qui n’a rien de commun avec l’histoire. « Tout est en sang dans la Loi, dit magnifiquement Bossuet13, en figure de Jésus Christ et de son sang qui purifie les consciences ». Grande idée, que n’a soupçonnée /[fol. 236] aucun des innombrables mortels qui, depuis le commencement du monde, ont offert des sacrifices à leurs dieux, et dont les Israélites n’ont pas eu la moindre connaissance. Les plus anciens textes bibliques présentent le sacrifice comme un moyen naturel et indispensable de communiquer avec la divinité. Toute la question est de savoir comment ce moyen a pu paraître si conforme à la nature des choses et si nécessaire. Partant de son principe que toute la religion a son origine dans la peur, Renan admet, après bien d’autres, que le sacrifice n’a été d’abord qu’un expédient enfantin pour calmer ou prévenir le courroux des puissances célestes en leur offrant un présent qui était censé devoir leur plaire. Mais le sentiment religieux n’est pas fait seulement de crainte, il est fait aussi de confiance et de reconnaissance ; jamais l’homme n’a conçu la divinité comme une force terrible, à l’exclusion de tout rapport favorable ou de toute qualité bienfaisante, et ceux qui divinisèrent les forces de la nature eurent égard à ses dons comme à ses rigueurs. Il n’y avait pas que des esprits malfaisants dans le monde, et ceux qui avaient des colères avaient aussi leurs heures de bienveillance. De même le sacrifice n’a jamais été une simple façon d’acheter des dieux un peu de tranquillité ; si haut que l’on remonte, ou que l’on trouve établi l’usage des sacrifices, et on le rencontre partout, l’idée de communion est associée à l’idée d’offrande. L’efficacité surnaturelle du sacrifice ne vient pas de ce qu’il /[fol. 237] est un cadeau accepté par la divinité, mais un moyen de former, de maintenir, de corroborer, de renouer le lien qui unit un dieu à ses adorateurs. Les plus anciens sacrifices ne sont pas un repas servi au dieu seul ; c’est un festin où le Dieu a comme il convient la meilleure part, mais où il admet ses fidèles ; ce n’est pas un simple hommage qui lui est rendu, mais le sacrement de l’union qui existe entre lui et ses clients. La conception étroite d’un prêté-rendu ne correspond nullement à ce qu’étaient les sacrifices, même dans les cultes les plus grossiers de l’antiquité. Il serait trop long d’expliquer ici les motifs qui ont pu déterminer le choix des victimes, la forme des sacrifices et leurs diverses catégories. Celles qui sont mentionnées dans les couches les plus récentes de la législation mosaïque conservent mille traits qui laissent entrevoir encore la signification première des immolations rituelles. L’idée fondamentale du sacrifice apparaît encore assez clairement dans les anciens textes : une victime de choix, une victime sainte sert à fonder ou à raffermir la société vivante du dieu et de ses fidèles, moyennant la participation à une même chair sacrée, qui est censée contenir la vie divine, commune au dieu de la tribu et à ses membres. D’où que vienne cette persuasion, qu’elle se rattache plus ou moins à ce qu’on a appelé le totémisme, à l’idée que le dieu ancêtre a la forme d’une espèce animale dans

13. Élévations , IXe sem., 9e él.

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La religion d’Israël laquelle il est comme incarné, ou bien à une autre façon, à une façon nécessairement assez analogue, de concevoir le rap- /[fol. 238] port de la vie animale avec la vie divine et la vie humaine, il paraît évident que telle est la signification originelle du sacrifice ; une communion de vie divine par l’immolation d’une victime, identifiée en quelque façon au Dieu lui-même et que s’incorporent les fidèles avec le dieu. La manière de transmettre sa part au dieu a varié avec l’idée qu’on s’est faite de la divinité. Le sang, comme fluide vital a été conçu de bonne heure comme un aliment convenable pour la divinité insaisissable et spirituelle, même quand elle habitait dans une pierre ou une image. D’ailleurs le sang était particulièrement sacré, en tant que siège de la vie, et nous savons qu’on se fit bientôt scrupule de le prendre. Les autres parties de la victime que l’on jugea plus spécialement saintes et dignes du dieu furent brûlées afin de lui être offertes dans la fumée. La métaphore biblique sur le sacrifice d’agréable odeur a été d’abord entendue à la lettre. Les sacrifices n’auraient pas eu la moindre raison d’être comme offrande si l’on n’avait cru qu’ils apportaient au dieu quelque bien, et la part que prennent les fidèles à l’immolation et à la manducation de la victime n’aurait eu aucune signification si elle n’avait pas dû leur procurer le bénéfice de la communion avec le dieu qu’ils honoraient. L’analogie qui existe à cet égard entre les sacrifices proprement dits et les rites funéraires mérite d’être signalée. Les rites funéraires sont aussi des actes de communion et qui ont visiblement pour but de perpé- /[fol. 239] tuer avec le mort la communauté de vie religieuse et sociale qui existe entre les membres subsistants de la tribu. On jette des cheveux sur le mort pour qu’il emporte quelque chose des vivants ; on met sur soi les cendres de son bûcher pour emporter quelque chose de lui ; on lui fait sa part dans le repas sacrificiel de ses funérailles. Tout repose sur le même principe : une vie commune du dieu et de la tribu, entretenue entre le dieu et les fidèles vivants ou morts par le moyen du sacrifice. Pris en soi, le sacrifice était le symbole très expressif de vérités profondes et de sentiments moralisateurs, à savoir la dépendance filiale de l’homme à l’égard de la divinité, l’union des adorateurs dans le dieu adoré, la permanence du lien religieux jusque dans la mort. Le sacrifice n’est foncièrement absurde que pour l’athée, parce que, si Dieu n’est pas, la religion est un rêve et ses symboles n’ont pas d’efficacité. On doit avouer cependant que le symbolisme du sacrifice prêtait aux plus graves malentendus, que l’immolation des animaux est originairement en rapport avec des formes très imparfaites et très matérielles de l’idée religieuse, et que la suppression générale de tels sacrifices, préparée par les prophètes, réalisée par le christianisme marque un progrès incontestable, légitime et nécessaire de la religion. [Sacrifice humain chez les Hébreux ?] Renan14 pense que les Sémites nomades ne connurent jamais les sacrifices humains. Rien ne le prouve. Pourquoi une tribu nomade n’aurait-elle pas eu, comme un autre groupe /[fol. 240] d’hommes, l’idée que sa communion avec son dieu protecteur avait besoin d’être scellée dans le sang d’une victime humaine ? Le travail de réflexion qui a réglé le choix des victimes et le rituel des sacrifices nous échappe en grande partie et n’a pas eu dans les différentes religions un développement uniforme. Le sacrifice humain paraît s’expliquer mieux chez les populations sédentaires où le régime des sacrifices prend la forme d’une contribution

14. Op. cit., I, 50.

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Alfred Loisy régulière, où l’on offre à la divinité les produits du sol, ceux des troupeaux, où l’idée peut venir aussi d’offrir les premiers-nés de l’homme. Mais ce n’est pas cette idée d’offrande qui a exercé le plus d’influence dans l’histoire des sacrifices. Aux temps historiques, les sacrifices humains ont un caractère exceptionnel, comme si l’on avait éprouvé seulement dans des circonstances extraordinaires le besoin de raffermir l’union du peuple avec son dieu par l’effusion du sang humain. De tels cas ont pu se produire même chez les Sémites nomades. L’historien élohiste, qui a raconté le sacrifice d’Isaac admettait la possibilité de tels sacrifices à l’époque patriarcale, tout en en condamnant la pratique. L’obligation du rachat pour les premiers-nés ne prouve pas que l’on ait jamais, à aucune époque, songé à les sacrifier régulièrement ; ce peut être une conception systématique et relativement récente par laquelle on a étendu jusqu’à l’homme la consécration des premiers faits, en supposant pour l’homme le droit de substi- /[fol. 241] tution. Il n’en est pas moins vrai qu’une telle conception n’aurait guère pu naître dans un milieu où le sacrifice humain aurait toujours été en horreur, même à titre d’exception. Quand on immola des victimes humaines, ce ne fut pas précisément pour offrir à la divinité des vies plus précieuses ou pour lui faire une part dans la fécondité de l’homme ; c’est à cause de l’efficacité supérieure que l’on croyait inhérente à de tels sacrifices, et cette efficacité tenait à la nature de la victime, non au prix qu’elle avait pour ceux qui la présentaient. Chez les peuples primitifs la vie humaine n’est pas plus précieuse, au point de vue religieux, que celle des animaux ; tel animal sacré sera une victime infiniment plus sainte qu’un être humain, et l’idée que l’animal serait substitué comme victime à l’homme n’est venue qu’après coup, lorsque le prix de la vie animale, principalement celle des animaux domestiques que les cultes primitifs entouraient d’un respect superstitieux, eut baissé dans l’opinion vulgaire et que celui de la vie humaine eut augmenté d’autant. « Tout est en sang », peut-on répéter après Bossuet, dans l’histoire des religions anciennes. Le sacrifice humain n’a été définitivement condamné que quand les sacrifices animaux ont été frappés de nullité. [Le sabbat.] {En maintenant le sabbat après la chute, Dieu « montre que, touché de compassion, il modérait la sentence du perpétuel travail qu’il nous avait imposé »15. /[fol. 242] Au point de vue historique, le sabbat n’est qu’une application de l’interdit religieux qu’on a déjà vu s’exercer à l’égard des personnes et des choses. À Babylone le 7, le 14, le 21, le 28 de chaque mois étaient des jours saints ou néfastes selon la façon d’envisager la défense qui y proscrivait certaines occupations ou travaux. Il ne s’agissait pas précisément d’accorder aux travailleurs un repos indispensable, mais de respecter l’espèce d’interdit dont ces jours, correspondant aux phases de la lune, étaient affectés. Si l’intérêt social a été pour quelque chose dans cette institution, d’autres motifs y ont concouru, et le motif religieux enveloppe tous les autres. Comme il y a des lieux saints dont l’accès n’est pas permis aux simples mortels ou ne l’est que dans certaines conditions déterminées, il y a des temps sacrés qui seraient violés par tel ou tel acte de l’homme. Dans les temps anciens, le sabbat n’a pas une autre signification, chez les Israélites. Sanctifier le sabbat c’est s’abstenir de travailler ; si l’on travaillait, on souillerait, on profanerait, on violerait le sabbat.

15. Bossuet, op. cit., VIIIe sem., 12e él.

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La religion d’Israël Le sabbat est sacré par lui-même, comme l’enceinte d’un sanctuaire. L’obligation de le respecter ne se fonde pas sur un motif humanitaire ou purement moral, mais religieux à la façon de l’antiquité, c’est-à-dire, selon notre manière de juger, assez matériellement et superstitieusement. Il n’est pas nécessaire d’observer que le sabbat a existé bien longtemps avant l’explication qui en est donnée /[fol. 243] dans le récit biblique de la création du monde. L’observation du sabbat a certainement varié au cours des siècles chez les Hébreux ; du moins, elle n’est pas restée chez eux ce qu’elle était en Chaldée et en Assyrie ; mais on ne voit pas pourquoi les Sémites, même nomades, qui dès les temps les plus anciens, ont célébré la néoménie, n’auraient pas attribué un caractère particulièrement saint au septième jour. Le sabbat doit être chez eux aussi ancien que la semaine, bien que la forme du sabbat israélite n’ait été réglée qu’après l’établissement en Canaan. Un sentiment d’humanité se joignit à l’idée religieuse. On voulut que l’esclave, le mercenaire, même la bête de somme eussent relâche dans le travail16. Après l’exil, par les assemblées des synagogues, le sabbat prend une importance capitale dans la vie religieuse du peuple juif. Son caractère primitif n’était pourtant pas entièrement effacé, et Jésus est venu à propos dire que « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat »17. L’idée combattue par le Sauveur d’après laquelle un intérêt de Dieu serait engagé dans cette affaire, n’est pas très éloignée de celle qui a présidé à l’institution. Jésus déclare qu’il s’agit d’un intérêt humain qui n’a rien d’absolu et doit céder à un intérêt supérieur ou à l’accomplissement d’un devoir.}(g) [La néoménie, ou fête du mois nouveau.] L’observance de la néoménie, qui tient peu de place dans la loi, en a eu davantage dans le culte israélite, au  /[fol.  244] moins jusqu’à l’exil. C’était la fête du mois nouveau ; elle a eu d’abord pour objet de célébrer l’apparition de la nouvelle lune et était par conséquent empreinte d’un caractère naturaliste et superstitieux qu’elle a dépouillé progressivement en Israël. Les fêtes, beaucoup plus connues, de Pâques, de la Pentecôte, des Tabernacles, qui sont devenues les solennités commémoratives de l’exode, de la promulgation de la loi, du séjour au désert sont dans le même cas. La fête de Pâques avait acquis déjà sa signification traditionnelle bien avant l’exil quoiqu’elle ne l’ait peut-être pas eue depuis le fait historique dont elle représente pour nous le souvenir. Le sens commémoratif des deux autres fêtes est beaucoup plus récent. Mais le rituel de ces fêtes, où se sont perpétuées des pratiques fort anciennes, montre qu’elles ont été originairement en rapport avec le cours de la nature, de la végétation, et la croissance des troupeaux. Pâques est la fête du printemps et de la nouvelle année qui commençait avec le mois de nisan (mars-avril) ; la Pentecôte est la fête des moissons ; la fête des Tabernacles est la fête de la récolte des fruits ou de la vendange ; l’interprétation spirituelle est venue après coup. L’immolation de l’agneau pascal, dont le rite se détache si nettement de toute l’économie des sacrifices dans le code lévitique est le sacrifice de famille pour la nouvelle année. C’était le temps où naissaient les agneaux ; la victime, un agneau du dernier printemps, se trouvait à point pour figurer la vieille année en inaugurant  /[fol.  245] la nouvelle. Le sang sur la porte marque la sanctification du domicile et de toute la famille, biens et personnes. Il est à remarquer que la

16. Ex., XXIII, 12. 17. Marc, II, 27.

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Alfred Loisy Loi défend de manger l’agneau sans le faire cuire et de broyer les os, bien qu’elle ordonne de le manger tout entier : on serait tenté de penser que, à une époque plus ancienne, la victime était dévorée toute crue, avec les os broyés au mortier. Dans l’ensemble ce rite doit remonter au temps où les ancêtres d’Israël menaient la vie de pasteurs nomades. L’usage des pains azymes, seuls reçus dans le service divin, est expliqué par une circonstance fortuite de la sortie d’Égypte, la farine emportée dans les pétrins sans avoir été mélangée avec le levain. En fait, cette coutume s’explique soit par le principe qui exclut des sacrifices tout produit fermenté comme étant corrompu et indigne de Dieu, soit parce que dans les anciens temps, le pain se faisait cuire sous la cendre, non fermenté, comme on peut le voir dans le récit jéhoviste, de l’histoire d’Abraham, et que la coutume religieuse, essentiellement conservatrice, a retenu comme obligation rituelle ce qui avait été jadis la pratique commune. L’oblation des prémices de la moisson à la fête des Pâques, les fêtes de la Pentecôte et des Tabernacles conviennent à un peuple agricole, et sont imitées probablement d’observances semblables qui existent chez les Cananéens. En hébreu le mot qui signifie « fête » (chag) a étymologiquement, le sens de « danse », la fête étant désignée d’après l’élément /[fol. 246] le plus apparent de la cérémonie primitive, la danse sacrée, la marche rythmée, accompagnée de cris ou de chants, exécutée autour de l’autel ou du lieu de l’immolation pendant que l’on préparait et égorgeait les victimes. Nous savons que l’on dansait encore autour de l’arche à Silo. Le repas sacrificiel couronnait la fête. De culte intérieur et d’adoration spirituelle il n’est pas question. On dirait que la religion consiste uniquement dans les symboles extérieurs et que le rite est ce qui maintient les bonnes relations entre Iahvé et ses serviteurs. Les fêtes israélites, comme les sacrifices qui en formaient la pièce principale, ont leurs racines dans les cultes de la nature et les conceptions naturalistes de la religion. Un principe spirituel s’est fait jour à côté des rites, celui de la justice intérieure, obscurément entrevu dès le commencement, mais il ne procède pas directement des rites, et pour triompher entièrement il a dû éliminer les symboles devenus trop matériels, danses sacrées, cérémonies sanglantes, banquets orgiastiques. [L’arche, symbole de la « présence divine ».] Le symbolisme de l’arche, si l’on veut bien y regarder de près, était aussi très matériel. Qu’on lise avec attention le curieux récit de l’Exode18 où Iahvé, sur le Sinaï, déclare à Moïse qu’il ne veut pas quitter la montagne pour accompagner Israël. Moïse déclare qu’il ne se charge pas de conduire le peuple si Iahvé ne consent à venir avec lui. Il se fait une sorte de compromis, Iahvé ordonne à Moïse de /[fol. 247] construire l’arche et dit qu’il y mettra son nom, c’est-à-dire sa présence personnelle bien qu’invisible. La notion de l’immensité divine est visiblement étrangère à l’esprit de cette narration. Le « nom » de Iahvé sur l’arche, comme « l’ange de Iahvé » qui dans les anciens textes désigne l’apparition sensible de Dieu même, constitue relativement au séjour ordinaire de Iahvé sur le Sinaï une sorte de bilocation qu’il ne faut pas discuter au point de vue d’une philosophie plus moderne. Il est évident que la présence de Iahvé dans l’arche d’alliance n’était pas conçue très différemment de la présence des dieux païens dans leurs images et les barques sacrées ou les tabernacles où ces images étaient renfermées. Cette

18. Ex., XXXIII.

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La religion d’Israël présence paraît avoir été attachée aux deux pierres qui, d’après les anciens textes, étaient les seuls objets contenus dans le coffre sacré. Elle ne pouvait s’attacher au coffre même, ni aux chérubins qui étaient dessus et où l’on doit voir des génies gardiens, non des images divines. Comme elle n’a pas dû être indépendante de tout objet sensible il ne reste que les pierres pour la figurer. Par ce côté le culte de l’arche continuait la tradition de l’âge patriarcal. Il nous est difficile de comprendre maintenant ce que Bossuet19 a voulu dire en affirmant que « la présence de Dieu se rendait sensible par les oracles qui sortaient intelligiblement du milieu de l’arche entre les deux chérubins ». Iahvé était censé être toujours présent, même quand il ne /[fol. 248] parlait pas, et l’on sait d’ailleurs comment il rendait ses oracles. Il y avait dans les temps anciens, à côté de l’arche, un instrument divinatoire appelé éphod, sans doute une sorte de damier en bois lamé de métal précieux, sur lequel on jetait des sorts dont l’un avait nom urim et l’autre tummim. On interrogeait Iahvé ; les sorts sacrés donnaient la réponse. Ce mode de consultation, attesté pour l’époque des Juges, peut remonter jusqu’à Moïse. L’état des sources bibliques ne permet pas de dire si le législateur hébreu a employé ce moyen de divination, ou un moyen semblable, ou bien s’il parlait au nom de sa propre inspiration. En supposant qu’il allait chercher près de l’arche la solution de toutes les difficultés, la tradition favorise plutôt l’idée d’une consultation pareille à celle qu’on voit pratiquer au temps de Saül et de David par le moyen de l’éphod. Si les plus anciens textes représentent les instructions reçues par Moïse comme une conversation directe entre Iahvé et Moïse, c’est probablement que, dans le temps où l’on rédigea les souvenirs traditionnels, on n’avait plus le sentiment net de la façon dont les choses s’étaient réellement passées. L’atmosphère de terreur qui environnait l’arche est encore un trait tout païen qui montre bien la localisation presque matérielle de la présence de Iahvé dans l’arche, et le caractère en quelque sorte physique de sa sainteté, outragée par un regard de l’homme sur le meuble sacré. /[fol. 249] Lorsqu’on transportait l’arche, on croyait transporter Iahvé. Les pérégrinations de l’arche avec les armées d’Israël avaient pour but de procurer à celles-ci le bénéfice de l’assistance divine par l’effet d’une présence assurée. Le temple de Salomon devint la maison de Iahvé par le seul fait que l’arche y fut introduite. Comme l’arche ne sortit plus depuis lors ou sortit de moins en moins, la présence de Iahvé devint pour ses adorateurs une présence spirituelle et morale, de sensible et presque matérielle qu’elle avait été d’abord. Ce résultat fut définitivement acquis par la destruction du premier temple et la perte de l’ancien mobilier liturgique. Il n’y avait pas d’arche dans le second temple, et l’idée de Dieu s’était suffisamment épurée et agrandie pour que l’on crût Iahvé présent là où il était invoqué. Rien n’aide mieux à concevoir le développement surnaturel de la religion israélite, que cet examen d’institutions qui touchent par leur origine à un état de la pensée religieuse très analogue à celui dont témoignent les cultes païens. La distinction s’affermit et grandit entre la religion israélite et les religions païennes par la force et l’accroissement extraordinaire que prennent en Israël certains germes qui, dans les cultes païens, sont restés étouffés sous la tradition mythologique et liturgique. Dans la religion israélite, ils ont modifié la tradition, ils en ont renouvelé l’esprit, en attendant qu’ils fussent assez puissants pour en laisser tomber les

19. Op. cit., IXe sem., 8e él.

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Alfred Loisy symboles vieillis, après s’être concentrés dans l’Évangile et vivifiés au souffle de Jésus. /[fol. 250] III [Histoire de la religion d’Israël du Sinaï jusqu’au schisme] [Critique de la théorie de Renan sur l’origine du monothéisme hébreu.] Le Dieu d’Israël s’appelait Iahvé. On ne sait d’où vient ce nom. Il existait sans doute avant Moïse, soit que Iahvé fût le dieu du Sinaï, c’est-à-dire de quelque tribu habitant cette région, par exemple la tribu kénite avec laquelle Moïse eut des relations avant de conduire les Israélites hors d’Égypte, soit qu’il fut le dieu propre du clan de Lévi et que son nom ait été un des vocables divins que les ancêtres d’Israël avaient importé de Chaldée ou des pays de Syrie qu’ils avaient traversés. Ce qui paraît certain, c’est que la sortie d’Égypte s’accomplit sous la protection de ce nom divin, et que Iahvé devint alors le Dieu d’Israël et son unique patron. Il est impossible de déterminer dans le détail ce qu’a été l’institution mosaïque. Les documents les plus anciens de l’Hexateuque ne sont pas des sources purement historiques, mais des livres de doctrine. Au point de vue critique, ils contiennent des traditions populaires et légendaires concernant une époque et des faits déjà très éloignés. Il faut en retenir au moins la donnée générale, sans laquelle toute l’histoire d’Israël devient inintelligible. Moïse accomplit la délivrance d’Israël en invoquant le nom et l’autorité de Iahvé ; il fonda la religion et la nationalité israélites en associant les tribus dans le culte /[fol. 251] de Iahvé, dieu exclusif et non figuré par une image d’homme ou d’animal. Iahvé est le dieu d’Ïsraël ; on n’adore que Iahvé ; on ne fait pas d’images de Iahvé : tels ont été les principes du mosaïsme. {Ils ne sont pas appuyés sur des raisons philosophiques ni sur la notion absolue de l’unité divine, mais sur un sentiment religieux très vif et sur l’idée très particulière que le premier des prophètes a dû se former de Iahvé et de son caractère moral, sentiment et idée qui dépassent infiniment tout ce qu’on avait jusqu’alors senti et pensé à l’égard de la Divinité.}(h) D’après Renan, Iahvé n’était « ni meilleur ni pire que les autres dieux protecteurs » ; c’était un dieu tout pareil au Camos de Moab : barbare, méchant, féroce, capricieux, cruel, injuste, menteur, voleur, créature de l’esprit le plus borné 20. L’éminent critique s’est abstenu d’expliquer certains traits de caractère qu’on ne trouve pas chez les autres dieux : l’isolement absolu de Iahvé, puisqu’il n’a pas de compagne ; son exclusivisme puisqu’il ne souffre pas d’autres dieux à côté de lui ; son horreur des représentations figurées, puisqu’il n’a pas d’image dans l’arche, son vrai sanctuaire. Est-ce là l’humeur des Baals qui pullulent autour de lui ? Les faits de polythéisme et d’idolâtrie mentionnés dans la Bible même, les veaux d’or de Jéroboam, l’Astarté que Josias trouva dans /[fol. 252] le temple ne contredisent pas sur tous ces points les données de la tradition. On n’ose pas soutenir que l’Astarté du temple ait été regardée comme la compagne de Iahvé : il est trop certain que Iahvé est arrivé seul du Sinaï. L’adoration des dieux étrangers, la représentation d’Iahvé sous la forme d’un taureau, imitation probable des cultes cananéens

20. Histoire du peuple d’Israël, I, 26, 173, 176 ; II, 49.

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La religion d’Israël ont été blâmées au nom de la tradition. On a besoin de cette tradition pour se rendre compte du rôle des prophètes. La réforme prophétique, comme la plupart des réformes religieuses, s’est faite par un appel à la tradition ancienne contre la coutume plus récente. Ceux qui rappelèrent cette tradition ne manquèrent pas de l’interpréter et de l’élargir ; mais il faut bien qu’elle ait existé, que Iahvé ait été, par nature, solitaire, exclusif, immatériel. [Critique de la théorie de Réville sur l’origine du monothéisme hébreu.] M. A. Réville21 en convient et croit trouver la clé du problème en ce que Iahvé était le dieu du Sinaï, « foudroyant et igné, souverain inaccessible de ces hauteurs désolées. Il n’aimait pas qu’on l’approchât ni qu’on le vît. De fait, les hauteurs à pic où il se tenait défiaient les ascensions. Sa manière d’être habituelle consistait à s’envelopper de la nuée orageuse et à y rester caché. Mais sa présence était révélée par le feu de l’éclair jaillissant de son être invisible et par l’éclat du tonnerre… Son caractère était sévère comme celui de la région où il régnait. Comme il devait être de nature lumineuse…, il voulait partout la pureté /[fol. 253] physique et morale… Il ne fréquentait pas chez les autres dieux. Il n’y avait pas sur les rocs pelés du Sinaï les éléments d’une mythologie de quelque ampleur… Il ne fallait pas le contrarier en lui imposant la société des autres divinités. Il ne fallait donc pas en adorer d’autres en même temps que lui. Ce qui entraînait, par voie de conséquence, qu’il n’aimait pas que ses protégés partageassent leurs hommages entre les autres dieux et lui-même, c’était un dieu jaloux ». Il ne pouvait pas, pour toutes ces raisons, être représenté ; du moins beaucoup « regardaient comme injurieuse à sa nature, à sa volonté de rester invisible toute image » fabriquée de sa divinité. Mais sous une apparence d’explication, avons-nous dans cette analyse autre chose qu’une description ? Ne dirait-on pas que cette idée du dieu sinaïtique s’est formée toute seule par l’influence du paysage et qu’elle n’a pas eu besoin de naître dans l’esprit de quelqu’un en face du paysage ? Est-ce pourtant le premier venu qui devant les rochers du Sinaï aurait trouvé cette conception du dieu invisible solitaire et saint ? Expliquer le dieu de Moïse uniquement par le Sinaï, n’est-ce pas comme si l’on voulait expliquer le Père céleste des Évangiles synoptiques par l’aspect de la Galilée, en faisant abstraction de la conscience de Jésus ? La nature peut bien fournir la matière des impressions religieuses, elle ne leur donne pas la forme. La forme et la vie viennent de l’âme religieuse. Le Dieu du Sinaï a pu être à peu près /[fol. 254] ce que dit M. Réville, mais pour que son idée prît consistance et se définît, il a fallu l’âme de Moïse, comme il a fallu l’âme de Jésus pour sentir et comprendre le père céleste. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles cette idée s’est produite, et nonobstant les imperfections qu’elle présente par rapport en nous, elle reste un miracle pour ce temps et ce milieu. Il a fallu un grand esprit pour la concevoir, une grande âme pour l’embrasser, une grande foi pour la communiquer, un grand courage pour l’imposer. La révélation qui se fit au cœur de Moïse sur le Horeb, et dont les conditions historiques nous échappent presque entièrement fut une révélation sublime que les rochers et les orages n’auraient pas faite à un autre, qu’ils n’avaient pas faite avant lui dans cette perfection et cette pureté aux pasteurs qui fréquentaient la montagne. Cette révélation demeure unique dans l’histoire et elle défie toute explication simplement rationnelle. Ce Iahvé

21. A. Réville, Jésus de Nazareth, , I, 14-15.

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Alfred Loisy marque un progrès sur tout ce qui fut avant lui, et d’abord sur le dieu de tribu dont il prend la place ; il assure en même temps les progrès de l’avenir, car il ne pourra jamais être tout à fait un dieu national, et il a tout ce qu’il faut pour devenir le Dieu un et universel, spirituel et saint. [Cruauté et grandeur du Dieu sinaïtique.] Ces traits essentiels du Iahvé sinaïtique étant bien établis, on ne doit pas faire difficulté d’admettre que la notion de Iahvé n’était pas dans les premiers temps du iahvéisme aussi large et complète qu’elle a été plus tard. Si le Dieu d’Israël ne mérite pas toutes les épithètes fâ- /[fol. 255] cheuses que Renan lui a prodiguées, il est vrai que les vieux récits lui prêtent des sentiments étroits, des raisonnements naïfs, des ordres cruels. Il paraît assez fantasque lorsqu’il met l’homme à côté de l’arbre de vie, en lui interdisant d’en manger, sous peine de mort. Il est peu au courant des affaires terrestres quand il vient voir où en est la construction de la tour de Babel ou qu’il fait le voyage de Sodome pour s’informer de ce qui s’y passe. Il n’a pas senti l’horreur du sang qu’on pourrait attendre d’un Dieu juste lorsqu’il se laisse immoler la fille de Jephté, lorsqu’il fait tuer en sa présence Agag par Samuel et les descendants de Saül par les Gabaonites. La vie des Égyptiens et des Cananéens, ne lui est de rien ; le meurtre, le vol et le pillage semblent permis dès qu’Israël en profite. C’est que la barbarie des hommes et du temps se reflète dans l’expression des idées religieuses ; c’est qu’Israël était un peuple, ignorant, grossier, cruel comme tous ses voisins. Israël cependant, par une disposition spéciale de la Providence, s’est trouvé dépositaire de la révélation du Dieu unique. Il n’était pas autrement préparé à sa vocation et il la remplit longtemps malgré lui. Une lutte intime se perpétua durant plusieurs siècles entre l’idée de Iahvé et le peuple qui la conservait, l’idée agissant sur le peuple malgré lui, et le peuple réagissant sur l’idée. Iahvé, dès les temps les plus reculés, fut un dieu tout-puissant, bien qu’on eût une conception assez chétive de ses moyens d’action ; /[fol. 256] c’était un dieu juste et saint, quoique l’on raisonnât fort petitement sur sa justice et qu’on en fît des applications déconcertantes pour nous. L’excuse des anciens théologiens qui reprochent à Jephté son imprudence et, pour les autres cas cités plus haut invoquent le droit absolu de Dieu sur la vie des hommes ne nous satisfait plus guère. Il nous répugne d’imputer à Dieu même la responsabilité de telles horreurs. Ceux qui ont commis tous ces actes de cruauté superstitieuse ou qui les ont regardés comme légitimes au point de vue de la religion supposaient à Dieu les sentiments qu’ils auraient eus à sa place. Mais ils ont agi ou pensé de la sorte parce qu’ils croyaient à la justice rigoureuse de Iahvé. Les ennemis de Iahvé sont des criminels qui méritent la mort : exécutons-les. Jephté a fait un vœu à Iahvé : le nom de Iahvé ne peut couvrir le mensonge et le héros sacrifiera sa propre fille. Saül a opprimé les Gabaonites en dépit des anciennes promesses, et il y a du sang sur sa maison : le sang lavera le sang, pour que justice soit faite. Iahvé est juste. Mais cette idée, dans le cerveau pesant de ses premiers fidèles, sert de base à des conclusions que l’éternelle justice n’a point ratifiées, que l’action graduée de la Providence aura soin de réformer. Dire que Iahvé, au temps des Juges, était un dieu qui ne « voulait pas de rival », est reconnaître que Iahvé, pour ses vrais serviteurs, était en fait le Dieu unique. Dès

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La religion d’Israël lors « le culte de Iahvé était en quelque sorte synonyme de patriotisme israélite »22. Les champions d’Israël le sauvent /[fol. 257] toujours au nom de Iahvé, de ce dieu jaloux qui n’admet pas de rival, et à qui sans doute Israël appartient, puisqu’on ne peut être ardent patriote sans être ardent iahvéiste. Ainsi le culte exclusif de Iahvé, la réalité du monothéisme remonte à Moïse et au pacte du Sinaï. Ce Dieu du Sinaï, de Débora, de David comme celui du livre de Job et des anciens prophètes, est, par un côté, le Dieu de la nature. Au lieu d’attribuer chaque phénomène à une cause personnifiée qui devient un dieu, les anciens Hébreux attribuent directement tous les phénomènes à une seule cause qui est Dieu, qui est Iahvé. C’est Iahvé qui tonne, Iahvé qui fait pleuvoir, Iahvé qui conduit les vents, Iahvé qui remue les flots, Iahvé qui donne fécondité à la terre, aux animaux, aux hommes. Iahvé communique avec ceux-ci en leur apparaissant sous une forme sensible qu’on appelle le messager, l’ange de Iahvé (maleak Iahvé), ou derrière un nuage comme sur le Sinaï et dans Job, ou bien en leur envoyant des songes révélateurs, comme Jacob en eut un à Béthel. L’orage est espèce de théophanie. Iahvé habite la nuée sombre. Le tonnerre est sa voix. Les éclairs sont les traits que lance sa main. On peut dire en toute vérité que « Iahvé agit à la façon d’un agent universel »23. C’est pour cette raison même que les anciens Hébreux, ceux qui ont représenté depuis Moïse la tradition israélite, étaient vraiment monothéistes ; il n’y avait plus de place dans leur esprit pour une puissance divine autre que celle dont l’action pénètre et embrasse tout l’univers. L’adoration d’autres dieux ne pouvait être  /[fol.  258] pour eux qu’une superstition blâmable, bien qu’ils ne vissent pas encore très clairement que c’eût été de leur part un manque de logique. Il est vrai aussi qu’il n’y avait pas dans cette conception de la Divinité l’ombre d’abstraction métaphysique. On dirait une simple intrusion de Dieu dans la nature et sous les phénomènes naturels, de l’animisme neutralisé en un seul esprit souverain : et c’est ce qui montre à la fois l’antiquité du monothéisme israélite et l’impossibilité de l’expliquer par un travail de la pensée philosophique. La croyance est là, naïve et grandiose, tranchant sur la vulgarité environnante et semblant défier toute explication commune tirée de l’histoire et de la comparaison avec les religions païennes. Iahvé pourtant reste un Dieu national, malgré ses aptitudes à gouverner l’univers. Il paraît n’exister que pour Israël, et son rapport avec les autres peuples n’est pas clairement défini. On ne regarde guère ce qui se passe au-delà des frontières : ce sont d’autres mondes qui semblent encore plus ou moins gouvernés par d’autres dieux, et comme Iahvé n’existe pas pour eux, eux non plus n’existent pas pour Iahvé. Le caractère moral de Iahvé grandira avec les siècles, et en même temps son caractère de Dieu universel apparaîtra de plus en plus. Le Dieu juste des Juges a des airs de barbare, s’il est comparé au Dieu juste qui se révèle dans la seconde partie du livre d’Isaïe ; le Dieu de Débora, plus jaloux à sa manière que le Consolateur de Jérusalem après la captivité, apparaît comme un chef de /[fol. 259] tribus pillardes près du Dieu qui veut procurer la lumière aux nations. De ce côté un progrès considérable s’est accompli dans la notion du vrai Dieu. Mais qu’on le remarque bien, ce progrès se manifeste moins dans la conception de l’unité divine que dans la façon de concevoir le Dieu unique. Le Dieu du second Isaïe, déjà même celui du premier, a des idées plus larges, embrassant tout l’univers, dans l’horizon de sa Providence, il est meilleur (faut-il rappeler au

22. Renan, op. cit., I, 319-320. 23. Renan, op. cit., I, 289.

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Alfred Loisy lecteur que ces expressions hardies n’ont qu’une signification historique et relative) ; il n’est pas plus unique pour ses fidèles que le Dieu de Moïse et de David. On a seulement réglé avec plus d’exactitude la situation des autres dieux à son égard et trouvé qu’ils n’avaient pas de place à côté de lui, soit que l’on se contente de voir en eux des esprits subalternes, conception qui tient un peu de la mythologie et à laquelle les grands prophètes ne semblent pas s’être volontiers arrêtés, soit que, les identifiant avec leurs images, comme faisaient jusqu’à un certain point leurs adorateurs, on déclare qu’ils ne sont rien, n’étant que pierre, bois, métal, et que l’invisible Iahvé seul existe et règne dans le ciel. [Existence en Israël d’une Loi antérieure à la prédication des prophètes.] Toute l’histoire religieuse d’Israël devient inintelligible dès que l’on prend pour tradition proprement israélite les abus condamnés par les prophètes, et les pratiques idolâtriques auxquelles la réforme de Josias a eu pour but de mettre fin. « Ce que l’on constate au temps de Josias et de Salomon, écrit M.  Sabatier24, a existé de tout temps aupa- /[fol. 260] ravant et constitue véritablement la tradition première et permanente de la tribu d’abord, de la nation ensuite. Le monothéisme, la religion spirituelle et morale, n’ont pas été l’apanage naturel et primitif d’Israël. Ce fut l’œuvre laborieuse et la pure création de l’inspiration prophétique. Nous ne sommes point ici en présence d’une évolution collective, mais d’une réforme essentiellement individualiste, d’une création morale sans cesse interrompue et compromise, d’une œuvre de foi et de volonté ». De ces généralités vagues ressort la satisfaction qu’on a éprouvée en croyant reconnaître dans les prophètes les précurseurs de la conception religieuse que l’on veut présenter aujourd’hui comme la seule vraie et la seule acceptable. Mais comme la théorie individualiste n’est pas fondée sur l’histoire, elle n’y apporte non plus aucune lumière. Si les prophètes n’avaient jamais fait appel qu’à leur inspiration personnelle, s’ils ne s’étaient rattachés à aucun principe reconnu autour d’eux, à aucune tradition autorisée par un long passé, leur situation serait incompréhensible et leur action inexplicable. Ils ne supposent pas contestable pour un israélite le principe qui réserve au seul Iahvé l’hommage de son peuple. Ils admettent implicitement, et sans chercher de preuves, que toute pratique polythéiste vient, en quelque façon, d’une influence étrangère. De quel droit nous inscririons-nous en faux contre un jugement qui sans doute n’est pas le résultat /[fol. 261] d’une étude archéologique, mais qui n’est pas non plus une hypothèse théologique et qui se fonde sur un état historique et traditionnel ? Les prophètes n’ont pas eu la prétention d’instituer une religion nouvelle. Leur apparition et leur crédit ne seraient plus un fait naturel ou un miracle, mais un contresens vivant s’ils n’avaient derrière eux la vraie tradition israélite, et si les coutumes qu’ils combattent avaient été réellement sanctionnées par l’usage particulier de l’ancien iahvéisme. Il fait beau parler de création purement morale et de Iahvé s’identifiant à la conscience du prophète : en ce monde rien ne naît de rien, et il faut que la conscience des prophètes et la création morale dont on parle aient eu à qui s’appuyer, sous peine de n’être plus que des chimères suspendues dans le vide. La continuité d’une tradition réside moins dans ses formes que dans son esprit, et si telles pratiques, tolérées avant les prophètes, se trouvent condamnées

24. Op. cit., 153, 155.

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La religion d’Israël par eux, il ne s’ensuit pas que les prophètes aient inventé le principe qui détermine leur attitude à l’égard des pratiques qu’ils rejettent. [Les grandes étapes de la religion d’Israël : l’alliance au Sinaï et le culte primitif.] Bien que l’idée d’alliance, de pacte réciproque ne soit pas sensible dans les anciens textes, il n’en est pas moins vraisemblable, historiquement parlant, que l’adoption d’Israël par Iahvé date du Sinaï et que les préceptes de décalogue, gravés sur les pierres sacrées de l’arche, exprimaient la première loi. « Le peu de place que tiendraient ces préceptes /[fol. 262] dans la vie d’Israël durant les six ou sept cents ans qui vont suivre, observe Renan25, porte à croire qu’ils n’ont jamais réellement existé ». Autre chose pourtant est que quelqu’une des rédactions où nous lisons maintenant le décalogue ait été textuellement écrite sur les pierres de l’arche, et autre chose qu’il y ait eu sur ces pierres un décalogue d’où procéderaient ceux que nous transmet la Bible. Il est très probable que la forme la plus ancienne du décalogue renfermait surtout des prescriptions rituelles, en premier lieu la défense d’adorer d’autres dieux et de fabriquer des images fondues : Iahvé réglait les conditions du culte qui devait lui être rendu. On comprend ainsi pourquoi Iahvé, dès le temps des Juges, est un dieu jaloux, et qu’il n’existe aucun simulacre de Iahvé. La présence du Dieu d’Israël est attachée à l’arche où il n’y avait pas d’images. L’unité de l’arche demeure, quoi que l’on puisse dire, un fait monothéiste. N’étant point par elle-même un symbole divin, elle devait contenir un symbole unique, dont le double ne pouvait exister, et une idée y était liée qui ne pouvait passer à une autre arche. Un retour au Sinaï, un nouveau Moïse auraient été nécessaires pour créer un mémorial de cette autorité. Les innovations de Jéroboam ne prouvent pas que la tradition israélite ait jamais admis la représentation de Iahvé en forme de taureau. Ce prince, dans l’impossibilité où il était d’imiter l’arche, imite les cultes cananéens ou peut-être la religion égyptienne, qu’il avait connue dans son / [fol. 263] exil. L’influence cananéenne était inévitable, parce que les Cananéens représentaient la civilisation à l’égard des Israélites et que ceux-ci leur ont fait des emprunts de toute sorte. Israël ne se serait pas contenté d’imiter en beaucoup de choses les cultes cananéens, il ne se serait jamais fait de religion propre s’il ne l’avait apportée en Canaan. La tradition du iahvéisme monothéiste n’a pas été représentée seulement par les prophètes, ou bien il faut considérer Moïse comme le premier d’entre eux ; elle a subsisté d’abord dans le culte pratiqué autour de l’arche et qui s’adressait à Iahvé seul. Moïse n’a guère pu manquer d’organiser sommairement le service religieux de l’arche. La partie essentielle de ce culte consistait dans les sacrifices. L’arche était un temple portatif qui devait avoir ses desservants. Que Moïse ait réservé le sacerdoce iahvéiste à son propre frère et à sa tribu, il n’y a là rien d’extraordinaire ; peut-être même une affectation spéciale ne fut-elle pas nécessaire et le privilège des lévites résulta-t-il du rapport où ils se trouvaient antérieurement à l’égard de Iahvé. En matière d’observances liturgiques, Moïse n’avait besoin de rien inventer. Il laissa subsister et il autorisa la circoncision, le sabbat, les sacrifices d’animaux. II ne lui vint même pas en pensée que la religion de Iahvé pût exister sans ces pratiques. En instituant de façon plus ou moins positive le sacerdoce et en organisant

25. Op. cit., I, 195.

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Alfred Loisy le culte de l’arche, /[fol. 264] il établissait le principe qui devait aboutir à l’unité du sanctuaire. Il ne songea pas sans doute à prescrire l’unité absolue du lieu de culte et à déclarer illégitimes les sacrifices qui ne seraient pas offerts en présence de l’arche. Les indications que fournit à ce sujet le Code sacerdotal ont, pour ce qui regarde le passé, un caractère théorique et idéal, et les anciens textes permettent de sacrifier dans tous les endroits consacrés par l’usage traditionnel. On sait que Samuel et Élie offrirent des sacrifices en divers lieux. L’idée d’une dispense personnelle mise en avant par certains apologistes, a de quoi faire sourire les critiques. L’unité absolue du sanctuaire est une conséquence que l’on tira plus tard des principes contenus en germe dans la religion mosaïque, afin d’en garantir plus efficacement l’application, et la liberté de l’âge patriarcal pour les sacrifices privés et locaux subsista jusqu’au temps où les prophètes, à raison des abus auxquels cette liberté donnait lieu furent amenés à la condamner. Pour sauver l’institution mosaïque on finit par abolir l’antique usage dont s’était accommodé le iahvéisme primitif. [Saül, David et le culte de l’arche.] La translation de l’arche sur le mont Sion et son installation dans le temple de Salomon furent de véritables fêtes nationales. L’arche n’était pas la propriété du roi, mais le sanctuaire de Iahvé, entouré du respect de tous les israélites. Les décisions que David et Salomon prirent à son sujet n’étaient pas dictées uniquement par l’intérêt dynas- /[fol. 265] tique. Elle devait être, avec le chef de la nation, dans la capitale du royaume. Il est probable pourtant que la translation n’aurait pu avoir lieu et que le roi serait venu plutôt s’installer auprès de l’arche, si depuis longtemps celle-ci avait été gardée dans un édifice construit pour elle. Mais elle avait été fréquemment déplacée dans les temps antérieurs à David. On n’a peut-être pas assez remarqué que Kiriat-Jearim n’est pas éloigné de Rama la patrie de Samuel, ni de Gibéa, la résidence de Saül. L’arche fut au pouvoir de Saül comme elle fut au pouvoir de David ; elle fut même, semble-t-il, au pouvoir d’Isbaal, et cette circonstance expliquerait peut-être pourquoi David ne put s’en occuper avant d’être reconnu par toutes les tribus. La royauté une fois affermie avec Jérusalem pour siège, il était naturel que l’arche quittât le haut lieu de Kiriat-Jearim pour venir à Sion. L’idée de construire un temple pour la loger devait ensuite se présenter d’elle-même, sans qu’il soit besoin de supposer chez ceux qui ont accompli toutes ces choses un sens politique très profond. S’il est vrai que le mouvement prophétique durant les premiers siècles de la monarchie ne se rattache pas au temple, c’est que les prophètes ne sont pas au service de l’arche, comme les prêtres, et il n’en faut pas conclure, avec Renan26, que la première Thora et le mosaïsme aient été une protestation contre le temple de Salomon. /[fol. 266] En autorisant les sacrifices en divers lieux, le Livre de l’alliance ne veut pas combattre une centralisation religieuse qui n’existait pas encore. L’arche est, aussi bien que la Loi, un élément du mosaïsme, et bientôt l’arche et le temple ne font qu’un. Ce n’est pas la prédication des prophètes qui a induit les Israélites à se passer de l’arche et du temple ; elle les a préparés seulement à s’en passer quand la violence des conquérants eut détruit l’une et l’autre.

26. Op. cit., II, 150.

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La religion d’Israël Saül et David furent des lieutenants de Iahvé. On ne voit pas qu’ils aient adoré d’autre dieu. Renan27 observe que Samuel avait Iahvé pour « Dieu personnel », tout en admettant que « l’on se servît des noms de Baal et de Melek ». Ce dernier point n’implique en aucune façon la reconnaissance formelle des dieux étrangers. Baal et Mélek ne sont pas des noms individuels comme Iahvé ou Camos, mais des noms communs qui signifient respectivement « maître » et « roi » ; ils peuvent servir de qualificatif à un dieu quelconque et au Dieu unique. Saül, en appelant deux de ses fils Isbaal et Malkisua, David, en donnant à l’un des siens le nom de Baaliada, ne songeaient pas à honorer un baal quelconque mais le Seigneur, leur Seigneur, c’est-à-dire Iahvé. Iahvé était, en un sens très vrai, le baal d’Israël, et on le désignait parfois sous ce nom28. Il y avait néanmoins un inconvénient à cette pratique, parce que les titres divins de baal et de mélek étaient aussi employés comme noms /[fol. 267] personnels de divinités cananéennes : c’est pourquoi on finit par les abandonner. Le premier tomba tout à fait en désuétude et, si Iahvé continua de s’appeler roi, une distinction nette s’établit entre lui et le Mélek à qui l’on sacrifiait les enfants dans la vallée de Hennom. [La religion de Salomon et les infiltrations païennes.] Des influences extérieures engagèrent Salomon dans une autre voie que ses prédécesseurs. Israël s’ouvrait à la civilisation, au commerce, aux relations internationales. Salomon voulut être un roi comme les autres et il ne crut pouvoir moins faire pour les étrangers que de les autoriser à pratiquer leur culte. Sa conduite choqua certainement les gens de tradition, les vrais Israélites, les prophètes. Le mécontentement qui en résulta ne laissa pas de favoriser le schisme. Il y avait une quantité de coutumes et d’observances étrangères que nulle défense expresse de la tradition ne repoussait, parce que l’antiquité israélite les avait ignorées, qui pouvaient solliciter les masses(i), qu’une politique vulgaire devait être tentée d’encourager ou de tolérer, et qui n’en froissaient pas moins le sentiment religieux des anciens iahvéistes. Il est certain que la prostitution sacrée s’exerça autour du temple. Croira-t-on qu’elle ait été pratiquée près de l’arche, dans les pérégrinations du désert, et même depuis, tant que l’arche ne fut pas installée dans une ville où pénétraient les coutumes de l’étranger avec son luxe et ses mœurs. La tradition ne prohibait pas plus cette coutume qu’elle ne prescrivait la cons- /[fol. 268] truction du temple. Mais pour un bon serviteur de Iahvé, qui avait à cœur la pureté du culte ancien et ce qu’on pourrait appeler la transcendante virginité de son Dieu, les deux nouveautés ne se présentaient pas sous le même aspect. La construction du temple était chose indifférente en soi, inévitable dans les circonstances où l’on vivait. La prostitution sacrée n’avait rien que de contraire à l’esprit du iahvéisme. On peut en dire autant des sacrifices humains. La tradition proprement iahvéiste n’en demandait pas, et supposé que plusieurs crussent honorer le Dieu d’Israël par de tels sacrifices, qui n’étaient pas expressément défendus, la même opposition de sentiments se manifestait entre la masse superstitieuse et les âmes plus hautes qui justifiaient leurs aspirations meilleures par le souvenir idéalisé du passé. La jalousie de Iahvé pouvait être aussi comprise avec plus ou moins de rigueur ; on pouvait croire qu’elle imposait des obligations particulières aux Israélites et ne

27. Op. cit., I, 386. 28. Cf. Os., II, 18.

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Alfred Loisy réclamait rien des étrangers vivant sur le territoire d’Israël ; si l’on regardait Iahvé comme un dieu national, en oubliant son caractère personnel, on pouvait penser qu’il était assez honoré si on lui réservait la meilleure part dans le culte officiel. {Rien n’est donc plus facile à comprendre que la détérioration du iahvéisme. Ce qui est moins explicable, quoique non moins réel, c’est que les abus aient soulevé une opposition de plus en plus vive et que cette opposition ait été assez forte pour en triompher.}(j) /[fol. 269] On a pareillement le droit d’affirmer que Salomon et ses imitateurs, qui sans doute n’eurent pas conscience de violer des lois de Iahvé, dans un temps où la formule définitive de ces lois n’existait pas encore, furent infidèles à la vraie tradition israélite, parce qu’ils ne se tinrent pas dans la ligne normale de son développement. Jéroboam, par la forme grossière qu’il donna au culte de Iahvé viola cette tradition d’une autre manière, et, comme les autres, sans presque s’en douter. La tradition n’en subsista pas moins, défendue par les prophètes, et quelques princes de Juda comprirent le devoir de s’y conformer. L’importance unique du sanctuaire de Jérusalem et les bonnes dispositions de rois tels qu’Asa, Josaphat, Ezéchias, Josias, excités par les remontrances des iahvéistes fidèles, devaient amener un jour, sous une forme ou sous une autre, une centralisation plus complète du culte. « L’idée que les sacrifices offerts dans le temple avaient plus de force que ceux qu’on offrait en plein air »29 avait à peine besoin d’être inculquée. Comment en eut-il été autrement, puisque Iahvé résidait dans le temple et que les autres lieux de culte les plus vénérés gardaient seulement le souvenir de ses apparitions, si tant est que les traditions de ces sanctuaires eussent été suffisamment épurées par une interprétation iahvéiste, ce qui /[fol. 270] n’était peut-être pas le cas du plus grand nombre. [Prédication monothéiste des prophètes non-écrivains dans le royaume du Nord.] Dans le royaume du Nord, après le schisme, la religion de Iahvé avait perdu son point d’appui. L’arche était restée à Jérusalem et rien ne pouvait la remplacer. Il est naturel qu’on ait voulu lui substituer quelque symbole sacré. Comme un simple coffre n’aurait pu rivaliser avec l’arche mosaïque, on voulut représenter Iahvé luimême. C’était aller contre l’esprit du iahvéisme et imiter l’étranger. L’opposition des prophètes à la monarchie éphraïmite éclata sans retard et dura, presque sans interruption, jusqu’à la destruction du royaume. Jéroboam et ses successeurs, même quand ils voulaient rester fidèles au culte traditionnel, se trouvaient dans l’impossibilité de maintenir ce culte sur la base fixée par la tradition. De là vient que, dans le royaume d’Israël, « les prophètes ne cessaient de prêcher un iahvéisme plus pur que celui dont se contentait la foule » 30. Grâce à la pénurie des documents, on a pu soutenir, sans choquer ouvertement l’évidence, que l’histoire du monothéisme israélite commence avec Élie et son école. Mais Élie et ses disciples n’étaient pas isolés en Israël. Ce n’étaient pas des penseurs qui venaient inopinément déclarer au peuple et au roi le dernier fruit de leurs méditations. Ils étaient mêlés à la vie nationale et soutenus par un courant d’opinion dont l’origine se confond avec celle du peuple et de la religion. Ces prophètes n’ayant pas laissé d’écrits, on ne saurait analyser leur théologie : il est certain du moins /[fol. 271] que le principe

29. Renan, op. cit., 212. 30. Renan, op. cit., II, 245.

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La religion d’Israël du iahvéisme exclusif, établi par Moïse, fut affirmé par eux avec d’autant plus de force qu’il était plus menacé de leur temps. Ont-ils professé nettement que Iahvé seul était Dieu et que les dieux des nations n’étaient rien ? Leur enseignement n’était pas spéculatif, et nous ignorons si leur foi en Dieu s’est exprimée dans la formule qui représente pour nous le monothéisme absolu. Leur carrière même est une profession de foi monothéiste. Si la question de Dieu se fût posée devant eux dans les termes où elle se posa plus tard devant Isaïe, ils y eussent répondu de la même manière. Iahvé remplissait toute leur pensée. S’ils n’ont pas dit que Baal n’était rien, il est incontestable que ce Dieu n’était rien pour eux. /[fol. 272] IV [Histoire de la religion d’Israël du schisme à l’exil] [Élargissement du monothéisme hébreu et centralisation du culte.] L’intervention de l’Assyrie dans les affaires des peuples palestiniens obligea les prophètes à regarder bien au-delà des frontières d’Israël, et à concevoir du monde, par conséquent de Dieu, une idée plus large et plus profonde. Ils ne se dirent pas, comme le suppose Renan31, que « le Iahvé national n’avait qu’une manière de se sauver, c’était de devenir le Dieu universel » ; mais leur horizon politique s’étendant indéfiniment, leur conception du monde et du gouvernement divin se dilata en proportion, Iahvé y conservant toujours la primauté absolue qu’il exerçait auparavant. D’où vient ce peuple conquérant ? Qui lui donne fortune ? Pourquoi prévaut-il contre Israël ? C’étaient là des questions poignantes d’actualité, qu’il fallait promptement résoudre et les prophètes ne pouvaient trancher que dans le sens du monothéisme moral sous peine de renier leur propre tradition d’un Dieu tout puissant et tout juste et de ravaler Iahvé au niveau de tous les Baals qu’il avait toujours traités avec tant de mépris. C’est Iahvé qui suscite le roi d’Assur, parce que tout ce qui se produit dans le monde arrive par sa volonté. C’est Iahvé qui lui donne / [fol.  273] succès et non les dieux de son pays, parce que Iahvé est le seul maître au ciel et sur la terre. Si Iahvé lui permet d’opprimer Israël, c’est que Iahvé est irrité contre son peuple, et trop justement irrité. On ne l’a pas servi comme il veut : on a adoré d’autres dieux, malgré sa défense et lui-même, on a cru l’honorer suffisamment par des sacrifices alors qu’il demande avant tout la pratique du bien, le respect du droit, la fidélité à sa loi. La transformation que put alors subir la théologie des prophètes est à peine comparable à celle que les découvertes astronomiques et autres ont commencé à introduire dans la théologie moderne. Dans un cas comme dans l’autre l’unité divine est présupposée au changement qui se produit. Si cette unité n’avait pas été solidement garantie par le sentiment religieux, sinon par des formules expresses, avant les invasions assyriennes, ce ne sont pas ces événements extérieurs qui l’auraient suggérée. Mais il est vrai qu’une si grande secousse, dont il fallait que Iahvé fût l’auteur, amenait les prophètes à réfléchir sur sa providence, à creuser, pour ainsi dire, son caractère moral et à se faire une idée moins simple, plus compréhensive, de ses rapports avec l’humanité.

31. Op. cit., II, 465.

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Alfred Loisy [Le « décalogue jéhoviste » ou code de l’Alliance.] Les prophètes du VIIIe siècle demandent qu’on se conforme à la loi de Iahvé, Amos, Osée, Isaïe n’ont certainement pas en vue une loi écrite. Une partie seulement, et /[fol. 274] la moins considérable par le volume, des prescriptions qui sont entrées dans le Pentateuque était rédigée de leur temps, et si ce premier recueil se trouve résumer ce que les prophètes considéraient comme le devoir religieux, moral et social de tout fidèle israélite, il ne constitue pas toute la loi de Iahvé, qui est aussi bien l’instruction donnée par les prophètes eux-mêmes au nom du Dieu d’Israël. C’est néanmoins chose très remarquable que la notion de la Loi a toujours été rattachée au nom de Iahvé, et les premiers préceptes au nom de Moïse. Là est la base inébranlable de la tradition mosaïque et le principe ferme de tout le développement religieux qui a sa dernière expression dans le Pentateuque. Le décalogue jéhoviste, plus rituel encore que moral, et la partie de l’Exode désignée par les critiques sous le nom de Livre de l’alliance32 constituent, pour le IXe et le VIII e siècles, les préceptes écrits de la loi divine. Le culte exclusif de Iahvé, sans images, y est proclamé. Les fêtes principales y sont indiquées. Les principes de la morale domestique et sociale y sont établis. Cependant l’unité du lieu de culte n’y est pas exigée, et le culte même n’y est pas réglé dans ses détails. La coutume traditionnelle était là et on n’en discutait pas les origines. Des abus pouvaient aisément naître de cette liberté. Dans la pratique, le culte de Iahvé courait le risque de se mêler avec celui des dieux locaux, de tous les Baals de /[fol. 275] Canaan. Serait-il absorbé par eux ou bien les supprimerait-il en s’assimilant ce qui ne lui était pas contraire ? En matière d’observances et de liturgie, les Israélites empruntèrent passablement aux Cananéens. De tels emprunts n’avaient rien d’inquiétant jusqu’à ce que les principes essentiels du iahvéisme fussent en cause. Les prophètes avaient été émus par l’institution des veaux d’or à Béthel et à Dan ; ils le furent encore davantage par l’inauguration officielle du culte du Baal syrien au temps d’Achab. Lors même que ces faits auraient donné lieu à la plus ancienne rédaction de la loi, il ne s’ensuivrait pas que l’esprit de cette rédaction n’ait pas été celui de la tradition israélite depuis Moïse. Mais on ne pouvait durer sans avancer, ni sauver le iahvéisme sans améliorer l’ancien état de choses résultant des circonstances de la conquête. Les relations de plus en plus fréquentes et directes avec l’étranger, Phénicien, Syrien ou Assyrien, le développement de la civilisation matérielle et de la vie citadine, la persistance des cultes cananéens, l’infiltration progressive des autres cultes orientaux demandaient pour la religion de Iahvé une protection plus efficace. On voit alors s’opérer un double travail qui se fait sur deux lignes parallèles dans une direction opposée. Le péril de l’idolâtrie va grandissant et ses chances de victoire définitive paraissent augmenter sous les princes de la maison d’Achab en Israël, sous Achaz et Manassé en Juda ; et d’autre part l’idéal religieux des prophètes va /[fol. 276] toujours se purifiant en même temps que la notion de Dieu s’élève et s’élargit ; ils demandent plus que n’avaient fait leurs prédécesseurs ; ils réprouvent des pratiques tolérées avant eux ; ils polémisent vigoureusement contre les hauts lieux, qui sont des lieux d’idolâtrie et de débauche ; ils semblent condamner tout le culte extérieur parce qu’il est en voie de se corrompre tout entier. Il ne leur vient pas en pensée de le supprimer, pour la raison très simple qu’une telle

32. Ex., X, XII, XXIV.

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La religion d’Israël idée leur aurait parus, autant et plus qu’à nous-mêmes, absurde et irréalisable. Quand ils sont en situation de formuler des règles pratiques, en sortant de leur rôle de prédicateurs, et de conseiller les rois pieux dans les mesures à prendre pour assurer à Iahvé les hommages qui lui agréent, ils se gardent bien de poursuivre la suppression totale des sacrifices ; ils s’appliquent seulement à réglementer le culte. Peut-être n’a-t-on pas remarqué assez que la prédication des prophètes ne contient la plupart du temps qu’un enseignement moral et non des règles de pratique religieuse. Lorsqu’ils ont eu l’occasion de régler l’attitude des princes en matière de religion, ils ont pris à tâche d’éliminer tout culte étranger et de fixer le culte même de Iahvé. Le mouvement prophétique devait aboutir à la Loi. [Les réformes d’Ézéchias et de Josias.] Un premier essai de réforme a été tenté sous Ezéchias. On ne saurait déterminer précisément en quoi il consista, les récits qui nous en ont été conservés n’étant pas contemporains. Il semble toutefois qu’Ezéchias ait voulu faire, /[fol. 277] avec moins de rigueur dans l’exécution, ce que fit plus tard Josias : détruire l’idolâtrie, centraliser le culte judéen à Jérusalem. Dans la guerre qui fut déclarée aux images divines on n’épargna pas le serpent d’airain, vieille relique du désert conservée dans le temple et dont le culte parut suspect aux prophètes. Ce serpent n’était pas une image de Iahvé, mais une sorte de génie gardien, comme les chérubins de l’arche, qui ne pouvait être l’objet d’un culte particulier sans que le monothéisme, désormais conscient, d’Isaïe et des prophètes ses contemporains en fût vivement choqué. La réforme d’Ezéchias, bien que fondée sur des principes très fermes et un sentiment religieux très élevé n’eut pas de consistance et ne laissa même pas beaucoup de traces, parce qu’elle ne créa pas, à ce qu’il semble, un état légal ; elle ne s’autorisa pas d’un texte officiel et elle ne s’y résuma pas non plus après coup ; ce fut l’œuvre personnelle d’Ezéchias et de ses conseillers spirituels ; elle tomba avec lui, et le courant polythéiste qui l’avait emporté déjà sous Achaz revint à la surface. {Cette réaction polythéiste dura longtemps, et comme elle succédait à un régime de compression relative, elle devint persécution. Les prophètes étaient maintenant trop exigeants et la masse de leurs contemporains trop au-dessous de leur idéal pour que la paix religieuse pût désormais subsister.}(k) Ce fut pendant cette période malheureuse que les serviteurs de Iahvé comprirent la nécessité d’un code complet qui réglerait /[fol. 278] la vie religieuse des personnes, des groupes locaux, de la nation tout entière. Ainsi naquit le Deutéronome. Le livre fut, comme on sait, trouvé dans le temple, présenté à Josias comme la loi de Iahvé promulguée par Moïse, accepté par le pieux roi comme une autorité absolue d’après laquelle fut accomplie une réforme plus étendue et plus minutieuse que tout ce qui avait été tenté jusqu’alors. Tout étant prévu, l’exécution fut prompte, et ce fut vraiment un nouveau régime qui fut inauguré à la place de l’ancien. La mise en scène de la découverte ne doit pas être jugée d’après nos idées modernes. Plusieurs critiques supposent que le Deutéronome fut composé sous Manassé, oublié dans le temple et trouvé par hasard ; mais cette hypothèse est peu vraisemblable. Le rouleau ne pouvait rester inaperçu dans le sanctuaire de Iahvé ; il fut écrit sans doute pour être déposé dans le temple, et la découverte ne fut pas un accident. Au point de vue littéraire, le Deutéronome était comme une édition des anciens textes, élaborée en regard des besoins actuels. L’auteur parlant au nom de Moïse, ne crut pas faire un faux ; c’était sans doute un prophète ; il écrivit ce que Moïse avait dit, ce que Moïse avait dû dire, ce que Moïse n’aurait pas manqué d’enseigner dans la circonstance 153

Alfred Loisy présente ; il conçut probablement son livre comme un oracle de Iahvé ; lui-même ne pouvait le concevoir autrement, s’il le croyait vrai et bon ; ceux à qui il le destinait ne pouvaient non plus le concevoir vrai et bon qu’en cette manière. Présenter direc- /[fol. 279] tement le livre comme un écrit de Moïse était impossible. Il parut tout simple et parfaitement légitime de le rapporter à Iahvé, son principal auteur. Le livre fut donc trouvé dans le temple même, c’est-à-dire dans le sanctuaire et non dans ses dépendances ; il apparaissait comme un oracle délivré par Iahvé luimême, sans que l’intervention de l’auteur humain se manifestât. Peut-être l’auteur s’entendit-il avec Helcias. {Ce qui nous semble et serait pour nous une supercherie a pu se faire sans que les personnages dont il s’agit aient pensé que leur action impliquait un mensonge à l’égard du peuple et du roi. De leur point de vue, ce mensonge n’existait pas. Ils ont fait réellement ce qui était nécessaire alors pour assurer l’avenir de la religion mosaïque.}(l) Iahvé dit alors sous le nom de Moïse ce qui avait besoin d’être dit. La forme n’est rien ici. Le coup fut providentiel. Ceux qui avaient la main, bien loin d’être de malhonnêtes gens, étaient certainement les hommes les plus religieux, les consciences les plus sévères, les âmes les meilleures de leur temps. [Contenu et esprit du Deutéronome.] Le Deutéronome était comme un manuel de gouvernement théocratique. La Loi de Iahvé dominait tout et réglait tout : religion, politique, morale, rapports sociaux et internationaux. Le monothéisme absolu y était exprimé. La centralisation du culte public était établie en principe  : pas de sacrifices ailleurs qu’à Jérusalem. Auparavant tout animal domestique tué pour les besoins ou les réjouissances de fa- /[fol. 280] mille l’était par manière de sacrifice. L’opération fut à moitié laïcisée. La tuerie pour sacrifices ne devant plus avoir lieu qu’à Jérusalem, il fut admis qu’on pourrait tuer des animaux pour l’usage ordinaire, sans qu’il y eût sacrifice proprement dit ; on eut soin pourtant de spécifier que la victime serait toujours saignée et le sang répandu avec certaines précautions, en sorte que, même dans la boucherie commune une idée resta du sacrifice primitif et de la part qui revient à Iahvé. Le sacerdoce recevait une organisation : tous les lévites qui desservaient les sanctuaires de Iahvé hors de Jérusalem furent affiliés au clergé de la capitale. Les difficultés pratiques de la réforme auraient sans doute amené des complications, si l’œuvre de Josias avait pu se maintenir intégralement après la mort de ce prince. Au point de vue moral, la législation deutéronomique atteste le progrès accomplis par l’influence des prophètes dans la conception idéale de la société. Religieusement intolérant, le Deutéronome respire l’humanité, l’amour du pauvre, la soif de la justice. Ce n’est pas vraiment un code politique, bien qu’il touche à tous les rapports de la vie nationale ; c’est une instruction pour toutes les consciences religieuses, à commencer par celle du prince. Iahvé cependant reste Dieu national en même temps que Dieu universel et il y a une sorte de contradiction entre l’idée qu’on se fait de lui et le rôle qu’on lui prête. Dans cette contradiction même est /[fol. 281] l’avenir de la religion. Il faudra bien qu’un jour le Dieu universel chasse le dieu national, puisque celui-ci réussit de moins en moins à recouvrir celui-là. La réforme de Josias n’eut pas de succès immédiat, car elle ne changea pas l’esprit de la nation et elle n’eut pas de durée. Josias avait pu faire disparaître les monuments publics des cultes étrangers, les autels et les images, faire cesser dans une certaine mesure les sacrifices locaux, célébrer en l’honneur de Iahvé des fêtes, comme on n’en avait jamais vu avant lui, où les enfants de Juda réunis 154

La religion d’Israël s’occupaient tous et uniquement de leur Dieu, sans que l’idolâtrie ou l’immoralité vinssent souiller les hommages qu’ils lui rendaient. Mais s’il avait établi un certain ordre extérieur, il n’avait pas changé les cœurs. Le grand nombre, qui était idolâtre sous Manassé et sous Amon, n’était pas devenu subitement iahvéiste fidèle et monothéiste fervent par le seul fait que l’on avait trouvé un livre dans le temple et que Josias avait voulu conformément à ce livre et à la prédication des prophètes, faire honorer Iahvé seul, et de telle façon, à l’exclusion de tout autre dieu. L’esprit idolâtre fut seulement comprimé pendant quelques années ; il continuait à se satisfaire dans les superstitions privées ; et le culte intérieur de Iahvé, l’amour de la justice que le Deutéronome voulait inculquer n’était compris que d’une /[fol. 282] faible minorité. La catastrophe de Maggeda sembla ruiner l’entreprise de Josias. L’établissement religieux qu’il avait voulu fonder n’aurait pu s’affirmer qu’à la longue, par des efforts soutenus, avec un concours de circonstances favorables. On ne revint pas néanmoins aux débordements idolâtriques du temps de Manassé ; le culte du temple resta pur ; mais chacun reprit sa liberté ; les cultes étrangers, les superstitions privées se donnèrent de nouveau carrière. Le Deutéronome et Josias n’avaient travaillé que pour l’avenir plus éloigné ; le livre, en effet, restait, avec le souvenir de l’expérience faite. Désormais les fidèles de Iahvé savaient où trouver la loi de Iahvé, et l’on savait aussi que cette loi avait été pratiquée ; on avait même pu remarquer ce qui lui manquait encore pour régler parfaitement la vie d’Israël comme peuple de Dieu. [La décadence du royaume de Juda et la loi de Sainteté.] Jamais l’occasion ne devait se représenter d’appliquer en toute rigueur la loi du Deutéronome. Après la mort de Josias commence l’agonie du royaume de Juda. Jérusalem succombe en 586 ; le temple est détruit, l’arche disparaît. Même la nation s’évanouit pour un temps, et, en un sens, pour toujours, car dorénavant le judaïsme sera moins une nationalité qu’une religion. Les meilleurs éléments de la population sont transplantés en Babylonie. Beaucoup d’âmes s’étaient sans doute retrempées dans l’épreuve ; on se serra autour de Iahvé et de ses représentants, prêtres et prophètes ; c’était tout ce qui restait du passé, tout ce qui avait encore un avenir. Les individus moralement faibles et de /[fol. 283] religion grossière se fondirent dans les masses païennes. Comme les déportés de Samarie s’étaient assimilés aux populations parmi lesquelles les rois d’Assur les avaient dispersés, les judéens dont la foi religieuse n’était pas assez ferme et pure cessèrent bientôt d’être iahvéistes. Restait le groupe fidèle, qui se trouva être encore le groupe national, en qui subsistait l’esprit des prophètes et de la Loi. Il vivait de souvenirs et d’espérances. Le livre d’Ézéchiel, la seconde partie d’Isaïe nous apprennent quelles étaient alors les préoccupations des Israélites pieux. On attendait la restauration et on la préparait. C’est alors, quand il n’y avait plus de temple ni de culte organisé, que l’on fit un système de l’ancien rituel, non comme un témoignage du passé, mais comme une règle pour l’avenir. Les documents qui sont entrés dans le Code sacerdotal ont retenu et autorisé des pratiques fort anciennes ; ils ont pu aussi englober certains règlements écrits avant la captivité ; le travail de codification et d’arrangement se rapporte à cette époque. Ézéchiel se lance résolument dans l’avenir et trace la constitution liturgique du nouvel Israël qu’il voit déjà installé en Palestine. Les compilateurs du Code sacerdotal suivent l’exemple des auteurs deutéronomistes : ils font parler Moïse. Toute l’organisation de la future communauté est rattachée à l’initiateur du iahvéisme par ce procédé littéraire qui, sous une fiction nominale 155

Alfred Loisy contient une profonde vérité historique. On détermine les conditions  /[fol.  284] dans lesquelles Israël sera vraiment le peuple de Iahvé, un peuple sacerdotal, digne du Dieu qui, par un choix unique, l’a discerné entre tous les peuples pour en faire son héritage particulier et privilégié. Il semble que la ruine du temple, la suppression momentanée des sacrifices aient achevé de purifier, de spiritualiser entièrement l’idée de Iahvé. Iahvé n’est plus avant tout le Dieu d’Israël ; c’est Dieu tout court. Chose digne de remarque, on ne le figure plus conversant familièrement avec les hommes ; l’orage est encore l’instrument de ses théophanies, mais parce qu’il le prend ainsi, et non pas en vertu d’une affinité naturelle. Il est certain que Dieu s’abstrait, se retire du monde et du commerce extérieur de l’homme pour ne communiquer guère qu’avec son esprit ; plus peut-être avec son esprit qu’avec son cœur. C’est à cette tendance qu’on doit le beau récit de la création qui ouvre maintenant la Bible ; la philosophie de l’histoire sainte et l’idée des pactes successifs avec Adam, Noé, Abraham, Moïse ; la spiritualisation absolue de l’idée de Dieu, jointe à une matérialisation du culte qui en est comme la contrepartie, mais non la contradiction. Le code lévitique ne matérialise le culte que par rapport à nous. Eu égard à ce qui existait antérieurement il le spiritualise. À cette époque et dans ce milieu, il ne pouvait encore entrer dans l’esprit d’aucun législateur religieux que le régime des sacrifices dût être aboli. Ce qui fait que le code lévitique semble recommander une religion plus extérieure et plus /[fol. 285] rituelle que le Deutéronome, est qu’il a voulu introduire dans sa réglementation quantité de coutumes et d’observances dont le législateur deutéronomiste n’avait pas cru nécessaire de parler, mais qui n’en existaient pas moins et avec lesquelles on devait toujours compter. Les prescriptions concernant les choses pures et impures et tout le rituel des sacrifices sont destinés à faire une place dans la religion à toutes les vieilles coutumes consacrées par l’usage traditionnel comme éléments de culte. Une seule idée domine tout le classement : Dieu est saint : ses fidèles aussi doivent être saints, de corps et d’âme. D’après cette idée on travaille et on règle la matière traditionnelle. Ainsi commence une casuistique dont le développement exagéré pourra être un jour nuisible à la véritable morale religieuse. Pour le moment, c’était une façon d’inventorier l’héritage du passé, en neutralisant la signification primitive des rites. À son heure le Code sacerdotal ne marque pas un recul ; il consacre un progrès. Il a donné au monothéisme, défini comme idée, le rempart extérieur dont il avait besoin pour s’enraciner fortement dans la conscience du peuple qui en était dépositaire. Une idée pure ne fait pas une religion vivante. La religion vit dans la piété ; la piété se soutient par le culte et les pratiques religieuses. Il a fallu, pour que la foi monothéiste devînt indestructible en Israël, que le peuple élu formât une espèce d’ordre religieux, qu’il fût longtemps soumis à une règle sévère et compliquée. « Les religions puisent souvent une force de conservation dans les gênes qu’elles imposent. »33 /[fol. 286] Moins enfermée dans la Loi, la communauté juive aurait été plus accessible aux influences étrangères, et elle aurait été facilement détournée de sa vocation providentielle.

33. Renan, op. cit, IV, 57.

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La religion d’Israël /[fol. 287] V [Le judaïsme « postexilien »] [Les psaumes, témoins de la piété d’Israël.] On croit trop volontiers que le judaïsme postexilien est tout entier dans la Loi. Il est vrai que la Loi donne de plus en plus sa forme à la vie privée des Israélites, à leurs rapports sociaux, à leur vie nationale, dans la mesure où il y en a encore une. Jusqu’au soulèvement des Macchabées, le judaïsme est comme un petit État ecclésiastique sous la suzeraineté des Perses, puis des conquérants macédoniens. L’entrée de Pompée à Jérusalem (64 avant Jésus-Christ) marque la fin d’une courte période d’indépendance que le règne d’Hérode n’a pas réellement continuée. Mais la monarchie asmonéenne n’avait pas d’autre raison d’être que d’assurer le règne de la Loi, puisqu’elle était née d’une révolte contre l’hellénisme d’abord envahissant, puis persécuteur. À partir de Néhémie et d’Esdras, le règne de la Loi est assuré. En même temps que s’achève le travail de codification du Pentateuque, s’achève aussi le cercle des observances qui règlent tout le détail de la vie juive et la cloîtrent à l’égard du monde païen. C’est l’écorce du judaïsme. Sa sève intime est alimentée par deux sentiments qu’on voit généralement associés l’un à l’autre et qui modèrent l’influence desséchante et accablante de la Loi : la piété individuelle et l’espérance messianique. Pour témoins de la piété, nous  /[fol.  288] avons les psaumes, composés pour la plupart après l’exil, et qui, bien que destinés souvent à l’usage liturgique, ne laissent pas d’exprimer la religion du cœur, la religion des individus. L’accent tout personnel, parfois aussi très national, de cette prière ne doit pas nous surprendre. La prière du cœur est toujours personnelle et particulière. Que la raison s’abîme dans la contemplation du Dieu absolu, le cœur ne connaît que son Dieu, même quand ce Dieu est celui de l’univers, et un groupe religieux, le plus monothéiste du monde, s’adressera toujours au Dieu de l’univers comme à son protecteur spécial. La piété, qui est la religion individuelle, a, comme la religion son principe dans la crainte respectueuse et confiante de l’Infini ; mais elle se consomme dans son effort pour atteindre et s’approprier le Dieu qui s’est révélé à elle, et elle n’est point satisfaite avant d’avoir conscience de posséder pour elle-même le souverain bien. Tel est le sentiment qui se fait jour dans les Psaumes, où l’on retrouve le Dieu vivant. Cependant la piété parfaite, en possédant pour elle-même Dieu tout entier, n’exclut personne de cet avantage. La piété juive était plus large d’espérances que de générosité ; sauf de très rares exceptions, elle est restée plus ou moins pénétrée de l’idée que la possession de Dieu était pour elle un privilège héréditaire et national. [Évolution de l’espérance messianique et du sentiment religieux.] Ses espérances étaient illimitées. Un des caractères les plus merveilleux de cette religion, où il n’y a rien /[fol. 289] que d’extraordinaire, est qu’elle aspire à une perfection de justice et de bonheur, de bonheur par la justice, qu’elle ne voit pas réalisée dans le présent et qu’elle garantit pour l’avenir avec une assurance qui n’est déconcertée par aucun revers. C’est ce qu’on appelle l’espérance messianique. L’attente de glorieuses destinées pour Israël est en rapport direct avec la haute idée qu’on se faisait de Iahvé. Il était impossible de concevoir un dieu très puissant dont le peuple n’aurait pas été grandement favorisé. Si l’espérance d’Israël n’avait consisté qu’en cette persuasion, elle n’aurait pas sensiblement différé 157

Alfred Loisy de la confiance que les Assyriens mettaient dans le dieu Assur, Nabuchodonosor en son dieu Marduk, les Romains dans les dieux du Capitole et le génie de Rome éternelle. Mais Iahvé n’était pas seulement un très grand Dieu, c’était le Dieu très saint, en sorte que, dès que l’on voit poindre avec certitude l’espérance de glorieuses destinées pour Israël, on voit aussi, jointe à cette espérance, une condition morale, celle de la justice pratiquée, ou plutôt, car c’est ainsi que l’espérance messianique se définit d’abord chez les prophètes, l’annonce du triomphe est subordonnée à celle d’un châtiment. Il y aura un grand jugement de Iahvé sur son peuple infidèle, et quand celui-ci aura été dûment écrasé, le petit nombre des justes, qui aura survécu à la tourmente, jouira en paix de son Dieu, goûtera sur la terre un bonheur sans mélange, le trouble  /[fol.  290] ayant disparu avec l’iniquité. Cette conception de l’avenir d’Israël suppose développé le caractère moral du iahvéisme. Elle se manifeste chez les prophètes du VIIIe siècle. {Bien qu’elle ait ses racines dans le passé le plus lointain du peuple élu et qu’elle remonte en un sens au pacte du Sinaï, qu’elle soit même, jusqu’à un certain point, innée à la conscience religieuse et remonte ainsi jusqu’aux origines de l’humanité,} (m) il est probable que dans les temps anciens on comptait beaucoup plus sur la protection de Iahvé dans les combats, nonobstant les défaites, et sur ses faveurs temporelles, nonobstant les fléaux de la nature, qu’on ne s’arrêtait aux conditions morales de son intervention. L’espérance ne pouvait être plus pure que la religion. Longtemps sans doute on fut persuadé que de bons sacrifices étaient la garantie la plus efficace de l’appui divin, quoiqu’un élément moral n’ait pas dû manquer à l’espérance plus qu’il ne manquait à l’idée même de Iahvé. L’idée messianique a donc eu ses progrès comme l’idée de Dieu, et conformément aux progrès de celle-ci. En présence des abus que leur conscience réprouve, et d’une monarchie qui souvent encourage ces abus, mais qui pourtant se réclame de Iahvé et qui a reçu ses promesses en David l’ancêtre illustre, vrai fondateur de la royauté en Israël, les prophètes contemporains de la prise de Samarie, par les Assyriens et de la fin du royaume éphraïmite annoncent d’abord une crise terrible, un jugement de Dieu pour la punition des crimes et /[fol. 291] l’extermination des méchants, puis un règne de justice et de paix auquel présidera un prince rempli de sagesse. Du reste la pensée des prophètes ne se définit pas et ne pouvait pas se définir nettement. Ce royaume à la fois céleste et terrestre sera-t-il éternel ? Le roimessie et ses sujets jouiront-ils de l’immortalité en ce monde, ou bien verra-t-on se succéder des générations de justes ? Il semble plutôt que les conditions naturelles de l’existence humaine ne dussent pas être troublées et qu’une vie heureuse sur la terre fût la récompense suffisante d’une conduite irréprochable. Les étrangers seraient tenus en respect, détruits par le Dieu d’Israël, éloignés par la crainte ou ravis d’admiration devant sa puissance. De conversion proprement dite il n’est pas question. La félicité sera surtout pour Israël, c’est-à-dire pour les justes d’Israël. Quand le royaume de Juda eut péri à son tour et que la restauration de la monarchie davidique apparut comme impossible, l’idéal messianique s’atténua dans sa forme en s’élargissant dans son idée fondamentale. Ézéchiel n’assigne qu’une place secondaire au prince d’Israël dans la nouvelle Jérusalem. Il se complaît dans l’idée d’une société religieuse vivant autour du temple, consacrée au culte, heureuse à l’écart du monde, royaume de félicité liturgique dont Néhémie, Esdras et, pour tout dire en un mot, la Loi essaieront de procurer la réalisation. Les nations, dans la perspective d’Ézéchiel, ne pourront /[fol. 292] s’y opposer. L’invasion de Gog, roi de Magog, figure une entreprise ultérieure du paganisme oriental contre le 158

La religion d’Israël royaume des saints : ce trait reproduit et plus tard développé dans l’Apocalypse de saint Jean, est comme un intermède tragique dans le bonheur des élus, qui ensuite ne sera plus jamais troublé. Dans la seconde partie du livre d’Isaïe, tout au moins dans les premiers chapitres de cette seconde partie, où il y a très probablement des œuvres de plusieurs mains, le triomphe de Iahvé s’associe au retour de l’exil, et la restauration d’Israël, peuple de saints, guidé par Dieu lui-même à travers le désert de Syrie, est la principale espérance. Les nations admirent et prennent part à la joie d’Israël, mais plutôt encore comme clientes et tributaires du peuple élu qu’admises à une participation directe du bonheur messianique. Cependant l’idée qu’Israël est le missionnaire de Dieu et que les nations doivent se convertir à Iahvé se manifeste avec une précision jusqu’alors inconnue. Cette idée se rencontre surtout dans les morceaux où il est question du Serviteur de Iahvé34, non plus d’Israël en général. La plupart des critiques soutiennent encore que ces passages décrivent en termes figurés le rôle qui appartient au véritable Israël, au groupe des justes personnifié en un juste idéal. Une telle interprétation ne s’impose que si l’on maintient l’unité de composition des /[fol. 293] chapitres où sont dispersés les morceaux dont il s’agit. Mais ces fragments qui se distinguent du contexte par le fond et la forme, doivent être considérés en eux-mêmes et expliqués plutôt comme une œuvre primitivement distincte. Dans ce cas il semble que l’auteur ait eu en vue un individu, un juste idéal qui est un être personnel et non la personnification d’un groupe, d’un juste, qui, en souffrant, en mourant, apporte la lumière et la paix au monde. Là est le terme logique où devait aboutir l’idée du règne de Dieu introduit par le grand jugement. Il était devenu par trop évident que les justes n’étaient pas plus épargnés que les autres dans les calamités de la nation. Pour les méchants ces calamités étaient un châtiment. Tombant sur les justes, c’était comme la rançon du péché qui régnait dans le monde, et la condition préliminaire du bonheur qui devait arriver après l’expiation. Si l’on connaissait les circonstances historiques dans lesquelles fut rédigée cette description du Serviteur de Iahvé, on comprendrait sans doute comment l’auteur a été amené à faire porter sur un seul juste l’expiation et la rédemption. Toujours est-il que cette description est l’endroit de l’Ancien Testament où l’on touche de plus près l’Évangile, et où le caractère transcendant, suprarationnel et surnaturel de l’intuition prophétique éclate avec le plus d’évidence. Ce n’est pas sous cette forme hautement morale que l’espérance messianique pouvait alors être communément /[fol. 294] exprimée et acceptée. Le programme du serviteur de Iahvé est déjà presque celui de Jésus. Il semble que son idée du royaume de Dieu soit purement spirituelle et morale, et que toute préoccupation nationale ou matérielle soit écartée. La tradition messianique se perpétua en suivant une ligne plus accessible à la masse des croyants. On sait que la restauration se fit, après l’exil, dans des conditions assez pénibles, et que la réalité ne répondit pas au brillant tableau du second Isaïe. La foi surmonta ces tristesses. Stimulé par ces réformateurs, Israël s’engagea résolument dans la pratique de la Loi, avec la persuasion que les promesses de Iahvé ne manqueraient pas d’avoir leur effet quand le peuple serait vraiment à la hauteur de sa vocation surnaturelle. Principalement dans les moments critiques, on interrogeait les anciens livres afin d’y puiser une consolation pour le présent et une espérance pour l’avenir. On ne

34. Is., XLII, I-4 ; XLIX, I-6 ; L, 4-9 ; LII, I3 ; LIII, 12.

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Alfred Loisy croyait pas qu’une seule parole dût tomber de ces oracles divins, et comme ils ne s’étaient encore accomplis on attendait leur réalisation avec une sorte d’impatience. La façon dont le livre de Daniel interprète les soixante-dix ans de Jérémie montre bien par quels artifices d’exégèse symbolique on appliquait à soi-même et à l’avenir prochain ce que les anciens prophètes avaient dit pour eux et pour leurs contemporains. Daniel atteste le grand essor que prit l’espérance messianique au temps d’Antiochus Épiphane, et qui ne se ralentit pas /[fol. 295] avant l’extermination et la dispersion finale des Juifs palestiniens. Plus on se voyait menacé, plus on jugeait imminente l’intervention miraculeuse de Iahvé. L’idée d’un triomphe extérieur, terrestre, éclatant, l’emporte décidément. Le rôle personnel du Messie n’est pas sensible dans Daniel ; il l’est davantage dans les parties anciennes du livre d’Hénoch, et l’on conçoit qu’il ait repris de l’importance lorsque la royauté macabéenne se fut affermie. Un des psaumes messianiques les plus connus, le psaume CX, paraît bien avoir été composé en l’honneur de Simon Macabée. La pensée qui domine le livre de Daniel est celle du royaume de Dieu, c’est-à-dire du royaume des justes, succédant aux empires de la terre, païens et idolâtres. Il est aisé de voir là comment l’expérience de l’histoire avait élargi l’horizon des prophètes. Au lieu de se mettre simplement en face de la situation présente et d’annoncer seulement la crise prochaine avec la restauration glorieuse du peuple élu, Daniel contemple plusieurs siècles et trace un cadre que Bossuet ne craindra pas d’adapter à l’histoire universelle. Il voit quatre empires qui se sont succédé en s’absorbant l’un l’autre, et dont le dernier, plus que tous les précédents s’est montré insolent envers Iahvé, cruel à l’égard de son peuple. Dans leur enchaînement ces quatre empires n’en forment qu’un, l’empire idolâtrique, la puissance de l’erreur et du mal, ce que Iahvé a laissé faire aux puissances ténébreuses et aux hommes d’erreur /[fol. 296] contre son peuple, pour le châtier et le purifier. Mais l’empire du monde va succomber pour céder la place à l’empire de Dieu. {Les animaux symboliques font suite aux monstres du chaos, que la tradition cosmogonique avait relégués aux frontières de la création et qui rentraient ainsi dans l’histoire pour y recevoir le coup de grâce par la main du Dieu tout puissant35. Il va sans dire que ce n’est pas le fond spirituel et moral des symboles qui frappait l’imagination populaire ; c’était plutôt leur forme vivante et sensible, et l’on doit discerner dans l’espérance messianique l’élément extérieur et matériel, qui pouvait induire aisément à un fanatisme aveugle, qui y induisit réellement la masse des Juifs aux approches de l’an 70 et dans la crise qui éclata encore au temps d’Adrien, et l’élément intérieur, l’élément de foi religieuse et d’espérance morale, l’aspiration au bonheur éternel par la pratique de la vérité et de la justice. Les deux éléments se pénétraient en quelque sorte l’un l’autre et ce n’est pas un travail de raison qui aurait pu en faire le triage. Pour opérer cette séparation et accomplir le véritable programme messianique, il fallut que Jésus, en serviteur de Dieu, y mît sa propre vie. Le christianisme est né à la faveur de leur mélange, et sans le messianisme vulgaire on ne voit pas comment /[fol. 297] l’Évangile aurait pu se produire. Germe de vie et de mort, l’espérance messianique a tué le peuple qui en poursuivait l’accomplissement littéral, comme elle a tué le Sauveur qui en réalisait l’accomplissement spirituel. La Loi aussi finit par détruire la religion universelle

35. Cf. Journal Asiatique, juillet-août 1898, p. 44-53.

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La religion d’Israël qui était renfermée dans le judaïsme, après en avoir préparé la réalisation par le christianisme.}(n) [La domination romaine et les partis religieux en Israël.] La domination romaine et le scandale de la royauté hérodienne n’étaient pas faits pour continuer les aspirations religieuses et morales des juifs. Le messianisme, aux approches de l’ère chrétienne, avait en Israël à peu près autant d’adhérents qu’il s’y trouvait de croyants sincères. Mais tous les croyants n’avaient pas le même idéal ; et il n’y avait pas que des croyants sincères parmi les Juifs palestiniens. On sait que, dans le temps même où parut Jésus, des tendances diverses régnaient au sein du judaïsme et se faisaient équilibre de façon à maintenir le peuple dans une soumission relative à l’égard du pouvoir étranger qu’il subissait. Le parti qu’on pourrait appeler messianique, celui qui avait reconquis par les armes l’indépendance nationale au temps des Macabées subsistait principalement chez les Juifs qu’on désignait sous le nom de pharisiens, c’est-à-dire les pieux et les zélés, « les séparés » du monde profane, qui tenaient à l’observation rigoureuse de la loi et qui y voyaient un gage de salut pour Israël. {Pleins de haine et de mépris pour le paganisme,} ils supportaient impatiem- /[fol.  298] ment le joug de l’étranger, en attendant que le Seigneur délivrât son peuple. Ce n’est pas que plusieurs d’entre eux, surtout parmi les docteurs de la Loi, qui formaient la portion éclairée du parti pharisien, ne fussent des hommes très modérés, qui trouvaient assez de joie intime dans l’étude et la pratique des préceptes sacrés pour ne pas vouloir précipiter l’heure de Dieu ni encourager des mouvements de révolte que la plus vulgaire prudence aurait déconseillés. La masse était entraînée sans réflexion par l’ardeur de sa foi et le désir immodéré d’un triomphe national. Depuis Daniel l’idée de la résurrection des justes était entrée dans les croyances populaires, et l’on se flattait que Dieu écraserait enfin l’oppresseur étranger, qu’il enverrait son Messie, rétablirait le trône de David, et que les justes ressuscités viendraient prendre leur place parmi les élus du royaume. De là au fanatisme aveugle qui va droit à l’abîme en croyant marcher à la gloire il n’y avait qu’un pas, et, après Jésus, ce pas fut franchi. Cependant les pharisiens, modérés ou zélotes n’étaient pas officiellement les chefs religieux du peuple. L’aristocratie sacerdotale, les descendants réels ou supposés de Sadoc, les Sadducéens ne partageaient qu’à demi ou ne partageaient pas du tout ces espérances aussi grandioses que périlleuses. Dès l’époque d’Antiochus Épiphane plusieurs membres du haut sacerdoce s’étaient montrés favorables aux coutumes de l’étranger, et /[fol. 299] il est certain que, dans les temps qui suivirent, les prêtres de Jérusalem, riches et bien pourvus, parurent toujours plus soucieux de garantir la sécurité du présent que de travailler à l’avènement du royaume céleste. Le présent leur était trop avantageux pour qu’ils ne redoutassent pas un avenir introduit par la révolution. Sous les différents pouvoirs qui s’étaient succédé, la situation des prêtres avait toujours été meilleure que celle du peuple, et l’état de choses dont ils profitaient sans avoir beaucoup à s’en plaindre leur était bon à conserver. Si l’indépendance nationale avait pu être gagnée sans que l’on courût de trop gros risques, ils auraient préféré l’indépendance à la sujétion. Quand le fanatisme populaire déborda, ils suivirent malgré eux le mouvement, en s’efforçant toujours de le contenir. Provisoirement ils en surveillaient les manifestations et en combattaient les tendances. Comme la Loi était la règle de la vie nationale et aussi le principe de leur fortune, ils faisaient profession de s’en tenir à la Loi et de ne pas chercher au-delà ni la vérité ni l’espérance. Ils en venaient ainsi à 161

Alfred Loisy combattre l’idée de la résurrection, point capital dans le messianisme du temps, et avec l’idée de la résurrection l’idée même du règne de Dieu. Politiques humains revêtus d’un caractère sacré, les sadducéens avaient cessé en réalité d’être une puissance religieuse. C’était un corps influent par sa position sociale et ses richesses, qui s’efforçait, par des vues très humaines et on /[fol. 300] pourrait dire profanes, de refroidir le sentiment religieux et national condensé dans l’espérance messianique, et ce devait être un adversaire implacable pour la vérité de cette espérance quand elle s’offrirait à lui, claire et désarmée, sous les traits de Jésus. {Tels étaient les deux grands partis en face desquels s’est trouvé le Sauveur. Ce n’étaient pas deux sectes séparées dans le judaïsme, mais comme deux tendances qui le divisaient sans produire de scission, deux groupements qui n’arrivaient pas à se constituer indépendamment l’un de l’autre, qui mutuellement hostiles, et pour des motifs où la religion était intéressée, persévéraient dans une religion commune et qui même étaient capables de se concerter pour une action commune dans l’ordre religieux. Dans cet amalgame les pharisiens représentent le judaïsme vivant, avec ses bons éléments et aussi son esprit étroit, le legs du nationalisme, du ritualisme, de tout le passé voulant s’imposer à l’avenir. Les sadducéens représentent le pouvoir politique de la hiérarchie. Les esséniens étaient constitués en secte, sorte de judaïsme ascétique, établi en dehors de la Loi par des influences encore indéterminées, et avec lequel on ne voit pas que le christianisme à ses origines ait eu le moindre rapport. Ainsi l’œuvre de Moïse et des prophètes atteignait son point de maturité, si même elle ne l’avait dépassé ; tout progrès devenait impossible, entre deux écueils qu’il suffit de nommer : l’extravagance et /[fol. 301] la mondanité. Pour grandir encore elle avait besoin de rompre son enveloppe traditionnelle, comme le germe qui rompt le grain ou le noyau qui le contient. [Le judaïsme a connu son immense destin historique par le christianisme.] Si l’on suppose en effet, par impossible, que Jésus ne soit pas venu et que l’Évangile n’ait pas été prêché, que le christianisme n’ait pas existé et que le judaïsme moderne soit tout le fruit de la religion mosaïque, on aura l’impression d’un immense travail qui se poursuit avec une intensité merveilleuse jusqu’à un moment ou il s’arrête subitement, s’annihile et se résout à une religion singulière qui n’est plus celle d’une nation et qui ne peut pas être celle du monde. C’est par le christianisme que le judaïsme a vécu et qu’il a tenu toutes ses promesses. La religion israélite, depuis ses origines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, a malgré des alternatives d’obscurcissement passager, un développement constant et un progrès régulier. Quelque chose d’extraordinaire s’est opéré dans l’âme de ce peuple qui n’a rien été dans l’ordre politique et la succession des empires, rien même dans le mouvement de la civilisation, et qui, à un moment donné, par le christianisme, rejeton légitime de la prophétie israélite s’est trouvé tout dans l’histoire du monde. Partout ailleurs la religion a existé, partout aussi elle a exercé une influence à beaucoup d’égards bienfaisante et favorisé certains progrès moraux, mais partout, on peut le dire, elle a manqué à sa mission totale, en devenant /[fol. 302] un obstacle à l’accomplissement de sa propre fin ; car partout la religion est devenue à la longue l’ennemie de tout progrès, même du progrès moral qui est sa raison d’être et qu’elle est destinée à promouvoir. Elle n’a pas empêché partout le progrès intellectuel, mais c’est qu’elle n’a pas été assez forte pour l’arrêter et qu’elle a été vaincue par lui. Le paganisme n’a pas été un obstacle sérieux au développement de la science grecque et de la philosophie rationnelle, mais encore n’est-ce pas 162

La religion d’Israël la volonté qui lui a manqué pour les combattre, et l’on sait ce que la science et la philosophie, dans leurs représentants les plus éclairés pensaient du paganisme. La réussite de la religion dans le judaïsme et par le christianisme est un phénomène unique. C’est là seulement qu’on la voit toujours vivante, toujours en mouvement sans qu’elle soit devenue pour ses adhérents un joug insupportable ou un principe de décadence. D’où vient cette réussite d’une religion parmi la banqueroute universelle des autres ? On voit bien les circonstances extérieures qui se sont prêtées à son succès, mais il n’est pas moins évident que ces circonstances n’ont pas fait à elles seules ni par elles-mêmes le succès de la religion. D’autres circonstances sembleraient avoir dû enrayer son progrès, et il serait assez téméraire de soutenir qu’elles ne l’ont jamais retardé. Les causes qui partout ailleurs ont empêché la religion de s’élever au-dessus d’un certain point déterminé par la tradition et la routine, et qui, en lui prescrivant l’immobilité l’ont vouée à la décadence, exis- /[fol. 303] taient en Israël et subsistent encore chez les peuples chrétiens. La religion mosaïque d’où procède la religion chrétienne, s’est dégagée d’un fond primitif qui ne diffère pas essentiellement de celui qu’on retrouve dans toutes les religions connues et l’esprit de tradition qui se rencontre dans toutes les religions, n’est pas moins fort dans la religion juive et chrétienne que dans les autres. Il y a eu dans celle-là une vie supérieure et surhumaine qui, malgré toutes les imperfections de la connaissance, toutes les illusions apparentes de l’espérance, toutes les résistances de l’esprit national, de la routine liturgique et de l’inflexibilité théologique a voulu s’épanouir et n’a cessé de s’accroître jusqu’à nous. Réalité formidable sous un extérieur fragile. C’est bien la petite pierre qui, venant frapper à la base la statue colossale des empires terrestres, l’a réduite en poussière ; et la petite pierre se change en une grande montagne qui est le monde entier.}(o)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Cette phrase adoucit les expressions de Loisy dans la première rédaction : il avait écrit à trois reprises : « pour personne aujourd’hui ». Et, à la fin de cette introduction, il a supprimé la phrase : « Ce sont là des idées, non des faits concrets ». b. Loisy ajoute une remarque sur la signification du mot Elohim, en s’inspirant de E. König, Syntax der hebraïschen Sprache. c. Loisy ajoute une précision sur la signification symbolique de la circoncision. d. Remarque propre à la seconde rédaction. e. La seconde rédaction insiste sur la faible part du sentiment moral dans le respect des interdits. f. Plus clairement que dans la première rédaction, Loisy affirme le rapport entre maladie et « possession ». g. Développement plus long sur le sabbat, autour de la même idée : le repos du sabbat relève d’un interdit religieux. h. Passage propre à la seconde rédaction où Loisy insiste sur l’authenticité du yahvisme de Moïse. C’est en s’appuyant sur cette conviction que, dans les pages suivantes, Loisy reproche à Réville de faire du yahvisme un produit du désert et à Sabatier de faire commencer le monothéisme en Israël avec le prophétisme du VIIIe siècle. i. Dact. : manes. j. Addition de la seconde rédaction. k. Les différences entre les deux versions traduisent une certaine modération des contrastes entre le yahvisme « pur et dur » et la religion « de la masse ». Loisy veut ici atténuer un peu l’effet de rupture attribué par le protestantisme libéral à la prédication prophétique. Par exemple, au bas du folio 277, Loisy dans la seconde rédaction a introduit plusieurs expressions destinées à adoucir la description des tensions entre le parti des pieux et la masse des Israélites. l. S’agissant de la « découverte » du Deutéronome dans le Temple, Loisy multiplie dans la seconde rédaction les explications destinées à convaincre son lecteur que, pour les gens de l’époque, cette « découverte » ne fut ni une supercherie, ni un mensonge ; il est devenu plus affirmatif. m. Loisy ajoute une phrase pour introduire une conviction qui lui est et qui lui restera chère : il existe dans l’humanité un lien immémorial entre la morale et la religion. n. Loisy a révisé son interprétation des quatre animaux symboliques. Ils ne figurent plus la royauté terrestre par rapport au règne de l’homme (c’est-à-dire de la justice), mais ce sont les monstres du chaos primitif, tenus par Dieu aux lisières de la création, et qui ne réapparaissent que pour être anéantis. Cependant, l’aspect cosmique/apocalyptique de l’espérance messianique ne doit jamais être séparé de son aspect moral et spirituel, car ce dedans et ce dehors sont inséparables dans l’espérance juive. Ceci est déjà affirmé dans la première rédaction, mais Loisy l’exprime avec plus de force et de clarté dans la seconde. o. Loisy termine cette section par une large méditation sur le destin du judaïsme, dont le développement est bloqué par l’affrontement stérile de « l’extravagance » (pharisienne) et de la « mondanité » (sadducéenne), les esséniens étant tenus par Loisy à cette époque pour quantité négligeable et formant une secte de « judaïsme ascétique », avec lequel le christianisme, à ses origines, n’eut aucun rapport. Ces vues sont plus largement développées dans la seconde rédaction. Loisy, en soulignant l’impasse dans laquelle s’est mis le judaïsme du Ier siècle, veut montrer que la signification historique de la religion d’Israël est d’avoir formé le terreau où va naître et croître le christianisme. C’est donc par la médiation du christianisme que le judaïsme a acquis une signification universelle. Quoique la religion de la Bible soit née au cours d’un cycle culturel analogue à celui où sont nées

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La religion d’Israël bien d’autres religions, quoiqu’elle ait contenu en elle les mêmes forces de conservation, elle a entretenu avec la philosophie une tout autre relation que celle de la religion grecque, laquelle succomba devant l’assaut de la raison. Cette aptitude à triompher des obstacles et à devenir plus pure et plus vivante au fil du temps fait toute la singularité de la religion d’Israël. Loisy s’engage plus nettement sur ce diagnostic dans la seconde rédaction.

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/[fol. 304] CHAPITRE IV JÉSUS-CHRIST

[Les évangiles, témoignages apostoliques sur Jésus.] Qu’on ne s’attende pas à trouver ici une vie de Jésus. Cette œuvre n’est pas à faire, non qu’elle existe déjà, mais parce qu’elle n’est pas faisable. Des livres très savants ont été composés où le cadre historique de la vie de Jésus est magistralement tracé ; chacun peut s’y reporter, et il est inutile que nous y fassions des emprunts. Quant à la biographie du Sauveur, il a été impossible de la reconstituer d’une manière complète, en un parfait équilibre, avec tous les renseignements désirables. Les Évangiles sont les seules sources de cette biographie, et les Évangiles ne sont pas, à proprement parler, des notices historiques de Jésus. Le quatrième est avant tout une christologie à laquelle sont associés certains éléments traditionnels dont l’étendue et la signification sont plus ou moins sujets contestés. Même les Évangiles synoptiques, dont la critique négative n’a pas pu ébranler l’autorité historique, ne sont pas des livres d’histoire ; ils n’ont pas été écrits simplement pour raconter, mais pour prouver quelque chose. Saint Luc le dit en propres termes dans la préface du troisième Évangile, et les deux autres Synoptiques /[fol. 305] l’ont fait sans le dire. Le rédacteur du premier Évangile a voulu prouver que Jésus était le Messie ; Saint Marc a voulu prouver que Jésus était Fils de Dieu ; Saint Luc a voulu prouver par l’histoire évangélique la vérité générale de la prédication chrétienne. Ce n’est pas que leur but ait réagi sur la tradition dont ils dépendent, pour la modifier sérieusement ; car la tradition elle-même avait déjà interprété, au fur et à mesure du besoin, la vie et l’enseignement de Jésus ; ils ont choisi et arrangé leur matière en vue de leur démonstration. Au lieu de recueillir tout ce qui pouvait subsister en leur temps de souvenirs précis touchant la carrière du Sauveur, ils ont voulu communiquer la foi qu’ils avaient en lui et l’idée qu’ils se faisaient de sa mission ; à cet effet ils ont utilisé les témoignages traditionnels, s’intéressant principalement aux miracles et aux discours, avec le couronnement de la passion et de la résurrection. Le sentiment de la réalité historique, très vif encore dans le second Évangile, va s’atténuant dans le premier et dans le troisième composés avec réflexion sur des textes ou sur une tradition déjà refroidie. Saint Marc esquisse assez nettement, quoique sans intention particulière d’exactitude, le développement historique du ministère de Jésus, les commencements heureux de la prédication galiléenne, les contradictions, l’idée que le salut viendra par la mort 167

Alfred Loisy de celui qui l’apporte, le voyage de Jérusalem, la catastrophe finale, l’origine de la foi à la résurrection. Mais il ne remonte /[fol. 306] pas plus haut que le baptême de Jean. Pour la période antérieure, la critique est livrée à ses conjectures, les récits de l’enfance qui se lisent en saint Mathieu et en saint Luc n’appartenant pas à la tradition apostolique, à l’histoire de Jésus, mais dans une certaine mesure à la spéculation christologique, aussi bien que l’Évangile de saint Jean, quoique sous une forme différente. Les Évangiles synoptiques sont un portrait de Jésus pris en deux ou trois attitudes. Il n’en fallait pas davantage et même il ne fallait pas autre chose pour inspirer la foi. On peut essayer de faire ce qu’ont négligé les évangélistes, situer historiquement l’Évangile, l’analyser, le disséquer ; ce sera la science de l’Évangile, laquelle est très distincte de la foi en Jésus. Dans le tableau qui suit, on a voulu, abstraction faite de toute controverse théologique et critique, montrer autant que possible dans leur simplicité première les traits principaux de la vie et de l’enseignement de Jésus, tels que le témoignage apostolique les présente à l’âme religieuse. /[fol. 307] I [La bonne nouvelle du royaume] Vers la quinzième année du règne de Tibère, on vit paraître sur les bords du Jourdain, non loin de l’endroit où il se jette dans la mer Morte, un personnage assez semblable aux anciens prophètes, bien qu’il refusât lui-même d’en prendre le titre et se dît seulement envoyé de Dieu pour prêcher la pénitence en vue du royaume céleste qui allait venir. Cet homme s’appelait Jean. La vie ascétique qu’il menait ressemble beaucoup à ce que l’on raconte des esséniens ; mais par la singularité de sa mission il n’appartenait à aucune secte. C’était un fervent messianiste. II était persuadé que l’heure approchait où Dieu ferait éclater sa puissance, et il exhortait ses contemporains à se préparer pour le grand jugement. À tous ceux qui acceptaient sa prédication il donnait dans le fleuve un baptême qui signifiait le changement de vie dont ils faisaient profession. Parmi ceux qui vinrent ainsi l’entendre et qui reçurent son baptême se trouva un jeune homme de Nazareth en Galilée, nommé Jésus, qui sans doute nourrissait lui aussi la pensée du royaume qu’annonçait Jean-Baptiste. En recevant le baptême, Jésus, d’après la tradition, eut la vision rapide du rôle qui lui incombait dans l’avènement de ce royaume, maintenant tout proche et déjà même commencé en lui. Il comprit que l’heure était venue pour Dieu de se manifester aux hommes et qu’il avait, lui Fils de Dieu, à prêcher /[fol. 308] cette bonne nouvelle. Toutefois la même tradition qui a gardé le souvenir de son baptême, lui a fait passer quelque temps au désert avant sa prédication. Errant dans la région solitaire qui est à l’ouest de la mer Morte, il songeait aux conditions de son futur ministère et aux moyens de procurer l’avènement de ce royaume des cieux qui déjà vivait en son cœur. Il fut tenté par le démon ; il aperçut les écueils où son action pourrait se briser : la prétention au miracle et l’exploitation des faiblesses humaines, crédulité ou passion populaires, pour réaliser l’idéal divin, la liberté des enfants de Dieu. Il vit clairement qu’il fallait d’abord gagner les âmes et qu’une fois les âmes gagnées à Dieu, le royaume viendrait. Armé de cette confiance, il revint en Galilée et se mit à prêcher.

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Jésus-Christ [Le royaume de Dieu, règne intérieur sur les âmes.] Comme Jean-Baptiste il annonçait l’avènement prochain du royaume des cieux. Mais le royaume qu’il annonçait n’était pas le grand jour du jugement, avec le Dieu juste et redoutable, l’effondrement des empires, la glorification du judaïsme et de sa Loi. C’était le royaume du Père céleste qui demande le repentir pour accorder le pardon, qui offre la miséricorde et qui est prêt à donner le bonheur. Chose merveilleuse, ce n’est pas aux mainteneurs de la Loi que Jésus s’adresse de préférence au nom du Père, mais aux pauvres et aux gens sans Loi, publicains, pécheurs et péche- /[fol. 309] resses. Lui-même était un pauvre charpentier conscient de sa mission, il parlait à tous un langage plus ferme dans sa douceur que celui d’un Isaïe. Les pharisiens mettaient dans la Loi la perfection de la vie et le gage du salut. Jésus met la perfection bien au-dessus de la Loi, et il met le salut bien plus à portée des misérables que n’était la Loi. Le salut, c’est de croire au royaume qui vient, à la bonté de Dieu qui pardonne, au bienfait de la pauvreté qui rapproche de Dieu. Et il s’en allait frayant avec les plus dédaignés. Aux pécheresses qui accueillaient l’espérance du royaume et qui pleuraient leur honte, il disait : « Vos péchés sont remis ». La joie, le soulagement de la conscience pénétrait dans les cœurs avec sa parole. Sa doctrine était sans apprêt. La foi qu’il demandait n’exigeait aucun effort de la pensée. Le sentiment de la dépendance absolue à l’égard d’un Dieu bon, c’està-dire le sentiment religieux le plus profond uni au sentiment moral le plus pur, vivait dans ses discours et dans ses actes. Cette vie, cette paix, cette joie étaient surtout proposées aux déshérités du monde, à ceux que méprisaient les docteurs juifs, qu’oubliaient les sages de la Grèce et de Rome. C’est à cette masse négligée, qui pourtant est l’humanité, que Jésus a parlé. Il ne faut pas s’étonner qu’elle lui ait répondu. Jésus comptait sur elle pour fonder le royaume dont le discours des béatitudes contient le programme. Sans doute il n’exclut personne, mais il va se heurter à l’opposition des privilégiés du monde qui voudraient être aussi les privilé/[fol. 310] giés de Dieu. Ses disciples seront recrutés surtout parmi les pauvres. Les autres se renfermeront dans la Loi, qui, entendue à leur manière, ferait du peuple juif l’aristocratie de l’humanité. Jésus la comprend tout autrement. Il l’a pénétrée jusqu’au fond, et de son clair regard y a discerné le principe divin qui, poussé à ses dernières conclusions, doit surmonter l’imperfection des préceptes particuliers. Il ne vient pas, dit-il, pour détruire la Loi, mais pour l’accomplir, c’est-à-dire la mener à son terme et à sa perfection. Écoutons-le plutôt  : « La Loi dit  : Tu ne tueras point. Moi je vous dis de ne point vous irriter contre votre frère et de ne pas même lui adresser une parole blessante. La Loi dit : Tu ne commettras point d’adultère. Moi je vous dis de n’avoir pas même un mauvais désir. La Loi autorise le divorce. Moi je vous dis que répudier sa femme est l’exposer à l’adultère, et qu’on commet aussi un adultère en épousant une femme divorcée. La Loi défend le parjure. Moi je vous dis de ne point jurer du tout. La Loi permet de rendre le mal pour le mal. Moi je vous dis de rendre le bien pour le mal et d’aimer vos ennemis ». Ainsi la Loi n’est pas abrogée, puisqu’elle est surpassée. Mais qu’on est loin de l’esprit légaliste et pharisaïque ! De la Loi même que reste-t-il vraiment ? Aucun précepte positif n’est directement rejeté, mais tous ceux qui n’ont pas un caractère moral sont déjà réellement frappés de nullité ; lors même que Jésus ne laisse pas de s’y conformer. Quand il combat, par exemple, l’exagé- /[fol. 311] ration des pharisiens, dans l’observation du sabbat ou dans les rites de purification, il établit des 169

Alfred Loisy principes qui ruinent par la base les idées antiques sur la sainteté inviolable des temps et des choses, toute l’économie légale des objets purs et impurs, des états de pureté et d’impureté. Le sabbat, dit-il, est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. Rien d’extérieur à l’homme ne le souille, mais ce qui le souille véritablement, c’est ce qui part de son cœur, à savoir les mauvais desseins, les mauvaises paroles et les mauvaises actions. Tout l’échafaudage des vieilles observances qui avaient fini par mettre une barrière entre les hommes sans les rapprocher de Dieu, s’écroule et s’évanouit. La secrète ennemie de la religion et de la morale, la superstition vide et routinière, était anéantie d’un seul coup.  « Jamais homme n’avait parlé comme cet homme ». L’Évangile des pauvres était la religion éternelle. Le Dieu dont Jésus interprétait les conseils était le roi du monde, mais surtout le père des hommes. Il est le père de tous et de chacun, en un sens plus immédiat et plus personnel, plus large cependant, que dans l’Ancien Testament. Roi du monde, il est maître de la nature qu’il gouverne selon les intentions de la Providence. L’Évangile ne connaît pas la notion moderne des lois physiques, et il ignore aussi par conséquent la notion théologique du miracle. Dieu agit partout dans le monde en vue de ses élus. Il est /[fol. 312] bon, essentiellement bon. Son soleil luit sur les bons et les méchants. Sa pluie tombe sur le champ du juste et sur celui du pécheur. Le Dieu de Jésus est tout amour, comme l’a défini saint Jean, et il ne demande que l’amour. Il faut être bon comme Dieu. Toute la morale tient dans la bonté. Il faut traiter les hommes comme Dieu les traite et comme on est traité soi-même par Dieu. L’homme ne peut rien pour Dieu, et tout ce que Dieu lui demande est l’amour ; mais Dieu le demande pour les hommes en même temps que pour lui. Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés ; ne condamnez pas, si vous ne voulez pas être condamnés. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. On doit aimer son prochain comme soi-même, faire aux autres ce que l’on souhaiterait de leur part. L’aumône est un devoir sacré. Qu’on ne regarde pas les richesses comme une bénédiction spéciale de Dieu ; elles sont bien plutôt un danger spirituel pour leurs possesseurs. Les riches sont plus éloignés que les pauvres du royaume des cieux, et s’ils veulent s’en rapprocher, s’ils veulent y entrer, qu’ils distribuent aux indigents ces biens qui mettent obstacle à leur salut ; ils se feront dans le ciel un trésor avec ce qu’ils auront ainsi dispersé sur la terre. Tel était, en résumé, l’Évangile du royaume ; car toutes ces choses étaient dites en vue du royaume des cieux, et /[fol. 313] Jésus, durant sa vie mortelle, n’a connu et voulu d’autre établissement religieux que celui-là. Si l’on s’en tient à la rigueur des termes, il n’a pas fondé une religion et moins encore une Église à côté du judaïsme, comme une institution distincte et qui serait son œuvre personnelle. Il a fait beaucoup plus, et, si on l’ose dire, le christianisme n’est qu’un fruit de son activité surnaturelle, qui n’a rien réalisé de plus grand qu’elle-même. Le royaume de Dieu est la vie éternelle. La rémission des péchés, la justice parfaite, la pureté du cœur en sont les conditions préalables. Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu dans son triomphe ! Heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre des élus ! Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés de félicité ! Ainsi la condition du salut est tout intérieure, toute religieuse et toute morale : c’est un don de Dieu dans l’âme et c’est déjà le royaume. « Le royaume de Dieu est parmi vous »1, disait Jésus à ceux qui l’interrogeaient sur

1. Luc, XVII, 21.

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Jésus-Christ les signes du grand avènement. Le royaume de Dieu est déjà sur la terre là où sa volonté se fait comme au ciel : c’est la société des justes qui sont unis entre eux par la charité. Pourtant ce n’est pas tout le royaume. Le royaume est l’ordre divin des choses s’introduisant souverainement et définitivement sur toute la terre et sur tous les hommes. Les disciples sont choisis pour être associés au Maître dans l’annonce du royaume et prendre part ensuite à son organisation finale. Il ne s’agit /[fol. 314] pas encore d’Église à instituer, car on ne veut pas détruire le judaïsme ; on ne veut que le mener à son terme providentiel et prédit par les prophètes. Les disciples sont le sel de la terre, qui doit bonifier tout aliment ; ils sont le levain qui doit faire fermenter toute la pâte. La question paraît être seulement de savoir jusqu’où pourra atteindre leur prédication, qui semble devoir s’arrêter à la limite de la génération présente par le grand avènement, car il y aura un avènement du royaume, et cet avènement ne saurait tarder. [Actualité du royaume des cieux.] Ces deux idées : « Le royaume de Dieu est parmi vous » et « Le royaume de Dieu est proche », ont paru souvent incompatibles aux esprits systématiques et absolus, qui ont essayé de ramener l’enseignement de Jésus touchant le royaume céleste à une conception purement religieuse et morale, ou bien au contraire à une conception purement théologique et apocalyptique. D’un côté comme de l’autre on altère la notion réelle du royaume, et l’on substitue un système à la vérité de l’histoire. Tout en faisant la part des modifications secondaires que la tradition apostolique a pu introduire dans les discours évangéliques, on ne peut y faire rentrer tous les éléments apocalyptiques de la prédication du Sauveur, ou bien l’on ne voit pas ce qui resterait de cette prédication. Comment expliquer l’intensité des préoccupations eschatologiques dans la primitive communauté chrétienne, si des préoccupations de ce genre ont été absolument étrangères à /[fol. 315] Jésus ? Comment aurait-il trouvé accès auprès de ses contemporains, s’il ne s’était rencontré avec eux sur ce terrain commun de l’espérance israélite, l’idée du grand règne ? C’est en qualité de Messie introduisant le royaume des cieux que Jésus s’est présenté lui-même aux Juifs de son temps. L’idée du Messie est liée à celle du royaume. Il est vrai que ceux qui écartent comme indigne de Jésus l’idée du royaume, interprètent aussi à leur façon et suppriment en réalité celle du Messie. Mais à cette extrémité, on peut dire qu’il n’y a plus de critique, et que le sens commun ressaisit tous ses droits pour maintenir à Jésus la qualité qu’il a prise et sans laquelle sa vie terrestre, réduite à un rôle abstrait, n’aurait plus aucun caractère de vérité historique. D’autre part on ne doit pas exagérer l’importance de l’élément eschatologique au point de nier l’élément moral et actuel du royaume, de réduire celui-ci à une pure espérance, où l’on s’empressera de montrer une pure illusion, les conditions prévues pour son accomplissement ne s’étant pas réalisées. Jésus parle souvent du royaume céleste comme étant déjà présent, et, dans la plupart des cas, on ne saurait alléguer l’influence de la tradition apostolique, moins disposée à faire valoir le côté moral que le côté apocalyptique du royaume. Il faut garder à la fois ces deux éléments comme appartenant à la notion historique du règne de Dieu annoncé par Jésus. L’opposition qui semble exister entre eux n’est pas à apprécier d’après nos idées et nos expériences, mais d’après /[fol. 316] les conditions de fait où s’est produite la prédication de l’Évangile. L’apparition de Jésus fut messianique, et n’a été rendue possible historiquement que par le messianisme, bien que Jésus ait été comme Messie tout autre chose et bien plus que le libérateur attendu par les 171

Alfred Loisy messianistes de son temps. Jésus a considéré le royaume céleste comme réalisé en lui-même, par le seul fait de sa présence dans le monde et de son ministère ; il l’a conçu aussi comme réalisé dans ceux qui croyaient en lui ; pour autant qu’ils s’attachaient à l’Évangile ; il a regardé les succès de sa prédication, les effets moraux de son action personnelle, les guérisons mêmes qu’il a opérées, comme des manifestations du règne de Dieu, des succès remportés sur les puissances du mal. Par conséquent le royaume était pour lui présent et à venir. La préparation du royaume et sa consommation, sa réalité invisible et sa manifestation imminente se rencontraient et ne faisaient qu’un dans la perspective évangélique. La pensée de Jésus n’était nullement hésitante entre le royaume actuel, le fruit acquis de l’Évangile, et le royaume futur, le grand jugement, la manifestation de la gloire céleste dans les justes, parce que ces deux termes n’étaient pas séparés dans son esprit comme ils le sont nécessairement dans le nôtre. La confusion qui nous paraît exister dans les discours évangéliques résulte de la distinction formelle que nous ne pouvons nous empêcher de faire entre /[fol. 317] la rénovation des cœurs qui est le royaume de Dieu sur la terre, et l’eschatologie messianique dont l’accomplissement littéral est renvoyé par la tradition ecclésiastique à la fin des temps. Il nous est impossible de contempler ensemble deux idées entre lesquelles est venue s’interposer la série des siècles. Dans l’Évangile ces idées se rejoignent parce que l’intervalle n’existe pas. Des paraboles comme celles du levain, du grain de sénevé, du semeur ne tendent pas à faire ressortir la longueur du temps qu’il faudra pour que l’Évangile arrive à son développement final, mais la proportion du résultat relativement à sa cause apparente. Elles laissent entendre que l’avènement du royaume n’est pas à concevoir simplement comme un miracle de la puissance divine, mais qu’il est conditionné par l’accueil que lui font les hommes. Jésus sème. La récolte ne dépend pas de lui ; la semence lève selon la disposition du terrain ; la moisson viendra à son heure. Du reste, ce qui doit arriver existe déjà d’une certaine manière ; celui qui croit a la vie éternelle, et la manifestation de cette vie n’attend pour éclater que le moment de la Providence. L’idée apocalyptique et l’idée morale se pénètrent mutuellement, et l’on peut dire que la première est la forme sensible de la seconde, l’unité de l’enseignement évangélique se fondant sur l’association intime de deux éléments qui pour nous sont distincts et presque disparates. Mais n’est-il pas vrai que le royaume des /[fol. 318] cieux est toujours actuel comme labeur et prochain comme récompense ? [Universalité du royaume annoncé.] {Le royaume annoncé par Jésus n’avait rien de juif, de national, de politique, et c’est là qu’est l’originalité absolue de cette conception. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il appartient à Dieu d’amener son royaume, dont l’accomplissement ne dépend pas d’une révolution politique.}(a) Ce qui importe n’est pas de restaurer la théocratie judaïque, mais d’obtenir d’abord que les hommes fassent sur la terre la volonté de Dieu. Si les fils d’Abraham sont encore appelés enfants du royaume par une sorte de droit héréditaire, si Jésus ne s’adresse et n’envoie d’abord ses apôtres qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël, les conditions d’admission au royaume n’en sont pas moins fixées en dehors de toute considération d’origine et de nationalité. C’est en Judée que se prépare l’avènement du royaume, c’est en Judée qu’on l’attend, et nulle part ailleurs cette préparation et cette attente n’auraient pu se produire. Mais le royaume attendu n’a plus rien de juif ni de particulier dans son idée. En principe il est universel comme 172

Jésus-Christ Dieu même2. Il a tout ce qu’il faut pour devenir une religion universelle, bien que celui qui le prêche ne manifeste pas l’intention formelle d’instituer une telle religion à la place du judaïsme. Dans les premiers temps de son ministère, lorsqu’il n’en présage pas encore /[fol. 319] la fin sanglante, Jésus paraît tout préoccupé de réaliser en terre israélite les conditions morales qui sont requises pour la manifestation du royaume céleste, et l’on dirait qu’il n’a aucun souci des nations. Bientôt la masse des Juifs se montre réfractaire à son appel, ne voulant pas quitter ses chefs et ses docteurs pour s’attacher à lui. Le renoncement qu’il demandait n’étant pas compensé par des biens tangibles, le peuple, d’abord touché de sa douceur, de son éloquence, de ses miracles, se refroidit à mesure que se dessine l’hostilité des pharisiens, des hérodiens, des sadducéens. Cette opposition amène trois résultats qui ont été bien définis par M. Holtzmann3 : Jésus se fait reconnaître comme Messie dans le petit groupe de ses adhérents ; il professe l’admission des gentils au royaume ; il parle de sa mort comme d’une partie essentielle de son programme messianique. L’Évangile rapporte de lui certaines paroles, concernant les nonisraélites, qui sont dans le ton de la tradition israélite et même pharisaïque. Après avoir été chassé de Nazareth et obligé même de se retirer pendant quelque temps en terre païenne, il voit dans un jour tout nouveau les anciens textes prophétiques où il est parlé des hommages que les nations rendront au Dieu d’Israël, et les récits où les gentils figurent avec honneur. La reine de Saba, les Ninivites /[fol. 320] dociles à la prédication de Jonas, la veuve de Sarepta, Naaman le Syrien lui reviennent en mémoire. L’incrédulité des villes galiléennes faisait ressortir la foi de quelques Samaritains, du centurion de Capharnaüm, de la femme cananéenne. Dès lors Jésus laisse entendre que le royaume sera enlevé aux premiers héritiers, qui auront méprisé et tué l’envoyé du Père céleste, et qu’il sera donné aux hommes de bonne volonté, Juifs ou gentils. Jésus pourtant ne s’écarte pas du cadre où il a d’abord enfermé sa vocation providentielle. Il n’entreprendra pas la conquête en masse du monde païen, après avoir échoué dans la conquête en masse du monde juif. Il ne prêchera pas même aux gentils, et s’il franchit les limites du territoire israélite, ce n’est pas pour porter l’Évangile au dehors d’Israël. Il ne commencera pas ce qui doit se faire après lui. C’est en Judée qu’il continuera de préparer l’avènement du royaume, parce qu’il ne cesse pas de l’attendre, parce qu’il se croit obligé de tout tenter et d’aller jusqu’au sacrifice de sa vie pour procurer cet avènement-là où il a été promis et où il faut, de manière ou d’autre, qu’il se produise. L’idée de se soustraire à sa mission auprès des Juifs n’a pas même effleuré son esprit. Sans rebuter la confiance des gentils, et plutôt en l’encourageant, en leur réservant une place dans le royaume à venir, il se retire d’eux pour achever son œuvre en Israël, avec la prévision nette du sort qui l’y attend. Et non /[fol. 321] seulement il ne se propose pas d’évangéliser lui-même les païens, mais il ne parle pas de ce qu’il faudra faire plus tard pour leur évangélisation, des conditions pratiques dans lesquelles on devra les agréger au royaume ou à son espérance, au rapport effectif où ils se trouveront avec les croyants d’Israël. Ni ce problème, ni celui qui concerne l’obligation de la Loi, et qui ne fait qu’un avec le précédent ne se sont posés devant lui sur le terrain des faits : les héritiers de son œuvre ont dû pourvoir eux-mêmes à la solution de ces problèmes en s’inspirant de

2. Holtzmann, op. cit., I, 230. 3. Holtzmann, op. cit., I, 233.

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Alfred Loisy son esprit plutôt que de ses déclarations expresses. Jésus a vécu sous la Loi en en préparant l’abrogation. Il n’a été l’évangéliste du royaume que pour les Israélites, et il a rendu possible et nécessaire l’accession des gentils au royaume, avec l’exclusion d’Israël. Au point de vue de l’histoire, cette abstention est facile à expliquer. Prêchant à des Juifs, Jésus n’avait pas à écarter la Loi, qui n’était pas un obstacle à leur conversion ; et se présentant en qualité de Messie, c’est aux Juifs qu’il devait s’adresser, parmi les Juifs qu’il devait poursuivre sa carrière, dût cette carrière aboutir à une catastrophe aisée à prévoir, et qu’il a réellement prévue. /[fol. 322] II [Conscience qu’a Jésus de sa personne et de sa mission] [Jésus Messie.] {Jésus a été condamné à mort en qualité de Messie, prétendant à la royauté d’Israël. Il n’a pas protesté directement contre l’accusation soulevée contre lui devant le tribunal de Pilate ; il s’était laissé acclamer par la multitude lors de son entrée à Jérusalem, et devant Caïphe il s’était déclaré le Messie. Depuis que Pierre en avait fait profession à Césarée de Philippe, c’était une chose admise dans la petite société galiléenne qui l’entourait, bien qu’il ne voulût pas encore la divulguer et qu’il eût même pris soin de modérer à cet égard l’empressement de ses disciples et de ses amis. La prédication des apôtres eut pour premier objet la messianité de Jésus. Les convertis du judaïsme qui ont été la première assise de la communauté chrétienne ont adhéré à Jésus comme au Messie prédit par les prophètes et en qui se réalisait l’espérance d’Israël. Même le mot de christianisme ne signifie pas étymologiquement autre chose que messianisme. On peut dire néanmoins qu’il s’est fait sur ce mot de Messie un terrible contresens, parce que Jésus n’était pas le Messie dénoncé à Pilate et que celui-ci crut devoir livrer à la mort. Les hésitations du gouverneur romain font voir qu’il jugea inoffensif le personnage qu’on lui présentait comme dangereux. Pilate s’aper- /[fol. 323] çut que Jésus n’était en aucune façon un agitateur politique et qu’il ne prenait pas à la lettre son titre de roi. Mais Jésus lui-même, s’il dit ce qui était nécessaire pour éclairer la conscience de son juge, ne protesta pas contre l’équivoque dont il était victime. Il se tut parce que, les circonstances étant ce qu’elles se trouvaient être, l’équivoque ne pouvait pas être complètement dissipée et que la distinction absolue de la royauté spirituelle et de la royauté terrestre, tout comme celle de l’élément moral et de l’élément eschatologique du royaume, ne pouvait être éclaircie que par sa mort. L’équivoque n’était pas que dans les mots ; elle était en quelque sorte dans les choses. « Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire ». Pour que l’espérance d’Israël devienne la religion de l’univers, pour que le Messie des juifs devienne le Sauveur des hommes, pour que le christianisme vivant sortît du judaïsme vieilli, Jésus devait mourir ; sa mort était la condition essentielle de son succès, et le salut de tous par la délivrance de l’idée qu’il portait en lui.}(b) [Jésus fils de David.] Il avait pleinement conscience du don qu’il offrait aux hommes, de la nécessité providentielle, de la nouveauté réelle du royaume qu’il amenait sur la terre. L’Évangile annoncé aux pauvres était vraiment un message de salut, et Jésus se regardait comme le vrai libérateur des âmes. « Je suis venu, disait-il, chercher 174

Jésus-Christ et sauver ce qui était perdu »4. Rien de plus personnel qu’une telle mission et l’on a observé5 à  /[fol.  324] bon droit qu’elle n’était pas la logique naturelle des idées qui avaient cours en ce temps-là parmi les Juifs. Le Messie attendu semblait n’avoir qu’à effectuer la séparation définitive des justes et des méchants, pour la récompense éternelle des uns et le châtiment éternel des autres. Aussi bien l’idée messianique n’est-elle pas à considérer comme le fondement logique du travail intime que l’Évangile nous laisse entrevoir dans la conscience de Jésus, mais bien plutôt la formule extérieure et la conclusion pratique de ce travail. Le fond nous apparaît comme une expérience intime et toute personnelle. Jésus vit en son Père céleste et comme il a la vie en son Père, il propose aux autres hommes la parole de vie, ne mettant pas d’autre condition d’admissibilité au royaume de Dieu que la conversion du cœur et la foi à l’Évangile ; sa propre conduite à l’égard des pécheurs sert de garant à la miséricorde divine. On ne peut dire que ce ministère soit celui d’un prophète. Bien que Jésus se soit regardé, d’une certaine manière, comme un prophète, il a dit que Jean-Baptiste était plus qu’un prophète, et il s’est placé lui-même au-dessus de Jean-Baptiste. La différence essentielle consiste en ce que les prophètes parlaient au nom du Seigneur, tandis que Jésus parle en son propre nom. Il suffit de rappeler le discours sur le rapport de la Loi et de l’Évangile, qui est encadré dans l’antithèse : « Il a été dit aux anciens…, et moi je vous dis… ». Celui qui avait instruit les anciens n’était rien moins que Moïse, à qui Dieu /[fol. 325] parlait bouche à bouche. Jésus complète et rectifie Moïse sans invoquer expressément d’autre autorité que la sienne. Quel contraste avec les scribes de son temps qui discutaient chaque question par le témoignage des anciens docteurs : « Rabbi un tel a dit ceci, Rabbi un tel a dit cela ». On connaît l’anecdote du célèbre Hillel, accumulant des preuves pendant toute une journée devant ses disciples et ne les convainquant à la fin que par ces paroles : « C’est ainsi que je l’ai appris de Schemaia et d’Abtalion ». Jésus parlait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes et les pharisiens. {Il osait dire en parlant de lui-même : « Vous n’avez qu’un seul maître », tant il était éloigné de se mettre au niveau des prophètes et de Moïse. Il s’attribue évidemment dans l’économie du salut un rôle unique et prééminent. À peine est-il besoin d’ajouter qu’il s’attribue ce rôle parce qu’il a conscience de le remplir.}(c) La foi qu’il réclame est la confiance en Dieu et la foi à lui-même, à son enseignement, à la puissance miraculeuse qui se manifeste en lui, non pas précisément la foi en lui-même, au sens théologique de cette formule, qui supposerait la profession expresse d’une doctrine concernant sa personne. L’Évangile vivant ne doit pas être confondu avec ce premier degré de l’abstraction christologique. De la foi qu’il demande Jésus ne fournit aucune preuve que lui-même avec ses œuvres, ou plutôt il demande qu’on fasse l’expérience de sa parole pour en reconnaître la vérité. Toute la démonstration évangélique selon l’auteur de l’Évangile tient dans ces paroles  :  /[fol.  326] « Cherchez d’abord (pratiquement) le royaume de Dieu et sa justice ; le reste vous viendra par surcroît ». Le travail théologique des siècles n’y a réellement rien ajouté. Mais quelle pureté, quelle unité, quelle sublimité de conscience une semblable déclaration ne suppose-t-elle pas ? Et combien cet enseignement est facile à comprendre ! Le royaume de Dieu vit en Jésus ; il vivra aussi en quiconque voudra faire l’expérience qui a en Jésus sa réalisation parfaite.

4. Matth., XVIII, 11. 5. Holtzmann, op. cit., I, 236.

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Alfred Loisy Jésus se sent comme le foyer de l’Évangile, l’âme du royaume qu’il prêche. Aussi quand Jean-Baptiste lui envoie dire : « Es-tu celui qui doit venir ? » il ne craint pas de répondre, en alléguant l’efficacité de son ministère, que le royaume de Dieu est déjà présent par la certitude de la rémission des péchés, la paix des âmes, la consolation et la joie des cœurs fidèles. Il n’hésite pas à dire : « Suis-moi », à ceux qu’il trouve aptes au royaume, et il ajoute : « Quiconque aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ». L’idée qu’il a de son rôle est nécessairement en rapport avec sa conception du règne de Dieu. De même que le royaume n’est pas une monarchie terrestre, son rôle messianique n’est pas celui d’un nouveau David, chef d’Israël, repoussant l’étranger au-delà des frontières et régnant glorieusement dans le pays promis à Abraham, à Isaac et à Jacob. Il ne traite pas avec les gouvernements de ce monde, étant trop au-dessus des puissances politiques pour songer seulement à leur faire /[fol. 327] opposition ou à les attaquer. Il est vrai que, dès les premiers temps de la prédication apostolique, les disciples de Jésus, pour démontrer aux Juifs qu’il était le Messie, ont soutenu qu’il était descendant de David. L’opinion juive était fixée à cet égard ; il fallait que le Messie appartînt à la famille davidique. Les généalogies des Évangiles ont été produites pour satisfaire à ces exigences, et elles témoignent aussi de l’artifice au moyen duquel on y répondit, puisque Jésus se trouve être fils de David, parce qu’il est fils de Joseph, dont on a soin de dire qu’il n’est pas son père. L’embarras des commentaires en face des deux généalogies discordantes n’est pas moins grand que celui des premiers chrétiens devant les objections des messianistes juifs. Mais les évangélistes eux-mêmes n’insinuent-ils pas aux commentateurs que la filiation davidique en tant qu’elle figure le rôle du Messie n’a pas besoin d’être fondée sur la génération naturelle ? Quand l’aveugle de Jéricho et la foule enthousiaste qui fait cortège à Jésus dans son entrée à Jérusalem l’appellent Fils de David, c’est une façon de le proclamer Messie, et Jésus ne proteste pas. Mais il ne prend pas lui-même ce titre et ne s’autorise pas de sa naissance pour faire valoir son autorité. Le récit qui nous le montre disputant avec les scribes sur le rapport de la filiation davidique avec la fonction du Messie6 donne à supposer que ses interlocuteurs ignorent absolument qu’il soit fils de David, et ce qu’il /[fol. 328] dit n’est pas pour le leur apprendre, mais bien pour leur prouver qu’il n’a pas besoin de l’être. Selon toute vraisemblance, la discussion a commencé par une objection des pharisiens contre les prétentions messianiques de Jésus : il ne pouvait pas être le Messie, puisqu’il n’était pas descendant de David. Jésus n’allègue pas sa généalogie, soit parce qu’il n’y avait pas lieu, soit parce que ce titre positif à la qualité de Messie national aurait gêné son action et induit ses auditeurs dans une erreur plus dangereuse que leur ignorance. Il répond en citant le premier verset du psaume CX : « Le Seigneur a dit à mon seigneur : “Assieds-toi à ma droite” ». Les scribes admettent que David est l’auteur du psaume et que celui que Dieu invite à s’asseoir près de lui est le roi messianique. Jésus accepte ces opinions, dont la première n’a pas en soi de signification religieuse et dont la seconde s’adapte entièrement à l’idée qu’il a du Messie, et il propose aux pharisiens une difficulté qu’ils ne peuvent résoudre : David appelle le Messie son seigneur et maître ; appellerait-il ainsi son propre descendant ? La pensée qui est au fond de cette interrogation est celle qu’on retrouve sous d’autres formes dans l’Évangile : le Messie, Jésus, est

6. Marc, Xll, 35-37 ; Matth., XXII, 4I-46 ; Luc, XX, 4I-44.

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Jésus-Christ plus grand que Salomon, que Jonas, que Moïse ; il est aussi plus grand que David ; qu’a-t-il besoin d’être son fils ? Quelles qu’aient été réellement les origines de sa famille terrestre, Jésus n’a pas voulu en tirer le moindre argument en faveur de sa mission, qu’il /[fol. 329] tenait de plus haut. Son renoncement formel à la filiation davidique n’était qu’une autre façon d’élever l’idée du Messie au-dessus du point de vue national et étroit où se complaisaient ses compatriotes. Les deux titres qu’il s’est lui-même attribués n’ont rien de commun avec la royauté de David ; ils sont en rapport avec le caractère universel du royaume. Jésus ne s’est jamais dit fils de David parce qu’il n’était pas et ne voulait pas être le Messie des pharisiens, mais il s’est dit « Fils de l’homme » et « Fils de Dieu », parce que ces titres étaient les mieux appropriés au sentiment qu’il avait de sa mission. [Jésus Fils de l’homme.] On a beaucoup disserté sur le sens de ces deux appellations. La première est encore un thème de controverse parmi les critiques, tandis qu’ils s’accordent assez généralement sur la signification historique de la seconde. Beaucoup de rationalistes ont soutenu que le titre de « Fils de l’homme » contenait une définition philosophique et très réfléchie du rôle que Jésus s’était lui-même attribué. Récemment encore un savant critique a écrit que Jésus avait voulu se désigner ainsi comme représentant de l’humanité, comme prophète de la religion de l’homme. Mais le royaume des cieux est tout autre chose que le culte de l’humanité et le prédicateur de ce royaume s’est dit Fils de Dieu aussi bien que  /[fol.  330] fils de l’homme. Il n’est vraiment pas nécessaire de prouver que Jésus n’a été en aucune façon l’ancêtre de la libre-pensée, et qu’il n’a pas prêché la religion de l’homme, mais celle de Dieu. Les spéculations sur le fils de l’homme auraient même perdu leur objet si une thèse qui vient d’être défendue avec beaucoup d’érudition avait été parfaitement vraie : on a observé7 que la formule « fils d’homme », en hébreu et en araméen, signifie simplement homme, et partant de là on a conclu que Jésus n’avait pu employer cette formule pour se désigner lui-même, une phrase comme celle-ci  : « L’homme viendra sur les nuées du ciel », n’étant pas apte à signifier naturellement : « Je viendrai sur les nuées du ciel » ; en grec, au contraire, où la formule n’était pas une périphrase reçue comme équivalent du mot simple, elle pouvait devenir un titre personnel, et le passage de Daniel8 où l’homme figure le règne des saints a été pris pour le Messie l’a réellement fait prendre pour un titre messianique ; elle se serait introduite après coup dans la tradition évangélique. La thèse est au moins spécieuse, et l’absence de cette désignation dans plusieurs écrits apostoliques semble témoigner en sa faveur. Il paraît certain que la formule « fils de l’homme » a été ajoutée dans un certain nombre de passages évangéliques ; mais il n’est pas croyable qu’elle ait pu envahir en quelque sorte toute la tradition synoptique si elle n’avait pas été originale /[fol. 331] dans les discours du Seigneur et la plus ancienne tradition de l’Évangile. La plupart des interprètes y voient un titre rigoureusement messianique, dérivé du texte de Daniel, et que Jésus s’est appliqué à lui-même parce qu’il avait conscience d’être le Messie, « l’homme » du royaume céleste. « L’homme » de Daniel n’avait-il pu passer en proverbe dans les cercles messianistes de Palestine et la formule « fils de l’homme », accentuée

7. Lietzmann, Der Menschensohn (1896). 8. Dan., VII, 13.

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Alfred Loisy d’une certaine manière de désigner le Messie, dans les entretiens des hommes pieux ? Si l’on prend les textes évangéliques dans leur sens naturel, il est évident que Jésus, en s’appelant « fils de l’homme », entend se désigner lui-même en qualité de Messie et n’use pas de la formule comme d’une expression simplement équivalente au pronom de la première personne. D’autre part, la formule prend le sens que Jésus a voulu lui donner et ne signifie pas pour lui le Messie populaire mais le Messie qu’il voulait être. En beaucoup de cas ce titre semble en rapport avec la conception eschatologique du royaume, comme dans le passage de Daniel d’où il a été tiré. Cependant il est permis de se demander si cette explication est suffisante et si Jésus n’aurait pas trouvé dans l’expression même une convenance particulière avec la mission qu’il s’attribuait, en sorte que l’opinion rationaliste critiquée plus haut ne serait que la fausse interprétation d’une réalité. La préférence de Jésus pour ce titre semble exiger en effet un motif /[fol. 332] spécial autre que l’acception commune de la formule parmi les messianistes juifs. Comme cette formule, sauf quelques exceptions, n’est employée qu’à partir de la confession de Pierre et se trouve dès le commencement en rapport avec l’annonce de la passion, il est probable que Jésus le prend d’abord comme nom messianique, mais comme nom tout à fait convenable pour le Messie qui ne vient pas d’abord pour régner, qui vient « servir », et « sauver », et « souffrir ». Ce n’est pas sans beaucoup de subtilité que l’on voudrait pousser plus loin l’analyse et, en spéculant sur les passages où la formule se trouve employée antérieurement à la confession de Pierre, décrire le développement du sens prêté à la formule, des idées que Jésus y aurait successivement rattachées, et des instructions qu’il aurait données par là à ses disciples. Un tel développement n’a pas dû exister : Jésus s’est attribué le titre messianique de « fils de l’homme » d’après Daniel, dès qu’il s’est présenté à ses disciples en qualité de Messie, et ce n’est pas sur ce mot qu’il a fait leur éducation. Dans les récits antérieurs à la confession de Pierre, qui contiennent cette locution, elle a le sens qui lui appartenait dans le langage commun 9 /[fol. 333] ou bien elle y est introduite par anticipation, ou bien ces récits ne sont pas à leur place chronologique. [Jésus « Fils de Dieu ».] La notion du « fils de Dieu » n’est pas plus métaphysique et abstraite que celle du « fils de l’homme ». De même qu’Israël était le fils de Dieu, son roi l’était ; et cette idée, transposée dans l’avenir, faisait également du Messie le fils de Dieu. « Tous les hommes enfants de Dieu en tant que créatures ; Israël héritier privilégié et premier-né parmi les peuples ; les rois théocratiques fils de Dieu dans un sens particulier ; le Messie fils propre, et point central d’un royaume où l’idée de filiation embrasse de nouveau tous les hommes et recouvre sa généralité primitive à un niveau supérieur ; tels sont les degrés de rétrécissement progressif et d’élargisse-

9. Dans Marc, II, 10, guérison du paralytique, le sens primitif a très bien pu être : « Pour que vous sachiez qu’un homme peut remettre les péchés ». De même en Marc, II, 28, déclaration sur le sabbat, l’idée originale peut être celle-ci : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ; c’est pourquoi l’homme est maître du sabbat », supérieur au sabbat, qui est fait pour lui. Enfin dans le passage si controversé où il est question du péché contre le Saint-Esprit, Matth., XII, 32 (cf. Marc, III, 28-29), toute difficulté s’évanouit si l’on entend : « À celui qui dit une parole contre un homme il peut être pardonné, mais non à celui qui parle contre le Saint-Esprit ». Dans Matth., XVI, 13, la formule « fils de l’homme » a été introduite par l’évangéliste.

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Jésus-Christ ment en retour que cette chaîne de conceptions traverse dans ses transformations tantôt théocratiques et nationales, tantôt humanitaires et morales »10. Appliqué à Jésus dans les Synoptiques, le titre de « fils de Dieu » ne signifie pas autre chose que Messie. Ainsi l’entendent les démoniaques, qui s’en servent les premiers à son sujet ; ainsi l’entendait Pierre dans sa confession ; ainsi l’entendait le grand prêtre dans l’interrogatoire qu’il fit subir au Sauveur. Si Caïphe s’est scandalisé de la réponse qui lui a été faite, ce n’est pas pour avoir pensé que Jésus s’attribuait la qualité de personne divine et réclamait les honneurs divins, mais parce qu’il a jugé blasphématoire le discours d’un homme du peuple, traduit /[fol. 334] comme coupable devant son tribunal, et qui prétendait être le Messie promis par les prophètes, le monarque élu du Seigneur. La réponse de Jésus montre que les titres de « fils de l’homme » et de « fils de Dieu » avaient dans le langage religieux la même signification messianique. Mais le titre de « fils de Dieu » avait aussi pour Jésus luimême un sens plus profond que l’acception vulgaire. Le « fils de Dieu » et le Dieu « Père » sont des idées corrélatives ; et de même que l’idée du Père céleste dans les Synoptiques est purement religieuse et morale, l’idée du Fils de Dieu n’a pas non plus par elle-même et directement, une signification philosophique. L’idée de Père appliquée à Dieu et l’idée de fils appliquée aux hommes en général définissent à la fois la religion et le devoir de l’homme. Appliquée à Jésus, l’idée de filiation divine marque d’abord un rapport religieux, une présence intime et vivante de Dieu, impossible à décrire en langage humain et qui ne peut s’exprimer que par des termes analogiques et figurés. {Jésus a conscience d’être le fils de Dieu en un sens et d’une façon où nul homme ne peut l’être. Ses devoirs sont aussi uniques en leur genre que l’est son rapport avec le père. Tous les hommes sont appelés à devenir fils de Dieu, à jouir de sa présence intime, à se montrer parfaits en bonté à l’exemple de leur Père céleste ; mais pour tous Jésus est l’initiateur de cette filiation, qui est comme son bien propre, tandis qu’elle est communiquée aux hommes par lui.}(d) L’expression sensible de cette relation unique entre le Père céleste et Jésus est contenue dans le  /[fol.  335] récit du baptême ; son expression pour ainsi dire physiologique dans les récits de la conception virginale ; son expression métaphysique dans saint Paul et surtout dans saint Jean, qui associe l’expression métaphysique à l’expression sensible dans le premier chapitre de son Évangile, si justement admiré, et si rarement compris. La tradition apostolique ne laissait pas d’établir une relation spéciale entre cette filiation et le moment du baptême, par la descente de l’Esprit et la déclaration du Père. Au point de vue de l’histoire, il est permis de se demander si le récit du baptême, où il y a un élément didactique ne répond qu’à un fait, à une vision que Jésus aurait eue en sortant du Jourdain, à l’intuition subite de sa mission ou bien si la tradition n’a pas inconsciemment rattaché à un seul point l’expression d’un travail psychologique antérieur au baptême et qui aurait eu son couronnement dans la vision du Jourdain. Il n’y a pas lieu d’attribuer à la scène de la transfiguration le sens qui appartient à celle du baptême et de renvoyer au temps de la confession de Pierre le terme de l’évolution psychologique dont il s’agit : la transfiguration ne met pas en relief la filiation divine comme telle ; c’est une anticipation de la gloire messianique, et la filiation divine y est rappelée comme le titre de Jésus au triomphe qui doit couronner sa mission temporelle. On peut croire que le baptême fut un moment décisif dans la carrière du Sauveur

10. Holtzmann, op. cit., I, 265 – Marc, XIV, 61.

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Alfred Loisy par la conscience très nette qu’il eut alors de /[fol. 336] son rôle ; mais il n’en faut pas conclure que cette intuition surnaturelle ait été pour lui une sorte de surprise violente ; elle a dû être préparée par tout un développement dont le détail nous échappe, et que l’on voudrait pouvoir suivre depuis l’enfance de Jésus jusqu’à sa rencontre avec Jean-Baptiste. C’est parce qu’il avait conscience d’être « fils » que Jésus s’est dit Messie, et non parce qu’il a eu conscience d’être Messie qu’il s’est dit « fils ». Ni dans sa pensée ni dans sa carrière l’idée messianique n’est un point de départ ; elle est plutôt une conclusion. C’est pour s’être senti avec le Père céleste dans un rapport unique et pour avoir compris que dans cette union intime étaient contenus le commencement et la réalité substantielle du royaume, dont lui-même se trouvait ainsi chargé de procurer l’accomplissement, qu’il s’est reconnu et présenté comme le Messie promis à Israël. De même que son royaume de Dieu est celui qu’annonçaient les prophètes, bien qu’il en soit à beaucoup d’égards comme l’interprétation spirituelle ; de même il est le Messie prédit, bien que la filiation divine qui lui appartient soit d’un ordre supérieur à celle dont on honorait David, Ezéchias, Josias et que l’on attribuait au roi messianique leur descendant. Jésus ne pouvait assumer d’autre rôle que celui de Messie et il ne pouvait se définir en termes intelligibles pour ses compatriotes qu’en prenant ce titre. {C’était comme la traduction juive de /[fol. 337] sa conscience divino-humaine, traduction nécessaire et qui était pour Jésus lui-même l’expression naturelle de sa pensée et de ses sentiments.} (e) Nos distinctions scolastiques étaient bien loin de son esprit, et les concepts que nous discernons et classons après les avoir tournés en abstractions, existaient en lui comme une seule idée concrète et vivante, qui possédait toute son âme. Il faut remarquer cependant que Jésus n’emploie pas la formule complète « fils de Dieu » et préfère se nommer simplement « le fils », le Fils unique de l’unique Père qui est au ciel ; il n’accepte ce titre de « fils de Dieu » que dans la bouche d’autrui, lorsque Pierre proclame sa qualité de Messie ou que le grand prêtre l’interroge sur le même sujet. Jésus ne pouvait pas dire à Pierre et à Caïphe qu’il n’était pas le fils de Dieu. Mais combien le sens qu’il attache lui-même à cette filiation divine apparaît plus large, plus religieux, plus réellement divin quand il dit devant ses disciples revenant de leur première mission et se félicitant de leurs succès : « Je vous loue ô Père, seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux habiles, et les avez révélées aux petits. C’est, Père, qu’il vous a plu ainsi. Tout m’a été donné par mon Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, ni le Fils si ce n’est le Père et ceux à qui le Fils (se) révèle11. Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et accablés, et je vous soulagerai. /[fol. 338] Prenez mon joug sur vous et écoutez-moi, parce que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger. »12 Tout l’Évangile galiléen vit en ces paroles, avec la première ferveur de son espérance. On y lit jusqu’au fond de l’âme de Jésus, où se trouve le nom du Père inséparablement uni à celui du Fils ; on y entrevoit dans sa mystérieuse profondeur la relation unique qui rattache le Sauveur à Dieu ; on y perçoit avec une parfaite clarté le sentiment qu’a Jésus de porter en lui la lumière et le salut de tous. Jésus vit de Dieu et il

11. Leçon ancienne qui paraît plus satisfaisante que la leçon commune pour l’enchaînement des idées. 12. Matth., XI, 25-30.

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Jésus-Christ devient la source de la connaissance divine pour quiconque veut être son disciple. Combien il est aisé d’être disciple d’un tel maître qui est le consolateur de l’âme, et dont l’autorité ne pèse pas sur ceux qui la subissent parce qu’il donne la paix intérieure. Ce que Jésus dit avoir reçu de son Père n’est pas le gouvernement du monde, mais ce qu’il enseigne. En Dieu même est la source de la tradition qu’il oppose à celle des pharisiens. Cette tradition consiste dans la révélation du Père et de ses desseins miséricordieux, dans la vérité du royaume présent et à venir. Pour parler le langage de la philosophie moderne, il ne s’agit pas de la connaissance transcendante du Dieu éternel, mais de la perception intime de Dieu immanent en Jésus ; il s’agit de réalité psychologique et de vie spirituelle, non de métaphysique ; mais on rencontre ici le point où se soudera la philosophie religieuse du quatrième Évangile. Jésus s’y montre pleinement /[fol. 339] dans son rôle d’initiateur religieux, de Sauveur, de maître uniquement autorisé, dont l’enseignement s’élève au-dessus de toute doctrine d’école parce qu’il est vivant dans celui qui le donne. Écoutez-moi, dit-il, instruisez-vous par moi, non seulement par mes discours, mais par ma vie, par la mansuétude et l’humilité dont je vous donne l’exemple ; apprenez de moi à connaître le Père et à vivre de sa vie, en m’écoutant, en m’imitant. Les Juifs qui ont dit « Jamais homme n’a parlé comme cet homme », ont porté un jugement que ratifie l’histoire des religions. Jamais conscience aussi haute, aussi pure, aussi profondément humble et souverainement dominatrice n’a parlé aux hommes un langage aussi pénétrant, aussi efficace, aussi salutaire. N’est-il pas vrai que dans cette conscience le divin et l’humain se sont embrassés dans une association si étroite que les formules les plus absolues de la théologie semblent encore insuffisantes à l’exprimer ? [La prédication et les miracles de Jésus.] Tel est, autant qu’il est permis de l’analyser, le fond de la conscience messianique de Jésus, ce qui fait la divine originalité de sa personne et de son action. Toutefois ce n’est pas Jésus tout entier, pas plus que la foi au Dieu Père n’est tout le royaume réalisé par sa prédication. Quand les évangélistes veulent donner une idée sommaire de ce qu’était le ministère de Jésus, ils disent qu’il prêchait et qu’il guérissait13. Le Sauveur lui-même a regardé les miracles opérés par lui et les exorcismes heureusement pratiqués en son nom /[fol. 340] par ses disciples comme des signes de sa mission, comme une preuve de la présence de Dieu parmi les siens, et de l’avènement du royaume céleste. {Sans considérer précisément ces miracles comme des effets surnaturels au sens où l’entendent les théologiens modernes, il y voyait une manifestation sensible de la présence divine, la réponse de Dieu à la foi de ses enfants. Il ne les allègue pas comme un témoignage direct en faveur de sa mission personnelle, mais comme une preuve de l’Évangile. Cette preuve est loin d’avoir constitué toute la démonstration évangélique, laquelle n’était pas autre que Jésus lui-même et l’expérience à faire de son enseignement ; et ce n’est pas comme un argument extérieur à l’Évangile que les miracles sont signalés à l’attention des Juifs. On ne les fait pas valoir expressément comme œuvres de la toute puissance mais comme œuvres de la bonté divine et soulagement opéré par l’effet de son esprit.}(f) Jésus n’a jamais voulu le miracle pour le miracle, le prodige exécuté pour faire montre de puissance surnaturelle ; il en a même repoussé l’idée comme il

13. Matth., IV, 23.

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Alfred Loisy aurait écarté la proposition de se livrer à la magie ; il n’a jamais voulu donner de « signe » à ceux qui lui en demandaient. Le récit de la tentation est très instructif à cet égard, et l’on a aussi la réponse : « Il ne sera pas donné à cette génération d’autre signe que celui de Jonas. Car de même que Jonas a été un signe pour les Ninivites, ainsi le Fils de l’homme sera un signe pour ses contemporains »14. Jonas s’est trouvé /[fol. 341] devenir un signe de pardon, parce que les Ninivites se sont repentis à sa parole ; Jésus deviendra un signe de condamnation parce qu’on ne l’a pas écouté. Jésus a donné le signe de Jonas en invitant ses concitoyens à se préparer pour l’avènement du royaume, puisque ceux qui ne s’y préparent pas en seront exclus : le signe aura son accomplissement par le juste jugement de Dieu15. Ainsi la valeur probante des miracles, si l’on s’en tient au point de vue de l’Évangile dans la tradition synoptique, ne vient pas de ce qu’ils seraient conçus comme une dérogation à l’ordre naturel des choses, mais ce qu’ils attestent l’efficacité bienfaisante du royaume annoncé, l’action du Père céleste dans l’Évangile, abstraction faite de leur mode d’accomplissement et de leur rapport avec l’enchaînement des causes naturelles. Le divin Maître aurait probablement souri si on lui avait dit que « le contact d’une personne exquise »16 peut produire des effets merveilleux sur les organismes détraqués, et sans discuter l’efficacité de ce contact, il aurait continué à voir dans ses résultats salutaires l’œuvre bienfaisante de Dieu. L’Évangile est plus grand que la science et même que la théologie. [Les prédictions de Jésus.] Comme Jésus a fait des miracles, il a prédit sa mort, sa résurrection et son retour glorieux. Ces prédictions se rattachent à la conception du royaume céleste, mais par son côté /[fol. 342] eschatologique plutôt que par son côté moral. Partant de l’idée de Dieu, Jésus avait conscience de son rapport filial avec le Père céleste ; partant de l’idée du royaume, il avait conscience, lui, « Fils de l’homme », d’être l’organe choisi pour le réaliser. Tels sont les deux éléments de sa conscience messianique17, et c’est le premier qui donne à la mission de Jésus son caractère purement religieux et moral, universel et spirituel, qui rend impossible toute comparaison entre Jésus dans son rôle de Messie et des fanatiques tels que Juda le Galiléen et Barkohab. C’est précisément parce que Jésus part de sa conscience de Fils pour arriver à l’affirmation de sa qualité messianique, et non de l’idée messianique pour y adapter son action, qu’il est si indépendant à l’égard du messianisme vulgaire. Strauss lui-même a très bien vu ce qui paraît avoir échappé à Renan, à savoir que si Jésus n’avait pas trouvé dans sa propre conscience le secret de sa mission, il aurait été dominé par l’idéal du messianisme politique ou n’aurait pu du moins s’y soustraire entièrement, tandis qu’il y échappe dès le commencement et toujours. Il ne se règle pas sur les prophéties pour les accomplir, il ne fait que s’approprier dans les prophéties ce qui revient au sentiment qu’il a de sa mission, et il laisse le reste. Les passages qu’il s’est lui-même appliqués ont une signification purement

14. Luc, XI, 29-30. 15. L’explication donnée dans Matth. XII, 40, est une interprétation spirituelle du récit de Jésus, acceptée de bonne heure par la tradition et insérée dans un discours de Jésus ; ce n’est pas une prédiction faite par le Sauveur lui-même. 16. Renan, Vie de Jésus. 17. Holtzmann, I, 281.

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Jésus-Christ religieuse et morale, ou bien ils sont dégagés, par l’interprétation qu’il leur donne, de tout élément national. Mais cet élément national et poli- /[fol. 343] tique étant une fois éliminé, Jésus n’aurait pu être le Messie s’il n’était resté en quelque façon dans le cadre des espérances juives. C’est lui qui devait présider à l’avènement définitif du royaume céleste, et il a toujours parlé de cet avènement comme n’étant pas éloigné. À cet égard, on pourrait presque dire à cet égard seulement, Jésus maintient la donnée du messianisme vulgaire, la perspective prochaine d’une catastrophe et d’un bouleversement universel, immédiatement suivis du grand jugement et du règne des élus sur la terre régénérée. {Encore est-il vrai qu’un élément nouveau intervient qui coupe la perspective et la fera reculer de plus en plus en l’élargissant et la transformant. Jésus le Messie ne vient pas maintenant pour ce terrible branle-bas du jugement dernier : il reviendra plus tard pour cela. Dans la persuasion commune, le Messie devait amener le triomphe d’Israël et la ruine de ses ennemis, la résurrection des justes et la confusion des méchants, dès qu’il aurait fait son apparition sur la terre. Jésus mourra d’abord ; puis il ressuscitera, la mort ne pouvant le garder ; et ressuscité il reviendra. Cette interpolation de la mort dans l’eschatologie messianique en change tout à fait le caractère ; car c’est la mort de Jésus qui devient le point culminant de son activité, et l’eschatologie proprement dite est renvoyée au second plan, sur une ligne indécise et flottante, d’où elle ne pourra produire dans la conscience chrétienne les troubles qu’elle a excités dans  /[fol.  344] la conscience juive. Jésus se montra prophète et plus que prophète lorsqu’il proclama que sa mort était la condition de sa gloire et du royaume annoncé, lorsqu’il écarta toute idée d’un triomphe immédiat et qu’il se résolut à souffrir au lieu de régner. S’il ne fit pas de prédictions dans le sens absolu et littéral que l’on attacha de bonne heure à ses discours, il manifesta sur son avenir et celui de son œuvre des intuitions que la raison des sages et des doctes n’aurait pas conçues et qu’elle est encore incapable de comprendre.}(g) /[fol. 345] III [La mort de Jésus et l’espérance de son retour glorieux] L’idée de la mort ne se fait pas jour dès le commencement de la prédication évangélique. Le royaume y apparaît sous un aspect riant et plein d’espérance. Il n’y est question que de béatitude, de joie, de confiance, bien que l’on prévoie déjà des persécutions. C’est une aurore brillante qui semble annoncer un beau jour ; mais l’orage n’est pas loin qui jettera les ténèbres et le deuil sur cette lumineuse vision. L’idée de la mort du Christ fait son entrée dans l’Évangile, en même temps que la reconnaissance de Jésus comme Messie par les apôtres. On dirait que le Sauveur a voulu dès l’abord combattre les illusions que sa qualité de Messie, acceptée par lui-même, pouvait faire naître dans leur esprit. Telle fut évidemment son intention. Comment cette idée de la mort, qui n’est pas sensible dans les premières prédications galiléennes, et qui, après la confession de Pierre, domine tout l’enseignement et les démarches de Jésus, a-t-elle pris une possession si complète de sa pensée et s’est-elle associée nécessairement à l’idée qu’il avait de sa mission ? La circonstance où Jésus se révèle pour la première fois à ses disciples comme Messie destiné à la mort est assez significative. Les heureux temps de la prédication galiléenne étaient passés. Jésus s’était effacé devant une opposition de plus en plus menaçante et il avait fait avec ses disciples, du  /[fol.  346] côté 183

Alfred Loisy de Tyr et de Sidon, un voyage qui, sans être une fuite, ressemblait assez à une retraite devant l’ennemi ; tournant vers l’est, il était arrivé au pied de l’Hermon, près de Césarée de Philippe, toujours en terre païenne, et il ne devait plus faire en Galilée qu’une apparition rapide, avant de se rendre à Jérusalem où l’attendaient la croix et le tombeau. C’est ce moment critique qu’il choisit pour provoquer la déclaration de Pierre. Il fait dire à ses disciples qu’il est le Messie, afin de leur apprendre aussitôt quel Messie il veut être. À peine Pierre, parlant pour tous, lui a-t-il dit : « Tu es le Christ », que Jésus leur dit clairement : « Le Christ doit aller à Jérusalem pour y mourir ». On peut trouver qu’il y a un peu d’arrangement dans les Évangiles ; que l’annonce réitérée de la passion a quelque chose de systématique ; que la forme succincte des prédictions, influencée par les faits, vient en partie de la tradition : il n’en reste pas moins que l’annonce de la passion par le Sauveur luimême était étroitement liée dans le souvenir des apôtres avec la reconnaissance de Jésus, comme Messie. Jésus s’était avoué Messie devant ses disciples dans le temps où la prédication galiléenne aboutissait à un échec et semblait impossible à continuer ; il leur avait appris en même temps qu’il devait mourir, précisément parce qu’il était le Messie ; jamais il ne les a entretenus dans la seule espérance du Messie glorieux. /[fol. 347] La parole : « Retire-toi, Satan ; tu n’as que le sentiment des choses humaines et non des divines », est authentique entre toutes et prise sur le fait. Pierre avait risqué une observation lorsque le programme messianique de Jésus lui avait été exposé pour la première fois, et il avait été vivement repoussé. Rien ne manifeste mieux les pensées et les intentions de Jésus dans leur simplicité lumineuse et leur divine pureté. Une expérience avait été faite ; le royaume avait été annoncé aux pauvres ; mais l’accueil favorable du début avait fait place à l’indifférence et à l’hostilité, parce que la nouvelle conception du royaume ne prenait pas sur la masse, à cause de son élévation même et de sa vérité, faute de fanatisme et d’exaltation patriotique. Au point où les choses en étaient arrivées, il fallait ou renoncer à l’entreprise ou courir la chance inévitable d’y perdre la vie. Le temps n’était pas venu d’agir sur les gentils. Le Messie devait tenir jusqu’au bout son rôle en Judée et y préparer l’avènement du royaume, quand même la mort serait la condition du triomphe. Le problème qui se posait devant Jésus était des plus simples, ou, pour mieux dire, il n’y avait pas de problème : le cours des événements lui manifestait la volonté de la Providence, et il était résolu à suivre sa voie, dût cette voie le conduire au dernier supplice. Le reste appartiendrait à Dieu, qui ne faillirait pas à ses promesses ni à son Christ, qui ne l’aban- /[fol. 348] donnerait pas dans la mort, et qui amènerait par des moyens à lui connus la consommation de son règne sur la terre. Il serait tout à fait téméraire et invraisemblable d’affirmer que la pensée de la mort ne s’est présentée à Jésus qu’à ce moment précis, mais il est évident qu’elle ne domine toute autre idée qu’à partir de cette époque, et que, dans les premiers temps de la prédication galiléenne le Sauveur n’en est pas préoccupé 18. Il n’appartient pas à l’historien de décider si Jésus a toujours considéré sa mort comme la conclusion obligée de son ministère ; au moins a-t-il dû dès le commencement la regarder comme une éventualité possible, qui bientôt est devenue probable et finalement

18. La parole symbolique sur le départ de l’époux (Marc, II, I9) n’a sans doute pas été prononcée aux débuts de la prédication galiléenne. Il n’est guère possible de soutenir que Jésus n’aurait en vue que la séparation sans égard à sa mort.

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Jésus-Christ nécessaire. Rien n’accuse la moindre hésitation de sa volonté, et il faut une grande subtilité d’exégèse pour découvrir dans la vivacité de sa réplique à Simon-Pierre l’indice d’un combat intérieur. Quand le moment est venu de prendre un parti décisif, il se fait reconnaître comme Messie par ses disciples ; mais il ne continuera pas en Galilée un ministère devenu inutile et pour cette raison il recommandera encore à son entourage de taire provisoirement sa qualité de Messie ; il veut se rendre à Jérusalem, y avouer publiquement sa mission, y tenter une suprême épreuve dont le résultat sera ce qu’il plaira au Père céleste, /[fol. 349] un effort qui ne peut guère manquer de coûter la vie à son auteur, mais qui s’impose comme la conclusion logique et providentiellement indispensable de l’œuvre commencée. Il faut porter à Jérusalem, au centre de la nation juive la parole du royaume céleste, pour qu’elle soit réellement proposée à Israël ; il faut l’y porter avec toute l’autorité messianique, la faire accepter ou mourir. Et comme toutes les chances humaines sont pour que la parole de l’Évangile ne soit pas acceptée, Jésus mourra. Ce serait appliquer au Sauveur notre commune mesure que de le supposer dans une impasse d’où il ne pouvait sortir honorablement que par la mort. Rien n’a été plus éloigné de son esprit que ce point de vue d’honneur humain, ce souci d’assurer l’unité d’une belle vie. D’ailleurs, comme il ne s’était pas encore présenté officiellement en qualité de Messie et qu’il ne s’était même pas déclaré tel à ses disciples, il ne s’était pas compromis de sa personne au point que la retraite et le silence lui fussent rendus impossibles, humainement parlant, sans se couvrir de ridicule. S’il n’eût eu que l’intention de jouer un rôle, il pouvait y renoncer. Mais Jésus était une conscience évoluant dans la pure atmosphère de la Divinité ; il ne jouait pas un rôle, il y était tout entier, il vivait sa propre mission, reconnaissant à chaque tournant du chemin la volonté du Père. Quand la perspective de la mort emplit son horizon, il comprit que sa mort était aussi dans l’ordre de la volonté divine, car il ne pouvait douter /[fol.  350] ni du Père, ni du royaume, ni de lui-même ; s’il rencontrait la mort, c’est que la mort était la condition providentielle du royaume à venir ; il ne l’embrassa point par un coup de beau désespoir ; avec la même simplicité de confiance qu’il avait eue, pauvre charpentier de Nazareth, en se constituant l’évangéliste du royaume, il osa s’en constituer le martyr pour en être vraiment le médiateur. {Jésus avoua donc aux siens qu’il était le Messie, et dans cet aveu il mit l’annonce de sa mort. Il n’a dit à personne ce qu’il était avant de pouvoir dire en même temps qu serait le terme providentiel de sa mission terrestre. En associant ces deux révélations, il n’y avait plus de danger que la première induisît les disciples en erreur et qu’ils vissent dans leur Maître le héros de la restauration nationale. L’idée de la passion marquait une rupture complète avec les espérances juives. On peut même dire, en un sens, que par elle Jésus entrait dans la réalité de sa mission universelle, puisque sa mort seule devait le consacrer sauveur du monde. À en juger par les Évangiles, la nécessité de sa mort ne s’est pas montrée à lui comme absolue, comme un décret providentiel dont il aurait eu la perception directe et auquel, dans aucune hypothèse, il n’aurait pu échapper ; mais cette nécessité s’est manifestée à lui comme une nécessité morale et relative où il reconnaissait les intentions du Père et à laquelle il se soumettait en tant qu’elle était conforme à /[fol. 351] ces intentions souveraines. Ainsi seulement sont garantis la liberté et le mérite de son obéissance ; ainsi se justifie son voyage à Jérusalem, qui ne fut pas une recherche de la mort, ni une provocation à ses bourreaux, ni un acte de soumission aveugle à la fatalité. Jésus s’exposa volontairement à la mort, mais ce qu’il poursuivait directement n’était pas cette mort qu’il devait subir, c’était la proposition de l’Évangile à 185

Alfred Loisy des gens qui avaient droit de l’entendre, si mal disposés qu’ils fussent à la recevoir. La responsabilité du crime qu’ils devaient commettre leur incombe tout entière. Le dévouement de Jésus à l’œuvre du royaume est exempt de tout fanatisme, de tout aveuglement, de toute illusion. Bien qu’il rattache la nécessité de sa mort à l’idée de sa fonction messianique, il n’a pas déduit l’une de l’autre. Ni l’Ancien Testament, ni la théologie juive de l’époque ne comprenaient les souffrances et la mort dans le rôle providentiel du Messie ; Jésus les y introduit à la lumière de ses expériences et de ses propres intuitions ; c’est d’après cette persuasion, non pour avoir cherché dans les Écritures prophétiques le secret de sa destinée, qu’il a pu s’approprier ce qui est dit en Isaïe du Serviteur de Iahvé, et trouver la figure de son propre sort dans les tribulations des anciens prophètes. Le travail qui s’est opéré dans sa conscience a donc été, si on peut le dire, parfaitement original et tout moral. Quand il s’en ouvrit à ses disciples, ceux-ci ne le comprirent pas, et rien /[fol. 352] n’est moins étonnant. Ce qui a de quoi surprendre, c’est qu’ils l’aient compris assez pour que ses sentiments soient reconnaissables dans le souvenir qu’ils ont gardé de ses discours.} (h) [La Cène et la Nouvelle Alliance.] La mort de Jésus, faisant partie de son ministère, devenait la rançon des élus. Ce n’est pas qu’on trouve dans l’Évangile une théorie de la rédemption aussi précise que celle de saint Paul, car le Sauveur n’a développé dans son enseignement aucun schéma proprement théologique. Sa pensée s’élevait trop haut pour s’enfermer dans un système, et elle était trop vivante pour se définir en une formule abstraite. Ce qu’il a enseigné n’était pas en lui à l’état de pure conception intellectuelle mais de réalité vécue. Il embrassait donc en esprit sa propre mort comme une partie de son service messianique : c’était une condition d’accomplissement pour le royaume, puisque le Messie devait la traverser ; et c’était la condition définitive, puisque le Messie ne pouvait rien au-delà de ce sacrifice. Telle était, d’ailleurs, la loi du royaume. Ne fallait-il pas perdre sa vie pour la trouver, et celui qui venait prêcher la loi d’amour pouvait-il mieux en garantir le triomphe sur la terre qu’en allant lui-même jusqu’au bout du renoncement ? Ne mourait-il pas pour tous en mourant pour son œuvre ? Sa mort n’était-elle pas le rachat du péché puisqu’elle avait pour cause la dureté de cœur des hommes et devait servir à la briser ? N’était-elle pas le salut de tous puisqu’elle rendait intelligible à toute /[fol. 353] âme de bonne volonté la loi de charité et d’abnégation, réalisée dans le ministre du royaume par la perfection de son dévouement ? Moyennant cette condition et par cette voie, Dieu allait agir, le royaume allait venir et se constituer pour les siècles des siècles. C’est l’impression toute vive de cet incomparable service que le Sauveur voulut léguer à ses disciples dans le dernier repas qu’il prit avec eux. Il se proposa certainement de leur inculquer l’idée la plus juste de sa mission, le but de sa vie et de sa mort, la raison de sa carrière messianique sur la terre et de ses espérances ultérieures. Le mot qu’il dit en cette circonstance n’a jamais été oublié ; il résumait tout le passé et il portait l’avenir. Ce dernier repas était celui de la pâque. Il ne semble pas que l’on doive suivre ici la relation johannique où la cène est anticipée et la passion coïncide avec l’immolation de l’agneau pascal ; l’auteur du quatrième Évangile a probablement été guidé par des considérations symboliques ; ayant mis la mort même de Jésus en rapport avec le sacrifice de la pâque, il a dû parler ailleurs de l’eucharistie sans en marquer l’origine historique. Jésus, dominé par la pensée de sa mort maintenant imminente, offrit à ses disciples du pain qu’il avait rompu, en 186

Jésus-Christ disant : « C’est mon corps », et une coupe de vin en disant : « C’est mon sang ». Aucune circonstance n’est à négliger dans ce drame intime qui doit expliquer celui du Calvaire. La distribution du pain et du vin était déjà en elle-même un acte religieux, car elle /[fol. 354] avait été, suivant l’usage, précédée d’une prière d’actions de grâces à Celui qui donne aux hommes leur nourriture, et c’était un acte de communion, selon les idées de l’antiquité, spécialement de l’Orient, où la communauté de la table n’a pas cessé de créer une sorte de lien sacré. De plus, pour des enfants d’Israël, le repas où se fit cette distribution était particulièrement saint, puisque c’était le repas sacramentel de la pâque. Jésus avait mangé avec les siens la victime commémorative du pacte sinaïtique. Son esprit s’était naturellement reporté vers cette alliance ancienne qui était le fondement essentiel de la foi israélite et qui pourtant ne suffisait plus à satisfaire les aspirations des âmes religieuses, qui avait besoin d’être accomplie, élargie, transfigurée, qui attendait son renouvellement éternel. Alors Jésus vit plus clairement que jamais que cette alliance touchait à son terme, et que par lui en ce moment même une nouvelle alliance, universelle et définitive, allait se fonder. « Voici le sang de l’alliance », avait dit Moïse en aspergeant le peuple avec la moitié du sang des victimes immolées pour le pacte ancien. Il allait y avoir aussi du sang versé pour la nouvelle alliance, le propre sang du Messie. C’est pourquoi Jésus dit : « Voici mon sang, le sang de la nouvelle alliance, Voici mon corps de victime immolée. Prenez, mangez, buvez. La victime est vôtre, car l’alliance est pour vous ». Quelle intensité de signification ne revêtent pas en cet instant suprême les /[fol. 355] simples paroles que la tradition apostolique nous a conservées ? La théologie symboliste paraît presque ridicule dans ses essais d’interprétation figurée, comme si elle voulait mettre au rabais le sacrifice de Jésus, réduire en abstractions sa vie et son amour, emprisonner son dévouement dans une métaphore, et transformer en image hardie le don qu’il fait de lui-même. Le réalisme de la théologie traditionnelle n’épuise pas la profondeur du discours tenu par le Maître à ses amis. Sans doute il y eut là un symbole, et les critiques ont eu raison de dire que la cène eucharistique a été, en un sens, la dernière parabole de Jésus, celle où il a voulu traduire en termes expressifs le secret de sa vie et de sa mort. Le pain rompu est la figure du corps supplicié ; le vin est l’image du sang répandu. Mais le symbole n’est pas tout ce que Jésus propose à la foi de ses disciples, car il ne fait pas que leur présenter du pain à manger et du vin à boire ; il est en quelque façon vivant lui-même dans le signe qu’il institue, et il se donne aux siens par avance, et pour toujours, et tout à fait. Il est vraiment oiseux de se demander si les apôtres ont pu penser ou non qu’ils mangeaient la chair et qu’ils buvaient le sang de Jésus. S’agissait-il pour eux de chair et de sang, et non pas de vie et de personne ? La chair et le sang ne signifiaient-ils pas tout naturellement à leur esprit l’homme-Christ qui leur parlait avec amour. Certes ils n’ont pas songé à une réalité toute matérielle, pas plus qu’ils n’ont pensé entendre que des mots sonores. Ce que Jésus /[fol. 356] disait, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir en ce moment et ce qu’ils ont mieux compris plus tard, c’est que Jésus voulait être et devenait pour eux la victime sacrifiée dont on vit pour être uni à Dieu, une victime volontaire donnée une fois pour toutes et entièrement, morte en apparence et toujours vivante, principe éternel de vie et d’union pour ceux qui y participent. La mort de Jésus qui est dans la perspective immédiate de la dernière cène, sera un sacrifice plus vrai, plus efficace, plus divin que tout ce qui a jamais été connu sous ce nom, et l’anticipation symbolique qui en est faite dans la cène, qui en deviendra la commémoration dans l’eucharistie, crée en ceux qui s’y associent une communion divine plus réelle 187

Alfred Loisy que tous les repas sacrés, à commencer par ce repas de l’agneau pascal que l’on vient de prendre et qui désormais appartient au passé, à un pacte qui n’existe plus. {Tout cela, dira-t-on, n’est que symbole. Et en vérité les notions de sacrifice et de communion sont des symboles, mais les symboles de réalités ineffables, et dans l’eucharistie elles se réunissent en un symbole substantiel, effectif, où le symbole contient l’idée, où l’idée contient la vie.}(i) Un pacte nouveau est vraiment inauguré par l’eucharistie. L’agneau pascal a été apporté sur la table du cénacle. Jésus n’a pas présenté cette victime comme la figure de sa propre immolation. L’agneau pascal a déjà sa signification traditionnelle : il est le mémorial de la sortie d’Égypte, un /[fol. 357] symbole purement israélite. Que ce symbole réunisse une dernière fois dans le souvenir de l’ancienne alliance Jésus et ses disciples, c’est par contraste qu’il se trouve au début de l’alliance nouvelle. La pensée du nouveau pacte sera suggérée par le rite commémoratif de l’Ancien ; mais elle se réalisera en dehors de ce rite, elle aura son symbole particulier, nouveau comme elle, universel dans l’ordre de la nature, comme elle l’est dans l’ordre divin. Car il ne s’agit plus de sauver Israël de la servitude d’Égypte, mais de sauver le monde de la servitude du péché ; il s’agit de procurer par la mort l’avènement du royaume qui n’est point venu par la vie. Et Jésus indique la relation de ce festin de mort avec le festin messianique dont il est le gage : « En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne avant le jour où j’en boirai du nouveau dans le royaume de Dieu ». C’est pour le royaume qu’il donne sa vie, et en prévision du royaume qu’il symbolise sa mort : non qu’il célèbre par avance dans la distribution du pain et du vin eucharistiques les joies du festin éternel, car le symbolisme de l’eucharistie figure directement sa mort ; mais parce que cette mort est la condition du royaume à venir et la communion à cette mort le principe de la communion à la vie du Christ immortel. [La Résurrection et la venue d’un monde nouveau.] Jésus va donc mourir comme Messie, afin de ressusciter Sauveur du monde. Avant sa mort il appartient à son rôle de Messie venu pour la conversion d’Israël ; après sa mort il /[fol. 358] vivra pour tous ceux qui croiront en lui, sans distinction de race. À l’heure même où il sent déjà s’approcher les affres de l’agonie, il est rempli d’un espoir sans limites. Il vient de célébrer la pâque juive et sa pâque évangélique ; il songe à la pâque du royaume, où il présidera comme il a présidé aux deux précédentes. La mort n’interrompt pas sa fonction de médiateur. L’idée de sa résurrection se mêle aux préliminaires de sa passion. C’est que la mort ne pouvait être le tombeau du royaume des cieux, et que Jésus avait conscience de porter en lui ce royaume. La mort ne serait pour lui qu’un passage, et il vivrait encore et toujours dans le royaume et pour ce royaume éternel. La résurrection était pour la tradition juive la seule forme intelligible de l’immortalité, de la vie d’outre-tombe, de la subsistance personnelle après la mort ; et si la résurrection était promise à tous les justes qui avaient droit au royaume, le maître du royaume ne pouvait en être exclu. Jésus parla de sa résurrection et il ne pouvait pas se dispenser d’en parler, puisque c’était la seule définition possible de son espérance. Il n’en annonça pas les circonstances par manière de prédiction ; autrement sa mort n’aurait pas jeté ses disciples dans l’incertitude où nous voyons qu’ils sont tombés, et les apparitions de leur Maître n’auraient pas été pour eux des surprises inattendues. Les disciples comprenaient sans peine l’annonce de la mort ; ils comprenaient moins /[fol. 359] bien l’annonce de la résurrection parce que le comment de cette résur188

Jésus-Christ rection ne pouvait leur être expliqué d’avance. Mais étant donnée la conscience que Jésus avait de sa mission, l’idée qu’il se faisait du royaume, la persuasion intime où il était que le royaume c’était lui, et qu’il n’y avait pas de royaume possible sans lui, que du reste le royaume était à la fois présent et imminent, que nulle puissance au monde pas même la mort n’en pouvait retarder l’accomplissement, il est inconcevable que Jésus ait attribué un avenir à son œuvre et au royaume en dehors de lui-même, de sa propre subsistance, de son avenir immortel. Puisque le royaume devait venir, lui-même devait vivre ; puisqu’il allait mourir, il devait ressusciter. L’impossibilité de substituer à cette espérance concrète, religieuse et personnelle une espérance abstraite, purement morale et impersonnelle, est aussi évidente pour le critique qu’elle est indiscutable pour le croyant. L’idée du retour glorieux va de pair avec celle de la résurrection. Le royaume ne peut subsister sans Jésus. La consommation du royaume par le grand jugement réclame l’apparition du Messie glorieux. Il n’en est pas moins vrai que les deux idées sont distinctes, si étroitement associées qu’elles soient entre elles, comme la conception morale et la conception eschatologique du royaume céleste, et qu’on ne doit pas les confondre. La résurrection est nécessaire pour la conservation du royaume en ce qu’il a de plus intime, de réel, /[fol. 360] d’actuel, en tant qu’il est la vie éternelle dont il n’est pas possible que Jésus demeure exclu. Tous les élus du royaume vivront, et s’ils ont à traverser la mort, la mort ne les retiendra pas ; mais leur chef doit être toujours vivant. Le raisonnement de saint Paul 19 en faveur de la résurrection de Jésus est tout à fait concluant et selon l’esprit de Jésus si l’on part de la notion proprement chrétienne et universelle du royaume : l’Évangile ne nous tiendrait pas ses promesses, si nous ne vivions éternellement ; nous entrerons donc vivants dans le royaume éternel, et si nous sommes morts avant le grand avènement nous ressusciterons ; {mais s’il faut que nous ressuscitions pour le royaume, à plus forte raison faut-il que le Christ, qui est mort pour le royaume soit déjà ressuscité en garantie de notre résurrection future ; il faut qu’il soit déjà dans le royaume, ou bien le royaume ne viendrait jamais dans sa plénitude, et il serait supprimé dans sa préparation, puisqu’il n’existerait même pas en Jésus qui en est le principe par rapport à nous.}(j) Une logique vulgaire n’a rien à voir dans ces considérations qui procèdent d’intuitions supérieures, de sentiments absolus, qui se soutiennent par elles-mêmes et ne sont pas fondées sur une métaphysique abstraite. L’idée du retour se rattache directement à l’eschatologie du royaume, à son côté symbolique et indéfinissable en termes réels. Puisque Jésus conservait le cadre eschatologique du royaume, il gardait aussi sa place dans les deux /[fol. 361] actes principaux qui le remplissaient : le bouleversement général et le grand jugement, la restauration des choses et l’organisation du règne des justes. Quand il a dit au grand-prêtre et à ses assesseurs : « Vous verrez le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel », il pensait à ce grand avènement, à cette manifestation glorieuse qui devait réparer les avanies du présent. Mais il y a une distinction à faire entre cette annonce et celle de la résurrection. Jésus que l’on va condamner à mort, et qui le sait, ne dit pas qu’il sortira de sa tombe pour confondre ses ennemis ; il dit que le Fils de l’homme viendra sur les nuées, c’est-à-dire qu’il viendra du ciel, où il faudra donc qu’il soit entré après sa mort, un intervalle étant supposé ainsi entre sa mort et ce que les premiers chrétiens ont appelé la parousie du Seigneur, intervalle durant lequel

19. I Cor., XV.

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Alfred Loisy auront eu lieu la résurrection et l’entrée de Jésus dans la gloire du Père. Les deux idées sont connexes et se commandent pour ainsi dire l’une l’autre, mais elles ne se confondent pas. À ses ennemis Jésus parle de son retour, et il n’avait pas à les entretenir d’autre chose. Aux disciples il avait parlé de la résurrection et du retour, sans spécifier les circonstances et le rapport mutuel de l’une et de l’autre. C’étaient là pour lui des espérances fermes, des certitudes de foi (ce terme doit être employé ici par l’historien, sauf à être expliqué plus loin, s’il le faut, par le théologien), mais non des prédictions dans le sens absolu du mot. De telles prédictions ne se rencontrent pas plus dans l’Évangile que dans l’Ancien Testament. Toutes les /[fol. 362] prévisions sont dominées par la certitude invincible du succès final, du triomphe de Dieu. Que le retour apparaisse comme très prochain dans la perspective évangélique, c’est chose incontestable, et la croyance des premiers chrétiens à l’imminence de la parousie ne s’expliquerait pas si Jésus lui-même n’avait envisagé ce retour glorieux comme devant arriver bientôt, en même temps que l’avènement définitif du royaume. De là vient que la résurrection, le retour, l’intervalle compris entre les deux sont pour nous des objets plus consistants en eux-mêmes et mieux distingués l’un de l’autre qu’ils ne le sont dans les discours du Sauveur. Jésus, dans les derniers temps de sa mission terrestre, a d’autant plus insisté sur l’avenir du royaume que celui-ci paraissait faire moins de progrès dans le présent et que son avènement pacifique était non seulement retardé mais rendu impossible. La résurrection et le retour doivent racheter la mort du Messie. L’avènement terrible et glorieux compensera l’humiliation de son supplice. Il appartiendra au Père de réaliser ce qui ne s’est pas encore accompli, de glorifier son Fils, d’amener le royaume des cieux. Lorsque Jésus tomba aux mains de ses bourreaux, il voyait le royaume aussi près de lui, aussi assuré pour un avenir prochain et pour tout l’avenir, qu’il le voyait en Galilée quand, au début de sa prédication, entouré d’un auditoire sympathique, il avait dit : « Bienheureux les pauvres, parce que le royaume /[fol. 363] des cieux est à eux ». La mort qu’il n’avait pas cherchée, mais qu’il avait acceptée sans crainte ni regret, le prit et donna à sa parole la seule considération dont elle eût besoin pour être impérissable. L’espérance qui l’avait soutenu ne l’a point trahi. Mais peutêtre est-il nécessaire d’expliquer aux âmes de petite foi comment Jésus, avec sa conception du royaume, ses préoccupations messianiques et la pensée de son prochain retour, ne s’est pas réellement trompé et n’a pas trompé les autres. Une autre question qui se pose en même temps, celle de savoir à quel titre l’Église peut se recommander de Jésus, si Jésus n’a jamais eu en vue que le royaume des cieux, sera traitée ultérieurement. Ce qu’il importe d’établir maintenant, c’est que l’Évangile n’a pas été une illusion dont la première, la plus noble, la plus touchante victime aurait été celui même qui l’a prêché. /[fol. 364] IV [La science du Christ et sa connaissance de l’avenir] Nous n’avons pas à examiner ici la question théologique de la science du Christ. Cette question n’existe pas pour l’historien et le critique, ou bien, si elle existe, c’est comme un problème d’histoire et de fait dont les documents évangéliques fournissent la solution. L’historien ne peut apprécier la science de Jésus que d’après les relations authentiques de son enseignement. C’est pourquoi, dans les 190

Jésus-Christ pages qui précèdent, on a donné comme doctrine de Jésus, comme connaissance et pensée de Jésus, comme témoignage de ses convictions intimes et du travail qui s’est opéré dans son esprit, ce qu’on lit dans les Évangiles synoptiques touchant le royaume des cieux, et ce que ces Évangiles nous révèlent touchant la notion du Fils de l’homme et celle du Fils de Dieu, l’idée fondamentale de l’eucharistie, l’annonce de la résurrection et l’espérance du retour glorieux. L’ensemble de ces notions constitue, autant qu’il nous est donné de la connaître, la façon dont Jésus lui-même envisageait son ministère. C’est cet ensemble d’idées, ce fond de l’enseignement évangélique, qui est pour l’historien la science du Christ. {La critique n’a pas à instituer pour Jésus une psychologie spéciale, dont l’Évangile ne contient pas les éléments, mais à entendre selon les lois de la logique et du langage humain tout ce qu’une tradition authentique a retenu des discours où Jésus a exprimé ses pensées, ses /[fol. 365] intentions, ses espérances. Cette considération objective est seule à portée de l’historien philosophe.}(k) Ce qu’elle lui révèle n’est pas précisément une science, mais comme un faisceau d’intuitions religieuses, qui ont existé sous une forme déterminée dans l’esprit du Sauveur, et qui subsistent encore sous une forme plus ou moins modifiée dans l’Église chrétienne. Tout se résume dans l’idée du royaume, puisque tout y a rapport. On peut dire que, si l’idée du royaume est réelle, l’Évangile est divin, et Jésus lui-même est Dieu. Qu’on veuille bien ne pas chercher dans ces propositions un argument syllogistique. La divinité de Jésus n’est pas un théorème de géométrie, et elle ne peut pas être l’objet d’une démonstration mathématique. Les assertions qu’on vient de lire s’enchaînent selon la logique de la foi qui trouve en Jésus la révélation de Dieu, si l’Évangile est la vraie religion. Il n’est pas question de définitions métaphysiques, puisqu’au moment de l’histoire où cette étude nous a conduits Jésus a des disciples qui croient en lui, et qui y croient comme à Dieu même, sans avoir défini dans leur esprit par une formule philosophique le rapport absolu qui unit Jésus à Dieu. [La mission de Jésus s’exprime dans les catégories du messianisme juif.] Certaines personnes trouveraient la vérité de l’Évangile parfaitement garantie contre toute objection, si elle se réduisait à la notion du Père céleste, à l’idée religieuse et morale du royaume déjà présent, au sacrifice que Jésus fait de sa vie à son œuvre, sans l’accompagnement du royaume à /[fol. 366] venir et la perspective prochaine de la parousie. Ainsi compris, l’Évangile serait, dit-on, purement divin et purement humain, c’est-à-dire d’une valeur universelle et perpétuelle pour l’humanité ; ce serait la réalité de la religion parfaite, où la raison la plus exigeante ne trouverait rien à redire. Autant la distinction est fondée en principe entre l’élément absolu et universel de l’Évangile et son élément relatif et particulier, autant elle est difficile à poursuivre dans la réalité, soit dans l’esprit de Jésus, dans la psychologie et l’analyse de son enseignement, soit pour nous-mêmes, dans l’application pratique et l’assimilation que nous devons nous faire de l’Évangile pour en vivre. {Sera-ce l’Évangile pur que nous embrasserons, et ne prendra-t-il pas en nous une forme qui pour n’être plus judaïque, n’en sera pas moins particulière à beaucoup d’égards, et relative à sa façon ? L’Évangile vivant en Jésus comprenait les deux éléments, étroitement associés par une sorte de pénétration spirituelle. Cet Évangile vivant était divin et humain, même juif en tant qu’humain ; sans cela il n’aurait pas été l’Évangile ; il avait besoin d’être divin et humain pour être réel ; et s’il est vrai que sans le fond divin il aurait été une illusion, il convient d’ajouter que sans sa forme juive il n’aurait pas existé ; c’est par le moyen de cette forme qu’il est 191

Alfred Loisy entré dans l’histoire. Sa divinité n’en subit aucun préjudice, puisqu’on ne peut lui imputer à désavantage /[fol. 367] ce qui lui a permis de prendre pied sur la terre et de s’y manifester.}(l) Ce n’est pas là une réflexion subtile ni un subterfuge d’apologiste, mais une observation toute philosophique et historique. Comprend-on que l’Évangile ait existé d’abord et se soit propagé ensuite sans un point d’attache avec les idées courantes et toute la vie du milieu humain où il s’est produit ? Rien ne pouvait faire que Jésus ne fût pas juif, il n’était homme qu’à condition d’appartenir à une branche de l’humanité. Dans la branche de l’humanité où il naquit et qui était celle où la religion avait donné ses meilleurs fruits, l’avenir religieux du monde était conçu d’une façon déterminée, que nous pouvons définir d’un seul mot, le messianisme. Par conséquent, en vertu d’une nécessité antécédente à son apparition sur la terre, Jésus, s’il voulait accomplir le salut du monde, avait pour point de départ l’espérance d’Israël, le messianisme, et il ne pouvait pas en avoir d’autre. Ce serait se jeter non seulement dans la conjecture invérifiable mais en dehors de toute raison et de toute réalité, que de le supposer formant lui-même toutes ses idées sans égard à ce que l’on pensait autour de lui, et, après que son esprit aurait été ainsi pourvu de notions entièrement nouvelles, entreprenant de renverser tout ce qui ne s’accordait pas avec son idéal. Tout développement humain a son point de départ, qui est aussi son point d’attache, dans l’humanité ; il ne /[fol. 368] grandit que par un conflit sympathique avec ce qui l’entoure, par sa rencontre avec des aspirations analogues à celles qui l’animent, par l’assimilation d’éléments qui lui sont homogènes. {Un développement qui réaliserait dès son origine toute la perfection logique de ses principes et toute la puissance de sa vitalité serait fixé du premier coup et n’irait pas plus loin. Mais l’idée même d’un tel développement, qui n’en serait pas un, implique contradiction. La condition indispensable de tout ce qui prend vie sur la terre est d’exister d’abord en germe, sous une enveloppe rudimentaire et même informe relativement à ce que sera l’épanouissement de l’être dans la plénitude de ses facultés. L’Évangile n’a pas échappé à cette loi universelle. Il n’est pas un produit tout spontané ; il est sorti de ce qui existait avant lui, et il est apparu d’abord comme le fruit de l’arbre qui l’avait porté.}(m) L’Évangile, paraissant en Judée et ne pouvant même paraître ailleurs, devait, qu’on me pardonne la barbarie de l’expression, être conditionné judaïquement. L’extérieur juif est le corps dont l’Évangile est l’âme. Supprimons le corps par hypothèse et l’âme s’évanouira dans l’air comme un souffle léger. Ne disons pas que la forme juive de l’Évangile fut un défaut puisque ce fut la condition indispensable de son existence, l’élément terrestre qu’il vivifia et qui lui permit d’être sensible, intelligible, agissant, entraînant parmi les hommes. Cette forme juive contribua à la perfection transitoire /[fol. 369] et relative de l’Évangile, puisqu’elle contribua à lui donner l’être réel et à fonder sa durée, tout comme le corps contribue à la perfection contingente et relative de notre vie ; puisque sans le corps il n’y a pas de vie humaine. Le messianisme avec la parousie et le règne triomphant de Dieu sur la terre est donc le corps de l’Évangile, corps sans lequel l’Évangile n’aurait été qu’une possibilité métaphysique, une essence invisible, intangible, même inintelligible, {par défaut de symbole approprié à nos moyens de connaissance,}(n) et non quelque chose de vivant dans l’humanité. Il faudra toujours un corps à l’Évangile pour être vivant et humain. Sans perdre d’un seul coup ni tout à fait sa forme judaïque, il a pris une forme nouvelle dans le monde gréco-romain par le développement des dogmes et du culte ; il a encore modifié cette seconde 192

Jésus-Christ forme dans le christianisme occidental par une organisation toujours plus forte de la hiérarchie ecclésiastique ; et on ne peut pas dire, nous le montrerons bientôt, que ces développements le détériorent ou le compromettent plus que n’a fait sa forme purement juive et apocalyptique  : ce sont les conditions nécessaires pour fixer l’Évangile sur la terre et dans l’humanité. Ces conditions, dira-t-on, sont une limitation de l’Évangile ? Mais tout ce qui se réalise ici-bas n’est-il pas limité, précisément parce qu’il est conditionné ? L’absolu seul est inconditionné, selon notre manière de concevoir ; mais nous ne vivons pas dans l’absolu, nous vivons dans le relatif,  /[fol.  370] c’est-à-dire, au fond et d’une certaine manière, dans l’absolu conditionné. Tel a été l’Évangile dès l’instant de son apparition dans le monde et tant qu’il a été vivant dans l’âme de Jésus. Il n’eût pas été divin sans ses principes universels ; il n’eût pas été humain sans sa forme juive. Il nous semble que cette forme fut imparfaite, parce qu’elle ne fut pas définitive et qu’elle changea, avec saint Paul, au premier pas que le christianisme dut faire hors de Palestine. Une telle façon de juger est elle-même trop étroite et elle devient tout à fait injuste si elle veut exprimer la condamnation de ce qui fut d’abord et ne devait pas durer. La forme plus universaliste donnée à l’Évangile par saint Paul était incompatible avec la mission propre de Jésus, elle aurait gêné cette mission ou l’aurait fait dévier, si bien que la forme messianique et juive de l’Évangile, au lieu d’être pour lui une imperfection, a été, en un sens très vrai, la perfection requise pour ses débuts. L’Évangile n’a jamais été réalisé d’une manière plus divine, plus intense, plus salutaire que sous cette forme spéciale du messianisme juif, bien qu’il n’ait pu ensuite vivre, se propager, se perpétuer qu’en la dépouillant progressivement. [Jésus historique et Jésus de la tradition.] Mais comment concilier l’idée que la tradition nous donne de Jésus avec celle que Jésus nous donne de lui-même, avec cet ensemble de pensées, de préoccupations, d’espérances toutes juives, dont l’esprit du Sauveur s’est nourri jusqu’à /[fol. 371] la consommation de sa vie mortelle et que le christianisme a successivement transformées, on pourrait presque dire écartées, au lieu de les justifier et de les accomplir ? Par son côté messianique l’Évangile ne ressemble-t-il pas à un beau transport d’enthousiasme irréfléchi, qu’un élément de religion pure empêche de verser dans le fanatisme, sans lui ôter pourtant le caractère d’une illusion chimérique ? Le sens chrétien a toujours été déconcerté par le réalisme des assertions de Jésus touchant les circonstances de son retour prochain et de la foi du monde ; il a toujours mieux aimé éluder ces déclarations par des artifices d’exégèse que de se rendre à l’évidence de témoignages qui supposeraient chez le Sauveur une connaissance très vague de son propre avenir et une connaissance plus vague encore, s’il est possible, de l’avenir qui était réservé à son œuvre, avec une simplicité d’espérance que beaucoup de ses disciples avaient déjà perdue vers la fin du premier siècle. {N’a-t-on pas vu déjà des savants catholiques insinuer, sinon admettre ouvertement, à la suite de certains rationalistes, que la tradition apostolique avait prêté à Jésus ses propres illusions, comme si la parousie ne tenait pas essentiellement au messianisme, et comme si le messianisme ne tenait pas essentiellement au rôle historique de Jésus ? Sans doute, ces apologistes d’un nouveau genre ne voient pas comment on pourrait soutenir que Jésus a été prophète s’il n’a pas nettement prévu son Église, ou regarder comme élevé  /[fol.  372] au-dessus de l’humanité le héros d’une entreprise qui, jugée au pied de la lettre et dans sa 193

Alfred Loisy manifestation historique aurait été seulement un rêve grandiose dont l’issue ne pouvait être que fatale à celui qui en poursuivait la réalisation. Socrate, qui mourut aussi pour une noble cause, n’aurait-il pas été plus sage que Jésus, en n’attendant pas de compensation particulière pour la mort qu’il allait subir, ni de triomphe éclatant et prochain sur ses ennemis ?} (o) Le rationalisme incrédule se complaît dans ces objections vulgaires, et le rationalisme théologique s’en effraie. On suit de part et d’autre une logique banale, qui méconnaît l’état réel des choses et applique sans discernement à l’ordre religieux et surnaturel les critères de l’ordre rationnel et scientifique. La foi religieuse ne s’appuie jamais et ne peut s’appuyer que sur des symboles, et ses aspirations qui ont pour objet l’infini ne s’objectivent dans la pensée humaine que sous une forme finie. {La détermination symbolique est la forme nécessaire de la foi, la condition de sa vie, ce qui lui permet d’être un principe d’action, ce qui en fait une force morale dans l’homme et dans le monde.}(n) Tourné en abstraction, le symbole se refroidit et perd sa vertu. Si Jésus n’avait eu en vue que l’établissement d’une doctrine, la fondation d’une école, même l’organisation d’une secte ou la fondation d’une religion, il faudrait dire qu’il n’avait pas pris les mesures que réclamait l’exécution de son projet, qu’il n’avait pas calculé la portée de son effort, /[fol. 373] que la voie choisie ne pouvait le conduire qu’à une catastrophe, et qu’il fut, pour tout dire en un mot, beaucoup moins habile que Mahomet. Jésus ne poursuivait pas un tel projet et il ne se flattait pas de réussir par le moyen d’un rêve décevant. Il vivait son projet et son rêve en même temps ; il réalisait en lui-même ce qu’il voulait voir autour de lui, l’union à Dieu, la joie de l’âme dans la confiance au Père céleste, certitude intime de l’avenir(p). L’essentiel de son rêve était la substance de sa vie. Pour autant qu’il sentait ainsi vivre en lui le royaume de Dieu, il n’était pas dupe d’une illusion, puisque la paix du royaume était dans son cœur. Quant à l’avenir, on dirait qu’il se l’est figuré trop simple, que son espérance touchant l’avènement définitif du royaume était à la fois trop rudimentaire, trop imaginative, trop éloignée de la réalité pour qu’on puisse l’exempter d’illusion. Mais ce serait juger bien mesquinement du plus grand acte de foi qui ait jamais été accompli sur la terre. Jésus mourut confiant dans l’avenir de son œuvre et dans sa propre immortalité, dans son propre triomphe. Sa confiance ne provenait pas d’un effort pour se dissimuler l’insuccès présent, pour surmonter les souffrances physiques et les terreurs de la mort, mais du même sentiment intime qui ne lui permettait pas même de supposer que la vie divine qui était en lui dût s’évanouir avec son dernier souffle, et que le royaume fût perdu avec lui, que lui-même fût perdu pour le royaume, parce qu’il aurait subi la mort. Non, le Messie vivrait à jamais, et le royaume viendrait ! Faut-il  /[fol.  374] pour que cette persuasion nous apparaisse comme solide et légitime, que Jésus l’ait eue en la forme abstraite qu’on vient de voir, ou bien par une connaissance formelle et précise de l’avenir qui attendait l’Église sur la terre ? Ce serait exiger non pas un miracle, mais une monstruosité, car ce serait vouloir que Jésus ait eu pour espérance la définition très incomplète et l’analyse très insuffisante que nous essayons d’en donner aujourd’hui, ou bien la connaissance irréalisable dans un cerveau humain d’une longue histoire non accomplie ; ce serait mettre une abstraction incolore et une science impossible à la place de l’espérance vivante qui était en Lui. Qu’avait-il à faire de nos abstractions, et pourquoi demander qu’il ait su au lieu de croire, en un cas où la science n’a rien et la foi a tout à dire. Jésus donc a considéré l’avenir sous les espèces de la foi, sous le symbole traditionnel de l’espérance israélite, qu’il s’était approprié ; il a perçu cet 194

Jésus-Christ avenir comme une ligne lumineuse figurant l’avènement complet du royaume des cieux sur la terre. Au point de vue réel, on ne voit pas qu’il ait pu avoir une autre espérance, ni se la figurer autrement, ni l’exprimer d’une autre manière, étant données les conditions de son existence terrestre. De même que Jésus a dû se croire le Messie et se présenter comme tel aux Juifs de son temps pour être en ce monde ce qu’il devait y être, de même il a dû concevoir sous la même forme messianique son avenir et celui de son œuvre pour faire ici-bas ce qu’il devait y faire. L’espérance qu’il /[fol. 375] a eue n’était pas une erreur ; c’était la seule manière vivante dont il pût envisager l’avenir, d’après ce qu’était pour lui le présent. [Le sens de la parousie.] L’idée de la parousie avec tout ce qui s’y rapporte était comme le symbole concret de tout ce qui advint ensuite ; la foi à la résurrection du Maître, embrassée avec ardeur par les disciples, l’assurance certaine que Jésus, bien qu’il eût subi la mort, ne laissait pas d’être toujours vivant pour les siens et parmi eux, qu’il se communiquait réellement à eux dans le repas eucharistique, la diffusion de l’Église dans tout l’univers et les progrès indéfinis de l’Évangile au cours des siècles. C’était le symbole de tout ce que nous avons vu, et aussi de tout ce que nous ne voyons pas, car nous ignorons l’aspect que présente le royaume de Dieu contemplé de l’éternité, et comment se règle, derrière le rideau de ce monde, le compte de la justice et de la bonté divines. L’espérance de Jésus n’aurait rien eu de transcendant, de surnaturel, de vraiment divin, si elle n’avait correspondu à une réalité profonde, si elle n’avait figuré le mystère de l’au-delà. C’en est le […](q) que d’en mettre l’essentiel dans la vie présente et l’ordre des choses terrestres ; elle n’aurait rien eu d’humain, de saisissable, de consistant, ce n’aurait pas été une espérance, si elle n’avait été simplement l’image de ce qui devait être. {On ne conçoit pas que Jésus ait pu voir réellement tout l’avenir sans le vivre. Il n’a pu que le pressentir, et il l’a pressenti en la manière la mieux appropriée à son rôle effectif, à l’état  /[fol.  376] de son œuvre, à la continuité de son action.}(r) Ne disons pas que Jésus a eu seulement la monnaie de son espérance et que la somme totale lui a échappé. Nous ne connaissons pas assez l’économie des choses éternelles pour porter un tel jugement, et par la foi du moins nous savons que Jésus est roi dans l’éternité. Autant que nous connaissons l’économie des choses terrestres, Jésus vit dans son Église d’une manière et à un degré qui ne se sont jamais vérifiés pour aucun être humain. Il n’est pas visiblement présent en ce monde avec les élus ressuscités, mais il a été pour quelque chose dans tout ce qui s’est fait de grand, de noble, de bienfaisant sur la terre depuis qu’il y a paru ; il est présent à toutes les âmes saintes ; il est vivant pour tous ceux qui croient et qui sont sauvés par lui. Il n’a pas eu besoin de revenir sur les nuées pour confondre Caïphe et ses assesseurs. Tous ses ennemis succombent l’un après l’autre. Son image se dresse au sommet de l’histoire, sur cette montagne mystique du haut de laquelle on voit tous les royaumes du monde avec leur gloire, et tous lui ont été donnés parce qu’il n’a pas adoré Satan, parce qu’il a suivi jusqu’au bout sans peur et sans défaillance, la voie du devoir que sa conscience lui a montré. Son programme de vie et d’action n’était pas celui d’un sage, mais d’un libérateur divin qui savait aller lui-même à Dieu par le chemin de la douleur et ne devoir être jamais trompé, de quelque façon qu’il plût au Père d’accomplir l’œuvre pour laquelle sa vie terrestre était sacrifiée. /[fol.  377] Lorsque le Sauveur, près d’expirer, dit les premières paroles du psaume « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? », sa pensée ne 195

Alfred Loisy s’arrêtait pas sans doute à ce début de la prière : elle suivait, jusqu’à la fin, après la description du supplice infligé au juste, les promesses de la consolation. Supposé que la tradition lui ait d’abord appliqué ce cantique, elle a bien interprété les sentiments qui l’avaient conduit jusqu’à la croix et qui le soutenaient encore parmi les horreurs de l’agonie. Il expira, dans l’appareil de la honte, entre deux scélérats, sous le regard de soldats brutaux, de spectateurs vulgaires, indifférents et moqueurs, abandonné des siens, vaincu en apparence par la sottise, la bassesse, la cruauté humaine ; il mourut comme il pouvait mourir, plein de vie et d’immortalité.

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Jésus-Christ Notes de l'éditeur a. Loisy précise sa pensée sur le caractère a-politique du royaume que Jésus annonce. Toute la fin de la section I reprend en les développant les vues de Loisy sur « l’universalisme » de la prédication de Jésus  : tout en limitant son action au territoire d’Israël, Jésus pose quelques pierres d’attente qui permettront l’ouverture du royaume aux païens. b. Loisy développe un peu le thème du Messie voué à la croix : cette perspective, à elle seule, explique l’ambiguïté dans laquelle se tiennent Jésus et ses interlocuteurs, par rapport à sa qualité messianique. c. La seconde rédaction insiste ici sur la conscience qu’a Jésus de remplir un rôle éminent dans l’économie du salut. d. La seconde rédaction développe les vues de Loisy sur l’unicité de la relation entre Jésus et son Père. e. La seconde rédaction corrige la première en remplaçant dans cette phrase « sa conscience humaine » par « sa conscience divino-humaine ». Pensant à éditer son texte, Loisy contrôle davantage son expression que dans la première rédaction. Cette analyse du contenu de la conscience de Jésus est surtout tirée du passage de Matthieu 11, 25-30 : « Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, etc. », dont Loisy quelques années plus tard va rejeter l’authenticité et dont ici il renverse l’ordre en suivant une leçon ancienne « qui paraît plus satisfaisante que la leçon commune pour l’enchaînement des idées ». Dans la leçon généralement reçue, la sentence commence ainsi  : « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père ». f. Une phrase de la seconde rédaction signale la singularité des miracles de Jésus, destinés non à faire valoir sa personne et sa mission, mais à annoncer l’Évangile. g. La seconde rédaction explique plus énergiquement comment Jésus subvertit l’eschatologie juive. Il en partage assurément la perspective et en retient la certitude que royaume est proche, très proche. Mais cette certitude est comme brisée par un nouveau partage du temps : alors que l’ère messianique s’ouvrait avec l’apparition du Messie, sans discontinuité, maintenant Jésus annonce sa propre mort et remet la venue du règne de Dieu au temps de son « retour ». Il n’a donc pas fait de prédictions au sens ordinaire du mot, mais a prévu l’avenir de son œuvre d’une manière cachée aux sages de ce monde. h. Certes, pour Loisy, les prédictions précises rapportées par les synoptiques ont été un peu arrangées par les évangélistes, mais il n’en demeure pas moins vrai que Jésus a prévu sa mort et qu’il a fait part de cette éventualité à ses disciples en même temps qu’il leur révélait sa dignité messianique. Cette conviction s’est formée en Jésus progressivement, à partir de l’expérience acquise dans l’échec du ministère galiléen et la mort ne lui a pas été imposée d’en haut, pour l’accomplissement d’un programme prévu de toute éternité. La pensée de Loisy est mieux maîtrisée et mieux exposée dans la seconde rédaction. i. Addition de la seconde rédaction relative au symbolisme eucharistique. j. La seconde rédaction explique comment et pourquoi la résurrection du Christ constitue un préalable nécessaire de la résurrection des croyants. k. Loisy précise mieux, dans la seconde rédaction, que l’historien ne peut connaître de la science du Christ que ce que lui en apprennent les textes. l. Il serait pratique de distinguer dans le message de Jésus la bonne nouvelle du Père miséricordieux et l’annonce d’événements eschatologiques décrits de façon très matérielle. Mais, pour Loisy, les deux aspects du message en forment comme l’envers et l’endroit et l’Évangile de Jésus-Christ n’a pu recevoir une portée universelle sans s’assujettir aux représentations d’une culture particulière, celle du peuple juif. L’Évangile n’a acquis la densité d’une parole humaine qu’en s’immergeant dans la culture juive. Les précisions supplémentaires de la seconde rédaction soulignent cette dualité du message évangélique.

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Alfred Loisy m. Loisy développe et amplifie un peu le texte de la première rédaction : il veut expliquer comment l’Évangile pour être reçu devait prendre initialement une forme juive et comment ensuite, pour être reçu dans la succession des âges, il devait recevoir d’autres formes. n. Addition de précisions sur le caractère inéluctablement symbolique de la connaissance religieuse. o. Addition destinée à rejeter l’opinion de ceux qui mettent au compte des disciples la persuasion de l’imminente venue du royaume de Dieu, méconnaissant par là que Jésus use du langage eschatologique familier aux Juifs de son temps. Loisy indique, quelques lignes plus loin, que la foi ne peut s’exprimer qu’au moyen de « déterminations symboliques ». p. Lecture douteuse ; autog. illisible ici. q. Dact. a omis un mot illisible dans le manuscrit. r. Addition d’une précision sur la manière dont Jésus a pu « pressentir » l’avenir du royaume.

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/[fol. 378] CHAPITRE V L’ÉVANGILE ET L’ÉGLISE

On vient de voir ce qu’a été la carrière de Jésus, ce que lui-même a voulu être, ce qu’il a enseigné, ce qu’il a fait. C’est ce court passage, ce petit mouvement provoqué par un charpentier galiléen devenu prophète, cette prédication de quelques mois, de quelques années tout au plus, c’est cette vie promptement tranchée, avec cette triste mort, qui supporte tout l’édifice chrétien, Église, croyance et religion. Dans le christianisme d’aujourd’hui, nous constatons ce qu’est devenu l’Évangile primitif, l’annonce du royaume des cieux. S’il y a dans les discours du Sauveur une parabole qui soit facile à tourner en prophétie, c’est celle du grain de sénevé, de la petite semence, qui déposée en terre, germe, pousse et devient un grand arbre où se réfugient les oiseaux du ciel. Mais si le christianisme doit être la religion de Jésus, peut-on dire qu’il subsiste encore ? Quel rapport y a-t-il entre les Églises, les dogmes, les cultes chrétiens, surtout l’Église, la croyance, le culte catholiques et l’Évangile du royaume ? Jésus n’avait-il pas dit que le royaume des cieux allait venir, et, puisque le royaume des cieux n’est pas venu, ne faut-il pas reconnaître que Jésus s’est trouvé faire autre chose que ce qu’il voulait, et que pas une seule /[fol. 379] des communions chrétiennes actuellement existantes, l’Église catholique à plus forte raison que toutes les autres, parce qu’elle s’est plus écartée que toutes de la simplicité évangélique dans sa constitution, son enseignement, ses pratiques, ne peut s’arroger l’autorité du Christ ni se prévaloir d’une institution qu’il ne lui a pas donnée ? /[fol. 380] I [Le christianisme historique et le royaume annoncé par Jésus] [Le groupe des disciples à la mort de Jésus.] Le samedi, le lendemain de la passion, l’Église chrétienne n’existait pas, Jésus n’avait rien fondé qui ressemblât à une Église ; il n’avait rien organisé qui eût le caractère d’une institution durable. Les apôtres ne soupçonnaient pas qu’ils collaborassent à une œuvre qui devait encore subsister vingt siècles après leur mort. Le groupement qui s’était formé autour de Jésus y était retenu par son influence personnelle, sans engagements réciproques ni projets convenus. L’arrestation de Jésus-Christ l’avait dispersé ; sa mort semblait l’avoir détruit. Jésus avait annoncé la venue du royaume ; et le royaume n’était pas venu, il s’évanouissait avec le 199

Alfred Loisy Messie. Il semble que, dans la stupeur où les avaient jetés les événements du jeudi soir et du vendredi, les disciples n’aient songé qu’à la catastrophe présente et que nulle pensée d’avenir ne les ait préoccupés. Mais ils avaient jusqu’alors trop vécu d’espérance pour n’y être plus accessibles. S’il n’y avait pas encore d’Église le samedi, dès le lendemain, ou peu de jours après, le petit troupeau commença de se reformer et depuis il n’a fait que grandir ; il a pu se diviser, jamais plus il n’a été anéanti. L’historien ne peut analyser en détail, faute de documents immédiats et précis, les circonstances, les faits et les réflexions qui enracinèrent dans l’âme des disciples la foi à la résurrection ; mais il est certain que le christianisme se fonda sur cette base, et qu’il n’aurait /[fol. 381] jamais existé sans elle. Ce fut la reconstitution du royaume, la reprise de l’Évangile au point où Jésus l’avait laissé. Le Maître toujours vivant redevenait présent aux siens, bien qu’invisible ; l’eucharistie corroborait la foi à la résurrection, ou plutôt la même foi qui embrassait Jésus ressuscité, le montrait présent dans le repas eucharistique ; le collège des Douze, complété par l’adjonction de Mathias, se trouvait en fait à la tête des fidèles, et Pierre à la tête des Douze. On était persuadé que le Maître reviendrait bientôt pour achever le royaume et, en attendant son retour, conformément à ses intentions, on prêchait le royaume annoncé par lui, déjà réalisé par la gloire de sa résurrection, et qui devait s’accomplir par la parousie. Ce n’était pas encore l’Église, puisque l’on continuait à se croire juif et à prêcher aux Juifs ; c’était l’Évangile tel que l’avait fait la passion. Mais bientôt la prédication de l’Évangile aux gentils amène l’organisation des communautés chrétiennes en dehors de la synagogue. Les fidèles venus du judaïsme se réunissaient entre eux pour la fraction du pain ; par ailleurs, ils n’avaient pas cessé de suivre les prescriptions mosaïques et de s’associer au culte du temple. Lorsque Paul, repoussé par les Juifs de Palestine, et par ceux de la dispersion, eut entrepris en grand la conversion des gentils et créé des communautés chrétiennes qui n’avaient aucun lien avec le judaïsme, le christianisme acquit, par la force des choses, une existence autonome. C’est alors qu’il prend un nom distinct, que le nom d’église appa- /[fol. 382] raît puis celui d’Église, comme raison universelle des communautés répandues sur la face du monde. Le grand convertisseur des gentils est le même qui proclame la nouveauté de l’Évangile, établit une différence essentielle entre l’Évangile et la Loi, fonde le christianisme sur l’Évangile par opposition à la Loi. La société des fidèles, répartis dans les groupements locaux, forme un seul corps, le corps du Christ, qui communique son esprit, sa vie à tous. Du reste l’organisation intérieure des communautés, leurs rapports entre elles et avec leurs fondateurs n’ont pas forme de discipline régulière. Chaque communauté particulière est gouvernée par un collège d’anciens, plus ou moins imité du régime des synagogues ; on les appelle episcopes (surveillants) ou presbytres (anciens), et il est assez difficile de discerner quelque nuance entre les attributions des uns et celles des autres. Le seul lien reconnu dans la communauté ou entre les communautés est celui de la charité. On vénère de loin les apôtres de Jérusalem, et le nom de Pierre est respecté ; on a aussi des égards et même une vraie soumission pour l’apôtre fondateur. Nul ne prétend avoir d’autre autorité que celle de l’Évangile et d’autre mission que de le prêcher. Chacun a l’autorité de sa grâce, du don divin qu’il a reçu : c’est ainsi que saint Paul présente les choses, et il n’est pas question de gouvernement proprement dit. Maranaatha, « Seigneur, viens », est comme le mot de passe de la chrétienté apostolique. L’Église a les yeux tournés vers le ciel,

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L’Évangile et l’Église comme les apôtres après l’ascension, et /[fol. 383] elle ne se regarde pas beaucoup elle-même pour se constituer, ne sachant pas encore qu’elle va durer. [Institution de présidents (épiscopes ou presbytres) à la tête des communautés.] Cependant les années s’écoulent, les conversions se multiplient, les communautés essaiment et grandissent ; les ouvriers de la première heure ont successivement disparu. Il a fallu régler les réunions des communautés, discuter et trancher des cas imprévus dans la première conception du royaume, le cas de pécheurs scandalisant par leur conduite la société des enfants de Dieu, le cas de {penseurs téméraires}(a) brodant sur la croyance évangélique des théories menaçantes pour la simplicité et l’intégrité de la foi. La direction des presbytres devient plus effective et se centralise pour que la sainteté, l’unité, la paix des communautés soient sauvegardées ; en se protégeant contre les désordres, les schismes et les hérésies, l’unité de la communauté se définit, se hiérarchise, et l’autorité apparaît. Au commencement du second siècle, le corps des presbytres est nettement distinct de la masse des fidèles, et parmi les presbytres on distingue celui qui va retenir pour lui le nom d’episcope, l’évêque, centre visible de l’église, autorité dirigeante de la communauté, non absolue sans doute, dans la forme, et qui ne veut pas être une domination, mais de plus en plus forte à mesure que le besoin d’unité s’accroît, que le danger des divisions est plus pressant. Le corps presbytéral se dégage {en quelque sorte}(a) des charismes primitifs ; l’évêque se dégage /[fol. 384] du corps presbytéral. La crise gnostique affermit l’épiscopat. L’Église était menacée d’une prompte dissolution par cette maladie quasi universelle d’un christianisme savant où la pureté de la foi, la sévérité de la morale sombraient avec l’unité chrétienne. Les chefs des communautés menèrent le combat avec vigueur et recueillirent les fruits de leur victoire. À l’élimination de l’hérésie correspond la consolidation de l’épiscopat unitaire, qui est {censé tenir}(a) la place de l’apostolat ; bientôt même on n’attribuera pas seulement aux évêques le lieu et la succession mais l’autorité des apôtres. [Place centrale de l’Église de Rome.] Parmi les Églises particulières on remarque, dès les premiers temps, celle qui est comme le centre commun de la chrétienté, « la présidente de la charité », selon le témoignage du martyr Ignace, c’est-à-dire l’Église romaine. Avant la fin du premier siècle, elle intervient pour rétablir l’union et la paix dans l’Église de Corinthe. Au cours du second siècle, elle est en possession d’un symbole qui est sa règle de foi et qui devient celle du monde chrétien. C’est chez elle {très probablement}(a) que le canon du Nouveau Testament a pris d’abord une forme arrêtée. C’est elle qui produit d’abord une liste d’évêques remontant jusqu’aux apôtres. Ce sont ses évêques qui font valoir les premiers le privilège de la succession apostolique, et même en ce qui les concerne personnellement la succession de Pierre, prince des apôtres. Victor, Calliste, Étienne ont argué de ce privilège et se sont comportés comme évêques des évêques. Leur prétention triomphe des /[fol. 385] résistances qu’ils ont rencontrées. L’observance romaine de la Pâque s’est imposée à l’Orient malgré la protestation faite contre Victor par les évêques d’Asie. Calliste

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Alfred Loisy a eu contre lui les trois grands théologiens de son temps1 Hippolyte, Tertullien, Origène : la discipline pénitentiaire qu’il a instituée n’en est pas moins devenue celle de toute l’Église. Firmilien de Césarée et Cyprien de Carthage protestent en vain contre l’absolutisme d’Étienne dans la question du baptême des hérétiques ; le second, qui a élaboré une théorie de l’Église où l’évêque de Rome est le centre mystique de l’unité chrétienne sans avoir une autorité supérieure à celle des autres évêques ni exercer une autorité légitime ailleurs que dans sa propre Église, se contredit lui-même en demandant à son rival d’intervenir souverainement dans les Églises d’Espagne et de Gaule. À mesure que l’Église catholique se dessine sur le fond un peu indécis du christianisme primitif, la primauté romaine se détache aussi comme un élément principal et un facteur essentiel du catholicisme. La primauté de fait exista sans doute avant qu’on proclamât le droit, et la profession de droit ne laissa pas d’être contestée ; mais cette profession n’était que la conscience réfléchie d’un fait traditionnel, et les protestations théoriques ou même les oppositions réelles venaient déjà trop tard pour réagir efficacement contre un état de choses consacré par le temps, les services rendus et la nécessité. /[fol. 386] {Du reste, l’intervention directe de l’évêque de Rome dans les affaires des autres Églises, surtout des plus éloignées n’avait rien de systématique et de régulier ; elle était plutôt extraordinaire et ne s’exerçait que pour le besoin, selon que les événements la sollicitaient. On échangeait des lettres de communion avec les évêques des principales communautés ; on envoyait des secours pécuniaires à celles qui, pour une cause ou pour une autre se trouvaient en détresse ; on s’entendait pour la condamnation des hérésies et des schismes qui tendaient à se propager dans toute l’Église, comme il arriva pour Novatien.}(b) Une controverse théologique, née dans l’Église d’Alexandrie, mais qui couvait depuis longtemps en Orient, éclate aussitôt après la paix de Constantin. L’empereur s’en mêle et devient dès lors un agent contrariant pour le développement de la hiérarchie ecclésiastique, bien qu’il travaille ordinairement à maintenir l’unité de l’Église pour garantir celle de l’empire. Dans l’affaire d’Arius, ce fut Constantin qui voulut le concile de Nicée et sa définition doctrinale. Sans y penser, il avait créé une forme nouvelle de l’autorité ecclésiastique et qui ne s’harmonisa pas tout de suite avec celles qui existaient antérieurement ; il avait créé les conciles généraux. Ce n’est pas qu’on leur ait attribué d’abord une autorité absolue ; du moins n’était-on pas fixé sur le genre et le degré d’autorité qui leur appartenaient. Il y avait eu auparavant des conciles particuliers, et l’Église d’Afrique avait même ses assemblées périodiques. Les décisions /[fol. 387] que l’on prenait dans ces conciles étaient valables pour la circonscription ecclésiastique qui y était représentée ; celles qui intéressaient la foi ou le lien de communion universelle étaient communiquées aux autres Églises et obtenaient une autorité définitive par le consentement commun. {La décision de Nicée ne fut considérée comme étant au-dessus de toute discussion qu’après un temps de lutte où son autorité n’avait pas été seulement contestée par les ariens, mais plus ou moins abandonnée par beaucoup d’orthodoxes. Rome y tenait parce qu’elle l’avait ratifiée. Les premiers conciles généraux furent surtout des conciles de l’Église orientale, et les évêques de Rome se contentaient d’y envoyer leurs délégués.}(c) Le seul qui ait assisté personnellement, et bien malgré lui, à un concile œcuménique est le pape Vigile. L’initiative de la convocation appartenait

1. Voir Harnack, op. cit., I, 443.

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L’Évangile et l’Église en fait à l’empereur ; et comme le siège de l’empire avait été transporté en Orient, qu’il s’agissait toujours de terminer des querelles orientales, c’est en Orient que les assemblées avaient lieu. Les évêques de Rome montrèrent toujours quelque défiance de ces assemblées, et ils pouvaient alléguer, pour ne pas s’y rendre, les inconvénients que comporterait une trop longue absence. Une chose en effet paraît claire dès le début de la période qu’on peut appeler conciliaire, qui commence avec Constantin et le concile de Nicée, pour finir avec le huitième concile œcuménique, c’est que les papes subissent les conciles généraux plus qu’ils ne les provoquent, n’admettent pas néanmoins qu’ils se tiennent sans leur participation /[fol. 388] et ne se croient pas liés par les décisions de ces assemblées tant qu’ils n’y ont pas eux-mêmes donné librement leur adhésion. Léon le Grand proteste contre un décret du concile de Chalcédoine. D’une manière générale, on peut dire que les papes ont sanctionné des décisions qu’ils avaient préparées ou suggérées, quand ils ne les ont pas imposées avec le concours de l’autorité impériale. C’est ce qui est arrivé pour le décret dogmatique de Chalcédoine. Pour toute l’Église un concile général sans aucune participation de l’évêque de Rome aurait été chose inouïe, et l’autorité d’un tel concile sujette à caution. Pour l’évêque de Rome les conciles généraux avaient surtout l’autorité qu’il pensait leur communiquer. À cet égard, il y avait comme un malentendu latent entre l’Orient et l’Occident, l’Orient continuant à se gouverner lui-même comme aux premiers siècles, ne recourant à l’Église romaine que dans les cas exceptionnels, pour remédier à ses propres divisions, et l’Occident, groupé de plus en plus étroitement autour de l’évêque de Rome, constituant une masse relativement homogène et centralisée au point de vue religieux, en dehors de l’unité politique. {Le pouvoir du pape n’acquit pas d’influence permanente en Orient à cause de la résistance que lui fit l’épiscopat, organisé en Église de cour, et aucune autre autorité ecclésiastique ne put y devenir prééminente, les tendances du patriarche alexandrin à la domination universelle de l’Orient ayant été brisées à Chalcédoine dans la personne de Dioscore, par le concours provisoire de l’évêque de Rome, de l’empereur et du patriarche /[fol. 389] de Constantinople, et les prétentions de ce dernier ayant finalement succombé à l’omnipotence impériale. L’Église d’Orient, à mesure qu’elle s’est inféodée à l’empire en se détachant de Rome et de l’Occident, a ruiné en elle le principe du développement ecclésiastique. Ce fut une église nationale, et ce sont des églises nationales qui se forment maintenant avec ses débris. L’Église chrétienne, la vieille Église, qui subsistait malgré les empereurs n’a réellement continué de vivre et de croître qu’en Occident, non seulement indépendante des pouvoirs politiques, mais les tenant même bientôt sous sa dépendance par l’autorité prestigieuse de l’évêque qui, au nom de saint Pierre, succédait à l’empire d’Auguste.} [L’autorité pontificale dans le domaine temporel.] Rome était la métropole de tout l’Occident. Même L’Église africaine, si grande et si florissante, du IIe au Ve siècle, si elle reconnaissait lui devoir son origine, et tout en gardant son autonomie, parfois avec un soin jaloux, ne laissait pas de vivre dans la communion la plus étroite avec l’Église transmarine. On consultait Rome pour toutes les questions importantes, et si, dans l’affaire de Pélage, par exemple, on pesa beaucoup sur la décision du Pape, contraignant en quelque sorte Zosime à ratifier le jugement de l’Église africaine, c’est que l’on avait conscience de ne pouvoir se passer de lui. Il y a loin pourtant de l’attitude encore indépendante de cette Église qui se tient à l’égard de Rome dans un rapport de communion respectueuse 203

Alfred Loisy plutôt que de subordination réelle, et la dépendance complète où nous voyons aujourd’hui /[fol. 390] toutes les Églises catholiques vis-à-vis du Pontife romain. Ce fut par un progrès lent et continu que l’évêque de Rome assuma toute l’autorité de fait et l’on peut dire toute la responsabilité administrative de la chrétienté occidentale. On doit ajouter que cette responsabilité lui vint d’elle-même presque autant qu’il la chercha. Si l’empire d’Occident avait duré, l’action de l’Église romaine aurait continué à s’exercer comme au IVe siècle et l’Église d’Espagne, l’Église des Gaules, l’Église bretonne auraient pu avoir une certaine autonomie, analogue à celle de l’Église d’Afrique, s’il s’y était créé un centre métropolitain. L’invasion des barbares brisa le cadre de l’empire et nécessita une nouvelle évangélisation ou un travail de reconstitution qui furent généralement dirigés par Rome. La première évangélisation était aussi venue de là, pour la majeure partie, mais les conditions étaient différentes. Maintenant le siège romain avait pour lui l’auréole d’un passé glorieux, la pleine conscience de sa force et de son droit, et les Églises qui se raffermirent chez les Francs et les Goths, qui se fondèrent chez les Anglo-Saxons et en Germanie, relevèrent bien plus directement de lui que les anciennes chrétientés occidentales. L’évêque de Rome fut effectivement le patriarche d’Occident, tandis que son rival de Constantinople ne fut patriarche d’Orient que sous la tutelle oppressive de l’empereur. On lui fabriqua même des titres pour justifier son intervention dans toutes les affaires des Églises particulières. Les fausses Décrétales ne furent pas inventées par les Papes, qui croyaient posséder tous les droits /[fol. 391] que ces documents revendiquaient pour eux, mais par des gens qui attendaient tout de leur appui ; la fraude littéraire une fois commise à leur profit, ils en tirèrent avantage sans qu’ils en eussent autrement besoin. Après les troubles et les hontes du Xe siècle, la papauté s’affirme comme la suprême autorité dans l’Église catholique. Cette autorité n’est pas connue encore comme absolue et unique, bien que le pouvoir épiscopal soit de plus en plus censé émaner directement du pontife romain, et que la juridiction tende à être attribuée au moins médiatement (d) par le Pape à chaque évêque ; mais c’est un pouvoir universel et souverain. Grégoire VII en proclame le principe et en prépare le triomphe. Innocent III achève l’œuvre de Grégoire VII, et pendant le XIIIe siècle, la papauté demeure arbitre de l’Occident au temporel comme au spirituel. L’Église romaine est la tutrice de tous les peuples et le pape se considère comme le juge de tous les rois. Une théorie complète de la primauté pontificale est formulée : on attribue au pape un pouvoir souverain non seulement dans l’ordre de la discipline ecclésiastique, de l’administration spirituelle et temporelle des églises et des monastères, mais dans l’ordre de la doctrine. C’est au pontife romain, dit saint Thomas d’Aquin, qu’il appartient de fixer le symbole de foi. Le mot d’infaillibilité n’est pas encore employé, mais on le sent venir. Son absence prouve néanmoins que l’idée nette de la chose n’existe pas encore. Le Pape se comporte comme ayant une autorité décisive en matière de doctrine, et comme cette autorité n’est contestée /[fol. 392] sérieusement nulle part, on ne réfléchit pas beaucoup sur les conditions de son exercice. Dès que la question se posera en termes précis par le fait d’une opposition vigoureuse, on peut prévoir la réponse que feront les théologiens romains, comme aussi l’hésitation anxieuse que les hommes de tradition, dans les Églises où subsistera une ombre d’autonomie, auront à reconnaître sous son expression définitive l’idée d’un pouvoir que l’antiquité n’avait pas connu sous cette formule et dont l’application sans contrôle à toutes sortes de matières semblait devoir être préjudiciable aux intérêts essentiels de l’Église. 204

L’Évangile et l’Église Ainsi le XIIIe siècle a vu à son apogée la puissance politique et sociale de l’Église catholique personnifiée dans le pontife romain. À partir de cette époque la théorie du pouvoir pontifical s’est éclairée et précisée ; mais en même temps que l’idée s’est systématisée, la réalité a baissé au moins dans l’ordre temporel et politique. Dans l’ordre purement religieux et ecclésiastique, elle a poussé jusqu’aux dernières conséquences l’application de son principe. On sait à travers quelles crises s’est accomplie cette évolution qui, renfermant de plus en plus le pape dans son rôle de chef spirituel de la catholicité, l’a élevé comme tel à un degré de puissance qui ne peut plus être dépassé. Les pouvoirs politiques en se fortifiant se trouvent contrariés par l’ingérence perpétuelle de l’Église. La théorie de l’État indépendant, du roi dépendant de Dieu seul, s’affirme en face de la théorie du /[fol. 393] pape vicaire de Dieu et dépositaire unique de toute son autorité sur la terre. Boniface VIII va jusqu’à l’extrême conclusion du principe posé par Grégoire VII ; il déclare dans la bulle Unam sanctam, que le pape, vicaire du Christ, a reçu de lui les deux glaives, le glaive du pouvoir spirituel et celui du pouvoir temporel ; le pape garde pour lui le premier, et il confie le second aux princes ; ceux-ci n’en usent que sous sa dépendance, et il reste maître de le leur enlever s’ils ne s’en servent pas pour la vérité et la justice. La théorie n’est pas restée sous cette forme absolue dans l’enseignement officiel de l’Église : on a reconnu que la société politique étant de droit naturel, l’autorité qui y préside ne procède pas de celle qui a été communiquée par le Christ à Simon-Pierre. Il n’en est pas moins vrai que cette théorie, formulée dans le temps même où elle cessait d’être applicable, a exercé une influence permanente sur la politique des papes jusqu’à nos jours. Le rapport des deux pouvoirs est demeuré en théologie une question difficile. {On hésite à dire que l’autorité temporelle dépend directement de l’autorité spirituelle, puisqu’elle a sa source ailleurs ; mais on affirme une dépendance indirecte, pour autant que la conscience est intéressée dans le gouvernement des choses temporelles, et que le pape a autorité dans tout ce qui est du domaine de la conscience. Idée fort juste, mais qui exclut sans qu’on s’en aperçoive, les procédés sommaires de l’ancienne théocratie.} (e) Dans l’organisation politique du moyen âge, les sentences du pape contre les souverains marchaient de pair avec l’excommunication ou l’annulation du serment. Aujourd’ / [fol. 394] hui l’excommunication ne touche plus les chefs d’État en leur qualité de gouvernants, et les peuples, ignorant de plus en plus ce que c’est que fidélité à un gouvernement, parce qu’ils se gouvernent eux-mêmes, n’ont pas à être déliés d’engagements qui n’existent pas. L’accueil fait au Syllabus a montré que le programme de Boniface VIII est devenu plus inintelligible encore aux peuples modernes qu’il ne leur est insupportable. Comme l’histoire, en se ressemblant souvent ne se répète jamais, il est à croire que si la papauté recouvre, comme elle recouvrera tôt ou tard, une influence sociale universelle, analogue à celle qu’elle a eue au moyen âge, cette influence s’exercera d’une toute autre manière et que la civilisation des siècles à venir n’aura pas dans le Pape son chef unique, direct et absolu. [Le « Grand Schisme ».] Le second échec qui fut fait à la papauté fut occasionné par le grand schisme d’Occident. Diminuée temporellement, la papauté ne laissa pas d’être, après l’insuccès de Boniface VIII, menacée même dans l’ordre spirituel. La confusion des pouvoirs, dont les papes avaient profité, se retournait contre eux dès que l’autorité temporelle leur échappait. Comme ils avaient dominé les princes par le spirituel, les princes les atteignaient par le temporel. Les Églises étaient en même temps de 205

Alfred Loisy grandes institutions d’État. La politique des princes tendit à faire de chaque Église nationale un instrument de règne et, pour obtenir ce résultat, à restreindre le plus possible l’intervention du Pape et son autorité. Ce furent les théo- /[fol. 395] logiens de cour et les légistes qui posèrent théoriquement des limites à la puissance pontificale et ces limitations théoriques étaient destinées à justifier des empiétements réels sur l’immunité ecclésiastique et l’autorité absolue du Pape. Le schisme d’Occident donna libre carrière aux ambitions des politiques et aux conceptions des théoriciens antiromains. On avait deux et même trois papes qui s’anathémisaient l’un l’autre et qui dépendaient en réalité des princes qui voulaient bien rester dans leur obédience. La force du sentiment catholique leur imposa finalement la renonciation, mais il fallut recourir à un concile, où l’on déposa les papes qui ne cédèrent pas volontairement. Pour cette raison même qu’il y avait trois papes douteux qu’il fallut supprimer avant de retrouver un pape certain, le concile de Constance eut presque besoin de se croire supérieur au pape et le crut en effet. Comment n’en aurait-on pas été convaincu, lorsqu’on en avait déposé trois ? Il est vrai que la question de l’autorité du concile relativement à l’autorité d’un pape certain ne se posa pas nettement et qu’on avait surtout en vue la situation présente, situation anormale et sans précédent. D’après la vraie tradition de l’Église catholique, un concile sans pape pouvait être un tribunal qualifié pour trancher le différend des papes douteux et procurer l’élection d’un pape certain ; ce n’était pas un concile œcuménique ayant qualité pour résoudre dogmatiquement, sans le pape et contre lui, la question du pouvoir ecclésiastique. Le coup porté au prestige du pontificat /[fol.  396] romain n’était pas moins réel et profond. Les rapports du Pape avec les Églises particulières commencent dès lors à être réglés par des concordats, c’est-à-dire que, ces Églises étant considérées comme des institutions nationales, les princes obtiennent que le Pape ne les régira pas directement et sans contrôle, et qu’elles ne se régiront pas elles-mêmes sous le contrôle du Pape, mais qu’elles seront gouvernées par une sorte de concert politique entre le Pape et les princes. {Les concordats n’ont aucunement perdu ce caractère. Ils sont un expédient pour concilier les prétentions du Pape au gouvernement de toute l’institution ecclésiastique, tant au spirituel qu’au temporel, et celles des princes à ne reconnaître chez eux aucune autorité temporelle qui soit supérieure à la leur. Ils n’ont de raison d’être que si l’Église est une institution d’État. On peut prévoir qu’ils disparaîtront tôt ou tard par l’effet de l’évolution sociale qui tend à affirmer de plus en plus la distinction essentielle et l’indépendance réciproque de l’ordre religieux et moral et de l’ordre civil et politique.} [La primauté pontificale et la Réforme.] Un troisième échec, qui se tourna en révolte absolue, fut la prétendue réforme. Après le grand schisme, la papauté s’était recueillie, n’abandonnant en principe aucune de ses prétentions, mais impuissante à les exercer toutes. Son premier soin fut d’affirmer et de maintenir l’idée de la supériorité du pape sur le concile. Désormais fixés à Rome, les papes /[fol. 397] travaillent à arrondir et organiser leur principauté, la gouvernant à la façon des autres princes italiens, tout en essayant de présider aux destinées du monde chrétien. Des abus réels dans les diverses parties du gouvernement et de la discipline ecclésiastiques se perpétuaient sans que Rome parût avoir la volonté réelle d’y remédier. La réforme avait été demandée à Constance, puis ajournée ; elle avait échoué à Bâle et n’avait pas été tentée à Florence. En voyant sur le siège de saint Pierre Alexandre VI, on peut admettre 206

L’Évangile et l’Église sans peine que l’Église avait besoin d’être réformée dans son chef et dans ses membres. Les papes étaient plus préoccupés de leurs intérêts politiques et de gloire mondaine que de réformer leur cour, l’Église et eux-mêmes. Un coup de foudre les rendit au sentiment de leur devoir. Luther parut et commença une réforme qui pour n’être pas la vraie, pour avoir bouleversé la catholicité tout entière et l’avoir finalement coupée en deux, n’en provoqua pas moins un contrecoup dans le catholicisme meurtri et mutilé, l’effort indispensable pour extirper la corruption qui le minait. Le mouvement luthérien et protestant fut presque dès l’origine un mouvement antipapal. Léon X n’en comprit pas la gravité. Il condamna les propositions de Luther comme le concile de Constance avait condamné celles de Wiclef et de Jean Hus, et il se persuada que le bras séculier aurait promptement raison d’un moine audacieux et turbulent. Or ce n’était pas seulement de propositions qu’il s’agissait mais d’une réaction formidable de la conscience individuelle et de la conscience chrétienne /[fol. 398] contre l’absolutisme et la mondanité ecclésiastiques. Le mouvement une fois déchaîné ne pouvait être arrêté par des censures. Dans sa lutte contre l’Église établie, Luther avait besoin de s’appuyer sur une autorité incontestée : c’est en partant de l’Écriture qu’il combattit ce qui reposait sur la tradition. Il n’eut pas beaucoup de peine à prouver que l’Église catholique et la papauté de son temps n’avaient pas été instituées telles quelles dans le Nouveau Testament, et il combattit l’Église et la papauté au nom de l’Évangile. On sait comment, après quelques hésitations qui font honneur à sa perspicacité d’exégète, il finit par se persuader que le Pape était l’Antéchrist prédit par saint Jean dans l’Apocalypse. Il est certain que le Pape est le gardien naturel de la tradition catholique et que, si la tradition, pour autant qu’elle se distingue de l’Écriture est par là même condamnable, le Pape doit être d’abord supprimé pour que l’Évangile règne. Mais une négation si absolue, qui battait en brèche l’autorité pontificale jusque sur le terrain religieux et dans son principe, mettait Luther, sans qu’il en eût tout à fait conscience, en dehors du christianisme de tous les temps. Il ne vit pas lui-même qu’il opposait à l’Église catholique un principe nouveau. {Il sépara du pape et de la tradition chrétienne une partie de l’Europe ; il n’arrêta pas le développement du pouvoir pontifical sur le terrain du catholicisme.}(f) S’il n’y avait pas eu de séparation violente, que le besoin de réforme eût été satisfait assez promptement, que les /[fol. 399] peuples du Nord fussent demeurés catholiques, ce développement aurait eu lieu sans doute sous une forme un peu différente de celle où il s’est accompli dans des Églises toutes latinisées et pénétrées de l’esprit romain. Il a fallu néanmoins que le mouvement centralisateur qui aboutit au concile du Vatican fût favorisé par les circonstances pour réussir aussi vite. Ce n’est pas tout à fait en vain que les protestants avaient passé au crible de leur exégèse tous les témoignages bibliques et traditionnels dont s’autorisait le pontificat romain. Les velléités d’indépendance, l’esprit d’opposition qui s’étaient manifestés à Constance et à Bâle n’avaient pas disparu : il subsistait entre le catholicisme romain, disons ultramontain, et le protestantisme une sorte de tendance intermédiaire, qu’on peut appeler gallicane, du nom qui lui est resté en théologie, mais en observant que cette tendance a existé ailleurs qu’en France. Il est remarquable que le concile de Trente ne fit aucune déclaration sur l’autorité du Pape, bien que ce fût un des points les plus contestés par les protestants ; le pape se retrancha pour ainsi dire derrière le concile et ne fit pas personnellement tête à des adversaires : c’est que l’on aurait pu s’entendre alors pour la définition et que Rome ne voulait pas s’aliéner une partie des catholiques en faisant condamner 207

Alfred Loisy solennellement le décret de Constance touchant la supériorité du concile sur le pape, ni compromettre l’avenir et son propre droit en laissant ériger ce décret en définition incontestée de la foi catholique. Aussi bien reste-t-il une grave /[fol. 400] lacune dans l’œuvre doctrinale du concile de Trente. La question capitale qui se débattait entre catholiques et protestants était celle de l’Église et de son autorité : le concile n’a pas un décret qui se rapporte directement à l’institution de l’Église ; {il y a bien un canon qui affirme comme de droit divin l’existence d’une hiérarchie à trois degrés, évêques, prêtres et ministres2, mais il se trouve parmi les définitions relatives au sacrement de l’ordre et il n’exprime pas réellement la constitution de l’Église catholique. En face des protestants affirmant l’autorité absolue de la Bible, on affirme l’autorité absolue de la tradition, non de la tradition vivante mais de la tradition objective, de la doctrine catholique censée transmise par les apôtres en même temps que l’Écriture.}(g) Il est évident que la notion même de l’Église n’était pas encore tirée au clair, que l’Église catholique romaine était un grand fait traditionnel dont on n’avait pas encore la formule précise, et que dans le besoin qu’on éprouvait d’une telle formule, dans l’effort que l’on faisait pour se la procurer, deux tendances nettement opposées se manifestaient, qui mettaient obstacle à la définition : la tendance romaine qui allait à placer toute la notion de l’Église dans l’unité, sous l’autorité absolue du pontife romain, et la tendance gallicane, plus attachée à l’ancien état de choses, qui allait à placer cette notion dans la catholicité, dans l’épiscopat universel, présidé, non dominé par le pape. Quoi qu’en dise M. Harnack3, le fait que les décrets de Trente ne devinrent /[fol. 401] obligatoires qu’après la sanction du pape et que l’interprétation lui en fut réservée n’ajoutait rien aux prérogatives qui lui appartenaient depuis plusieurs siècles. Toutefois la lutte contre le protestantisme, qui obligeait les catholiques à se serrer autour du Pape, le concours que les princes devaient chercher auprès du Souverain Pontife, les concessions que les rois de France eux-mêmes étaient obligés de faire pour se l’assurer, facilitèrent une centralisation administrative que devait suivre naturellement un développement de la théologie ecclésiastique dans le sens ultramontain. [Le gallicanisme et la doctrine de la primauté pontificale jusqu’à Vatican I.] On sait quel était l’état de la question théologique au XVIIe siècle. L’infaillibilité personnelle du Pape était contestée en France et l’on admettait seulement l’indéfectibilité du siège romain. La notion de la primauté demeurait obscure. On prétendait subordonner l’autorité du pape à celle des canons, comme celle du pouvoir exécutif aux lois d’un gouvernement parlementaire. Quand les protestants objectent aux catholiques l’énormité des prétentions romaines, on leur répond 4 que la question de l’autorité pontificale est librement discutée parmi les catholiques et qu’il est permis de s’en tenir sur ce point à l’opinion la plus large. Rome laisse dire, bien qu’elle ne cesse de réagir contre la doctrine gallicane et même de la combattre ouvertement, sans grand succès, quand on la formule dans les quatre articles de 1682. Les /[fol. 402] Gallicans n’en continuent pas moins à soutenir que le concile général est au-dessus du pape et que les décisions pontificales ne sont absolument

2. Conc. Trid. Sess. XXIII, c. 6, De Sacr Ordinis. 3. Op. cit., III, 648. 4. Voir Bossuet, Exposition de la doctrine de l’Église catholique , , XXI.

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L’Évangile et l’Église obligatoires qu’après acceptation de l’Église dispersée, ce qui revient encore à la supériorité du concile, de l’épiscopat universel, sur le pape. Des idées analogues se manifestent en Allemagne. Les pouvoirs politiques appuient cette théologie antiromaine bien plus efficacement que les arguments dont elle s’autorise. La politique l’a fait durer et c’est la politique qui en a précipité la ruine. Le grand restaurateur de l’autorité pontificale, restaurateur involontaire, fut Napoléon. L’Église de France, principal foyer de la résistance aux doctrines ultramontaines avait été détruite par la tourmente révolutionnaire, mais la plupart de ses évêques vivaient encore dans l’exil. Pour rétablir le catholicisme en France, il n’y avait, en suivant les règles de l’ancienne discipline, qu’à laisser tous ces prélats remonter sur leurs sièges, et l’Église gallicane revivait avec ses traditions ; rien d’essentiel n’eût été changé dans ses rapports avec Rome. Mais Napoléon qui croyait utile à la politique de rétablir le catholicisme ne se souciait pas d’avoir un épiscopat légitimiste ; il voulait avoir l’Église dans sa main, et il avait besoin pour cela d’un épiscopat nouveau. Pour le créer, sans sortir du catholicisme, il eut recours au pape, et l’on eut alors ce spectacle, inouï dans l’histoire, d’une grande Église, tout entière orthodoxe et sacrée par la persécution, supprimée d’un trait  /[fol.  403] de plume par l’évêque de Rome, qui, du même coup, en créait une autre à la place, par sa volonté toute puissante. On demanda leur démission aux évêques de l’ancien régime, on déposa ceux qui la refusèrent, on institua les évêques présentés par Bonaparte. Celui-ci croyait s’être façonné un bon instrument de règne, en attendant qu’il s’emparât du pape lui-même ; il n’avait fait réellement qu’une chose, porter le coup de mort au gallicanisme et porté le pontificat romain à un degré de puissance effective que les arguments de ses théologiens n’auraient pu lui donner. Désormais l’Église de France était à la merci du Pape qui l’avait faite et dont le droit souverain était la condition même de sa propre légitimité. En vain Napoléon, pressentant les conséquences de son œuvre, voulut ressusciter les quatre articles ; en vain la Restauration fit des efforts dans le même sens ; la tradition gallicane ne se renoua pas et ne pouvait pas se renouer. Au contraire un mouvement ultramontain, sortant logiquement de la situation créée par l’acte de Pie VII, ne tarde pas à se dessiner et va toujours grandissant sous l’impulsion de Lamennais, puis des écrivains sortis de son école, bientôt dépassés eux-mêmes par des publicistes qui mirent au service des doctrines romaines la violence de passion et l’intempérance de langage qu’on apporte ordinairement dans les querelles politiques. Lamennais, du reste, leur avait donné à cet égard un exemple qu’ils n’ont suivi que trop fidèlement. Les malheurs de Pie  IX et la sympathie qu’inspirait sa personne achevèrent de déchaîner le  / [fol. 404] courant. En 1854 le Pape seul procède à une définition de foi, la première définition solennelle qu’un pape ait faite de sa propre autorité, avec l’intention de l’imposer à toute l’Église. Il est vrai qu’une consultation secrète de l’épiscopat avait eu lieu auparavant et que l’éventualité d’une protestation était ainsi conjurée. L’infaillibilité personnelle du pape n’en était pas moins établie en fait. Quand il s’agit de la proclamer en principe, une hésitation se manifesta. La publication du Syllabus, en 1864, avait montré que Rome n’abandonnait aucune de ses prétentions anciennes. {Les principes mêmes sur lesquels sont fondées les sociétés contemporaines avaient fourni en partie la matière des propositions condamnées. Il suffit de citer la 24e  : « Ecclesia vis inferendae potestatem non habet, neque potestatem ullam temporalem directam vel indirectam », la 77e : « Aetate hac nostra non amplius expedit religionem catholicam haberi tanquam unicam status religionem, caeteris quibuscumque cultibus exclusis » et la 55e : « Ecclesia a Statu, Statusque 209

Alfred Loisy ab Ecclesia sejugendus est ». Il faut tenir pour catholique la doctrine opposée à ces propositions ; mais il y a bien des manières de l’entendre, et la plus naturelle semble être que l’idéal catholique consiste à maintenir l’union de l’Église et de l’État pour garantir à l’Église les prérogatives d’une religion d’État exclusive de tout autre et contrôlant en toutes choses, comme lui étant supérieure, l’État luimême. Le programme officiel du catholicisme ultramontain serait la restauration du moyen âge, dans des condi- /[fol. 405] tions intellectuelles, sociales et politiques tout autres que celles du moyen âge.}(h) Les gouvernements s’émurent ; les débris du gallicanisme semblèrent pour un temps se ranimer. {Quand on en vint au pas décisif, et que la question fut posée devant le concile œcuménique du Vatican, deux cents évêques environ, minorité respectable, mais insuffisante contre une majorité de cinq cents voix, se prononcèrent, non contre la primauté absolue et l’infaillibilité personnelle du pape, – car le pur gallicanisme ne s’afficha pas dans le concile, la primauté de juridiction ne fut pas discutée, et l’infaillibilité était le point délicat où se concentrait l’effort de l’opposition –, mais contre l’opportunité d’une définition spéciale touchant l’infaillibilité du Pape. Au fond, on craignait les abus d’un si grand pouvoir, dont le dépositaire pourrait être tenté d’user en dehors de la sphère purement spirituelle du gouvernement ecclésiastique et l’on ne s’apercevait pas que de tels abus étaient devenus matériellement impossibles. On ne songeait pas non plus que porter le débat sur l’opportunité était rendre la décision inévitable ; puisqu’on reconnaissait la catholicité de la doctrine, rien n’empêchait de la proclamer, et même il le fallait, puisque l’on aurait paru, en s’abstenant, ne la regarder pas comme tout à fait certaine. La définition fut donc rédigée et promulguée avec certains correctifs dont la majorité infaillibiliste ne s’était pas avisée d’abord.}(i) Les évêques qui s’étaient abstenus de paraître à la session solen-/[fol. 406] nelle où le nouveau dogme fut promulgué ne tardèrent pas à y donner leur adhésion. {Un schisme sans grande portée se produisit en Allemagne et en Suisse, favorisé d’abord par les pouvoirs politiques ; il eut en France un très faible écho. La mauvaise humeur de certains gouvernements a dû céder à la nécessité politique. Abstraction faite de ces détails on peut dire que la définition du Vatican est devenue la loi de l’Église catholique dès l’instant de sa promulgation.} [Vatican I sur le rôle de l’évêque.] Ainsi fut gagnée définitivement la grande partie engagée depuis le temps des Clément, des Victor, des Etienne, des Léon, et la notion de l’Église catholique est formellement identifiée à celle de l’Église romaine. Dans le catholicisme où l’on comptait jadis des Églises et où il y en eût réellement jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y a plus qu’une seule Église avec un seul chef. Les évêques, à la vérité, restent préposés à des circonscriptions administratives qui conservent le nom d’Églises ; mais la situation d’un archevêque de Paris n’est évidemment plus à comparer avec celle de Cyprien à Carthage, d’Ambroise à Milan, ni la situation d’un évêque de province avec celle d’Augustin à Hippone. Tous les pouvoirs ecclésiastiques sont effectivement centralisés dans le pape et sont proclamés venir de lui ; c’est de lui que les tiennent ceux qui y ont part. Les théologiens qui n’ont pas peur des questions oiseuses peuvent se demander si les pouvoirs des apôtres leur ont été conférés directement par le Sauveur, ou /[fol. 407] bien en passant par Simon-Pierre, si l’autorité épiscopale vient immédiatement ou médiatement à celui qui en est revêtu, si l’autorité pontificale est la condition indispensable ou la cause prochaine de cette communication, si le Pape pourrait administrer l’Église entière avec le 210

L’Évangile et l’Église concours de vicaires apostoliques, sans retenir le cadre des évêques titulaires. Ces discussions sont bien près d’être purement verbales. Quoi qu’il en soit des titres et des formules, toute l’autorité doctrinale, administrative et liturgique est centralisée à Rome, et dans la personne du Pape. {Le rôle des évêques se borne en fait, comme celui de préfets ecclésiastiques, à faire observer ponctuellement dans leur diocèse toutes les décisions romaines. Ce n’est pas que leur ministère chrétien, la mesure de leur influence réelle sur les âmes en soit diminuée, ni qu’un évêque ne puisse encore, maintenant comme toujours, exercer une action personnelle dans l’Église par ses talents, ses écrits, la considération publique dont il jouit, mais son initiative proprement épiscopale est évidemment réduite. L’histoire du développement hiérarchique dans l’Église catholique se ramène donc à l’histoire du pontificat romain.} Mais ce développement ne peut aller plus loin dans la direction qu’il a suivie jusqu’à nos jours. Les transformations qui ne peuvent manquer de s’y produire ultérieurement n’atteindront que le mode d’action et non la constitution réelle ou théorique de la primauté. /[fol. 408] II [Le « royaume de Dieu » de Jésus aux Apôtres] Les protestants considèrent toutes les phases de ce développement historique comme un éloignement progressif de l’idéal évangélique et une sécularisation de plus en plus complète du royaume spirituel conçu et inauguré par le Sauveur. L’apparition de l’épiscopat, des conciles, de la papauté, les agrandissements continus de celle-ci marquent pour eux les formes d’un mouvement dont il est presque superflu d’examiner la valeur religieuse, parce qu’il n’a rien de spécifiquement chrétien. Mais tandis que les anciens apologistes de la réforme jugeaient compromise la cause du protestantisme si saint Pierre était venu à Rome, le pape en ce cas étant fondé jusqu’à un certain point à se dire son successeur, les représentants les plus autorisés de l’école critique, arguant de l’Évangile même contre la notion fondamentale du catholicisme, à savoir l’institution de l’Église par le Christ, ne font pas difficulté d’admettre au moins comme probables le séjour et le martyre du chef des apôtres dans la capitale de l’empire romain. Saint Pierre a pu venir à Rome, contribuer avec saint Paul à la fondation de la communauté chrétienne qui se forma dans la ville impériale, il n’a pas été institué chef de l’Église, puisque Jésus, n’ayant pas fondé d’Église, na pas eu à pourvoir cette Église d’un chef ; il n’a pas été évêque de Rome, attendu que les évêques n’ont existé qu’assez longtemps après lui ; l’eût-il été qu’il n’aurait pu trans- /[fol. 409] mettre à ses successeurs une autorité que lui-même n’avait pas reçue ; de même les autres apôtres, supposé que l’institution épiscopale se rattachât directement à eux, n’auraient eu, pour la même raison, aucun pouvoir surnaturel à transmettre aux chefs des communautés. Selon cette conception qui repose, il faut bien l’avouer, sur une connaissance plus exacte, sinon sur une meilleure intelligence des faits, que celle des anciens protestants, l’Église catholique est un établissement tout humain, une immense théocratie, qui a ses racines dans l’histoire postévangélique, mais non dans l’Évangile, et dont la prétention à représenter seule Jésus devant l’humanité ne soutient pas l’examen.

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Alfred Loisy [L’Église catholique romaine « légataire universelle de Jésus-Christ ».] Nous avons déjà observé nous-même que Jésus, au cours de son ministère, n’a pas formellement institué l’Église, c’est-à-dire un gouvernement spirituel destiné à vivre de longs siècles sur la terre et disposant de tous les pouvoirs requis pour une telle institution : pouvoir d’enseignement, pouvoir de direction ou de juridiction, pouvoir sacramentel. Jésus n’avait pas à s’en occuper, puisque la perspective prochaine du royaume céleste écartait jusqu’à l’idée d’un établissement durable sur la terre. Il n’a jamais parlé de l’Église : les deux passages où il en est question dans le premier Évangile5 ont pu être, comme le veulent plusieurs critiques, modifiés et influencés par la tradition, ou bien ils avaient, /[fol. 410] en tout cas, dans la bouche du Sauveur une signification moins ample que celle qui s’attache pour nous au mot « Église ». Il n’a pas formulé de symbole doctrinal ni institué expressément de magistère infaillible pour garder son enseignement et l’interpréter avec autorité jusqu’à la fin des temps. {Il n’a pas non plus, dans la rigueur du langage historique, institué de sacrements, et toujours pour la même raison, parce qu’un sacrement est un symbole perpétuel, un élément de religion, et que Jésus ne s’est pas donné comme fondateur de religion. Ni le baptême, ni l’eucharistie ne sont présentés dans les instructions que les disciples ont reçues de leur maître avant sa mort, comme des sacrements proprement dits, comme les signes propres d’un culte nouveau.} (j) On verra plus loin comment il y a eu en réalité plus et moins que l’institution expresse, on pourrait dire matérielle, que l’apologétique vulgaire pense trouver au pouvoir doctrinal et au pouvoir sacramentel. Nous considérons maintenant l’Église comme un gouvernement, une institution sociale, liée au christianisme et en exerçant la gestion avec autorité. D’accord avec les critiques pour ce qui est matière de fait, à savoir que Jésus n’a pas expressément compris l’Église dans son propre programme, ni tracé d’avance le programme du développement catholique, nous n’en reconnaissons pas moins entre l’Évangile et l’Église un rapport plus intime et plus profond que celui dont une critique purement extérieure et scientifique peut faire la description, et nous n’hésitons pas à soutenir que /[fol. 411] l’Église, l’Église catholique, l’Église romaine est en toute vérité et légitimement la légataire universelle de Jésus-Christ. Toute la carrière terrestre de Jésus a été dominée par la pensée du royaume, et néanmoins son activité s’est bornée à en préparer l’avènement. {Cette circonstance, bien loin de créer une opposition absolue entre la mission du Christ et celle de l’Église, montre au contraire l’identité de l’une et de l’autre.}(k) Car l’Église si vieille qu’elle soit, si rassurée qu’elle paraisse maintenant en ce qui regarde l’imminence de la fin du monde, si long avenir qu’elle se promette sur la terre, l’Église se considère elle-même comme une institution provisoire, comme un organisme de transition. L’Église de la terre, l’Église militante, est comme l’antichambre et le vestibule de l’Église triomphante, qui est le royaume des cieux réalisé à la limite de l’éternité, jugé réalisable encore à l’extrême limite des temps. Mais la différence de l’horizon n’empêche pas le point de vue de rester le même. L’Église a retenu l’idée fondamentale de l’Évangile : aucune institution terrestre ne réalise complètement le royaume, et l’Évangile n’est prêché que pour en préparer l’avènement définitif. Il peut sembler à beaucoup d’esprits que l’Église ne gagne guère à continuer

5. Matth., XVI, 18.

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L’Évangile et l’Église l’Évangile par ce côté, l’eschatologie étant, selon eux, le côté juif, c’est-à-dire le côté faible de l’Évangile. {Cette remarque n’en était pas moins à faire avant toute autre.}(k) Car Dieu se sert de ce qui est faible pour soutenir ce qui est fort, et les savants auraient pu déjà s’apercevoir que leur /[fol. 412] logique abstraite n’est pas la loi des choses, surtout des choses morales. Pour toute âme religieuse, la frappante analogie qui existe entre la façon dont Jésus a compris son rôle et celle dont l’Église n’a pas cessé d’entendre le sien, est un fait lumineux, qui parle à la foi, et qui dissipe les nuages soulevés par une critique purement rationnelle. L’Église part du même principe que Jésus : {l’explication, le fruit, la récompense du présent est dans l’avenir.}(k) Les tenants du pur Évangile peuvent-ils en dire autant, eux qui ne savent plus comment s’y prendre pour affirmer la vie future, et pour qui le royaume des cieux n’est qu’un rêve oublié. Que l’eschatologie évangélique ait été, au fond, le symbole d’une réalité indescriptible, nous l’accordons ; que l’eschatologie ecclésiastique soit pareillement un symbole imparfait de la même réalité ineffable, nous ne songeons pas à le contester ; mais on doit reconnaître aussi avec nous que Jésus et l’Église ont les yeux levés dans la même direction, vers le même symbole, et que l’Église à cet égard continue Jésus. {Elle a conscience d’être une forme intermédiaire du royaume de Dieu, tout en en contenant le germe et la substance : c’est bien ainsi que Jésus concevait l’Évangile annoncé par lui.}(k) L’Évangile avant la mort de Jésus, c’est l’Église telle qu’elle pouvait alors exister ; l’Église depuis la mort et la résurrection de Jésus, c’est l’Évangile tel qu’il a dû être pour atteindre sa propre fin, la préparation du royaume. L’identité essentielle du but garantit celle des moyens employés pour y arriver, et celle-ci ne laisse pas d’être faci- /[fol. 413] le à constater, pourvu que l’on fasse la part des circonstances diverses à travers lesquelles l’Église a dû se perpétuer et du développement nécessaire que ces circonstances ont amené. Il est certain d’abord que Jésus a eu l’intention de réunir ses disciples en une sorte de société spirituelle, qu’on ne saurait pourtant se figurer invisible, sans tomber dans l’absurde et le ridicule. Cette société n’était pas autre que le groupe réuni autour du Sauveur, les âmes de bonne volonté qui avaient accepté pleinement sa prédication et qui le regardaient comme le Messie promis. Elle n’était pas nombreuse, mais plus on la réduira, plus elle apparaîtra distincte du monde qui l’entoure. Si l’on y comprend seulement les Douze et les quelques personnes qui suivaient régulièrement Jésus, c’est-à-dire le petit nombre des fidèles qui persévérèrent jusqu’à la fin et qui se retrouvèrent après la passion pour former le noyau de la première communauté chrétienne, on aura une réunion très fermée, très reconnaissable, très centralisée et même hiérarchisée dans la plus entière fraternité. Jésus est le centre, le chef, l’autorité incontestée. Ses disciples ne sont pas autour de lui comme une masse confuse et nullement ordonnée. Parmi eux Jésus a distingué les Douze et les a associés luimême, directement et effectivement à son ministère. Le fait est notable, et pareille mission ne fut pas donnée aux autres. Même parmi les Douze il y en avait un que Jésus avait /[fol. 414] placé au premier rang et qui était comme leur chef, autant qu’un tel mot peut être employé pendant que Jésus lui-même gouverne encore « le petit troupeau », dont on peut dire en toute vérité que c’était son Église. Il y avait là une situation de fait, créée en apparence par les péripéties du ministère galiléen, mais qui, assez longtemps avant la passion, se dessine comme acquise et ratifiée par Jésus. {Pas n’est besoin de chercher ici des programmes arrêtés, des projets de constitution, des inaugurations solennelles.} Tout le monde sait ou devrait savoir que les institutions durables sur cette terre ne se fondent pas sur des déclarations 213

Alfred Loisy théoriques mais sur des réalités vivantes. L’Évangile vivant en Jésus s’était propagé en quelques âmes simples qui, vivant elles aussi de l’esprit du Maître, formaient avec lui une unité collective dont les apôtres étaient, sous la direction de Jésus, les membres les plus agissants. C’est par eux qu’on accède généralement à Jésus ; ils baptisent, ils font des exorcismes et des onctions sur les malades ; Jésus, dans la dernière cène, leur manifeste le mot suprême de sa mission providentielle et leur confie en même temps l’avenir de son œuvre. « Le petit troupeau » est bien l’Église de Jésus, telle qu’elle a pu exister avant la mort de Jésus. [Du « petit troupeau » aux collèges des presbytres.] Mais Jésus, qui n’a rien dit de sa durée, voulait-il qu’elle durât ? Autre chose est que Jésus ait formellement prévu et annoncé la durée indéfinie de son Église, autre chose est  /[fol.  415] qu’il en ait voulu la conservation. S’il n’a point prophétisé la durée de son Église, il n’en a pas moins voulu qu’elle durât. Quand il a dit : « Ne craignez point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume »(l), tous ses auditeurs ont compris que le groupe fidèle verrait le grand avènement. Telle est la perspective originelle de l’Évangile, l’enveloppe de la graine ou, si l’on veut, l’écorce de la plante encore toute jeune ; mais la vie, la poussée de sève, la volonté d’être est ailleurs, dans l’intention certaine et clairement manifestée que l’Évangile soit prêché partout pour l’avènement du royaume. Certes Jésus avant sa passion, n’avait pas marqué aux apôtres le détail de ce qu’ils devraient faire après lui. {Rien n’eût été moins conforme à la loi qui gouverne le développement de tout ce qui prend vie dans l’histoire de la religion.} Il n’était pas nécessaire, ni possible, ni utile, que l’avenir de l’Église fût révélé par Jésus à ses disciples, la veille de sa mort, et il ne le fut pas. Une seule chose à ce moment était claire pour les disciples et assurait l’avenir, c’est que Jésus mourait pour son œuvre, non avec la pensée qu’elle était perdue, mais avec la pensée qu’elle était sauvée, et qu’il fallait continuer à vouloir, à préparer, à attendre le royaume de Dieu parce que Jésus mourant le voulait encore, l’attendait encore, le préparait encore. Quant aux voies et moyens, l’esprit de Jésus et le temps indiqueraient au fur et à mesure ce qu’il y avait à faire pour le bien de l’Évangile. Il n’en reste pas moins  /[fol.  416] évident que, dans la pensée et dans l’intention de Jésus le « petit troupeau » devait subsister, se multiplier et se fortifier jusqu’à ce que le royaume eût son entier accomplissement. C’était, en réalité, vouloir la naissance et la conservation de l’Église, et c’est pourquoi l’Église naquit et dura. Elle dura par le développement d’une constitution dont les linéaments étaient contenus dans son germe. Ce fut une communauté qui avait pour principe la foi en Jésus, pour loi la charité, pour but la propagation de la grande espérance, pour forme de gouvernement la distinction du collège apostolique et des simples disciples. Les Douze constituent une sorte de comité directeur ayant pour chef Simon-Pierre. Sans doute on ne voit rien encore qui ressemble à un gouvernement humain. La parole du Maître : « Que celui d’entre vous qui voudra être le premier soit le serviteur de tous » est appliquée à la lettre. Il n’y a dans la communauté qu’un seul maître, qui est le Christ, aucune autorité de domination ; mais il y a et il fallait qu’il y eût la hiérarchie du dévouement. {Un pouvoir positif, d’ordre social, appartient visiblement aux apôtres, celui d’agréger les convertis à la communauté, d’éprouver les suspects, d’exclure les indignes et de maintenir le bon ordre.}(m) Cette hiérarchie et ce pouvoir ont été réellement créés par Jésus, qui n’entendait pas abandonner l’Évangile au premier venu, mais l’avait confié à ceux qui avaient 214

L’Évangile et l’Église tout quitté pour le suivre, qui n’avaient pas l’intention de /[fol. 417] se reprendre, et dont il avait accepté le sacrifice. Peu importe que ce premier groupe chrétien n’ait pas encore conscience d’être une société distincte du judaïsme, le principe de vie propre qu’il tient de Jésus l’a déjà constitué en lui-même. [Organisation des communautés locales par les Apôtres.] Les communautés chrétiennes se fondent parmi les gentils et deviennent l’Église, nettement distincte et même séparée de la synagogue. Ce sont les apôtres, les premiers convertisseurs en terre païenne, qui ont établi pour gouverner ces communautés les collèges d’anciens et de surveillants, comme les apôtres euxmêmes avaient gouverné la première communauté de Jérusalem. {L’organisation du corps presbytéral, l’affirmation de ses droits, la prééminence de l’évêque dans la communauté et celle de l’évêque de Rome entre tous les évêques ne se dessineront et ne se fortifieront qu’avec le temps et toujours selon le besoin de l’œuvre évangélique.}(m) L’Église devient aux moments importants ce qu’elle doit être pour ne pas déchoir ou périr, en entraînant l’Évangile dans sa ruine. Cependant elle ne crée aucune pièce essentielle de son organisme. Un organe qui semblait jusque-là rudimentaire ou de moindre vigueur prend le développement et la force nécessaires pour subvenir à la nécessité présente ; il subsiste ensuite dans la forme acquise sauf les modifications accessoires qui se produiront à l’occasion d’autres développements pour l’équilibre de l’ensemble. Cet équilibre ne s’établit pas sans quelque travail intérieur qui a toutes les appa- /[fol.  418] rences d’une crise douloureuse. {Telle est en effet la loi de toute croissance(n), et les moments importants dans le développement naturel de tous les êtres vivants sont pour ceux-ci des périodes critiques. Ces tiraillements ne prouvent pas que la vie diminue, mais qu’elle est menacée ; quand la crise est finie et que la vitalité de l’être en sort augmentée, il faut louer sa force et non lui reprocher d’avoir souffert et de n’avoir pas succombé. Pour être à tous les moments de son existence ce que Jésus a voulu que fût la société de ses amis, de ses élus, des candidats au royaume des cieux, l’Église a dû être ce qu’elle a été, car elle a été ce qu’elle avait besoin d’être pour sauver l’Évangile en se sauvant elle-même.}(m) Il est évident que les premières communautés n’auraient pu subsister sans l’organisation rudimentaire qui leur fut donnée par les apôtres. Le collège des presbytres maintenait l’ordre dans les réunions, les agapes et la cène eucharistique, la concorde entre les frères, le service des aumônes, les relations avec le dehors. Le christianisme, étant essentiellement une communauté, ne put se passer de la hiérarchisation sans laquelle aucune société n’est possible. Dès qu’il y eut dans les Églises, et ce fut dès le commencement, un mouvement d’idées, des tendances plus ou moins accusées et plus ou moins divergentes, des difficultés intérieures et extérieures plus considérables et plus compliquées, la nécessité d’un pouvoir dirigeant fut plus pressante encore, et il fallut que la communauté tînt tête à tous les périls par le moyen d’une parfaite unité. C’est alors que le rôle de l’épiscope ou pres-/[fol. 419] bytre en chef acquiert toute son importance. Dans le collège d’anciens qui administrait la communauté, il y avait un président effectif, celui qui tenait ordinairement le premier rôle dans les assemblées et dans la célébration de la cène ; c’est autour de lui que se groupèrent et les presbytres ses collaborateurs et le commun des fidèles. Ce centre réel de l’unité va se déclarer centre de droit : c’était le centre indispensable pour éviter la division(o) à l’infini {et l’anéantissement du christianisme.}(m) Saint Ignace, en expliquant dans ses lettres le devoir des fidèles 215

Alfred Loisy en ce qui regarde l’union nécessaire à l’évêque se trouve indiquer les raisons qui exigent l’unité de l’épiscopat, pour que l’unité de l’Église se fasse dans l’évêque et par lui. On ne conçoit pas que le christianisme et l’Évangile eussent pu survivre à la crise gnostique sans la consistance que prit, en face de ce débordement d’hérésies, l’épiscopat unitaire. C’était une question de vie ou de mort pour l’œuvre de Jésus. On n’est pas obligé de dire avec des critiques éminents que l’Église catholique naquit seulement alors, car il s’agit seulement d’une forme plus accusée de son existence, qui a traversé des phases analogues à celle de l’être humain : naissance à la vie par la conception, à la lumière par la naissance proprement dite, à la raison par l’éveil de l’esprit, à la vie sociale par le développement complet de ses forces physiques, intellectuelles et morales. {Mais il faut reconnaître que sans le développement de l’autorité épiscopale la tradition évangélique était irrémédiablement perdue.}(m) Ne s’ensuit-il pas que l’Église est aussi /[fol. 420] nécessaire à l’Évangile que l’Évangile à l’Église, que les deux ne font toujours qu’un dans la réalité, comme ils ne faisaient qu’un dans la pensée intime de Jésus. [L’épiscopat romain.] Ce qui est vrai de l’épiscopat en général est vrai surtout de l’épiscopat romain. {Dans la lutte contre le gnosticisme l’Église de Rome eut un rôle prépondérant. Les principaux chefs de la gnose vinrent à Rome comme au point central du christianisme, où il importait le plus de faire agréer leurs doctrines : ils y furent successivement condamnés. Mais l’exercice nécessaire de cette prépondérance n’apparaît pas que dans la crise gnostique.} Chaque communauté chrétienne avait le sentiment et même le souci de l’unité générale ; elle s’y gardait en en surveillant la conservation autour d’elle. Il fallait cependant à cette unité un point central {qui supporterait en quelque sorte tout l’effort de la tendance universelle et garantirait le concert des Églises en le rendant visible et régulier.} Ce point de rencontre, ce chef-lieu de l’unité chrétienne se trouvait indiqué à la fois par les plus grands souvenirs chrétiens et par la situation politique et géographique de l’empire romain. C’est incontestablement à son rang de capitale de l’empire et de centre du monde civilisé que Rome dut d’attirer à elle les deux apôtres qui ont le plus contribué à la diffusion du christianisme en dehors de la Palestine. Un vieux reste de préjugé protestant fait encore que des esprits distingués, mais insuffisamment instruits, /[fol. 421] expérimentés ou indépendants en matière d’histoire, considèrent la venue de saint Pierre à Rome comme une légende. Il n’y pas lieu néanmoins de reproduire ici les arguments qu’on peut lire chez les plus éminents critiques de notre temps. Pierre et Paul sont tous deux venus à Rome, et, quel que fût le prestige de Paul, celui de Pierre demeura plus grand encore dans le souvenir traditionnel. On honorait leur mémoire à tous deux et l’on gardait leurs tombeaux. Les anciens qui gouvernaient la communauté vers la fin du premier siècle les avaient connus et avaient encore l’imagination toute remplie de leur martyre. Cinquante ans après, quand Irénée vint à Rome, on y trouvait certainement encore des personnes qui avaient été disciples de leurs disciples, et l’on montrait une liste d’évêques remontant jusqu’à Lin, le premier évêque, celui qui avait pris le gouvernement de l’Église de Rome après la mort des apôtres. Les critiques ont observé que l’évêque de Rome, dont le rôle personnel prendra tant de relief avant la fin du second siècle, ne se distingue pas encore nettement des presbytres à la fin du premier, et que l’épiscopat unitaire s’est constitué plus tard en Occident qu’en Orient. Cette remarque, dans la mesure où elle est fondée, n’a qu’une portée 216

L’Évangile et l’Église secondaire. L’importance même de la communauté romaine qui a dû se partager de bonne heure en plusieurs réunions, a pu contribuer à maintenir plus longtemps la prééminence du conseil presbytéral, qui garda toujours à Rome, au-dessous de l’évêque, une autorité effective plus grande, semble-t-il,  /[fol.  422] que dans les autres Églises. Il n’y en avait pas moins eu, dès l’origine, à Rome, comme ailleurs, un épiscope ou presbytre principal, un doyen, qui était, en fait, l’évêque. La lettre de saint Clément aux Corinthiens est très instructive à cet égard. Elle est écrite au nom de l’Église romaine, et la personne de l’auteur n’apparaît pas. Néanmoins elle a été portée et reçue comme épître de Clément, qui en était l’auteur responsable et l’organe officiel de la communauté. Cette même épître fait voir que l’Église romaine s’intéressait à la vie intérieure des communautés éloignées, et se croyait le droit d’y intervenir avec autorité. Paul n’aurait pas parlé aux Corinthiens divisés avec plus de force que Clément, bien que ce soit encore la communauté héritière de la tradition apostolique et non le successeur personnel de Pierre qui semble avoir la parole. La distinction est accessoire, car le sentiment de l’autorité reste identique chez Clément, qui parle au nom de l’Église qu’il préside, et chez Victor, chez Calliste, chez Étienne, qui parlent en leur nom propre, comme tenant la place de l’apôtre Pierre. [Place de l’évêque de Rome dans l’Empire.] Que la situation centrale de Rome, après avoir amené les apôtres dans cette ville, ait mis son évêque à même d’exercer une influence que nul autre n’aurait pu avoir dans un autre endroit, il ne faut pas le contester. L’importance de la ville a contribué à l’importance du siège, et elle a premièrement décidé les apôtres à y porter le suprême effort de leur acti- /[fol. 423] vité. Ils n’y sont pas allés tout droit. La force des choses, l’expérience acquise, le fait que sans eux le christianisme allait à Rome, que la communauté romaine grandissait, et qu’une intervention apostolique semblait nécessaire pour parachever son institution et ne pas laisser comme en dehors de l’unité chrétienne un point tout désigné pour en être le centre, les y conduisit. Quand Pierre et Paul moururent, ils n’avaient pas l’idée qu’ils eussent légué un maître à César, ni même qu’ils eussent donné à l’Église un pape infaillible et un chef absolu. La pensée du royaume dominait encore trop leur esprit, et les questions de symbole et de gouvernement stable leur étaient encore trop peu familières pour qu’ils eussent à l’égard de leur œuvre commune d’autre pensée que celle-ci  : la communauté romaine, qu’ils avaient achevé de former et pour laquelle ils allaient mourir, était bien maintenant et pour l’avenir que Dieu réservait encore au monde le centre de l’évangélisation chrétienne. Ils ont pensé cela et ils ne pouvaient penser autre chose. Ce qu’ils n’avaient pas besoin de penser, ce qui allait de soi, c’est que nulle part ailleurs la tradition évangélique n’avait été plus solidement implantée et que nulle part ailleurs elle n’aurait pu trouver un terrain plus propice à sa conservation. Quant à l’avenir particulier de l’Église romaine, ils ne le prévoyaient pas plus nettement que celui du christianisme en général. Très consciemment ils avaient fait de Rome le /[fol. 424] centre de l’Évangile ; sans le vouloir expressément ils avaient fait de l’Église romaine la mère et la reine des Églises du monde entier. Ils portèrent le centre du christianisme là où il devait être, et laissèrent l’héritage de l’apostolat en des mains capables de le faire valoir. La facilité que les évêques de Rome trouvèrent à établir leur autorité sur les autres communautés chrétiennes n’est pas chose étrangère aux prévisions ni aux intentions des apôtres. La tête de l’empire, censée la tête du monde, devait être aussi la 217

Alfred Loisy tête de la chrétienté, pour autant et pour aussi longtemps qu’il faudrait une tête à la chrétienté. Et comment n’en aurait-elle pas eu besoin puisqu’elle devait grandir et durer indéfiniment ? Il n’est donc pas étonnant que cette pensée des apôtres ne se soit jamais perdue et que le développement chrétien ne lui ait donné, au contraire, que plus de force, en lui ménageant de nouvelles applications. Ce qui est moins étonnant encore, c’est que la conscience de cette prééminence, qui était une charge beaucoup plus qu’un privilège, qui pendant des siècles ne fut réellement qu’une charge, la communauté romaine venant au secours des autres au lieu de subsister à leurs dépens, ait été vivante surtout là où elle avait la raison d’être et le siège de son exercice. On peut dire que la nécessité de l’union avec l’Église romaine, union qui impliquait une certaine subordination de principe et de fait /[fol. 425] était aussi profondément sentie dans les Églises d’Occident, fondées par Rome, que pouvait l’être à Rome même l’idée de la responsabilité universelle pour le salut commun ; il n’en était pas ainsi en Orient, où les Églises, ne dépendant pas de Rome quant à leur origine n’en dépendaient pas non plus quant à leur tradition. Il est très remarquable que l’idée de l’union avec Rome, n’ayant pu être déposée dans leur première assise, ne s’est pas enracinée ensuite avec une force capable de résister aux divisions politiques et aux tendances particularistes. La translation de l’empire à Constantinople prépara le schisme, et l’on a très bien montré6 que l’Église grecque est une institution dont le principe a été tout politique, nullement chrétien et traditionnel. Avec plus d’indépendance réelle qu’en Occident, avec un sentiment moins net de ce que l’évêque de Rome devait à la succession de Pierre, l’Église d’Orient, durant les premiers siècles, avait grandi autour de Rome, elle aurait continué de le faire et serait entrée de plus en plus dans l’orbite de l’Église mère de toutes les Églises si le développement normal du gouvernement ecclésiastique n’avait été entravé en Orient par la politique dès que l’empire se fut converti. [Conséquences de la séparation des deux Empires.] À mesure que les évêques de Rome se font une idée plus précise de leur fonction modératrice et la traduisent en droit divin, l’Orient les comprend de moins en moins et finit par ne plus les comprendre du tout. Ce n’est point /[fol. 426] parce que l’évêque de Rome aurait des prétentions absurdes ou mal fondées, c’est que les Orientaux n’ont plus vraiment le sens de l’unité de l’Église et de ses conditions nécessaires. Ils ont si bien fait du christianisme une religion d’État que, Rome une fois perdue pour l’empire, il leur semble que l’évêque de Rome n’a plus rien à dire sur ce qui les touche, et que celui de Constantinople, la nouvelle Rome, a sur l’Orient les mêmes droits et les mêmes pouvoirs que l’évêque de l’ancienne sur les contrées de l’Occident qui lui obéissent. Au temps où les papes ne connaissent plus de frontières, les patriarches de Constantinople encadrent l’Église dans les débris de l’empire. Ce sont eux vraiment qui ont pratiqué la sécularisation de l’Église, sacrifié à la fois son unité et son universalité, ramené le christianisme aux proportions d’un culte national, détruit autant qu’il était en eux la notion du catholicisme, que l’Église romaine avait reçue en dépôt et quelle entendait garder. {Que l’Église romaine ait pris des airs d’impératrice qu’elle n’avait pas encore dans les premiers siècles, qu’elle ait voulu donner à sa prééminence des formes juridiques et on pourrait dire constitutionnelles, c’est ce qui ne résulte pas d’une sorte de tra-

6. L. Duchesne, Églises séparées, .

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L’Évangile et l’Église dition locale et héréditaire d’ambition universelle, mais du mouvement général qui depuis les origines poussait l’Église à s’organiser en gouvernement, et qui s’était fait sentir en Orient aussi bien qu’en Occident.}(p) L’Église avait des biens, un pouvoir disciplinaire, une hiérarchie. Rien de tout cela ne pouvait fonctionner sans un droit /[fol. 427] ni le droit subsister sans une autorité gardienne, ni cette autorité même se passer d’un centre permanent et d’un représentant officiel. Les papes du IVe et du Ve siècles veulent être des juges en dernier ressort pour toute la chrétienté, comme ceux du second et du IIIe siècles entendaient que l’Église romaine servît de type d’organisation et de pratique pour toutes les Églises naissantes. Au fond c’est toujours la même prétention appliquée à des situations différentes. Rome n’invoque pas un nouveau droit, ou bien il faut dire que le droit n’est pas plus nouveau que la situation en vue de laquelle on le réclame. Il était nécessaire que l’Église devînt un gouvernement, sous peine de n’être plus ; mais le gouvernement dans une Église une et universelle ne se conçoit pas sans un pouvoir fortement centralisé. Un centre idéal comme le concevait Cyprien n’aurait pu suffire. À une Église hiérarchisée un centre effectif était nécessaire. Il fallait que les questions importantes se terminassent quelque part. Les conciles particuliers n’avaient pas une autorité suffisante, et les conciles généraux étaient un remède extraordinaire, d’application très délicate, on pourrait même dire périlleuse, sans s’écarter de l’opinion qu’ont eue à leur égard les évêques de Rome pendant toute la période des conciles orientaux. Le tribunal supérieur et permanent auquel doivent naturellement ressortir toutes les causes majeures et qui a pour mission de résoudre définitivement tous les conflits ne peut /[fol. 428] exister ailleurs que dans l’Église apostolique entre toutes, qui a la tradition de Pierre et de Paul, et dont les successeurs n’hésitent plus à se dire en droit comme en fait successeurs du prince des apôtres. Vis-à-vis des barbares, le pape ne se comporte plus seulement comme le juge en dernier ressort de toutes les controverses et de toutes les causes ecclésiastiques. Dès le IXe siècle il agit en quelque sorte comme dépositaire de la tradition impériale en transférant à Charlemagne et à ses successeurs le titre des Césars. À partir du XIe siècle, il semble que toute autorité lui appartienne, non seulement sur les Églises particulières, mais encore sur tous les États qui se forment dans l’Europe occidentale. Le pape se fait éducateur social, tuteur des monarchies, chef de la confédération chrétienne, en même temps qu’il reste et devient de plus en plus le chef de la hiérarchie ecclésiastique, l’arbitre de la foi, le gardien de la discipline, le juge de toutes les Églises. Ces deux rôles ne se distinguent pas l’un de l’autre. Bien que le premier ne lui soit pas conféré directement en vertu d’un principe purement religieux, évangélique et catholique, il s’est trouvé, d’une certaine façon renfermé dans le second par l’effet des circonstances, comme une mission providentielle, nécessaire et légitime, bien que transitoire à beaucoup d’égards, l’avenir ne pouvant manquer d’en décharger /[fol. 429] le pape en la rendant partiellement inutile et incompatible avec l’entier développement de l’autorité spirituelle. En soi, le développement purement humain, économique, politique des sociétés n’est pas affaire de religion ; conséquemment il n’est pas affaire d’Église ni de pontificat. Le sentiment chrétien des premiers siècles qui répugnait à toute idée de domination dans les choses spirituelles, n’admettait pas davantage celle d’une domination ecclésiastique sur les choses temporelles. {L’idée d’impliquer la religion dans les affaires de ce monde et dans le gouvernement politique des empires aurait provoqué la dérision de saint Paul, même de saint Cyprien, de saint Athanase et de saint Augustin. Pour eux comme pour nous, bien que l’État soit pour nous quelque chose 219

Alfred Loisy de plus considérable que pour eux, l’État est l’État, aussi indépendant dans sa propre sphère par rapport à l’Église que l’Église l’est dans la sienne par rapport à lui. C’est que de leur temps l’État existait, solidement construit, antérieur à l’Église, et qu’il ne pouvait même leur venir en pensée que l’Église, étrangère à sa formation, eût le droit de présider à son évolution. Était-ce d’ailleurs vraiment la peine d’intéresser l’Église à un ordre de choses aussi fragile ? Tant que la perspective de la fin du monde limitait l’horizon de la pensée chrétienne, l’Église ne pouvait regarder comme important beaucoup à l’accomplissement de son œuvre propre l’organisation temporelle des sociétés humaines. Au XIe siècle la perspective eschatologique avait reculé, et depuis longtemps la situation de l’Église à l’égard de l’État avait bien changé. À peine les distinguait-on nettement l’un de l’autre, parce que dans le chaos où s’était effondré /[fol. 430] l’empire d’Occident, l’Église avait maintenu ses cadres, elle seule avait survécu, et c’est dans son sein, sous son influence et sa direction, par ses lumières et ses conseils que s’organisaient lentement les royaumes barbares, que les royaumes barbares devenaient des États civilisés. L’Église n’avait pu mener à bien l’œuvre de leur conversion sans se faire leur tutrice dans l’ordre temporel. Elle avait dû être leur maîtresse en toute science et leur transmettre les éléments de la sagesse antique en même temps que l’Évangile du salut ; elle avait dû même se faire craindre dans l’ordre temporel pour n’être pas anéantie dans l’ordre spirituel. Éducatrice des peuples nouveaux, elle se prévalut du droit qui appartenait à tout éducateur de gouverner son pupille. L’individualité des nations naissantes commençait seulement à se dessiner. Sur toutes planait encore le souvenir de l’empire romain, de l’unité romaine, actualisé dans le sentiment de l’unité catholique, à laquelle présidait le successeur de Pierre. Une sorte de grand État, formé d’États encore informes se constituait et durait, sorte de république universelle qui était une Église, et dont le vrai chef, le seul chef naturel était le pape, ayant pour vicaires les souverains à commencer par l’empereur. [Rôle temporel grandissant des évêques de Rome.] Ainsi se fit cette confusion ou, si l’on veut, cette association intime de l’Église et de l’État, du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, avec la subordination absolue de celui-ci à celui-là ; ainsi s’explique la définition de /[fol. 431] Boniface VIII dans la bulle Unam sanctam (1302), que toute créature humaine, sous peine de damnation éternelle, doit être soumise au Pontife romain7. Il ne s’agit pas simplement de l’obéissance dans l’ordre spirituel, mais de la subordination absolue où tous les hommes, fussent-ils princes, rois et empereurs se trouvent à l’égard du Pape, qui répond de leur salut à Dieu. C’est la doctrine de tous les Papes depuis Grégoire VII, et si elle trouve sa formule absolue dans le moment où elle va cesser d’être applicable, elle n’en est pas moins l’expression d’un état de choses que les Papes n’ont pas créé mais auquel ils ont dû s’accommoder, d’un droit qu’ils n’ont pas usurpé, mais qu’ils ont dû prendre et exercer tant que les circonstances le leur ont permis. Ils ne sont pas même à blâmer d’avoir voulu maintenir l’unité politique de la société chrétienne, unité dont le fondement indispensable était la suprématie

7. « Porro subesse romano pontifici omnem humanam creaturam declaramus, definimus, dicimus et pronunciamus omnino esse de necessitate salutis ». Au point de vue historique, on n’est pas fondé à alléguer les termes généraux de cette conclusion pour en contester l’application rigoureuse à l’ordre politique. On peut voir dans la Bulle, ce que Boniface VIII entend par cette soumission.

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L’Évangile et l’Église du pape dans l’ordre temporel. Une évolution normale de la société politique aurait pu se produire sans lutte entre les deux pouvoirs et l’ingérence directe de l’Église se restreindre(q) dans l’ordre temporel à la seule force des choses, à mesure que la direction politique des États aurait été plus compliquée et les gouvernements plus capables de les gérer par eux-mêmes, l’Église étant d’autre part absorbée par le développement de son activité spirituelle dans tout l’univers. Quoi qu’il en soit, l’intervention des Papes dans toutes les affaires politiques du /[fol. 432] moyen âge fut nécessitée par leur mission spirituelle, leur autorité ne pouvant être effective dans l’ordre purement religieux que si elle était résolument placée au-dessus de toute puissance temporelle. Nous verrons plus loin que le rapport de la théologie et de la science a été au moyen âge le même que celui de l’Église et de l’État. C’est que l’Église seule et la théologie étaient alors des êtres complets, tandis que l’État et la science modernes étaient en voie de formation.}(r) Dans cette mêlée qu’elle avait besoin de dominer pour ne pas disparaître, dans cette lente élaboration des sociétés et de l’esprit modernes, l’Église se transformait, et elle se transformait pour durer, parce que les changements qui s’opéraient en elle étaient la condition même de son existence. Le droit issu des fausses décrétales, qui met toute l’autorité ecclésiastique dans les mains du pape sortit comme une nécessité de la situation précaire où se trouvaient les Églises franques sous les successeurs de Charlemagne. La barbarie entrait dans l’Église, et sur ses pas venaient l’ignorance et la corruption ou la grossièreté des mœurs. Avec l’autonomie ecclésiastique on aurait eu la submersion du christianisme dans la superstition et la féodalité germaniques. Toutes les réformes devinrent possibles dès que Rome eut tout pouvoir pour les appuyer, lors même qu’elle n’aurait pas toujours eu l’initiative de les provoquer. Les beaux siècles du moyen âge, le XIIe et le XIIIe n’auraient pas existé sans les grands /[fol. 433] papes qui les ont préparés et dirigés. Supprimons en imagination Grégoire VII et Innocent III, avec les successeurs moins célèbres qui ont appliqué leur programme, que serait-il advenu de l’Église en Occident ? Le grand rôle temporel que ces papes ont joué n’a été que la garantie de leur indépendance dans l’ordre spirituel, et dans cet ordre, les papes ont dû être ce qu’ils étaient, ce qu’ils sont devenus, pour que l’Église fût encore l’Église, pour quelle ne cessât pas d’être le christianisme et la religion de Jésus. [Apparition de l’État et fin de la féodalité.] {À partir du XIVe siècle, les conditions générales de la société chrétienne se modifient. Il n’y a plus vraiment de république chrétienne, mais des États chrétiens, suffisamment consolidés en eux-mêmes et que le sentiment d’une foi commune ou d’un péril commun ne réunira plus jamais dans une action commune, ainsi qu’il était arrivé pour les croisades. En fait l’autorité du pape dans l’ordre politique ne peut plus s’exercer et les excommunications n’émeuvent plus guère les princes rebelles ni leurs sujets. La science naissante commence bientôt à se trouver à l’étroit dans le cadre et sous la surveillance jalouse de la théologie. L’Église riche et puissante encore dans chaque État est minée par une lente corruption ; la cour romaine, où affluaient jadis les aumônes et les subsides de la chrétienté pour la grande entreprise de la croisade, continue à recevoir le tribut des peuples, et là comme ailleurs, l’accumulation des richesses favorise l’accroissement de la mondanité, pour ne rien dire de  /[fol.  434] plus. Alors se manifeste un double travail dont on a vu plus haut les péripéties : diminution progressive de l’action directe du pape dans l’ordre temporel et politique, accroissement progressif de 221

Alfred Loisy son autorité dans l’ordre spirituel et ecclésiastique. L’un et l’autre sont en rapport avec les transformations des États catholiques et le mouvement de la civilisation occidentale. La subordination absolue des États au Pape devenait également dommageable, à l’Église et à la civilisation par l’impossibilité où se trouvait l’autorité pontificale de diriger à la fois tant d’intérêts divers. L’organisation du moyen âge, la grande féodalité dont le pape était le chef suprême ne pouvait se perpétuer, elle tombait peu à peu, pièce à pièce, et il n’en restait guère de débris à la fin du XVe siècle. Par ce fait même la situation du Pape à l’égard des États était entièrement changée. Il n’était plus le grand chef de la république chrétienne, puisque cette république n’existait plus. Il restait seulement le Père des fidèles et le chef des Églises. L’Église et l’État se trouvaient tellement engagés l’un dans l’autre que l’organisation indépendante du pouvoir politique et du pouvoir religieux ne se fit pas sans tiraillements, sans secousses violentes, sans déchirements. Les conciles de Constance et de Bâle, dans leur empressement à réformer l’Église en son chef portèrent atteinte à l’intégrité du pouvoir spirituel. Beaucoup de Papes, au XVe et au XVIe siècles, furent plus préoccupés d’étendre leur principauté temporelle et d’y affirmer leur pou- /[fol.  435] voir, de faire servir à des intérêts tout humains l’influence politique dont ils pouvaient disposer encore sous le couvert de leur autorité religieuse, que de remédier aux maux de l’Église, de prévenir la réforme désordonnée du protestantisme par une réforme régulière qui était indispensable. Luther, dans son empressement à dégager le christianisme de toute compromission avec le monde n’arracha l’Évangile au Pape que pour le soumettre à la puissance des princes séculiers. Le gallicanisme, pour sauver l’indépendance du pouvoir politique, tomba dans le même inconvénient que les conciles de Constance et de Bâle. Mais les événements, on peut le dire, furent plus sages que les hommes, et, quel que soit l’avenir réservé à la civilisation des peuples occidentaux, si incertains que soient la stabilité intérieure et l’équilibre mutuel des États européens, le pouvoir spirituel du Pape est devenu ce qu’il avait besoin d’être pour assurer la conservation de l’Église catholique à travers toutes les révolutions passées et futures des peuples modernes, tel sans doute qu’il doit être aussi pour subvenir efficacement dans l’occasion, par une assistance morale, à la détresse des États, dont la consistance est menacée maintenant par des ennemis plus dangereux que les prétentions purement théoriques et déjà oubliées de l’autorité pontificale sur le temporel des rois.}(s) [Le pape et l’Église dans la doctrine des temps modernes.] La conception de la primauté pontificale s’est développée, durant la période moderne, encore plus que le /[fol. 436] pouvoir lui-même. En tant que doctrine, elle appartient plutôt à l’histoire des dogmes qu’à celle du développement ecclésiastique. Le pouvoir s’est modifié plutôt qu’agrandi. Il y a eu définition de plus en plus claire du droit, avec application de plus en plus stricte de son principe. Les progrès de la centralisation administrative ont résulté des circonstances plutôt que d’un développement organique. Il est évident et reconnu même par les critiques protestants que les définitions du Vatican étaient dans la logique du développement catholique, et que le dernier concile général n’aurait pu s’en abstenir qu’en reniant tout le passé du catholicisme et en compromettant l’équilibre de sa constitution traditionnelle, en jetant l’Église elle-même dans l’incertitude sur ses droits et sur sa mission. L’Église catholique sans le Pape infaillible et évêque universel ne serait plus l’Église catholique. Le christianisme, pour autant qu’il subsiste dans 222

L’Évangile et l’Église l’Église catholique et par elle, est donc lié à la primauté pontificale et disparaîtrait avec elle si, par impossible cette primauté venait à être anéantie. La conclusion qui s’est imposée à nous pour chacune des transformations importantes qui se sont manifestées dans la vie extérieure de l’Église ne s’impose pas moins pour cette dernière que pour les autres. Au point de vue catholique la démonstration chrétienne se résume dans les propositions suivantes : le pape est nécessaire à l’Église et l’Église est nécessaire à l’Évangile ; le Pape, /[fol. 437] l’Église et l’Évangile ne font qu’un, et si l’on croit à l’Évangile il faut croire à l’Église et au Pape. L’Église catholique romaine est l’Évangile même dans la forme qu’il a dû prendre pour subsister parmi les hommes, rester l’Évangile pour eux, et procurer leur salut. L’Église à toutes les époques, aujourd’hui et toujours, est l’Évangile tel qu’il peut et doit être pour agir efficacement sur l’humanité. L’Église catholique romaine demeure la véritable et seule Église de Jésus parce qu’elle n’a pas cessé d’être, sous des formes très variées, l’organisme visible institué par Jésus pour la propagation de l’Évangile, qu’elle n’a jamais cessé d’annoncer l’Évangile, parce que tous les changements qui se sont produits dans son régime intérieur, dans sa constitution, dans sa façon de traiter avec les puissances de ce monde ont eu pour but d’assurer la conservation et les progrès de l’Évangile. Les arguments qui prouvent à un catholique l’institution divine de l’Église se ramènent à un seul : la présence et l’action perpétuellement reconnues de Jésus dans l’Église, présence et action attestées par le caractère et les effets du développement chrétien dans l’Église catholique. {Nous venons de constater la nécessité providentielle et l’efficacité salutaire de ce développement en ce qui regarde la hiérarchie catholique et le pontificat romain. Nous les constaterons de la même manière en ce qui regarde  /[fol.  438] le développement de la croyance et celui du culte ou de la vie religieuse.} (t) Il est vrai que ces observations n’aboutissent pas à une démonstration mathématique de la conclusion générale ; mais c’est que de telles démonstrations n’existent pas dans les choses de la foi. La divinité de l’Église n’est pas plus que celle de Jésus une vérité de raison, démontrable par de rigoureux syllogismes ; on ne prouve mathématiquement ni l’une ni l’autre ; bien que l’on puisse jusqu’à un certain point démontrer logiquement l’une par l’autre. Les probabilités qui suggèrent à la raison la certitude morale que l’Église catholique romaine est la véritable et unique héritière de Jésus sont : la mission divine de Jésus lui-même ; le fait certain que l’Église procède directement de lui ; le fait non moins certain que l’Église a toujours voulu remplir et qu’elle a rempli autant qu’il était en elle, sauf les défaillances partielles, inévitables dans un corps composé d’hommes fragiles, le programme que Jésus s’était tracé et qu’il lui a transmis ; le fait que, sans l’Église, on ne voit pas ce que serait devenue l’œuvre de Jésus, des individus sans mandat ne pouvant la continuer et ne l’ayant jamais réellement continuée, attendu que tout ce qui subsiste de groupements chrétiens en dehors de l’Église romaine vivent de ce qu’ils ont retenu du développement catholique au moment de la séparation, et que le principe du christianisme individualiste, préconisé par certains critiques protestants {n’est et ne peut être qu’une théorie scientifique, d’ailleurs incomplète /[fol. 439] de la religion, non une source féconde de vie chrétienne et d’apostolat chrétien ; enfin le fait que tout le développement ecclésiastique se poursuit sur des lignes perpétuellement coordonnées, qui toutes convergent vers l’Évangile, où elles ont leur point de départ, et vers le royaume de l’espérance éternelle où elles tendent comme Jésus lui-même et comme l’Évangile, si bien que l’identité de l’Église catholique et de l’Évangile à travers les siècles 223

Alfred Loisy n’est pas contestable. Toutes ces probabilités ne sont pas des preuves évidentes, mais ce sont des preuves rationnelles et concluantes pour la raison. Cependant, pour en percevoir la force totale, comme celle de tout autre argument en matière de foi, il ne suffit pas de les regarder spéculativement, il faut les sentir, les vivre, et devenant alors des réalités substantielles, elles n’ont pas de peine à être des certitudes.}(u) /[fol. 440] III [Retour à la théorie du développement.] Ainsi que nous l’avons observé à diverses reprises, les critiques les plus éminents parmi les protestants admettent plus ou moins la nécessité relative des principaux développements moyennant lesquels l’Église catholique est devenue ce que nous la voyons aujourd’hui. Tous ces développements, à un moment donné, ont été une condition de salut pour l’Église et de conservation pour l’Évangile et le christianisme dans l’Église. Mais ces savants contestent, avec le commun de leurs coreligionnaires, que cette circonstance suffise (et, en effet, à elle seule elle ne suffirait pas) pour donner à l’institution ecclésiastique une autorité surnaturelle, qui ne peut être fondée que sur une origine et une institution surnaturelles. Un organisme qui est né et qui a grandi pour subvenir à des besoins passagers n’a plus de raison d’être si ces besoins ont cessé d’exister. Sa nécessité provisoire ne lui attribue pas un caractère divin, ne fait pas de l’Église elle-même, considérée dans sa hiérarchie et son gouvernement, un objet de foi religieuse et chrétienne. Cette hiérarchie et ce gouvernement ne sont légitimes que dans la mesure où ils servent l’Évangile, et pourvu que l’acceptation durable n’en soit pas imposée au nom de Jésus-Christ, car rien n’est vraiment évangélique sinon ce qu’on trouve dans l’Évangile. /[fol. 441] [Germe et développement.] Le côté faible de cette argumentation spécieuse, qui est tout l’arsenal du protestantisme, est maintenant facile à discerner. On ne peut pas dire qu’aucun élément essentiel de l’organisme catholique et l’Église elle-même soient nés uniquement des besoins nouveaux auxquels a dû satisfaire la prédication de l’Évangile. Tout le développement est sorti de germes préexistants qui appartiennent à l’Évangile et qui se rattachent à Jésus. Il ne faut pas un grand effort de raison pour reconnaître le rapport historique du germe et de son développement, et il n’en faut aucun à la foi pour reconnaître la relation providentielle qui existe entre l’un et l’autre, entre le germe qui s’est trouvé prêt pour le besoin, et le développement qui s’est accompli au moment opportun. Car les besoins en vue desquels s’est produit le développement catholique ne sont pas transitoires, ils résultent de l’expansion de l’Église et de sa durée dans le monde, expansion et durée qui sont essentiels au programme d’une religion universelle, et telle qu’est en fait, dans la pensée de son auteur, l’Évangile annoncé par Jésus. Supposé que l’Église fût une institution purement humaine, tout son développement serait dans la logique de sa destination conquérante. Cette logique n’est pas anéantie pour s’appliquer à une institution divine. Puisque la prédication du royaume ne devait pas rester confinée dans le cercle galiléen, ni même en Judée, puisque la foi prêchée par Jésus devait se répandre dans le monde, puisque /[fol. 442] le petit groupe des disciples devait s’accroître 224

L’Évangile et l’Église indéfiniment, tout en restant homogène et uni, il fallait que des Églises locales fussent constituées, organisées à l’intérieur, reliées entre elles à l’extérieur ; il fallait que l’Église universelle, formée de ces Églises particulières, fît face à toutes les évolutions des sociétés humaines {et qu’elle acquît la solidité de constitution, la capacité de résistance et la souplesse d’adaptation, l’autonomie parfaite et l’unité de direction nécessaires pour qu’il ne fût donné à aucune puissance terrestre de prévaloir contre elle et contre l’Évangile.}(v) Tout s’est accompli par la vertu du principe existant depuis l’origine, et tout est chrétien dans l’Église comme dans l’Évangile de Jésus. Dans leurs objections contre l’Église catholique, les protestants, même les plus éclairés, ceux qui reconnaissent au développement catholique une nécessité relative, raisonnent toujours comme s’ils ne croyaient pas que l’on condamnerait à mort le christianisme en voulant perpétuellement le ramener à sa forme, à ses idées, à son organisation primitives. Ils ne raisonnent plus de même quand il s’agit de justifier leurs propres conceptions religieuses qui, les plus clairvoyants et les plus sincères ne peuvent se dispenser de l’avouer, sont loin d’être matériellement conformes à l’Évangile. Ils entendent approprier l’Évangile aux besoins de leur conscience personnelle : l’Église fait-elle autre chose que d’ap- /[fol. 443] proprier l’Évangile aux besoins des hommes à qui elle s’adresse ? {Toute la question est donc de savoir si l’Évangile est fait pour que chacun se l’assimile à son gré, si le Christ l’a jeté au hasard dans le monde, s’il aurait pu et s’il pourrait encore subsister sans l’Église, ou bien si l’Évangile est fait pour être possédé en commun par les hommes, si le Christ l’a réellement confié à ses disciples, si l’Église n’est pas l’Évangile perpétué, vivant, en dehors duquel il n’y a qu’un texte mort et des théories plus ou moins savantes sur l’Évangile. Posé en ces termes, qui sont les vrais termes du conflit entre le catholicisme et le protestantisme, le problème n’est pas difficile à résoudre.}(w) Quant aux protestants orthodoxes qui croient à la conformité absolue de leur protestantisme avec l’Évangile, ils sont, au point de vue historique dans la même erreur que ceux de nos théologiens qui pensent trouver déjà réalisé dans le Nouveau Testament tout le développement catholique, avec l’enseignement explicite de tous les dogmes et l’institution formelle des sacrements, de la hiérarchie, de la papauté. L’Église catholique romaine, pour être identique au christianisme de Jésus n’a pas plus besoin de reproduire toutes les formes et les traits matériels de l’Évangile galiléen, qu’un homme n’a besoin, pour être le même à quarante ans qu’au jour de sa naissance, de garder l’apparence, la taille et la faiblesse physique d’un enfant. Aurait-on l’idée pour s’assurer de son identité, de vouloir le faire rentrer dans son berceau ? Tous les arguments dirigés par les /[fol. 444] protestants contre l’Église catholique se fondent sur une conception abstraite et artificielle du christianisme, sans égard aux conditions réelles de ses origines et de son existence. {Ils n’entament pas véritablement la solidité du catholicisme, c’est-à-dire de l’Évangile vivant et perpétué dans le monde depuis bientôt dix-neuf siècles, puisque les plus habiles raisonnements se brisent contre les faits. Ces arguments n’atteignent que certaines théories théologiques ou certaines conceptions trop absolues de l’apologétique vulgaire, moyennant lesquelles on essaie parfois de garantir à l’Église catholique cette complète identité de formes, cette stabilité toute matérielle, que réclament bien à tort les protestants, qui serait l’immobilité perpétuelle et ferait de l’Église un cadavre, le fossile du christianisme.}(x) L’Église catholique d’aujourd’hui ne ressemble ni plus ni moins à l’Église apostolique, qu’un homme adulte ne ressemble à l’enfant qu’il a été 225

Alfred Loisy d’abord. Ce qui fait l’identité de l’une et de l’autre, ce n’est pas l’immobilité des formes et l’invariable maintien des proportions initiales, mais la permanence du même principe vital et de la même conscience d’être sous les transformations perpétuelles qui sont la condition et la manifestation de la vie. En d’autres termes l’Église catholique est, comme société fondée sur l’Évangile, identique au premier cercle des disciples de Jésus, si elle se sent et si elle /[fol. 445] est avec Jésus dans le même rapport que ces disciples, s’il y a proportion générale entre l’état actuel de son être et son état primitif, si l’être actuel n’est que l’être primitif autrement conditionné et développé, et si ses organes sont les organes primitifs agrandis et fortifiés, appropriés aux fonctions de plus en plus considérables qu’ils ont eu à remplir. Telle est certainement l’Église catholique et, par conséquent, il n’y a pas lieu de contester son institution par Jésus : elle tient à Jésus d’aussi près que le christianisme lui-même, puisque le christianisme est l’Église et que l’Église est le christianisme. C’est la durée même du christianisme et de l’Église qui a déterminé tous les changements. Si la fin du monde était venue avec la mort du dernier apôtre, le développement ecclésiastique n’aurait pas eu lieu, et l’Église même aurait à peine existé. Mais puisque le monde a subsisté l’Église a gardé sa raison d’être, sa nécessité divine, et elle la garde toujours, cette nécessité demeurant toujours aussi pressante sous la constante variété de ses applications. La raison d’être de l’Église est de continuer l’œuvre de Jésus, puisqu’elle n’est pas finie, en suivant toutes les étapes que l’humanité traverse et en s’y adaptant. Jésus a voulu que l’Évangile fût annoncé jusqu’à la fin du monde. L’Église existe pour accomplir cette /[fol. 446] volonté, qui est le dessein miséricordieux de la Providence sur les habitants de la terre. Elle n’a pu et ne peut encore vivre et durer qu’en changeant ; elle n’a pu et ne peut s’étendre utilement qu’en se fortifiant. Par là tombent ces objections triviales, tant de fois ressassées contre l’Église catholique, que ses ennemis croient si fortes, et auxquelles ses apologistes répondent ordinairement si mal : Jésus n’a pas fondé d’Église ; Simon-Pierre ne se doutait pas qu’il fût pape ; les apôtres ne soupçonnaient pas qu’ils dussent avoir des successeurs ; les papes des premiers siècles ignoraient qu’ils fussent infaillibles ; donc l’Église, la papauté, la hiérarchie, l’infaillibilité pontificale sont des innovations étrangères à l’Évangile, condamnables ou tout au moins périssables, non essentielles à la conservation du christianisme et que l’on doit même écarter si l’on veut retrouver le pur Évangile. Comme on l’a vu plus haut, l’Évangile pur, au sens où l’entendent les docteurs de la réforme, n’a jamais existé. On sait aussi en quel sens l’Église existait près de Jésus, établie par lui. Pour qu’il soit réellement le fondateur de l’Église catholique il n’est pas nécessaire qu’il ait eu présente à l’esprit et qu’il ait d’avance prédit à ses apôtres toute la carrière que l’Église devait remplir après lui et qui maintenant encore est loin d’être terminée ; il suffit qu’il ait confié l’Évangile à la /[fol. 447] société de ses disciples, pour le faire valoir jusqu’à la fin des temps. Pour que saint Pierre ait été réellement le premier chef de l’Église, {il n’est pas nécessaire qu’il ait eu formellement en pensée la théorie de l’Église que renferment les décrets du concile du Vatican et que développent les encycliques du Pape Léon XIII,}(x) ni qu’il ait eu la conscience claire d’être le modérateur suprême d’une telle Église ; il suffit qu’il ait eu, de par la désignation et la volonté de Jésus, la part principale dans l’œuvre de la prédication apostolique, qu’il en ait été comme le centre et l’arbitre. Cette situation prépondérante ne peut lui être sérieusement contestée. Si le ministère personnel de Paul a été plus éclatant et plus fructueux (ce jugement ne serait peut-être pas peu modifié si Pierre avait eu un historien comme 226

L’Évangile et l’Église Paul en a trouvé un dans les Actes, et de la prédication de Pierre nous ne savons presque rien, si ce n’est qu’elle embrasse un cadre presque aussi étendu que celle de Paul, qu’elle dura aussi longtemps et se termina d’une façon aussi tragique), il n’en est pas moins vrai que, relativement à Paul et pour lui, Pierre demeure l’apôtre principal, par la ratification duquel le ministère du pharisien converti a été agréé comme chrétien et apostolique, de même qu’il a reçu de Pierre une sorte de consécration définitive, lorsque les deux apôtres /[fol. 448] réunirent leurs efforts pour donner à la communauté romaine l’institution qui la protège encore avec toute l’Église. Les apôtres, pour que l’épiscopat soit légitime, n’ont pas eu besoin de vouloir fonder dans chaque communauté une dynastie perpétuelle de chefs élus se succédant l’un à l’autre, volonté qui supposerait une connaissance illimitée de l’avenir et d’autres préoccupations que celles du besoin présent ; il suffit qu’ils aient établi un ordre dans les groupes de fidèles recrutés par leur prédication et qu’ils aient chargé plus spécialement tels et tels chrétiens de pourvoir au maintien et à l’extension de la société chrétienne organisée en tel ou tel lieu. Enfin toutes les décisions que les papes des premiers siècles ont formulées et qu’ils ont imposées à l’Église au nom de la tradition apostolique dont ils se donnaient comme les organes officiels et les interprètes qualifiés pouvaient se passer d’être promulgués sous la garantie expresse de l’infaillibilité personnelle promise à Pierre et à ses successeurs ; il suffit que ces décisions aient été données comme irréfragables et qu’on les ait appuyées sur l’autorité supérieure que la succession de Pierre conférait aux évêques de Rome ; peu importe que la définition du pouvoir n’ait pas toujours été précisée, puisque les jugements ont toujours été rendus et acceptés comme souverains. L’esprit scolastique, c’est-à-dire l’habitude de vivre avec des idées que l’on considère comme immuables et de  /[fol.  449] spéculer sur des abstractions que l’on regarde comme des vérités éternelles, n’est pas une bonne disposition pour comprendre ces choses. Le critique protestant qui s’imagine que l’Église n’a pas le droit d’être parce qu’il n’est pas question d’elle dans l’Évangile, et le théologien catholique qui veut trouver l’Église dans l’Évangile parce qu’il ne conçoit pas autrement la légitimité de son existence, ont une même façon de raisonner et sont dominés par le même préjugé. {La différence qu’il y a entre les deux, et qui est tout à l’avantage du théologien, consiste en ce que l’erreur de celui-ci s’associe à une conclusion de foi qui est irréprochable, tandis que le critique associe une connaissance plus exacte des faits à une erreur essentielle sur la nature du christianisme et la loi de son existence.}(y) Il manque à l’un et à l’autre le sens du réel, le sens de la vie et de ses véritables conditions. Tous deux pèchent par un excès de confiance dans la raison humaine et la valeur objective du raisonnement abstrait. Le théologien n’est pas sans responsabilité dans l’erreur du critique. C’est la confusion de la théologie et de l’histoire, maintenue par le théologien en dépit de tous les progrès qui ont fait de l’histoire une science indépendante et sui juris même lorsqu’elle a pour objet la religion, c’est cette confusion, disons-nous, qui induit et sollicite le critique à combattre la théologie par l’histoire, au lieu de combattre simplement par un côté antiscientifique et a priori la conception théologique de l’histoire religieuse. L’œuvre de critique antithéologique et antiecclé- /[fol. 450] siastique a commencé en fait par Luther et elle s’est continuée par le protestantisme et le rationalisme protestant. Mais la critique ne fonde rien, surtout dans l’ordre religieux. La critique corrige des abus, dissipe des erreurs ; sa lumière est froide et ne rend pas fécondes les idées qu’elle touche. Le protestantisme, en un sens, n’a rien 227

Alfred Loisy fondé ; il vit, comme institution, de ce qu’il a retenu du catholicisme, et le travail critique qui se poursuit dans son sein tend à diminuer de plus cet héritage ou à le stériliser parce que la force d’une tradition vivante, consciente d’elle-même et de son autorité lui manque pour contrebalancer l’action corrosive de la critique. Et pourtant le travail critique est devenu indispensable pour empêcher la théologie de paralyser en même temps et la science et la foi. La réaction du protestantisme contre l’absolutisme scolastique fut incomplète et viciée dans son principe par une conception fausse de la Bible et de la tradition, la première étant censée purement divine et l’autre purement humaine. L’Église catholique ne prit pas les devants sur le protestantisme dans la voie d’une critique meilleure ; elle ne le contredit pas sur la Bible et se contente d’affirmer la valeur objective de la tradition matériellement comprise, ainsi que l’entendaient les protestants. On contestait son autorité sous prétexte qu’elle avait changé depuis l’Évangile : elle répondit en affirmant que tout le christianisme n’était pas dans l’Évangile écrit et qu’elle n’avait pas changé. {À la  /[fol.  451] négation théologique appuyée sur une science incomplète l’Église opposa une affirmation théologique appuyée sur un principe de foi. Le droit était de son côté, mais non pas tout à fait la lumière, et il est certain que maintenant sur ce terrain, la controverse n’a jamais pu aboutir à des résultats satisfaisants.} (z) L’Histoire des Variations, de Bossuet, est une œuvre admirable mais dont la base philosophique est ruineuse. Le grand apologiste de la tradition condamne les variations continuelles du protestantisme au nom de l’Église immuable, de l’identité permanente et absolue de ses institutions, de ses doctrines, de ses pratiques. Il fallait que l’histoire des premiers siècles chrétiens fût encore aussi peu connue et comprise qu’elle l’était au XVIIe siècle pour que Bossuet ait pu formuler sa thèse avec autant d’assurance. Les protestants ne contestèrent pas son principe, tout en s’efforçant d’éluder sa conclusion. Richard Simon fut peut-être le seul à voir combien le principe même avait besoin d’être assoupli par une interprétation qui embrasserait à la fois la continuité de la tradition et la légitimité du développement. Il était dangereux d’alléguer en faveur de l’Église catholique une immutabilité qui n’était pas réelle ; mais on avait le droit d’opposer aux changements désordonnés, inconséquents, destructifs du protestantisme, le développement régulier, logique et progressif attesté par l’histoire du catholicisme. {L’idée du développement, dont le cardinal Newman a donné en ce siècle /[fol. 452] une si remarquable explication, la seule idée qui corresponde à la vérité des faits, ou, pour mieux dire, la seule qui, dans l’état présent de la science, établisse un juste rapport entre nos connaissances historiques et les principes de la foi n’a pu se faire jour dans l’Église que sous la pression extérieure de la critique, et l’on ne peut pas même dire qu’elle ait acquis définitivement droit de cité en théologie. Du moins est-elle venue encore à temps et s’impose-t-elle graduellement à l’enseignement catholique. Sans laisser rien perdre du dépôt traditionnel, elle réconcilie la théologie avec le mouvement scientifique ; elle permet de défendre l’Église sans mentir à l’histoire et en employant l’histoire même à sa justification. Le développement ne prouve rien contre l’Église ; étant ce qu’il est, il prouve tout en sa faveur.}(aa) [Le changement, loi de l’existence de l’Église.] Bien loin que l’immutabilité soit la caractéristique nécessaire de la véritable Église, c’est au contraire le changement, mais un changement régulier et harmonique, qui est la loi de son existence et la marque de sa vitalité divine. Principe capital et qu’on ne saurait trop recommander à la méditation du théologien 228

L’Évangile et l’Église comme à celle du critique. Quelques-unes de ses conséquences doivent être au moins indiquées ici. Et d’abord, de ce que le christianisme, c’est-à-dire l’Église catholique, est soumis, comme tout ce qui vit, à la loi du changement, il résulte que les modes particuliers sous lesquels s’exerce l’action ecclésiastique dans tel ou tel temps, /[fol. 453] bien que participant à l’autorité surnaturelle et à l’efficacité divine du principe qu’ils manifestent, n’ont pas eux-mêmes rien d’absolu ni d’immuable. La façon dont le pape exerce actuellement son épiscopat souverain sur l’Église catholique diffère beaucoup, nous l’avons déjà remarqué, des rapports qui existaient aux premiers siècles entre l’évêque de Rome et les chefs des autres communautés chrétiennes. Il est entré dans l’Église quelque chose du régime impérial dont elle s’est constituée l’héritière, et dont elle a dû emprunter la tradition pour régir les peuples nés de ses débris, toujours dominés par la grande ombre de l’État qui, le premier, a fait régner dans le monde le droit, sinon la justice. On a reconnu depuis longtemps que l’empire romain avait fini par être trop gouverné, et que son idée du droit était trop absolue et trop étroite. Peut-être trouvera-t-on un jour qu’il n’est pas nécessaire au bien de l’Église que Rome soit le bureau universel de la chrétienté pour les petites affaires comme pour les grandes, et reconnaîtra-t-on même que l’organisation bureaucratique pourrait devenir une cause d’épuisement pour l’Église, comme elle en est une pour l’État. Si cette éventualité se produisait, et l’on peut prévoir qu’elle se produira, les nouvelles relations qui s’établiraient alors entre les Églises particulières et l’Église romaine ne porteraient aucun préjudice à la légitimité des rapports actuels, de même que ceux-ci ne sont pas la condamna-/[fol. 454] tion de l’état de choses qui existait dans les premiers siècles, et que réciproquement cet état de choses ne condamne pas ce qui est aujourd’hui, que l’état de choses actuel ne condamne pas d’avance ce qui sera plus tard. Il n’y a jamais eu et il n’y aura que des applications variées des mêmes principes d’association, d’unité, de groupement universel et coordonné en vue d’une fin transcendante à tout intérêt matériel et passager, qui gouvernent depuis le commencement la vie de l’Église, qui sont des principes de vie pour se prêter et parce qu’ils se prêtent à ces applications diverses, réclamées par les états et les degrés de civilisation où s’élève l’humanité. La constitution de l’Église est quelque chose de relativement flexible et mobile parce que c’est quelque chose de vivant. C’est la vie qui est durable, perpétuelle, divine dans sa source et dans sa substance ; mais les manifestations de cette vie sont nécessairement passagères, temporaires, humaines ; elles peuvent être quelquefois et elles sont partiellement défectueuses. Les organes de la vie subsistent à travers tous les changements ; leur action passe et se renouvelle sans eux. Ce qu’on fait hier n’est pas la règle absolue de ce qu’on doit faire aujourd’hui ; ce qu’on fait aujourd’hui ne crée pas un précédent rigoureusement obligatoire pour l’avenir. Telle est la leçon que l’histoire donne clairement à la théologie et à la critique, et qui doit rassurer ceux que les tendances apparentes de l’Église à un moment donné  /[fol.  455] de son histoire ou même dans le présent, effraieraient comme un danger possible pour l’Église elle-même et pour la société. On pourrait soutenir que si les prétentions de Boniface VIII avaient fait loi dans l’ordre politique, le développement de la civilisation moderne aurait été impossible et les nations catholiques amenées presque fatalement à l’état de l’Espagne contemporaine. Ce serait une hypothèse, mais qui ne manquerait pas de vraisemblance. Seulement cette hypothèse n’était pas réalisable, parce que la papauté en appliquant à une situation nouvelle des procédés qui convenaient à un passé déjà disparu, s’exposait 229

Alfred Loisy à franchir les limites de sa sphère naturelle et rencontrait dans le principe chrétien de la distinction des pouvoirs ainsi que dans la force des choses un obstacle plus fort que toutes les théories des théologiens et les arguments des canonistes. Il nous est difficile, aujourd’hui, du moins en France et en dehors de certains cercles où la spéculation théologique est affranchie de toute réalité, de réprimer un sourire quand nous lisons qu’Alexandre  VI partagea l’Amérique entre les Espagnols et les Portugais, et que Léon X octroya aux derniers les Indes orientales. Le Pape donnait à ces peuples ce qu’ils avaient conquis, et ce qu’il n’aurait pu donner à d’autres, si ce n’est à charge de le conquérir sur les premiers occupants. Cette fiction peu chrétienne convenait à l’agonie de la papauté politique et aux hommes qui en usèrent politiquement. L’idée du Pape maître de la terre était déjà morte, sans arriver à une expression dogmatique. Il n’est pas nécessaire d’être prophète pour affirmer quelle ne revivra jamais sous la forme d’un droit absolu et inhérent à la /[fol. 456] fonction pontificale. La frange purement humaine du développement s’use et s’évanouit. Ce qui pourrait devenir nuisible ne tarde pas à être corrigé. Ce qui convenait à un temps qui n’est plus tombe en désuétude pour ne pas tourner en abus. L’Église, comme un être vigoureux, se débarrasse de tous les ferments d’altération qui apparaissent dans son corps, et au renouvellement perpétuel de ses forces et de son action l’on reconnaît le déchet qu’elle laisse derrière elle, et dont elle est soulagée par l’abandon qu’elle en fait. La forme vieillie et défectueuse est remplacée par une forme plus vivante et meilleure. Tout est permis à l’Église pour développer, agrandir et fortifier l’action de l’Évangile sur l’humanité. [« L’Église n’existe pas pour le Pape, mais le Pape existe pour l’Église ».] On objecte que tout le développement catholique tend à augmenter l’autorité de la hiérarchie ou plutôt celle du Pape, non à faciliter et accroître les progrès de l’Évangile parmi les hommes, puisque ce progrès consiste dans la formation de personnalités religieuses, d’âmes maîtresses d’elles-mêmes, de consciences pures et libres, et que le catholicisme vise à l’effacement de la personnalité, à l’enrégimentation des âmes sous une loi de sujétion, à la mise en tutelle de tout l’homme et de toute la société sous la loi infaillible et indiscutée de l’Église. Nous expliquerons plus loin en détail comment l’Église catholique, prise en elle-même et dans la réalité foncière de son action, abstraction faite de telles ou telles tendances passagères ou qui  /[fol.  457] sont propres à telle congrégation religieuse, n’a jamais mérité et ne mérite pas le reproche qu’on lui a fait de tenir ses membres dans un état de minorité perpétuelle. Il suffit d’observer ici que le principe fondamental du catholicisme n’a pas cessé d’être le principe même de l’Évangile. Les fidèles n’existent pas pour la hiérarchie ; mais la hiérarchie existe pour les fidèles. L’Église n’existe pas pour le Pape, mais le Pape existe pour l’Église. La parole de saint Paul8 reste toujours la grande loi : « Tout vous appartient », le ministre apostolique, les grâces et le Christ lui-même, « cependant vous appartenez au Christ, et le Christ à Dieu ». Nonobstant certaines apparences, l’Église n’est pas, ne peut pas être, ne doit pas être un empire. Il est vrai, en un sens, que Jésus n’a attribué à aucun homme de pouvoir sur un autre homme. Lui-même ne s’est pas attribué d’autorité dominatrice ; il a déclaré « que son joug était doux et son fardeau léger »9. Il s’est fait le serviteur de

8. I Cor., III, 23. 9. Matth., XI, 30.

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L’Évangile et l’Église tous et il a fait de ses apôtres les serviteurs du monde à convertir. Telle est encore la situation de l’Église ; telle est l’idée qui la porte et qui résume sa vie. Du jour où l’Église elle-même se considérerait comme un gouvernement, elle serait perdue, puisqu’elle irait contre la loi de son institution, contre sa profession de foi, contre son passé, contre la tendance croissante de /[fol. 458] l’humanité à se gouverner elle-même, contre l’application de plus en plus large et réclamée par l’évolution générale de l’esprit humain, {du principe chrétien qui exclut tout intermédiaire d’autorité humaine entre Dieu et la conscience du croyant. Ce qui est remarquable au contraire, c’est que l’Église ait acquis le puissant développement hiérarchique réclamé pour son extension et sa durée, sans écraser en elle-même toute vie et tout mouvement. En fait l’autonomie de la conscience chrétienne est respectée dans l’Église catholique autant et plus qu’en aucune autre communion séparée, et elle est mieux garantie, car elle est défendue par la conscience universelle de la catholicité contre ses propres faiblesses et contre les usurpations que pourraient commettre à son préjudice, en abusant de sa confiance, des individualistes sans mandat.}(ab) La hiérarchie de l’Église est vraiment un ministère. Pape, évêques, prêtres sont les serviteurs des serviteurs de Dieu, et plus haute est la dignité, plus absolu et crucifiant est le service. L’Église a des chefs qui ne sont pas des chefs, mais des esclaves de leurs fonctions, les prérogatives, des besoins généraux à la satisfaction desquels sont voués un certain nombre de particuliers. La hiérarchie est un moyen d’assurer l’unité de l’Église ; elle n’existe qu’en vue de cette unité. Le Pape de même n’existe que pour synthétiser et unifier l’action de la hiérarchie. /[fol. 459] Il n’entre dans la pensée d’aucun catholique ni dans l’enseignement de l’Église que tout l’effort du catholicisme doive tendre à rehausser la dignité pontificale, enrichir la curie romaine, accroître son influence politique et procurer des sujets obéissants au successeur de saint Pierre. Il est vrai que l’Église catholique a pris, à beaucoup d’égards la forme d’un gouvernement humain, et ce n’est pas sans apparence de raison que les protestants lui ont reproché d’être devenue et de vouloir être encore une puissance politique. {Puissance politique, l’Église l’a été au moyen âge, et nous avons vu comment elle n’avait pu se dispenser de l’être, comment aussi son influence directe dans les affaires de ce monde a toujours été baissant depuis la fin du XIIIe siècle, bien que la papauté n’ait pas renoncé encore à toute influence de ce genre.}(ac) Mais l’Église a toujours été autre chose qu’une puissance politique et elle est essentiellement, elle veut être autre chose que cela. Que l’Église compte au point de vue politique et que la politique soit obligée de compter avec l’Église, c’est une conséquence inévitable de son existence et c’est ce qui est arrivé dès que l’Église a été suffisamment répandue dans l’empire romain. Qu’elle s’érige elle-même en puissance politique traitant de supérieur à inférieur ou d’égal à égal avec les gouvernements, négociant avec eux certaines affaires religieuses comme on négocie les traités internationaux, c’est une forme particulière et  /[fol.  460] transitoire des rapports de l’Église avec les pouvoirs humains. En ce sens l’Église catholique n’a pas été une puissance politique avant la fondation des royaumes barbares ou, pour mieux dire, avant Charlemagne et surtout avant Grégoire  VII.  Elle pourrait cesser de l’être sans cesser pour cela d’être l’Église catholique romaine. La situation actuelle est un legs du passé, qu’on ne peut liquider qu’avec précaution. Il n’en est pas moins évident que le pouvoir temporel du pape, les concordats ne sont pas pour l’Église des conditions d’existence indispensables et que l’on peut prévoir dans l’avenir un état général des sociétés civilisées où l’Église, puissance spirituelle et nullement 231

Alfred Loisy politique au sens qui vient d’être dit, ne perdrait rien de son prestige ni de son indépendance et gagnerait même en prestige, en indépendance, en influence réelle à n’être plus une puissance politique. {La politique ne tombe-t-elle pas de plus en plus et ne tombera-t-elle pas finalement des mains des princes et des hommes d’État à la façon de Richelieu et de Bismarck aux mains des économistes et des hommes d’affaires ? Que gagnerait l’Église à traiter directement avec ces gens-là, à leur confier le choix de ses évêques, à mettre son influence au service de leurs intérêts ?}(ac) {Il est même permis d’aller plus loin et de conjecturer que l’Église dans sa façon de traiter les individus qui lui sont soumis, trouvera des procédés  /[fol.  461] plus conformes à l’égalité fondamentale, à la dignité personnelle de tous les chrétiens, que les membres de la hiérarchie ecclésiastique, dans le nivellement universel qui se prépare, pourront être de moins grands personnages selon le monde, sans rien perdre des droits de leur ministère, qui reprendront plus visiblement leur forme essentielle de devoirs ; que pareillement en ce qui regarde le mouvement des esprits dans l’ordre scientifique, l’autorité ecclésiastique en se désintéressant de tout ce qui est matière de science et en cessant d’exercer une sorte de surveillance jalouse sur l’activité intellectuelle de ceux qui lui appartiennent et de ceux qui ne lui appartiennent pas, en distinguant nettement la sphère de la foi, qui est la sienne, de la sphère de la science où elle n’a proprement rien à voir, sera mieux garantie contre les entreprises du rationalisme scientifique et favorisera plus réellement, sans effort particulier de sa part, les progrès de la science que par des déclarations abstraites sur la suprématie relative de la foi à l’égard de la science et l’indépendance relative de la science à l’égard de la foi ; dans l’ordre même de la vie chrétienne, elle pourra tendre davantage à former des individualités fortes, affecter moins de diriger, de contrôler, de gouverner, que d’apprendre aux hommes à se diriger, à se contrôler, à se gouverner eux-mêmes, sans préjudice de l’union et de la charité mais au /[fol. 462] contraire pour son plus grand bien et sa plus grande fécondité. Peut-être y a-t-il dans la société contemporaine des besoins nouveaux dont il semble que l’Église ne s’est pas encore assez préoccupée. C’est un point que nous examinerons ultérieurement. L’avenir y pourvoira. Le principe de solution est acquis pour toutes les difficultés présentes et futures ; c’est le même qui a résolu toutes celles du passé : l’Église existe pour le salut des hommes, et les hommes n’existent pas pour l’exaltation temporelle de l’Église. L’Église est le service universel du salut que Jésus a institué ; ce service prend la forme que nécessite le plus grand bien de ceux en vue desquels il a été établi ; ceux qui ont autorité dans l’Église sont les disciples de celui qui n’a pas été envoyé « pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour le salut de tous. »10}(ad)

10. Marc, X, 45.

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L’Évangile et l’Église Notes de l'éditeur a. En général, les modifications de la seconde rédaction visent à atténuer les traits de ressemblance entre les communautés primitives et l’organisation ultérieure de l’Église catholique  : ainsi f.  383, « hérétiques » est remplacé par « penseurs téméraires » et le corps presbytéral est dit se dégager « en quelque sorte » des charismes primitifs ; f. 384 : l’épiscopat unitaire est dit « censé tenir » la place de l’apostolat et ce n’est plus que « très probablement » qu’est attribuée à l’Église de Rome la formation du canon du Nouveau Testament. b. Précisions de la seconde rédaction sur le caractère épisodique des interventions romaines c. Plus que dans la première rédaction, Loisy renforce chez le lecteur l’impression de contingence historique qui s’attache pour lui au développement de la primauté romaine. d. Dact. : immédiatement. e. Après avoir précisé l’histoire des doctrines médiévales sur les rapports du temporel et du spirituel, Loisy conclut par une addition dans laquelle il montre que la vieille doctrine du « pouvoir indirect » se dissimule encore sous les formes modernisées au moyen desquelles l’Église la présente. f. La seconde rédaction résume en une phrase énergique le rôle historique de Luther. g. La seconde version donne quelques précisions sur les insuffisances ecclésiologiques des décrets de Trente sur la doctrine de la Tradition. h. Addition de passages du Syllabus, avec le commentaire de Loisy. Celui-ci a choisi trois articles essentiels : 24- L'Église n'a pas le pouvoir d'user de la force, ni aucun pouvoir temporel, direct ou indirect ; 77- À notre époque, il n'est plus convenable que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'État, en excluant ainsi tous les autres cultes ; 55- L'Église doit être séparée de l'État, et l'État, de l'Église. i. Développement nouveau sur le déroulement des débats conciliaires autour de la constitution Pastor Aeternus qui définit l’infaillibilité du pape. j. Précision ajoutée dans la seconde rédaction. En revanche, une phrase très explicite a disparu de la première rédaction : « il (Jésus) n’a jamais témoigné la volonté de fonder une religion en dehors du judaïsme, quoiqu’il ait tout fait, tout préparé pour qu’une telle religion se produisit » (ms.15634, f. 50, l. 24-25). La quarantaine de feuillets qui suivent, dans la seconde rédaction, ne sont en somme qu’un long commentaire de cette phrase. Ce développement rééquilibre la présentation purement narrative de l’histoire de l’Église catholique que Loisy a présentée dans la précédente section de ce chapitre. k. Plusieurs additions de la seconde rédaction précisent le rapport de l’Église au royaume annoncé par Jésus. l. Il y a ici dans le texte de Loisy un appel de note sans note correspondante. La citation se trouve en Luc 12, 32. m. Plusieurs additions expliquent que le renforcement de l’autorité dans l’Église fut rendu inévitable par les circonstances. n. Dact. : naissance. o. Dact. : diversion. p. Cette évolution n’a pas été clairement prévue par les apôtres fondateurs, Pierre et Paul, mais ce n’est pas par hasard qu’ils apportèrent à l’Église de Rome le soutien de leur parole. Le durcissement des aspects juridiques et institutionnels qui survint ensuite est exprimé de manière moins polémique dans la seconde rédaction. q. Dact. : restreindra. r. Très longue addition de la seconde rédaction sur le rôle temporel de l’Église médiévale.

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Alfred Loisy s. La seconde version ajoute une longue explication sur le déclin du pouvoir temporel des papes. t. La seconde rédaction, moins polémique contre le protestantisme, revient sur le type de certitude qui permet le ralliement au catholicisme. Il s’agit d’une « certitude morale » et, pour le croyant, la certitude de se trouver dans la véritable Église jaillira de l’expérience ecclésiale. Au sein de la communauté de foi, la continuité entre Jésus et l’Église devient sentie et vécue. u. D’une manière beaucoup moins abrupte que dans la première rédaction, Loisy sousentend ici que le protestantisme ne porte pas de fruit. v. Plusieurs additions montrent la nécessité qui s’imposa à l’Église de se fortifier par des institutions nouvelles. w. Addition de la seconde version destinée à montrer que l’Évangile a besoin de l’Église. x. Additions précisant que la continuité soutenue par Loisy entre l’Évangile et l’Église ne signifie pas l’immutabilité ab initio des croyances et des institutions du christianisme. y. Loisy formule en termes précis le reproche essentiel qu’il adresse au protestantisme : ignorer la loi de l’histoire. z. L’apologétique traditionnelle dans le catholicisme ignore aussi la loi de l’histoire, en ignorant la place du développement. aa. Loisy remplace quelques lignes abruptes de la première rédaction par un retour sur l’idée de développement chez Newman et sur sa nouveauté. ab. Addition de la seconde rédaction sur l’équilibre entre autorité et liberté dans le catholicisme. ac. La seconde rédaction constate le déclin de la puissance politique de l’Église. ad. Toute la fin du chapitre est modifiée et amplifiée dans la seconde rédaction. Loisy conjecture un avenir où les défauts reprochés à l’Église catholique par les protestants s’estomperont.

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/[fol. 463] CHAPITRE VI L’ÉGLISE ET LE DOGME CHRÉTIEN

En analysant l’enseignement de Jésus, nous n’y avons trouvé ni système doctrinal ni symbole défini. {Si c’est une vérité superficielle et une erreur foncière que la réduction de l’Évangile à une foi sans dogmes, il est du moins certain que Jésus n’a établi ni articles ni règles de foi. Tout en réclamant la foi à sa parole et à lui-même, il ne définit théoriquement ni sa doctrine qui est formée de données concrètes et non d’abstractions, ni sa personne, ni son rôle. Il n’y a pas de métaphysique savante dans l’Évangile prêché par Jésus ; il y en a certainement beaucoup dans les formules du dogme chrétien et dans l’enseignement ordinaire de l’Église catholique. Nous avons montré plus haut1 que la foi religieuse se traduit nécessairement en idées et en mots, en symbole intellectuel et intelligible, pour se communiquer et se transmettre, après avoir pris conscience d’elle-même.} (a) Nous allons trouver maintenant qu’il n’a pas /[fol. 464] suffi à la religion chrétienne de s’exprimer une première fois, mais il s’en est fait incessamment comme des traductions nouvelles, et quelles traductions ! On vient de voir ce que la primauté de Pierre est devenue dans le pontificat romain. La transposition du rôle assigné à Simon-Pierre dans l’Évangile et même de celui qu’il a eu dans la fondation de l’Église est-elle assez considérable ? Ce qui n’avait pas forme d’autorité, ce qui n’était qu’un périlleux service est devenu la plus haute puissance qui ait jamais pu être rêvée par un être humain, une puissance telle que le poids, à y regarder de près, n’en semble pas moins écrasant pour celui qui en est revêtu que pour ceux qui y sont soumis. Et ce pouvoir en fait un dogme, le dernier des dogmes qui se soit formé dans l’Église. Auparavant il s’en était formé bien d’autres qui sont dans le même rapport avec leur point de départ. Sera-t-il plus facile de prouver la nécessité des dogmes que leur vérité ? Est-il croyable pourtant qu’ils puissent être nécessaires sans être vrais ? Un coup d’œil jeté sur leur développement permet, semble-t-il, d’en reconnaître en même temps la nécessité et la vérité, avec les conditions réelles de leur perpétuité. Le nom d’immutabilité que l’on emploie quelquefois n’est pas plus applicable au dogme qu’à l’Église. Dans le monde où nous vivons rien n’est immuable, et là où il y a le plus de vie, là aussi se trouve, dans l’unité harmonieuse de la croissance, le maximum de changement.

1. Chapitre II.

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Alfred Loisy /[fol. 465] I [Comment le dogme chrétien est sorti de la prédication de Jésus] [L’exégèse de l’Ancien Testament dans la prédication aux Juifs.] L’expression de la foi annoncée par Jésus était très simple, très juive, et en un sens très traditionnelle. On a vu comment l’idée du royaume des cieux se rattachait à la croyance populaire et conservait le caractère d’un symbole religieux. Rien d’abstrait dans cette conception, où n’entre aucun élément de philosophie : la foi suggère l’idée ; la forme est donnée par le travail d’une imagination simple qui veut se figurer l’inconnaissable. L’idée du Messie est spécifiquement juive, bien que Jésus y ait rattaché une signification universelle ; il a été, il croyait et voulait être le Messie promis aux Juifs et donné aux Juifs avant d’appartenir à l’humanité entière. Les deux idées, celle du royaume et celle du Messie, liées l’une à l’autre, étaient donc vraiment traditionnelles, et, chose digne de remarque, le sens universel et en partie nouveau que Jésus y rattache, sans en détruire encore absolument le caractère juif, est justifié par des arguments tirés de la tradition juive. Jésus en appelle à l’Écriture pour autoriser sa doctrine et son rôle personnel. Pour supprimer le divorce, il invoque Moïse contre Moïse, la Genèse contre les documents législatifs ; pour écarter l’idée du Messie purement national, fils de David, il en appelle à David lui-même et il cite un psaume ; pour combattre les sadducéens qui nient la résurrection et la vie future, il allègue sans hésitation /[fol. 466] les passages de l’Ancien Testament où Iahvé s’intitule Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, « Dieu, conclut-il, n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants ». Cette logique nous déconcerte, parce qu’elle semble défier des lois de raisonnement que nous jugeons absolues et qui sont pour nous la condition normale de la vérité. Cette méthode extraordinaire qui consiste à prouver des opinions nouvelles au moyen de textes anciens qui ne les contiennent pas et quelquefois même n’ont avec elles qu’un rapport artificiel et verbal, n’est point particulière à Jésus ; elle existait avant lui, et surtout elle a existé après lui ; c’est le procédé courant de l’exégèse ecclésiastique pendant les premiers siècles, et même sans que l’on s’en rende bien compte, jusqu’à nos jours. Ce facteur important du développement doctrinal dans l’Église vient ainsi directement de l’Évangile. Par conséquent l’Évangile, si dépourvu qu’il soit d’énoncés dogmatiques, ne laisse pas de renfermer un enseignement précis, universel quant au fond, juif encore quant à la forme, traditionnel quant à l’intention et à la méthode de sa démonstration, pour autant qu’il y a démonstration et qu’il y a méthode. Le royaume vient comme les prophètes l’ont annoncé ; il vient par le Messie qu’ils ont prédit ; royaume et Messie sont tels que Jésus les conçoit et les fait ; mais Jésus lui-même découvre dans la Loi et les prophètes des points d’attache pour ce qu’il y a de plus nouveau et de plus personnel dans son en-/[fol. 467] seignement ; il n’est pas venu pour rien détruire et rien réfuter ; il est venu pour tout accomplir et tout expliquer. Tel a été le point de départ du dogme chrétien, et nous y reconnaissons déjà toute la loi de son développement ; ce sera une doctrine toujours ancienne et toujours nouvelle, dont la nouveauté, pour se défendre, se couvrira d’une antiquité que l’observateur vulgaire ne pourra s’empêcher de trouver artificielle, en sorte que sa manière de se présenter semblera impliquer une perpétuelle contradiction.

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L’Église et le dogme chrétien [« Christ » et « Fils de Dieu » dans la prédication en direction des païens.] La prédication apostolique, tant qu’elle s’adressa directement aux Juifs ne différait guère de la prédication de Jésus qu’en un seul point, qui a été, historiquement parlant, le premier article de la foi chrétienne, à savoir la résurrection du Sauveur. On pouvait continuer d’annoncer au nom de Jésus le prochain avènement du royaume et lui garder la part principale dans cet avènement, puisque le scandale de sa mort était réparé et expliqué par son retour à la vie pour l’éternité. On prouvait la résurrection par les deux moyens que Jésus avait employés pour autoriser son enseignement et que l’Église a toujours employés pour prouver ses dogmes : le témoignage direct et les Écritures anciennes. Jésus était ressuscité, car les apôtres l’avaient vu ; il était ressuscité parce qu’il devait ressusciter, et que les prophètes l’avaient annoncé. Le témoignage des apôtres est l’assertion réelle et dogmatique ; l’allégation des Écritures est la preuve théologique. C’est bien /[fol. 468] le commencement du dogme chrétien et de la théologie chrétienne ; mais ce n’est que le commencement. Le juif converti peut se contenter de regarder Jésus comme le Messie, sans chercher au-delà des formules adoptées par Jésus lui-même une définition de son rôle : ce qui suffit pour le juif ne suffira pas pour le païen. Dès que l’Évangile franchit les limites de la Palestine, il est évident que ses prédicateurs essaient de traduire les formules juives dont Jésus s’est servi. Le nom de Messie devient un nom propre qui se joint à celui de Jésus, parce qu’il ne représentait pas une idée claire pour les croyants de la gentilité. Le nom de fils de l’homme, messianique aussi et sans détermination nette en dehors de cette acception, est abandonné par saint Paul. Reste le nom de « fils de Dieu » que tout le monde peut entendre et qui a un sens pour les païens eux-mêmes. Ceux-ci ne le comprendront pas, comme les Juifs, dans un sens tout religieux et moral ; pour eux, la filiation divine de Jésus n’aura un sens complet que si elle marque un rapport transcendant et absolu de Jésus à Dieu. Saint Paul engage la théologie chrétienne sur cette ligne, où elle marchera jusqu’à ce qu’elle ait épuisé en quelque sorte tout le sens métaphysique que peut comporter la formule « fils de Dieu » appliquée à l’existence humaine qui s’est déroulée en Judée et qui fut celle de Jésus. Les apôtres qui avaient vécu avec le Sauveur ne sentaient pas pour eux-mêmes et ils sentaient moins facilement pour les autres le /[fol. 469] besoin de le définir ainsi théoriquement. C’est tout au plus si autour d’eux, dans des cercles palestiniens où l’on n’avait connu Jésus que par leur prédication, la foi chercha une explication de la filiation divine dans l’idée de la conception virginale, promptement adoptée et rattachée au début de la catéchèse apostolique. Moins en relief que l’article de la résurrection, l’article de la conception virginale par l’opération du Saint-Esprit, qu’il ne faut pas confondre avec la notion purement métaphysique de l’incarnation, se prouva aussi par une assertion de témoignage dans la prédication chrétienne et par un appel aux prophéties. Toutefois l’Évangile, ainsi complété à ses deux extrémités par la conception virginale et par la résurrection n’avait pas encore tout ce qu’il lui fallait pour être intelligible aux païens. L’article de la résurrection qui portait la foi apostolique était capital et ne pouvait être négligé, mais ne contenait pas une définition de Jésus. L’article de la conception virginale n’était pas de primitive tradition apostolique et n’aurait pas non plus suffi par lui-même à donner une idée consistante du Sauveur. Saint Paul le laisse de côté, comme fera plus tard l’auteur du quatrième Évangile : il lui fallait pour lui-même et pour ses convertis une définition de la personne du Christ. Il l’ébauchera d’abord en partant de notions qui 237

Alfred Loisy n’étaient pas helléniques, et qui durent, pour cette raison même  /[fol.  470] être retouchées plus tard et complétées. La vie terrestre de Jésus est encore trop près de lui pour que la personnalité historique s’absorbe dans la notion d’une préexistence purement divine ; Jésus a été « prédestiné fils de Dieu »2, et en cette qualité il préexistait à toute sa carrière terrestre, et à sa résurrection, qui ont été comme l’accomplissement historique de sa filiation divine, réalisée définitivement par son entrée dans la gloire. Qu’est ici « le fils de Dieu » ? C’est « l’homme céleste » sauveur et type de l’humanité régénérée, comme Adam, « l’homme terrestre », est le père et le type de l’humanité pécheresse et corrompue. Toute l’économie du salut roule sur ces deux pivots : « l’homme terrestre » qui introduit le péché et la mort dans le monde, et l’homme céleste qui introduit dans le monde la grâce et la vie éternelle3. Il n’y a pas encore, à proprement parler, d’incarnation divine, puisque c’est Jésus qui se préexiste à lui-même dans le sein du Père céleste. Saint Paul ne va pas beaucoup au-delà des conceptions juives sur la prédestination du Messie : son Christ est l’homme parfait, on peut dire déjà l’homme-Dieu, sans être encore le Dieu incarné. Les deux tendances qui existeront bientôt dans l’Église et dont l’une, celle dont l’exagération sera corrigée d’abord, encline à /[fol. 471] voir en Jésus un homme élevé jusqu’à Dieu, et dont l’autre, celle qui triomphera, sauf à être arrêtée à la limite de l’histoire, est disposée à voir en Jésus Dieu abaissé jusqu’à l’homme, existent déjà en germe dans saint Paul, où elles se font équilibre, comme elles font aussi dans le dogme ecclésiastique, tandis que l’hérésie en suivant exclusivement l’une ou l’autre contredira saint Paul et la vraie tradition chrétienne. Du reste saint Paul lui-même ne s’en tiendra pas à la christologie trop judaïsante de ses premières épîtres ; il rencontrera des docteurs plus versés que lui dans la sagesse grecque, Barnabé, s’il est l’auteur de l’Épître aux Hébreux, l’éloquent Apollos, et il profitera finalement de leur commerce. Les dernières épîtres doctrinales, qui furent écrites pendant sa captivité, forment avec l’Épître aux Hébreux une sorte de transition entre sa première conception christologique et la christologie johannique. Le Christ préexistant y apparaît déjà comme l’intermédiaire de la création, par qui et en vue de qui tout a été fait. Il grandit de telle sorte que sa préexistence l’emporte infiniment sur la réalité finie de son existence terrestre : « Alors qu’il était en forme de Dieu, il ne se soucia pas d’être égal à Dieu, il s’est anéanti ; prenant la forme d’un esclave…, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort de la croix »4. L’auteur de /[fol. 472] l’Épître aux Hébreux se plaît à développer les titres du Fils de Dieu, plus grand que les anges, plus grand que Moïse, plus grand que Melchisédech. Pourtant ce n’est point encore en termes précis, la définition que demande la sagesse hellénique. Notons seulement que saint Paul et l’auteur de l’Épître aux Hébreux affirment et prouvent la dignité transcendante de Jésus : ils l’affirment comme vérité dogmatique, et ils la prouvent par des textes de l’Ancien Testament. Il est acquis désormais que la foi des chrétiens répudiera toute nouveauté ; ceux qui l’interprètent et l’élaborent la font toujours remonter à l’antiquité, à l’origine du monde.

2. Rom., I, 4, 3. Rom., V, I2, 21 ; I Cor., XV, 45-49. 4. Phil., II, 6-8.

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L’Église et le dogme chrétien [La théologie du Verbe et la naissance du dogme trinitaire.] Le quatrième Évangile a décidément recours aux termes consacrés par la philosophie du temps. Dans les écoles grecques, {où fréquentent des Juifs comme Philon,}(b) on spécule volontiers sur la parole éternelle de Dieu. Le logos est la raison divine, ou les idées éternelles des choses, ou la parole créatrice du monde. Tout cela est encore assez vague et incertain. Qu’on le sache donc, Jésus est le Verbe fait chair. Les sages connaîtront ainsi ce qu’ils doivent penser du Maître que les chrétiens vénèrent, et ils ne seront plus tentés de voir en lui un prédicateur juif sans doctrine et sans autorité. Est-ce pourtant une idée grecque, une conception savante que l’évangéliste entend faire prévaloir sur la tradition apostolique ? Rien n’est plus loin de son esprit. Il suffit de comparer le prologue de l’Évangile johannique avec /[fol. 473] le premier chapitre de la Genèse, pour voir comment l’auteur identifie dans sa pensée le Verbe par qui tout a été fait avec la parole qui sort de la bouche de Dieu pour la création du monde. Ce n’est point de Platon, par l’intermédiaire de Philon, c’est de Moïse que la connaissance du Verbe est censée procéder. L’élément essentiel de la christologie est maintenant trouvé ; la préexistence de Jésus est formulée en termes acceptables pour la science grecque. La théologie chrétienne devint possible, et bientôt en effet nous la voyons naître, mais non sans beaucoup de tiraillements. Après tout, la théologie du Verbe pouvait sembler une nouveauté par rapport à la primitive tradition apostolique et même à la tradition de Paul. Elle fut adoptée d’abord par les apologistes qui avaient à faire valoir le christianisme aux yeux des païens instruits. Les pasteurs furent plus réservés. Les indices qu’on a relevés pour montrer que le quatrième Évangile n’avait pas été admis d’abord sans contestation dans l’Église romaine peuvent être assez faibles, il est certain que la christologie johannique ne l’emporta pas absolument et du premier coup sur la christologie synoptique et sur celle de Paul. D’ailleurs, si l’on avait le Verbe dans le quatrième Évangile, on n’y avait pas toute la théologie du Verbe. Jésus était le Verbe incarné ; mais dans quel rapport se trouvait-il avec le Père ? Comment la divinité de Jésus admise sous une forme ou sous /[fol. 474] une autre dans les Églises de la gentilité, se conciliait-elle avec l’unité de Dieu, ce principe absolu de la foi juive, qui s’était transmis à la croyance chrétienne, et dont on ne pouvait s’écarter sans retomber dans le polythéisme ? À la fin du second siècle il n’y a pas encore de théologie officielle de l’Incarnation et de La Trinité, bien que l’Église, qui a repoussé les systèmes gnostiques, c’est-à-dire un premier travail théologique sans règle et sans frein, condamne aussi des opinions beaucoup moins éloignées de sa tradition que les rêveries gnostiques. Elle condamne ceux qui veulent que Jésus ait été purement homme par son origine et ne soit devenu Dieu que par sa résurrection : sans doute il lui faut un Christ préexistant en qualité de Dieu, comme le voulait saint Paul. Mais elle condamne pareillement ceux qui enseignent que le Christ est Dieu même, Dieu le créateur, incarné en Jésus : comme créateur il serait Père ; en Jésus il serait Fils ; communiqué aux fidèles dans l’Église il serait l’Esprit saint. L’Église officielle réprouve cette trinité modaliste : Jésus n’est pas la même personne que Dieu son Père. Le système qui a les faveurs de la catholicité au IIIe siècle, sans être consacré par une définition positive qui répugnait à l’esprit de ces temps, est celui qu’ont professé, avec des nuances diverses et plus ou moins notables, Irénée, Tertullien, Hippolyte, Novatien, Origène et qui consiste à reconnaître trois personnes divines, dont la première, source /[fol. 475] des deux autres, principe de tout être, est Dieu absolument, c’est le Père ; les deux autres personnes 239

Alfred Loisy procèdent de lui dès le commencement, c’est-à-dire avant toute créature, le Verbe comme type, intermédiaire et terme de la création, l’Esprit comme principe de vie supérieure dans les créatures douées de raison ; il n’y a qu’un Dieu, parce que le Verbe et l’Esprit procèdent du Père, sans être séparés de lui ; et il y a trois personnes, parce qu’il y a comme trois agents, le premier principe dont l’activité se manifeste directement par la production des deux autres personnes, et celles-ci dont l’activité se manifeste par la création et dans les êtres créés. Origène a donné à cette doctrine la forme d’une théorie complète, équilibrée dans toutes ses parties, sauf en un point d’où devait sortir la controverse arienne, la notion précise du rapport qui existe entre le Père et le Verbe, et subsidiairement entre le Père et le Verbe d’une part, et l’Esprit qu’ils envoient. [Les avatars de la théologie trinitaire.] Le Verbe est sorti du Père avant qu’il existât aucune créature ; mais lui-même n’a-t-il pas été créé, puisqu’il n’est pas le Père ? D’après Origène le Verbe est éternel, de substance divine, et pourtant créé ; le Père seul est incréé. Si le Verbe est créé, reprend Arius, il ne peut pas être éternel, ni de substance divine, ni Dieu à proprement parler ; c’est la première des créatures, par laquelle l’Esprit saint et le commun des êtres créés ont reçu l’existence ; ainsi le /[fol. 476] Christ n’est pas Dieu dans le sens absolu du mot. Arius, il convient de le remarquer, n’était pas en opposition directe avec la théologie antérieure ; {il ne faisait que pousser à l’extrême les conséquences logiques de théories acceptées dont on n’avait pas démêlé encore les contradictions latentes,}(c) et il fut appuyé plus ou moins ouvertement par les théologiens conservateurs de son temps, les plus fervents disciples d’Origène, et notamment par l’évêque le plus instruit de cette époque, Eusèbe de Césarée. Mais il blessait au vif le sentiment chrétien. Tout ce qu’il y avait de savants dans l’Église pouvait spéculer à l’aise sur la nature du Verbe ; la masse n’en avait cure tant que l’on ne touchait pas à la divinité de Jésus-Christ. Sur ce point la foi commune et traditionnelle n’admettait pas de compromis. On expliquera comme on voudra la divinité du Christ, le Christ est Dieu. C’est ce qui avait valu aux systèmes modalistes une tolérance relative, bien que cette théologie fût trop juive encore, trop peu philosophique pour s’implanter dans le monde grec, trop abstraite et artificielle pour s’accommoder avec l’Évangile et la tradition chrétienne. Dès que la théologie trinitaire se fourvoyait dans un système qui abaissait la personnalité du Christ, elle ne pouvait échapper à une condamnation. Toutefois les temps étaient trop avancés, le monde chrétien déjà trop pénétré de science grecque, et l’enseignement chrétien trop imbu de philosophie, pour qu’une condamnation simple satisfît à /[fol. 477] la nécessité du moment. Au système d’Arius il fallait opposer au moins une idée positive, l’idée d’Athanase, qui prévalut à Nicée et qui devint le dogme de l’Église : Jésus, le Verbe incarné, est Dieu, et le Verbe n’est pas une créature, parce que le Verbe est consubstantiel au Père, coéternel au Père, égal au Père. Jamais le Père n’a été sans Verbe. Jésus aurait-il pu nous sauver, s’il n’eût été Dieu ? Comment nous aurait-il donné ce qu’il n’avait pas et nous déifierait-il par l’immortalité glorieuse, si lui-même n’avait en propre le bien auquel il nous fait participer ? C’était la croyance simple de l’Occident, quelque peu teintée de modalisme, qui triomphait des spéculations philosophiques de l’Orient tout en s’y accommodant. On ne prétendait pas innover, Athanase arguait de l’Écriture et prouvait la consubstantialité par l’Évangile et même par l’Ancien Testament. Si la formule n’était pas dans la

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L’Église et le dogme chrétien Bible, la chose y était ; le dogme qui se faisait, que l’on créait, était censé remonter à l’origine de l’Église et à la première page des Livres saints. On ne peut nier que la définition de Nicée ait été une sorte de concordat entre la philosophie religieuse des apologistes systématisée par Origène, et la foi commune de l’Église. La philosophie concevait le Verbe comme une sorte d’émanation divine en rapport direct avec la création ; la foi concevait Jésus comme investi de la divinité, comme la possédant absolument de toute éternité. Le Verbe immanent fut dé- /[fol. 478] claré personnel, personnellement Dieu, consubstantiellement avec le Père. La philosophie n’y pouvait plus servir de guide, et ainsi naquit le mystère, comme succédané de la gnose. La question du Saint-Esprit devait être résolue dans le même sens que celle du Verbe. Ce ne fut qu’un jeu, lorsque l’arianisme eut été vaincu dans le monde gréco-romain, de retrancher sa queue, l’hérésie des pneumatomaques, d’après laquelle le Saint-Esprit n’aurait été qu’une créature. Mais il était écrit qu’il y aurait toujours des hérésies. La raison une fois introduite dans la foi, – et comment ne pas l’y introduire ? – y apporte ses questions, ses incertitudes, ses conclusions précipitées, ses erreurs, et l’unique ressource de l’Église contre les excès de la spéculation théologique, lorsque celle-ci veut formuler des dogmes, est l’anathème. L’époque des grandes hérésies est justement celle où la théologie chrétienne s’est constituée. Ce sont les hérésies qui, d’une certaine manière ont fait la théologie. Les hérésies n’étaient pas autre chose que des essais prématurés ou mal venus de théologie rationnelle. L’Église qui les a condamnées a retenu d’elles quelque chose. En les condamnant elle a pris position sur le terrain qu’elles avaient choisi, en sorte que la théologie orthodoxe marche pour ainsi dire à la suite de la spéculation hérétique ; elle hérite de ceux qu’elle condamne et elle s’enrichit de leurs dépouilles après en /[fol. 479] avoir ôté la marque d’origine. M. Harnack a pu dire avec vérité que la théologie, au rebours du vieux Saturne, qui mangeait ses enfants, dévore ses ancêtres. Même les grands noms de l’antiquité chrétienne, les vrais Pères de la théologie orthodoxe, qui ont vécu et qui sont morts dans la communion de l’Église sont devenus suspects d’hérésie lorsqu’on les eut dépassés et que certains éléments de leurs systèmes durent être abandonnés. L’exemple d’Origène est très instructif à cet égard. Celui de saint Augustin ne le serait pas moins sans la fiction pieuse et inconsciente par laquelle les théologiens catholiques se sont interdit de voir que certaines parties de la doctrine augustinienne avaient été anathémisées dans Baius, Jansénius et Quesnel. L’histoire de la théologie est, à beaucoup d’égards, le martyrologe des penseurs chrétiens. [Le problème théologique du Verbe incarné : d’Éphèse à Chalcédoine.] La divinité du Christ étant une fois établie par la décision de Nicée, et la doctrine d’Athanase ayant fini par triompher, après de longs combats, sauf à se rapprocher quelque peu en Orient de la spéculation origénienne, un nouveau problème surgit : Jésus est Dieu ; il est de toute éternité le Verbe consubstantiel au Père ; mais sur la terre il a vécu en homme ; c’est folie d’enseigner avec les docètes qu’il avait seulement l’apparence de l’humanité ; comment concevoir maintenant le rapport de la divinité avec l’humanité, pour ne pas rompre l’unité vitale de l’être divino-/ [fol. 480] humain que l’on adore comme Sauveur ? Un des plus grands théologiens qu’ait eus l’Église, Apollinaire de Laodicée, formule le premier système de l’union hypostatique, et ce système fut une hérésie. Apollinaire enseignait que pour sauvegarder l’unité du Christ, il fallait concevoir le Verbe, associé à l’humanité en Jésus, comme tenant la place de l’âme dans le composé humain. Le Christ était 241

Alfred Loisy homme par le corps et le principe de vie animale qui était en ce corps, mais la domination supérieure de la raison dans l’homme ordinaire était remplacée en Jésus par la domination supérieure de la raison divine, du Verbe divin. Apollinaire eut beaucoup de disciples ; mais le système tomba, parce que Jésus n’y était plus tout à fait homme, et que la divinité du Verbe y était rabaissée aux fonctions d’un principe créé. Immédiatement après deux hérésies se produisent en sens contraire sur le même sujet. {Puisque le Christ est parfaitement homme, disaient Théodore de Mopsueste et Nestorius, il a une personnalité humaine mais si intimement unie à la personne du Verbe, une volonté si parfaitement subordonnée à celle du Verbe que le Verbe, par cette association étroite, est Jésus et que Jésus est Dieu : Marie cependant n’est que la mère de l’homme, la mère de Jésus, non celle du Verbe uni à lui.}(d) Erreur ! s’écrie Cyrille d’Alexandrie ; le Christ est un, ou bien il n’y a pas d’incarnation, pas de Dieu fait homme, de Dieu sauveur, de /[fol. 481] rédemption ; il faut que l’humanité soit pour ainsi dire incorporée à la divinité ; ne parlons pas de deux hypostases moralement unies, de deux natures absolument distinctes ; ne reconnaissons en Jésus que la nature incarnée du Verbe. Nestorius est condamné au concile d’Éphèse que préside Cyrille. Mais Eutychès s’empare de l’idée cyrillienne et pose nettement le problème : Que devient la nature humaine dans l’incarnation ? Subsiste-t-elle encore comme nature humaine ? Non, répond-il, après l’incarnation il n’y a qu’une nature, celle du Verbe. La question était fort abstruse. Presque tout l’Orient abondait dans le sens de Cyrille, et, par conséquent, favorisait Eutychès. Seule l’école d’Antioche, récemment frappée dans la personne de Nestorius, trouvait que cette fois on allait à nier que le Christ eût été vraiment homme. L’évêque Flavien de Constantinople condamna Eutychès. Léon de Rome approuva Flavien. Dans un premier concile tenu à Éphèse et que l’histoire ecclésiastique qualifie de « brigandage », où l’on ne tient nul compte des instructions données à ses légats par le pape Léon, la doctrine monophysite est proclamée seule orthodoxe, selon le sentiment de la majorité des évêques orientaux qui étaient présents à cette assemblée. Rome cependant ne pouvait se tenir pour battue. Au concile de Chalcédoine, le pape Léon, soutenu par la puissance impériale, fait accepter, malgré la répugnance des évêques orientaux, qui craignaient de favoriser la doctrine nestorienne, la formule des deux natures unies dans la personne du Verbe. Dans /[fol. 482] la Trinité, trois personnes possèdent une même substance, une même nature indivise ; dans l’incarnation, une même personne divine possède deux substances, deux natures, la nature divine qui lui est propre, et la nature humaine qu’elle s’est associée sans que celle-ci soit confondue avec celle-là. Le sentiment religieux des Orientaux fut profondément blessé ; il leur semblait qu’on niât la divinisation de la nature humaine dans le Christ et que la notion même du salut fût gravement atteinte. La théologie alexandrine, d’Athanase à Dioscure, avait suivi une ligne inflexible, trop inflexible sans doute, car il est bien vrai qu’en théologie on ne doit jamais suivre jusqu’au bout une déduction logique sous peine de tomber dans l’hérésie. Des schismes irrémédiables se produisirent en Égypte, en Syrie. Le cinquième concile œcuménique, où l’on condamna certains écrits de Théodore de Mopsueste, de Théodoret, d’Ibas d’Edesse, plus ou moins favorables à l’idée nestorienne, fut comme la revanche de Chalcédoine  : la formule de saint Léon y fut interprétée en ce sens que la nature humaine était enhypostasiée dans le Verbe, ce qui écartait toute idée de concession au nestorianisme. Il n’était plus temps de regagner les monophysites. On n’y renonça pas cependant et une dernière controverse acheva d’épuiser le problème christologique. Les théologiens byzantins pensèrent 242

L’Église et le dogme chrétien trouver un biais satisfaisant pour les monophysites en enseignant l’unité de volonté en Jésus comme conséquence de l’union hypostatique. On /[fol.  483] s’émut de divers côtés. Le pape Honorius, influencé par le patriarche de Constantinople, fut d’avis qu’on ne tranchât pas la question, tout en inclinant personnellement vers la conception monothélite. Il fut condamné au VIe concile avec les autres tenants et fauteurs de cette doctrine. Le concile décida que le Christ ayant deux natures, avait deux volontés, la divine et l’humaine, la seconde étant d’ailleurs parfaitement soumise à la première. La christologie s’achevait par une victoire de la tradition occidentale. On aurait pu discuter la question de la science du Christ, mais elle se trouvait implicitement résolue dans la précédente et les théologiens scolastiques reconnurent au Christ, deux sciences, une science divine et une science humaine. Ils ont même pris à tâche d’analyser celle-ci ; mais la vie de l’Église n’était plus dans ces spéculations, et l’on peut dire que le dogme théologique et christologique en est resté au point où l’a laissé le septième concile. La théorie de la rédemption élaborée par saint Anselme et les scolastiques latins n’appartient plus au même courant doctrinal et se rattache plutôt à la théorie augustinienne du salut. [Apports théologiques spécifiques de l’Occident et de l’Orient.] Ainsi le dogme trinitaire et christologique, la métaphysique chrétienne, est, par les éléments qui y sont entrés, une chose grecque et orientale. L’Occident a pesé sur la rédaction des formules définitives et il a empêché cette métaphysique de s’égarer dans la spéculation abstraite, /[fol. 484] l’a soustraite à l’influence de ses origines, lui a donné un caractère religieux, en imposant, dans les moments critiques, à l’Orient moins positif et moins traditionnel des énoncés dogmatiques qui garantissaient l’unité absolue de Dieu, la monarchie divine, assez compromise dans la théorie origénienne de La Trinité, la divinité de Jésus-Christ atteinte par la conception semi-monarchienne, semi-philosophique d’Arius et le moralisme de Nestorius, la réalité historique de l’humanité du Sauveur menacée par la conception monophysite. L’esprit tout pratique et traditionnel des Romains s’appropria lentement la spéculation orientale et l’incorpora dans les formules juridiques édictées par Tertullien : une substance possédée par trois personnes, c’est La Trinité ; une personne divine possédant deux natures, c’est l’incarnation. Tout en logeant dans ces termes de droit la théologie du Verbe, et grâce à ces termes, l’Église romaine sauvegarda la doctrine qui avait été la sienne dès les commencements : l’unité de Dieu, avec l’humanité réelle du Christ-Dieu. La théologie romaine, s’il y en avait eu une, aurait été plutôt monarchienne et adoptianiste. La théologie alexandrine allait presque naturellement au trithéisme et au monophysisme. Il se fit une sorte de moyenne traditionnelle qui fut le dogme chrétien. L’Orient fournit la matière et l’Occident régla la forme. Par là le dogme christologique est l’œuvre commune de l’Église des premiers siècles. L’Église d’Orient, d’où il était sorti, en /[fol. 485] vient, elle en vit encore. L’Occident ne se retrouvait pas tout entier dans des spéculations qui ne venaient pas de lui. Saint Augustin leur donna dans son traité de la Trinité une forme absolue, mieux appropriée à l’esprit latin, mais qui ne les fit pas pénétrer plus intimement dans la vie religieuse de l’Église occidentale. Ce même docteur inaugura un développement doctrinal où l’Orient n’eut aucune part et qui caractérise le christianisme latin. L’Orient avait conçu le christianisme comme une philosophie supérieure, une révélation de la sagesse, le salut par la lumière, la déification de l’homme par la vision de Dieu. L’Occident le conçut comme une vie surnaturelle, la révélation de l’amour, le salut par la grâce, 243

Alfred Loisy la déification de l’homme par l’attrait purifiant de la sainteté divine. Augustin a été pour le développement occidental de ce qu’on peut appeler le dogme psychologique ce qu’a été Origène pour le développement oriental et proprement théologique. Origène représente la science chrétienne, Augustin la vie chrétienne. On peut dire de l’un et de l’autre ce que saint Jérôme a dit d’Origène : « post apostolos, ecclesiarum magister »5. Tous deux ont été après les apôtres, des initiateurs du christianisme. [Grâce et Loi chez saint Paul.] Les germes du dogme de la grâce se trouvent dans les Épîtres de saint Paul aussi bien que ceux de la christologie, /[fol. 486] {et ils y sont même plus développés.}(e) L’apôtre n’avait pas considéré seulement le salut en général comme se rattachant à l’histoire de l’univers, comme une fonction cosmologique, une récapitulation de l’œuvre divine et le retour de la créature au créateur ; il l’avait considéré aussi dans l’humanité, dans l’individu, en lui-même, et de ses méditations sur le rapport de la Loi et de l’Évangile, du péché et de la rédemption, était sortie sa théorie du salut par la foi en Jésus et la seule grâce de Dieu, sans les œuvres de la Loi. L’homme est enclin au péché ; il est comme naturellement pécheur. {Bien loin de le sauver,}(e) la Loi, en multipliant les préceptes, multiplie les transgressions ; elle n’est qu’une instruction, un guide ; jamais on n’a été sauvé que par la foi. À quel propos est-il dit qu’Abraham fut réputé juste aux yeux de l’Éternel ? Avant la circoncision, quand il crut à la promesse du Seigneur lui annonçant, à lui vieillard décrépit, un fils que lui donnerait Sara, aussi âgée que lui. {La foi est donc le vrai remède au péché ;}(e) mais elle ne s’appuie que sur Jésus-Christ. Jésus est le Sauveur parce qu’il délivre les hommes de la Loi, du péché, de la mort, ayant laissé ce triple fardeau de l’humanité enseveli dans le sépulcre d’où lui-même est sorti, libre et glorieux, offrant à tous les hommes part à la même liberté, à la même gloire. La christologie de Paul n’est qu’un élément de sa sotériologie. On a déjà dit qu’il admet comme deux chefs de l’humanité, Adam et Jésus. /[fol. 487] Adam « l’homme terrestre » est le chef de l’humanité coupable : il a péché le premier, et tous les hommes ont péché après lui, tous sont pécheurs comme lui-même et {on pourrait presque dire surtout ceux qui vivent sous la Loi.}(e) Jésus « l’homme céleste », est le chef de l’humanité régénérée : fait chair, il a condamné le péché dans la chair, il l’a crucifié ; injustement frappé en vertu de la Loi, il a brisé la Loi ; mort volontairement il a brisé l’empire de la mort ; aussi bien reste-t-il un principe de justice et de vie éternelle pour ceux qui croient en lui. De même que le péché est entré dans le monde par un seul homme, et avec le péché la mort, de même par la justice d’un seul tous les hommes peuvent devenir justes et trouver la vie. La grâce de Dieu apportée, méritée, donnée par Jésus les sauve du péché qui est en eux et de la mort qui va les atteindre. Inutile d’observer que Paul démontre par les Écritures de l’Ancien Testament l’abrogation de l’Ancien Testament, et qu’il autorise de témoignages bibliques sa théorie de la justification par la foi, théorie qui est, comme telle, superposée à l’Évangile, où le salut se présente, pour ainsi dire, en acte. Ce sont les réflexions que pouvait faire sur l’Évangile un homme, pharisien converti et jeté par sa conversion hors du judaïsme, qui analysait ses expériences personnelles, n’ayant pas de souvenirs, et qui étayait sa propre pensée avec les analogies qu’il découvrait dans le texte sacré.

5. De nom hebr, praef. (Patr. lat. 23, 772).

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L’Église et le dogme chrétien Toute une partie du système est relative à la situation particulière de Paul à l’égard du judaïsme et à l’état /[fol. 488] de choses créé par son activité apostolique auprès des gentils. Juif, prêchant la foi de Jésus à des païens, comprenant l’impossibilité de leur faire accepter la Loi, éprouvant surabondamment en lui-même et en eux l’efficacité surnaturelle du principe évangélique, il se sent néanmoins obligé de justifier à ses propres yeux et devant l’opinion juive ou judéo-chrétienne l’abandon qu’il fait de la Loi. De là ces considérations sur le rôle providentiel de la Loi, qui n’avaient guère d’intérêt que pour les Juifs, et qui n’ont jamais donné lieu à un développement théologique. [L’économie du salut et le rôle de saint Augustin.] L’élément qui forme le cœur du système, l’idée de la justification par la foi et la grâce avait un intérêt permanent ; mais il est certain que la tradition chrétienne, tout en le conservant, s’y arrêta peu durant les premiers siècles. Au commencement la notion eschatologique du salut prime tout. Puis viennent les spéculations sur le Verbe révélateur. La vie nouvelle apportée par le christianisme est conçue principalement comme une lumière, et le drame de la rédemption est plutôt cosmologique et anthropologique à la façon du quatrième Évangile, que psychologique, à la façon de Paul. Ce qui entre d’abord et ce qui reste dans le commerce théologique des premiers siècles est l’idée du salut universel par Jésus. L’économie psychologique du salut n’a été étudiée à fond et décrite complètement que par saint Augustin. Ce grand docteur avait fait en lui-même une expérience analo-/[fol.  489] gue à celle de saint Paul  : c’était comme lui un converti, et un esprit de plus haute culture philosophique, une nature plus attentive encore à s’observer elle-même, à analyser les phénomènes de sa vie intérieure que ne fut saint Paul ou qu’il n’eut le temps de l’être. La situation d’ailleurs était tout autre. Il ne s’agissait plus d’inaugurer la conversion du monde ; il fallait organiser la vie chrétienne dans un monde à peu près converti. Augustin fut l’homme de cette seconde œuvre, et il partit du même principe dont saint Paul était parti en entreprenant la première, à savoir la conscience du péché, et la nécessité de la grâce pour le salut. Mais il était philosophe, et s’il avait expérimenté en lui-même les faiblesses de la nature humaine, il connaissait aussi les systèmes qui avaient essayé d’expliquer l’origine du mal ; il avait cru un moment tenir la clef du mystère, et il avait été manichéen. De toutes les étapes de sa pensée il a gardé une impression, comme de celles de sa vie, une expérience. Saint Paul qui proclame l’abrogation de la Loi reste juif dans sa manière d’en prouver l’inutilité. Saint Augustin qui place dans l’homme seul et dans l’abus du libre arbitre l’origine du mal, reste manichéen dans sa façon d’en comprendre la nature et la propagation. Interprétant la Genèse, saint Paul avait fait d’Adam le type de l’humanité pécheresse : il n’avait pas dit en termes précis comment le péché d’Adam avait influencé les destinées ultérieures de l’humani-/[fol. 490] té. {Chez lui, comme dans le récit jéhoviste de la création, l’homme, le péché, la mort ressemblent à des quantités vagues, à des universaux qui ont entre eux un rapport logique, une réalité et un rapport historiques bien définis.}(f) Il n’en est plus ainsi dans saint Augustin. Le type d’Adam pécheur, plus accentué déjà dans saint Paul que dans la Genèse, prend dans le système augustinien une consistance rigoureusement personnelle. Le premier homme et la première femme étaient justes et saints, ils avaient en eux la grâce de Dieu et le pouvoir de bien faire, mais de telle sorte pourtant que, dans l’épreuve du fruit défendu, ils eussent la faculté d’obéir sans que l’attrait du devoir fût nécessitant. 245

Alfred Loisy Ils faillirent ; l’attrait sensible l’avait emporté sur la force spirituelle de la grâce, et c’en était fait de l’équilibre établi par Dieu dans sa créature privilégiée ; désormais la concupiscence, c’est-à-dire le péché à l’état permanent et immanent régnait dans l’homme. Le désordre de l’appétit est le signe du péché dans l’humanité ; c’est, en un sens, le péché même, et comme il s’est manifesté dans Adam aussitôt après sa faute, ainsi règne-t-il, et nécessairement, sur sa postérité. Tous les fils d’Adam naissent pécheurs parce qu’ils naissent de la concupiscence et qu’ils portent en eux le principe funeste qui leur a donné le jour. Le péché devient donc une sorte d’entité physique, transmissible et transmise par la génération, quoique, de sa nature, et en principe, il soit d’ordre spirituel et consiste dans une libre transgression de la volonté divine. /[fol. 491] À tel mal, tel remède. La grâce méritée par Jésus et qui est essentiellement le don de la foi et de l’amour de Dieu, est aussi un attrait tout puissant, mais surnaturel et divin, par lequel l’homme acquiert la liberté du bien en devenant capable de résister efficacement à l’attrait funeste de la concupiscence. Le libre arbitre n’est pas une force indépendante par elle-même ni réellement capable de bien ; dominé par la concupiscence dans l’homme non régénéré, il est perdu ; pour se retrouver il a besoin d’un secours que Dieu lui octroie par pure miséricorde, d’une grâce efficace à l’attrait de laquelle on ne conçoit pas qu’elle résiste et sans laquelle on ne conçoit pas non plus qu’elle puisse faire un acte moralement bon. Pour s’appliquer librement au bien, l’homme a besoin d’être soulevé, attiré, entraîné par la grâce, en sorte que, s’il devient libre à l’égard de la concupiscence, on ne peut pas dire qu’il le soit à l’égard de la grâce. Tant qu’il vit sur la terre, la concupiscence n’est pas extirpée jusque dans sa racine ; elle est simplement combattue et refoulée par l’attrait supérieur de la grâce divine. Il est aisé de voir comment la continence absolue a pu être autorisée par ce système. La discipline du célibat religieux, recommandée par l’ascétisme oriental, mais qui n’était pas autrement justifiée par un principe dogmatique, avait maintenant une sorte de nécessité. Au lieu d’apparaître comme un état de pénitence, {impliqué dans le régime que l’Église /[fol. 492] faisait suivre aux pécheurs soucieux de réhabilitation,}(g) il devenait l’état du chrétien parfait, état supérieur à celui du mariage, qui devenait une sorte de concession et de remède à la concupiscence. [La doctrine de Pélage.] Formé par l’expérience et les réflexions de son auteur, le système de saint Augustin ne fut pas conçu en opposition avec l’hérésie pélagienne  : celle-ci au contraire fut une protestation et une réaction contre les idées de l’évêque d’Hippone. Pélage, Célestius, Julien d’Eclane, ce dernier surtout, réclamèrent en faveur du libre arbitre au nom d’une psychologie et d’une moralité plus philosophiques et rationnelles que religieuses et réelles. Ils niaient au fond la réalité de la grâce et celle du péché originel. Or quoique l’Église n’eût pas encore de théorie bien arrêtée sur ces deux points, on allait contre l’esprit de la tradition et le sens naturel des Épîtres de saint Paul en présentant la nature humaine comme tout à fait bonne, le libre arbitre comme entier, la grâce comme un secours purement extérieur et non comme une restauration et une élévation réelles de la nature humaine. Condamner Pélage et ses adhérents n’était pas sanctionner tout le système d’Augustin. En fait les jugements portés contre les Pélagiens consacrèrent seulement la nécessité absolue d’une grâce intérieure pour tous les actes et la réalité du péché originel, non le fond de sa nature ni le mode de sa transmission. Les semipélagiens qui tenaient à la notion d’une grâce intérieure et nécessaire, {jugeaient la liberté 246

L’Église et le dogme chrétien /[fol. 493] compromise par les assertions absolues d’Augustin sur l’efficacité de la grâce et sur la prédestination ; ils admirent que la grâce était nécessaire pour tous les actes des vertus chrétiennes, mais non pour le commencement de la foi, qui était selon eux un bon mouvement de la liberté non assistée encore par la grâce. De ce chef ils ont été condamnés. À beaucoup d’égards cependant ils représentaient la tradition antérieure de l’Église, notamment celle des Pères grecs, pour autant qu’une telle tradition existait avant celui qui le premier mesura le problème de la grâce dans toute son étendue et toute sa portée. L’idée d’une grâce nécessaire mais non nécessitante ne fut que menacée par la théorie d’Augustin. Dans ce système la grâce n’était que relativement nécessitante, et l’Église condamna toujours ceux qui niaient absolument la coexistence de la liberté avec le secours de la grâce. Sans en avoir conscience on émoussa la rigueur du système augustinien sur ce point aussi bien que sur celui de la prédestination qui y est connexe.}(h) Saint Paul avait été pour le docteur de la grâce une autorité facile à exploiter ; mais, comme il arrive toujours, Augustin, dans ses déductions logiques, dépassait de beaucoup, sans en avoir conscience, la pensée de son auteur. L’apôtre des gentils n’avait pas enseigné la corruption foncière de la nature humaine, et il n’avait pas non plus spéculé sur la nature et le mode de transmission du péché originel. Même dans la /[fol. 494] partie la plus paulinienne de son système, la doctrine de la prédestination, Augustin, en affirmant la prédestination au ciel ante praevisa merita, et la prédestination à l’enfer ou la réprobation ante praevisa peccata, par un défaut absolu de prédestination positive, a pris à la lettre et traduit en système théologique des conceptions juives qui n’avaient pas tant de rigueur dans saint Paul, où elles se présentaient comme des vérités de morale religieuse énoncées dans la crudité sans nuances du langage oriental, non comme une théorie métaphysique de la prescience et de la providence divines. Toute la tradition latine n’en fut pas moins pénétrée par les idées d’Augustin. Mais il en arriva de son système comme de celui d’Origène, bien qu’on ne l’ait pas discuté de la même façon et que, pour cette raison même, les déchets qu’on lui a fait subir n’ont pas nui à la réputation de son auteur. Les docteurs scolastiques le corrigèrent involontairement dans leur synthèse, où il devait s’équilibrer avec d’autres éléments traditionnels. [La doctrine augustinienne de la grâce de Thomas d’Aquin aux jansénistes.] {Saint Thomas d’Aquin a donné à la doctrine de la grâce la forme qu’elle devait garder jusqu’après le concile de Trente. La prédestination au ciel retient son caractère absolu. La grâce est efficace par elle-même et l’homme est réellement libre en agissant avec la grâce, bien que la résistance à une grâce efficace soit quelque chose d’inconcevable. /[fol. 496](i) La réprobation est le défaut de prédestination bienheureuse, mais motivé par la prévision de l’infidélité à la grâce, à « la grâce suffisante qui ne suffit pas », comme disait Pascal. Il faut dire pourtant que le système de saint Thomas n’a pas toute la rigueur du système dit thomiste et qui a été formulé par le dominicain Bañez en opposition avec les doctrines de l’école nominaliste fondée par Duns Scot. Sur la question du péché originel, saint Thomas et ses disciples gardaient la conception réaliste d’Augustin et de là vient qu’ils ne voulaient pas admettre l’immaculée conception de Marie. Scot concevait le péché originel comme une simple privation de la grâce divine, en conséquence du premier péché, et il ne trouvait pas la moindre difficulté à qualifier de conception immaculée la sanctification de Marie dès le premier instant de son existence. Dans la théorie augustinienne il ne pouvait pas y avoir d’autre conception immaculée que celle du 247

Alfred Loisy Christ, lui seul n’étant pas né de la concupiscence. Mais ce fut Molina qui porta le coup décisif aux principes augustiniens de la grâce efficace et de la prédestination absolue. L’école scotiste lui avait préparé les voies. Le concile de Trente, qui, au point de vue doctrinal, résume la théologie du moyen âge, a des préférences visibles pour les opinions thomistes et ce sont ces opinions qui lui servent de commentaire dans le Catéchisme dit du concile de Trente, qui fut publié sous les auspices du dominicain Pie V ; mais le concile avait eu égard aussi aux opinions scotistes /[fol. 497] en évitant les formules qui en auraient impliqué la condamnation. Molina retient la notion scotiste du péché originel, et pour expliquer rationnellement que l’homme reste libre en agissant avec la grâce, comme l’enseignaient l’Église et les thomistes eux-mêmes, corrigeant saint Augustin par la tradition universelle, il conteste que la grâce soit efficace par elle-même : elle propose en quelque sorte à l’homme tout le pouvoir d’agir, mais elle ne devient agissante et réellement efficace que par le libre consentement de la volonté. Comment ce consentement, qui pour être méritoire et surnaturel, n’est pas possible sans la grâce, peut-il être conçu indépendant de la grâce, de façon que l’efficacité de la grâce dépende au contraire de lui, c’est ce que Molina et les molinistes n’ont jamais expliqué réellement, pas plus que les thomistes n’ont expliqué comment la liberté humaine peut subsister avec leur prémotion physique et la grâce efficace par elle-même. Puisque la grâce n’est efficace que par le libre consentement de la volonté, la prédestination ne peut plus être la seule volonté salutaire de la providence, mais la prévision de la fidélité de l’homme aux grâces qui lui seront données : Molina enseigne donc la prédestination post praevisa merita, comme pendant à la réprobation post praevisa peccata ; il prête même à Dieu une sorte de science moyenne qui lui permet de connaître ainsi les décisions des agents libres, qu’il /[fol. 498] ne saurait prévoir directement, dans leurs causes, comme il prévoit tout le reste. Après avoir failli être condamné sous le pape Clément VIII, le système moliniste défendu par la puissante Compagnie de Jésus s’est de plus en plus répandu dans l’Église, et le système thomiste, réduit à la théorie de la prémotion physique et de la grâce efficace n’est plus guère enseigné en dehors de l’ordre dominicain. Les semipélagiens se reconnaîtraient aujourd’hui plus facilement dans la doctrine de l’Église que ne ferait saint Augustin.}(j) [Grâce et liberté chez Jean Duns Scot et Molina.] Quoi qu’en puissent dire les théologiens protestants, il n’y a pas lieu d’en faire un crime à l’Église catholique. Les conceptions réalistes de saint Augustin et de saint Thomas étaient devenues peu conciliables avec une psychologie rationnelle et il a bien fallu faire droit à la protestation des semipélagiens, reprise par Scot et Molina. Ajoutons que ces controverses de la grâce, entre théologiens orthodoxes auxquels l’Église ne permet pas de s’anathémiser, sont de pures discussions d’école, qui ne disent rien à l’âme chrétienne et n’ont qu’une importance très secondaire dans l’histoire du dogme chrétien. Peut-être n’est-ce qu’un épisode dans la désagrégation de la théologie scolastique. Il est vrai que la question de la grâce a été discutée aussi entre les catholiques et les protestants, entre les jésuites soutenus par l’Église et les jansénistes qu’elle a condamnés ; mais la question qui se débattait réellement n’était pas /[fol. 499] celle que l’on agitait avec tant de passion. Pour les protestants et les jansénistes la théorie la plus absolue de la grâce et de la prédestination n’a été au fond, et sans que l’on s’en soit aperçu, qu’un moyen de fortifier l’individualisme chrétien. La doctrine augustinienne est la doctrine religieuse par excellence, parce qu’elle place l’homme dans l’état de dépendance 248

L’Église et le dogme chrétien absolue à l’égard de Dieu, que réclame la conscience religieuse pour prendre son élan et s’élever au-dessus d’elle-même, vers le Dieu qui la domine et qui l’attire souverainement. Il est à remarquer que les adversaires les plus résolus de l’augustinisme protestant, janséniste et même thomiste, n’ont rendu l’homme indépendant à l’égard de Dieu dans la question théorique de la grâce que pour le rendre plus dépendant de l’Église dans la pratique de la vie. N’est-il pas très significatif que les défenseurs de la liberté humaine aient été les jésuites, qui placent la perfection de la vie chrétienne dans une obéissance absolue? C’est un fait non moins digne d’être signalé qu’une sorte d’affaissement des esprits et des caractères dans l’Église catholique ait coïncidé avec le succès d’une doctrine plus favorable en apparence au libre épanouissement de l’homme tout entier que celle de saint Augustin, de saint Thomas, des protestants, des jansénistes. Puisque la théorie augustinienne n’avait pas su se corriger elle-même et que ses défenseurs les plus ardents ne faisaient qu’en exagérer les parties caduques ou ne réus- /[fol. 500] sissaient qu’à en fausser l’esprit en l’interprétant comme une doctrine philosophique, une réaction contre l’augustinisme mal compris a été nécessaire dans l’ordre théologique pour sauver la notion du libre arbitre, non moins nécessaire que celle de la dépendance absolue à l’égard de Dieu pour maintenir l’équilibre de la vie chrétienne. Mais le progrès religieux de l’avenir consistera peut-être à revenir vers saint Augustin et saint Thomas, non pas pour extraire mécaniquement de leurs ouvrages un système plus ou moins consistant et nécessairement trop vieux pour nous, mais pour y reprendre le sentiment complet du christianisme catholique, à la fois individuel et social, où chaque âme constitue un monde religieux dans la communion universelle, et n’est pas une simple unité anonyme dans un corps hiérarchiquement organisé. Si l’on devait s’apercevoir un jour que Scot et Molina n’ont eu leur raison d’être que pour empêcher la tradition catholique d’emprisonner la religion vivante dans une formule trop étroite et dans un système théologique trop absolu, leur rôle historique, pour être négatif, ne laisserait pas d’être considérable. [Le jansénisme et le protestantisme, mouvements réformateurs.] Le jansénisme en prétendant restaurer le pur augustinisme tombait dans la même erreur que ceux qui voudraient aujourd’hui restaurer le pur christianisme ; il faisait une chose qu’Augustin lui-même n’aurait pas approuvée ; il essayait une réforme de l’Église en partant d’une théorie abstraite qui n’était pas précisément un dogme et qui aurait eu besoin d’être mise en /[fol. 501] rapport avec le développement général de la théologie et les conditions réelles de la vie chrétienne dans le temps même où on entreprenait d’en faire l’application. L’augustinisme de Jansénius pouvait être la vraie doctrine d’Augustin, ou plutôt la définition exacte, au point de vue d’une philosophie abstraite, de la théorie augustinienne de la grâce ; cette traduction littérale, à mille ans de distance, était par elle-même un contresens pour autant que l’on érigeait en système absolu et intangible une conception qui aurait eu besoin, pour être vivante et vraie que l’on ressuscitât les conditions de sa première apparition. C’est l’unique raison pour laquelle le jansénisme fut une hérésie, et l’hérésie théologique par excellence, puisqu’elle consista dans l’attachement aveugle à une doctrine ancienne et qui avait cessé d’être vraie dans la proportion même de son antiquité. Le jansénisme tint à la forme autant qu’au fond du système, à ses détails autant qu’à son principe, à ses lignes extérieures plus qu’à son esprit. Il a été la dernière hérésie de grand style, la mieux qualifiée comme 249

Alfred Loisy telle, en même temps que la plus subtile et la plus logique. C’est pourquoi il a fini par s’évanouir, comme toutes les hérésies de ce genre, dans le néant. Tout autre est le caractère de l’hérésie protestante. Sans doute le protestantisme a voulu, lui aussi, être une restauration du christianisme augustinien, voire du christianisme paulinien et du christianisme évangélique ; /[fol. 502] mais il a été surtout la révolte ouverte contre le catholicisme, le soulèvement de l’individualisme chrétien contre le régime traditionnel et ecclésiastique, aux dépens du socialisme chrétien, de la conception essentiellement religieuse et chrétienne de l’unité universelle, et des conditions nécessaires de cette unité. Que cette révolte ait été provoquée par des applications abusives du principe ecclésiastique ou plutôt par une décadence momentanée de l’institution hiérarchique, un écart scandaleux entre la mission de la hiérarchie et la conduite de ceux qui la représentaient, écart qui donnait à l’exercice de leur autorité les apparences du plus odieux despotisme, nous n’essaierons pas de le contester. Mais ce fut un abus autrement funeste dans ses conséquences et la consécration d’un principe antireligieux et antichrétien que d’attribuer à chacun l’initiative et le contrôle absolus de sa foi. Le protestantisme ne fut pas une restauration de l’esprit chrétien altéré depuis saint Paul ou depuis saint Augustin ; ce fut moins encore un perfectionnement de ce christianisme, réellement inséparable de la tradition. L’esprit chrétien n’avait pas abandonné une Église où les personnalités chrétiennes n’avaient jamais manqué et ne manquaient pas réellement, même au XVIe siècle. Le protestantisme ne fut et ne pouvait être qu’une réaction exagérée contre l’esprit de domination extérieure dans les choses religieuses, qui est l’écueil de tout gouvernement ecclésiastique et contre lequel l’Église du moyen âge ne s’était pas suffisamment gardée. Elle avait  /[fol.  503] trop l’air, à la fin, d’un gouvernement religieux sans esprit religieux. À des abus guérissables la prétendue réforme ne se contenta pas d’opposer les réclamations légitimes de la conscience chrétienne, nia un des principes fondamentaux du christianisme, opposa l’individu à la communauté, erreur essentielle que n’auraient approuvée ni Paul ni Augustin et qui est en contradiction formelle avec l’Évangile. Le but de l’Évangile, qui est aussi celui du christianisme catholique, est de concilier les droits et les besoins de chacun avec l’intérêt spirituel de tous : le christianisme social, la société religieuse organisée en catholicisme, satisfait seule aux exigences de ce programme. Le protestantisme s’est approprié quelque chose de Paul, quelque chose d’Augustin, et de ces emprunts il a voulu faire le tout du christianisme. Ce n’est toujours que le protestantisme, c’est-à-dire l’opposition persévérante au catholicisme sous le couvert d’un christianisme incomplet, sans défense contre les hérésies et les schismes, parce qu’il est fondé sur l’hérésie par son principe individualiste, et par le schisme par son principe anticatholique. Le mouvement protestant a déterminé dans l’Église catholique la troisième phase du développement dogmatique, le développement du dogme ecclésiastique. On a vu dans le chapitre précédent comment la centralisation effective de tous les pouvoirs de l’Église aux mains de l’évêque de Rome était acquise dès le moyen âge, et, nonobstant la crise du grand schisme, les scandales qui l’accompagneront et ceux qui /[fol. 504] la suivirent, la réaction protestante contre toute autorité hiérarchique et traditionnelle, se trouva réellement affermie, sinon par le concile de Trente, du moins par la nécessité d’un effort commun et persévérant de la catholicité pour empêcher ou refouler le progrès des nouvelles hérésies. {Le mouvement doctrinal qui subsiste dans l’Église catholique après le concile de Trente, celui du moins qui aboutit à un résultat positif de fait sur la question même de l’Église, et le dévelop250

L’Église et le dogme chrétien pement dont nous avons esquissé plus haut les phases extérieures et apparentes, s’il est réel dans les progrès historiques de l’autorité pontificale, est aussi dogmatique par le progrès des notions traditionnelles concernant l’Église, sa nature, sa constitution, les formes et les garanties de son unité, le caractère et l’objet de son autorité. Il va sans dire que les historiens protestants ne voient pas l’importance de ce développement ou la méconnaissent et qu’ils en contestent la valeur théorique en même temps que la légitimité réelle. Cependant il est vrai que la notion de l’Église a été discutée comme elle ne l’avait jamais été auparavant, puis analysée et définie, tout comme il est arrivé pour le dogme théologique de l’Incarnation et pour le dogme psychologique du salut. De même que le dogme christologique met en relief le caractère divin et divinisant du christianisme, que le dogme de la grâce fait valoir son caractère essentiellement libérateur dans l’ordre moral et son efficacité sanctifiante, ainsi /[fol. 505] le dogme ecclésiastique manifeste un caractère social et non moins indispensable à maintenir que les deux précédents parce qu’il garantit la conservation de l’un et de l’autre, et que la religion parfaite, le christianisme est à la fois essentiellement divin, salutaire et social, chacune de ses qualités étant la condition des autres et toutes contribuant à la perfection de chacune. En face du protestantisme qui conduit logiquement la religion chrétienne à l’émiettement de l’individualisme absolu, c’est-à-dire à l’anéantissement de toute religion positive, le christianisme catholique a pris une conscience plus claire de lui-même et il s’est déclaré d’institution divine en tant que société extérieure et visible, avec un seul chef absolu, revêtu de la plénitude des pouvoirs d’enseignement, de juridiction, de sanctification, c’est-à-dire de tous les pouvoirs qui sont dans l’Église, et que les siècles antérieurs avaient placés dans l’épiscopat universel sous l’hégémonie du Pape, sans spécifier si le Pape seul les possédait par lui-même.}(k) [Progrès de la doctrine catholique sur l’Église.] {Cette définition s’est dégagée en quelque sorte de la réalité, mais si le mouvement centralisateur qui y a conduit semble arrivé à son terme, ce n’est pas à dire que la formule du développement soit entièrement tirée au clair. L’avenir fera sans doute sur la véritable nature de l’autorité ecclésiastique des remarques qui ne manqueront pas de réagir sur le mode et les conditions de son exercice. Des questions qui pour nous sont connexes seront pour nos neveux tout à fait distinctes. Ainsi de nos jours encore la question du pouvoir /[fol. 506] temporel du pape est encore étroitement liée à la définition de son pouvoir spirituel. On s’apercevra peut-être un jour que ce lien n’est pas essentiel et qu’il y aurait plus d’inconvénients que d’avantages à le maintenir.}(l) Il est vrai aussi que les conditions d’exercice de l’infaillibilité pontificale ont été déterminées assez vaguement pour donner lieu à une interprétation plus stricte ou plus large dans la pratique. Par exemple, les encycliques du pape, qui, étant adressées à tout l’univers catholique, traitent ex professo un sujet doctrinal, sans affecter la forme précise et solennelle d’une définition dogmatique, tombent-elles sous la garantie de l’infaillibilité ? Des publicistes, plus ardents souvent qu’éclairés, s’empressent d’accueillir comme des jugements absolus tous « les oracles du Vatican ». Néanmoins les théologiens de métier s’en tiennent d’ordinaire à la lettre du décret conciliaire qui paraît exiger pour un décret infaillible la solennité d’une définition expresse et formelle. Ils ne laissent pas d’établir toute une hiérarchie des sentiments que l’on doit avoir pour toutes les décisions romaines en proportion de leur qualité, depuis l’adhésion de la foi jusqu’au simple respect extérieur en passant par la confiance filiale. L’autorité 251

Alfred Loisy des réponses ou décisions rendues par les congrégations romaines avec l’approbation tacite ou formelle du Pape n’est pas bien déterminée. Rome a parfois réclamé pour ces sortes de décrets un assentiment intérieur qui ne paraît pas autre que celui de la foi, quoique, si l’on s’en rapporte à la défi- /[fol. 507] nition du Vatican, les déclarations solennelles du pape parlant ex cathedra à l’univers catholique aient seules droit à un assentiment de ce genre6. Il est évident que ces décrets des congrégations, les brefs doctrinaux et les encycliques qui ont pour objet la foi, les mœurs et la discipline générale de l’Église n’ont aucune raison d’être si elles sont dépourvues d’autorité et qu’une autorité purement extérieure et politique en matière de foi paraît insuffisante et en contradiction avec la forme ordinaire de ces documents. Prenons le cas d’une proposition condamnée comme hérétique ou erronée par le Saint-Office, il est peu rationnel de supposer qu’un tel jugement, promulgué avec l’assentiment du Pape, invite simplement les catholiques à ne pas soutenir la proposition dont il s’agit parce qu’elle pourrait être fausse. En matière de vérité, il n’y a pas d’autre prudence que la recherche sincère. Proscrire une opinion à laquelle on reconnaîtrait encore des chances de vérité serait dangereux. Ne pas exiger qu’on rejette intérieurement comme fausse une opinion jugée telle par une autorité infaillible serait déraisonnable. Nous aurons occasion de revenir sur les anomalies que présente l’exercice /[fol. 508] de l’autorité enseignante dans l’Église. Mais après ce que nous avons appris du développement des institutions et des dogmes dans l’Église, il doit nous être permis de penser que la conception pourra être améliorée avec(m) les conditions mêmes de l’enseignement officiel donné par l’Église romaine à toutes les autres. [L’évolution nécessaire de la spéculation dogmatique.] Il importe en effet de remarquer, comme conclusion de cet exposé, que ni le dogme théologique de l’incarnation, ni le dogme psychologique de la grâce, ni le dogme social de l’Église ne sont à prendre pour des sommets de doctrine au-delà desquels ne s’ouvre et ne s’ouvrira jamais pour l’esprit humain que la perspective aveuglante du mystère infini, qui demeureraient plus fermes que le granit, inaccessibles à tout changement, et, cependant intelligibles pour toutes les générations, également applicables sans traduction ni interprétation nouvelles à tous les états, à tous les progrès de la science et de la vie humaines. S’il est une chose qui ressort clairement de l’histoire des dogmes, c’est que les conceptions qui nous sont présentées par l’Église en qualité de dogmes révélés ne sont pas des vérités tombées du ciel et gardées dans la tradition religieuse comme elles avaient été reçues, mais l’interprétation de faits religieux, c’est-à-dire divino-humains, acquise par un laborieux effort de la pensée théologique. Les dogmes peuvent être divins d’origine et de substance, ils sont humains de structure et de composition. Seront-ils donc plus immuables dans l’avenir qu’ils ne l’ont été dans le passé ? Ce serait un

6. On lit à la fin de la constitution Dei filius, promulguée par le concile du Vatican  : « quoniam vero satis non est haereticam pravitatem divitare, nisi ii quoque errores diligenter fugiantur qui ad illam plus minusve accedunt, omnes officii monemus servandi etiam constitutiones et decreta quibus pravae ejusmodi opiniones, quae isthic diserte non enumerantur, ab hac Sancta sede proscriptae et prohibitae sunt ». La distinction entre l’erreur et l’hérésie est assez subtile, car l’erreur n’est certaine en matière de foi que si elle contredit une vérité certaine. Toute la différence porte sur la formalité de la définition.

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L’Église et le dogme chrétien arrêt dans la pensée de /[fol. 509] l’Église, qui supposerait un arrêt dans sa vie. La spéculation dogmatique ne peut jamais être arrêtée définitivement sur un point quelconque des sujets qu’elle embrasse. {La raison ne cesse pas de réclamer des interprétations nouvelles de la foi. On compromettrait celle-ci en la liant à des formules intangibles et immobiles ; on l’écraserait sous la lettre qui tue au lieu de la fortifier dans l’esprit qui vivifie. Il se peut que la théologie des siècles prochains soit plus réservée que celle des siècles passés, qu’elle ait moins de confiance dans la valeur permanente des formules, qu’elle trouve sa lumière dans l’obscurité de la foi plus que dans les fragiles constructions du raisonnement. Cette sagesse même sera un progrès, et sous son influence, la révélation divine, la rédemption de l’humanité, la socialisation des hommes dans la religion du Christ se perpétueront, se perfectionneront, trouveront des expressions plus larges peut-être, plus spirituelles aussi, dans une conscience plus directe de la loi qui préside à leur évolution.} /[fol. 510] II [La formation du dogme chrétien au milieu des vicissitudes de l’histoire] [L’aptitude du catholicisme à évoluer par l’exercice de la raison.] {Le dogme est l’expression officielle, authentique dans laquelle vient se résumer un mouvement de la pensée religieuse. Ce mouvement et son terme ne sont pas conditionnés seulement par l’esprit religieux mais par l’état intellectuel des sujets, du milieu, du temps où ils se produisent. L’un et l’autre par conséquent ont quelque chose de relatif. Qui dit relatif dit ici transitoire, puisque les conditions où s’est formée l’expression dogmatique ne peuvent rester les mêmes, que d’autres conditions créeront de nouveaux rapports et nécessiteront au moins une explication de la formule qui aura été d’abord adoptée. Avoir besoin d’une explication, c’est, pour un dogme, réclamer un développement nouveau. Le dogme n’est donc immuable que par son fonds, dans son esprit et dans sa substance, non dans son épanouissement, dans son explication doctrinale, dans son formulaire scientifique. Il n’en est pas moins indispensable, et sa mutabilité de surface ne fait pas tort non plus à sa vérité.}(n) On a déjà vu comment la religion ne va pas sans la révélation, ni la révélation sans croyances explicites, et combien il est peu rationnel de proclamer la possibilité du salut par la foi indépendamment des croyances. La religion catholique étant la plus positive des religions, il fallait bien nous attendre à ce qu’elle fût de toutes la plus dogmatique. /[fol. 511] En fait nulle religion connue n’a dogmatisé autant que le christianisme catholique. L’esprit dogmatique est même proprement caractéristique de ce christianisme, et il n’apparaît pas seulement en ce que le christianisme catholique a dressé des professions de foi, mais en ce qu’il les a toujours présentées comme étant de créance obligatoire pour le salut, bien qu’il les ait perpétuellement travaillées, complétées, retouchées. La notion la plus stricte de l’orthodoxie est associée chez lui à un développement continu, tandis que les autres religions n’échappent à l’écueil d’une immobilité stérilisante pour les intelligences qu’en tombant dans une instabilité et une anarchie pernicieuse à la foi. {D’après la loi commune, une religion qui change se détruit elle-même, et une religion qui ne change pas se matérialise et s’abêtit. Le catholicisme reproche au protestantisme ses variations et y voit une marque d’erreur encore plus qu’une cause de faiblesse. Quant au protestantisme, surtout au protestantisme rationaliste, il reproche en 253

Alfred Loisy même temps au catholicisme d’avoir changé et d’être immobile. Toute la question est de savoir si le protestantisme n’a pas changé plus qu’il ne fallait ou autrement qu’il ne fallait, et si le catholicisme n’a pas eu raison de changer autrefois, s’il ne continue pas, même aujourd’hui de changer autant qu’il faut et comme il faut.}(o) /[fol. 512] Il est incontestable que ni Jésus ni les apôtres n’ont formulé de symbole dogmatique, bien qu’ils aient donné un enseignement religieux. Les symboles dogmatiques, nous le savons, n’ont été introduits que par l’effet des discussions spéculatives sur les objets de la foi chrétienne. Avant la fixation de ces symboles, la spéculation religieuse était plus libre, mais il est bien évident qu’elle avait besoin d’être réglée, et qu’une liberté illimitée aurait été fatale non seulement à l’institution ecclésiastique, mais encore à tout le christianisme. Les systèmes gnostiques, ces premiers essais de dogmatisation chrétienne, témoignent du péril qui menaçait l’œuvre de Jésus, et il ne faudrait pas croire que ce péril eût disparu avec le gnosticisme proprement dit. La gnose durera sans doute autant que le christianisme, toujours attachée aux pas de la foi pour la réduire tout entière en théorème de raison, ce qui est sa ruine. Le christianisme étant la foi la plus intense qui se soit manifestée dans le monde provoque le plus grand effort de raison pour transporter cette foi dans le domaine de la spéculation philosophique et de la généralisation scientifique. C’est pourquoi la gnose rationaliste subsiste encore et subsistera jusqu’à la fin des temps. Entre les arguments que les apologistes font valoir pour prouver la divinité de la religion catholique, un des plus forts est assurément la conservation substantielle de /[fol. 513] l’enseignement chrétien à travers les transformations qu’il a subies. Gardé par des hommes, interprété par des hommes, continuellement médité par eux, il eût dû, semble-t-il, avoir le sort de tout enseignement philosophique, et d’autant plus que la pensée humaine s’y attachait avec plus d’âpreté qu’aux objets de la philosophie naturelle. Si l’on objecte que la hiérarchie gardait le dogme, il sera facile de répondre que la hiérarchie aurait dû se diviser perpétuellement sur le dogme, comme il arrive dans les sectes séparées où la pensée religieuse est active. Le dogme et l’Église, tout nécessaires qu’ils sont à la conservation du christianisme, ne sont pas garantis par eux-mêmes ; ils sont plutôt menacés constamment de dissolution, si bien qu’ils ne servent pas à expliquer la conservation du christianisme dans le monde, mais que leur propre conservation qui est celle du christianisme a son explication dans un principe supérieur à l’activité consciente et réfléchie des hommes par qui la foi se garde, se transmet, se traduit de génération en génération. Une certaine rationalisation du christianisme a donc toujours été à la fois le besoin et l’écueil de sa conservation. Son évolution doctrinale a satisfait au besoin, tout en évitant l’écueil sans cesse menaçant ; au lieu d’être une corruption du christianisme, elle a été une manifestation de son extraordinaire vitalité, la préservation de cette vitalité religieuse étant un fait unique dans l’histoire des religions. /[fol. 514] La démonstration du catholicisme est fondée sur deux bases : la réalité permanente de sa vie, et le caractère transcendant et extraordinaire de cette vie. {La durée relative d’une religion qui se serait assimilée beaucoup d’éléments étrangers n’aurait en soi rien de déconcertant pour la logique vulgaire, si l’assimilation s’était faite sans choix, par une sorte de syncrétisme politique et grossier dont l’histoire des religions païennes fournit de nombreux exemples, en altérant le type primitif de la religion, en en élargissant le cadre sans en accroître la vie. Tel n’est pas le cas du christianisme catholique. Il a dû changer pour vivre ; il a dû, pour durer, s’assimiler quantité d’idées qui lui étaient d’abord étrangères, comme 254

L’Église et le dogme chrétien il a dû se constituer une organisation, on pourrait dire une membrure dont les rudiments étaient à peine discernables à son origine ; mais en changeant lui-même et en s’assimilant beaucoup de choses, il a gardé sa vie première et n’a fait même que l’étendre et la développer en en pénétrant la science, les mœurs, la société parmi lesquelles il a grandi. Toute son évolution qui, même à l’égard de la doctrine, a des phases si nettement tranchées quand on les regarde à distance, n’a pas connu pourtant de révolution. Tout s’est fait par une sorte d’élaboration continue, sous l’influence du principe de vie initial et la pression des circonstances, celui-ci n’étant jamais dominé par celles-là, mais /[fol. 515] au contraire le principe chrétien s’emparant de tout ce qui était vrai, bon et consistant dans le monde, sans être absorbé lui-même et dissous dans son effort.}(p) [Le passage « d’un mouvement juif et apocalyptique » à « une religion universelle ».] On a dit assez que le christianisme à son commencement fut juif et qu’il ne pouvait être que juif. Le premier changement, le plus décisif, le plus important, le plus rapide aussi peut-être qu’il ait jamais subi et qu’il doive subir, fut celui qui fit d’un mouvement juif et apocalyptique une religion universelle, acceptable pour le monde gréco-romain et pour l’humanité dans les siècles des siècles. Si prompt qu’il ait été, ce changement a été gradué : saint Paul, saint Jean, saint Justin, saint Irénée, Origène en marquent la progression pour ce qui regarde le mouvement des idées et l’adaptation de la doctrine chrétienne primitive aux conditions intellectuelles du monde civilisé d’alors. Ce mouvement s’accomplit nonobstant la tendance conservatrice qui se manifesta dès l’abord et subsista toujours dans l’Église catholique. L’obligation de la Loi mosaïque fut abrogée malgré saint Jacques ; la théorie du Logos triompha malgré les aloges qui semblent avoir été assez nombreux dans l’Église au second siècle ; la théologie d’Origène fut acceptée aussi malgré l’opposition des traditionalistes exclusifs. Ce n’est pas un trait particulier à cette théologie de n’avoir été définitivement admise qu’après /[fol. 516] correction. La thèse de saint Paul sur la Loi de servitude et la liberté de l’Évangile, la théorie du Verbe incarné ne sont pas non plus entrées telles quelles dans la tradition de l’Église enseignante, mais sous bénéfice de leur adaptation à la substance du christianisme primitif. {Elles ont perdu ainsi quelque chose du caractère absolu, de l’importance exclusive qu’elles avaient dans la pensée de leurs auteurs. Après le jet presque spontané d’une assertion doctrinale réclamée par les circonstances, il se fait une sorte de tassement régulier, de tempérament de l’élément nouveau par l’élément ancien et réciproquement, d’où résulte un équilibre nouveau. L’harmonie générale de la doctrine, qui a pu sembler menacée par les initiateurs du mouvement et que les conservateurs étroits jugeaient perdue, se rétablit sur une base plus large, en attendant que s’ouvre, avec les mêmes péripéties, une nouvelle phase du développement.}(p) La nécessité naturelle et logique d’un tel développement a plutôt besoin d’être expliquée et comprise que démontrée, car elle est reconnue par ceux mêmes qui contestent la valeur religieuse de ces acquisitions doctrinales. La théorie paulinienne du salut a été indispensable pour que le christianisme ne fût pas une secte juive, mais une religion universelle capable de conquérir l’humanité. La conception du Logos fut nécessaire aussi à son heure, lorsque le christianisme /[fol. 517] se présenta non plus seulement dans le monde romain, mais devant la civilisation grécoromaine. La théologie savante d’Origène fut une synthèse doctrinale plus puissante 255

Alfred Loisy et plus solide que tous les systèmes philosophiques ou théosophiques de son temps. Démembrée, corrigée dans ses pointes extrêmes par la tradition ecclésiastique, elle n’en est pas moins le pont jeté entre le christianisme et la science de l’antiquité, par où le monde savant d’autrefois a passé pour se convertir et qui subsiste encore malgré l’injure des temps et les attaques des hommes. Jamais le monde ancien ne se serait converti au Messie d’Israël ; il pouvait se convertir et il se convertit au Dieu fait homme, au Verbe incarné. Tout le développement du dogme trinitaire et christologique, qui, au dire de certains critiques, pèserait aujourd’hui si lourdement sur les orthodoxies chrétiennes, catholiques ou protestantes, en les rivant à une doctrine surannée, à la science de Platon et d’Aristote, depuis longtemps dépassée par la science moderne, fut, à l’époque de ses origines, une manifestation vitale, un grand effort de religion et d’intelligence, qui permit à l’Église d’associer ensemble sa propre tradition et la science du temps, de fortifier l’une par l’autre, de les transformer toutes deux en une théologie savante qui croyait posséder en elle-même la science du monde et la science de Dieu. C’est ainsi que le christianisme se fit accepter des derniers disciples de la philosophie antique dont il s’était approprié /[fol. 518] la substance et dont il recueillait maintenant les débris. La philosophie pouvait se faire chrétienne sans être obligée de se renier elle-même, et pourtant le christianisme n’avait pas cessé d’être une religion, la religion du Christ. [Le passage des formulations juives de la foi chrétienne à leur formulation hellénique.] Cette nécessité de traduire la foi primitive dans le langage de la science grecque ne fut pas purement extérieure. Le travail qui y satisfit ne fut point prémédité par des philosophes de profession ni voulu par d’habiles politiques, soucieux de procurer à l’œuvre de conversion toutes les chances de succès et préoccupés d’ôter au christianisme les marques de son origine juive, de lui donner une forme grecque, pour le faire pénétrer plus facilement dans le monde païen. La cause de ce mouvement fut plus intime et, pour ainsi parler, plus profondément nécessitante. Le développement du dogme christologique résulta de l’état d’esprit et de culture des premiers convertis venus de la gentilité ou ayant subi son influence. Dans la mesure où ils étaient gagnés aux croyances juives, ils étaient préparés à comprendre et à goûter le christianisme primitif et c’est ainsi qu’ils s’y attachèrent. Dans la mesure où leur esprit se trouvait imbu de la culture grecque, ils eurent besoin de s’interpréter à eux-mêmes leur nouvelle foi. Ils le firent d’autant plus promptement et plus volontiers que ce travail d’interprétation s’imposait à qui voulait parler du christianisme aux païens entièrement ignorants du judaïsme. C’est ainsi que progressivement, par l’ef- /[fol.  519] fort instinctif de la foi pour se raisonner et se définir, par les exigences toutes naturelles de la propagande, l’interprétation grecque du messianisme chrétien se fit jour, et que le Christ « fils de Dieu » et « fils de l’homme », Sauveur prédestiné, devint le Verbe fait chair, révélateur de Dieu à l’humanité. Tout le développement du dogme christologique jusqu’à la fin du III e siècle résulte de cette double impulsion, qui en active la marche. Il est modéré et contenu par le principe de tradition qui l’oblige à se tenir toujours dans un rapport étroit avec son point de départ, l’idée monothéiste et l’humanité réelle, le personnage historique du Christ. Le monothéisme israélite était une doctrine religieuse et morale plutôt que philosophique  : on y adapte la métaphysique de Platon et de Philon, sans laquelle la foi au Dieu unique n’aurait guère eu de sens pour les Grecs, beaucoup plus « intellectuels » par nature que religieux. De même 256

L’Église et le dogme chrétien la divinité du Christ fut la seule manière convenable de traduire à la pensée hellénique la messianité de Jésus. Dieu ne cesse pas d’être un, et Jésus reste Messie. Mais Dieu devient triple sans se multiplier ; Jésus devient Dieu sans cesser d’être homme, et le Verbe devient homme sans se dédoubler. Chaque pas dans le développement du dogme théologique est à la fois un progrès de la philosophie grecque sur le terrain du christianisme, et un compromis entre cette philosophie et la tradition chrétienne. La philosophie n’a pas été introduite /[fol. 520] comme telle dans la foi, mais pour autant qu’on lui empruntait une explication et une formule savantes de la tradition. Il est vrai que les apologistes ont présenté plus ou moins le christianisme comme une philosophie et que le père de la théologie, Origène, regardait la théologie comme une vraie science, supérieure à la foi commune et non comme la formule propre de celle-ci. Mais les théologiens officiels de l’Église affectent de ne pas connaître autre chose que la tradition et ils ne conviennent pas des emprunts que le christianisme a faits avant eux, qu’il fait même encore par eux à la sagesse hellénique. L’orthodoxie se nourrit de Platon, de Philon, d’Origène et condamne plus ou moins ces autorités, où elle ne puise pas toujours directement. Le principe de tradition, qui n’est pas un principe de science, mais un principe religieux, moral et social, qui est un principe de gouvernement, l’emporte toujours dans les moments décisifs sur le principe de libre spéculation qui est celui de la philosophie. Il est donc permis de dire que la théologie chrétienne s’est livrée à un travail de sélection sur la philosophie grecque, et, s’il est vrai, en un sens, qu’elle l’a absorbée, puisqu’elle en a retenu les meilleurs éléments, il est certain que la tradition n’a pas été échangée contre la philosophie, ni la science grecque substituée à l’Évangile, ni Platon mis à la place du Christ et de saint Paul. On peut soutenir que la /[fol. 521] Trinité, l’Incarnation, historiquement parlant, sont des dogmes grecs, inconnus au judaïsme, et au judéo-christianisme, et pourtant ce ne sont pas des dogmes philosophiques, empruntés comme tels aux écoles païennes ; {ce sont des dogmes religieux qui ne doivent à la philosophie que leurs éléments et leur formulaire, non l’esprit qui pénètre éléments et formules, ni la combinaison spéciale des notions qui les constituent.}(q) Ils sont réellement une adaptation de la croyance juive à la science grecque, et de la science grecque à la croyance juive. Il résulte de cette association un manque apparent de logique et de consistance rationnelle ; mais l’expérience a montré que ce défaut, qui serait mortel à un système scientifique, était en théologie un principe de durée et de solidité. Toutes les hérésies anciennes, et l’on peut en dire autant des autres, {sont nées de déductions poursuivies dans un sens unique en partant d’un principe de tradition ou de science, isolé de tout le reste, érigé en vérité absolue, auquel on a rattaché par voie de raisonnement des conclusions incompatibles avec l’harmonie générale de la religion et de l’enseignement traditionnels.}(q) L’orthodoxie suit en apparence une sorte de ligne politique, moyenne, conciliante, entre les conclusions extrêmes des données qu’elle a en dépôt, {comme si ces compromis qui ressemblent ordinairement à des contradictions ne lui coûtaient rien pour garder en elle tout ce qui /[fol. 522] a une valeur pour l’instruction des âmes.}(q) Quand on cessera de percevoir l’accord logique des termes que l’on maintient en présence, on proclamera le mystère et on n’achètera pas l’unité d’un système au prix d’un élément de la tradition. Ainsi fit-on pour La Trinité quand le consubstantiel eut définitivement triomphé et qu’il ne fut plus possible d’osciller entre le modalisme et le subordinatianisme. Ainsi fit-on pour l’incarnation quand la dualité de natures fut décidément maintenue dans l’unité de personne et qu’il ne fut plus 257

Alfred Loisy possible d’osciller entre le nestorianisme et le monophysisme. Ne dirait-on pas que le principe sur lequel sont fondés les dogmes théologiques est la contradiction logique, censée distincte de la contradiction réelle ; que la tradition chrétienne n’a pas pu ou n’a pas voulu enfermer l’ordre réel des choses religieuses dans l’ordre rationnel de nos conceptions, et qu’elle ait pensé rendre à la vérité éternelle le seul hommage qui lui convienne, en la supposant toujours plus haute que la raison, à tel point que des aspects contradictoires pour le sens commun ou le raisonnement vulgaires doivent être tenus pour compatibles à la limite de l’infini, et que le trait caractéristique du dogme soit de déconcerter la raison par l’assertion simultanée de propositions qui semblent se combattre ? {Il n’y a qu’un Dieu éternel, et Jésus est Dieu : voilà le dogme théologique. Dieu fait tout /[fol. 523] dans l’homme pour le salut, et l’homme est libre de se sauver ou non : voilà le dogme de la grâce. Toute l’Église est soumise au Pontife romain et le chrétien n’a d’autre maître que Dieu : voilà le dogme ecclésiastique. La logique demanderait que l’on supprimât partout l’une ou l’autre des propositions si mal accouplées. Mais une raison plus haute ne tarde pas à découvrir que cette suppression n’irait pas sans mettre l’absurde à la place du mystère, sans supprimer la religion au lieu de la fortifier.} [Rôle de l’effort spéculatif d’Augustin.] Le développement du dogme de la grâce et celui du dogme de l’Église se sont opérés dans les mêmes conditions que celui du dogme théologique. L’Occident n’eut jamais de goût pour les spéculations où le génie de l’ancienne Église orientale s’est toujours complu et souvent égaré. Pour lui la religion n’était pas matière de métaphysique transcendante, mais plutôt source de piété intime et principe d’ordre social. À Rome et dans les pays latins la religion est une discipline et un devoir de la société. Pour les races germaniques elle est surtout un principe fécond de vie intérieure. L’esprit de gouvernement, inné à Rome, s’est manifesté de très bonne heure, comme il fallait s’y attendre dans l’Église romaine, et il n’a pas cessé d’y être actif, de contribuer au développement ecclésiastique jusqu’à nos jours. L’esprit de piété qui n’a manqué à aucune fraction de l’ancienne /[fol. 524] Église régnait aussi en Occident : la croyance à la divinité de Jésus-Christ, si profondément enracinée dans la foi occidentale, sans préoccupation métaphysique, en est une preuve. Cependant il n’a donné lieu à un développement spécial, caractéristique de l’Église latine pour une longue période de son histoire qu’en la personne de saint Augustin et par l’influence de l’augustinisme, influence qu’il ne faut pas confondre entièrement avec le crédit dont a joui auprès des théologiens le système augustinien de la grâce. L’histoire du christianisme occidental depuis le Ve siècle paraît, en effet, constituée par deux facteurs principaux qui se font mutuellement équilibre : l’esprit de piété dont la tendance est vers l’individualisme religieux, et l’esprit de gouvernement dont la tendance est vers l’absolutisme ecclésiastique. À considérer les choses d’un point de vue purement humain, le jour où l’un de ces deux facteurs aurait complètement anéanti l’autre, c’en serait fait du christianisme occidental : du christianisme protestant qui subsiste encore comme religion par un débris de hiérarchie et d’organisation traditionnelle ; du christianisme catholique dont la vitalité intérieure tient directement, comme celle de toute autre religion, tient directement [sic] à la conservation de la piété, non à la solidité du bien hiérarchique ni à la rigueur de la centralisation administrative. Le christianisme oriental ou, si l’on veut, le catholicisme des premiers siècles, où l’in- /[fol. 525] fluence orientale et grecque est le principe le plus actif du développement doctrinal, était 258

L’Église et le dogme chrétien constitué aussi par deux facteurs coordonnés et qui semblaient se faire échec  : l’esprit de spéculation métaphysico-religieux et l’esprit de tradition personnifié dans l’épiscopat ; où la tradition fut débordée, ce fut l’hérésie ; où elle est restée maîtresse absolue, dans les Églises du schisme grec, ce fut une paralysie durable qui ressemble presque à la mort. L’esprit de piété a donc été le principe d’un développement dogmatique dans la personne et dans l’œuvre théologique de saint Augustin. Cette œuvre n’est pas autre chose que la contemplation de l’idée chrétienne au point de vue du salut individuel, abstraction faite de la métaphysique transcendante et des aperçus cosmologiques. Le salut même n’est pas considéré uniquement au point de vue de l’éternité, mais d’abord et principalement dans la régénération spirituelle qui constitue sa réalité en ce monde. Toute la doctrine augustinienne converge vers ce point intime, personnel et vivant de psychologie religieuse. Cette doctrine n’est pas plus spécifiquement romaine que la doctrine théologique du Verbe consubstantiel et incarné. L’Église d’Afrique n’était pas romaine de race, ni d’esprit, ni de tendances, nonobstant ses relations étroites et permanentes avec l’Église d’outremer. On y avait gardé très vif le sentiment de la dignité /[fol. 526] personnelle du chrétien ; on y poussait jusqu’à l’exagération l’idéal de la sainteté chrétienne ; {bien qu’on n’eût pas suivi Tertullien dans les chimères du montanisme, on y avait, pour ainsi dire, le culte de l’Esprit et des sacrements qui le donnent ; pendant longtemps on refusa d’accepter le baptême des hérétiques, et un schisme formidable, celui des donatistes n’eut pas d’autre cause que l’erreur de Cyprien et des rebaptisants : de même que le baptême donné par un hérétique ne pouvait être valide, parce que l’hérétique, n’ayant pas le Saint-Esprit, ne peut le communiquer, ainsi les ordinations faites par les traditeurs, ceux qui, durant la persécution de Dioclétien, ont eu la faiblesse de remettre aux autorités officielles le trésor sacré des Écritures, sont invalides, parce qu’un évêque traditeur est déchu de sa grâce, de son pouvoir et ne peut transmettre ce qu’il n’a plus. C’est dans ce milieu que devait naître la théorie de la grâce efficace. Alexandrie pouvait s’intéresser à la question des hypostases divines, Antioche à la constitution théandrique du Christ, Rome aux principes du gouvernement ecclésiastique ; Carthage et l’Afrique s’intéressaient à la sainteté de l’Église dans ses chefs et dans ses membres. Et cette façon d’entendre la religion, définie par Augustin dans une théorie qui ne portait pas atteinte à la constitution de l’Église, comme le principe de Cyprien et des donatistes, qui admettait sur la foi de la tradition commune et le dogme théologique et /[fol. 527] la forme reçue de l’institution ecclésiastique, qui considérait dans chaque âme le mystère du salut et l’influence souveraine de l’Esprit, qui présentait à tous un programme de rédemption morale fondé sur le sentiment intense de l’infirmité humaine et de la toute puissante efficacité de la grâce par la foi, l’espérance et l’amour, était aussi la mieux appropriée à l’esprit des peuples nouveaux que l’Église allait avoir à convertir et qui sont maintenant les peuples chrétiens, catholiques et protestants, de l’Europe occidentale.}(r) L’esprit et la doctrine d’Augustin régnèrent dans les monastères occidentaux à l’époque de leur ferveur ; c’est à cette source qu’ont puisé les grands mystiques du moyen âge et de tous les temps ; c’est là aussi que les plus illustres représentants de la scolastique, au XIIe et au XIIIe  siècles ont trouvé les meilleurs éléments de leur synthèse théologique. La théologie mystique de l’Occident en ce qu’elle a de plus consistant, d’éternel, dans sa merveilleuse entente de la psychologie religieuse et morale procède directement de saint Augustin. L’influence du pseudo-Aréopagite est loin d’avoir été aussi réelle et surtout aussi bienfaisante. 259

Alfred Loisy Les grands scolastiques du XIIIe siècle ont été à la fois spéculatifs et mystiques, et c’est pourquoi l’esprit du docteur d’Hippone subsiste en eux. {L’augustinisme des temps postérieurs, la scolastique de plus en plus rationnelle et même verbale des scotistes et des écoles modernes n’ont de /[fol. 528] commun avec Augustin que certaines idées, abstraites de la conception d’ensemble où elles ont vécu, et surtout des formules. Mais tous les saints de l’Église latine et toute la vie chrétienne des peuples d’Occident, même ce qui en reste chez les protestants, se rattachent au christianisme augustinien. Les races germaniques, avec leurs passions fortes et profondes, leur cœur loyal avaient besoin et elles étaient capables de prendre la religion comme une médecine spirituelle, la condition et le fruit d’une lutte intérieure, le poème de Dieu dans l’âme de chacun, une renaissance et un progrès vers la perfection, une liberté supérieure à toutes les franchises de l’ordre social, un principe d’action et de vie saintes, non plus seulement la déification de l’homme, dans la lumière de Dieu, mais sa délivrance par l’effort moral, sa déification par l’amour. C’est pourquoi le docteur de la grâce est venu à son heure et la forme qu’il a donnée au christianisme se présente à l’historien comme un développement nécessaire et providentiel, une adaptation indispensable de l’Évangile au tempérament religieux et moral des peuples qui devaient maintenir et la tradition du christianisme vivant et celle de la civilisation.}(r) [Rôle de l’esprit juridique romain dans l’établissement de l’autorité de l’Église.] Si le dogme psychologique d’Augustin, plus ou moins modifié par la tradition postérieure, a été la forme nécessaire du christianisme occidental, pour autant qu’il s’agis- /[fol. 529] sait de pourvoir au besoin personnel des âmes dans la piété individuelle, le dogme ecclésiologique de la papauté romaine a été aussi, à sa manière, la détermination nécessaire de la société chrétienne en Occident. Il n’aurait pas manqué d’être aussi, en quelque façon, la détermination nécessaire du christianisme oriental, si celui-ci ne s’était pas soustrait à la logique initiale du développement chrétien, et l’on peut en dire autant du dogme de la grâce, que l’Église orientale eût tant gagné à comprendre étant incapable de le créer. {Les trois phases du développement dogmatique, qui correspondant à trois phases de la vie de l’Église se complètent l’une l’autre et ne forment qu’un seul développement chrétien et catholique dont les éléments, pour être de provenance diverse, ne laissent pas d’avoir un intérêt universel.}(s) Au point de vue positif et historique, il est certain que le christianisme catholique, c’est-à-dire le christianisme social et hiérarchique a son développement nécessaire et complet dans le catholicisme romain. Rome a toujours été en fait la capitale du christianisme. La majesté des souvenirs chrétiens se greffant sur celle des souvenirs païens, la tradition du gouvernement se transmettant de l’empire à l’Église, le besoin, d’abord presque inconscient, mais de plus en plus sensible, d’un centre de l’unité universelle, l’autorité assumée dès les premiers temps et persévéramment appliquée, affirmée, développée, rendaient /[fol. 530] inévitables sous une forme ou sous une autre, la gravitation de l’univers chrétien autour du siège de Pierre et la romanisation de la catholicité. On ne voit pas que l’unité religieuse du christianisme ait pu se constituer et se maintenir en dehors de l’hégémonie toujours plus accentuée de l’Église romaine. La diffusion croissante du christianisme, les controverses théologiques, les troubles suscités par les hérésies ou par les schismes locaux, les progrès de la spéculation dogmatique et de l’organisation ecclésiastique, tout contribuait à provoquer l’exercice de la suprématie romaine et à 260

L’Église et le dogme chrétien la fortifier. On dit que Rome a toujours su profiter des occasions pour étendre son pouvoir : il serait tout aussi vrai de dire que les circonstances mêmes sont venues la chercher, que l’avenir du christianisme a toujours été dans ses mains et comme lié au développement de sa puissance. {Autre chose est que ce développement, dans ses lignes générales ait été commandé par les intérêts essentiels du christianisme catholique, et autre chose est que l’autorité du Pape se soit toujours exercée, dans tous les cas et sous toutes les formes de son intervention, pour le plus grand bien de l’Église. Rome, qui est la servante indispensable de toutes les Églises, a pu se comporter parfois à leur égard en maîtresse exigeante.}(t) Il ne serait pas téméraire, mais ridicule de soutenir que jamais pape n’a exploité sa haute situation spirituelle dans des vues purement politiques et des intérêts /[fol. 531] tout humains, et que l’Église romaine n’a pas trop souvent semblé persuadée que le salut des âmes était assuré par le seul fait qu’on obéissait ponctuellement à toutes ses injonctions. Toute l’histoire ecclésiastique proteste contre l’impeccabilité des papes. Il est certain que la curie romaine, à certaines époques pesa lourdement sur les destinées de la catholicité, que d’énormes abus se sont produits en divers temps, soit en ce qui regarde la discipline extérieure, soit en ce qui regarde l’exploitation des revenus ecclésiastiques, soit même en ce qui regarde la façon de traiter les hérétiques ou de régler le mouvement intellectuel des peuples chrétiens, que l’idolâtrie du pouvoir pontifical, dénoncée par Montalembert comme une plaie du catholicisme contemporain un danger réel, qui date de loin, et que Rome n’a jamais considérée comme danger, puisqu’elle l’a plutôt entretenue et favorisée. En dépit de toutes ces réserves, chaque étape du développement catholique romain jusques et y compris l’infaillibilité pontificale, a été un besoin réel, une nécessité vitale pour l’Église catholique et conséquemment pour le christianisme. Tout le développement du dogme catholique, envisagé dans les trois périodes qu’il a jusqu’à présent traversées apparaît donc comme nécessité par le besoin de conservation, l’envie de durer, qui est dans le christianisme comme dans tout être vivant. C’est en luttant pour la vie que la foi chrétienne, l’Évangile subsistant est devenu dogme, dogme théologique, /[fol. 532] dogme psychologique, dogme ecclésiologique, en sorte que le développement n’est pas moins réel que le point de départ, et que, pour en contester la légitimité, il faudra contester au christianisme lui-même le droit de vivre et nier jusqu’à la réalité nécessaire de son institution7.(u) /[fol. 533] III [La relativité des formules dogmatiques] [Relativité des dogmes.] La légitimité du développement chrétien et spécialement la vérité du développement dogmatique sont liées très étroitement à sa nécessité. Mais comme la nécessité du développement a été relative, ainsi le développement lui-même et son contenu portent, comme toute chose créée, la marque de la relativité. Les dogmes sont vrais comme des symboles peuvent l’être. {Les formules dogmatiques sont l’expression sensible d’idées qui sont elles-mêmes l’expression(v) de réalités et de

7. On lira sans doute avec intérêt ces lignes d’un critique rationaliste, E. Caird (The New World, supr. cit. n° 10) : « The long struggle, beginning already with St. Paul to find » (A).

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Alfred Loisy rapports inaccessibles à l’expérience scientifique.}(w) Il en résulte que non seulement les formules sont perfectibles comme expression des idées où s’humanise, en quelque sorte, la révélation divine, mais que ces idées le sont également, parce qu’elles ne représentent qu’une ombre, une esquisse, une image partielle, très lointaine et très imparfaite de la réalité qu’elles s’essaient à définir, bien qu’elle soit indéfinissable, pour la rendre accessible à notre intelligence. L’histoire du dogme chrétien et catholique est comme la traduction sans cesse revue, corrigée, augmentée, des croyances primitives, pour l’usage d’un monde nouveau et pour satisfaire à de nouveaux besoins. Les retouches de la traduction sont en rapport avec les circonstances qui les ont déterminées. {Les formules consacrées par un jugement ecclésiastique étaient,  /[fol.  534] pour le temps qui les a vu proclamer, les plus vraies et les meilleures absolument(x) parce qu’elles étaient les seules qui fussent à la fois intelligibles au point de vue rationnel, et acceptables au point de vue traditionnel.}(w) Elles ne sont pas les meilleures et les plus vraies absolument, puisqu’elles sont toujours plus ou moins conditionnées par un état particulier et toujours imparfait de la science humaine, puisque, dans la conception et l’expression des vérités de tout ordre qu’elle perçoit plus ou moins nettement et sûrement, la raison humaine, qui fixe l’énoncé des dogmes de foi comme elle fixe celui des conclusions scientifiques, n’a pas la vision adéquate de son objet, mais seulement une connaissance imparfaite, médiate, relative, et comme telle essentiellement susceptible de modifications, d’accroissement, de perfectionnement. Les dogmes et les formules dogmatiques sont donc l’expression, { relative et relativement vraie,} (w) de vérités absolues, qui, pour autant qu’elles sont absolues nous échappent, et qui, participant à la nature de l’infini, se résolvent pour nous dans la catégorie du fini et du limité, où rien n’est achevé de ce qui est vivant, où tout se meut dans le progrès ou dans la décadence. Les dogmes étant divinement révélés dans leur esprit et leur substance, et leur détermination accidentelle, leur expression contingente étant providentiellement indispensable comme elle est providentiellement réglée, ne peuvent être /[fol. 535] que vrais, et pourtant leur vérité, si on les considère en eux-mêmes, {en tant qu’expression imparfaite de réalités ineffables,}(w) ne peut être que relative, comme la vérité des connaissances scientifiques les plus certaines. Dans l’ordre des connaissances naturelles, nos idées ne sont qu’une représentation très imparfaite des choses, non l’expression adéquate de leur réalité. Il en est de même, et à plus forte raison, dans l’ordre des connaissances surnaturelles, où les mêmes images qui constituaient la forme de la connaissance scientifique, {servent, par le moyen d’une transposition qui ne change pas leur caractère original, à constituer la connaissance théologique.}(w) Il faut supposer que le monde matériel et visible(y) est, de manière ou d’autre, l’image du monde spirituel et invisible ; ainsi nos idées sur le monde surnaturel sont des images d’images qui ne peuvent tenir leur vérité que de l’Esprit infini qui pénètre tout pour donner réalité aux choses et vérité aux idées. Nous n’avons pas à démontrer ici la relativité de nos connaissances. La philosophie et la science modernes sont fondées sur ce principe incontestable, {que la théologie a toujours admis implicitement, bien qu’elle hésite encore aujourd’hui à la reconnaître.}(w) Toute notre activité n’est que relation. Notre pensée n’est que la perception plus ou moins exacte d’un rapport. Nous ne connaissons rien que par rapport à nous et dans les impressions que nous recevons des choses. Ces impressions sont réelles, le monde est réel /[fol. 536] comme nous, et nos connaissances mêmes ne sont pas chimériques. Mais il est impossible que nos connaissances ne 262

L’Église et le dogme chrétien soient pas relatives ; {qu’elles ne représentent directement que le rapport, perçu dans l’impression intime que nous en avons, de notre être avec l’univers ; elles ne nous révèlent ni notre être ni celui de l’univers ; elles figurent la rencontre de l’homme avec les choses, l’espèce de choc des consciences individuelles contre l’univers, d’où il suit que ces consciences et l’univers existent, mais d’où il ne résulte pas que ces consciences embrassent l’univers, pénètrent le secret de son existence et celui de la leur.} (w) Supposons les fourmis intelligentes : quelle idée se feraientelles du monde humain ? Nous sommes des fourmis intelligentes(z) dispersées sur la face de la terre, et nous commençons à nous faire une idée telle quelle de notre fourmilière et de son histoire, {par l’accumulation de nos expériences avec celles des fourmis nos ancêtres.}(w) Tout ce qui est au-delà de notre horizon borné, tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie de nos observations directes, {tout ce qui n’est pas rapport de l’homme aux choses, des choses à l’homme, et des choses au regard de l’homme}(w) ne nous est intelligible que par analogie, ne nous est connu que par induction. Ce que nous atteignons de réel et de vrai n’est pas la substance de la réalité et de la vérité, mais je ne sais quelle relation qui se trouve exister pour nous entre les choses réelles et vraies. Nous vivons dans le réel et dans le vrai mais nous en sommes enveloppés bien plus que nous ne les envelop-/[fol. 537] pons du regard de notre esprit. Telles sont les lois de toute connaissance humaine, de la connaissance religieuse comme des autres, et les conditions surnaturelles de la révélation n’y changent rien, la révélation n’étant, à le bien prendre, que la mise en œuvre, sous une influence et pour une fin surnaturelles, d’éléments humains de connaissance, de sentiments et de vertus. La révélation donne certitude à nos connaissances relatives dans l’ordre religieux ; elle ne transforme pas nos symboles intellectuels, réductions décharnées d’images sensibles, en vérités substantielles, pleines, aussi vraies que leur objet est réel. [Le progrès doctrinal.] Mais, dira-t-on, est-ce là l’idée que l’Église elle-même se fait du dogme qu’elle enseigne ? Ce dogme n’est-il pas l’expression parfaite et indiscutable d’une vérité absolument certaine, d’une idée entièrement conforme à son objet ? Un catholique ne doit-il pas admettre qu’il n’y a pas eu de progrès réel dans la révélation depuis Jésus-Christ et les apôtres ? Le progrès doctrinal, au sens où l’entendent la plupart des théologiens, n’est-il pas un simple perfectionnement de vocabulaire ? N’est-il pas vrai que pour eux le dogme n’a rien de commun, en ce qui regarde la substance et l’idée, avec la philosophie grecque, que la Trinité était dans l’Évangile avec l’Incarnation, que la science hellénique a fourni seulement des termes précis, non des idées nouvelles pour interpréter la vérité révélée, /[fol. 538] que tous les dogmes ont existé dès le commencement dans l’Écriture et dans la tradition de l’Église et que l’on admettrait tout au plus pour quelques-unes une sorte d’existence implicite dans le témoignage biblique et traditionnel ? On l’accorde sans doute pour l’immaculée conception de Marie : l’accorderait-on pour l’autorité du Pape et pour la théorie orthodoxe de la Trinité ? Et cette concession, si on la faisait, ne serait-elle pas à la fois insuffisante et exagérée ? Ces dogmes n’étaient pas contenus dans la tradition primitive comme une conclusion dans les prémisses d’un syllogisme, mais comme un germe dans une semence ; c’était un élément réel et vivant qui devait grandir en se transformant, se déterminer dans la discussion, avant de se cristalliser dans la définition ; ils existaient réellement sous une autre forme et dans un autre état, avant d’être l’objet de spéculations philosophique et de jugements solennels. La 263

Alfred Loisy place que tient Jésus dans la conscience chrétienne préexiste à la définition de son autorité ; le rôle prépondérant que l’évêque de Rome tient dans l’Église préexiste à la définition de la primauté. L’histoire de ces grands dogmes n’est pas celle d’une déduction logique, mais d’une évolution vitale, conditionnée par le milieu où cette évolution s’est produite. La notion commune du développement dogmatique n’est donc pas réelle, elle ne peut sauvegarder l’autorité des symboles et des définitions ecclésiastiques, dont la nature et l’histoire ne sont pas ce que cette notion les fait. Et pourtant, si le dogme n’est /[fol. 539] pas quelque chose d’absolu et de foncièrement immuable, quelle peut être son autorité ? L’infaillibilité même de l’Église, qui est aussi un dogme, et qui a pour objet le dogme, ne succombera-t-elle pas à la relativité universelle ? Tout ne sera-t-il pas contingent dans la foi, et la foi même qui est un repos de l’intelligence dans une certitude d’autorité supérieure à celle de l’expérience, subsistera-t-elle encore ? Tout s’évanouissant dans le relatif, l’intelligence humaine ne sera-t-elle pas condamnée à chercher toujours la vérité, même dans l’ordre religieux, sans jamais la posséder assez sûrement pour se tenir en pleine confiance dans ce qu’elle a trouvé, parce qu’elle ne trouvera rien qui ne puisse et ne doive même lui échapper un jour ? N’est-ce pas nier le dogme que d’admettre la relativité du dogme ? Les critiques qui ont pensé constater cette relativité des croyances religieuses n’ont-ils pas été amenés à en contester l’autorité comme ils ont contesté celle de l’Église ? Leur seul dogme est qu’il n’y en a plus, et telle n’est pas la profession de foi catholique. [Le dogme « absolu et relatif en même temps ».] Tous ces arguments sont ceux du rationalisme vulgaire contre l’idée du dogme que lui a involontairement suggérée le vulgaire des théologiens. On oppose des raisonnements scolastiques à une conception scolastique assez mal définie d’ailleurs. Car il convient, avant toute explication, de rappeler que l’Église, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’a pas  /[fol.  540] de théorie officielle sur son propre développement ni sur le développement de ses doctrines. Une opinion plus arrêtée sur la loi de sa propre histoire lui deviendra sans doute indispensable : on peut dire qu’elle ne se l’est pas faite encore, qu’elle est en train de se la faire, et qu’elle l’aura bientôt acquise en l’accommodant à l’ensemble de son enseignement. Des opinions courantes qui n’ont jamais été l’objet d’une discussion sérieuse, un système incomplet, abstrait et absolu, risqué par quelque théologien ignorant de l’histoire ne constitue pas une tradition doctrinale de l’Église catholique. Ce que Vincent de Lérins, les théologiens modernes et le concile du Vatican disent du développement dogmatique s’applique en réalité à la phase proprement intellectuelle de tout développement, non aux phases primordiales et à l’éclosion même des dogmes, ou bien figure sous une formule abstraite tout un travail dont cette formule n’est pas l’expression historique. {C’est la notion même du développement qui a besoin d’être maintenant l’objet du développement dogmatique, et il ne s’agit pas de la créer a priori, mais de se représenter plus exactement ce qu’a été le développement chrétien. L’acquisition de ce dogme nouveau ne se fera pas autrement que celle des anciens. Le dogme christologique fut avant tout l’expression de ce que Jésus était depuis le commencement pour la conscience chrétienne ; le dogme psychologique de la grâce fut l’expression du travail divin qui n’avait jamais cessé de s’accomplir /[fol. 541] dans toutes les âmes régénérées ; le dogme ecclésiologique fut l’expression du rôle séculaire de la papauté dans l’Église. Si jamais l’autorité ecclésiastique formule une conclusion doctrinale sur le développement chrétien, 264

L’Église et le dogme chrétien ce sera l’expression de la loi de progrès qui depuis l’origine gouverne l’histoire du christianisme.}(aa) Jusqu’à nos jours les théologiens catholiques ont surtout envisagé le caractère absolu que le dogme tient de sa source, la révélation divine, et les critiques n’ont guère vu que le caractère relatif du dogme manifesté dans son histoire. Peut-être faudrait-il regarder le dogme comme absolu et relatif en même temps, et l’effort de la vraie théologie devrait-il tendre à résoudre l’antinomie apparente qui résulte de l’autorité absolue réclamée pour le dogme par le théologien, et de la relativité, de la variabilité que le critique non prévenu remarque inévitablement dans l’histoire des dogmes et dans les formules dogmatiques. [Foi et développement dogmatique.] L’objection principale que les critiques soulèvent contre l’autorité des dogmes et surtout contre le dogme théologique pris dans son ensemble se tire de ce que ce dogme fondamental du christianisme historique se présente comme une combinaison d’idées grecques, étrangères au fond primitif de la religion juive et du christianisme. On infère de là que tout ce travail de la théologie ecclésiastique durant les premiers siècles est purement humain, essentiellement fragile, en /[fol. 542] dehors de la foi, nuisible même à la foi, dans la mesure où on a voulu l’y introduire. C’aurait été l’invasion de la science dans la religion, comme un premier assaut livré et une première défaite infligée par le rationalisme à la révélation chrétienne. On ne devrait pas oublier pourtant que la Bible, et en particulier le Nouveau Testament, n’a jamais cessé de servir de base à la spéculation théologique. Les docteurs de tous les temps y ont cherché des preuves à l’appui de leurs théories, et il est incroyable que les textes aient toujours été pris par eux entièrement à contresens ; incroyable qu’une correspondance intime et profonde n’existe pas entre l’Écriture et l’édifice doctrinal qu’elle supporte ; incroyable que les éléments divins de la révélation biblique se soient évanouis comme par enchantement quand on a essayé de les interpréter au monde païen. Autant vaudrait dire que la substance religieuse de l’Écriture ne pouvait se conserver que chez les Juifs et dans les textes originaux des Livres saints. On devrait sans doute reprocher aux apôtres d’avoir mis l’Évangile en grec. On devrait leur adresser un reproche bien plus grave encore : car cette hellénisation du christianisme, ce qu’on appelle avec une certaine amertume dédaigneuse la transformation mondaine de l’Évangile (ces choses là ne se disent bien qu’en allemand), dont le catholicisme est le dernier fruit, ce travail funeste sans lequel pourtant /[fol. 543] l’Évangile serait resté juif et la foi des apôtres n’aurait jamais conquis l’univers, les apôtres eux-mêmes l’ont commencé, le Nouveau Testament en est le témoin, la preuve et presque l’effet. Saint Paul et saint Jean voulaient mettre l’Évangile à la portée des gentils, et il faut bien dire qu’ils y ont réussi. Ils n’avaient donc pas conscience du danger qu’ils faisaient courir au pur Évangile ; ils ne pensaient pas introduire l’ennemi dans la citadelle qu’ils voulaient construire ; ils ont fait spontanément et simplement ce qui était à faire pour ouvrir plus large la porte du salut en rendant l’Évangile intelligible à tous ceux qui avaient besoin de l’entendre. Ce qui est vrai des apôtres est vrai de tous ceux qui, aux diverses époques de l’Église, ont influé sur le développement des dogmes chrétiens. Jamais un système philosophique n’a été introduit délibérément ou inconsciemment dans la doctrine évangélique. Certaines idées ont été recueillies comme valables pour l’expression des vérités primitives, surtout pour leur expression savante ; mais ces vérités n’ont pas été transformées par là en système philosophique. Origène allait à ce but ; mais la tradition le dominait trop pour qu’il y parvînt et elle triompha trop 265

Alfred Loisy complètement après lui de sa tendance rationaliste pour que d’autres aient pu faire ce qu’il avait inutilement tenté. La théologie postérieure a pu emprunter à Aristote beaucoup de définitions et sa méthode dialectique. Il n’en est pas moins vrai /[fol. 544] que la doctrine ecclésiastique ne procède absolument ni de Platon ni d’Aristote, mais que c’est toujours la tradition biblique, l’Évangile interprété avec le secours d’Aristote et de Platon. Le principe traditionnel l’a toujours emporté sur le besoin d’adaptation et a sauvé l’originalité divine de l’enseignement évangélique. Les dogmes essentiels du catholicisme ne sont pas tout à fait évangéliques ou juifs d’idées ni d’expression, mais ils sont encore moins grecs ou philosophiques. La divinité de Jésus-Christ n’est pas un dogme platonicien, la notion de la grâce n’est pas empruntée à la philosophie rationnelle, l’idée du pontificat universel, si romaine dans l’application, n’est pas romaine dans le fond. Ce sont des dogmes substantiellement religieux, essentiellement évangéliques, grecs et romains de définition, comme ils ne pouvaient manquer de l’être, ayant été définis dans le monde gréco-romain ou pour un monde issu de la civilisation gréco-romaine. Ceux qui les ont formulés ainsi les formulaient pour eux-mêmes et dans le moule intellectuel, le langage savant de leur temps, sans égard à la science des Chaldéens ou des Égyptiens dans l’antiquité, à notre science d’aujourd’hui et à celle de l’avenir, que nous ignorons, comme ils ignoraient la nôtre. Tous les dogmes ont leur racine dans la prédication et le ministère du Christ, dans les expériences de l’Église primitive. Le dogme christologique n’est pas seulement esquissé dans saint Paul et dans saint Jean ; il existe en principe dans l’évangile galiléen. Peu importe que le Christ ne se soit pas(ab) /[fol. 545] formellement identifié à Dieu dans ses discours authentiques : {ce n’est pas comme Dieu qu’il apparaissait dans le monde.}(ac) Peu importe qu’il ait encore moins réclamé l’adoration de ses disciples : {il ne venait pas chercher pour lui-même l’adoration des hommes, dont il fallait élever les cœurs vers le Dieu invisible, Père de tous et de Jésus lui-même.}(ac) Mais il s’était senti et montré tellement uni au Père céleste par le fond de son être, que l’Église apostolique n’hésita pas à reconnaître la divinité de sa personne. On ne pouvait concevoir Jésus autrement que divin, Dieu autrement qu’un, le Christ divin autrement que distinct du Père éternel. De même l’Esprit saint dont vivait l’Église, venait du Père et du Christ sans être tout à fait ni le Père ni le Christ. Les notions et les théories métaphysiques ne furent que des auxiliaires pour la représentation savante des expériences historiques, de faits intimes et transcendants à l’ordre philosophique. Que le salut du chrétien ne soit pas uniquement le fruit de ses facultés naturelles et de sa volonté propre, mais un don surnaturel et divin, une vie nouvelle qui élève l’homme et qu’il ne peut pas se donner lui-même, bien qu’il demeure toujours libre de s’en dépouiller et de la perdre, c’est une vérité qui n’était pas seulement dans saint Paul et dans saint Jean avant d’être dans saint Augustin ; elle est déjà dans l’Évangile, où l’élection est si bien distinguée de la vocation et où les places du royaume /[fol. 546] sont assignées par le Père céleste ; la psychologie d’Augustin n’a fait que rendre plus vivant le schéma évangélique en en montrant et analysant la réalité dans le travail de la régénération chrétienne. Il peut sembler plus difficile de retrouver dans la prédication du royaume le principe de l’Église et de la primauté pontificale, {et pourtant nous avons vu que la petite société groupée autour de Jésus avec les Douze et Pierre à la tête des Douze était l’Église telle qu’elle pouvait exister avant la passion du Sauveur, et que l’Église depuis la résurrection de Jésus a été l’Évangile tel qu’il a dû se présenter au monde pour accomplir les intentions du divin Maître.}(ac) La 266

L’Église et le dogme chrétien foi de l’Église, nonobstant toutes les différences extérieures demeure identique à elle-même, toujours aussi divine dans le fond, sans être plus humaine dans la forme qu’elle n’a été au commencement. Elle est toujours vivante, et toujours la même sans être immuable. Pour être immuable, il faudrait qu’elle fût la science de Dieu même. Étant seulement la connaissance que l’homme a de Dieu, elle ne pourrait être qu’immobile, si toutefois l’immobilité d’un être contingent n’est pas aussi quelque chose de contradictoire en soi. Tout ce qui existe en ce monde est soumis à la loi du changement. La foi de l’Église est comme l’expression de Dieu dans l’humanité, et le perfectionnement inévitable, indéfini de cette expression constitue /[fol. 547] l’histoire même et le fait total de la révélation. [« Sens matériel » et « sens formel » des formules dogmatiques.] C’est par là que les décrets du Vatican, qui semblent consacrer l’immutabilité du dogme, ne laissent pas d’être compatibles avec la notion la plus réelle et la plus scientifique de l’histoire du dogme. « Il faut garder perpétuellement, dit le dernier concile œcuménique, le sens des dogmes sacrés que la sainte mère Église a une fois déclaré et jamais on ne doit s’écarter de ce sens sous l’apparence et le prétexte d’une intelligence plus haute… Si quelqu’un dit qu’il peut arriver que l’on attribue un jour aux dogmes proposés par l’Église, à raison des progrès de la science, un sens autre que celui que l’Église a compris et comprend, qu’il soit anathème »8. L’Église ne se reconnaît pas le pouvoir de changer le sens des formules dogmatiques, et il est certain que le pouvoir de changer le sens d’une formule quelconque, une fois donnée, n’appartient à personne. Changer le sens d’une formule n’est pas, au point de vue de l’histoire, autre chose que le fausser. L’Église donc, bien qu’elle ne se place pas à ce point de vue, mais au point de vue supérieur de la vérité objective, de la vérité révélée que signifient les formules dogmatiques, ne s’attribue pas le droit d’altérer le sens de ses énoncés dogmatiques en substituant à ce sens primitif un autre sens qui serait supposé plus vrai. Il est /[fol. 548] incontestable pourtant que l’Église s’adjuge et se réserve le droit d’interpréter elle-même ses formules dogmatiques, ce qui serait superflu si les formules qu’elle établit devaient être suffisantes pour tous les hommes dans tous les temps. Mais n’est-ce pas maintenant faire une remarque banale que de signaler le rapport des symboles et des définitions dogmatiques avec l’état général des connaissances humaines dans le temps et le milieu où se constitue la formule de foi. Un changement considérable et surtout un changement radical dans cet état de la science déterminera nécessairement de nouveaux rapports entre la foi religieuse et la conception scientifique du monde, et l’ancienne formule conçue dans une autre atmosphère intellectuelle, sans être frappée de nullité, ne se trouvera plus dire tout ce qu’il faudrait ou le dire comme il conviendrait. Il pourra être nécessaire de distinguer entre le sens matériel de la formule, déterminé par les idées reçues dans l’antiquité, et son sens proprement religieux et chrétien, l’idée fondamentale qui peut se concilier avec d’autres vues sur la constitution du monde et la nature des choses. Nous répétons tous les jours les formules du symbole  : descendit ad inferos, ascendit ad coelos. Il est indubitable que ces formules ont été d’abord entendues à la lettre. Les générations chrétiennes se sont succédé pendant plusieurs siècles en croyant l’enfer sous leurs pieds, et le séjour des élus au-dessus le leurs têtes. Aujourd’hui,

8. Const. Dei Filius, chap. IV, can. IV, 3.

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Alfred Loisy ni la théologie /[fol. 549] savante ni même la prédication populaire ou l’enseignement catéchétique ne maintiennent cette localisation. On ne saurait nier que le sens matériel des formules ait changé. Il a changé au point d’être complètement renouvelé, puisque nul théologien n’oserait plus déterminer localement le séjour de l’âme du Christ dans l’intervalle de sa mort et de sa résurrection, ni celui de son humanité glorifiée depuis l’ascension. Le sens formel et proprement dogmatique de ces articles reste le même, puisque l’on enseigne toujours un rapport transitoire de l’âme du Christ avec les justes de l’ancienne loi, et la glorification définitive de son humanité. Peut-on dire néanmoins, après la transformation subie par le sens matériel de la formule, que notre façon actuelle de concevoir et ce rapport et cette glorification ne se modifieront pas encore plus tard pour faire place à des notions plus spirituelles et plus pures que celles où nous croyons devoir nous arrêter ? Un autre exemple, moins sensible peut-être mais tout aussi probant, est fourni par la croyance au jugement universel, qui était pour les anciens chrétiens la croyance à la fin imminente de l’univers et qui est devenu pratiquement pour nous la croyance au jugement qui s’exerce sur chacun après la mort, la perspective du jugement dernier se reculant de plus en plus et influant de moins en moins sur la vie chrétienne. {Il n’y a donc vraiment que le sens et /[fol. 550] l’esprit des formules qui subsistent à travers tous les changements extérieurs et apparents, que l’Église ne peut pas empêcher et qu’elle veut seulement régler.}(ac) On comprend aussi que le développement d’un dogme divin dans sa substance ne consiste pas néanmoins dans un accroissement sans déchet. Telle n’est pas la condition normale de la vie dans l’univers. L’oiseau qui mue ne prend un nouveau plumage qu’en laissant tomber l’ancien. Les tissus ne se rajeunissent pas dans un organisme vivant sans qu’il y ait élimination des éléments vieillis. La vie des dogmes est divine mais leur structure est humaine. Leur forme n’a pas toujours été la même depuis le commencement du christianisme et elle ne restera pas toujours la même jusqu’à la fin des temps ; leur autorité et leur efficacité ne tiennent pas à une forme qui n’est pas durable mais à l’esprit qui anime et vivifie les formules tant quelles suffisent aux besoins de l’enseignement chrétien, tant que les idées et les mots n’apparaissent pas trop au-dessous de l’objet qu’ils représentent. Les formules « aller en enfer », « aller au ciel », s’entendent, aujourd’hui dans un sens métaphysique où l’on fait abstraction de leur sens local pour ne considérer que l’idée renfermée dès l’origine sous la désignation du lieu. {L’idée s’est spiritualisée sous la formule ; mais on conçoit aisément que la spiritualisation progressive de l’idée puisse conduire finalement à l’abandon de la formule même, sans changement essentiel de la croyance.}(ac)  /[fol.  551] L’évolution intime des dogmes et la transformation des formules dogmatiques sont nécessairement connexes. C’est la même évolution, condition indispensable et permanente de l’accord du dogme avec la science. Elle ne détruit pas le sens du dogme, elle ne fait que le déterminer perpétuellement, l’approprier à de nouveaux états de la science, l’appliquer à des besoins spirituels toujours renaissants et variés, sans altération de son principe. [Le dogme dans la vie spirituelle de l’Église catholique.] Tant s’en faut que les dogmes soient morts, comme l’affirme M. Harnack. Tant s’en faut même qu’ils ne puissent vivre qu’à l’état de convictions individuelles, également respectables dans leurs contradictions réciproques, comme le soutient M. Sabatier. Si le dogme protestant est tombé en dissolution, le dogme catholique n’est pas momifié sous l’immobilité des formules et l’indifférence des fidèles. Il 268

L’Église et le dogme chrétien est vrai que le dogme, dans l’Église catholique, est comme associé au droit canon, qu’il fait partie de la discipline ecclésiastique, que l’on y compte parmi les devoirs du chrétien la profession des croyances définies dans le formulaire traditionnel, mais il ne s’ensuit pas que les dogmes n’y aient plus de vie, qu’ils ne règnent plus en effet sur les intelligences, que la foi à l’Église soit le seul dogme réel du catholique et que le reste ne soit plus qu’un thème officiel et consacré sans action sur les âmes. Non seulement le dogme de l’Église et de la primauté romaine est vivant parmi nous, comme principe de foi, et comme règle de conduite ; /[fol. 552] mais le dogme christologique et le dogme de la grâce vivent aussi de cette vie et ne sont nullement en danger de périr. Tous deux sont gardés par les sacrements, dont le protestantisme fait si peu de cas et qui sont néanmoins ce qu’il y a de plus vivant dans le catholicisme. Le sacrement de l’eucharistie couvre à lui seul tous les dogmes anciens et les rend constamment sensibles à la piété. Tous les sacrements, spécialement le baptême et la pénitence, gardent le dogme de la grâce. Le baptême et la confirmation n’ont pas cessé d’être l’expression vivante du dogme théologique. {Le mouvement de la pensée catholique a pu se ralentir dans les derniers siècles, sous l’empire de circonstances qu’il est inutile de rappeler et sous l’influence de causes qu’il n’y a pas lieu d’apprécier ici ;}(ad) il n’en subsiste pas moins, et la direction qui le contient ne le supprime pas ; elle empêche seulement l’évolution d’être une destruction. Nous n’admettons ni l’abandon ni l’embaumement des dogmes. Le développement romain du dogme ecclésiastique ne marque pas pour nous la fin de tout développement dans l’Église. Ce développement s’achève en même temps que commence le développement que l’on peut qualifier de critique et dont ceux mêmes qui essaient de le tourner contre l’Église catholique sont incapables de prévoir les résultats et de garantir les fruits religieux. Autant et plus que toutes les autres formes du développement dogmatique celle-ci a besoin d’être gouvernée. Il est à prévoir que ce mouvement /[fol. 553] inauguré comme tous les autres, à l’exception du dogme ecclésiastique, en dehors de Rome et presque malgré elle, recevra le droit de cité romaine et catholique après un temps de probation où on l’aura purgé de son esprit rationaliste et où il aura été assimilé à la substance vivante de la tradition chrétienne. Si l’assimilation ne devait pas se produire c’est que la science contemporaine aurait fait décidément banqueroute et n’aurait pas mérité de fournir à la théologie le moyen de se transformer, qu’elle ne l’aurait pas réellement placée dans la nécessité de s’adapter à un état nouveau des connaissances humaines. [Sens religieux et sens littéral des énoncés bibliques.] Les dogmes subsistent donc et subsisteront avec et par l’évolution plus ou moins lente des idées qui les figurent et des formules qui les contiennent. L’autorité des dogmes est celle de Dieu même. L’autorité des formules dogmatiques est celle de l’Église, c’est-à-dire de Jésus-Christ parlant aux hommes le langage qu’ils peuvent entendre. Il ne faut pas dire que les formules dogmatiques n’auront aucune autorité si elles ne sont absolument vraies et immuables. Elles ne peuvent jamais être absolument vraies, c’est-à-dire adéquates à leur objet, aptes à en exprimer toutes les faces et tous les rapports. L’immutabilité n’étant pas le fait de notions contingentes, les dogmes ne peuvent être à la fois immobiles et vivants. Mais ce caractère de mutabilité, de relativité, de perfectibilité ne fait pas plus obstacle à leur vérité qu’à celle de nos /[fol. 554] connaissances les plus certaines dans l’ordre naturel, lesquelles aussi sont toujours en mouvement, toujours relatives, toujours perfectibles. 269

Alfred Loisy Qui oserait soutenir que la parole du Sauveur était sans autorité pour ceux qui l’entendaient ou qu’elle n’en a plus pour nous qui la lisons dans l’Évangile ? Cependant Jésus a dit : « Cette génération ne passera pas que tout n’arrive » ; et si l’on contestait l’authenticité littérale de cette parole on ne pourrait nier qu’elle résume exactement la perspective eschatologique de l’Évangile et des anciens écrits apostoliques. Si, par impossible, il y avait eu dans l’auditoire du Christ ou dans celui de saint Paul, un savant qui fût arrivé touchant la constitution du monde à des idées plus vraies que celles qui avaient cours en ce temps-là, et qui eût conçu des doutes, assurément très fondés, sur le caractère et l’échéance de la catastrophe annoncée, aurait-il pu taxer d’erreur l’enseignement du Sauveur et de l’apôtre ? Les savants d’aujourd’hui en ont-ils le droit ? Un tel cas n’est pas chimérique. Il s’est rencontré souvent et se rencontre chaque jour dans l’histoire de l’Église. Le rationalisme vulgaire tranche promptement la question. Qui se trompe sur un point, dit-il, peut se tromper sur d’autres ; le salut annoncé par Jésus n’est qu’un rêve si sa conception concrète du royaume des cieux n’est pas dû [sic] et ne doit pas se réaliser ; et ce qu’on peut faire de mieux à l’égard de cette illusion qu’il n’est même /[fol. 555] plus nécessaire de combattre, n’est-il pas de la laisser tomber tout à fait ? Le rationalisme mystique des docteurs individualistes nous invite à faire abstraction de toute cette eschatologie, selon lui judaïque, pour chercher seulement notre salut en cette vie par la foi au Dieu-Père. Jésus lui-même aurait certainement accueilli par un sourire les objections qu’on aurait pu lui faire contre l’imminence de la fin du monde et du jugement dernier, et sans y répondre il eût dit : Qu’importe ? Suivez-moi. Quant à répudier toute espérance après la mort et croire le royaume céleste suffisamment réalisé pour lui-même dans sa propre conscience, il n’y eût jamais consenti : l’avenir serait ce qu’il plairait à Dieu mais ce serait toujours « un poids éternel de gloire »9, pour le Christ et pour les amis de Dieu. La docilité du fidèle n’est pas l’aveuglement. Galilée pouvait être un excellent catholique en gardant pour lui son opinion sur le mouvement de la terre, malgré la condamnation du Saint-Office. Il faut mettre la soumission où elle doit être, à l’égard de la vérité et de l’autorité religieuses. Les événements relatifs de l’enseignement évangélique et de l’enseignement ecclésiastique, susceptibles de vieillir, ne se présentent pas directement à la foi comme son objet propre, et s’il arrive que la science humaine les distingue nettement de la foi, l’adhésion du savant à la substance même de la foi n’en est pas ébranlée. {C’est un morceau de la science ancienne qui se délite, /[fol. 556] ce n’est pas la foi ancienne qui s’évanouit. [Les dogmes et l’argumentation scripturaire.] Pour la même raison la logique singulièrement défectueuse, au moins en apparence, qui a présidé à la formation et à la croissance des dogmes ne crée pas(ae) un argument recevable contre leur solidité. Rien n’est plus précaire au point de vue des règles syllogistiques et de la science positive que les raisonnements par lesquels on a étayé l’Évangile sur l’Ancien Testament et le christianisme catholique sur la Bible tout entière. Toute l’œuvre de l’exégèse traditionnelle, d’où le dogme sort par une lente et continuelle élaboration, est en contradiction avec les principes d’une interprétation purement rationnelle et historique. Il est perpétuellement sous-entendu que les anciens textes, bibliques ou patristiques, doivent contenir la

9. II Cor., IV, 17.

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L’Église et le dogme chrétien vérité d’aujourd’hui, et on l’y trouve parce qu’on l’y met. Les théologiens ont eu comme un juste pressentiment de cet état de choses lorsqu’ils ont posé en principe que l’infaillibilité de l’Église s’applique aux définitions dogmatiques, non aux considérants qui les ont motivées, lors même que ces considérants seraient exposés dans les documents officiels des conciles et les déclarations solennelles des papes. Cette prudente réserve des théologiens peut sembler plus intéressée que légitime lorsqu’on voit la résurrection des morts prouvée dans l’Évangile par le texte : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », l’histoire d’Agar et de Sara certifier aux yeux de saint Paul l’indépendance du /[fol. 557] chrétien à l’égard de la Loi, le « Faisons l’homme » et les trois anges qui visitent Abraham garantir aux Pères la trinité des personnes divines, les deux épées que Pierre emporte à Gethsémani démontrer selon Boniface VIII, le double pouvoir spirituel et temporel des Papes, tandis que des textes très clairs, comme les assertions du Christ et des apôtres sur la fin prochaine du monde, les plaintes de Job et des psalmistes sur l’anéantissement de l’homme par la mort, la parole : « Le Père est plus grand que moi », ne sont pas censés prouver ce qu’ils signifient. Il ne faut pas se dissimuler que la logique humaine est toujours plus ou moins boiteuse surtout dans l’ordre des choses morales, où l’effort vers le mieux devance les raisonnements qui le justifient et porte en lui-même une vérité supérieure à celle des arguments dont on l’autorise. Aussi bien la plus solide justification du progrès religieux et moral, la preuve la plus incontestable de la révélation, la véritable démonstration de la religion chrétienne et catholique n’est-elle pas dans les arguments particuliers qui de loin font tous plus ou moins l’effet de ce qu’on appelle en logique la preuve ad hominem, bien qu’on les ait présentés d’abord comme très consistants en eux-mêmes ; elle est dans la vie même qui se manifeste par le mouvement et le progrès continu de la révélation, de la vérité religieuse, de la moralité chrétienne et de la régénération du monde par l’Église. Tout l’échafaudage des(af) /[fol. 558] arguments théologiques et apologétiques n’est qu’une tentative nécessaire et légitime pour se figurer convenablement le rapport du passé avec le présent et la continuité de la vie religieuse, de la révélation, de la tradition ecclésiastique depuis le commencement. La façon d’appréhender ce rapport et cette continuité ne peut être, elle aussi, que relative et imparfaite ; mais sous sa forme relative et imparfaite, elle ne cesse pas de représenter perpétuellement une grande vérité, et, sous des artifices d’argumentation qui ne sont qu’un moyen d’élargir sans cesse et de spiritualiser la signification des symboles religieux, de convoyer pour ainsi dire le développement de la révélation divine par la perception toujours renouvelée d’analogies plus hautes et plus réellement significatives.}(ag) [Sens de l’infaillibilité de l’Église.] {Mais pour que ce travail intense de la pensée religieuse, qui correspond au mouvement de la vie dans l’Église, puisse être poursuivi régulièrement et sans péril, l’infaillibilité de l’Église est une condition naturelle et indispensable au lieu d’être un obstacle permanent. Il est certain aussi que la forme doctrinale de la religion est relative, et il n’est pas moins certain que cette forme relative est nécessaire, que les transformations perpétuelles de cette forme relative sont à la fois la condition et l’écueil de sa conservation parmi les hommes. Une Église infaillible peut seule maintenir l’équilibre entre la tradition qui sauvegarde l’héritage /[fol. 559] de la vérité acquise et l’effort permanent inévitable, utile en soi, de la raison humaine pour adapter la vérité ancienne aux états nouveaux de la pensée philosophique. 271

Alfred Loisy Un tel effort ne peut être réalisé tout entier par chaque individu. Il est évident que tous ont besoin de s’y aider mutuellement, et que les résultats généraux n’en peuvent être garantis que par la sanction d’une autorité reconnue de tous, présidant au développement du dogme et à l’enseignement chrétien.} (ah) L’Église, héritière du Christ, chargée de faire valoir son Évangile ne peut se passer d’un catéchisme officiel, d’un symbole autorisé, de formules dogmatiques authentiquées par ellemême. Dans l’usage elle communique à ces formules toute l’autorité qui est en elle et qui lui vient de son divin fondateur. Les formules n’ont point d’autorité par elles-mêmes, mais par le sens que l’Église y attache et l’emploi qu’elle en fait. Elles sont, à peu de chose près, comme la matière des sacrements, l’eau, le pain et le vin, l’huile, que l’Église applique à des fins sanctifiantes et dont l’efficacité vient de l’Esprit qui les pénètre, non de l’élément qui les constitue ; ils subsistent encore après le sacrement mais comme un débris d’eux-mêmes, où rien ne reste de la vie surnaturelle dont ils ont été une fois le symbole et l’instrument. Les formules dogmatiques ne sont aussi que le véhicule imparfait, périssable, des vérités /[fol. 560] qu’elles servent à transmettre et dont elles ne sont jamais l’expression définitive. C’est à la vérité totale figurée par la formule insuffisante que s’adresse l’hommage de notre foi, non à la formule comme telle et matériellement prise. {La vérité nous dépasse et nous y croyons ; la formule, en tant que conception idéale et expression verbale ne nous dépasse pas ; nous en saisissons fort bien tous les éléments et aussi l’espèce de contradiction qui les maintient en face les uns des autres ; la foi ne consiste pas dans la perception de ces éléments, mais dans l’assurance intime fondée sur le témoignage de Dieu même qu’ils correspondent à une réalité supérieure, à une vérité substantielle où tout s’harmonise, où se retrouve à l’infini tout ce qu’ils signifient, sans qu’une face de la vérité unifiée semble incompatible avec l’autre face, comme il arrive dans les symboles ecclésiastiques.}(ah) La vérité signifiée par la consubstantialité du Père et du Fils n’était-elle pas au-dessus de l’intelligence d’Athanase et de toute intelligence humaine ? Mais la formule, la simple idée de la consubstantialité entre le Père et le Fils était proportionnée à l’intelligence d’Athanase et à la science de son temps ; il la concevait nettement, l’affirmait et la défendait. Tant que l’Église y trouvera la meilleure expression de sa foi à la divinité de Jésus, au rapport à la fois intime et transcendant qui unit Jésus à Dieu, elle /[fol. 561] l’affirmera de même et la défendra, {ne cessant de la proposer à tous pour qu’ils y apprennent la vérité du salut, réprouvant toute autre formule qui compromettrait le principe que celle-ci garantit. La vérité signifiée par la nécessité absolue de la grâce pour le salut ne dépassait-elle pas l’esprit d’Augustin et tous les esprits ? Mais l’idée d’un secours surnaturel venant à l’appui de notre volonté infirme et gâtée convenait à l’expérience d’Augustin et à la psychologie de son époque ; c’est pourquoi après l’avoir conçue, il l’affirma et la défendit ; c’est pourquoi l’Église, tant qu’elle n’aura pas trouvé d’expression mieux appropriée de sa foi à la gratuité, à la réalité substantielle et surnaturelle du salut l’affirmera aussi et la défendra, condamnant toute doctrine qui ferait du salut un droit naturel de l’homme ou une acquisition de sa libre volonté. Enfin la vérité signifiée par la double assertion d’une autorité dans l’Église et de la liberté chrétienne n’est-elle pas essentiellement transcendante à la science des théologiens modernes ? Mais l’idée d’une société bien réglée, d’une police régulière des idées et des mœurs, d’une autorité absolue dans l’ordre spirituel est tout à fait à leur portée ; ils l’affirment et la défendent ; l’Église l’affirmera et la défendra avec eux tant qu’elle n’aura pas vu d’expression plus juste pour sa foi au  /[fol.  562] caractère social 272

L’Église et le dogme chrétien de l’Évangile, à la plénitude de vie et de pouvoirs surnaturels qu’elle-même tient de Jésus-Christ, et elle anathémisera tous ceux qui voudraient mettre l’individu au-dessus de la collectivité, rompre le lien de communion universelle au nom de la conscience privée, chercher le salut en eux-mêmes et non dans le dépôt de grâce et de vérité qu’elle a mission de garder parmi les hommes.}(ah) Si le langage actuel de l’Église diffère notablement de celui qu’a tenu Jésus, l’Évangile dans la prédication ecclésiastique, a toujours la même signification essentielle, la même autorité divine et la même efficacité surnaturelle que dans la bouche du divin Maître, et s’il arrivait, dans les siècles futurs, que les formules de l’enseignement catholique vinssent à différer autant des formules maintenant autorisées que celles-ci diffèrent de la lettre évangélique, les formules nouvelles, du moment que l’Église les aurait faites siennes, y aurait mis l’Évangile, y aurait infusé l’esprit de grâce et de vérité, posséderaient toujours et le vrai sens et l’autorité souveraine, et l’efficacité sanctifiante de l’Évangile prêché par Jésus et à Jérusalem. Seulement il n’y a que l’Église catholique qui puisse donner aux dogmes cette autorité qui ne leur est pas moins indispensable que l’élasticité relative de leurs formules. En dehors d’elle, le dogme, nécessaire pourtant à la religion, ne peut subsister. Il ne pourrait exister dans le protestantisme orthodoxe que /[fol. 563] s’il se présentait dans l’Écriture à l’état de formule immuable et intangible. Mais cette idée du dogme est absurde en elle-même, puisqu’une formule irréductible à une autre formule ne serait qu’un tas de mots et non un dogme vivant. Diviniser toutes les formules bibliques est chose impossible. Extraire de la Bible un enseignement autorisé ne peut être que le fait d’une Église infaillible. Le protestantisme libéral croit pouvoir abandonner le principe dogmatique, mais on ne voit pas(ai) bien ce qu’il pourra garder du christianisme, puisque, si la religion et la foi sont quelque chose, elles ne peuvent subsister que dans le dogme et dans l’Église. La théorie du salut par la foi indépendamment des croyances ne peut guère être qu’une étape intermédiaire entre le protestantisme orthodoxe, qui impose à l’âme chrétienne, au nom de la liberté, le joug insupportable de croyances toutes faites, et le rationalisme absolu qui renonce à la foi en même temps qu’aux dogmes, ou bien le catholicisme, qui, par l’association du principe d’autorité au principe de liberté, principes qui procèdent l’un et l’autre de l’Évangile, garantit la perpétuité de la foi dans la conservation et la transformation réglée des croyances chrétiennes.} (aj)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. La seconde version insiste davantage sur la place nécessaire des dogmes dans l’acte de foi. b. Dans la seconde rédaction, Loisy ajoute cette précision. c. Insistance, dans la seconde rédaction, sur le caractère « logique » des systèmes qui conduisent à l’hérésie. Ici et là, Loisy améliore sa première version : à propos d’Eusèbe de Césarée, à propos de la définition de Nicée, (le mystère, « succédané de la gnose »,) du « sauvetage » du monophysisme par le « monothélisme ». d. Amélioration de la présentation de Nestorius par la seconde rédaction. e. Petites additions de la seconde rédaction qui soulignent le caractère nocif de la Loi. f. Dans la première rédaction, Loisy avait écrit, de manière qui semble plus intelligible : « On pourrait presque dire que l’homme, le péché, la mort sont chez lui, comme dans la Genèse, des quantités symboliques, des universaux, qui ont entre eux un rapport logique, sans que leur réalité et leur rapport historique soient nettement définis » (ms.15634, f. 59v°, l. 15-18). g. Après avoir insisté sur la violence de la concupiscence selon la théologie augustinienne, la seconde rédaction reprend le procès intenté par Loisy à cette théologie  : en liant la transmission de la faute originelle à la génération charnelle, Augustin a grandement contribué à dévaloriser le mariage et la sexualité, alors que la continence n’était dans l’Église ancienne qu’une pénitence préparatoire à la réconciliation. h. Dans la seconde rédaction, Loisy développe plus à loisir sa réflexion sur la signification des débats sur la grâce et la liberté pour une « anthropologie théologique » (pour user d’une expression d’aujourd’hui). Il rédige une longue addition où il affirme la parenté des doctrines semipélagiennes avec la théologie des Pères grecs. i. Erreur de numérotation : le folio 496 suit immédiatement le folio 494. j. La seconde rédaction développe longuement quelques remarques de la première sur l’histoire des doctrines de la grâce, de Thomas d’Aquin jusqu’au temps de Loisy. Loisy précise comment Scot s’éloigne de l’augustinisme et du thomisme pour commencer une réhabilitation de la nature humaine. Molina va plus loin et l’influence de la Compagnie de Jésus contribue au succès de sa doctrine. Quelque sympathie que Loisy éprouve pour ces adoucissements, il confère à ce panorama théologique sa marque d’historien en notant combien la théologie d’Augustin et de Thomas a contribué à valoriser l’individu croyant qui existe en face-à-face avec le Dieu qui fait grâce. En aplatissant cette dramatique du salut, la théologie jésuite a contribué à modeler de bons soldats de l’Église, dont toute la perfection consiste à obéir à la hiérarchie ecclésiastique, aux dépens d’un salubre individualisme religieux. Certes, il a fallu réagir contre l’augustinisme exacerbé qui s’est exprimé dans le baïanisme et le jansénisme, et Loisy ajoute dans la seconde rédaction quelques lignes à ce sujet. En quoi consistait la déviation de ces augustiniens ? En ce qu’elle voulait revenir au passé, ressusciter l’augustinisme d’Augustin, et non s’en inspirer pour lui donner une vie nouvelle. En somme, Loisy voudrait que le catholicisme revienne à l’individualisme religieux, mais en intégrant l’apport « humaniste » de Scot et de Molina. k. Loisy développe sa première rédaction. l. La seconde rédaction est plus conciliante que la première envers les protestants. m. Dact. : ou au lieu de avec. n. Cette deuxième section est plus réflexive  : elle souligne les caractères propres du développement dogmatique au sein du catholicisme. Le sujet est délicat, car Loisy affronte ici les positions de Harnack, et, dans la seconde rédaction, il s’efforce à une précision accrue, comme en témoigne ce premier paragraphe.

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L’Église et le dogme chrétien o. Dans la seconde rédaction, Loisy adoucit les passages où sa verve polémique s’exerçait plus librement dans la première rédaction, visant tour à tour le catholicisme romain, le protestantisme, les Églises orientales. On pourrait dire que, dans celle-ci, les passages plus librement écrits expriment le sentiment propre de Loisy, tandis que les adoucissements de celle-là sont apportés par souci de ménager les éventuels lecteurs. p. Loisy résume ici sa première rédaction en s’attardant moins sur les exemples, cependant il fournit quelques précisions supplémentaires. L’idée conductrice du développement reste la même  : le dogme chrétien s’enrichit par une sorte de processus nutritif, à la manière des êtres vivants, car la foi est vie. Le christianisme ne prolonge sa vie qu’en changeant, mais ses changements relèvent d’une « élaboration continue » et ne sont jamais des « révolutions ». q. Loisy revient sur ce thème : le processus vivant de développement du dogme fait que les emprunts à la philosophie païenne sont transformés et assimilés. Le propre de l’hérésie est au contraire de construire un système à partir de notions philosophiques d’emprunt. r. Additions qui appliquent au cas d’Augustin la loi générale du développement du dogme catholique. La doctrine augustinienne de la grâce n’est pas née de spéculations sur l’omnipotence divine, mais de la profonde piété de l’Église d’Afrique, éprise de sainteté et de pureté. L’exigence et les conditions du face-à-face de chaque individu avec Dieu  : cette leçon spirituelle constitue, à travers l’étape du monachisme médiéval, l’apport décisif d’Augustin à l’histoire du christianisme. s. Addition qui résume la conception « loisyste » du développement dogmatique en trois phases (l’expérience communautaire, le travail théologique, la définition dogmatique). t. Loisy cherche des formules équilibrées entre l’apologie inconditionnelle de la papauté et l’acceptation de la mission du successeur de Pierre. u. L’appel de note et la note manquent dans l’autographe. v. Om. dact. : « sensible d’idées qui sont elles-mêmes l’expression ». w. Précisions très étudiées de la seconde rédaction sur le caractère « relatif » des formules dogmatiques, qui trouve son analogue dans la relativité des formules scientifiques. x. Inversion dans dact. : les meilleures et les plus vraies absolument. y. Dact. : sensible. z. Dact. a supprimé : quelles idées se feraient-elles du monde humain ? nous sommes des fourmis intelligentes. aa. Loisy se demande ensuite si cette théorie du dogme est bien celle de l’Église catholique. Il est vrai, concède-t-il, que la théorie du développement dogmatique est nouvelle et qu’elle n’est pas encore reçue de l’ensemble des théologiens ; a fortiori n’at-elle pas encore reçu une quelconque consécration dogmatique. Mais ici encore, il est à prévoir que la vie précèdera les formulations. Loisy opère alors un retour en arrière pour suggérer fortement que le passé de la foi garantit son avenir. Dans une addition de la seconde rédaction, il revient en effet à la formation du dogme christologique, du dogme psychologique et du dogme ecclésiastique pour éclairer l’anticipation de leur expression conceptuelle dans le travail de la foi vivante. ab. Dact. om. : soit pas. ac. Précisions de la seconde rédaction destinées à trouver dans l’histoire des traces du développement dogmatique dans l’Église, soit par accroissement, soit par « déchet ». ad. Allusion de la seconde rédaction au manque de vitalité de la pensée catholique dans les derniers siècles. ae. Dact. : par. af. Dact. ajoute un fol.  557 bis  : « (Recto de la page 82) (Il y aurait lieu d’expliquer davantage la logique du développement. La forme des arguments théologiques est toujours relative et souvent artificielle. Mais les arguments de l’Évangile, de Paul, les procédés

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Alfred Loisy d’interprétation symboliques adoptés par l’auteur du quatrième Évangile se fondent sur un élément réel de la tradition que l’on dégage d’une enveloppe antique sous l’empire de la nécessité actuelle. Jésus a raison d’affirmer contre les sadducéens que la tradition réclame une vie éternelle. Paul a raison de dire aux judaïsants que sous la Loi même on n’a été justifié que par la foi ; Jean a eu raison de penser que la révélation par le Verbe et l’Esprit était aussi ancienne que le monde et s’était néanmoins incarnée en Jésus et dans l’Église. Ces trois assertions qui sont transfigurées dans leur enseignement par la lumière supérieure qui les révèle à la fois comme nécessaires et vraies, ont leurs racines dans le passé le plus lointain de la religion nonobstant le vague des croyances anciennes touchant l’existence d’outre-tombe, la façon toute matérielle d’entendre la religion et de concevoir la révélation. L’idée se spiritualise par éliminations de symboles devenus grossiers et insuffisants ; mais elle existait en germe dans le symbole même d’où on la tire pour la mettre en meilleur jour.) ». ag. Loisy insère dans la seconde rédaction une réflexion qu’il aurait voulu plus développée (il le dit dans l’ajout du folio 557 bis), dont le but est de porter une appréciation sur le processus du développement. Non seulement, celui-ci échappe à une logique déductive, mais il témoigne d’une « logique défectueuse », en ce sens que l’argumentation (empruntée à l’Écriture et à la Tradition) qui le soutient paraît souvent insuffisante pour atteindre la force d’une preuve. Cette dénivellation entre l’affirmation de la foi et sa justification appartient pour Loisy à la « relativité » qui frappe toutes les expressions de la foi, eu égard au caractère transcendant et ineffable de son objet ultime. ah. Plusieurs additions analogues dans lesquelles Loisy affirme la théorie du développement « vital » et non seulement « notionnel » du dogme catholique. ai. Autog. et dact. om. : pas. aj. Toute la fin de cette section III (de « Si le langage actuel de l’Église » à la fin du chapitre) est modifiée d’une version à l’autre. D’une part, Loisy s’exprime avec plus de précaution pour suggérer que certaines expressions de la foi peuvent devenir caduques et il supprime la phrase finale où il écrivait que les meilleurs des protestants pourraient revenir au catholicisme, mais qu’ils ne le feront pas sans une modification profonde de la « discipline intellectuelle » de l’Église catholique. D’autre part, il reformule avec une plus grande netteté la supériorité que doit le catholicisme à l’équilibre que celui-ci réalise entre tradition et mouvement : par contraste, le protestantisme orthodoxe est voué à une exégèse immobile et le protestantisme libéral à la dissolution de la foi. Sur les notes (A) L’appel de note et la note manquent dans l’autographe et, dans la dactylographie, la citation reste inachevée, la référence bibliographique est incomplète (l’article n’est pas cité supra).

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/[fol. 564] CHAPITRE VII L’ÉVANGILE ET LE CULTE CATHOLIQUE

Il n’est vraiment pas difficile aux critiques protestants de montrer que le christianisme de Jésus n’impliquait pas de culte extérieur qui en fût l’expression propre et caractéristique. Jésus n’a pratiqué jusqu’à son dernier jour qu’un seul culte, à savoir le culte mosaïque, et il n’avait pas institué de culte avant de mourir, si l’on s’en tient au sens rigoureux du mot culte et du mot instituer. Tous ceux qui s’imaginent prendre le catholicisme en faute lorsqu’ils découvrent en lui quelque chose de nouveau par rapport à l’Évangile, semblent ici marcher de victoire en victoire ; ils proclament que le Christ a voulu fonder la religion de l’esprit, un culte intérieur, purement intérieur ; ils observent dans l’histoire de l’Église une matérialisation progressive du culte catholique et soutiennent que le catholicisme est retombé par là au niveau des religions païennes qu’il a cru supplanter. On se risquerait volontiers à dire que le culte catholique est la rançon payée, aux dépens du pur christianisme, pour la conversion des masses païennes et des nations barbares, comme l’Église et le dogme ont été, à leur manière, la rançon payée /[fol. 565] pour la conquête de la société gréco-romaine. Cependant le développement du culte, comme celui du gouvernement ecclésiastique et celui du dogme chrétien remonte jusqu’à l’âge apostolique, et peut-être est-il bien téméraire de trouver du paganisme dans saint Paul. Le développement n’est pas contestable ; il a été nécessaire et il est légitime. /[fol. 586](a) I [Développement du culte catholique] [Fin du cérémonial de la Loi.] Tant que le christianisme ne fut pas une religion distincte du judaïsme, il n’avait pas besoin de culte particulier, et l’observation du culte mosaïque lui suffisait. Bien que le principe de la séparation ait été posé le jour où Jésus a expliqué comment l’Évangile devait accomplir la Loi, cette Loi n’était pas positivement abrogée ; Jésus s’y conformait encore, célébrait la Pâque, allait au temple, fréquentait les synagogues, gardait le sabbat, rejetant seulement l’esprit et les minuties pharisaïques. L’abrogation définitive de la Loi était subordonnée à l’avènement du royaume céleste. La mort de Jésus rendit inévitable la division du judaïsme et du christianisme ; cette division toutefois ne fut consommée que par la prédication de Paul et la fondation des églises, l’établissement de l’Église chez les gentils, hors de la terre 277

Alfred Loisy et de la nation juives. Jusqu’à sa mort Jésus devait se présenter comme Sauveur à Israël : il ne songea donc pas, tant qu’il exerça son ministère messianique envers ses compatriotes à organiser une religion dans la religion israélite, un culte distinct du culte traditionnel. Mais on peut dire que l’institution réelle, sinon expresse et formelle, du culte chrétien, a lieu dans la dernière cène quand Jésus n’avait plus devant lui en ce monde que la perspective de /[fol. 587] sa mort. Les circonstances historiques de ce repas et la signification de l’eucharistie ont été indiquées plus haut. À ce moment suprême, Jésus avait la vue très nette des conséquences qu’avait sa mort pour l’accomplissement des desseins providentiels ; cette mort, c’était l’inauguration prochaine et assurée du royaume, dans les conditions que voudrait le Père céleste, c’était la garantie du triomphe, la fin de la Loi, le commencement du règne de Dieu. L’eucharistie était le symbole de cette mort salutaire ; et ce fut un grand acte de culte, car ce fut un grand acte de foi, un grand symbole et une grande grâce. Grand acte de foi, parce que Jésus voyait en face de lui la mort et ne voyait pas clairement ce qui était derrière, mais croyait que dans cette mort était le secret de la bonté divine et de la gloire réservée au Messie : jamais plus grand et plus méritoire acte de foi n’a été formé dans une âme humaine. Grand symbole puisque c’était le signe de la mort présente et le gage de la gloire à venir. Grande grâce, car elle révéla aux apôtres le cœur de leur Maître, et, autant qu’il était en lui, le leur donna. Lorsque Jésus présente à ses disciples le pain et la coupe, la pâque juive qu’il vient de célébrer n’est déjà plus qu’un souvenir, et le culte mosaïque tout entier appartient au passé. Quel que doive être l’avenir du christianisme, il est fondé comme religion et comme culte par l’action de Jésus, bien que cette action ne se produise /[fol. 588] pas expressément comme un acte de culte et que l’idée du royaume gagné par la mort ne constitue pas encore formellement l’Évangile comme une religion. {L’eucharistie est le culte spécifiquement chrétien, tel qu’il a pu exister la veille de la passion.} (b) [Baptême et eucharistie.] Auparavant la prière confiante, le recours au Père céleste, la préparation morale au jugement de Dieu semblent être tout le culte évangélique : un esprit nouveau régnant chez des hommes adonnés par ailleurs aux pratiques essentielles du culte juif. On doit remarquer cependant autour de Jésus l’emploi de certains rites qui, pour empruntés qu’ils sont au judaïsme, prennent de l’Évangile une signification nouvelle. Le baptême, en un sens n’est pas une institution chrétienne. Il était pratiqué avant que Jésus commençât à prêcher, par Jean-Baptiste, et Jean-Baptiste lui-même n’avait fait que s’approprier un rite juif des plus communs et usité, en particulier, pour l’admission des prosélytes. Jean donnait à ses convertis un baptême de pénitence pour la rémission des péchés, en vue du royaume des cieux qui allait venir. Jésus fit de même pour ceux qui avaient foi en sa parole, ou plutôt s’il faut s’en rapporter au quatrième Évangile1, les apôtres baptisaient en son nom. Il est vrai que les trois premiers Évangiles sont muets sur ce point, et de ce que l’ordre de baptiser n’est donné en saint Mathieu et dans la finale de saint Marc que par le Christ ressuscité, on conclut ordi- /[fol. 589] nairement que la coutume de baptiser fut acceptée seulement après la résurrection par l’Église apostolique. Il serait néanmoins bien singulier que cette coutume eût été dès l’abord pratiquée

1. Jean, IV, 2.

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L’Évangile et le culte catholique universellement dans les communautés chrétiennes si rien n’y avait préparé dans le ministère de Jésus. À y bien regarder, les textes évangéliques où il est question du baptême2 ne contiennent pas précisément l’ordre de baptiser, comme s’il s’agissait d’une prescription nouvelle, mais supposent plutôt le baptême déjà connu comme rite obligatoire pour l’admission de nouveaux membres dans la communauté des fidèles. On avait donc baptisé avant la mort de Jésus. Jésus lui-même avait été baptisé par Jean, et le souvenir de ce fait servait d’ouverture à la catéchèse apostolique. De même que le baptême du Sauveur avait servi d’introduction à l’Évangile, le baptême encore introduisait chaque fidèle dans la société évangélique. Dès que par la mort de Jésus et sa résurrection, la communauté nouvelle se trouvait constituée à part dans le judaïsme, et bientôt en dehors, elle ne délibéra même pas sur la nécessité de baptiser tous ses adhérents au fur et à mesure qu’ils venaient à elle ; elle baptisa pour se conformer à l’exemple du Maître ; elle baptisa, parce que le baptême était déjà en possession d’inaugurer la vie nouvelle de ceux qui croyaient à l’Évangi- /[fol. 590] le. Ce n’était pas une simple cérémonie, un pur symbole de la rémission des péchés. L’adhésion à la foi de Jésus entraînait une régénération de l’âme. Le baptême chrétien prenait tout le sens qu’avait la mission du Sauveur et toute l’efficacité de sa parole, de son action rédemptrice. C’était le baptême en esprit. Nous le voyons dès le commencement en possession de son caractère sacramentel. « Une foi, un Christ, un baptême », tel sera bientôt le mot d’ordre des communautés. Le baptême, il est vrai, est conçu comme un acte du baptisé autant que comme une grâce reçue et une cérémonie de culte ; il est, avant tout, l’expression de la foi que le néophyte entend professer et de la vie nouvelle qu’il compte trouver dans la foi. Car le caractère personnel de l’acte religieux devait prédominer en un temps où tout fidèle était un converti et où nul n’était chrétien par la naissance. Mais le baptême n’en était pas moins le symbole efficace de l’Esprit que recevaient les fidèles, et le signe réel de leur incorporation à l’Église du Christ. C’est ainsi que, sans une intention formelle du Sauveur, le baptême s’est trouvé réellement institué par lui. Il était évident, dès que les apôtres se réunirent de nouveau après la résurrection et recommencèrent à prêcher, que le baptême serait le rite d’initiation au christianisme tant que le christianisme subsisterait. L’imposition des mains qui s’y joignit dès le commencement et à laquelle se rattachait particulièrement la /[fol. 591] communication de l’Esprit, est, dans le même sens, une institution de Jésus, qui avait employé le même geste à diverses fins, mais toujours pour signifier et effectuer une opération de l’Esprit divin. L’institution de l’eucharistie se présente à l’historien dans les mêmes conditions que celle du baptême, si ce n’est que l’acte eucharistique, pris en lui-même et avec le sens que Jésus lui donne est quelque chose de nouveau, de spécifiquement évangélique, tandis que le rite et la signification générale du baptême viennent du judaïsme et ont simplement reçu une adaptation et une détermination chrétiennes. De même que Jésus n’avait jamais parlé du baptême comme du rite à pratiquer pour l’admission des convertis dans son Église, puisqu’il n’avait pas expressément réglé les conditions d’existence de celle-ci, il n’avait pas davantage présenté l’eucharistie comme le sacrement de la communion chrétienne dans les siècles des siècles. L’ordre de faire ce qu’il avait fait s’adresse aux disciples présents ; il est conditionné par la perspective du retour prochain dans la gloire ; ce sera

2. Matth., XXVIII, 19 ; Marc, XVI, 16.

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Alfred Loisy une façon de commémorer la mort du Maître, en attendant qu’il arrive. Encore n’est-il pas certain que cette invitation ait été formulée positivement par Jésus. Saint Paul est seul à en parler et il a pu la déduire du sens général de l’acte eucharistique dans la pensée de Jésus et la première tradition apostolique. Jésus voyait dans son dernier /[fol. 592] repas une anticipation du festin messianique auquel il devait présider, entouré de ses disciples, lors du grand événement. Mais on conçoit aisément que, la résurrection survenant comme la manifestation initiale du règne glorieux, la commémoration du dernier repas terrestre soit demeurée comme une anticipation réelle du festin céleste. La réitération de la scène eucharistique jaillit spontanément de l’état de choses créé par cette résurrection divine. Dans plusieurs des apparitions qui se produisirent on(c) vit Jésus présentant le pain aux siens, comme à la dernière cène. La fraction du pain et la distribution du calice, à la fin du repas commun de la petite société chrétienne devinrent ainsi le gage permanent de la présence de Jésus ressuscité au milieu des siens. Et l’intention du divin Maître n’avait-elle pas été de se garder toujours présent au milieu d’eux ? Saint Paul, vingt-cinq ans environ après la mort de Jésus, fondait la célébration de l’eucharistie sur un ordre exprès du Sauveur, et tel était sans doute le sentiment de l’Église apostolique depuis l’origine. L’historien ne saurait aujourd’hui marquer avec précision ce que saint Paul aura pu ajouter à l’idée que les apôtres galiléens s’étaient faite de l’eucharistie, ni la transformation qu’aura subie dans l’esprit de ceux-ci la pensée même de Jésus. Il y a eu dans les premières années et surtout dans les premiers mois du développement chrétien une activité particulière et très intense qui échappe à l’analyse parce qu’elle ne s’est pas traduite immédiatement en témoignages écrits. On peut dire néanmoins que les apôtres galiléens ont bien /[fol. 593] interprété la pensée de Jésus et que saint Paul a bien interprété la pensée des apôtres galiléens en reconnaissant dans l’eucharistie la présence vivante du Sauveur glorifié et le souvenir efficace de sa mort rédemptrice. {On se ferait la plus fausse idée de ce qu’étaient les communautés chrétiennes primitives si on les croyait entièrement détachées du rite et des signes extérieurs du culte, adonnées à une religion toute spirituelle qui ressemblerait, même pour les apparences, à la tenue des communautés protestantes les plus sévères. Les pratiques extérieures étaient peu nombreuses, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne fussent pas fréquentes mais elles étaient animées d’une vie intense et on les embrassait avec ardeur. Essayons seulement de nous représenter en imagination ces baptêmes avec l’imposition des mains et la manifestation sensible de l’Esprit, cette fraction du pain où l’on sentait présent le Maître qui venait de quitter la terre ; écoutons ces chants d’actions de grâce, qui s’envolent des cœurs ; regardons les signes parfois étranges d’un enthousiasme qui déborde. N’est-il pas évident qu’on ne trouve là ni croyance froide, doctrine abstraite, tout intellectuelle, ni rite purement symbolique, simplement significatif, qui ne soit, lui aussi, que l’expression matérielle d’une abstraction ? Tout est vivant, et la foi et les rites, et le baptême et la fraction du pain : le baptême c’est l’Esprit, et l’eucharistie c’est Jésus. Il est vrai qu’on ne s’arrête pas au signe, qu’on ne parle pas d’efficacité phy- /[fol. 594] sique du sacrement dans le baptême ni de transsubstantiation dans l’eucharistie ; mais ce qu’on croit et ce qu’on dit va presque au-delà de ces assertions théologiques. La vie chrétienne de cet âge primitif pourrait se définir une sorte de réalisme spirituel qui ne connaît pas de purs symboles, qui est essentiellement sacramentel par la place qu’y tient le rite comme véhicule de l’Esprit et moyen de vie divine.}(d)

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L’Évangile et le culte catholique [Jésus et l’institution des sept sacrements.] Et d’autre part il ne faut pas se dissimuler que l’on chercherait en vain dans le Nouveau Testament une institution positive et distincte pour chacun des sept sacrements reconnus par l’Église depuis le grand mouvement de la théologie scolastique. C’est seulement à partir du XIIe siècle que la tradition occidentale est fixée sur le nombre des sacrements. L’Église primitive en connaissait deux principaux : le baptême, auquel étaient associées la confirmation et l’eucharistie ; le nombre des sacrements secondaires était indéterminé. Une telle indécision serait inconcevable si le Christ, au cours de sa vie mortelle, avait attiré l’attention de ses disciples sur sept rites différents, destinés à être la base du culte chrétien dans tous les siècles. Cette façon toute populaire, on pourrait presque dire mythologique, d’entendre l’institution des sacrements n’est pas conforme à l’histoire. Aucun sacrement n’a été institué comme sacrement, c’est-à-dire sous la définition expresse et formelle de ce que l’Église /[fol. 595] entend maintenant sous ce terme théologique. À cet égard, il en est des sacrements comme de l’Église elle-même, qui n’a pas été formellement instituée comme telle par Jésus. L’Église et les sacrements sont nés, au temps marqué par la Providence, d’une pensée et d’une intention de Jésus, interprétées par les apôtres et par leurs successeurs à la lumière et sous la pression des circonstances et des faits. {Jésus avait donné mission à ses apôtres pour prêcher l’Évangile du royaume et grouper autour d’eux les convertis  : c’est à la fois toute l’institution hiérarchique de l’Église et tout le sacrement de l’ordre.} (e) Il paraît leur avoir enjoint, ou permis, ou donné l’exemple de faire aux malades des onctions d’huile accompagnées de prières pour les soulager et même les guérir ; c’est tout le sacrement de l’extrême onction. Il a reconnu le mariage comme une institution divine dont il a formulé la loi : c’est tout le sacrement de mariage. En donnant mission à ses apôtres, il les a investis du pouvoir de remettre les péchés, sans spécifier les moyens par lesquels s’exercerait ce pouvoir, et sans lui assigner non plus de limites. Durant les premiers siècles de l’Église, c’est surtout dans le baptême qu’il était censé avoir son application. La formule du grand symbole : « Je crois en un seul baptême pour la rémission des péchés », est très significative, en ce qu’elle donne le sens historique de la formule « rémission des péchés » dans le /[fol. 596] symbole des apôtres et que la pénitence était regardée encore comme un moyen d’expiation plutôt que comme un instrument de réconciliation, comme la voie ordinaire de rémission pour les péchés personnels. La discipline de la pénitence ne s’est organisée que progressivement et a été longtemps regardée comme un service exceptionnel dans l’économie du salut, {tandis qu’aujourd’hui ce n’est plus réellement le baptême, mais la pénitence qui est en possession régulière de remettre les péchés.}(e) En disant que la pénitence est un développement du baptême, Newman a émis une assertion tout à fait nouvelle pour les théologiens catholiques, si nouvelle qu’ils ne semblent pas même l’avoir comprise ni remarquée, et qui est l’expression d’un fait incontestable. [L’évolution de la liturgie des sacrements dans l’Église ancienne.] Il y a loin des actions toutes simples et des instructions du Sauveur aux cérémonies liturgiques et aux précisions dogmatiques avec lesquelles se présentent maintenant les sacrements. {Le baptême et l’eucharistie sont demeurés essentiellement ce qu’ils étaient à l’origine, quoique le baptême ait beaucoup perdu de son importance réelle au profit de la pénitence, tandis que l’eucharistie a fourni 281

Alfred Loisy le thème d’un développement dogmatique et liturgique plus considérable encore que celui qui s’est fait sur la rémission des péchés, et en est resté le centre.}(e) La collation du baptême aux enfants constitue un développement de discipline et de théologie plutôt que du sacrement lui-même dans sa signification propre ; mais de là /[fol. 597] est sortie et devait sortir une espèce de diminution du baptême et tout le développement de la pénitence. Pendant longtemps la confirmation ne fut pas séparée du baptême ; elle en était le complément, et aujourd’hui encore, bien que, dans l’Église latine, elle soit généralement administrée à part, elle n’est toujours pas autre chose. La distinction s’est fondée sur le caractère social, ecclésiastique, des rites de l’initiation chrétienne. Dès que les Églises furent organisées en communautés monarchiques présidées par un évêque, la réception des convertis par le baptême, la confirmation et la communion lui fut réservée. Quand le nombre des néophytes devint trop considérable, l’évêque ne laissa pas de présider au baptême solennel, dans les grandes cérémonies de la nuit de Pâques et de la Pentecôte ; s’il ne baptisait par lui-même qu’un petit nombre de candidats, il achevait sur tous l’action sacramentelle par la chrismation ou la consignation, que nous appelons aujourd’hui confirmation. Et lorsque le culte chrétien fut organisé dans les campagnes, et que de nombreuses communautés se trouvèrent ainsi régulièrement présidées par de simples prêtres, ceux-ci, en Occident, ne furent pas autorisés à donner la confirmation ; cette cérémonie fut toujours réservée à l’évêque, comme au chef de la société chrétienne, qui doit intervenir en cette qualité dans l’admission de ceux qui y entrent. En Orient, la même idée se manifesta sous une autre forme : les prêtres donnent la chrismation, mais il faut que l’huile ait été consacrée /[fol. 598] par l’évêque. Ainsi la distinction nette des deux sacrements résulta du fait de leur séparation, conséquence des progrès du christianisme et de l’organisation hiérarchique, et ils n’en demeurent pas moins coordonnés l’un à l’autre, le baptême étant le rite essentiel de l’initiation chrétienne, et la confirmation son complément régulier. La communion, nous l’avons déjà dit, faisait également partie du rite de l’initiation, mais elle restait le vrai sacrement de l’initié. Tous les péchés avaient été remis par le baptême ; enseveli avec le Christ dans l’eau baptismale, le néophyte en était sorti avec lui ressuscité à une vie nouvelle. Il était saint. Son union avec le Christ et les chrétiens, saints comme lui, s’affirmait et s’entretenait par la communion eucharistique. On n’eut pas d’abord l’idée du chrétien pécheur et réconcilié ; l’Église même ne s’y habitua que très lentement. On supposait que les défaillances communes étaient remises par une sorte d’effet persévérant du baptême, par la communion, par toutes les bonnes œuvres, surtout les œuvres de charité. Par les péchés très graves et scandaleux, qui étaient moins nombreux que les péchés mortels énumérés par nos casuistes, on se mettait hors de l’Église et de l’économie régulière du salut. Ce fut pendant longtemps une question de savoir jusqu’à quel point on pouvait y rentrer et avoir l’assurance du pardon. Il n’y avait pas de place pour les voleurs et les meurtriers, les fornicateurs et les /[fol. 599] adultères, les apostats et les hérétiques dans le royaume des cieux. La façon dont saint Paul en use envers l’incestueux de Corinthe laisse percer une certaine indécision venant après une grande surprise et une indignation profonde. Toutes les pensées de l’Apôtre allaient à la justification du Juif et(f) du gentil par la foi en Jésus-Christ et le baptême chrétien. Cette justification constituait l’homme régénéré dans un état de sainteté dont il ne devait pas déchoir. Saint Paul aurait presque voulu croire qu’il ne le pouvait pas. Mais les faits brutaux étaient là, et de temps en temps, 282

L’Évangile et le culte catholique comme malgré lui, il dut compter avec eux. Le plus important à notre connaissance, et celui qui lui donna le plus d’embarras fut ce cas de l’incestueux. Il n’y avait pas moyen de fermer les yeux : l’outrage à la morale était patent, et le scandale public. Chose remarquable, les chrétiens de Corinthe n’avaient pas pensé à exclure le pécheur de leurs assemblées, il était toujours leur frère. Plusieurs sans doute étaient choqués de son impudence, mais on ne savait que faire. Paul, averti, ne parle pas de pénitence, de réconciliation nécessaire par une expiation légitime. Il ne pense qu’à la communauté scandalisée, non au pécheur scandaleux, et il dit simplement qu’on le chasse, qu’on l’abandonne au diable. Son langage est pour nous fort étrange. Il ne prononce pas une excommunication au sens théologique du mot, mais une sorte de condamnation à mort dont Satan sera l’exécuteur, et moyennant /[fol. 600] laquelle le malheureux pourra encore être sauvé au jour du Jugement, comme si le chrétien devenu pécheur ne pouvait être définitivement exclu du salut, bien qu’on ne vît pas moyen de le réconcilier sur la terre. Quand la sentence a porté coup, que les fidèles mêmes en ont été effrayés, que le coupable repentant est tombé dans un profond désespoir, il semble que l’Apôtre ait permis de le recevoir sans autre forme de jugement3. Il n’aurait pas fallu que de tels cas se multipliassent, et l’indulgence ne fut pas érigée en loi. Un régime sévère attesté par l’Épître aux Hébreux et les anciens documents de la tradition chrétienne, prévalut dans les Églises. Les chrétiens coupables de meurtre, d’idolâtrie ou de fornication furent exclus de la communauté, excommuniés sans rémission, admis toutefois, sous la surveillance de l’Église, et s’ils le voulaient dans l’intérêt de leur salut, à une pénitence perpétuelle qui les rattachait encore d’une certaine manière à la société chrétienne : c’était la régularisation du procédé suivi par saint Paul à l’égard de l’incestueux, une condamnation qui ne supprimait pas toute espérance de salut éternel. Mais l’Église ne se chargeait pas ordinairement de pardonner. Le pécheur pénitent était confié à la miséricorde divine. /[fol. 601] Cependant la multiplication des fautes devait amener un développement de l’indulgence et une institution de pardon. C’est à l’égard des fautes charnelles que la discipline s’adoucit d’abord. L’évêque de Rome Calliste décida que ces péchés pourraient être remis après un temps de pénitence plus ou moins long. L’absolution n’avait pas la forme d’un jugement, mais d’une réintégration du pécheur, dans la communion ecclésiastique, par l’autorité de l’évêque et sur la sollicitation des fidèles en faveur du pénitent. Il est possible que dès lors, comme il arriva certainement plus tard, le péché ne fût pas toujours avoué publiquement, bien que la pénitence fût publique. Des concessions durent encore être faites bientôt après sur les cas d’idolâtrie, lorsque dans les persécutions, notamment dans la persécution de Dèce, les cas d’apostasie, sous diverses formes, se furent multipliés au point que les communautés auraient été grandement diminuées s’il avait fallu rejeter absolument ou condamner à une pénitence perpétuelle tous ceux qui avaient failli. Car, il ne faut pas l’oublier, cette pénitence publique était comme facultative et ceux qui ne voulaient pas s’y soumettre étaient simplement et absolument exclus de l’Église. {On avait donc lieu de craindre que nombre d’apostasies qui n’avaient pas été réelles, mais simulées par faiblesse, ne devinssent effectives si la rigueur de la discipline était maintenue et si l’on ne joignait à la garantie incertaine et nullement

3. I Cor., 11, 5-11. Le sens de ce passage est incertain et l’on doutera même qu’il se rapporte à l’incestueux.

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Alfred Loisy attray-/[fol. 602] ante de la pénitence, l’espérance d’un pardon prochain. On établit donc une échelle graduée de pénitence, selon la gravité de l’apostasie, l’évêque restant libre d’avancer même, pour de bonnes raisons, le terme fixé d’abord. Désormais, le principe de la pénitence temporaire et satisfactoire, avec réconciliation par l’autorité de l’Église, soit à l’article de la mort, soit après un laps de temps déterminé, se trouvait acquis. Dès lors il existe comme un second baptême, une planche de salut après le naufrage, comme disaient les Pères. La rigueur primitive eut des partisans très considérables et qui ne reculèrent pas toujours devant le schisme. Hippolyte et Tertullien ont combattu Calliste, et Origène avait les mêmes tendances qu’Hippolyte. Un peu plus tard Novatien organisa un schisme plus durable. Ces personnages, qui furent de grands théologiens, défendaient, en un sens, la tradition ; Calliste, Cornelius, Cyprien étaient, dans le même sens, des novateurs.}(g) Bien que la pénitence fût aussi devenue une institution chrétienne, et la réconciliation des pénitents une fonction de l’Église, on ne pensait pas encore à employer le nom de sacrement pour désigner un tel objet. C’était encore un sacrement honteux. Le pécheur qui aspirait à la réconciliation devait s’y soumettre ; mais quiconque passait par la pénitence publique, et il n’y en avait pas d’autre, était disqualifié comme chrétien, ayant subi l’excommunication. Les clercs n’y étaient admis qu’en perdant leur rang, et un pénitent ré- /[fol. 603] concilié ne pouvait faire partie du clergé ; pour parler le langage d’une théologie plus récente, la pénitence créait une irrégularité. Le discours qui l’atteignait s’effaça progressivement sous l’influence de deux causes, d’abord la multiplication des cas où la pénitence était jugée indispensable, et aussi, on doit dire peut-être surtout, le fait que nombre de chrétiens, sans être chargés de fautes graves qu’ils auraient commises après leur baptême se soumirent par esprit de mortification au régime de la pénitence, qui impliquait le célibat ou la continence dans le mariage. La pénitence des ascètes releva la pénitence des pécheurs. On en vint à organiser ce qu’on pourrait appeler le service annuel de la pénitence. Il y eut avant la fête de Pâques un temps marqué pour l’expiation, dont les exercices ne s’imposeront d’abord qu’aux pécheurs ; au terme venait l’absolution générale, l’admission de tous les pénitents à la communion pascale. Puis la pénitence devint universelle, et cessa par là même d’être une pénitence pour les péchés. Mais la confession privée, avec l’absolution individuelle s’était propagée dans l’intervalle et le régime actuel de la pénitence s’était introduit. Tant que la pénitence avait été publique et infamante, les seuls péchés très graves lui avaient été soumis. Quand elle tendit à devenir un remède commun, que la quantité de membres pécheurs se fut accrue par les conversions en masse à partir du IVe siècle, /[fol. 604] et que l’entrée des barbares dans l’Église y eut amené avec de nouvelles conditions d’existence sociale de nouveaux cas de conscience et une façon nouvelle de les apprécier, on vit apparaître des tarifs pénitentiels, qui réglaient la nature et la durée de la pénitence à faire pour telle et telle catégorie de péchés. Les prêtres appliquaient les tarifs autorisés par les évêques ou les conciles provinciaux et réconciliaient les pécheurs au terme de leur pénitence. Ce régime qui fleurit dans les pays francs au temps de Charlemagne et qui paraît dû en grande partie à l’influence des moines irlandais, sert d’introduction à celui qu’a établi ou plutôt consacré le quatrième concile de Latran (1215). Tous les péchés mortels doivent être soumis au propre pasteur ou prêtre, une fois l’an, en vue de la communion pascale, qui est déclarée obligatoire comme la confession même. Le prêtre enjoindra une pénitence proportionnée aux fautes et donnera l’absolution. Dès le XIIe siècle, la pénitence suit l’absolution au lieu de la précéder. 284

L’Évangile et le culte catholique Le changement de la discipline a donc porté sur l’ensemble du régime pénitentiel, sur le sujet, sur l’objet, sur la déclaration des fautes, sur le caractère, la durée, la place de la pénitence satisfactoire, et même sur la formule d’absolution. Les plus anciennes formules connues sont déprécatoires, c’est-à-dire que l’évêque ou le prêtre y demandent à Dieu le pardon de celui qu’ils vont réconcilier avec l’Église. C’est que l’on ne conçoit pas encore la /[fol. 605] pénitence comme un sacrement, une œuvre de grâce accomplie dans le pénitent par le ministère du prêtre, mais comme un jugement de l’Église dont la ratification est demandée à Dieu. {Mais comme la réconciliation avec Dieu est d’ailleurs impliquée dans la réconciliation avec l’Église, la théologie ne tarde pas à reconnaître dans l’absolution un acte sacramentel. Dès lors le prêtre apparaît comme ministre du pardon ; le jugement de l’Église est conçu comme jugement de Dieu ; la formule devient impérative, et le prêtre dit : « Je t’absous », comme il dit : « Je te baptise ». On sait que le développement ne s’est pas arrêté là et que le sacrement de pénitence institué pour remettre les péchés mortels commis après le baptême est devenu en fait, surtout à partir du concile de Trente et dans l’Église des derniers siècles, une pratique commune de la perfection chrétienne, et l’on peut dire maintenant en toute vérité que les vrais pécheurs sont précisément ceux qui y ont le moins recours.}(g) [Controverses autour de l’eucharistie.] Le développement de l’eucharistie, nous l’avons déjà dit, a été surtout théologique, et liturgique. Le fond de la croyance et du rite n’a pas plus varié que pour le baptême La conception paulinienne de l’eucharistie ne diffère pas sensiblement de l’idée qu’en ont aujourd’hui les simples chrétiens, étrangers aux spéculations de la métaphysique théologique et qui croient entrer en communion réelle avec le Christ par la réception du pain consacré. Les deux cou- /[fol. 606] rants, réaliste et symboliste, qui se manifestent dans la tradition, procèdent l’un et l’autre de saint Paul. « Nous tous qui participons à un seul pain sommes un seul corps » est l’expression du symbolisme. « Qui mange et boit indignement profane le corps et le sang du Seigneur » est l’expression du réalisme, d’un réalisme d’ailleurs très spirituel, {étant donnée l’idée que l’Apôtre se fait du corps glorieux du Christ et de l’action du Sauveur sur son corps mystique.} (h) La tradition n’a laissé tomber ni le symbolisme ni la réalité bien qu’elle ait plutôt, avec le temps, abondé dans le sens de la réalité, sauf dans quelques uns de ses représentants au premier rang desquels on doit citer saint Augustin. Mais saint Augustin lui-même ne va pas jusqu’au pur symbolisme ; on peut dire seulement qu’il va jusqu’aux dernières limites de la spiritualité dans le réalisme. Les controverses sur l’incarnation contribuèrent indirectement à préciser les idées sur l’eucharistie. Et surtout il y eut ce fait essentiel, que le culte chrétien tout entier se développa autour de la cène eucharistique. La simple bénédiction et la fraction du pain, détachées d’abord de l’agape, puis entourées de lectures, de prières, de chants, étaient devenues la messe. Du moment que l’idée de la rédemption se dessinait et que la mort du Christ sur la croix était conçue comme un véritable sacrifice, /[fol. 607](i) l’acte commémoratif de la mort de Jésus devait prendre le même caractère. La notion commune du sacrifice ne se rencontre pas dans l’Évangile, si ce n’est par son côté moral, {et non dans sa rigueur de conception juridique, de réparation équivalente. La conception évangélique est la même que celle du Serviteur de Iahvé dans la seconde partie d’Isaïe. Il faut que ce péché soit puni ; mais le juste paie pour le coupable. Le juste est la victime des hommes, en ce sens qu’il porte les suites de leurs méfaits ; ce n’est 285

Alfred Loisy pas la victime de Dieu en ce sens que la mort du juste serait comme une offrande agréable à sa majesté et compensant l’injure que les péchés lui ont faite.}(j) Cette idée peut d’ailleurs sortir aisément de l’autre et elle apparaît déjà dans saint Paul et dans l’Épître aux Hébreux, sans pourtant revêtir encore la forme rigoureuse d’un contrat de rachat, qui est en rapport avec les notions du droit germanique et n’a été élaborée que par saint Anselme puis par les scolastiques. La forme liturgique de l’eucharistie favorisait son assimilation à un vrai sacrifice. Non seulement on y commémorait la passion, mais il y avait une sorte d’oblation réelle du pain et du vin qui se trouvait associée à la présence de Jésus, avec la communion de tous aux mets consacrés, comme dans les sacrifices anciens. Étant données ces conditions, l’eucharistie fut un sacrifice dans le sentiment de la piété chrétienne, avant d’en être un dans l’enseigne- /[fol. 608] ment réfléchi de la théologie. De là sortit comme spontanément, dès la première génération chrétienne, la pratique et l’idée d’une oblation commémorative faite à toutes les intentions que comportait la prière commune de l’Église, intérêts spirituels et temporels, salut des vivants et des morts. Un tel rite était indispensable dès que le christianisme se constituait comme une religion distincte en dehors du judaïsme et le développement du culte eucharistique a été comme une nécessité de son existence. La dévotion populaire a toujours été un facteur essentiel de ce développement. Comme elle a, en un sens, gardé la divinité du Christ contre les spéculations de la métaphysique savante, elle a de même protégé l’eucharistie contre celle d’un symbolisme abstrait, de l’intellectualisme appliqué aux choses du culte. La théorie de Bérenger choque le sens chrétien, comme avait fait celle d’Arius ; elle aurait pu comme elle s’autoriser de textes et d’opinions respectables. Elle n’était pas dans le sens du mouvement chrétien et de la vie chrétienne. À cet égard, la théorie de la transsubstantiation qui vient bientôt garantir le dogme de la présence réelle, est bien moins importante que le culte direct rendu à l’eucharistie dans la célébration des saints mystères, et même en dehors, surtout quand viennent à partir du XIIIe les processions, les ostensions, les adorations. La dévotion du Sacré-Cœur avec l’idée de l’adoration réparatrice qui y est attachée, est en rapport plus di- /[fol.  609] rect avec l’Eucharistie qu’avec l’incarnation du Verbe. On peut dire que l’eucharistie est demeurée, comme aux temps primitifs de l’Église, le centre du culte chrétien ; mais que ce culte même, en ce qui la concerne, a pris des proportions que l’on ne prévoyait pas au temps de saint Paul ni même de saint Augustin. {Faut-il ajouter que l’espèce d’individualisation que nous avons déjà remarquée dans l’évolution de la pénitence sacramentelle se manifeste aussi dans celle de l’eucharistie, et que les communions de dévotion font pendant aux confessions de dévotion ? Comme un acte de justice sociale est devenu un moyen de sanctification personnelle, un acte de religion collective est devenu une pratique journalière de la piété. Les messes privées, qui ont existé bien des siècles avant l’organisation du régime actuel de confessions et de communions pieuses, au moins en ce qui regarde les simples fidèles, procèdent du même principe.}(k) [L’extrême-onction, le mariage et l’ordre ] Très obscure est l’histoire de l’extrême-onction. L’usage des onctions d’huile n’a sans doute jamais cessé d’être en vigueur depuis les temps primitifs ; mais l’emploi de l’huile bénite était très varié. L’onction des malades en danger de mort, par les mains du prêtre, se distingua des autres par sa signification particulière et son caractère plus solennel. Au point de vue historique, c’est ce qui lui valut d’être 286

L’Évangile et le culte catholique comptée parmi les sacrements lorsqu’on s’occupa d’en dresser le catalogue limité au nombre sept. Le mariage des chrétiens fut de très bonne heure l’objet d’une bénédiction spéciale. Tertullien en parle déjà, et l’on /[fol. 610] peut croire que l’usage de prier sur les nouveaux époux remonte, sinon aux tout premiers temps, du moins à l’époque où la préoccupation de la parousie commence à décliner et où le régime des petites sociétés chrétiennes a pris une assiette régulière. Toutefois cette prière ne fut jamais regardée comme une consécration indispensable du lien matrimonial. Ce qui contribua surtout à faire du mariage un sacrement, lorsqu’il fut question d’en arrêter la liste, ce sont les paroles de l’Épître aux Éphésiens4 où le mariage est présenté comme un symbole de l’union du Christ avec l’Église ; et l’emploi du mot sacramentum dans la Vulgate, bien qu’il ait le sens de mystère et ne vise pas le mariage en lui-même comme un rite sacré, y contribua plus encore que le symbolisme indiqué par saint Paul. {L’Église n’en revendiqua pas moins une autorité directe sur la législation matrimoniale, le mariage relevait d’elle comme acte religieux et contrat moral ; à plus forte raison si cet acte et ce contrat formaient un sacrement de la nouvelle alliance. C’est pourquoi elle entend régler seule et par elle-même les conditions légitimes du mariage entre chrétiens. En fait, elle ne les a réglées que progressivement, par une combinaison des prescriptions mosaïques et évangéliques avec le droit romain. Mais la législation canonique une fois fixée, elle n’a pas cessé de protester contre tous les efforts des pouvoirs politiques /[fol. 611] pour faire rentrer le mariage dans la catégorie des actes civils, réglés par l’autorité sociale en dehors de toute considération religieuse.}(l) Le sacrement de l’ordre a suivi une ligne de développement tout à fait particulière. Nous avons dit son origine, à savoir le choix et la mission des apôtres, choix et mission qui n’étaient pas en rapport direct avec l’organisation d’une société durable, mais avec la prédication urgente du royaume prêt à venir. La mort et la résurrection du Christ mirent les apôtres en situation d’établir, {sans en avoir conscience,} les bases de l’Église qui prenait comme naturellement la place du royaume attendu. Sans dessein prémédité, les apôtres firent acte de législateurs fondateurs. On connaît l’institution des sept diacres dans la communauté primitive, et comment cette institution ne résulta aucunement d’un ordre exprès du Sauveur, mais d’un besoin de la communauté, auquel on jugea bon de pourvoir par ce moyen. Il n’est pas sûr que cet exemple de la communauté hiérosolymitaine ait été rigoureusement suivi dès l’abord dans toutes les églises apostoliques. Beaucoup de communautés ne se trouvèrent pas sans doute assez nombreuses pour que les fonctions spirituelles et matérielles de la direction fussent aussi nettement partagées entre leurs chefs. Néanmoins la communauté de Jérusalem paraît avoir servi de type à toutes les communautés un peu nombreuses qui prenaient forme de société. Au-dessous du /[fol. 612] collège des presbytres-épiscopes, plus ou moins nombreux suivant l’importance des Églises, il y avait les diacres ou ministres. La hiérarchie à trois degrés se trouva constituée lorsque le premier des anciens se détacha visiblement du groupe presbytéral et garda pour lui le titre d’évêque. Les besoins du service liturgique déterminèrent la création de ministères inférieurs qui sont comme un dédoublement et un démembrement du diaconat. La marche de ce développement ne fut pas tout à fait la même en Orient et en Occident. Au-dessous

4. Eph., V, 32.

287

Alfred Loisy du diacre, l’Église d’Orient ne connut que le sous-diacre et le lecteur. Les exorcistes qu’on y rencontre exerçaient leur ministère en dehors de la hiérarchie ecclésiastique et ne constituaient pas un ordre du clergé. À Rome et en Occident, il y eut des sous-diacres, des acolytes, des lecteurs, des exorcistes, qui avaient un emploi régulier dans les cérémonies préliminaires du baptême, et les portiers. Toutefois les ordres inférieurs au sous-diaconat, plus tard même le sous-diaconat et enfin le diaconat ont fini par n’être plus que des degrés préparatoires au sacerdoce qui reste le seul ministère vraiment actif au-dessous de l’épiscopat. Les autres ordres ne subsistent plus guère qu’à l’état de cérémonies traditionnelles pour les candidats à la prêtrise, les fonctions de ces ordres inférieurs ayant  /[fol.  613] cessé d’être spécialisées ; les plus hautes sont exercées en fait par les prêtres, et les inférieures par des laïques. En dehors des séminaires les enfants de chœur ont pris la place des acolytes, les chantres, celle des lecteurs, et les sacristains, celle des portiers. Il y a là une sorte de développement rentré d’un genre très particulier, qui ressemble à une branche rabougrie sur un arbre qui pousse vigoureusement dans un autre sens, ou à l’indice d’un organe qui n’existe plus réellement dans un corps vivant. Mais un fait non moins remarquable que le développement de la hiérarchie cléricale avec son épanouissement ancien et l’espèce de rétrogression que nous venons de signaler, c’est la transformation qu’a subie le rituel de l’ordination. Si haut que l’on remonte dans l’antiquité, l’introduction aux fonctions hiérarchiques d’évêque, de prêtre ou de diacre consistait dans l’imposition des mains, accompagnée d’une prière sur l’ordinand : c’est la forme qu’ont gardée les ordinations orientales. La collation des ordres inférieurs se faisait sans solennité, on peut même dire sans rite spécial, par l’entrée en fonction des sujets désignés pour ces offices. Des rites plus compliqués sont en vigueur en Gaule dès le Ve siècle : là on pratiquait l’onction des mains pour les prêtres et les évêques, et au IXe siècle, l’onction de la tête pour ces derniers ; les ministres inférieurs au diacre /[fol. 614] étaient ordonnés comme lui en cérémonie, par la porrection des instruments correspondant à leur charge. Puis, à partir du IXe siècle, la fusion de l’ancien rite romain et du rite gallican s’opère, et ainsi les théologiens scolastiques ont pu trouver pour tous les ordres, y compris les ordres inférieurs, une matière et une forme. Le Pape Eugène IV et le concile de Florence, dans le décret aux Arméniens, ne soupçonnent même pas que, durant les premiers siècles, les ordres sacrés ont été conférés par l’imposition des mains avec une prière : ils enseignent, après saint Thomas d’Aquin, que la matière de tous les ordres est la porrection des instruments, et leur forme la déclaration impérative qui l’accompagne : Accipe potestatem, etc. Depuis lors, une meilleure connaissance de l’antiquité a provoqué dans la théologie savante un grand désarroi ; mais la pratique de l’Église est demeurée telle que si la présentation des instruments était aussi indispensable que l’imposition des mains. Curieux chapitre d’histoire liturgique, dont on ne saurait trop recommander la méditation à ceux qui professent l’immutabilité des rites sacramentels et la détermination par le Christ lui-même de la matière et de la forme pour chaque sacrement. [Grandeur du système sacramentel catholique.] Le système sacramentel se trouve ainsi embrasser et consacrer l’organisation hiérarchique de l’Église et les moments principaux de la vie chrétienne. Sans qu’une volonté /[fol. 615] exprimée d’avance et servant de programme à l’Église puisse être constatée par l’histoire, une institution s’est réalisée qui enveloppe l’existence humaine d’une atmosphère divine et qui, de l’aveu même des incroyants, est le 288

L’Évangile et le culte catholique système le plus parfait qui ait jamais été conçu pour produire, entretenir et faire progresser la vie de la foi dans les hommes qui s’y soumettent. Le développement sacramentel est certainement un des côtés les plus extraordinaires de la religion catholique. Quoi que l’on pense de son rapport absolu avec le fondateur du christianisme, rapport que nous n’avons considéré jusqu’à présent qu’au point de vue historique, il faut avouer que si l’institution sacramentelle ne se fonde pas sur une volonté expresse du Sauveur, et l’on ne peut davantage en faire honneur à l’habileté profonde des chefs ecclésiastiques, c’est la création la plus considérable par l’harmonie intime de toutes ses parties et l’immensité de son influence qui soit jamais sortie spontanément d’une religion vivante. {Il est du reste évident que le moment où l’Église a fixé le nombre des sacrements n’est qu’un point de ce développement, qui n’en marque ni le commencement ni le terme. Le point de départ est bien celui que nous avons indiqué ; à savoir le baptême de Jésus et la dernière cène. Le terme est devant nous, le développement sacramentel comme toutes les autres formes du développement chrétien ne pouvant pren- /[fol.  616] dre fin qu’avec l’Église ellemême. On ne doit donc pas s’exagérer l’importance de l’œuvre accomplie par les théologiens scolastiques qui ont fixé le nombre des sacrements et qui ont catalogué sous la même rubrique, en y retrouvant, selon la formule aristotélicienne, une matière et une forme, des actes aussi disparates que le baptême et le contrat matrimonial, l’absolution des péchés et l’extrême-onction. Toutes ces choses existaient plus vivantes en elles-mêmes que dans la description systématique et incomplète que l’on essayait d’en faire, et elles n’ont pas cessé de déborder cette description. La détermination scolastique est une simple phase dans l’histoire de l’institution sacramentelle, qu’il faut regarder dans l’ensemble comme un organisme vivant. C’est la façon dont cette institution a été comprise à partir du moyen âge : ce n’en est pas la formule absolue et définitive. Denys l’Aréopagite a pu compter six sacrements : le baptême, la communion, la confirmation, l’ordination, la consécration monacale et les funérailles chrétiennes ; saint Bernard a pu en trouver un plus grand nombre et en énumérer dix ; Hughes de Saint-Victor et Abélard en admettre aussi un nombre indéterminé, en reconnaissant comme sacrements majeurs, le baptême, l’eucharistie, la confirmation, l’extrême-onction et le mariage ; Robert Pallus, substituer dans cette liste la pénitence et l’ordination à l’extrême-onction et au mariage, le nombre septénaire avoir été obtenu par la combinaison /[fol. 617] des deux listes ; les plus anciens témoins de cette combinaison semblent être Roland (Alexandre III) et Pierre Lombard ; et le chiffre des sept sacrements n’avoir été définitivement acquis qu’au XIIIe siècle par l’influence de ce dernier sur les grands docteurs scolastiques ; ce sont les incidents particuliers d’un développement qui a beaucoup plus haut ses origines et qui ne cesse pas de se continuer.} (m) [Culte des saints, culte marial et culte des martyrs.] Toutefois les sacrements et le sacrifice de la messe, qui constituent l’élément essentiel du culte catholique, et ce qu’on pourrait appeler, sans sortir des idées ni du vocabulaire antique, l’appareil mystagogique de la vie chrétienne, ne sont pas tout le culte catholique. Nous ne pouvons négliger ici le culte des anges et des saints, des reliques, des images, surtout le culte de la Vierge, tout cet ensemble de pratiques par lesquelles le catholicisme a satisfait aux conditions d’une religion populaire, et par laquelle aussi, selon le dire des protestants, il se rapprocherait des religions païennes et compromettrait le caractère spirituel du christianisme évangélique. Les sacrements servent déjà de prétexte au même reproche. Mais 289

Alfred Loisy comme les protestants eux-mêmes n’ont pu écarter comme antichrétiens le baptême et l’eucharistie, ils n’ont guère trouvé que des raisons de mauvaise scolastique contre les rites de la messe, la notion du sacrifice eucharistique, l’adoration de l’eu- /[fol. 618] charistie. Nous discuterons plus loin ces objections qui vont toujours à nier le principe même du développement. Sur la question du culte des anges et des saints, ils croient avoir plus facilement cause gagnée, parce que la prière ne s’adresse plus à Dieu par le Christ ni au Christ-Dieu, mais à des créatures, et qu’on ne voit pas même le plus petit germe de ce culte dans le Nouveau Testament, où il serait plutôt condamné. Le culte de Marie, le plus considérable par les proportions qu’il a prises, est aussi ce qui les scandalise davantage. Des théologiens aussi intelligents que M. Sabatier5 n’hésitent pas à dire que le culte de la Vierge a remplacé tout simplement celui de la bonne Déesse, et que Marie succède en droite ligne aux Astartés, aux Cybèle, aux Junons, aux Vénus du monde païen. Certes, il faut parler ici encore de développement, et d’un développement très grand. La religion de saint Paul, envisagée au point de vue des pratiques, était évidemment plus simple de formes que la piété catholique de nos jours. {Mais on se ferait une grande illusion si l’on se figurait que le culte des communautés chrétiennes primitives était purement spirituel. Rien n’était, en un sens, plus réaliste que leur conception du baptême et de l’eucharistie, de l’action miraculeuse exercée par les apôtres ou les hommes inspirés. Et le baptême et l’eucharistie n’étaient pas leurs seules pratiques de religion. Il y avait des exorcismes prati- /[fol. 619] qués au nom de Jésus. Le signe de la croix s’y joignit bientôt, comme il se joignit à toutes les prières et à tous les actes du culte. Saint Justin dit que les chrétiens honorent les anges, bien que saint Irénée affirme le contraire : il n’y avait sans doute pas uniformité de pratique à cet égard dans les communautés du second siècle, mais c’est en ce siècle qu’il en faut mettre les origines, si toutefois l’âge apostolique l’avait tout à fait négligé, ce qui n’est pas autrement certain.}(n) Le culte des martyrs n’est guère moins ancien que le martyre même. On s’attache dès le début à conserver les restes mortels des frères défunts et surtout de ceux qui étaient morts pour la foi, parce que l’on croyait à la prochaine résurrection de leurs corps dans la parousie du Seigneur. Cette pensée de la résurrection agissait alors sur les esprits bien plus puissamment qu’elle ne fait aujourd’hui sur les meilleurs chrétiens. Le soin des cadavres s’explique aussi de la façon la plus naturelle, et ce soin était accompagné de vénération, puisqu’il avait pour objet des restes de saints, des restes déjà sacrés en eux-mêmes par l’Esprit et par l’espérance. L’essor de ce culte fut gradué. On commença par tenir auprès du tombeau des martyrs des réunions commémoratives qui n’étaient pas encore un hommage direct à leurs cendres ni un recours à leur patronage. Mais le prestige des martyrs allait grandissant, en dépit ou plutôt à cause des apostasies ; après la paix de l’Église /[fol. 620] les martyrs triomphèrent dans leurs propres débris. La vénération des restes mortels et le culte du saint allèrent ainsi de pair. Cette association ne s’est jamais rompue tout à fait, bien qu’elle soit allée s’atténuant, surtout dans les derniers siècles, et que le culte des saints, devenu invocation, n’ait pas tardé à s’étendre en dehors des endroits qui possédaient leurs reliques. Du moment que l’on croyait les saints auprès de Dieu, car le retardement de la fin ne permettait pas à la foi commune de supposer les saints et les martyrs privés de leur récompense éternelle jusqu’à la consommation

5. Supr. cit.

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L’Évangile et le culte catholique des choses, il était naturel de leur attribuer une puissance d’intercession pour leurs frères militants. Le culte des saints grandit seulement à partir du IVe siècle. Il est bien vrai, d’une certaine façon, qu’ils ont, après les anges et avec eux, pris la place des dieux particuliers qu’on éliminait avec les religions païennes. Les formes parfois étranges que revêt leur culte en sont une preuve. Il y eut même des transformations et légendes. Comme le mort reconnaissant du vieux conte populaire est devenu l’archange Raphaël dans le livre de Tobie, Bouddha est devenu un saint chrétien dans la légende de Barlaam et de Joasaph. La foi monothéiste et le culte de Jésus avaient pu suffire aux premières générations chrétiennes ; mais à mesure que la théologie s’emparait de Jésus la religion populaire s’attachait à de nouveaux intercesseurs. /[fol. 621] [Développement du culte marial dans l’Église ancienne, puis dans la piété médiévale.] Le culte de Marie, sauf l’importance particulière de son développement, s’offre dans les mêmes conditions que le culte des saints en général. La tradition évangélique primitive était remplie tout entière par le souvenir de Jésus ; à peine Marie était-elle mentionnée dans une circonstance où son intervention n’avait rien de significatif en sa faveur. Mais les nouvelles générations chrétiennes s’intéressèrent davantage à Marie parce qu’elles s’intéressèrent à l’origine de Jésus. L’idée de la conception virginale qui tend directement à rehausser la personne du Sauveur et à démontrer sa filiation divine, implique un spécial honneur pour la Vierge Mère. Néanmoins, en saint Matthieu, toute l’attention paraît encore se porter sur l’enfant. Dans saint Luc (Évangile et Actes) un sentiment de pieux respect à l’égard de Marie se fait déjà sentir. La situation de Marie dans l’Évangile johannique n’est pas clairement définie en ce qui touche la pensée de l’auteur ; mais la scène du calvaire montre du moins, et en toute hypothèse, la place plus grande que la mère de Jésus occupait alors dans la tradition chrétienne, puisque les Synoptiques ne lui assignaient aucun rôle dans la passion, saint Luc seul l’ayant peut-être comprise parmi les femmes de Galilée qui assistèrent à la mort du Sauveur. Depuis le commencement du second siècle, l’intérêt qui s’attache à la personne de Marie va toujours croissant. On peut dire qu’elle a profité indirectement de tous les progrès que faisait le /[fol. 622] dogme christologique. {L’idée de la virginité gardée après l’enfantement, celle de la virginité matérielle conservée même dans l’enfantement sont venues l’une après l’autre compléter l’idée de la conception virginale ; et si elles sont nées pareillement d’un besoin mystique de glorification pour Jésus, la pensée de Marie, l’honneur qui revient pour elle de ces circonstances particulières sont plus apparents et plus sensibles. Et c’est plutôt un sentiment de piété commune qui les réclame ; elles sont, beaucoup moins que la conception virginale, un fruit de la réflexion théologique ; elles résultent pour ainsi dire d’une poussée instinctive de la piété chrétienne pour glorifier Jésus, et subsidiairement, de plus en plus, la mère de Jésus.}(o) Il semble donc que la piété des masses ou celle des ascètes chrétiens ait devancé les définitions de la théologie, et que le concile d’Éphèse en proclamant Marie mère de Dieu ait beaucoup moins donné un nouvel essor au culte de la Vierge Mère qu’il n’a traduit en langage théologique et consacré dogmatiquement un sentiment très vivant et maintenant très réfléchi de la conscience chrétienne. Lorsque deux théologiens tels que Newman et Harnack s’accordent à 291

Alfred Loisy constater que Marie a occupé dans la théologie postérieure au concile de Nicée la place qu’Arius avait assignée au Verbe de Dieu, on ne peut pas voir dans cette remarque un simple jeu d’esprit ou une ingénieuse /[fol. 623] combinaison d’idées. Il est évident que la substitution ne fut voulue par personne. Elle se fit par une sorte de nécessité intime, comme si la piété chrétienne avait un besoin absolu de cette puissance intermédiaire qu’Arius avait voulu placer dans le Christ et que l’orthodoxie personnifia dans sa mère. C’est un fait très curieux assurément que la liturgie catholique ait fini par appliquer à Marie les textes de l’Ancien Testament concernant la Sagesse, qui avaient été pour les ariens comme pour les orthodoxes, mais surtout pour les premiers, un répertoire d’arguments dans les controverses sur le Verbe. Combien d’encre n’avait-il pas coulé sur le passage des Proverbes6 où on lisait dans la version grecque : « Le Seigneur m’a créée principe de ses voies, pour ses œuvres ! » Désormais c’était Marie qui occupait le sommet de l’ordre créé. Mais toujours est-il que l’initiative de la substitution n’appartient pas à la spéculation théologique, et que la dévotion populaire désigna l’objet qui devait remplir le vide créé par le développement de la christologie. [L’immaculée conception de Marie.] Ce fut encore la dévotion populaire qui eut l’initiative des progrès ultérieurs. Le grand épanouissement du culte de Marie au moyen âge a ses principales sources dans l’ascétisme monacal et dans la piété vulgaire. On sait comment dès le /[fol.  624] temps de saint Jérôme et même avant lui, on pourrait presque dire depuis les origines, la continence absolue et la conservation de la virginité avaient été érigées en élément essentiel de la vie chrétienne parfaite. Le grand développement du monachisme à partir du IVe siècle se fit en partie sur cette base. À ces nouveaux ascètes il fallait un modèle vivant, qui ne pouvait être le Christ, élevé déjà au-dessus de l’humanité. Ce symbole de la perfection virginale fut Marie, que les récits évangéliques de l’enfance et la foi de l’Église désignaient naturellement pour ce rôle. Moines et vierges chrétiennes enchérirent à l’envi sur les privilèges, les perfections, le pouvoir de leur patronne. Comme les grands théologiens du moyen âge furent aussi de grands mystiques et s’étaient formés dans le cloître, on conçoit que la doctrine ait été mise au service de la piété. Il y eut néanmoins entre les deux une contradiction qui dura longtemps et dont les dernières conséquences ont disparu seulement de nos jours. La piété populaire se satisfaisait dans l’institution de fêtes en l’honneur de la Vierge. Au XIIe siècle quelques Églises de France, et notamment celle de Lyon commencent à célébrer la conception de Marie, pour faire pendant à sa nativité. Il ne semble pas qu’on ait songé d’abord à voir autre chose dans cette conception qu’un événement heureux pour l’humanité ; on ne songeait pas encore à une manifestation /[fol. 625] de grâce à l’égard de Marie elle-même en cette occasion 7. {C’est pourquoi saint Bernard intervient et combat l’institution de la fête, en alléguant que la conception de Marie, n’étant pas exempte de péché, ne doit pas être l’objet d’une réjouissance chrétienne. La

6. Prov., VIII, 22. 7. « Ut honoretur, quiunt, et conceptus, honorandum prae : quoniam praecessisset, non iste qui honoratur ». S. Bernard, Ep. 174, Sancti Bernardi Opera, éd. J. Leclercq – H. Rochais, t. VII, Rome, 1974, p. 390>. On n’alléguait pas d’autre raison, si ce n’est une révélation privée : la Vierge elle-même aurait demandé à un pieux abbé l’institution de la fête. (A).

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L’Évangile et le culte catholique fête se maintient et gagne du terrain malgré l’opposition de saint Bernard.} (o) Saint Thomas d’Aquin n’a pas encore l’idée de la conception immaculée ; ces grands docteurs se croyaient liés par l’assertion de saint Paul, que tous les hommes ont péché en Adam, et ils étaient retenus surtout par l’idée augustinienne du péché originel, corruption de la nature humaine transmise par la génération qui est elle-même entachée de souillure et de péché dans l’humanité telle que l’a faite le péché d’Adam. Leur théologie, au fond, ne différait pas tant qu’on pourrait le croire de ce qui a prévalu depuis, puisqu’ils admettaient une sanctification positive de Marie aussitôt après la conception. Il leur a manqué de poser la distinction qui a été faite après eux entre la conception active, entendue par rapport aux parents, qui n’est pas exempte de concupiscence, et la conception passive, entendue par rapport à l’enfant, qui est exempte de péché, et qui, dans Marie, a été sanctifiée par la grâce. Mais pour percevoir et accepter cette distinction, il faut avoir secoué la conception réa- /[fol.  626] liste et augustinienne du péché consistant dans la corruption de la nature et transmis fatalement par la génération corporelle 8. Scot a pu enseigner l’immaculée conception, trouver un fondement doctrinal à la fête populaire, qui consacrait déjà et sanctifiait la conception de Marie, parce qu’il était nominaliste et ne concevait pas l’ordre de la nature ni l’ordre du salut comme fondés sur le rapport intime des choses mais sur la pure et simple volonté de Dieu parce qu’il voyait dans le péché originel une simple privation de grâce et non une corruption de la nature.} (o) Sans que l’on en ait eu pleine conscience, la lenteur avec laquelle le dogme de l’immaculée conception a fait son chemin vient de ce qu’il ruinait la conception réaliste, augustinienne et thomiste, du péché originel. La définition de l’immaculée conception a été en un sens le triomphe tardif et longuement préparé de Scot et de Molina. {Il était dans la logique des choses que le vrai thomisme et le jansénisme fussent vaincus avant qu’on n’y trouvât plus aucune difficulté.} (o) [Dévotion mariale.] Quand le dogme fut proclamé, la question théologique n’existait plus ; pour la piété le problème avait été résolu /[fol. 627] du jour où il s’était posé. Il appartenait à la théologie d’en trouver la formule convenable. On remarquera toutefois le dogme de l’immaculée conception appartient comme tel à l’ordre théologique et que l’Église n’a pas sanctionné par des définitions formelles ce qu’on pourrait appeler l’histoire liturgique de la Vierge, c’est-à-dire l’ensemble des traditions qui ont pour témoins les plus anciennes des légendes apocryphes et dont les points culminants sont la présentation au temple et l’assomption. Il a déjà été question d’ériger l’assomption de Marie en dogme de foi. Peut-être n’ira-t-on pas jusque-là. Le dogme de l’immaculée conception ne touche pas à l’histoire, et il a pu être réglé par des raisons de convenance théologique. Pour définir l’assomption peut-être

8. « Si igitur nte conceptum sui sanctifi potuit, quoniam erat ; sed nec in ipso quidem conceptu, propter peccatum quod inerat : restat ut post conceptum in utero jam existens, sanctificatnem accepisse credatur, quae excluo peccato sanctam ferit navitatem non tamen et conceptionem » . St Bernard dit que, pour être conçue sans péché Marie aurait dû être conçue par l’opération du Saint-Esprit, puisque, selon la tradition augustinienne, la génération charnelle est infectée par la concuspiscence. Toute son argumentation est du plus haut intérêt pour l’histoire du dogme. (B).

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Alfred Loisy voudrait-on scruter le témoignage traditionnel qui supporte la croyance populaire et le trouverait-on insuffisant. Ou bien il faut dire que les chances de définitions sont un peu diminuées par le fait que les anciens « mystères » de la Vierge tiennent moins de place dans les préoccupations du catholicisme moderne que des actualités comme La Salette et Lourdes, caractéristiques de la piété française au XIX e siècle, et qui n’ont rien à voir avec le dogme. L’Église peut tolérer, encourager même les pèlerinages aux sanctuaires miraculeux  : on ne prévoit pas encore le temps où la croyance aux apparitions qui ont occasionné les pèlerinages et aux miracles qui les accompagnent serait imposée comme un dogme de foi à tous les catholiques. On pourrait presque dire que le /[fol. 628] culte des saints va s’émiettant dans l’Église. La Vierge, saint Michel, saint Martin, saint Denys sont quelque peu éclipsés maintenant par saint Joseph et surtout par Antoine de Padoue. Les protestants voient dans la dernière évolution de la piété catholique un nouveau progrès dans la matérialisation du christianisme. Il est permis de se demander si ce ne serait pas le terme d’un mouvement qui a eu sa raison d’être, et la condition préalable d’une réaction qu’on entrevoit déjà, d’une réforme dont la nécessité, vu les conditions d’existence du christianisme au sein de l’humanité, peut être dite permanente, et qui est toujours poursuivie, avec plus ou moins de rigueur selon les temps, par l’Église elle-même. /[fol. 629] II [Éléments païens dans la formation du culte chrétien] Tout le monde reconnaît à ce développement du culte catholique une sorte de nécessité relative. Le christianisme pur était, dit-on, trop relevé pour les masses populaires. L’Église, afin de les gagner, ou de les retenir, leur a fait, sans toujours s’en apercevoir, toutes les concessions qu’elles lui ont demandées, et a laissé ainsi reconstituer sous un autre nom le paganisme antique. Si elle n’avait eu cette tolérance elle n’aurait pas sitôt englobé dans son action les masses païennes, grecques ou barbares. Resterait à savoir si elle n’eût pas mieux fait de renoncer à ces conquêtes apparentes et de se borner à des succès plus modestes mais plus réels. {Si le christianisme ne convenait qu’à une élite, il fallait le conserver tel et ne pas jeter la perle aux pourceaux. Ainsi raisonnent volontiers les théologiens et critiques protestants.}(p) [Le christianisme pur est un être de raison.] Mais la nécessité dont il s’agit est plus profonde qu’ils n’ont coutume de l’avouer. Ils oublient que leur christianisme pur est un être de raison et que ce qu’ils appellent ainsi n’a jamais existé. Il est parfaitement vrai que Notre-Seigneur n’a prescrit à ses apôtres ni pratiqué lui-même aucun règlement de culte extérieur qui aurait /[fol. 630] caractérisé l’Évangile comme religion. Jésus n’a pas plus réglé le culte chrétien qu’il n’a réglé la constitution de l’Église et son dogme traditionnel. C’est que le christianisme n’existait pas comme religion. D’abord il n’existait pas comme une religion distincte du judaïsme ; et l’on peut dire que les rites mosaïques pratiqués par le Sauveur et ses disciples tenaient lieu de toute autre institution et satisfaisaient au besoin qu’a toute religion de s’exprimer dans un culte. Il faut ajouter même que l’Évangile, comme tel, n’était pas une religion. C’était un mouvement religieux et moral qui se produisait au sein du judaïsme pour en réaliser parfaitement les principes et les espérances. C’est donc une chose incon294

L’Évangile et le culte catholique cevable que Jésus, avant sa dernière heure ait formulé des prescriptions rituelles. Il n’a dû y songer qu’à ce dernier moment, lorsque, l’accomplissement immédiat de l’espérance messianique apparaissant comme impossible, en Israël, un autre accomplissement, mystérieux dans sa perspective, obtenu par la mort du Messie, resta la suprême chance de Dieu sur la terre. L’eucharistie se montre alors comme le symbole du royaume qui doit amener le sacrifice de Jésus. Encore est-il que l’eucharistie au jour de sa célébration première, signifie plutôt l’abrogation du culte ancien et l’avènement prochain du royaume que l’institution d’un nouveau culte, la pensée de Jésus n’embrassant directement ni l’idée d’une religion nouvelle, ni d’une Église à fonder, mais toujours, l’idée du royaume des cieux. /[fol. 631] Ce fut l’Église qui vint au monde et qui se constitua de plus en plus, par la force des choses, en dehors du judaïsme. Par là le christianisme devint une religion distincte comme religion, il eut besoin d’un culte, et il l’eut. Il l’eut tel que ses origines lui permettaient ou lui commandaient de l’avoir. Ce culte fut d’abord imité du judaïsme, pour autant qu’il s’agit des formes extérieures de la prière, et l’on peut dire aussi de certains rites comme le baptême, les onctions d’huile, l’imposition des mains. L’acte capital, le repas eucharistique était bien la création de Jésus. Ce fut dans l’Église des gentils le grand mystère sans lequel on n’aurait pas trouvé que le christianisme fût une religion complète. Il y avait déjà un culte organisé dans les premières communautés apostoliques, et la promptitude avec laquelle il s’établit montre bien qu’il répondait à une nécessité intime, inéluctable du christianisme considéré comme religion. L’impossibilité de gagner des prosélytes à une religion sans formes extérieures et sans actes sanctifiants est décisi contre le système du protestantisme individualiste. Il fallait que le christianisme fût un culte, sous peine de n’exister pas. Ce fut même dès son origine, ainsi que nous l’avons déjà observé, le culte le plus vivant qu’il soit possible de concevoir. Il ne serait jamais venu à l’esprit des premiers chrétiens que l’eucharistie n’était qu’un pur symbole dont il eût mieux valu se passer afin  /[fol.  632] d’en retenir l’idée et de s’en nourrir comme d’un aliment tout spirituel. Et il faut en dire autant du baptême. Moins on admettra d’intentions manifestées par le Christ et plus la nécessité spontanée du culte chrétien sera évidente. La même nécessité intime, inconsciente, impérieuse a présidé au développement de ce culte. Le culte de l’Église apostolique répondait aux besoins essentiels de la religion chrétienne dans tous les temps ; dans sa forme particulière, il répondait aux conditions spéciales du christianisme en cet âge primitif. Comme l’Église n’atteignit pas du premier coup son développement normal, qu’elle n’a jamais cessé et ne cessera jamais de poursuivre, son culte aussi s’est développé et se développe sous l’influence permanente du principe qui l’a fait naître. {Rappelons-nous l’histoire du culte israélite. C’est par un effet de perspective théologique et au point de vue de la foi que ce culte nous est présenté dans les Livres saints comme un tout homogène, procédant d’une révélation qui a réglé jusqu’au moindre détail des rites religieux et du costume sacerdotal. En réalité Moïse a fait, toute proportion gardée, pour le culte de Iahvé ce que l’Église apostolique a fait pour le culte chrétien ; il en a reconnu ou institué les pratiques fondamentales. On sait à peine ce qu’était au temps de Moïse le culte israélite ; on peut dire néanmoins que ce qui paraît y être spécialement mosaïque est le culte de l’arche, avec la défense plus ou moins expli- /[fol. 633] cite de représenter Iahvé sous une forme sensible. Tout le reste de l’appareil cultuel a pu être emprunté avant Moïse ou après lui à d’autres religions, moyennant certains changements qui atteignent le sens plutôt que la qualité des 295

Alfred Loisy rites. On a vu plus haut ce que semblent être par leur origine la circoncision, les sacrifices, les notions de pureté et d’impureté. Tout cela est entré dans la religion d’Israël, y a été plus ou moins spiritualisé et légitimé au point de figurer dans la Bible comme une institution purement divine. Si le culte chrétien a suivi, dans une aussi large mesure quoique sous des formes différentes, la même ligne de développement, c’est qu’il a obéi à la même loi. Le culte mosaïque a pris successivement les formes que réclamaient sa conservation et son progrès. Les Juifs contemporains de Nabuchodonosor descendaient des Hébreux, compagnons de Moïse, de Josué, de David et des Cananéens qui s’étaient successivement assimilés aux Hébreux. Lorsque des groupes humains se mêlent ainsi, ce ne sont pas seulement les qualités physiques des races qui se fondent et s’harmonisent, mais aussi les qualités intellectuelles et morales, les coutumes, les traditions. Plus d’un rite cananéen a été inconsciemment canonisé dans le Deutéronome et le Code sacerdotal. Les formes extérieures du culte israélite, dont les anciens prophètes faisaient peu de cas, ont toujours été le lien réel de la communauté, parce que c’était là que tout le monde se reconnaissait, se trouvait  /[fol.  634] chez soi. L’adoption des pratiques s’était faite parallèlement à l’assimilation de la race : l’épuration en vint ensuite. Il eut été tout aussi impossible de démêler dans le type juif du Ve siècle les traits venus de Canaan que dans le Pentateuque l’apport des traditions non israélites. L’ensemble du culte, si diverse que fût la provenance de ses éléments, était un par l’esprit qui le pénétrait, qui était l’esprit de Moïse et des prophètes, et qui avait neutralisé, éliminé ou transformé l’esprit de la tradition païenne.}(q) Ce qui est arrivé dans la religion israélite est arrivé dans le christianisme catholique, mais en des conditions différentes, c’est-à-dire plus régulières. Supposé que l’on puisse démontrer l’origine païenne d’un certain nombre de rites chrétiens, ces rites ont cessé d’être païens lorsqu’ils ont été acceptés par l’Église. Supposé que le grand développement du culte des saints, des reliques, de la Vierge soit dû en quelque façon à l’influence païenne, il ne sera pas condamné par le seul fait de cette influence. Il paraît bien certain que si le christianisme fût demeuré le judaïsme et n’avait converti que les juifs, non seulement son développement cultuel, mais son développement hiérarchique et son développement doctrinal auraient pris une orientation toute différente de celle qu’ils ont eue réellement. Mais ne suffit-il pas d’énoncer l’hypothèse pour qu’on en perçoive /[fol. 635] l’absurdité intrinsèque et les funestes conséquences ? Le christianisme en restant juif ne pouvait être une religion universelle et s’il s’était développé dans le sens juif, il n’aurait pas été le christianisme. Et qu’on ne dise pas que le christianisme, pour être universel, n’avait qu’à dépouiller sa forme juive et qu’il n’avait aucun besoin de prendre une forme grecque, romaine ou germanique, qu’il aurait dû conquérir le monde par la seule force de ses principes. Les principes sont l’âme de la religion, mais les principes sans institutions sont une âme sans corps, quelque chose qui n’a ni réalité ni consistance dans l’ordre humain. Or les institutions, les formes extérieures et traditionnelles qui sont indispensables à l’existence et à la conservation d’une religion sont nécessairement adaptées de manière ou d’autre au milieu où elles s’établissent ; elles résultent même en quelque façon de ce milieu, l’adaptation se faisant par un travail d’action et de réaction réciproques, parce que si la religion marque de son influence les peuples qui l’acceptent, les peuples, comme les individus, donnent aussi leur empreinte à la religion qu’ils ont reçue. Le nombre et la variété des symboles sont quelque chose d’indifférent en soi ou de secondaire. Ce qui leur donne crédit est l’accoutumance ; leur valeur tient au sens qu’on y attache. 296

L’Évangile et le culte catholique Que vaut par lui-même le rite de la circoncision ? Moins que rien, car on peut le trouver grossier, absurde et ridicule. Néanmoins, au temps /[fol. 636] d’Antiochus Épiphane, quand il se trouva être le symbole de la fidélité au vrai Dieu, c’était quelque chose de sacré, de noble et de respectable. Il serait puéril de reprocher aux juifs d’avoir pratiqué la circoncision et aux prophètes de ne l’avoir pas condamnée. À aucune époque de l’histoire avant le grand ébranlement provoqué par le christianisme et la conversion des païens à Jésus en dehors de la Loi, l’idée de s’en passer ne pouvait venir à aucun juif pieux, et il eût été insensé de vouloir la supprimer. C’est la considération des gentils qui a décidé l’Église apostolique à ne pas l’exiger. Mais les gentils qui obtenaient ainsi d’être dispensés d’une coutume juive pouvaient bien obtenir d’autre part la consécration de leurs propres usages, à condition d’y joindre un sens chrétien. Ils ne pouvaient pas se retrouver dans le judaïsme ; mais pour se retrouver dans le christianisme ils avaient besoin d’y mettre quelque chose d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs habitudes religieuses, formes de pensée et formes de culte. Le culte ecclésiastique n’a rien adopté qui ressemble à la circoncision ; il a proscrit tous les rites sanglants des religions anciennes ; {en cela il a préservé, dans la mesure du possible et du nécessaire, son caractère spirituel.}(r) Mais de même que telle façon de se représenter Dieu, l’économie du salut, la rédemption, l’action de Jésus dans l’eucharistie peut n’être pas sans analogie ou rapport historique avec les conceptions philosophiques ou /[fol. 637] religieuses de l’antiquité gréco-romaine, de même le culte des saints et les formes extérieures du culte catholique peuvent tenir quelque chose des anciennes religions que le christianisme a supplantées. {Il était impossible que cela ne fût pas, du moment que le christianisme prenait la place de ces religions ; le christianisme ne pouvait devenir la religion des Grecs, des Romains, des Germains, sans prendre d’eux beaucoup de choses, sans se faire tout à eux, sans qu’ils entrassent eux-mêmes dans le christianisme et en fissent leur religion.}(r) Nous avons remarqué déjà que la foi populaire, c’est-à-dire le sentiment religieux des masses a précédé les définitions doctrinales de l’Église sur l’objet du culte chrétien. Le fait est plein de significations : c’est l’expression concrète de la qui réclame un culte approprié à toutes les conditions et au caractère du peuple croyant. La présence réelle du Sauveur dans l’eucharistie fut réclamée aussi impérieusement par la conscience chrétienne que la divinité de Jésus-Christ. Or il est certain que la divinité de JésusChrist n’est pas, à proprement parler, un dogme juif, ni l’eucharistie un rite juif. Le dogme et le rite sont spécifiquement chrétiens et d’origine apostolique ; ce qui n’empêche que dans la manière d’entendre le premier il y a quelque chose de la philosophie grecque, et dans la manière d’entendre le second quelque chose qui / [fol. 638] sans doute appartient au fond commun de toutes les religions mais qui ressemble plus au mystère de l’antiquité profane qu’à la conception exténuée du sacrifice dans le judaïsme postexilien. Le théologien n’a pas le moindre intérêt à contester des faits que l’historien est obligé de constater. Ces faits concordent avec les lois de l’histoire et de l’humanité. Reprocher au christianisme catholique de s’être fait grec, romain, germain dans son culte, c’est lui reprocher d’être venu, d’avoir vécu, de vivre encore chez les Grecs, les Romains, les Germains. [Nécessité du culte même pour les protestants.] Les protestants qui sont si désireux de ramener le culte à la simplicité et à la prétendue spiritualité de l’âge apostolique n’y ont pas vraiment réussi. Comme il était inévitable, leurs cultes portent la marque de ceux qui les observent. Ils ont 297

Alfred Loisy refait à leur usage le baptême et la cène, et ils ne peuvent pas se vanter d’avoir retrouvé le sens, on pourrait dire le sentiment qu’y mettait l’Église apostolique. En rompant avec la tradition, ils n’ont fait que rendre ce sens incertain pour euxmêmes, et inefficace dans la mesure où ils l’ont rendu incertain. Pourquoi ontils une cérémonie de la confirmation, des rites religieux pour les mariages et les funérailles, des ministres qui constituent, malgré tout et malgré eux-mêmes un sacerdoce régulièrement organisé ? {La raison de tout cela n’est /[fol. 639] pas précisément dans l’Évangile, que l’on invoque pourtant comme autorité, mais dans les besoins religieux des fidèles. Et la couleur générale des sectes et de leurs pratiques n’est-elle pas en rapport avec le tempérament des races et des natures où le protestantisme s’est étendu ? Luthéranisme allemand et calvinisme genevois et français sont deux ; l’anglicanisme fait trois, à moins que ce ne soit bien davantage. Tous ces cultes fondés sur le même principe sont(s) assez différents et si multiples que soient les causes de ces différences, elles se ramènent toutes au caractère et à l’influence des hommes qui ont pris et qui prennent part aux cultes dont il s’agit. C’est chose remarquable qu’ils ont parfois conscience de leur pauvreté, que leur sens religieux, chez eux comme ailleurs, réagit contre la spéculation théologique. Les efforts du ritualisme anglican pour se refaire un culte vivant sont singulièrement instructifs. Ils suffiraient presque à montrer la légitimité de tout développement catholique.}(r) [Évolution de la liturgie catholique.] Il nous est impossible et il n’est pas nécessaire de reprendre ici en détail toute l’histoire du culte chrétien pour montrer les nécessités particulières auxquelles ce développement a satisfait. {Après avoir indiqué la raison générale de ce qu’on nomme la paganisation du culte chrétien, nous avons simplement à montrer la forme historique et réelle de cette nécessité dans l’évolution du catholicisme.} (t) En ce qui /[fol. 640] regarde l’institution du ministère ecclésiastique, il est évident qu’une religion et un culte ne s’entretiennent pas tout seuls. Puisque le christianisme était devenu une religion, et que devenant une religion il était devenu un culte, il avait besoin de ministres. Des réunions nombreuses ne peuvent régulièrement et fréquemment se tenir sans chefs, présidents, surveillants, et même officiers subalternes qui en assurent le bon ordre. La collation du baptême et la présidence de la cène eucharistique ne pouvaient être abandonnées au premier venu. {Le collège des anciens, plus ou moins imité des synagogues, fut dans chaque communauté ce que le collège apostolique avait été d’abord dans la communauté de Jérusalem. C’était le commencement du sacerdoce, et cette institution résulta d’une vraie nécessité, elle était réclamée pour la conservation même de la religion chrétienne.}(t) L’attribution de la présidence aux anciens allait de soi ; et il était pareillement naturel que l’un d’entre eux eut la responsabilité principale et la première place dans la célébration de la cène. Il y avait là aussi une garantie de bon ordre et de régularité. L’hypothèse d’un roulement de fonctionnaires, d’une présidence exercée alternativement par chaque ancien, qui a été mise en avant par certains critiques n’a pour elle aucun témoignage ni aucune vraisemblance. À côté des anciens, il fallait des ministres d’ordre inférieur : ce furent les diacres. Quand le ministère extraordinaire des /[fol. 641] apôtres et les docteurs ambulants, quand celui des prophètes et celui des hommes extraordinairement inspirés tombèrent, comme ils devaient tomber, vers la fin du premier siècle, la charge ordinaire de l’enseignement se trouva dévolue aux chefs résidants, qui sans doute, l’avaient 298

L’Évangile et le culte catholique exercée plus ou moins depuis l’origine. À mesure que les communautés grandirent et que le service eucharistique, séparé de l’agape prit le caractère d’un acte liturgique, bientôt accompagné de lectures, de chants et de prières, le concours d’un plus grand nombre de ministres avec des attributions particulières devint indispensable. Quand il devint impossible de réunir dans le même lieu sous la présidence de l’évêque tous les fidèles d’une même ville, la liturgie fut présidée par un prêtre, là où l’évêque n’était pas, {comme elle l’était dans la réunion principale lorsque l’évêque se trouvait empêché.}(t) La hiérarchie de l’ordre résulta de besoins auxquels on dut pourvoir dans l’intérêt de la communauté. {On a vu déjà, par le simple exposé de leur histoire, comment la discipline de la pénitence fut commandée, en quelque sorte, dans ses transformations, par les conditions générales de la vie chrétienne aux différentes époques de l’histoire. Tout le développement du système sacramentel représente un effort de la religion pour pénétrer de son esprit toute l’existence humaine. Cet effort appartient à l’essence même d’une religion parfaite, et il ne faut pas s’étonner /[fol. 642] que le christianisme qui a pris à lui d’une manière absolue non seulement son fondateur mais les premières générations de ses adhérents, en leur demandant le sacrifice de leur vie et de tout intérêt terrestre, il ne faut pas s’étonner, disons-nous, que le christianisme n’ait jamais voulu laisser aucune partie de l’homme ni de l’existence humaine, en dehors de sa sphère d’action et d’influence. Il considère l’homme comme lui appartenant tout entier. Cette prise de possession est signifiée d’une certaine manière par tous les sacrements, et elle avait besoin de l’être. Le christianisme n’a pas échappé à la nécessité du symbole qui est la loi de la connaissance humaine. Il signifie donc et proclame son droit en même temps qu’il exerce son action sur l’homme par des symboles sensibles, rites et formules appropriés aux fins particulières qu’il se propose. Tout le système sacramentel est donc fondé sur cette double loi : le principe de domination universelle sur l’activité humaine qui est l’essentiel de la religion, et la nécessité pour cette domination de manifester et de réaliser son droit, d’assurer son action par le moyen de signes sensibles. Il va sans dire que le choix des signes et leurs modifications sont réglés par les conditions extérieures et historiques de l’institution religieuse. Ainsi en est-il pour les sacrements. Nous avons les conditions qui ont déterminé les signes du baptême, de l’eucharistie, de la confirmation, de l’extrême-onction, même /[fol. 643] ceux du mariage, qui sont une adaptation des coutumes romaines antérieures au christianisme. Les signes n’ont pas été précisément choisis ; ils étaient comme imposés par la tradition générale du passé, les habitudes de vie, les circonstances du présent. Le christianisme s’y est logé comme dans un abri indispensable qui se trouvait à sa disposition. Puis l’évolution des rites a été conditionnée d’un côté par les circonstances extérieures et matérielles de l’histoire ecclésiastique, de l’autre par l’évolution intime et permanente de la religion même et de la piété. Il fallait des signes sacramentels ; il en fallait un assez grand nombre ; ils ont dû être tels que les indiquaient les conditions de l’institution chrétienne ; et ils se sont modifiés, ils devaient se modifier sous l’influence des conditions extérieures et intérieures dans lesquelles cette institution a vécu.}(t) [Incarnation de Dieu et divinisation de l’homme.] C’est la loi de toute religion d’être sacramentelle. La vraie religion devra l’être plus que toute autre en ce sens qu’elle devra l’être plus parfaitement. On la reconnaîtra, non pas à l’absence de signes sensibles et de rites symboliques, mais à 299

Alfred Loisy l’équilibre complet, permanent, à la fois traditionnel et progressif de son système sacramentel. {De même, c’est la loi, la tendance innée de toute religion, d’être déifique, d’élever l’homme jusqu’à Dieu, en l’abaissant devant lui. L’on peut et l’on doit dire que, dans les cultes païens, l’apothéose de l’homme fut une colossale aberration. /[fol. 644] Il n’en reste pas moins comme un fait très digne de remarque et dont on ne saurait contester la portée réelle, la signification philosophique, la valeur probante en tant qu’indice du fondement essentiel et de l’objet de la religion, que dans toutes les religions connues, le culte de l’homme a été associé de manière ou d’autre à celui de Dieu. Dans le paganisme Dieu et homme se confondaient au détriment du premier. On sait la place que le culte des ancêtres a tenue dans beaucoup de religions païennes et qu’il tient encore, par exemple, dans la religion chinoise. Ici l’homme devient Dieu sans changer de nature, et c’est la Divinité qui est abaissée en lui. Ailleurs, le dieu de la tribu est adoré comme un ancêtre, bien que l’on ne voie pas en lui un être humain. Quelle que soit l’origine de ce dieu et de quelque façon qu’on se le représente, il n’est pas moins anthropomorphe que les précédents, à moins qu’il ne le soit davantage par le caractère qu’on lui prête. Le culte des rois censés de race divine n’a pas existé qu’en Égypte. Toutes les mythologies et même la Bible connaissent les mariages d’êtres célestes avec des êtres humains. Dieu est conçu comme un chef de famille, de tribu, de nation, à mesure que famille, tribus et nations se constituent. En adorant Dieu, même lorsqu’il ne se mettait pas à sa place, l’homme s’adorait en quelque façon lui-même, cédant à la nécessité de se représenter Dieu /[fol. 645] d’après ses propres expériences, et se projetant pour ainsi dire lui-même à l’horizon de son univers pour garantir à sa propre vie la sécurité qu’elle réclamait. Il y avait là une confusion que le christianisme a dissipée, tout en satisfaisant le besoin de déification qui existe dans la nature humaine, par le culte de l’Homme-Dieu. Car le christianisme rend à Jésus le culte que les juifs rendaient au Dieu invisible qu’un être humain n’aurait pu regarder sans mourir. Il a pu le faire sans tomber dans l’idolâtrie parce qu’il distingue en Jésus le Dieu éternel et la nature humaine dans laquelle il s’est manifesté sur la terre. Le Christ n’en est pas moins assis à la droite du Père, et l’humanité arrive en sa personne à la Divinité. On peut dire aussi qu’elle s’adore elle-même en Jésus ; mais on doit ajouter que, ce faisant, elle n’oublie pas sa propre condition ni celle de Dieu.}(u) [Sur l’efficacité du sacrement.] Le protestantisme libéral ne se prononce pas ouvertement contre la légitimité du culte rendu à Jésus. Il sait trop bien que la loi commune est liée à ce culte. Pour être conséquent avec lui-même, il doit le regarder et il le regarde comme une idolâtrie née du paganisme ancien. Car le culte divin rendu à Jésus se fonde sur la divinité de Jésus, et ce dogme, nous assure-t-on, « sous les formes d’une métaphysique transcendante n’est qu’une nouvelle mythologie »9. Le protestantisme orthodoxe a gardé le culte, comme il s’efforce de garder le /[fol. 646] dogme. Les libéraux qui n’ont plus aucune raison de rendre à Jésus des honneurs divins, font observer que les apôtres ne l’ont jamais adoré, même après la résurrection, et que Jésus n’a été pour les premières générations chrétiennes qu’un médiateur divin, celui avec lequel et par lequel on adore utilement le Père, non celui qui est adoré. C’est là

9. Sabatier, op. cit., 192.

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L’Évangile et le culte catholique un fait que l’historien n’a pas à contester. Mais combien faut-il que la nécessité d’un culte déifiant l’humanité soit irrésistible en elle, pour que d’un monothéisme rigoureux dont on a plutôt fortifié qu’atténué la formule soit sorti le culte d’un être humain, dont on n’a jamais voulu renier le caractère humain, tout en proclamant sa divinité ! Et comme si, malgré cette réserve, Jésus se trouvait maintenant trop haut et trop loin, la piété chrétienne s’est fait toute une hiérarchie d’intercesseurs au moyen d’esprits célestes et de ses ancêtres spirituels en tête desquels elle s’est plu à mettre la Vierge, Mère de Jésus. Ni le culte de Jésus, ni le culte des saints n’appartiennent proprement à l’Évangile ; ils sont nés spontanément et ils ont grandi l’un après l’autre, {puis ensemble, dans le christianisme déjà institué ou se constituant : car la prière « par Jésus » est née avec le christianisme et de là est venu le culte de Jésus.}(u) Ils n’en appartiennent pas moins l’un et l’autre à ce qu’on pourrait appeler en toute vérité la révélation pri- /[fol.  647] mitive, celle qui n’a jamais été spécifiée dans un enseignement formel et que l’homme porte écrite dans sa conscience religieuse. L’article qui constitue à lui seul cette révélation inexpliquée, et que Jésus a manifesté dans sa personne et sa vie autant que dans son enseignement, mais qu’il a manifesté le premier d’une façon claire, intelligible, exempte d’erreur, parce qu’il le portait réalisé en lui-même, c’est que Dieu se révèle à l’homme dans l’homme et que l’humanité entre avec Dieu dans une société divine. L’homme avait toujours cru cela et ne l’avait que vaguement compris ; il l’avait mal défini. Jésus le lui a fait entendre, et l’on peut dire que dès ce moment l’orientation de la prière a été changée, le nuage mythologique a été dissipé, {en même temps que la barrière du légalisme et de la révélation verbale était renversée.}(v) Ce qu’il y a de plus divin dans le monde n’est pas le fracas du tonnerre, ni la lumière du soleil, ni l’épanouissement de la vie sur la terre, c’est la beauté des âmes, la pureté du cœur, la perfection de l’amour dans le sacrifice, {parce que tout cela est le don souverain de Dieu à l’homme, la plus grande œuvre et la manifestation suprême de Dieu dans l’univers.}(v) Ainsi Jésus révéla aux hommes le secret de Dieu et de la religion ; parce que Dieu était en lui se révélant à nous. Ainsi les hommes sentirent qu’ils possédaient en Jésus Dieu révélé. Cette impression fut plus profonde chez les gentils qui ne connais- /[fol. 648] saient pas Dieu que chez les juifs qui le connaissaient mieux, {mais qui s’étaient accoutumés à l’adorer de loin dans sa majesté redoutable.}(v) Toujours est-il que l’éternel principe de la transparence du divin à travers l’humain reçut alors une application nouvelle, très nette et très féconde, que cette application fut la religion chrétienne et le culte de Jésus et ne pouvait pas être autre chose. Ce principe demandait même à n’être pas limité au culte de Jésus. Tous ceux qui avaient rendu témoignage à la révélation de Dieu en Jésus, qui n’avaient pas craint de mourir plutôt que d’en abandonner la certitude, qui en avaient démontré l’efficacité par la pratique des vertus chrétiennes, qui étaient morts dans la paix du Seigneur avaient reçu également sur leurs fronts un rayon de divinité. Ce n’était pas la pleine lumière, la plénitude de l’Esprit, {la filiation unique, absolue, directe, qui avait éclaté en Jésus,}(v) mais c’était une participation de ce don, quelque chose de lui, qu’on ne pouvait pas ne pas voir et qu’on devait saluer avec respect. Le royaume que l’on avait attendu avec tant d’impatience, on le voyait maintenant se constituer au-delà de l’horizon terrestre, par tous les bienheureux qui rejoignaient le Christ dans sa gloire et qui restaient unis comme lui, avec lui, par lui à l’Église qui continuait sur la terre la prédication évangélique, la préparation du règne de Dieu. Le culte des saints est donc le complément naturel du culte de /[fol. 649] Jésus. Et le culte de Jésus c’est le christianisme. Le christianisme sans le culte de 301

Alfred Loisy Jésus n’est qu’une philosophie qui voudrait garder le nom de religion, car elle ne retient que le dieu des philosophes et n’a plus aucune forme religieuse déterminée. {Elle n’est pas le monothéisme israélite, car le monothéisme israélite prend forme de religion dans le privilège qui fait du Dieu unique le Dieu propre d’Israël. Le christianisme est une religion et une (w) universelle parce qu’il incarne le Dieu unique dans le Fils de l’homme et qu’elle adore dans le Dieu fait homme le Dieu de l’humanité.}(v) Mais la nécessité profonde qui introduisit le culte tout religieux et moral de Jésus et des saints, à la place du culte des dieux païens, pures idoles en qui ne subsistait plus rien de divin, ne pouvait manquer de se traduire dans la liturgie sacramentelle et les pratiques extérieures qui sont les moyens sensibles de communion entre Dieu et les hommes depuis qu’il y a des hommes et que l’on pense à Dieu sur la terre. Le monothéisme juif avait eu ses sacrifices. Les cultes païens avaient eu aussi leurs sacrifices et leurs mystères. Toutefois, le judaïsme, la plus parfaite des religions de l’antiquité, la révélation de Dieu avant Jésus, fut plus rituel et sacramentel qu’aucune autre religion. Il n’y a pas de religion qui n’ait besoin de rites et de sacrements pour s’exprimer elle-même, se don-/[fol. 650] ner corps, affirmer son existence. {Plus la vie religieuse sera intense et plus le symbolisme cultuel sera développé : s’il ne l’est point quant à la multiplicité des symboles, il le sera quant à leur puissance de signification.}(v) Le christianisme fondé sur la manifestation de Dieu dans l’homme, sur l’incarnation ne pouvait échapper à la loi commune  : il devait seulement en montrer une application satisfaisante. La forme de son développement est bien marquée dans la qualité de son fondateur. Le christianisme sera la religion incarnée, comme Jésus est le Verbe fait chair. Inutile d’objecter que la conception du Verbe fait chair est grecque et ne représente pas l’idée que Jésus avait de lui-même. C’est l’interprétation exacte au point de vue de la philosophie antique, et qui ne serait pas trop difficile à interpréter dans le langage de la philosophie moderne, du fait attesté par les paroles évangéliques : « Nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils et ceux à qui le Fils le révèle ». Jésus est le Fils de Dieu en qui le Père nous est révélé. {Son spiritualisme religieux est très concret par ce côté. Jésus n’enseigne pas de théories sur la paternité et la filiation divines. Il y a Dieu, le Père céleste, et Jésus, qui seul, en qualité de Fils le connaît et le fait connaître. On peut dire que Jésus a pour formule de religion sa propre personne vivante.}(x) Il ne s’est pas démenti dans la dernière cène, lorsque figu-/[fol.  651] rant l’institution définitive du royaume par sa mort, il présenta le pain à ses disciples en disant : « Mangez, ceci est mon corps ». L’Église apostolique et la tradition catholique de tous les siècles restées sous l’impression de cette union réelle de tous les fidèles dans le Christ. La religion de Jésus, comme culte de Dieu, est représentée par Jésus lui-même ; comme société des âmes elle est figurée et constituée par l’eucharistie, qui est encore Jésus. Le christianisme catholique est la plus spirituelle, la plus symbolique et la plus réaliste de toutes les religions dans son spiritualisme et dans son symbolisme. Tout le culte chrétien figure et opère l’incorporation des fidèles au Christ, leur incorporation comme individus, comme chefs de famille, et comme membres de la société chrétienne. La prise de possession a été complète dès le début. Sa définition dans les actes sacramentels a été progressive. Mais elle a été ce qu’elle devait être : le développement du culte du Dieu incarné par qui s’opère la déification de l’humanité. Ainsi le grand développement cultuel du catholicisme n’a rien qui ne soit dans la logique spéciale du christianisme considéré comme religion. Si une première considération 302

L’Évangile et le culte catholique purement extérieure et historique nous le montre occasionné, nous ne disons pas produit, par les tendances du monde païen qui se convertit, une considération plus intime et plus philosophique nous oblige à lui attribuer des causes /[fol. 652] plus profondes à savoir la loi de toute religion qui réalise tout son effet dans la religion parfaite, et la loi propre du christianisme qui est la religion de Dieu révélé dans l’humanité, la religion de l’incarnation. Tout le système liturgique et sacramentel de l’Église est conséquent avec son principe : montrer Dieu à l’homme, associer l’homme à Dieu, par des symboles aussi réels et vivants que Jésus et l’eucharistie. Tous les rites sacramentels et toutes les pratiques de la piété catholique poursuivent ce but d’union à Dieu par Jésus dans la société de tous les siens. Tous par un côté rattachent l’homme à Dieu, par l’autre côté à l’Église, le tout en Jésus et par Jésus, lien de la foi et de la charité. Ainsi tout s’accorde dans le culte catholique avec le principe même du christianisme. Tous ceux qui ont voulu et qui veulent faire table rase de tout le développement sacramentel et cultuel du catholicisme ne vont pas, quoi qu’ils prétendent, à la restauration du pur christianisme, mais à la rationalisation de la religion, à la religion naturelle, à la suppression de toute religion réelle. On dit, il est vrai, que tout symbole peut être bon ; que le symbole est par luimême indifférent ; qu’il vaut par le sentiment qui l’anime et la signification qu’on y attache ; que chacun peut et même doit se faire son symbole approprié à son état d’âme. Et sans doute il faut reconnaître que l’immutabilité absolue n’existe pas plus dans l’ordre /[fol. 653] des symboles liturgiques et du culte que dans celui de la hiérarchie ecclésiastique et des dogmes chrétiens ; mais il existe néanmoins et il doit exister sous les changements extérieurs du culte et les modifications apparentes du système sacramentel une sorte d’identité permanente et substantielle qui est la condition même de leur valeur et de leur efficacité. On a beau protester contre la routine et la matérialisation du culte. La religion est à la fois personnelle et traditionnelle. Il faut qu’elle soit personnelle pour être vivante et traditionnelle pour se conserver. Le dogme religieux n’est rien pour l’homme qui ne se l’est pas assimilé ; il ne peut être assimilé s’il n’est enseigné. Pareillement, le rite, pris dans son application générale à l’homme créature religieuse, n’est rien s’il n’est compris par celui qui y participe et réalisé en lui ; mais il n’est pas compris sans le secours de la tradition qui le garde et l’interprète ; il n’est pas réalisé dans l’individu sans l’intervention de l’Église qui l’agrège à Dieu et à elle-même en Jésus. La tradition du rite est imposée par la même nécessité que le rite lui-même. Cette nécessité se fonde sur la nature de la religion et du christianisme, de l’homme religieux et chrétien. {Le symbolisme artificiel du christianisme individualiste ne serait qu’une création intellectuelle, une œuvre de raison pure ou d’imagination poétique, un pastiche de sacrement. Car les symboles ne valent pas précisément en tant que symboles, mais à condi- /[fol. 654] tion d’être, en quelque façon réels pour ceux qui s’en servent. Le vrai sacrement est celui qui donne Dieu, non pas celui qui figurerait simplement pour l’homme le Dieu qu’il cherche.}(y) Sur le terrain, la cause du catholicisme n’est pas difficile à défendre. Les philosophes admettront volontiers que la suppression du rite traditionnel et la négation de son efficacité réelle aboutissent à la ruine de la religion et que le protestantisme, dans la mesure où il a voulu et veut sacrifier le développement cultuel et sacramentel de l’Église se met en dehors des conditions normales de toute religion, spécialement du christianisme. Il reste néanmoins à résoudre une difficulté très grave en ce qui concerne l’efficacité même des pratiques cultuelles et des symboles sacramentels. Dans toutes les religions ils sont nécessaires, dans toutes les religions ils sont 303

Alfred Loisy jugés réellement efficaces. Mais ne semble-t-il pas aussi que cette efficacité tienne tout entière au sens qu’y attachent et aux dispositions qu’y apportent ceux qui y prennent part ? Or l’Église catholique entend que l’efficacité de ses prières et de ses sacrements ne procède pas de ces conditions subjectives, mais que l’intercession des saints, la volonté de Jésus, non le simple recours à Jésus et aux saints procure la grâce de Dieu et les bienfaits de sa Providence, que les sacrements agissent positivement sur le sujet qui les reçoit, et que celui-ci ne puise pas directement le salut dans les dispositions qu’il y apporte. La solution de cette difficulté n’appar-/ [fol. 655] tient (z) à la critique purement rationnelle et historique, mais plutôt à la foi, attendu que l’efficacité de la prière et celle des sacrements ne sont pas matière d’expérience scientifique, mais de ce qu’on pourrait appeler une expérience de foi. Il est impossible par conséquent d’en démontrer péremptoirement la réalité. Ce serait prouver par un procédé purement rationnel Dieu, le surnaturel et la révélation. La tradition des religions et celle de l’Église n’ont d’autorité absolue que pour les croyants. Elle atteste à l’historien qu’on a toujours cru à l’efficacité objective des rites sacramentels. De là résulte une preuve morale en faveur de cette efficacité. On peut aussi établir, croyons-nous, que les dispositions du sujet ne sont pas une explication suffisante de l’effet que les rites sacramentels accomplissent en lui. La foi apporte au problème une solution que la raison ne peut fournir et qu’elle doit accepter. /[fol. 656] [Objections des protestants contre le système sacramentaire catholique et réponses] Sur cette matière du culte catholique la critique protestante et rationaliste a formulé des objections qui de prime abord semblent embarrassantes ou même accablantes pour la théologie traditionnelle. Les sacrements peuvent-ils avoir une efficacité surnaturelle si Jésus, n’ayant pas songé à les instituer, n’a pas songé davantage à les douer d’une telle efficacité ? L’intercession des saints peut-elle servir à quelque chose après la médiation de Jésus et quand Jésus a mis l’âme en relation directe avec le Père céleste ? Les dogmes relatifs à Marie et son culte ne sont-ils pas fondés sur un échafaudage d’hypothèses qui n’ont pas la moindre racine dans l’Évangile de Jésus ni dans la tradition proprement apostolique ? Comment les sacrements peuvent-ils donc agir ex opere operato ? Quels pouvoirs peut donner l’ordination si le sacerdoce et la hiérarchie ecclésiastiques ne sont pas entrés dans les prévisions de Jésus ? Si Jésus lui-même n’a pas eu l’idée d’un sacrement perpétuel, existe-t-il de tels sacrements ? Si Marie est pour l’historien une simple femme qui n’a rien soupçonné des grands privilèges que la tradition chrétienne devait lui conférer, que penser de ses dons extraordinaires, de son culte, de la dispensation des grâces qui lui est attribuée ? Et quand même l’invocation /[fol. 657] des saints ne serait pas aussi étrangère qu’elle l’est réellement au christianisme évangélique et apostolique, ne répugne-t-il pas à la saine raison et à l’idéal d’une religion pure que les saints, comme les dieux d’Homère, s’intéressent à toutes les affaires des vivants, que saint Antoine de Padoue ait la spécialité de faire retrouver les objets perdus, que saint Hubert guérisse de la rage, que tel autre remédie à la stérilité des femmes, que l’eau de telle source, comme celle des fontaines sacrées de l’antiquité, guérisse les maladies, que la Vierge elle-même remplace Esculape, le dieu médecin pour soulager les infirmités de ses dévots ? Est-on vraiment plus assuré 304

L’Évangile et le culte catholique de son salut en portant sur soi un petit morceau d’étoffe qualifié de scapulaire, et s’épargne-t-on des années de purgatoire en égrenant un chapelet indulgencié ? Sauf le changement des noms et des étiquettes, le christianisme catholique n’est-il pas devenu, comme certaines formes du paganisme, une sorte d’exploitation du sentiment religieux au profit de l’institution ecclésiastique et au détriment de la vraie culture religieuse et morale des fidèles ? [Continuité des rites de Jésus à nos jours.] Ces difficultés semblent très graves. Peut-être, au fond, sont-elles un peu ridicules, s’il se trouve qu’elles ne soient pas réelles. La vertu du christianisme, la grâce de Jésus, la puissance surnaturelle de l’Évangile est dans l’Église et s’y maintient comme quelque chose de vivant, comme elle vivait en Jésus, et elle s’exerce par l’Église /[fol. 658] par les moyens et symboles dont elle se sert, moyens et symboles qui procèdent plus ou moins directement du christianisme primitif et de la pratique même de Jésus. Après tout, l’Église, héritière de Jésus, baptise comme lui, célèbre l’eucharistie comme lui, remet les péchés comme lui, et, puisqu’il faut aller jusqu’au bout, elle guérit les malades comme lui. Les guérisons de possédés et les autres miracles semblables de l’Évangile, si embarrassants pour une apologétique étroite et rationaliste ne sont-ils pas l’équivalent de certaines cures singulières qui se produisent même de nos jours, dont on ne peut pas plus contester la réalité que le caractère extraordinaire, et qui, vues de près, dans ceux qui en sont l’objet, dans la façon de les obtenir témoignent une foi presque matérielle dans sa simplicité, non d’une religion très pure ni d’une culture morale très élevée ? L’Église fait donc aujourd’hui ce que faisait Jésus, tout ce qu’il faisait elle le fait de la même manière et dans des conditions analogues. Elle ne se contente pas de prêcher et de prier ; elle imite Jésus qui mettait de la salive sur son doigt pour toucher les malades qu’il voulait guérir ; elle bénit les champs, les maisons, les personnes, elle chasse les démons. Jésus lui-même n’a-t-il pas chassé les démons, et ne faudra-t-il pas les chasser tant qu’il y en aura ? L’humanité se transforme lentement. La masse des hommes a été jusqu’à nos jours /[fol. 659] même dans les pays chrétiens, superstitieuse et dupe de son imagination. Ce n’est pas parce que l’Église a encouragé la superstition, pour autant que superstition il y a, que la superstition subsiste, mais parce que la superstition est ancrée, pour ainsi dire, dans les entrailles de l’humanité. {D’où l’on doit inférer que la superstition ou ce qu’on appelle ainsi, n’est pas en soi, dans sa racine, quelque chose de faux et de mauvais, c’est le besoin naturel qu’a l’humanité d’incarner Dieu et le bien pour les aimer, comme aussi de personnifier le mal pour le fuir. La superstition ne s’attache qu’aux symboles devenus insuffisants et par là même insignifiants, inefficaces. On peut dire que la superstition est de la religion usée. Mais la religion n’en retiendra pas moins nécessairement un élément sensible et symbolique, d’un symbolisme réel et efficace, tant qu’il y aura des hommes et qu’elle sera la religion.}(aa) Jésus et le christianisme ont pu donner Dieu aux hommes, le leur donner pleinement, ils n’ont pu le leur donner en faisant abstraction de la nature humaine ; ils ont dû le leur donner en quelque sorte par les sens, et selon qu’ils étaient capables de le recevoir. Un principe élevé domine, soutient, pénètre tout, relève la pratique vulgaire consacrée par son antiquité. Du moment que cette pratique est toute simple et naturelle, elle est garantie contre le risque de superstition. {Le baptême et l’eucharistie ne se présentent pas à cet égard dans les mêmes conditions que la circon- /[fol. 660] cision et les sacrifices sanglants. Le symbolisme réel de ces deux sacrements est profondément 305

Alfred Loisy religieux et le signe est si bien adapté à son objet qu’on ne voit pas pourquoi on séparerait jamais celui-ci de celui-là ; dans la pénitence, le mariage, l’ordre, il n’y a pas d’autre symbole que l’expression naturelle des choses ; dans la confirmation et l’extrême-onction, le signe sensible n’a rien de choquant ; il exprime simplement l’effet qu’on se propose. Les sacrements du christianisme ne sont donc pas à critiquer comme rites religieux. Ils sont tels que la nature humaine les réclame, que la religion les veut, et l’on ne voit pas comment le christianisme subsisterait sans eux. Or les sacrements sont l’essentiel du culte catholique. Tout le reste est accessoire et peut être modifié, se modifie même assez rapidement au cours des temps. Il y a, par exemple, dans le missel des Dominicains, une messe contra Turcos et haereticos qu’on ne dit plus depuis plusieurs siècles, même chez les Frères Prêcheurs. La succession incessante des pratiques désignées sous le nom de dévotions atteste le changement perpétuel qui se produit dans les éléments secondaires du culte catholique, où les exorcismes ne subsistent plus guère aujourd’hui qu’à l’état de souvenir.}(ab) [La doctrine de Trente et la nature du dogme.] Il est vrai, et nous ne l’oublions pas, que les sacrements chrétiens, d’après l’enseignement de l’Église, ne tiennent pas leur efficacité de la nature même des choses et de la nature de l’homme, qu’on leur attribue une efficacité /[fol. 661] surnaturelle qui résulte d’une volonté particulière de Dieu. À peine est-il besoin d’observer que l’efficacité des sacrements ne vient pas d’eux-mêmes ; car le signe est signe et ne vaut pour l’homme que par le sens que l’homme y attache ; c’est l’homme qui conçoit le signe et le signe, comme tel, n’existe que pour lui. Dans les sacrements chrétiens, le sens est plus élevé que la raison qui le perçoit ; il se recommande à la foi, qui l’accepte et ne le crée pas ; leur efficacité, comme leur idée, vient donc de plus haut que l’humanité ; l’une et l’autre ont leur source au-dessus de l’homme, en Dieu. Le concile de Trente a déclaré que les sacrements agissent ex opere(ac) operato, ce qui, sans doute, veut dire que le rite sacramentel a une efficacité propre, venant de son institution positive, et qui se produit infailliblement moyennant certaines conditions dont le défaut suffit à empêcher l’effet du sacrement, mais dont la seule présence ne suffirait pas à le produire. Le baptême donne la grâce sanctifiante : ce n’est pas le catéchumène qui se la procure par la foi en s’aidant du symbole rituel. L’eucharistie donne Jésus ; ce n’est pas le fidèle qui le crée en lui-même par le mouvement de la charité en se rappelant devant le pain et le vin la mort de Jésus. L’ordre confère un pouvoir divin ; ce n’est pas une simple commission transmise par ceux qui /[fol. 662] l’ont reçue d’abord mais une puissance surnaturelle qu’un homme par lui-même ne peut se donner ni communiquer à d’autres. Il en est de même pour tous les sacrements, où le signe est censé produire, par cela seul qu’il est appliqué dans les conditions normales de son institution, un effet divin sans proportion avec l’acte du sujet le mieux disposé qui se présente pour le recevoir. On doit observer cependant que les définitions de l’Église en matière de sacrements comme en toute autre matière dogmatique ont été destinées plutôt à prévenir ou écarter des opinions erronées qu’à fournir des notions positives et complètes sur le sujet. {Même les vérités qui sont affirmées dans les décrets des conciles ou des Papes ne le sont que par rapport à des erreurs que l’on veut rejeter.} (ad) Les dogmes de la trinité et de l’incarnation nous empêchent de concevoir Dieu comme une abstraction et le Christ comme un être purement divin ou purement humain. 306

L’Évangile et le culte catholique {Ils sauvent la réalité de Dieu et du Christ sauveur en écartant des conceptions rationnelles qui la ruineraient, mais ils ne fournissent pas, ils n’ont pas l’intention de fournir une définition adéquate, directe, rationnelle de cette réalité.} (ad) De même la définition de Trente sur l’opus operatum, est moins à considérer matériellement et en elle-même, car, prise de cette façon elle suggère à l’esprit une idée violente, une sorte de paradoxe qui se justifie par le mystère, que dans son rap- /[fol.  663] port avec les propositions contradictoires qu’elle a pour objet de condamner comme n’étant pas conformes à la tradition chrétienne et à la vérité de l’Évangile. L’Église ne veut pas laisser croire et dire que les sacrements ne sont rien par eux-mêmes, que ce sont des signes vides, que toute leur efficacité naît de la foi du sujet qui en use, de l’idée qu’il y attache, de l’impression qui résulte en lui de cette idée. Une telle façon de comprendre le sacrement est la négation même de la grâce divine, et, si elle paraît satisfaire la raison par son apparente logique, elle est contraire à l’expérience des hommes religieux. Si l’effet du sacrement dépend du bon mouvement intérieur, ce qui est vrai en ce sens que l’effet du sacrement consiste en un certain mouvement, une élévation, un progrès de l’âme vers Dieu, qui couronne le bon mouvement de la préparation en développant dans l’homme une nouvelle vigueur surnaturelle, d’où viennent ce don ou cet accroissement de vie surnaturelle qui est occasionné par le sacrement ? S’ils viennent de l’homme seul en face du sacrement, ce n’est pas un mouvement de grâce, {mais une conséquence naturelle de l’effort produit, et il n’est pas une âme chrétienne qui soit disposée à l’admettre.}(ad) En croirons-nous ceux qui usent des sacrements et qui en profitent ou bien ceux qui dissertent sur le sacrement sans l’avoir expérimenté ou en faisant abstraction de l’expérience ? Si le mouvement de vie surnaturelle vient /[fol. 664] de la grâce communiquée avec le sacrement, pourquoi ne pas l’attribuer au sacrement comme à sa cause morale ? L’idée d’une efficacité physique des sacrements n’est pas imposée par l’Église, et il n’est pas sûr, d’ailleurs, que les théologiens modernes soient au vrai point de la question lorsqu’ils discutent entre eux si l’efficacité des sacrements est physique ou morale. Ce n’est pas au sens des scotistes que l’on parle ici d’une efficacité morale, bien qu’on ne croie pas devoir parler non plus de leur efficacité physique au sens des thomistes(ae). On veut dire que l’efficacité des sacrements appartient à l’ordre religieux et moral, que les sacrements, en leur qualité de symboles réels sont élevés à la dignité d’instruments religieux, de causes spirituelles et morales, tout comme le langage est, dans l’ordre naturel, en tant que symbole, un agent spirituel, bien qu’il consiste dans un élément sensible. L’efficacité des sacrements signifie donc pour nous une efficacité réelle dans l’ordre de la grâce et de la sanctification. Que l’effet s’attache au signe sensible comme tel, en tant qu’instrument normal d’une communication spirituelle, il n’y a aucune difficulté à l’admettre et à retenir en ce sens l’efficacité physique des thomistes ; au contraire il ne nous paraît pas sans inconvénient de dire avec les scotistes que le sacrement ne serait que la condition extérieure établie pour la communication de la grâce, non le moyen efficace de cette communi- /[fol. 665] cation. La conception scotiste outre qu’elle favorise indirectement la conception protestante et rationaliste du sacrement, introduit une sorte de mécanique surnaturelle en contradiction avec le sentiment religieux de tous les temps et la mesure d’expérience que la matière comporte. Il en est des sacrements comme du langage, où la vertu des idées passe dans les mots, agit par les mots, se communique réellement, physiquement par les mots et ne produit pas seulement son effet dans l’esprit à l’occasion des mots. On peut parler de la vertu des mots, car ils contribuent très 307

Alfred Loisy efficacement à l’existence et à la fortune des idées. Tant qu’une idée n’a pas trouvé une formule capable de frapper les esprits par sa clarté au moins apparente, par sa netteté et sa vigueur, elle n’agit pas. Il est vrai que l’action de la formule dépend aussi des conditions historiques de sa production. Mais cette circonstance ne porte aucun préjudice à l’analogie qui existe entre les mots, expression naturelle des idées, moyen indispensable et souverain pour la communication des idées, et les sacrements expression et moyen de vie divine. Le sens des symboles sacramentels a été aussi déterminé par les circonstances historiques de leur institution et de leur emploi. De là vient en quelque façon leur efficacité : ce sont des signes appropriés à leur destination, comme les mots peuvent l’être ; ce sont des signes divins, parce que ce sont des signes essentiellement religieux, ce sont des /[fol. 666] signes chrétiens, parce qu’ils procèdent de Jésus-Christ. À tous ces titres, ils sont efficaces, et leur efficacité ne vient pas de celui qui les reçoit ; elle s’exerce en lui et sur lui ; elle tient essentiellement au lien qui les rattache à Jésus, qui en fait des actions de Jésus, et elle est conditionnée à la fois par les circonstances réelles de son application et les dispositions du sujet où elle s’exerce. On dira, si l’on veut, que la spéculation théologique est allée parfois en ces matières un peu plus loin qu’il ne convenait ; que les systèmes concernant le mode d’opération des sacrements, imaginés en dehors de tout contrôle, soit de la révélation, qui est muette, soit de la raison qui est incompétente, soit de l’expérience religieuse qu’on a rarement interrogée, ont quelque chose d’artificiel {et ne sont pas l’analyse véritable de l’organisme vivant qu’est le système sacramentel de l’Église.}(ae) L’insuffisance des systèmes ne fait aucun tort à l’organisme. Il n’en reste pas moins que l’efficacité divine qui émanait du Sauveur se perpétue dans les rites chrétiens adoptés par l’Église. Une vérité profonde se cache sous l’idée, facilement superstitieuse, que l’efficacité des religions tient à la bonne exécution des rites. C’est que toutes les religions, en effet, exercent leur influence par le rite, qui est l’expression nécessaire, la forme sensible, indispensable et communicative de leur esprit. De ce que le christianisme possède la plénitude de /[fol. 667] l’esprit religieux, il ne résultera pas que ses rites auront moins d’importance, mais qu’ils seront plus nécessaires encore et plus efficaces en même temps que dans tout autre culte. Nous n’entendons pas dire par là que l’action des rites chrétiens soit un effet d’ordre naturel. L’emploi des mots naturel et surnaturel peut prêter à bien des équivoques  : ces deux catégories de notre pensée se rejoignent dans le monde réel et ne constituent qu’un ordre au sein de Dieu. Mais la distinction est essentielle par rapport à nous. Les effets qui ressortent des lois mécaniques, physiques, physiologiques, psychologiques mêmes, pour autant qu’elles se résolvent pour nous en un système rationnel et coordonné, lequel, soit dit en passant, n’est qu’une ombre de l’enchaînement réel des choses, en un mot, tout ce qui nous apparaît dans un rapport logique et proportionné de cause à effet dans la série des phénomènes expérimentables, est naturel. Toute manifestation qui dépasse la force appréciable de la cause d’où elle sort est surnaturelle par rapport à nous. {Le surnaturel est l’action et la communication de Dieu débordant, en apparence du moins, sur la marche régulière de l’ordre créé. Cela étant, l’efficacité des rites est surnaturelle car elle dépasse non seulement leur puissance naturelle de choses quelconques mais celle de leur valeur significative, qui ne s’adresse directement qu’à l’intelligence, tandis que le rite agit réellement sur l’âme tout entière. En un sens, /[fol. 668] les rites de toutes les religions jouissent de cette efficacité ; si la théologie a souvent paru disposée à y voir une influence diabolique, c’est que leur 308

L’Évangile et le culte catholique action, visiblement funeste dans ses résultats, ne laissait pas d’être disproportionnée à leur nature et à leur signification. Il est vrai, à un point de vue général, que les rites religieux donnent Dieu ou le démon, qu’ils élèvent l’homme ou l’abaissent au-delà de ce qu’on pourrait attendre, à ne regarder que le rite en lui-même.}(af) On dira peut-être que le drapeau national, à ce compte, est aussi un sacrement, vu que l’enthousiasme provoqué par ce lambeau d’étoffe, même si l’on y joint l’idée qu’il représente immédiatement à l’esprit, est hors de proportion avec sa cause. Mais est-il bien sûr qu’il n’entre pas un peu et même beaucoup du sentiment religieux dans le patriotisme, et que la religion du drapeau soit une simple métaphore ? Le drapeau est le sacrement de la patrie, et il est telle circonstance où il en devient le symbole vivant. Il possède alors tous les caractères d’un symbole religieux, la notion de patrie, comme celle de famille, dont elle n’est que l’expansion, n’étant qu’en apparence des notions géographiques, ethnographiques ou généalogiques, et demeurant au fond des notions religieuses. La logique des sans-patrie et la théorie de l’amour libre sont irréfutables pour le rationalisme incrédule. On ne s’en défend que par un sentiment plus fort que /[fol. 669] tous les syllogismes et qui est une foi religieuse. {On parle avec raison des liens sacrés de la famille et de l’amour sacré de la patrie. Tout cela est de la religion ; tout cela confirme notre thèse de l’efficacité surnaturelle des symboles religieux.} (af) C’est vraiment par tous ces symboles que Dieu remue et transforme l’humanité. [L’efficacité des sacrements.] Avons-nous cependant légitimé par ces considérations la théorie du sacrement efficace par lui-même, en vertu d’une institution positive du Christ, avec sa matière et sa forme qu’on ne peut modifier sans détruire l’effet du sacrement ? Avons-nous ainsi démontré la présence réelle du Christ dans l’eucharistie et la transsubstantiation ? {Ce sont là des vues de foi, et nous savons déjà que les assertions de la foi ne comportent pas de démonstration absolue par la raison.}(ag) Nous avons dit aussi que les définitions de l’Église, ayant pour objet direct la condamnation d’opinions erronées, ont, en ces matières comme dans tout le reste, un caractère plus négatif que positif. Elles sont définitives par leur côté négatif, mais la conception positive qui est la contrepartie des opinions condamnées, en tant qu’elle est perfectible, n’est pas le dernier mot de l’Église et de la théologie. {La doctrine catholique de la grâce et des sacrements est en rapport avec la philosophie du moyen âge, dont elle est comme une partie intégrante, puisque la théologie et la philosophie scolastiques forment un seul système logiquement coordonné.}(ag) Cette /[fol. 670] philosophie n’est pas le dernier terme du développement humain ; le monde moderne l’a dépassée, en est sorti, et n’y rentrera jamais. Il importe assez peu que les sacrements soient censés composés de matière et de forme ; puisqu’on est obligé de leur appliquer artificiellement ces notions de l’ancienne philosophie, on pourrait sans inconvénient les laisser de côté pour considérer les sacrements en eux-mêmes pour ce qu’ils sont, des actes religieux doués comme tels d’une efficacité surnaturelle. Cette efficacité pourtant ne leur appartient pas simplement en tant qu’ils sont des actes religieux, mais en tant qu’ils sont des actes religieux chrétiens, qui sont rapportés au Christ par l’Église et dans lesquels vivent le Christ et le christianisme. Et si le Christ y vit et y agit, ce n’est pas que l’Église l’y ait mis elle-même, c’est qu’il y est resté, c’est qu’il y a toujours été agissant depuis le commencement ; c’est que tous ces actes sans avoir été directement et individuellement prescrits par lui comme des rites à garder ont été de manière ou d’autre exercés et 309

Alfred Loisy réglés par lui comme convenant à l’ordre du royaume céleste ou à sa préparation. Certes l’efficacité du baptême, de l’eucharistie, de tout le système sacramentel de l’Église a été voulu par lui, bien qu’il n’ait fait aucune détermination de rites, tout comme l’Église a été voulue par lui, bien qu’il n’ait pas réglé /[fol. 671] formellement l’institution de l’Église, comme le dogme chrétien a été voulu par lui bien qu’il n’ait imposé à ses disciples aucune formule doctrinale. Jésus a voulu donner aux hommes la grâce de Dieu, et Dieu, et lui-même. Il a voulu des prédicateurs de la vérité et des ministres de la grâce. Il a voulu un enseignement permanent jusqu’à la consommation des choses ; il a voulu la communication de la grâce par les moyens appropriés que lui-même avait pratiquement sanctionnés et dont tout le système sacramentel de l’Église n’est qu’une application développée. Les sacrements sont donc efficaces par l’action et la volonté même de Jésus, qui subsistent en eux et dans l’Église.}(ag) [Le système sacramentel dans l’institution chrétienne.] La façon dont les théologiens du moyen âge et le concile de Trente ont conçu la présence réelle de Jésus dans l’eucharistie et la transsubstantiation correspond aux notions qui étaient alors acceptées sur les lois physiques du monde et sur la composition des corps. Aucun amendement sérieux ne s’est produit à la théorie de la matière et de la forme, de la substance et des accidents, parce que l’Église est toujours lente dans ses évolutions doctrinales, et aussi parce que la science et la philosophie, de leur côté, au lieu de formuler une théorie nouvelle et consistante sur la nature des choses, ont plutôt renoncé en principe à donner une nouvelle théorie. Pour s’adapter aux tendances et à /[fol. 672] l’état de la science moderne, l’Église aurait beaucoup moins à apprendre un système nouveau qu’à oublier quelque chose de l’ancien. Il ne saurait donc être question de modifier les formules pour les accommoder à une autre théorie qui aurait bientôt le sort de toute théorie. Mais on pourrait corriger les formules de façon à les rendre intelligibles pour nos contemporains. Les théologiens ne s’aperçoivent pas qu’ils sont maintenant seuls à pouvoir comprendre ce que c’est que substance et accident selon la scolastique, matière et forme, puissance naturelle et puissance obédientielle. Le reste des hommes ne le sait plus et semble à tout jamais incapable de le rapprendre. Nous retrancherons-nous dans le mystère ? Cela est toujours possible et même nécessaire quand il s’agit du fond des choses, mais non quand il s’agit de formules ou d’idées communes. La reconnaissance du mystère ne consiste pas à faire tenir en face l’un de l’autre, par un artifice de dialectique, des termes qui partout ailleurs seraient contradictoires, mais à proclamer l’impuissance de la raison humaine à définir certaines choses autrement que par analogie, par une sorte de métaphore perpétuelle. {Ces choses que la raison ne peut définir sont Dieu même et tout ce qui tient au divin, la raison de l’univers, sa loi, l’action de Dieu dans le monde et dans les âmes.}(ah) Le sens chrétien est seul capable de comprendre l’efficacité des sacrements chrétiens. Il n’est pas utile d’y mêler trop d’anatomie scientifique. /[fol. 673] La présence réelle et le sacrifice de la messe, considérés dans leur objet essentiel, c’est-à-dire comme moyen de communier à Jésus et de rendre actuelle pour tous les temps et pour tous les hommes l’efficacité de sa mort rédemptrice, tiennent sans doute beaucoup moins qu’on ne croit, ou bien ne tiennent plus du tout à la définition philosophique de la substance. Ils procurent et signifient la vie permanente et indéfectible de Jésus dans et pour la foi de l’Église. Qu’on veuille bien ne pas se méprendre sur la portée des termes qui viennent d’être employés, comme 310

L’Évangile et le culte catholique s’ils exprimaient une présence de Jésus idéale, abstraite, non réelle qui ne serait rien que dans l’usage du sacrement et par la foi de ceux qui y participent. Il y a dans l’eucharistie autre chose qu’un souvenir fécondé par la foi du communiant. La vie d’une religion n’est pas dans les idées, ni dans les formules, ni dans les symboles, comme tels, mais dans le principe secret qui a donné d’abord une force attractive, une efficacité conquérante aux idées, aux formules, aux symboles. L’eucharistie n’est rien que par Jésus vivant encore sous les conceptions théologiques, les rites et les éléments matériels du sacrement. Ne faut-il pas croire, dira-t-on que JésusChrist, l’Homme Dieu qui a vécu sur la terre, est présent en corps et en âme sous les apparences du pain et du vin, qu’il reste dans chaque hostie, qu’il est enfermé /[fol. 674] dans le tabernacle quand personne ne s’occupe de lui et ne pense à lui ? {Sans doute, Jésus est présent dans l’eucharistie quand les fidèles ne songent pas à lui, comme le Dieu d’Israël était dans l’arche quand les prêtres étaient endormis, comme il était dans le temple quand personne ne l’adorait.}(ai) La présence de Jésus dans l’eucharistie ressemble à la présence de Dieu dans le monde, présence actuelle et qui pourtant n’a d’actualité réfléchie, d’efficacité consciente dans l’ordre religieux que pour la foi. Ce qui a fait la perpétuité de la présence eucharistique est la faculté permanente qu’a le symbole d’évoquer, de satisfaire, et de récompenser la foi. La théologie, en affirmant l’unité de la personne de Jésus et l’indivision de son être, enseigne assez clairement que l’existence de Jésus n’est pas multipliée en elle-même par l’eucharistie, mais seulement eu égard aux lieux où elle est réalisée par la foi et où elle peut agir sur la foi. Jésus dans l’eucharistie est, on peut le dire, un agent spirituel et il n’y a de matériel que le symbole apparent. Laissons les théologiens disserter à loisir sur les propriétés du corps de Jésus dans l’eucharistie, sur ses rapports avec la substance et les accidents du pain et du vin, sur les conditions toutes spéciales de la matière dans les corps glorifiés. Ces spéculations curieuses, presque indiscrètes, ont pu avoir autrefois de l’intérêt ; peut-être sont-elles maintenant plutôt un obstacle qu’une aide pour la foi. Nous ne pouvons plus savoir tant de choses, et nous ne sommes pas /[fol. 675] moins religieux que nos ancêtres pour les ignorer. Les formules ordinaires de l’enseignement catholique, celles qui servent à l’expression dogmatique et officielle de la foi, nous garantissent la profonde et divine réalité du sacrement. Prises à la lettre et relativement au temps qui les a produites, elles ont garanti la foi traditionnelle contre la théorie calviniste qui est insuffisante et la théorie luthérienne dont le mécanisme est presque ridicule. Elles ne contiennent pas formellement une théorie scientifique de la présence réelle et du sacrifice eucharistique. Elles nous assurent d’une présence et d’une efficacité réelles ; spirituelles, en un sens indépendantes de la foi {parce qu’elles résultent de la volonté de Jésus, et subsistant pour la foi qui seule nous introduit dans le monde surnaturel où règne l’action de Jésus.} (ai) Dans l’ordre des faits religieux le rôle de la raison ne consiste pas à mesurer tout à sa propre capacité, mais à s’empêcher elle-même d’affirmer l’absurde par manque de réflexion, ou de nier ce qui est réel par abus de raisonnement sur les données de la foi. Ainsi donc il y a dans tous les sacrements de l’Église une vertu sanctifiante qui émane du Christ. L’Église, on le remarquera, n’attribue cette vertu permanente qu’à des rites importants, dont l’usage aussi est permanent, de sorte qu’une interruption dans leur emploi ou dans leur efficacité serait une interruption de sa propre vie. Ils /[fol. 676] sont efficaces autant que nécessaires. Ils figurent et réalisent l’action perpétuelle, perpétuellement actuelle du Christ dans l’Église. On a raison de dire que Jésus les a institués, car ils sont une institution permanente issue de Jésus 311

Alfred Loisy et qui est efficace par lui. Les changements incontestables et importants qui se sont produits dans le régime et la collation de plusieurs, notamment de la pénitence et de l’ordre, ne leur ôtent pas le caractère et la valeur de sacrements du Christ. L’Église a toujours cru posséder en elle l’esprit de Jésus pour se gouverner et se régler en toutes choses. L’action de l’Esprit est liée aux formes de son gouvernement et de sa discipline pénitentiaire, aux actes qui signifient et énoncent la transmission des pouvoirs ecclésiastiques ou la rémission des péchés. L’Église remet les péchés sans jugement par le baptême ; elle a toujours cru pouvoir les remettre par un jugement après le baptême et n’a jamais cru pouvoir dispenser en principe les fidèles de ce jugement : c’est toute l’histoire des sacrements de baptême et de pénitence. Elle a toujours tiré son gouvernement d’elle-même, et jamais pourtant elle ne l’a livré aux fluctuations du suffrage populaire  : c’est toute l’histoire du sacrement de l’ordre. {L’institution sacramentelle n’est pas un organisme matériel, une machine construite par le Christ à seule fin d’être maintenue dans /[fol. 677] tous ses rouages telle qu’il l’aurait lui-même construite. C’est un principe, un mode d’action, transmis du Christ à l’Église, susceptible de modifications extérieures et d’applications variées, immuable seulement dans ce principe, dans ses directions générales, dans ses formes essentielles. Pour autant que ce principe et ce mode d’action se traduisent dans un organisme visible, l’Église en règle la marche et le fonctionnement, restant seule interprète autorisée des intentions de son fondateur et de la façon dont il convient de les exécuter. Le système sacramentel est la forme historiquement déterminée que prend l’institution chrétienne, l’Église, en tant qu’organisme sanctifiant, par le moyen duquel agit le Christ immortel.}(aj) [La prière.] La prière est comme les rites sacramentels une forme universelle, indispensable de la religion. Reprocher à l’Église d’encourager la prière serait lui reprocher d’entretenir la religion dans le monde. Mais il y a prière et prière. Le recueillement humble et confiant de l’âme en présence de Dieu est l’essentiel de la prière. Ses formes varient à l’infini. La méditation religieuse, l’adoration intérieure, le bon propos moral sont des prières. On prie aussi pour demander la pluie ou le beau temps, la santé, la fortune, et aussi les dons de grâce pour soi et pour les autres. Cette prière de demande est-elle encore une vraie prière ? Beaucoup de critiques protestants qui se disent chrétiens et  /[fol.  678] qui le sont à leur manière, une manière trop étroite et trop intellectuelle d’être chrétien, semblent ne penser pas grand bien de ces réclamations perpétuelles adressées à une puissance suprême qui doit savoir quel parti prendre si elle est souverainement intelligente, libre et juste, et qu’il est bien superflu d’importuner de sollicitations puisque son action a par rapport à nous un caractère de nécessité. Nous voyons toutefois que M. Sabatier admet que l’on demande à Dieu la santé d’un être chéri, que l’on croie même être exaucé, sans qu’il y ait miracle pour cela. Sauf la question particulière du miracle qui n’est pas réellement en cause, c’est la thèse des théologiens catholiques lorsqu’ils soutiennent que la prescience immuable de Dieu n’est pas un obstacle à l’efficacité réelle de la prière, parce que la science divine embrasse dans ses prévisions et la prière et l’enchaînement de causes qui en amènera l’exaucement. L’idée du Dieu qui octroie des faveurs comme un prince généreux n’est certainement pas exempte d’anthropomorphisme. Mais tout ce que nous pensons et disons de Dieu n’est qu’anthropomorphisme et n’en répond pas moins à une réalité. Le sentiment qui nous pousse vers Dieu comme à notre dernier refuge ne saurait être trom312

L’Évangile et le culte catholique peur. Certaines de ses manifestations peuvent nous faire sourire quand nous n’y sommes pas intéressés. Sous la requête la plus enfantine, il y a le sens infaillible qui relie la créature /[fol. 679] raisonnable et par elle toute la création visible à la conscience supérieure qui gouverne et embrasse l’univers de son éternelle étreinte. Il est sûr que Dieu ne nous secourt point par de petits moyens, de légers accrocs donnés perpétuellement à la marche régulière du monde. Il n’est pas moins sûr que le monde est autre chose qu’une grande machine, que nos prétendues lois physiques et mécaniques ne sont pas la loi supérieure et unique de l’univers, que l’Être moral est le fond de tout, qu’un Esprit infini se cache et se révèle en même temps sous le grand panorama de ce monde, et qu’il se communique aux intelligences particulières et bornées, qui émergent à la surface du tableau et dans un petit coin de ce monde. La prière est toujours efficace, bien qu’elle obtienne rarement ce qu’elle demande : donc la prière est bonne. On peut souhaiter qu’elle se rapproche de plus en plus des intentions de la Providence, qu’elle consiste à mettre la volonté de l’homme en conformité parfaite avec celle de Dieu, de façon que « la volonté du Père soit accomplie sur la terre comme au ciel ». Le recours de l’être particulier, faible et borné, à l’être infini, tout puissant et bon, ne cessera jamais sur la terre, et l’Église, en l’encourageant, favorise les desseins et l’œuvre de Dieu. On a vu plus haut comment le culte de Jésus tient au culte de Dieu même et le culte des saints à celui de Jésus. /[fol. 680] Les saints ne vivent pas seulement dans la mémoire de l’Église, mais dans son action présente, par l’esprit et l’influence qui leur survivent et qui marquent le long des siècles la trace de leur passage. Le culte de la Vierge et des saints est comme la prolongation et la garantie du culte de Jésus, la sauvegarde de l’incarnation, c’est-à-dire de la religion. Sa nécessité nous garantit sa légitimité. Son efficacité morale confirme à la fois et sa nécessité et sa légitimité. Les critiques des protestants et des rationalistes n’atteignent réellement que la forme de ce culte et non son principe qui défie toute attaque de raisonnement parce qu’il est fondé en réalité. Mais la forme qu’a prise le culte de Jésus, de la Vierge et des saints a été ce qu’elle a pu et dû être pour agir efficacement sur les hommes, dans les milieux et les temps où ce culte s’est développé. {L’esprit chrétien a vivifié et vivifie encore des pratiques en apparence mesquines, et presque superstitieuses, telles que le scapulaire, le chapelet, les prières indulgenciées, tout le système des indulgences dans sa forme actuelle de dévotion lucrative.} D’une manière générale l’intercession des saints se justifie par le même principe que la médiation de Jésus. Au point de vue réel, la Vierge et les saints sont comme des types religieux inférieurs au Christ mais unis à lui, /[fol. 681] menant à lui, agissant par lui et pour lui. Au point de vue du symbolisme théologique et de la conception populaire, le Christ est le grand intercesseur, et la Vierge un intercesseur subordonné, tout puissant par le Christ ; le pouvoir des saints est également subordonné à celui de Jésus. Le caractère symbolique de cette conception apparaîtra sans doute de plus en plus aux théologiens qui ne sont pas dupes des formules. Le gouvernement de ce monde, même celui des choses morales ne semble point partagé ainsi par provinces ni hiérarchisé entre les mains d’esprits subalternes ou de morts illustres. Et pourtant tout ce qui fut a une vie et une influence éternelle en Dieu où tout subsiste. {Supprimer l’intercession serait supprimer la prière. N’est-il pas vrai d’une vérité de fait que l’on va par Jésus à Dieu, par les saints à Jésus ? N’est-il pas vrai que le christianisme subsiste comme religion par la force que lui donne tout son passé, depuis Jésus jusqu’aux chrétiens d’aujourd’hui qui sont dignes de ce nom ? N’est-il pas vrai qu’on le diminue, qu’on mutile son être 313

Alfred Loisy et son action quand on le renferme dans les limites matérielles de l’Évangile ? N’est-il pas vrai que tous les fruits de l’Évangile dans le christianisme sont encore l’Évangile ? N’est-il pas vrai que recourir aux saints, c’est recourir à Jésus, et que recourir à Jésus c’est recourir à Dieu, que recourir à Dieu, c’est s’élever au-dessus de soi, c’est entrer dans la /[fol. 682] religion et la réaliser en soi ? N’est-il pas vrai que porter le scapulaire, dire le chapelet, gagner des indulgences sur les mérites des saints et pour les âmes du purgatoire, c’est se mettre effectivement dans la communion des saints, c’est-à-dire dans la communion de Jésus, c’est-à-dire dans la communion de Dieu ? N’est-il pas vrai que le culte catholique demeure un culte vraiment chrétien, une religion, la religion ?}(ak) Au moins, dira-t-on, serait-il sage de modérer ce culte dans certaines de ses manifestations et surtout de l’éclairer sur sa véritable portée. {Les considérations générales qui expliquent et justifient la prière d’intercession comme moyen de fixer l’âme en Dieu par l’intermédiaire des créatures en qui l’on reconnaît qu’il s’est particulièrement manifesté exigent aussi que cette prière diffère en esprit de la superstition païenne et ne se nourrisse pas d’illusions.} (al) Après tout, si saint Antoine de Padoue n’a pas vraiment la spécialité de faire retrouver les objets perdus, gagner le gros lot à la loterie, recevoir au baccalauréat les écoliers dévots et paresseux, si tel autre n’a pas le don qu’on lui prête, n’y a-t-il pas chance pour que la crédulité populaire fasse tous les frais de l’intervention surnaturelle, et n’est-il pas superflu d’adresser à ces saints des oraisons particulières dont la valeur religieuse et morale ne paraît pas supérieure /[fol. 683] à celles des prières qui s’adressaient au commun des divinités païennes ? L’Église, au lieu de tolérer ou de favoriser de semblables pratiques ne devrait-elle pas plutôt recommander aux écoliers de mériter le succès par le travail, à tous de veiller à leurs affaires, d’observer l’hygiène, de compter à la fois sur la Providence et sur eux-mêmes pour la conservation de leur santé ou l’entretien de leur ménage, sans y mêler tel patronage inutile ? Encore une fois, toutes ces pratiques ne sont pas à juger par le dehors qui souvent semble puéril et presque déraisonnable. La face des choses est double. L’homme vit entre la nature où tout paraît fatal et la conscience où tout paraît libre. Le monde est pour lui à la fois une grande machine sans entrailles et le spectacle que se donne à lui-même un être tout puissant. La contradiction que nous remarquons dans la conduite de l’homme demandant d’être dispensé de la fatalité existe dans sa nature et dans l’univers où il se trouve. Aucune prière n’est insignifiante ou ridicule pour l’homme de foi. À condition qu’elle ne méconnaisse pas Dieu et respecte sa souveraineté. Aucune prière n’est raisonnable pour le savant qui n’est que savant. L’oraison dominicale n’est pas à cet égard dans une position meilleure que la prière à Saint Antoine pour retrouver un objet perdu. La demande : « Donneznous aujourd’hui notre pain de chaque jour » n’est-elle pas, si on l’entend à la lettre, subversive /[fol. 684] de l’économie sociale ? La prière tire sa valeur du sentiment qui l’anime et qui en conditionne l’efficacité, non de l’occasion qui la provoque, ni même de l’objet sur lequel elle se porte directement. Son efficacité dans tous les ordres n’est pas douteuse pour l’homme de foi. L’efficacité réelle de la prière n’est pas plus contestable que l’existence du Dieu vivant. Du reste il importe de spiritualiser la prière. L’Église le fait autant qu’elle peut. {Les formes de dévotion qu’elle autorise ne sont pas pour elle une loi absolue, car ces dévotions peuvent se renouveler, se modifier, se rapprocher de plus en plus de la prière de simple abandon, d’activité humble et confiante que l’Église ne cesse pas de recommander, qui est la plupart du temps au fond des prières naïves dont nous venons de parler, et qui ne 314

L’Évangile et le culte catholique peut jamais exister dans l’humanité que sous une forme relative et proportionnée à la condition humaine.}(am) Il ne faut donc pas croire que l’on ait prononcé la condamnation du culte des saints, de la Vierge, du Sauveur lui-même, parce qu’on y aura trouvé une concession aux tendances de la religion populaire. Il est essentiel à la religion d’être une concession de cette sorte, et il est essentiel à la vraie religion d’en relever perpétuellement le caractère. Les tendances dont il s’agit sont une loi fondamentale de la religion et un facteur du développement religieux. Tout est sauvé quand on n’estime(an) pas les formes du culte au dessus et aux dépens de l’esprit qui doit les /[fol. 685] animer. On remarquera que le développement cultuel du catholicisme n’a jamais été et ne peut être indépendant du développement dogmatique. L’action et la réaction de l’un sur l’autre sont réciproques. Un des chapitres les plus remarquables que Newman10 ait écrits pour la défense du catholicisme est celui où il a montré comment la dévotion populaire a souvent fait reculer la froide logique du théologien, et comment la théologie n’a pas cessé partout de modérer l’essor de la dévotion populaire. La Salette, Lourdes, le culte de saint Antoine de Padoue sont les traits les plus voyants, non les traits dominants de la piété contemporaine. L’église n’impose à personne la foi aux apparitions de Lourdes et de la Salette ; elle ne transforme pas les pèlerinages en obligation ; elle ne décrète pas la sainteté particulière des sources miraculeuses ; elle ne sanctionne pas de son autorité les guérisons extraordinaires qui s’accomplissent en ces endroits célèbres. L’incrédule peut sourire et le protestant s’indigner. Tout compte fait après élimination des miracles qui n’ont existé que dans l’imagination de ceux qui en ont été le sujet ou de ceux qui les ont racontés, étant admis même que des guérisons réelles s’obtiennent par des procédés dont on entrevoit le secret, par une sorte d’entraînement enthousiaste provoqué par des hommes experts dans l’art de surexciter la passion reli-/[fol. 686] gieuse des foules, il n’en reste pas moins qu’une grande force apparaît dans tout cela (les charismes de l’âge primitif admirés par Harnack n’étaient pas très différents de cela). Accordons que cette force fut instinctive et presque aveugle ; qu’elle n’est pas dans ces manifestations l’expression la plus haute et la plus pure du sentiment religieux chrétien. Mais cet instinct ne serait-il point redoutable s’il n’était pas satisfait ? L’Église devrait-elle le combattre absolument, au risque de le faire dévier en superstition pure et en schisme contre elle ? L’épiscopat n’a pas d’abord favorisé le mouvement des pèlerinages, il y a été plutôt entraîné. L’initiative pour la construction d’une église monumentale au Sacré-cœur a été prise par des laïques et l’on raconte que le cardinal Guibert, qui était hostile au projet, fut obligé de se mettre à la tête de l’entreprise quand ses promoteurs eurent obtenu pour elle une espèce de sanction législative. C’est ainsi que l’Église enseignante suit parfois ceux qu’elle conduit. Il ne faut pas voir là une politique blâmable, une concession fâcheuse à la superstition des masses. On empêche ainsi l’instinct religieux de suivre absolument sa fantaisie, et de se livrer sans contrôle aux aberrations dont étaient coutumières les religions païennes. Cet instinct, qui est une des forces de la religion, l’Église ne peut pas /[fol. 687] plus le supprimer qu’elle ne doit l’abandonner à lui-même. Elle fait en sorte de le régler, de subordonner les pratiques aux

10. Via Media . Introd.

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Alfred Loisy principes, et les dévotions lui fournissent un moyen de maintenir et de répandre la religion. Les formes extérieures de la dévotion à un moment donné permettent jusqu’à un certain point d’apprécier la pureté et l’élévation du sentiment religieux dans ce temps et pour le milieu dont il s’agit, mais ne fournissent pas un critérium absolu pour juger la conduite de l’Église, qui, dans l’ensemble travaille à réaliser l’Évangile spirituel ; mais qui, dans la pratique, ne le réalise que d’une façon relative et conditionnée. La piété italienne et espagnole peut avoir des manifestations déconcertantes et même choquantes pour le Français du nord, un peu janséniste d’esprit, pour l’ Anglo-saxon positif, pour l’ Allemand spéculatif et rêveur. Cette piété n’est-elle pas, en définitive, tout ce que le christianisme a pu tirer des Italiens et des Espagnols ? Que peut-on demander à l’Église sinon un effort continu pour obtenir plus qu’on ne lui a jusqu’à présent donné ? Cet effort existe en dépit des apparences contraires. Les protestants sont obligés d’admettre que la dévotion au Sacré-cœur, si matérielle qu’elle ait pu menacer d’être, est devenue un des éléments les plus réellement évangéliques du catholicisme contemporain 11. C’est que l’esprit chrétien /[fol. 688] a pénétré jusqu’au fond de la dévotion et y a mis l’Évangile. Le même travail se fait pour toutes les autres dévotions et tout ce qui n’est pas assimilé ainsi à l’Évangile finit par tomber. On peut douter que Lourdes demeure indéfiniment une officine de miracles ; mais les congrès de piété pourront subsister. Saint Antoine perdra peut-être un peu de ses prérogatives extraordinaires, mais les œuvres de charité populaire qui s’attachent à son nom pourront vivre. Le merveilleux sensible cédera de plus en plus le terrain au merveilleux intime, à la régénération de l’âme, qui est le plus réel, ce qui ne veut pas dire que l’autre soit une illusion. Il est vrai, en un sens, que la religion ne peut pas rejeter le miracle et que la science ne peut pas le recommander, mais il n’y a pas d’opposition réelle entre l’affirmation religieuse et l’abstention scientifique. La religion affirme qu’il y a en toutes choses une volonté, une intention, un but moral, que cette volonté, cette intention, ce but sont souverains et ne connaissent pas de résistance dans la nature. La science affirme que tous les phénomènes s’enchaînent les uns aux autres et que nul effet ne se produit sans être amené par une cause proportionnée, laquelle d’ailleurs peut fort bien nous échapper. Ce n’est pas la négation du miracle, c’est une autre affirmation qui ne s’applique pas au même objet ou qui le prend d’un autre côté. La première assertion est /[fol. 689] le postulatum de la religion suggéré par la conscience et garanti par la foi ; la seconde assertion est le postulatum de la science suggéré par la raison et garanti par l’expérience. Toutes deux sont vraies, et, à la limite de l’infini constituent un seul principe libre et nécessaire, vivant et immuable, qui est volonté et qui est loi. Au point de vue de la religion, qui est le point de vue chrétien, tout est miracle. Au point de vue de la science positive, il n’y a pas de miracle et tout doit avoir une explication, tout phénomène déterminé sortir d’une cause déterminée. Ce sont les deux voix de l’humanité qu’il faut écouter l’une et l’autre, sachant bien que chacune d’elles est vraie dans son ordre et que leur contradiction apparente se résout en Dieu, là où l’énigme du monde a son explication éternelle et complète. La foi et la science n’ont pas à se combattre ni à se supplanter mutuellement, mais à s’éclairer l’une l’autre. La foi a un objet infini qu’elle atteint comme elle peut. La religion est son échelle de Jacob, avec ses degrés qui montent de la terre au ciel. À tous les degrés compris dans l’horizon de

11. Harnack, op. cit., III.

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L’Évangile et le culte catholique la terre, la foi au miracle, la prière, le sacrement sont l’appui de la religion, faute desquels, au lieu de s’acheminer vers les hauteurs célestes, elle s’évanouirait dans l’atmosphère. /[fol. 690] La science ne peut enlever à la religion ces appuis. Elle peut constater seulement que la foi en a besoin, qu’ils sont indispensables, donc légitimes en principe, et que ce sont des appuis. Il n’est pas en son pouvoir ni dans son rôle de démontrer ni de définir mathématiquement le principe divin de l’univers ni la loi qui préside à l’action de ce principe. Pour conclure, la dévotion à Marie et aux saints, qui tient tant de place dans la religion populaire, ne constitue pas dans la croyance officielle et dans le culte ecclésiastique un chapitre indépendant, moins encore un chapitre prédominant. La gloire de Marie et celle des saints est un objet de foi, mais comme un chapitre additionnel de la christologie. Au point de vue du culte on doit en juger par le rapport intime qu’ils ont avec le principe fondamental du christianisme, et ne pas considérer leur forme actuelle comme immuable et exclusive de transformations ultérieures. L’harmonie se fait dans le culte de Jésus. Les formes de ce culte qui ont beaucoup varié, au moins extérieurement depuis l’origine du christianisme, varieront certainement encore. On aurait tort de penser que ce sera pour se matérialiser de plus en plus. Le culte chrétien sera ce qu’il devra être pour répondre aux besoins et aux intérêts religieux de ceux qui auront à le (ao) pratiquer. « L’esprit souffle où il veut ». Le sentiment chrétien pénètre /[fol. 691] les humbles pratiques de la pauvre femme, du paysan inculte à qui leur éducation et leur genre de vie ne permettent pas un exercice de la pensée sur les sujets religieux. Bien aveugle serait celui qui penserait trouver moins de christianisme réel et raffiné vivant dans l’Ave Maria de ces petites gens que dans la religion toujours un peu abstraite et quintessenciée des théologiens. Les critiques protestants, quand ils s’étonnent que l’esprit chrétien subsiste encore dans le catholicisme malgré l’Église, la foi malgré les dogmes, la vraie piété malgré la multiplication des pratiques extérieures, prennent pour des obstacles les garanties réelles et les conditions normales des biens que le christianisme a mission de donner au monde et que leur théorie de pur Évangile est incapable de lui procurer. Toutefois les jugements défavorables qu’ils portent sur l’Église catholique n’ont pas été conçus a priori. {Ils se trompent, mais leur erreur s’est fondée sur des apparences de raison.} (ap) Il s’agit maintenant de voir comment l’attitude de l’Église a pu donner lieu aux méprises que l’on commet journellement à son sujet, et aussi de montrer comment elle n’est pas, quoi qu’on dise, l’institution immobile, fermée à tout progrès, le royaume de la mort, de l’ignorance, de la politique vulgaire et du fanatisme aveugle qu’on l’accuse d’être. {Ici nous quit- /[fol. 692] tons le domaine de l’histoire ancienne pour entrer dans celui des faits contemporains. Nous avons vu comment l’Église catholique a toujours été « le petit troupeau » de Jésus. Voyons comment elle se comporte aujourd’hui, quelle est sa situation à l’égard du mouvement des idées, à l’égard de la science, de la raison de la société moderne, et si l’on peut dire encore qu’elle est « la lumière du monde ».}(ap)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. La version dactylographiée saute ici la numérotation de vingt folios. b. Dans le premier paragraphe, Loisy abrège un peu la première rédaction et garde le silence sur les judéo-chrétiens, qui y étaient mentionnés. Tout en indiquant que la prière des disciples de Jérusalem demeure fidèle aux coutumes du culte juif, Loisy distingue le rite eucharistique comme « spécifiquement chrétien » et cette conviction est ramassée dans une brève phrase propre à la seconde rédaction. c. Autog. : ont. d. Addition de la seconde rédaction  : passant à la période où les communautés chrétiennes se sont détachées du judaïsme, Loisy insiste longuement sur le point que leur culte n’était pas seulement « spirituel ». e. Précisions de la seconde rédaction sur les écarts qui séparent le culte chrétien au premier siècle et son état actuel dans l’Église catholique ; font exception le baptême et l’eucharistie, demeurés plus proches de leurs origines. f. Dact. om. : et. g. Précisions de la seconde rédaction sur l’histoire du sacrement de pénitence. h. Le début du texte dans la seconde rédaction abrège un peu l’histoire des débats entre « réalistes » et « symbolistes » dans l’eucharistie ; Loisy précise son point de vue dans une brève addition de la seconde rédaction : il s’agit d’un « réalisme spirituel ». i. Dact. ad. : l’acte commémoratif de la mort de Jésus était conçu [sic] comme un véritable sacrifice. j. Addition de la seconde rédaction précisant le processus d’introduction de la théorie sacrificielle dans le sacrement de l’Eucharistie. k. Addition de la seconde rédaction sur l’évolution de l’acte communautaire vers la dévotion privée. l. Précisions de la seconde rédaction sur l’intervention de l’Église dans la législation du mariage. m. Addition précisant comment l’apparition du septénaire sacramentel illustre la théorie du développement et invite à distinguer (comme Loisy vient de le faire un peu plus haut) entre le « rapport absolu » avec le fondateur du christianisme et le rapport « du point de vue historique ». Loisy fait appel aux témoignages divergents, en sacramentaire, des théologiens médiévaux, même peu connus comme Robert Pull (XIIe siècle) et Robert Bandinelli, le futur pape Alexandre III.  n. Une addition précise que le culte du christianisme primitif était moins « spirituel » que l’on ne pourrait le croire. o. L’histoire du culte marial présente quelques additions par rapport à la première rédaction. p. Dans la seconde rédaction, Loisy ramasse en une énergique formule l’objection protestante affirmant la « paganisation » du culte chrétien par le catholicisme romain et il y oppose une réponse générale, consistant à considérer l’évolution du culte catholique comme soumise à un « principe » de développement. Il ressortira des explications ultérieures que ce principe est celui de « l’incarnation » du divin dans des formes sensibles. q. Au cours d’un paragraphe substantiellement identique dans les deux rédactions, mais mieux rédigé dans la seconde, Loisy indique que le culte israélite a subi aussi, du temps de l’Exode à la période post-exilique, un développement, au cours duquel ont été assimilées bon nombre de pratiques païennes, qui ont reçu un autre sens, et qui ont été progressivement purifiées. De même, comme le soulignent deux additions de la seconde rédaction, le christianisme primitif s’est fait grec, romain, germain pour implanter sa

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L’Évangile et le culte catholique prédication au milieu de peuples non-juifs, mais, en se dégageant de la ritualité juive, il avait manifesté son caractère tout « spirituel ». r. Des additions généralisent l’observation de Loisy sur la relation entre la forme particulière d’un culte et son contexte social. s. Dact. : sans. t. Nombreuses précisions nouvelles sur les circonstances et les événements qui ont produit l’évolution du culte catholique. u. Addition indiquant comment le besoin de proximité avec le divin a fait naître le culte de Marie et celui des saints. v. Nombreuses additions indiquant comment le culte catholique, à l’instar de l’Incarnation du Verbe de Dieu en Jésus de Nazareth, transmet quelque chose de la lumière divine à travers l’épaisseur des signes matériels. L’universalisme de ce culte l’arrache à toute détermination particularisante. w. Autog. et dact. om. : religion. x. Loisy a réécrit un passage sur le caractère symbolique du culte catholique. y. Addition destinée à préciser comment le culte catholique, quoique toujours symbolique, est en même temps « réaliste » (il produit ce qu’il signifie). z. Autog. et dact. om. : pas. aa. La seconde rédaction reprend le développement sur la superstition de manière plus nuancée et plus élaborée. Mais, dans les deux rédactions, Loisy refuse d’opposer catégoriquement « superstition » et « religion ». ab. Addition de la seconde rédaction : La finalité « relevée » des sacrements chrétiens provoque une purification des rites matériels et l’on ne voit pas ce que pourraient comporter de choquant les rites des sacrements chrétiens. ac. Dact. : opera. ad. Loisy nuance les expressions trop polémiques employées dans la première rédaction. Par exemple, à propos de la formule tridentine déclarant que les sacrements agissent ex opere operato, il remplace un ironique « si cette formule veut dire quelque chose » par « ce qui, sans doute, veut dire » (« que le rite sacramentel a une efficacité propre »). Pour mettre cette formule à sa juste place dans la théorie sacramentaire, il revient d’abord à une affirmation fondamentale, mieux précisée dans la seconde rédaction : les vérités affirmées par l’autorité de l’Église sont presque toujours la condamnation d’erreurs, elles ont donc d’abord et avant tout une portée négative. La théorie catholique a pour but d’écarter la conception selon laquelle le sacrement ne serait que l’expression de la foi du sujet et non l’ouverture à une action divine qui prévient et accompagne le mouvement de l’âme. Les explications de Loisy sont souvent précisées par de brèves additions de la seconde rédaction. ae. Loisy a supprimé de la seconde rédaction une phrase polémique dirigée contre les discussions médiévales sur l’efficacité des sacrements et il formule sa pensée de manière plus construite. af. Loisy développe sa première rédaction, pour analyser de plus près les analogies entre l’efficacité sacramentelle et l’efficacité symbolique en général. ag. Se demandant si cette considération de l’efficacité du symbole rend suffisamment compte de la théorie sacramentaire catholique, comme on la trouve exprimée en particulier dans les décrets de Trente, Loisy répond qu’il faut toujours distinguer la foi de son expression dogmatique, qui emprunte à la théologie médiévale, laquelle est héritière de la philosophie antique. Il ajoute ici un développement important sur la continuité Christ/Église/sacrements pour expliquer en quel sens il est possible de soutenir l’institution des sacrements par le Christ (il les a voulus dans la mesure où il a voulu l’avènement du royaume).

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Alfred Loisy ah. Loisy revient sur l’idée de « mystère »  : ce terme ne signifie pas ce qui contredit logiquement la raison mais ce qui, dépassant notre raison, ne peut être défini autrement que par analogie. ai. À propos de l’efficacité des symboles sacramentels, Loisy adoucit ses expressions dans la seconde rédaction. Il se demande s’il y a présence réelle du Christ dans l’eucharistie quand personne ne s’en occupe. Il avait écrit : « Iahvé, demanderai-je à mon tour, était-il dans l’arche quand tout Israël dormait à l’entour ? Était-il dans le Temple quand personne ne l’adorait ? » (ms.  15 634, f. 76v°, dern. lignes). Ces interrogations sont redressées en propositions affirmatives dans la seconde rédaction. Cependant intervient tout de suite une correction  : la présence constante de Dieu dans le monde comme dans l’eucharistie n’a « d’actualité réfléchie, d’efficacité consciente » que pour la foi (ici, reprise de la première rédaction). aj. Une autre addition de la seconde rédaction s’insurge contre l’assimilation de la sacramentalité catholique à une grosse machine  : il faut la saisir en son principe, la continuité d’une vie puisée aux sources du royaume de Dieu. Toutes ces additions de Loisy interviennent au cours d’une explication sur la sacramentalité catholique très développée dans la seconde rédaction. ak. Réfléchissant aux formes de la prière catholique qu’on peut qualifier de nonsacramentelles, Loisy observe que l’anthropomorphisme est la condition indépassable de tout langage sur Dieu : la prière de demande, en son sens le plus profond, entend exprimer que, pour la foi, le monde n’est pas une grande mécanique seulement réglée par des lois physico-chimiques, et qu’il est l’œuvre d’une volonté infiniment intelligente et bonne. À cette observation déjà effectuée dans sa première rédaction, Loisy ajoute quelques réflexions et affirme sans hésiter : l’ensemble du culte catholique culmine vers la reconnaissance de la médiation de Jésus-Christ et il forme comme une branche pratique de la christologie. al. Addition par laquelle Loisy exprime clairement l’objection faite à la prière de demande par l’homme conscient de ses propres pouvoirs dans le monde. am. Addition par laquelle Loisy répond que la préférence de l’Église va à la prière d’abandon et qu’elle tend à éduquer les fidèles en ce sens. an. Dact. om. : n’estime. ao. Dact. : la. ap. Parvenant à la fin de ce chapitre sur l’Évangile et le culte catholique, Loisy, par petites touches ajoutées à la première rédaction, se demande si la critique des protestants contre les aspects matériels du culte catholique n’est pas parfois fondée et il en arrive au tournant du livre : toute remarque critique sur la vie du catholicisme ne va-t-elle pas se heurter au « régime intellectuel de l’Église catholique » ? Sur les notes (A) Les passages entre < > ont été omis par dact. (B) Les erreurs de dact. sont corrigées.

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/[fol. 693] CHAPITRE VIII LE RÉGIME INTELLECTUEL DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE

{Que le lecteur ne s’effraie pas du titre donné à cet article et qu’il veuille bien n’en être pas scandalisé ! Ce titre répond si exactement au sujet qu’il serait impossible d’en trouver un meilleur et que sa sincérité doit servir d’excuse à ce que sa forme a d’un peu insolite et presque d’insolent. N’est-il pas vrai que l’Église catholique possède un régime intellectuel dont elle fait à tous ceux qui lui appartiennent l’application la plus étendue, soit par l’enseignement pastoral qu’elle distribue aux fidèles, soit par la formation théologique qu’elle donne à ses prêtres et à ses religieux, soit par l’éducation de la jeunesse qui lui est confiée ? Toutes ces formes de l’enseignement ecclésiastique ont un esprit commun et un but identique, avec le même fonds d’instruction religieuse. Le régime existe et l’on peut en voir les résultats. Selon les protestants et les rationalistes incrédules, les catholiques /[fol. 694] languiraient, bon gré mal gré, qu’ils s’en aperçoivent ou non, dans un état de perpétuelle minorité. À tous ceux qui, ayant conscience de leur autonomie intellectuelle, répondent qu’ils sont parfaitement libres de satisfaire à toutes les exigences de la raison et de la critique sans qu’il en coûte rien à leur foi, on oppose une fin de non-recevoir : ou bien on ne leur accorde pas de véritable esprit scientifique, ou bien on parle de la cloison étanche qu’ils ont su maintenir entre leur science et leur foi, ou bien on leur déclare qu’ils ne sont pas de bons catholiques et que leurs prétentions à l’orthodoxie feraient sourire le théologien le plus novice.}(a) De leur côté nos théologiens font grand éloge de la liberté que l’Église catholique assure aux progrès de toutes les sciences sacrées et profanes, et de l’avantage qu’elle leur procure en les garantissant d’erreur par la surveillance que la théologie exerce sur elles. C’est justement cette surveillance que les adversaires du catholicisme regardent comme un principe de servitude. Les mêmes théologiens qui reconnaissent en théorie la liberté de la science font une guerre acharnée à toutes les hypothèses ou conclusions nouvelles qui se produisent sur n’importe quel terrain : philosophie, sciences naturelles, histoire ancienne, exégèse. Frappés de ce fait les rationalistes considèrent qu’il n’y a pas de vraie liberté pour la science dans l’Église catholique, /[fol. 695] et il est certain qu’ils n’y voient pas régner, non seulement en matière de sciences religieuses mais en toute autre science qui a quelque rapport avec la théologie, la liberté dont ils usent eux-mêmes. {Les protestations générales en faveur de la liberté les touchent beaucoup moins que l’attitude réelle de l’Église et des théologiens dans tous les cas particuliers où le mouvement de la science est 321

Alfred Loisy venu à l’encontre d’opinions reçues.}(b) Et il faut bien avouer que la liberté, pour être réelle, a besoin d’exister ailleurs que dans les formulaires dogmatiques. S’il ne s’agit que de principes abstraits, les savants catholiques sont les plus libres des hommes  : toutes les sciences, a dit le concile du Vatican, sont libres dans leur ordre, selon leur objet et leurs méthodes propres. Mais là n’est pas la question. {Il s’agit de savoir si, dans la pratique, le contrôle de la théologie, dont le concile du Vatican affirme aussi la nécessité, ne s’est pas exercé et ne s’exerce pas encore au détriment de la science et de la liberté dans l’ordre scientifique, si le catholique sincère qui veut être en même temps un savant sincère ne rencontre pas sur son chemin des difficultés moralement insurmontables, et si le moindre risque auquel il s’expose n’est pas de compromettre sa réputation d’orthodoxie aux yeux de ses propres coreligionnaires. De tels abus, s’ils existent, ne prouveront rien contre le principe du catholicisme : ils prouveront seulement que ce principe a besoin d’une application nouvelle plus large, plus haute, et qui n’en serait pas moins efficace.}(c) /[fol. 696] I [La censure du Magistère et l’étude scientifique de l’Écriture] [Critique biblique et théologie.] Bien que l’Église admette en principe l’autonomie des sciences dont l’objet est distinct de celui de la théologie, et même l’indépendance relative de la philosophie, il est une science qu’elle n’a pas jusqu’à présent traitée comme libre, c’est celle de ses origines, c’est-à-dire la critique des Livres saints, l’histoire de la religion d’après les Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament considérées comme sources historiques et non comme documents de révélation. Elle n’a pas nié formellement l’autonomie de l’exégèse critique, parce que, ni au concile de Trente, ni au concile du Vatican, l’on n’a examiné si la Bible pouvait être, comme tout autre livre ancien, l’objet d’analyse et de critique purement rationnelle et historique, abstraction faite de l’autorité qui lui appartient dans l’enseignement ecclésiastique. La question n’avait jamais été nettement posée chez les catholiques, ni même chez les protestants. Pour les protestants orthodoxes, la Bible est la source permanente de la révélation, que l’on veut opposer à la tradition de l’Église. Pour les protestants libéraux et rationalistes, l’Écriture, avant d’être étudiée pour elle-même, a été exploitée contre toute tradition et contre elle-même ou du  /[fol.  697] moins contre l’autorité absolue que le protestantisme orthodoxe lui attribuait. Ce sont les principes, les procédés et les conclusions de cette exégèse anticatholique, parfois même antireligieuse, que l’Église a jugés et condamnés, revendiquant pour elle seule le droit d’interpréter authentiquement les Écritures et imposant à tout catholique l’obligation de les expliquer, en tout ce qui touche à la foi et aux mœurs, selon le sens adopté par elle et conformément à la tradition des Pères. Entendue dans la stricte rigueur de son objet, la règle établie par le concile de Trente et confirmée par le concile du Vatican s’applique au commentaire doctrinal, théologique ou pastoral de l’Écriture considérée comme source de l’enseignement chrétien ; elle défend d’en extraire des dogmes contradictoires à ceux de l’Église ou différents de ceux-ci ; elle prescrit d’y retrouver les dogmes de l’Église là où l’Église les voit, de suivre en général dans l’interprétation dogmatique de l’Écriture l’analogie de la foi, c’est-à-dire l’enseignement de l’Église dans le temps présent. Cette règle n’atteint pas réellement l’exégèse historique dont les conclusions n’ont rien d’ab322

Le régime intellectuel de l’Église catholique solu et ne contiennent pas plus la négation que l’affirmation d’aucun dogme. {La connaissance historique de l’Écriture et du développement  /[fol.  698] religieux hébréo-chrétien est aussi véritablement distincte de l’interprétation théologique de la Bible, que la philosophie est distincte de la théologie. C’est une science à part et non une branche de la théologie. Mais l’état réel des choses n’est pas celui qui résulterait de ce rapport théorique.} (d) La critique biblique n’est pas née de la théologie, mais malgré elle. Elle a grandi en dehors de toutes les orthodoxies et elle ne s’est pas défendue de les attaquer. La théologie et l’orthodoxie, même et surtout l’orthodoxie catholique, se sont généralement comportées comme si la critique biblique n’avait aucun droit à l’existence. On s’était accoutumé au moyen âge à faire rentrer toute science dans le cadre que dominait la théologie, et la science de l’Écriture n’était pas conçue autrement qu’en auxiliaire de la dogmatique. On ne lui voyait pas, on ne lui voit pas encore d’autre raison d’être. L’attitude de Bossuet à l’égard de Richard Simon figure assez bien celle de la théologie à l’égard de la critique depuis trois siècles. On ne veut pas qu’elle existe. On n’a pas même l’idée qu’elle puisse exister ; on s’efforce de lui barrer tous les chemins par où elle essaie de se faire jour. {De même que Bossuet ne veut pas savoir ce que l’examen direct des textes bibliques a pu révéler à Richard Simon, le pape Léon XIII, dans son encyclique sur l’étude de l’Écriture sainte ne laisse même pas soupçonner que la critique biblique /[fol. 699] pourrait être et prétend être une science spéciale, une science proprement historique, ayant pour objet l’examen et l’exploitation des documents bibliques, l’étude des origines de la religion. Il est certain que les écrits bibliques peuvent être l’objet d’une semblable étude, comme tout autre document de l’antiquité ; que leur qualité de livres inspirés ne change aucunement leur situation à l’égard de la critique, parce que la critique les étudie, pour ainsi parler, dans leur nature, laquelle subsiste dans l’inspiration et n’est pas modifiée par elle en ce qui concerne la réalité de leur témoignage historique ; que les conclusions de critique littéraire et historique en tout ce qui est du domaine de la critique et de l’histoire sont affaire de science et non de théologie ; que l’autorité infaillible de l’Église ne peut intervenir en ces questions que dans la mesure où elles seraient étroitement liées au dogme, ce qui n’arrive que pour un certain nombre de cas ; que dans ces cas-mêmes l’état scientifique des questions est à distinguer de leur forme dogmatique, et les antinomies sont à résoudre par la même voie que tous les autres conflits de la science et de la foi ; non par une sorte de mainmise de la théologie sur la critique, comme si l’objet des deux sciences était le même quand elles s’appliquent à la même matière. Mais l’Église ne paraît pas jusqu’à présent l’avoir compris de la sorte. On peut /[fol. 700] dire que la critique biblique n’a pas été condamnée en principe, parce que son principe n’a pas été examiné, pas même soupçonné, que, par conséquent il n’a pu être officiellement réprouvé en tant que principe. Le fait qu’on n’a pas cessé de voir dans la critique l’ennemie naturelle de la théologie, qu’on n’a pas su encore distinguer nettement entre les conclusions purement littéraires et historiques de l’exégèse savante et les conclusions doctrinales que la tradition fonde sur l’Écriture, la confusion que l’on fait entre le rationalisme biblique et la critique biblique rendent la situation des exégètes catholiques extrêmement périlleuse, et non seulement celle des exégètes mais celle de tous ceux qui étudient l’histoire de la religion et l’histoire des religions, même celle de tous les savants en général, parce que la Bible touche à tout dans le domaine des connaissances humaines et 323

Alfred Loisy qu’on peut l’opposer par conséquent à toute conclusion nouvelle, un peu générale, de l’ordre scientifique.} (e) [Incidents autour de la question biblique.] Si l’exégèse catholique est restée stationnaire jusqu’à ces derniers temps c’est parce qu’elle était condamnée, en fait, à l’immobilité. Elle est toujours immobile en Espagne ; elle s’éveille en Italie ; {en Allemagne où elle avait montré toujours un peu plus de vie qu’ailleurs, elle tend à s’endormir, en se donnant l’illusion de la science par le moyen d’une érudition sans lumière ; un mouvement de /[fol. 701] progrès s’est dessiné en France, et il a été suivi en Angleterre. Mais ce mouvement a paru suspect dès la première heure ; on peut bien dire qu’il l’est encore et que ni sa raison d’être ni sa portée réelle n’ont été comprises de l’opinion catholique.} (f) On n’y a vu d’abord et pendant longtemps que l’article un peu tapageur de Mgr d’Hulst sur la Question biblique et l’on n’a été frappé que des réfutations, plus bruyantes encore, qui ont fondu sur l’illustre prélat. On s’est persuadé qu’il s’agissait de doctrines nouvelles, de dogmes nouveaux, d’une hérésie, la plus dangereuse qui eût menacé l’Église depuis Jansénius, et dont l’Institut catholique de Paris était le foyer. Mgr d’Hulst avait eu le tort de porter la question biblique sur le terrain de l’inspiration, et de la résoudre par une atteinte directe à la formule du dogme traditionnel sur la vérité de l’Écriture inspirée. Nous disons qu’il portait atteinte à la formule et non au dogme, car s’il admettait la présence d’erreurs dans la Bible, il n’appliquait cette qualification qu’à des assertions qui sont réellement dans la Bible et qui ne sont pas vraies. Certes, la rectitude du langage importe souverainement en ces matières et il n’est pas indifférent de dire que la Bible contient ou ne contient pas d’erreur : au point de vue théologique où Mgr d’Hulst voulait se maintenir, la Bible ne contient pas d’erreur ; au point de vue historique où il se mettait réellement, la /[fol. 702] Bible contient à peu près autant d’erreurs que les matières qui ne sont pas de son objet propre que tout livre ancien peut en contenir. Ce que voulait Mgr d’Hulst c’était la liberté pour l’exégète orthodoxe de constater les faits critiques trop évidents pour être niés. La conception vulgaire de l’inspiration lui paraissant un obstacle à cette liberté, il essaya de l’interpréter, et il en donna une interprétation insuffisante au point de vue traditionnel aussi bien qu’au point de vue critique. Rien n’était plus facile que le ramener sans éclat à l’emploi de formules plus exactes. Mais des bruits sinistres avaient été répandus. Mgr d’Hulst avait présenté sa théorie de l’inspiration scripturaire comme étant celle d’une certaine « école large », qui en réalité n’existait pas. On se jeta sur ce fantôme dangereux que l’on croyait personnifié dans un professeur de l’Institut catholique, bien que ce professeur fût étranger à la publication de l’article sur la Question biblique, qu’il l’eût regrettée même en son for intérieur, et qu’il se contentât de croire et de dire, pour son propre compte, que la Bible est vraie en tout ce qu’elle enseigne, mais que l’enseignement biblique s’encadre dans les opinions scientifiques, les traditions, les méthodes littéraires du temps et du milieu qui l’ont vu naître, d’où résulte par rapport à nous la présence, dans la Bible, d’erreurs /[fol. 704](g) relatives, c’est-à-dire d’un défaut de science plus complète, défaut qui, eu égard aux circonstances où la Bible a paru, n’était pas une imperfection, mais plutôt une condition de succès. On n’en crut pas moins que toute la critique rationaliste se cachait derrière Mgr d’Hulst, prête à envahir la chrétienté s’il n’y était mis bon ordre. L’article de Mgr d’Hulst avait été publié, dans le Correspondant en janvier 1893 ; après une controverse(h), où les adversaires de l’éminent prélat se dis324

Le régime intellectuel de l’Église catholique tinguèrent par leur violence et où il ne se distingua lui-même que par sa timidité, une Encyclique solennelle du Pape Léon  XIII fut promulguée, en novembre de la même année. L’École large y était foudroyée sans miséricorde : le Pape déclarait qu’il n’y a dans la Bible aucune erreur d’aucune sorte et que ce qu’on prend pour erreur n’est qu’une façon de parler conforme aux apparences des phénomènes naturels et au langage commun ; que le texte de Vulgate doit faire loi dans l’Église, et que, s’il est permis de se servir des textes originaux pour l’expliquer, on ne doit admettre que très rarement l’hypothèse d’une altération dans les textes bibliques quels qu’ils soient ; enfin qu’on doit se garder de suivre les égarements de la critique hétérodoxe qui, sous prétexte de haute science, conteste les attributions traditionnelles des Livres saints et ruine la foi à la révélation divine. On a pu dire que /[fol. 705] la critique rationaliste et incrédule était seule condamnée avec la formule incorrecte de Mgr d’Hulst. Le fait est qu’on ne suppose à la science exégétique d’autre mission que d’appuyer la théologie et de combattre la critique protestante. Quant au développement possible d’une critique orthodoxe, il n’en est pas question ; et comme c’est ce développement que l’on poursuivait à l’Institut catholique, abstraction faite de la manifestation inopportune dont nous venons de parler, on ne peut dire que l’Encyclique en reconnaisse la légitimité. S’il n’a pas été entièrement étouffé, ce n’est pas qu’on lui ait accordé le droit d’exister, c’est qu’il subsiste par la force des choses. À Rome on a cru le condamner, l’arrêter, en le prenant pour ce qu’il n’était pas. Des actes plus récents de Léon XIII montrent bien quelle est à cet égard la pensée de ses conseillers officiels. Dans une lettre adressée au Général des Franciscains1 le Pape se plaint que certains auteurs catholiques n’aient pas suivi les instructions contenues dans l’Encyclique Providentissimus Deus. Or, depuis cette Encyclique, aucun ouvrage important de critique biblique n’a été publié par un catholique ; il n’y a eu que des articles destinés à expliquer comment l’Encyclique ne mettait pas d’obstacle réel au progrès de l’exégèse scientifique dans l’Église et comment elle n’était pas en contradiction avec les faits sur la question des erreurs bibliques, ou bien des essais /[fol. 706] critiques sur l’origine du Pentateuque et l’interprétation des premiers chapitres de la Genèse. Le reste est de moindre importance. Quoi qu’il en soit, c’est ce travail d’apologétique en ce qui regarde l’Encyclique Providentissimus Deus et de critique fort modérée

1. Plus exactement « au ministre général de l’ordre des Frères mineurs » (Franciscains de l’observance). La lettre est datée du 25 novembre 1898. Nous n’avons sous la main que la traduction française publiée dans l’Univers du 30 novembre. On y lit ce qui suit relativement aux critiques catholiques : « Çà et là les hommes qui auraient dû le moins se laisser séduire ont commencé à s’éprendre d’un genre d’interprétation téméraire et libre à l’excès. Parfois même on applaudit à des interprètes étrangers à la foi catholique et dont l’esprit désordonné altère les lettres sacrées plutôt qu’il ne les éclaircit. De tels maux, si l’on n’y remédie promptement, seront plus funestes qu’on ne croit… Nous n’omettrons pas de rappeler ici que Nous-même avons enseigné expressément, dans notre lettre Providentissimus Deus, quels sont sur ce point les sentiments de l’Église et ses lois. Or il n’est permis à nul catholique de ne pas tenir compte des règles et des instructions données par le Souverain Pontife ». Il est clair que tout le travail critique de ce siècle est considéré comme non avenu. S’il n’est pas permis de citer avec éloge un critique protestant ou rationaliste, qu’il s’appelle Wellhausen, Harnack, ou Holzmann, c’est parce qu’on ne voit rien chez eux qui puisse mériter l’approbation. Le sens des instructions pontificales, auxquelles tout catholique doit se soumettre n’est pas discutable (A). Cf. la lettre de Grégoire IX (1223) aux théologiens de Paris, contre la philosophie d’Aristote, Denzinger, Enchiridion symbolorum, 39 (B).

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Alfred Loisy sur l’origine du Pentateuque ou des problèmes analogues, que le Pape déclare être dangereux et en opposition avec les instructions données par lui. Il y a là tout autre chose qu’un encouragement pour les critiques catholiques. L’Encyclique au clergé de France, publiée en septembre 1899, contient une dénonciation formelle des critiques catholiques à qui le Pape reproche d’avoir cru triompher du rationalisme en s’emparant de ses conclusions, comme si le travail exégétique de ces dernières années avait été une simple manœuvre apologétique. Mais avec l’idée qu’on se fait de l’exégèse, ce qui n’est ni théologie ni apologétique mais simple histoire, passe inaperçu. On ne voit dans les critiques catholiques que des théologiens dévoyés ou des apologistes maladroits et l’on ne soupçonne pas, heureusement pour eux, que leurs efforts tendaient en réalité à constituer la science de la Bible sur son propre terrain, afin de l’arracher à la dépendance immédiate de la théologie qui l’écrase, et d’enlever ainsi à la reine des sciences sa dernière servante.} (f) Une décision rendue par le Saint Office, il y a deux ans, montre bien de quel point de vue purement théologique,  /[fol.  707] nullement historique et critique, nullement scientifique, les questions d’exégèse sont regardées à Rome. Par un décret du 15 janvier 1897 la Congrégation répond à la question suivante : « Est-il prudent de nier ou de mettre en doute l’authenticité du passage de saint Jean dans la première Épître (I Jean, V, 7), qui est ainsi conçue  : “Car il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe et l’Esprit, et ces trois sont un” ». La Congrégation dit non, et elle ne paraît pas avoir hésité à prononcer ce non que nul critique au monde ne voudrait ratifier. Le verset dont il s’agit est bien et dûment caractérisé comme une interpolation pratiquée dans la Bible latine au cours du IVe siècle ; c’est l’hérétique Priscillien qui est son plus ancien témoin connu et qui lui sert jusqu’à présent de parrain. L’interpolation paraît être d’origine espagnole ou africaine ; elle a fait son chemin très lentement dans le monde latin ; car c’est seulement à partir du XIe siècle qu’elle a envahi tous les écrits de la Vulgate. Tous les manuscrits grecs jusqu’au XVe siècle l’ignorent, aucun Père grec n’en a eu connaissance. Jamais le verset n’a été cité dans les controverses relatives au dogme trinitaire. Rien, du reste, n’est plus facile à expliquer que l’intrusion de cette glose. /[fol. 708] L’auteur de l’Épître parlait de l’eau, du sang, de l’Esprit qui rendent témoignage à Jésus, l’eau du baptême, le sang du Calvaire et de l’eucharistie, et l’Esprit qui descendu sur Jésus, vient aussi dans des fidèles par les sacrements chrétiens : ce triple témoignage, observe l’écrivain sacré, se réduit à un seul, le témoignage de l’Esprit qui nous incite à croire en Jésus. Les trois témoins célestes n’ont rien à voir dans ce développement. Mais cette phrase du théologien mystique : « Les trois sont en un » devait provoquer les réflexions des anciens Pères, tout prêts à trouver partout des indices ou des allégories du dogme. C’est ainsi que saint Cyprien allègue déjà cette conclusion comme une preuve de La Trinité ; seulement il (i) dit rien des trois témoins célestes parce que sa Bible ne contenait rien à leur sujet. En partant de l’interprétation allégorique de ces « trois » qui « sont en un », quelque glossateur aura rédigé en marge de son exemplaire l’énumération des trois témoins célestes et les aura opposés aux trois témoins de saint Jean, dont il a marqué la place « sur la terre ». Tout est clair dans cette question pour l’historien et le critique. Mais la Congrégation a cherché la lumière d’un autre /[fol. 709] côté, dans un raisonnement théologique : le concile de Trente a déclaré la Vulgate authentique, elle ne le serait pas si elle n’était pas conforme aux originaux, surtout dans les textes dogmatiques ; or le verset des trois témoins célestes est dans la Vulgate et c’est un texte dogmatique ; donc il doit 326

Le régime intellectuel de l’Église catholique être authentique. Tout ce raisonnement est fondé sur une équivoque, le concile de Trente ayant déclaré la Vulgate authentique, c’est-à-dire texte officiel de l’Église, et les théologiens du Saint Office entendant par authenticité, la conformité aux originaux et la provenance littéraire des textes. Le décret n’en est pas moins rendu, et téméraires sont ceux qui ne croient pas à l’authenticité du verset des trois témoins célestes dans la première Épître de saint Jean ; téméraires sont ceux qui préfèrent l’évidence critique à l’erreur théologique. Il est vrai qu’on a essayé d’atténuer ce malheureux décret. Comme un rédacteur du Tablet s’était avisé d’annoncer2 avec pompe la décision du Saint-Office en y joignant le sacramentel : Roma locuta est, causa finita est, les théologiens anglicans, et particulièrement le savant chanoine Gore3 s’égayèrent beaucoup de l’obligation où allaient être les catholiques de croire à l’authenticité d’un verset apocryphe. L’opinion publique en France ne /[fol. 710] serait pas très inquiète si le Pape déclarait que l’Ancien Testament a été écrit par Lucifer et le nouveau par Léo Taxil. En Angleterre tous les gens instruits s’intéressent aux questions bibliques. Les catholiques éclairés s’émurent de la situation fâcheuse qui leur était faite. On prévint de ce qui se passait le cardinal Vaughan, archevêque de Westminster, qui se trouvait à Rome, et le cardinal crut avoir obtenu la plus satisfaisante des réponses quand on lui eut dit que le décret concernait l’autorité théologique du texte, sans préjudice des discussions critiques. Cette déclaration semi-officielle manque de netteté. La valeur théologique du verset n’ayant été contestée par personne, on ne voit pas ce que signifie le décret s’il n’a d’autre objet que de la garantir. D’ailleurs les théologiens entendent souvent par liberté de discussion la faculté de la recherche, mais non la liberté de la conclusion. On paraît s’être avisé après coup de la distinction reproduite dans la lettre du cardinal Vaughan4, car l’authenticité johannique du texte est supposée dans l’énoncé de la question résolue par le Sainte Office5, et comme la distinction même n’a pas été faite en termes précis, elle ne suffit pas à réformer le décret. Un théologien catholique a écrit dans le Tablet6 que la décision /[fol. 711] du Saint-0ffice était purement disciplinaire, non doctrinale, et que, fût-elle doctrinale elle ne serait point infaillible, la simple approbation du Pape n’en faisant pas une définition du Saint-Siège. Réflexions fort justes sans doute, mais que l’on goûterait médiocrement à Rome. On conçoit que M. Gore n’ait pas pris ces explications tout à fait au sérieux, et que, se déclarant bien aise que le décret fût si peu de chose, il ait observé que l’explication donnée par le Cardinal Vaughan n’est pas dans le sens naturel du texte ; si le décret n’a pas d’autorité, on ne voit pas à quoi il sert ; les distinctions scolastiques dont on l’environne ne l’empêchent pas de témoigner jusqu’où va la tendance de l’Église catholique à réprimer les mouvements les plus légitimes de la pensée savante sur les questions bibliques. Les auteurs du décret sont visiblement dans la même disposition d’esprit que ceux qui ont condamné Galilée.

2. Numéro du 8 mai 1897. 3. Voir Guardian du 19 mai 1897. 4. Guardian du 9 juin 1897. 5. Utrum negari, saltem in dubium possit esse authenticum tetum Johannis in epistola prima, etc. 6. 18 juin 1897.

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Alfred Loisy [Antagonisme de la théologie et de la critique.] {L’antagonisme de la théologie et de la critique est donc réel, et il ne subsiste pas uniquement par le fait de la critique hétérodoxe ; il subsiste par le fait de l’opposition absolue de la théologie à toute critique, à tout mouvement de la science exégétique, à tout effort pour introduire dans la science catholique la connaissance historique de la Bible.} Les théologiens catholiques, si féconds en distinctions inutiles et parfois captieuses, omettent d’en faire un certain nombre qui seraient indispensables et fondées en réalité. Ils ne semblent pas se douter que /[fol. 712] l’authenticité divine ou l’inspiration des écrits bibliques, c’est-à-dire au fond leur valeur religieuse, laquelle est garantie directement par la tradition ecclésiastique, n’est pas la même chose que leur authenticité humaine, {le fait de leur composition par tel ou tel individu, fait qui n’est attesté souvent que par des témoignages vagues, ou dont il n’y a aucun témoignage, puisque plusieurs livres de l’Ancien Testament sont anonymes, et qui, en tout cas relève de l’histoire et de la critique, non du dogme et de la théologie.}(j) De même avant d’imposer à la foi comme vérités d’histoire garanties par l’inspiration divine tout ce qui dans l’Écriture a forme de récit il faudrait distinguer ce qui est historique par sa nature, par le caractère même de sa rédaction, et ce qui, de soi, n’est pas histoire, ou bien n’est qu’interprétation religieuse de l’histoire. Nos théologiens et nos apologistes parlent à pleine bouche de l’historicité de Judith et de Tobie7, et ils n’ont pas soin de s’enquérir préalablement si ces livres sont des histoires réelles ou des contes moraux. L’inspiration ne peut pas plus faire d’un roman une histoire que la grâce ne fait un ange de l’homme qui la possède. En imposant ses conclusions au critique le théologien ne s’aperçoit pas qu’il sort de son domaine, et /[fol. 713] quand il entreprend de résoudre par voie de syllogisme les problèmes d’histoire, il n’a pas conscience d’argumenter dans le vide. Il croit raisonner juste parce que ses arguments sont en forme : il se pose en vainqueur, et c’est ce qui le rend à la fois redoutable et ridicule. Il faut entendre un théologien prouver l’authenticité du Pentateuque, ou celle d’Isaïe, ou celle du psaume CX, par le témoignage du Sauveur. Notre-Seigneur, dit-on, a parlé de la Loi comme d’un écrit de Moïse ; et de même les auteurs du Nouveau Testament ; pareillement la seconde partie d’Isaïe et tel et tel psaume sont cités sous les noms d’Isaïe et de David ; or il ne peut y avoir aucune erreur dans les assertions du Christ et des hommes inspirés ; donc le Pentateuque est de Moïse, on ne doit pas admettre de second Isaïe, David a composé les psaumes qui portent son nom. Ce raisonnement semble aux théologiens tout à fait décisif, et il n’en est pas de plus précaire ni de plus fragile. Pour que la conclusion fût légitime, on devrait supposer que le Sauveur et les apôtres ont eu présentes à l’esprit les circonstances historiques de la composition des livres cités par eux, et qu’ils ont parlé conformément à cette science historique inconnue autour d’eux et dont on ne voit pas qu’ils aient en eux-mêmes le moindre soupçon. Ils /[fol. 714] avaient sans doute autre chose à faire que de réformer l’exégèse de leur temps selon les règles de la critique. Avec de tels raisonnements, on devrait condamner NotreSeigneur pour avoir dit que le Père céleste fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, pour avoir laissé croire que Dieu habite au-dessus du firmament et que l’enfer est sous terre, pour avoir donné à entendre que la fin du monde

7. Le cas de Tobie est bien élucidé dans la Revue biblique janvier 1898, article de M. E. Cosquin.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique était proche et suggéré à ses disciples la persuasion qu’il reviendrait bientôt sur les nuées du ciel. En croyant partir de principes certains, les théologiens partent souvent de leurs préjugés, et ils s’avancent d’un pas arrogant, vers des conclusions fausses. Leur assurance fait trembler quand on les voit rendre l’Église et la foi solidaires de leurs assertions, puisqu’ils menacent ainsi de les entraîner vers l’abîme qu’ils ctoent sans en avoir conscience. Et d’autre part leur fierté imperturbable a quelque chose de réjouissant pour les savants, incrédules ou non, qui ont trop facile de leur rendre sans injustice le mépris qu’ils affectent pour tout ce qui n’est pas de leur infaillible sapience. [Les sciences sous le contrôle de la théologie.] Car ce n’est pas seulement la science de la Bible que la théologie entend retenir sous son contrôle. La science des nombres, évoluant à la fois en dehors du monde réel et du monde des idées, échappe seule à cette autorité souve- /[fol. 715] raine ; encore doit-elle moins ce privilège à sa nature spéciale qu’à l’ignorance de l’antique Israël en ces matières ; les auteurs inspirés ne s’étant pas trouvés en mesure d’insérer dans leurs écrits quelque morceau de géométrie, il se trouve que les théologiens n’ont rien à dire contre Euclide. {Mais toutes les autres sciences, bien que la théologie ne prétende plus à les emprisonner dans son propre cadre comme elle s’efforce d’y retenir la science de la Bible, n’en sont pas moins subordonnées à la théologie et sujettes à ses corrections. On reconnaît que ces sciences ont leurs principes, leurs méthodes, leur objet propres. Seulement elles ne peuvent manquer de rencontrer souvent la Bible et la théologie. Dans ce cas, c’est la théologie, comme science de la révélation, qui doit faire loi ; n’est-elle pas fondée sur une autorité divine et infaillible, tandis que les sciences profanes se fondent uniquement sur la raison incertaine et fragile de l’homme ?} On ne songe pas à proclamer l’infaillibilité personnelle de chaque théologien, ce qui les transformerait tous en hérétiques, puisqu’ils ne s’accordent pas entre eux sur une foule de questions proprement théologiques ; mais on les déclare infaillibles en bloc : le consensus theologorum est la règle d’après laquelle on juge toutes les conclusions nouvelles de la science. Le consentement des théologiens vient complé- /[fol. 716] ter le consentement unanime des Pères, beaucoup plus difficile à établir dans la pratique. Rien de plus commode à alléguer que ce suffrage dans les occasions où il ne faudrait pas s’en servir ; rien de plus malaisé à définir dans les occasions où il est recevable et doit faire autorité. On a pu invoquer contre Galilée le consentement unanime des Pères et des docteurs ; ce consentement des Pères était beaucoup moins formel contre Arius, et pour l’infaillibilité du Pape. {Il existe, d’une certaine manière, en faveur de l’origine mosaïque du Pentateuque ; on serait fort empêché d’en extraire une conception réelle et historique du développement de la religion révélée depuis le commencement jusqu’à nous.} (j) C’est ce critérium dangereux que les théologiens associent aux symboles de foi, aux définitions des conciles et à l’Écriture, pour l’appliquer incessamment dans leurs controverses avec les hommes de science. [L’autonomie de la recherche philosophique.] Il est certes impossible de formuler une hypothèse ou une conclusion nouvelles sur un point important de philosophie naturelle, rationnelle ou historique sans trouver en face de soi la barrière d’une opinion théologique. La philosophie, sans doute, est un domaine voisin du dogme ; mais pour qu’il y ait une philosophie, il ne faut pas que la théologie lui apporte des conclusions et des arguments tout 329

Alfred Loisy faits. Ces conclusions et ces arguments ne sont pas autre chose que la philosophie d’autrefois, /[fol. 717] mise au service de la primitive tradition chrétienne et l’interprétant pour les savants d’autrefois. La philosophie d’aujourd’hui n’a pour raison d’être que de fournir, si possible, une conception générale du monde et de l’homme, de leur origine et de leur fin qui soit en rapport avec l’état de la science dans le temps présent. Elle n’a donc pas à regarder du côté de la théologie qui représente la science du passé, pour y chercher sa loi, mais du côté de la science d’aujourd’hui, dont la théologie elle-même devrait aussi se préoccuper. Ce que la théologie peut enseigner aux philosophes n’est pas du domaine philosophique. On a vu cependant tout dernièrement une levée de boucliers théologiques se produire contre un jeune philosophe catholique, du plus grand mérite, M. Maurice Blondel, qui s’était permis de déclarer la philosophie autonome, tout en affirmant qu’il n’y a pas, à proprement parler, de philosophie chrétienne, ni jamais de philosophie définitive. Celui qui avait osé dire ces simples vérités fut dénoncé à Rome, et sans doute il doit à sa condition laïque de n’avoir pas été condamné. Émettez une théorie sur la composition des corps, vous rencontrez le théologien brandissant comme une arme terrible la définition du concile de Trente sur la transsubstantiation et les accidents eucharistiques, comme /[fol. 718] si cette définition, qui est en rapport avec les conceptions philosophiques du moyen âge était par elle-même une règle pour la science d’aujourd’hui, et que celle-ci fut bien coupable de n’y trouver aucune lumière. Proposez une description psychologique(k) de la personnalité humaine, le théologien arrive encore avec sa théorie de l’union hypostatique et des deux natures, la divine et l’humaine, associées dans l’unique personne du Verbe. Dites un mot favorable à l’hypothèse de l’évolution, le théologien vous met en face des premiers chapitres de la Genèse, dont les auteurs, assurément, n’ont point prévu Darwin mais se tenaient bien au-dessus de tout système et prétendaient savoir le pourquoi, non le comment des choses. Parlez des religions de l’antiquité, de leur origine et de celle de la mythologie, de l’institution des sacrifices et autres coutumes religieuses, le théologien vous oppose l’histoire sainte. Parlez de l’antiquité du monde et de l’espèce humaine d’après le témoignage de la géologie, et l’archéologie préhistorique et historique, le théologien vous oppose la chronologie de la Bible, la généalogie des patriarches, le déluge, l’autorité de l’Écriture qui ne contient pas d’erreur. Si la science avait attendu la permission de la théologie pour se mettre en mouvement, elle n’aurait pas fait un pas depuis le XVe siècle ; et si elle voulait aujourd’hui écouter docilement la théologie, elle serait arrêtée net dans son développement. /[fol. 719] [Regard sur les siècles passés.] Les progrès de la science dans les derniers siècles se sont accomplis en quelque façon malgré l’Église, du moins malgré les représentants officiels de la théologie qui ont entraîné l’Église, autant qu’ils ont pu dans une opposition qui a eu les plus fâcheux résultats, {plus fâcheux peut-être pour l’Église et la théologie que pour la science elle-même, dont le développement, d’ailleurs a été par là même altéré, poussé qu’il était par la résistance et l’oppression dans une voie révolutionnaire.}(i) La science a fait son chemin malgré la théologie, entraînant de plus en plus les savants hors de la foi qui paraissait les excommunier, et leur inspirant à l’égard de l’Église et de la théologie une défiance égale à celle que l’Église et la théolo330

Le régime intellectuel de l’Église catholique gie professaient à leur égard. Il a fallu le grand déchirement du protestantisme pour créer des centres intellectuels entièrement soustraits à la surveillance de l’orthodoxie scolastique et où s’est élaborée une science qui a ensuite pénétré dans l’Église. {Même dans les pays où le protestantisme ne réussit pas à supplanter le catholicisme, mais où l’on fut obligé de le tolérer, une liberté plus grande se trouva gagnée pour les catholiques et la controverse favorisa l’ouverture des esprits. Les contrées où l’orthodoxie catholique est restée souveraine maîtresse, à /[fol. 720] savoir l’Italie et l’Espagne, sont demeurées, au point de vue scientifique, sous le joug de la théologie, et leur part dans le développement scientifique moderne a été médiocre ou nul. Dès l’abord, et tant que la controverse protestante eut un intérêt vital pour les Églises d’Allemagne, de France, des Pays-Bas, les catholiques durent étudier de plus près l’histoire de leur Église et celle de leur tradition, discuter le sens des écrits bibliques, remonter aux textes originaux de l’Écriture.}(l) On doit dire qu’ils s’y engagèrent très résolument, et que les Jésuites donnèrent alors l’exemple. Maldonat aurait pu être le fondateur de l’exégèse historique s’il avait eu des disciples. Mais ses œuvres mêmes ne furent pas publiées après sa mort dans leur intégrité : son admirable commentaire des Évangiles a été mutilé par ses éditeurs, qui étaient pourtant de la même Société. Petau, de son côté, aurait pu inaugurer l’histoire des dogmes chrétiens, mais il dut atténuer ses conclusions et laisser incomplète une œuvre que personne après lui n’eut la tentation de reprendre dans le même esprit. Un peu plus tard, l’oratorien Richard Simon instituait la critique biblique ; {il prévenait sur ce terrain les protestants ; il marchait avec prudence, tout le monde en conviendrait aujourd’hui, si l’on ne voulait ménager Bossuet, pour ménager la tradition dont il est censé avoir  /[fol.  721] défendu la cause. Mais par la faute de la théologie, dont Bossuet ne fut, en cette occasion, que l’interprète, Richard Simon, qui était le premier, fut aussi le dernier grand critique catholique de la Bible.}(m) Il fallut que la critique se fît d’abord protestante, puis, comme l’orthodoxie protestante lui opposait une barrière aussi gênante que celle de la théologie catholique, il fallut qu’elle devînt rationaliste pour se retrouver elle-même et retrouver sa loi. Ce qui s’est fait pour la science de la Bible s’est fait, toutes proportions gardées, pour l’histoire de l’Église, de ses dogmes, de ses institutions, et de même pour la philosophie. Depuis la fin du XVIIe siècle, on peut citer encore de grands érudits catholiques, mais de promoteurs d’un grand mouvement et d’un grand développement scientifiques dans l’Église catholique, il n’y en a plus, et l’on conçoit sans trop de peine que les gens du dehors se demandent s’il peut encore y en avoir. [L’exemple de Newman.] On aurait tort de dire que les temps de l’intolérance théologique sont maintenant passés et que la science est désormais libre comme l’air dans l’Église romaine, {que peut-être la critique biblique seule pourrait demander qu’on la traite avec moins de rigueur. Tout se tient dans ce que nous avons appelé le régime intellectuel de l’Église  /[fol.  722] catholique, et si nous avons insisté davantage sur l’attitude de l’Église à l’égard de la critique biblique, c’est parce que cette attitude explique tout le reste et parce qu’elle caractérise en un point essentiel la conduite générale de l’Église à l’égard de tout le mouvement scientifique des derniers siècles. Mais l’esprit qui a dicté la condamnation de Galilée s’est manifesté de nos jours autrement que par l’Encyclique de Léon XIII sur les études bibliques et le décret du Saint-Office sur le verset des trois témoins célestes. L’Église catholique 331

Alfred Loisy a eu en ce siècle la rare fortune de voir venir à elle un noble esprit qui était l’ornement de l’Église anglicane. Historien clairvoyant et érudit, théologien profond, psychologue délicat, esprit philosophique, large et pénétrant, âme loyale, écrivain plein de charme, Newman avait en lui presque tous les dons du grand Origène (et quelques-unes peut-être qu’Origène ne possédait pas) sans en avoir les inexpériences. Qu’a fait l’Église du secours que la Providence offrait à sa détresse ? Parce que cet éminent converti avait sur toutes choses des opinions personnelles qui n’étaient point intransigeantes, parce qu’il croyait à la nécessité de renouveler la théologie apologétique, parce qu’il affirmait l’existence et la nécessité du mou-/[fol.  723] vement dans l’Église, parce qu’il comprenait la science et qu’il n’était pas compris des théologiens, l’Église l’a contrecarré dans toutes ses entreprises, poursuivi de défiances et de tracasseries, elle l’a fait languir dans une demi-obscurité jusqu’aux abords de l’extrême vieillesse, tant qu’à la fin, le soulèvement de la conscience anglaise ayant adressé une protestation éloquente au Pape Léon XIII, celui-ci conféra au serviteur inutilisé une pourpre dont il n’avait plus que faire, puisque sa dignité ne pouvait plus soutenir son action. Comme il avait eu la foi assez forte et le courage assez patient pour ne pas quitter l’Église, bien que l’on fît à peu près tout ce que l’on pouvait pour l’en faire sortir, n’osant l’en chasser, on daigna se souvenir à la fin(n) qu’il avait orienté quantité d’âmes vers le catholicisme, dont beaucoup n’étaient pas des âmes vulgaires ; on lui pardonna, chose extraordinaire, le mal qu’on lui avait fait ; Newman mourut Cardinal. Combien eût-il été préférable qu’on lui laissât la liberté d’accomplir dans l’Église, avec ou sans chapeau rouge, tout ce qu’il était capable de faire pour la rénovation de la science religieuse, la pacification des esprits, le ralliement des anglicans au catholicisme !}(o) {L’Église est obligée actuellement de subir le mouvement scientifique qui se produit en dehors d’elle ; mais elle s’efforce de le maintenir où il est, en dehors d’elle, /[fol. 724] et de garder jalousement contre tout contact profane sa science à elle, ce qu’on appelle sans rire la science catholique. La législation de l’Index, même dans la forme que lui donne la constitution publiée par le pape Léon XIII au commencement de l’année 1897, rend à cet égard le témoignage le plus instructif. On a eu, paraît-il, l’intention de la rendre libérale. Ce libéralisme théologique a de quoi déconcerter les esprits qui sont un tant soit peu initiés aux méthodes de la science contemporaine et qui ne peuvent plus concevoir que la recherche scientifique ait besoin d’une permission pour s’exercer, que la science ait besoin d’une autorisation pour s’affirmer. D’ailleurs, il faut bien le dire, si la nouvelle constitution abroge quantité de prescriptions concernant l’impression, la vente ou même la lecture des livres, qui n’étaient plus observées et ne pouvaient plus l’être, elle a plutôt aggravé qu’amélioré la situation des auteurs catholiques. Nul ne conteste que l’Église ne puisse et ne doive même se réserver l’approbation de ses livres liturgiques, de ses manuels d’enseignement, une société religieuse telle que l’Église catholique ne pouvant subsister sans un contrôle de ce genre, et le premier venu ne pouvant prétendre enseigner au nom de l’Église ou imposer aux fidèles des formules de prière. Mais l’Église veut que toutes les publications possibles, émanant de prêtres ou de laïques, sur toute question qui /[fol. 725] touche au dogme, à la morale, à l’Écriture sainte, à la philosophie soient soumises d’abord à son jugement et ne voient le jour que si elle y consent. On n’examine pas si ces publications ont un caractère théologique ou scientifique, si elles ont pour objet de prouver les dogmes religieux comme tels, pour les expliquer, les défendre ou les attaquer, 332

Le régime intellectuel de l’Église catholique ou bien si elles ont un(p) objet purement scientifique, si ce sont des recherches, des observations, des analyses ou des constatations de faits. Du moment qu’elles touchent en quelque façon à la religion, ou plutôt à la théologie, le théologien a le droit d’en connaître ; elles ne paraîtront pas sans le visa du théologien. Le théologien jugera tous ces livres comme s’il pouvait tout savoir. La curie épiscopale pourra n’avoir pas et n’aura pas d’ordinaire à sa disposition l’exégète, l’historien, le philosophe, l’homme de science qu’il faudrait avoir pour se former une opinion sur la solidité de telle œuvre, bénévolement soumise à son appréciation ; elle aura toujours des théologiens qui décideront a priori, au flair, si telle donnée critique est compatible avec le dogme et si elle peut, fausse ou vraie, se produire impunément ; et de même pour les découvertes et les théories scientifiques. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’elles valent en elles-mêmes ; /[fol. 726] on ne veut pas qu’elles altèrent le schéma de la théologie scolastique ; et s’il leur plaît de se montrer, qu’elles commencent par se mettre d’accord avec la science du moyen âge : telle est la véritable situation. Toute idée nouvelle, toute conclusion nouvelle, tout fait nouveau sont a priori suspects. Le théologien veut avoir sur eux un droit souverain. On ne dira que ce qu’il aura jugé inoffensif. Quiconque a vu, entendu, lu nos théologiens peut se faire une idée de ce que deviendrait la science le jour où elle leur serait livrée dans les conditions où la loi de l’Index en réclame la surveillance. Il n’y aurait qu’à marquer l’heure : ce serait celle où l’esprit humain se serait arrêté.}(q) [Indépendance réelle de la science.] En fait, tout échappe à l’Église, bien qu’elle veuille tout voir et tout censurer. Sa prétention même, est si peu d’accord avec la réalité qu’on peut se demander si elle se rend bien compte de ce qu’elle exige. Autrefois les règlements ecclésiastiques en matière de presse pouvaient s’expliquer dans une large mesure, parce que la censure de l’État s’exerçait concurremment avec celle de l’Église, et au service de celle-ci. Quand le privilège du roi se délivrait sur le témoignage des docteurs de Sorbonne, il pouvait encore s’y glisser dans les livres bien des opinions que la censure romaine ou espagnole aurait trouvées condamnables et réciproquement, tel livre approuvé à Rome ou à Salamanque ne l’aurait pas été à Paris ; mais, dans l’ensemble, l’orthodoxie exerçait sur la publication des livres un contrôle /[fol. 727] très réel, plus ou moins efficace, qui fut insuffisant toujours et parfois nuisible. Mais aujourd’hui, dans tous les États de l’Europe civilisée, la censure exercée par les gouvernements est surtout politique ; elle se désintéresse absolument de tout ce qui est science et théologie. Et la science partout émancipée ne se soucie nullement d’aliéner sa liberté aux mains du théologien scolastique. N’y a-t-il pas que la science profane qui se croit libre ; la science religieuse, même cultivée par des catholiques, ne se croit pas justiciable de la théologie tant qu’elle n’est pas théologie proprement dite. À peu près tout ce qui s’écrit en France par des laïques, même catholiques et pieux, sur les matières de religion, se dérobe à la censure ecclésiastique. Montalembert n’a jamais songé à faire approuver ses Moines d’Occident par l’archevêque de Paris ; et M. de Mun publie sans imprimatur le recueil de ses discours où il y a autant de religion et de philosophie sociale que de politique. On ne voit pas que le duc de Broglie ait souci de faire contresigner ses œuvres par le Cardinal Richard. {La plupart des revues qui traitent de sciences religieuses, et les journaux catholiques, où se forme, et se déforme, l’esprit du clergé, ne sont sujettes à aucune censure. La nouvelle constitution n’a pas voulu les soumettre à la censure préalable. Elle a ainsi abandonné la surveillance du plus grand moyen 333

Alfred Loisy d’action intellectuelle qui existe à l’heure présente. Autant dire qu’elle s’est réduite à /[fol. 728] prendre les apparences d’une machine dirigée contre le travail purement scientifique, censé contenu dans les livres, comme s’il ne se poursuivait pas aussi dans les publications périodiques, et comme si, mise dans les livres, elle pouvait encore le dominer et le contraindre. Il est bien évident qu’elle gênera seulement ceux qui voudront être gênés, c’est-à-dire les serviteurs les plus obéissants de l’Église romaine, et que le travail scientifique sur les matières religieuses ne s’en poursuivra pas moins à côté du catholicisme et même chez les catholiques, par les catholiques, entraînés comme malgré eux dans un courant qui est assez fort pour défier tous les obstacles.}(r) C’est chose facile à constater que l’intensité du mouvement scientifique dans les diverses parties de l’Église catholique est en raison inverse de l’application qu’on y fait des règlements de police théologique. Ce mouvement est nul en Espagne, en Portugal et dans les anciennes colonies espagnoles et portugaises. S’il commence à se dessiner en Italie, c’est parce que le nouveau régime politique a introduit la liberté de la presse et désarmé en fait la censure ecclésiastique. Le clergé catholique allemand adopte de plus en plus en matière d’éducation ecclésiastique, le régime des séminaires français, que l’un de ses membres avait pourtant appelé, non sans quelque raison, le système /[fol. 729] des médiocrités ; il aspire à être dirigé par les Jésuites, et nous le voyons très empressé à se soumettre à la nouvelle constitution de l’Index : est-il en progrès sur le temps des Moehler et des Döllinger ? On a bien le droit d’en douter. En Angleterre les lois de l’Index n’ont jamais été appliquées, et la nouvelle constitution de Léon XIII n’y a pas été promulguée(s). {On a craint les sarcasmes du chanoine Gore et de ses coreligionnaires. Aussi bien est-ce en Angleterre que les catholiques écrivent le plus librement sur toutes les questions d’exégèse, de théologie, de philosophie, et le catholicisme ne s’en porte pas plus mal. Jamais le grand ouvrage de Newman sur le Développement de la doctrine chrétienne ne serait venu au jour s’il avait dû passer par la censure théologique.}(t) Si l’on a pu faire quelque chose en France pour l’avancement de l’exégèse et de l’histoire ecclésiastique, c’est parce que les théologiens scolastiques n’ont pas eu à régler le sort de certaines publications. Où en seraient les travaux de l’abbé Duchesne sur l’origine des Églises de France si les évêques français avaient été maîtres d’en autoriser ou d’en interdire l’impression ? {Tel est donc l’état des choses  : l’ancienne théologie scolastique, appuyée, du moins en apparence, par l’autorité pontificale et la hiérarchie ecclésiastique, fait des efforts désespérés pour arrêter le mouvement de la science qui, malgré elle, envahit l’Église. Le danger de  /[fol.  730] cette situation n’a pas besoin d’être prouvé. Il suffit de l’indiquer. Nous en dirons bientôt les tristes résultats.}(u) Il est évident que notre théologie officielle est restée ce qu’elle était au temps de Galilée, beaucoup plus étroite qu’au XIIIe siècle. Peut-être a-t-elle oublié quelque chose, mais il ne semble pas qu’elle ait rien appris. Elle se croit encore la grande encyclopédie du savoir humain, dont chaque science particulière forme un chapitre subordonné aux principes censés immuables qui dominent l’ensemble. Elle pense tenir en ses mains la clef de tous les problèmes scientifiques, passés, présents et futurs. Erreur fondamentale qui explique toutes les bévues des tribunaux théologiques, et l’inconscience sereine de ceux qui les commettent. Si l’on n’était persuadé que la théologie sait (v) d’original toutes les vérités essentielles de la philosophie et toute l’histoire de la religion, on ne s’inquiéterait pas des recherches de la critique philosophique ou historique, tant que celle-ci n’empiéterait pas sur 334

Le régime intellectuel de l’Église catholique le domaine de la religion et ne prétendrait pas formuler de conclusions absolues sur ce qui est matière de foi. II est probable que la critique eût été moins souvent tentée d’exprimer de telles conclusions si la théologie n’avait d’abord voulu lui en dicter de contraires à l’expérience des faits. Ni la théologie ni la science n’ont pu s’accoutumer encore  /[fol.  731] au divorce qui s’est opéré entre elles depuis le XVIe siècle. De là les incursions qu’elles se permettent, l’une sur le terrain de l’autre, et qu’elles se reprochent ensuite amèrement. {Il semble néanmoins que la science vraie commence à discerner son rôle et ses limites, tandis que la théologie persiste à se croire la science souveraine et universelle, qu’elle continue à vouloir toucher à tout, régler tout, comme si elle était douée d’infaillibilité toute divine. Et elle ne s’aperçoit pas qu’elle est une science relative et limitée dans son propre domaine, qu’elle est essentiellement sujette à erreur en ce qui n’est pas de son objet propre, que de solennels quiproquos, tels que la condamnation de Galilée ou le décret sur l’authenticité du verset des trois témoins, ne sont pas pour relever son prestige devant les hommes de science, et au lieu de lui donner autorité dans l’ordre de la connaissance purement intellectuelle compromettent son crédit dans l’ordre de la connaissance religieuse et morale. Le conflit de la théologie et de la science reste à l’état aigu. Si la science paraît avoir désarmé, c’est que son indépendance est assurée et qu’elle a autre chose à faire que d’abattre un ennemi qu’elle ne craint plus. Mais cet ennemi demeure dans l’Église comme arbitre de la pensée catholique. Il préside à l’enseignement sous toutes ses formes. Le combat qui s’est apaisé au dehors se poursuit au dedans. Une crise pénible se produit dans /[fol. 732] beaucoup d’âmes, que la foi semble vouloir entraîner dans un sens, tandis que l’évidence scientifique les entraîne dans un autre. Le régime intellectuel de l’Église catholique dominé comme il est par la théologie scolastique et par un esprit de défiance à l’égard de tout ce qui intéresse l’esprit moderne, crée un malaise persistant, un danger perpétuel, que toutes les mesures de protection possibles contre l’invasion de la science ne suffisent plus à conjurer.}(w) /[fol. 733] II [Difficultés dues à la prétention de l’Église à régenter les sciences] Aux personnes qui se trouvent en dehors de l’Église par le fait de leur naissance ou de leur éducation, qui n’ont jamais eu part à la foi catholique, {qui ont reçu l’éducation neutre du protestantisme libéral ou du rationalisme universitaire, le pouvoir que la théologie réclame dans l’ordre de la science et la façon dont elle l’exerce apparaissent comme quelque chose de monstrueux et d’insupportable.}(x) Nous ne disons pas que cette impression soit entièrement juste, mais elle est réelle ; et, dans la mesure où elle est fausse, l’erreur qu’elle contient n’est pas uniquement imputable à ceux qui la commettent. {L’idée d’une autorité humaine absolument infaillible en tout ordre de connaissances est quelque chose d’aussi inconcevable pour l’esprit moderne que celle d’un livre absolument vrai en tout ordre de vérité.}(x) Le monde est dans un mouvement perpétuel ; la vérité n’est jamais faite. Un homme qui se prononce d’une manière absolue sur une question générale touchant à la nature des choses se trompe nécessairement, parce qu’il ne voit jamais qu’une face des choses, qu’il est incapable de voir tous les côtés et de pénétrer le fond de la réalité, l’énigme de l’univers. {Or l’infaillibilité qu’entendent  /[fol.  734] exercer les théologiens n’est-elle pas la prétention d’émettre 335

Alfred Loisy des jugements absolus sur les choses de foi et de morale, et sur toutes les autres en les rapportant à la foi, c’est-à-dire d’exprimer en termes immuables un objet qui change, de fixer par une définition abstraite et verbale, une réalité mobile ? N’est-il pas vrai que cette infaillibilité prétend s’appliquer à tout, qu’elle menace tout et qu’elle voudrait régenter la science d’aujourd’hui au nom de ses propres dogmes par la science d’autrefois ?}(x) La défiance craintive et hostile des savants non catholiques à l’égard de l’Église est d’ordinaire un sentiment instinctif, non raisonné, une sorte de préjugé ; mais ce sentiment, au lieu de s’affaiblir, ne fait que s’accroître lorsqu’ils observent le régime intellectuel du catholicisme ; ils croient constater avec évidence l’inanité des prétentions théologiques et le danger mortel que courrait la science si les théologiens la tenaient à leur discrétion. Il doit y avoir là quelque malentendu profond sur la nature de l’infaillibilité ecclésiastique et sur les conditions réelles de son exercice, malentendu qui n’est pas une simple méprise de la part des savants, mais aussi un défaut de lumière et de précision dans la conception théologique de l’infaillibilité, de ses conséquences et de son application. Le théologien est pour l’homme de science comme un être dont la raison travaille, en dehors de toute réalité, /[fol. 735] sur des formules de plus en plus vides, où il croit retenir prisonnier l’infini. Son assurance imperturbable et son intransigeance absolue sur des questions qu’il ne connaît pas, et qu’il tranche avec un accompagnement d’anathèmes, semblent être un mélange d’infatuation et de fanatisme. Peut-être ne sont-elles pas toujours exemptes de l’une et de l’autre. Tels théologiens seraient capables de contredire le Père éternel sur les matières de la révélation si, par impossible, il essayait de leur faire la leçon, tant ils sont certains de bien entendre et de posséder à fond les secrets de Dieu. Leur intolérance dans le passé, qui a causé des cruautés si lamentables, dont l’apologétique la plus complaisante ne réussit pas à voiler l’horreur, se continue dans le présent {et il ne tient pas à eux qu’elle ne se traduise par des effets plus violents que ceux dont nous sommes les témoins.}(y) L’homme de science ne conçoit pas que l’on puisse être suspect ou persécuté pour des opinions scientifiques, même erronées ; car on ne choisit pas ses opinions en matière de science, et l’on n’est pas coupable pour y voir moins clair que d’autres sur certains sujets. Quiconque croit pouvoir se prononcer absolument sur tout se montre ignorant de tout. Les décisions du Saint-Office comme celles que nous citions tout à l’heure sont, au point de vue de la science moderne, des actes monstrueux et insensés. On a trouvé ou l’on trouvera des /[fol. 736] raisons qui ne sont pas toutes mauvaises pour expliquer et justifier en quelque façon de pareilles sentences. Il s’y mêle en effet certaines considérations morales qui échappent aux savants et que l’on peut faire valoir à la décharge partielle des théologiens. {Mais l’attitude des savants n’en est pas moins fâcheuse, excusée qu’elle est, de son côté, par celle des théologiens. Pour le savant, le théologien est l’ennemi, et il ne peut être que l’ennemi, l’homme de la servitude intellectuelle, qui voudrait accabler la science sous un joug insupportable, que des aveugles seuls peuvent imposer à des ignorants} (y). [Le cas de Renan.] Ainsi les prétentions de la théologie provoquent l’hostilité de la science non catholique. Faut-il ajouter que dans l’Église même elles ont un effet désastreux par la situation qu’elles créent aux savants catholiques en qui elle flaire constamment des novateurs ou des rebelles, qu’elle voudrait immobiliser dans son propre cadre, 336

Le régime intellectuel de l’Église catholique qu’elle inquiète et qu’elle persécute lorsqu’ils en sortent malgré eux ? Tout dernièrement un philosophe catholique protestait contre cette « philosophie chrétienne », ce « spiritualisme chrétien », que l’on voudrait imposer à la science orthodoxe, sous le nom respectable de saint Thomas d’Aquin : « Poser d’emblée les mêmes affirmations initiales et doctrinales qu’au XIIIe siècle, écrit M. Blondel8, c’est /[fol. 737] non seulement se fermer tout accès auprès des esprits qui vivent des pensées de notre temps, mais encore vainement chercher à retrouver pour soi-même un équilibre qui a été définitivement rompu, parce qu’il n’était stable qu’avant certaines distinctions faites, avant certains problèmes soulevés. Penser littéralement aujourd’hui comme il y a quatre cents ans, c’est inévitablement penser dans un autre esprit qu’alors ». Inutile de dire que cette courageuse déclaration n’a pas été comprise de ceux à qui elle s’adressait et que l’anxiété dont elle témoigne a toujours sa raison d’être. On dirait que l’Église invite quiconque est soucieux de garder la légitime liberté de sa pensée, à planter sa tente en dehors du catholicisme, où l’on est hérétique à si bon marché. {L’auteur que nous venons de citer a failli être mis à l’Index ; s’il y a échappé c’est, semble-t-il, parce qu’il est laïque et qu’il appartient à l’Université de France, peut-être aussi parce qu’on n’a pas bien compris jusqu’à quel point sa thèse contredit les instructions de Léon XIII touchant la philosophie de saint Thomas d’Aquin.}(z) La doctrine de l’évolution, parmi les conceptions de la philosophie et de la science moderne, est une de celles qui irritent le plus les théologiens. Ils seraient enchantés que le Pape voulût bien définir que c’est une hérésie pure,  /[fol.  738] contredite par les documents de la révélation divine et le dogme intangible de la création. Un bon Père dominicain avait écrit un livre assez inoffensif sur ce sujet et sur les conditions moyennant lesquelles l’hypothèse de l’évolution serait compatible avec le dogme chrétien ; le livre fut dénoncé ; il aurait été condamné si l’auteur ne l’eût retiré du commerce. Comme il réclamait une intervention directe de la puissance divine pour la création de la matière, puis pour celle de la vie dans le monde, puis pour celle de l’âme humaine, on lui reprochait seulement d’avoir perverti la notion de l’espèce. Espère-t-on faire croire à un savant que ce soit une erreur et un péché de considérer comme une idole de l’esprit cette notion de l’espèce, alors que l’idée même des lois naturelles n’a rien d’absolu ? Un savant catholique ou non, pense rêver quand il entend dire que la foi permettrait peutêtre, à la rigueur, d’admettre le principe de l’évolution pour les espèces inférieures, mais qu’elle ne saurait le permettre en aucune façon pour l’homme ; à mesure qu’il connaît mieux la nature de la vie et son histoire sur la terre, il s’aperçoit que les théologiens ne savent pas de quoi ils parlent quand ils décident que la vie est entrée de telle et telle façon dans le monde. Sur le terrain des sciences naturelles, comme sur celui de la philosophie, on excite une défiance, compliquée d’une(aa) inquiétude d’esprit, et corroborée souvent par des /[fol. 739] tracasseries mesquines ou odieuses, qui tend à pousser hors de la foi ceux qu’on voudrait tenir hors de la science. En ce qui regarde l’histoire religieuse et la critique biblique, il suffit de rappeler le cas de Renan. Au cours de ses études ecclésiastiques, Renan s’est vu entre une théologie absolue, peu éclairée du côté de l’histoire et sur la nature même de ses propres données, qui voulait, comme aujourd’hui encore et plus qu’aujourd’hui, dominer en tout l’exégèse biblique, et une critique inexpérimentée sur bien des

8. Op. cit., 25.

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Alfred Loisy points, trop négative en philosophie, trop hardie en exégèse, trop systématique partout, mais suffisamment solide et avancée pour montrer le côté faible du dogmatisme et l’impossibilité de maintenir quantité de thèses que l’on associait au dogme chrétien. Le successeur de M. Le Hir(ab) à Saint Sulpice, répondant aux Souvenirs d’enfance et de jeunesse, a pu dire que l’authenticité de Daniel n’est pas de foi ; il a évité de dire la même chose de l’authenticité mosaïque du Pentateuque. Rien ne sert d’accorder ces choses lorsqu’on continue à démontrer par des arguments théologiques l’authenticité du Pentateuque et celle de Daniel, à présenter comme une opinion rationaliste, contraire à l’Évangile et à la tradition, la thèse de ceux qui, pour des raisons purement scientifiques n’admettent pas que le Pentateuque ait pu être écrit par Moïse, et qui ramènent la composition de Daniel au temps d’Antiochus Épiphane. /[fol. 740] N’est-ce pas les mettre en demeure de renoncer à la critique, ou bien de se considérer comme étrangers à l’orthodoxie. Quand on voit un esprit aussi éclairé, une âme aussi apostolique et bienveillante que le défunt abbé de Broglie se perdre en arguments subtils pour établir que la formule : « Dieu dit à Moïse » doit être prise à la lettre, sous peine de ruiner l’autorité des Livres saints, l’autorité de la révélation et la notion de l’inspiration 9, l’on a bien le droit de se demander quelle liberté la théologie, parlant au nom de la foi, peut laisser à la critique. S’il doit en croire la théologie officielle, l’exégète doutera qu’il soit encore dans la tradition de l’Église lorsqu’il est dans l’évidence rationnelle et historique. {Les théologiens ne soupçonnent pas les angoisses de conscience qu’ils peuvent créer ; ils ne voient pas qu’ils froissent, qu’ils découragent, qu’ils exaspèrent, qu’ils poussent à l’incrédulité nombre d’âmes qui auraient pu croire, qui ont cru, qui voulaient croire encore, mais en qui la vie de l’esprit a grandi de telle sorte que leur connaissance des choses de la religion a détruit en elles la foi qu’on les a presque forcées de confondre avec la science d’autrefois, maintenant dépassée.}(ac) La création du monde en six jours est encore dans tous les catéchismes, et quand même on mettrait les jours époques dans le commentaire, la situation ne serait pas beaucoup meilleure ; car l’exégète sait bien que le monde n’a pas /[fol. 741] été créé en six jours, et que les jours de la Genèse ne sont pas des époques. On lit encore dans ce commencement de la Genèse, que le premier homme s’appelait Adam et sa femme Ève ; qu’ils mangèrent un certain fruit et que les théologiens assurent que le petit méfait leur valut d’être damnés, nous avec eux, sauf qu’une rédemption leur fut incontinent promise. {Tout cela serait de l’histoire. Tant pis pour le critique s’il ne peut rien trouver là qui ressemble à de l’histoire réelle. Et combien d’opinions théologiques dites traditionnelles n’avons-nous pas rencontrées au cours des chapitres précédents que l’historien ne peut retenir autrement qu’en qualité de symboles ?}(ad) Pour devenir incrédule, un savant n’a, pour ainsi dire, qu’à prendre à la lettre ce qu’enseigne la majorité des théologiens : ceux-ci lui demandent, au nom de la foi, d’admettre quantité de faits qu’il sait n’être pas réels. Pour garder la foi, il a besoin, {ou de ne penser pas sur l’objet de sa croyance, ce qui est une abdication dangereuse et honteuse de l’intelligence,}(ad) ou de se constituer luimême théologien à ses risques et périls, en dégageant des symboles un sens vrai que la théologie commune retient captif sous une conception toute matérielle. Il lui faut donc faire pour son propre compte la besogne que les théologiens auraient dû faire pour tout le monde. Beaucoup ne vont pas jusqu’au bout d’un tel travail, et

9. Questions bibliques, p. 18 et suiv.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique ne /[fol. 742] songent même pas à l’entreprendre. Les théologiens seraient les premiers à leur dire que ce travail est funeste et condamnable. C’est affaire à l’Église enseignante d’enseigner intelligiblement les vérités de la foi et de les traduire dans toutes les langues de l’humanité savante ou ignorante. [De l’incroyance contemporaine.] Nous ne voulons pas dire que ceux qui perdent la foi la perdent tous par le fait de l’enseignement religieux qui leur est donné. D’abord on peut penser que plusieurs, se croyant hors de la foi, par leur façon d’entendre l’histoire de la religion et le rôle de l’Église, ne laissent pas d’être encore dans la foi et d’appartenir à l’âme de cette Église dont un malentendu purement intellectuel les sépare pour un temps. Au terme de leur existence, une réconciliation se fera où ni eux ni l’Église ne se souviendront de ce qui les avait éloignés. Mais ces schismes individuels qui sont innombrables et qui durent presque toute la vie n’en sont pas moins regrettables et pour l’Église et pour ceux qui s’en retirent provisoirement. {Ils sont fâcheux pour l’Église qui a besoin d’être honorée par la présence et la coopération d’esprits libres et de caractères indépendants, sans lesquels l’œuvre de perpétuel enfantement doctrinal et moral qu’elle doit procurer ne saurait s’accomplir. Ils sont fâcheux aussi pour toutes ces âmes qui auraient trouvé dans l’Église un appui moral, des consolations spirituelles, /[fol. 743] une direction, et aussi un champ d’action et d’influence qui leur manquent dans leur isolement. Quant à ceux qui vont jusqu’à l’irréligion absolue, qui ne croient plus à l’Église, à l’Évangile, ou à Dieu, ni au devoir, ni à eux-mêmes, ils ont une grande part et, pour la généralité des cas, la part principale dans le malheur de leur incrédulité, ils ont la responsabilité de leur orgueil, de leur scepticisme, de leur faiblesse morale.} Encore est-il pourtant que le rôle de l’Église est de faciliter le salut et de le rendre accessible même aux âmes de moins bonne volonté, non de seconder par des abus quelconques de pouvoir le plaidoyer des passions humaines contre la voix de la foi et de la conscience. L’Église devrait éviter de fournir des prétextes, et surtout des raisons à l’incrédulité. L’incrédulité s’en sert dans son apostolat d’irréligion, qui détache de l’Église beaucoup d’esprits parce que ces raisons, pour insuffisantes qu’elles soient, ne sont pas vaines. C’est assurément un fait déplorable et funeste que l’enseignement commun de l’Église soit de nature à froisser tous les hommes éclairés de notre temps. Le cas est vraiment nouveau dans l’histoire et n’est pas à comparer avec la situation du christianisme des premiers siècles devant la science de l’antiquité. Celse, qui connaissait /[fol. 744] fort imparfaitement le christianisme, reprochait aux chrétiens leur ignorance ; il n’aurait pas eu le droit de leur faire un tel reproche dans le temps où Origène le réfuta. Le christianisme a converti le monde grec quand il s’est trouvé représenter la science grecque plus légitimement que les derniers représentants des écoles d’Athènes et d’Alexandrie. En suivant cette analogie, on pourrait dire que l’Église pourrait reconquérir le monde moderne, si elle arrivait à représenter la science moderne. Ce serait lui demander l’impossible, et l’analogie des deux situations n’est pas complète. {L’Église n’est pas née pour représenter la science, et si elle a pu et dû la représenter dans un monde croulant et dans un monde naissant, comme elle a représenté à l’égard de ce dernier l’art du gouvernement, sa propre raison d’être est ailleurs. L’Église comme telle n’a pas plus à représenter la tradition scientifique de l’humanité que sa tradition politique. Elle n’a pas besoin de ces rôles pour subsister, puisqu’elle reste dépositaire de la tradition religieuse, 339

Alfred Loisy qui est inépuisablement féconde dans ses applications.} Il n’en est pas moins évident qu’elle ne reprendra dans l’ordre religieux le crédit universel qui doit lui appartenir qu’en supprimant toutes les contradictions réelles et pratiques de son enseignement avec le mouvement légitime /[fol. 745] et les données certaines de la science ; ces contradictions et oppositions ne peuvent se réduire que par une sorte de travail critique et de réforme exercée par l’Église elle-même sur sa tradition, {sur sa police intellectuelle, sur les méthodes et l’objet de son enseignement. Ainsi pourra être comblé le profond abîme qui sépare la théologie officielle de l’esprit et de la science modernes.}(ae) On a entrevu la profondeur de cet abîme dans une circonstance douloureuse, encore récente, quand le P. Ollivier, dominicain, prêchant à Notre-Dame devant l’élite de la France contemporaine, donna comme expression de la foi catholique sur Dieu et sa Providence à l’égard de l’homme, sur le sens de la vie et celui de la mort, ces paroles d’Ézéchiel : « Aux cadavres semés sur votre chemin, vous reconnaîtrez que je suis le Seigneur ». {L’éloquent prédicateur ne s’est pas aperçu qu’il retardait seulement de vingt-cinq siècles sur le progrès de la conscience religieuse, que depuis Ézéchiel Jésus est venu, et après lui saint Bernard, François d’Assise, Vincent de Paul.}(af) En cette occasion, non seulement le haut personnel gouvernemental, officiellement incrédule ou sceptique, mais les laïques pieux furent profondément choqués. Les ecclésiastiques ne le furent pas tant, se trouvant presque tous dans le même état d’esprit que le P. Ollivier. Mais c’est un signe des temps qu’une /[fol. 746] doctrine théologique irréprochable au point de vue d’une conception matérielle de la tradition ait provoqué un tel soulèvement des consciences. Le monde moderne aimerait mieux nier Dieu que de le croire méchant, chicanier, buveur de sang, brûleur de femmes ; et l’Évangile lui donne raison. L’incident si instructif dont nous parlons est un triomphe de l’Évangile sur la scolastique. Triomphe passager, il faut bien le dire, et sans grande conséquence pour l’avenir. Combien de prédicateurs ont dit, disent et diront les mêmes choses que le P. Ollivier, avec moins d’entrain et de passion, sans application directe à des faits émouvants, ou sans exciter la même et soudaine répulsion, et n’en écartent pas moins lentement et sûrement de la religion catholique les esprits trop ouverts et les âmes trop hautes. Quand Jésus a dit : « Bienheureux les pauvres », et même s’il faut lire avec saint Matthieu « les pauvres en esprit », il n’a pas entendu canoniser la médiocrité, pas plus la médiocrité intellectuelle que la médiocrité morale. Il demande qu’on vienne à lui avec la simplicité de l’enfant et la science n’y est pas un obstacle. Lui-même avait cette simplicité accueillante, et nous ne l’avons plus. Des théories abstraites et dures, enseignées par d’inflexibles dialecticiens ne sollicitent pas la simplicité de la confiance, elles provoquent seulement la critique de l’esprit et la résistance du cœur. /[fol.  747] Allons-nous dire maintenant l’effet que produit cette tendance antiscientifique du catholicisme sur ceux qui par défaut d’initiative personnelle, par principe de religion, par l’effet de l’éducation qu’ils ont reçue en subissent jusqu’au bout l’influence. {Nous hésiterons à énoncer des faits qui sont pour nous très clairs, mais très tristes aussi, que la plupart des catholiques ne voient pas, ou ne veulent pas voir, tandis que beaucoup de gens au dehors sont tout disposés à faire valoir contre l’Église elle-même et ces faits et l’aveu des catholiques sincères à ce sujet. Mais d’autres ont parlé avant nous, avec plus d’autorité, persuadés que les maux ont besoin d’être connus pour être guéris. La vie du cardinal Manning, les écrits du Dr Schell, de Wurzbourg, contiennent d’importantes déclarations sur ce sujet.}(ag) Le Dr Schell l’a traité directement, et son témoignage est d’autant plus 340

Le régime intellectuel de l’Église catholique remarquable qu’il vient d’un théologien de profession, d’un philosophe nourri de la discipline scolastique, dont les écrits se signalent beaucoup plus par la vigueur de la pensée que par le sens de l’histoire. Or cet homme de théologie ne craint pas de dire que le culte des formules et des idées convenues a exercé et exerce encore sur les catholiques une influence déprimante. Il va jusqu’à proclamer que l’infériorité des catholiques allemands, et il aurait pu dire aussi français, à l’égard des protestants dans l’ordre des choses purement humaines, /[fol. 748] des entreprises commerciales, de la vie civile et politique tient à défaut de leur formation intellectuelle et morale. Le protestantisme exalte l’individu plus que de raison ; mais il y a une façon d’entendre et d’appliquer le catholicisme qui diminue l’homme en lui enlevant toute faculté de vigoureuse initiative ; il y a une éducation qui favorise la paresse d’esprit, qui l’impose presque comme un devoir, qui tend à faire du sentiment l’unique base de la piété, à détourner les intelligences des problèmes religieux, à transformer la profession de foi catholique en une sorte d’abdication totale de l’individu aux mains de l’Église, ou plutôt d’ecclésiastiques et de religieux, à la direction desquels on s’abandonne et qui prennent en quelque sorte le salut à forfait. {Que les fidèles se contentent de fermer les yeux et les oreilles à tout ce qui vient du dehors : les prêtres, surtout les Pères de certaine Société que le Dr Schell désigne par son nom, se chargent de défendre la foi commune ; du reste, ils se rendent la tâche facile en persuadant d’abord à leurs ouailles qu’il n’y a pas de vraie science en dehors de l’Église et de la Compagnie, que les difficultés et objections des non catholiques sont purement absurdes et ridicules. Que l’on s’en rapporte à l’Église ; que l’on se laisse gouverner par ceux qui la représentent, et tout ira bien. Le nombre de ceux qui pourront subir indéfiniment un pareil régime ne peut manquer d’aller /[fol. 749] toujours en diminuant, ou bien il faudrait désespérer de l’humanité, qui serait vouée au crétinisme le plus absolu. On ne s’efforce pas moins de le maintenir, et l’on n’y réussit que trop. La timidité d’esprit et de caractère qui se remarque chez beaucoup de catholiques, d’ailleurs fort intelligents, vient de ce qu’on leur a inculqué au nom de la religion la crainte de penser ce que l’Église ne veut pas que l’on pense, la crainte d’agir autrement que par ses instructions formelles et dans le rayon tracé par ceux qui ont autorité.} (ah) La déification de tout ce qui est ecclésiastique, observe le Dr Schell10, est devenue en ces dernières années dans les milieux catholiques une véritable épidémie. Tout est présenté sous des couleurs agréables, artificielles, idéales : le présent et le passé, le dogme et l’histoire, les grands personnages de l’Église, leurs moindres paroles et leurs moindres actes. Le catholicisme prend ainsi une apparence toute byzantine ; mais il devient en même temps quelque chose d’extraordinairement uniforme et ennuyeux, de partiellement faux, paralysant et endormant. Si la passion de l’uniformité, la centralisation exagérée, l’hypocrisie byzantine et le servilisme sont un poison lent et efficace dans l’ordre temporel, ils ne le sont pas moins dans l’ordre ecclésiastique, d’autant que la religion surnaturelle du Christ n’a pas pour fin de grandir la différence entre /[fol. 750] les hommes jusqu’à l’apothéose de quelques-unes, mais bien de la réduire, les charismes divins étant destinés à rendre certaines personnes plus aptes au service du peuple chrétien, non à les investir d’une domination despotique. En laissant tout pouvoir à ses apôtres, Notre-Seigneur n’entendait instituer(ai) qu’une hiérarchie de dévouement non une

10. Der Katholicismus Prinzip des Fortschritts (5e éd.), Wurzbourg, 1897, 43.

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Alfred Loisy machine politique. Ces vérités élémentaires du christianisme sont trop oubliées dans la pratique. Les fidèles n’entendent guère parler que des savants prêtres, des éminents et saints religieux, des grands évêques, du Pontife plein de génie, organe divin, par lesquels ils n’ont qu’à se laisser conduire. La vertu qu’on leur prêche le plus volontiers est l’obéissance à laquelle pourtant il faut joindre la générosité dans la contribution aux œuvres catholiques. Qui suit aveuglément les instructions politiques du Pape, les avis de son confesseur, et donne beaucoup à toutes les quêtes est un catholique parfait. On peut être avec cela un fort petit homme, et ne fournir même à l’Église, dans un besoin réel et vital, qu’un appui chétif ou nul. {C’est chose avérée que l’éducation chrétienne donnée chez nous à des milliers d’individus ne fait guère de croyants, et du peu de croyants qu’elle garde ne fait pas toujours des hommes. À ce mal si profond et si commun il y a une autre cause que les passions vulgaires de l’humanité. Le dévouement /[fol. 751] des éducateurs, s’il est peu éclairé, ne laisse pas d’être réel. Le mal est dans l’esprit qui les conduit et dans la méthode qu’ils appliquent. Ils veulent trop gouverner, trop diriger, trop donner de convictions toutes faites, au lieu de les aider à naître ; ils abaissent trop l’intelligence devant l’autorité des formules traditionnelles ; ils veulent trop assouplir la volonté devant leur propre pouvoir et celui de l’Église ; s’ils commencent à adopter les exercices de gymnastique physique, ils ne connaissent que peu ou point les exercices de gymnastique intellectuelle et morale ; ils n’encouragent aucunement l’athlétisme de la pensée ou même de la vertu ; ils en auraient plutôt peur ; ils traitent les jeunes gens comme des mineurs à perpétuité. Le plus grand nombre, dès qu’ils le peuvent, rejettent bien loin le joug insupportable qu’on a voulu leur imposer, ne pouvant réellement vivre en le conservant. Un petit nombre de fidèles, à part quelques personnalités plus fortes et dont l’Église bientôt se défiera, acceptent la tutelle, mais n’arrivent pas à cette maturité chrétienne qui est, d’après saint Paul, synonyme de vraie liberté.}(aj) Comme preuve de l’abaissement des intelligences parmi les catholiques, le Dr Schell a cité cette curieuse et triste duperie du monde catholique par Léo Taxil avec sa Diana Vaughan. La majeure partie de la presse religieuse, /[fol. 752] de celle qui se prétend seule orthodoxe et savante, à commencer par la principale revue des Jésuites, la Civiltà(ak) cattolica, a digéré toutes les inepties que le romancier jetait comme une pâture à sa crédulité. Il y a certes le témoignage incontestable d’un esprit d’ignorance très répandu, d’un manque de sens à l’égard de la vérité religieuse autant qu’à l’égard de la science professe, d’une disposition fâcheuse à recueillir ce qui flatte la superstition, d’un goût de magie qu’on aurait cru ne devoir se rencontrer que chez les peuples enfants ou chez les sauvages. Les prétendues révélations de Diana Vaughan ont passionné des milliers de catholiques, même de prêtres ; des évêques s’y sont laissé prendre ; des hauts, très hauts patronages les ont d’abord encouragées. L’illusion a été si complète que les victimes, quand le voile s’est brutalement déchiré, ne voulaient pas y croire, et que le public en est resté stupéfait, se demandant si telle mystification avait été possible, et songeant à peine à en rire. C’est une des plus lamentables aventures qui se soient produites dans l’Église au cours du XIXe siècle ; pour qui sait la comprendre, elle en dit long sur l’état d’esprit catholique au moins dans les pays romans, comme dit le Dr Schell, et dans certains milieux ecclésiastiques. N’est-ce pas un fait bien significatif que l’autorité épiscopale et  /[fol.  753] l’autorité pontificale, si promptes à intervenir quand il s’agit d’arrêter des mouvements intellectuels qui troublent le sommeil des

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Le régime intellectuel de l’Église catholique théologiens aient laissé la tromperie se prolonger tant qu’il a plu au trompeur de la continuer, en sorte qu’elles ont paru compromises dans la folie universelle. [Jugement du cardinal Manning sur le catholicisme anglais.] On connaît peu dans le monde catholique du continent, parce que beaucoup prennent à tâche de les tenir cachées ou de les faire oublier, les opinions ou, pour mieux dire, les expériences du Cardinal Manning touchant les obstacles qui s’opposent, dans le catholicisme même, à son action sur le monde moderne. Ce prélat éminent, qui était un homme d’action et un homme de gouvernement, qui n’était pas un savant, qui fut depuis sa conversion un ultramontain, très opposé à ce qu’on appelait en son temps le catholicisme libéral, met au premier rang de ces obstacles le défaut d’éducation scientifique et civile. Il faut bien avouer que ce défaut n’existe pas seulement dans le clergé catholique anglais. Dans beaucoup de petits séminaires français on ne prépare pas au baccalauréat et les études sont réduites à une formation littéraire des plus étroites, pour que les jeunes gens ne soient pas exposés à prendre l’esprit du siècle. De là vient qu’ils ne le comprennent pas et qu’ils ne seront pas eux-mêmes compris de leurs contemporains. Le second obstacle qui tient de tout près au premier, est l’insuffisance de la prédication, toute superficielle, consacrée  /[fol.  754] aux dévotions particulières ou remplie par les polémiques du jour. Le troisième obstacle est la tendance à réduire le plus possible l’usage de l’Écriture sainte. Les prêtres catholiques étudient peu la Bible, et peut-être l’étudient-ils encore moins depuis que le protestantisme rationaliste s’en est emparé pour miner les fondements du catholicisme avec plus de méthode et de rigueur que ne pouvaient le faire les protestants du XVIe, du XVIIe et même du XVIIIe siècle. La Bible est devenue un livre dangereux, qui n’en reste pas moins nôtre, et qui ne deviendra inoffensif dans nos mains que si nous trouvons moyen de nous en servir utilement. Il faudrait donc commencer par avoir la science et l’intelligence de la Bible. Le quatrième obstacle est la méconnaissance pratique des dons de Dieu et des vertus chrétiennes chez les non catholiques : et cet abus tient encore à l’ignorance où l’on est de leurs véritables doctrines, de leurs moyens d’éducation chrétienne et de leurs pratiques religieuses. Le cinquième obstacle est le sacramentalisme, la tendance à réduire toute la religion à l’opération des sacrements et à l’abstention du péché mortel : n’est-il pas vrai que l’ignorance de l’histoire, de la Bible et de la tradition, y est encore pour quelque chose ? Le sixième obstacle est ce que le cardinal Manning appelle officialisme, l’idée que le prêtre séculier n’est qu’un fonctionnaire, une sorte de bureaucrate spirituel, tandis que les religieux /[fol. 755] sont les véritables représentants de l’esprit évangélique et de la perfection chrétienne. Sur ce sujet, Manning était plein de discours : il proteste énergiquement contre cette espèce d’infériorité presque acceptée pourtant par le clergé séculier, il déclare que celui-ci doit chercher et réclamer pour lui-même la perfection de la science et la perfection de la vie, d’autant que les religieux ne peuvent ni ne doivent prendre sa place. La prépondérance presque exclusive d’ordres religieux, fortement constitués avec des doctrines d’école, dans la direction des affaires ecclésiastiques, se trouve coïncider chronologiquement avec le divorce de la théologie et de la science ; il ne paraît pas que ce soit là une rencontre fortuite. À ce propos le Dr Schell observe que tout théologien séculier qui prend l’initiative d’un mouvement théologique voit immédiatement se dresser contre lui tel ordre religieux qui a sa tradition d’école et la croit menacée par le novateur, qu’il accuse immédiatement d’hérésie  : comme si le catholicisme n’était pas plus large que 343

Alfred Loisy toute école ! Le Dr Schell, qui ne semble pas estimer beaucoup les Français ajoute que le monde, même le monde catholique allemand, auquel nous oserons joindre celui qui a connu Bossuet, Fénelon, de Maistre, Lacordaire, et celui qu’ont illustré Newman et Manning, dépasse à tous égards le degré de culture auquel était parvenue l’Espagne du XVIe siècle. La pointe  /[fol.  756] extrême de cette remarque paraît viser tout spécialement les Jésuites dont nous aurons à parler bientôt. Il est à noter que le prêtre séculier, s’il paraît se résigner à la supériorité morale et intellectuelle du religieux, ne laisse pas d’afficher hautement ses prétentions de fonctionnaire, d’homme constitué en autorité. Manning dit plaisamment que nos prêtres sont toujours bottés et éperonnés comme des officiers de cavalerie en temps de guerre. Qui n’a vu de pauvres jeunes prêtres, sortant du grand séminaire avec leur petit bagage théologique et cette morgue particulière du fonctionnaire sacré, le prendre de très haut avec tous ceux qui ont affaire à eux, depuis l’enfant de chœur jusqu’aux personnes les plus considérables de la paroisse ? Cet orgueil, qui ne peut pas être considéré comme une vertu ecclésiastique, vient de ce qu’on se fait une idée aussi peu conforme à l’esprit chrétien qu’à l’histoire ecclésiastique du ministère sacerdotal ; et le sentiment de fausse humilité qui gouverne l’attitude du clergé séculier en face des religieux se rattache à la même cause qui est à la fois morale et intellectuelle. On se met à l’école et à la remorque du religieux dont on ne devrait dépendre pour rien. Il est bien permis de dire que les obstacles au retour des protestants, dont nous entretient le cardinal Manning, sont pour une bonne part les effets du régime /[fol. 757] intellectuel de l’Église catholique sur son propre clergé tant régulier que séculier, avec l’asservissement plus ou moins déguisé de celui-ci, qui est l’Église enseignante, à celui-là qui ne représente que la tradition de vieilles écoles. Un septième et un huitième obstacles, c’est-à-dire un septième et un huitième défauts du clergé catholique sont l’esprit de controverse, et la disposition à faire ressortir les doctrines qui divisent. II n’est pas sans intérêt de reproduire ici textuellement ce que Manning écrit à ce sujet : « La controverse ne peut être autre chose que de la théologie polémique, et la théologie polémique ne peut être que destructive… La grande majorité des hommes se laisse convaincre moins par le raisonnement que par une idée nette de la vérité… L’enseignement de la vérité est comme un jeu de dominos : si nos auditeurs posent un trois, nous devons aller à leur rencontre avec un trois de notre côté. Mais, pour agir ainsi, il nous faut, avant tout, connaître quelles sont les convictions de nos auditeurs… En une assemblée publique qui se tint aux États-Unis, on rapporte que le nom de Jésus fut reçu avec des applaudissements, et le nom de l’Église avec des murmures. C’est un fait terrible, une condamnation à mort de l’élément purement humain de l’Église chrétienne, mais une indication de la foi et de /[fol. 758] l’amour envers Jésus-Christ lui-même… Je ne crois pas que le peuple anglais sera reconquis par les moyens de l’intelligence. Nous nous sommes aliéné sa volonté par les péchés et les misères du passé ; mais sa volonté est déjà sur le point de changer, et pourra être reconquise si elle rencontre de la sympathie parmi les prêtres et dans l’Église, si, conformément à la loi et à la puissance de l’incarnation, il se trouve un amour humain, un zèle et un esprit fraternel, attirant la volonté humaine à la présence divine »11. Le Cardinal fait peut-être un peu trop bon marché des difficultés intellectuelles, mais

11. Revue anglo-romaine, 9 mai 1896, p. 248-249.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique il a parfaitement raison de penser que l’esprit de polémique, agressif et sectaire, entretient plutôt la défiance à l’égard de l’Église qu’il n’opère de conversions. {Cet esprit est d’autant plus vif que l’on se rend moins bien compte de l’état historique et de l’état réel des questions débattues entre catholiques et non catholiques. Nous voulons à tout prix défendre des choses dont le monde contemporain ne veut pas. Sans doute nous défendons d’excellentes choses que le monde repousse ou paraît vouloir repousser ; mais le monde ne s’en effraierait pas tant si nous ne les défendions mal, et sans les bien comprendre nous-mêmes, si nous n’y mêlions quelque chose de moins bon, si nous ne divinisions ce que l’Église a eu et a encore d’humain, si nous ne prétendions emprisonner les esprits et les /[fol. 759] volontés dans des formes de pensée et de soumission qui dérobent à moitié le Christ et l’Évangile à nos contemporains, au lieu de les leur manifester. Nous devrions être apôtres, et nous nous condamnons à n’être qu’apologistes, parce que nous jugeons que l’univers doit s’agenouiller devant notre Église, c’est-à-dire devant nous ; nous oublions que l’Église et nous-mêmes devons nous faire tout à tous, comme saint Paul, pour gagner tout le monde à Jésus-Christ. Et comme nous voulons imposer aux autres un joug devenu insupportable, qui, vu le changement des temps et des circonstances, n’est plus réellement celui que nos pères ont porté, et qui est beaucoup plus lourd, et que nous ne savons même pas porter nous-mêmes, on nous fuit, on nous craint, on nous déteste. Ce ne serait pas seulement un trois d’humanité qu’il faudrait mettre en avant du côté du monde non chrétien ou non catholique, si nous voulons continuer utilement avec lui la partie commencée par Jésus et ses apôtres, c’est un trois de respect pour toute vérité, même pour celles qui dérangent nos habitudes et nos préjugés.(al)} [Jugement de Manning sur la Compagnie de Jésus.] Le neuvième obstacle signalé par le cardinal Manning a un caractère plus concret que les précédents, et, l’on peut croire que, dans la pensée du vénérable auteur, il les personnifiait tous, comme il se trouve représenter en effet /[fol. 760] les plus fâcheuses tendances du catholicisme depuis le concile de Trente  : c’est la Compagnie de Jésus. Par malheur le biographe du Cardinal, légataire de ses papiers et manuscrits, cédant à des conseils qu’il eût mieux fait de ne pas solliciter, s’est abstenu de publier ce qui était dit de la célèbre Société dans le mémoire que nous venons d’analyser. Un mémoire spécial sur les Jésuites a été pareillement condamné à ne pas voir le jour. L’idée que Manning se faisait des Jésuites était chez lui une conviction raisonnée, le fruit d’expériences dont il aurait voulu faire profiter toute l’Église catholique. Il l’avait exprimée sommairement dans le mémoire sur les obstacles à la conversion de l’Angleterre, et il avait cru devoir la développer dans un écrit spécial. Son intention était que cette opinion fût connue. Il y a peu de traits qui laissent une impression plus inquiétante sur la façon dont on comprend chez les catholiques la sincérité et la liberté des opinions que cette suppression d’écrits destinés, dans la pensée de leur auteur, à faire la lumière sur une question de première importance pour l’Église. On peut dire, il est vrai, que Manning luimême n’a pas eu dans sa sincérité tout le courage qu’il aurait pu avoir, puisqu’il semble avoir voulu éviter de son vivant l’éclat que la publication de sa pensée n’aurait pas manqué de provoquer. L’inci- /[fol. 761] dent pris dans son ensemble laisse voir trop clairement qu’un optimisme convenu est la loi de l’opinion catholique, que tout dans l’Église doit passer pour excellent, qu’un ordre religieux aussi puissant que la Compagnie de Jésus doit être irréprochable en toutes choses, et que 345

Alfred Loisy même un cardinal, quand il s’appellerait Manning, n’a pas le droit d’avoir une idée personnelle sur le rôle joué par la Société depuis sa fondation, si cette idée n’est pas absolument favorable. Dans un milieu où la liberté, la sincérité, la dignité de la conscience ne seraient pas seulement de vieux mots respectables mais des réalités vivantes, les écrits de Manning sur les Jésuites auraient été publiés intégralement, sauf à être discutés ensuite. Le parti qu’on a pris n’est pas plus avantageux à la mémoire de Manning qu’à la cause de la vérité ou même à celle des Jésuites. On paraît le blâmer d’avoir osé penser ce qu’il voulait nous dire. La campagne violente menée contre son biographe, qui avait signalé du moins l’existence des documents, avait pour but de l’atteindre indirectement. {Si jamais les manuscrits livrent leur secret, on peut s’attendre à ce que la personne de l’auteur soit attaquée pour que la valeur de son témoignage soit diminuée. On se gardera bien d’examiner franchement les raisons qui ont conduit un homme de ce caractère à porter un jugement /[fol. 762] défavorable sur la congrégation religieuse la plus fortement constituée qui ait jamais existé dans l’Église et dont l’influence considérable sur la direction des idées, des mœurs, du gouvernement ecclésiastique, si elle n’est pas tout à fait salutaire, ne peut être un médiocre danger.}(am) Il est d’ailleurs assez facile de conjecturer ce que Manning reprochait aux Jésuites. Il leur attribuait certainement une grande part de responsabilité dans la formation et le maintien de l’esprit qui lui semblait funeste à la cause catholique et dont il nous a décrit les principales manifestations. C’est grâce à eux principalement que se sont développées les tendances dont il a été parlé précédemment, et que se perpétue l’attitude méfiante de l’Église à l’égard de la science, de la civilisation et de la société modernes. {Aucun ordre religieux n’est plus soucieux de contenir l’esprit catholique dans le cercle fermé de la théologie ; aucun n’affecte plus de hauteur malveillante à l’égard de la science et la critique modernes ; aucun ne néglige plus l’Écriture comme source de doctrine et de piété ; aucun ne se montre plus dédaigneux et plus injuste à l’égard des non catholiques, et l’on pourrait presque ajouter de tout ce qui n’est pas lui ; aucun, tout en exerçant une large influence sur le clergé séculier par le moyen des retraites pastorales ou privées, des écrits, de la prédi- /[fol. 763] cation ne professe à l’égard de ce clergé une moindre estime, disons un plus profond mépris ; aucun ne travaille plus efficacement à faire prévaloir l’idée que les religieux seuls, c’est-à-dire eux-mêmes, sont les seuls vrais directeurs et pasteurs d’âmes, et que les prêtres séculiers ne sont que des commis pour sacrements ; aucun n’est plus âpre, moins scrupuleux sur le choix de ses arguments, moins respectueux de ceux qu’il prend pour adversaires, dans les polémiques où il se complaît. Pour se faire une idée de la façon dont les Jésuites entendent la modération et la loyauté dans la polémique, même lorsqu’ils prennent à partie des catholiques très soumis à l’Église, sinon tout à fait à la Compagnie, il n’y a qu’à lire dans les Études les articles du P. Brucker contre Mgr d’Hulst sur la question biblique et celui que le P. Méchineau a écrit récemment sur l’authenticité mosaïque du Pentateuque12. Les Pères se croient chargés d’exercer dans toute l’Église une surveillance jalouse de l’orthodoxie des autres et ils tiennent les censures ecclésiastiques perpétuellement suspendues sur la tête de ceux qui ont l’audace d’émettre une idée nouvelle.}(an) C’est un fait bien connu et reconnu, que l’éducation donnée par eux à la jeunesse et leur méthode de direction spirituelle

12. Études, 8 novembre 1898.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique tendent à supprimer ou à restreindre le plus possible l’exercice de l’intelligence dans les matières de religion, à frapper /[fol. 764] l’imagination, à exciter le sentiment, pour soumettre la raison et la volonté à une obéissance passive, qui, ne pouvant embrasser toute l’activité des personnes laïques, comme il arrive pour les religieux, la détruit plutôt en ce qui est de la foi vivante, tout en lui donnant par la pratique des dévotions l’illusion de l’existence et par des absolutions faciles l’illusion d’une vie chrétienne dans une conduite qui souvent n’a rien de chrétien. Quelqu’un a dit : « L’éducation des Jésuites ne fait pas des hommes, elle ne fait que des communiants ». Aussi le régime intellectuel de l’Église catholique, s’il est en grande partie l’œuvre des Jésuites, est aussi ce qui rend possible l’hégémonie d’une congrégation religieuse qui n’est pas plus qualifiée que d’autres à prendre la direction des affaires ecclésiastiques, qui ne la prend en réalité que par artifice, qui ne peut l’exercer et ne l’exerce que par une sorte de tyrannie. Les précautions que prennent pour le dire ceux qui s’en aperçoivent suffiraient à montrer combien le mal est profond. On a su comment Manning s’est arrangé pour être en paix de son vivant, sauf à laisser sa mémoire exposée à toutes les calomnies. Le Dr Schell qui a parlé après Manning et en s’autorisant de lui, se contente de dire, par manière de conclusion, que le catholicisme ne serait pas sauvé en Allemagne par la rentrée des /[fol. 765] Jésuites vu que ses affaires sont encore en pire situation là où agit la Société. Il demande seulement que les Jésuites ne soient pas les maîtres et que l’esprit germanique ait le droit de se développer. {Et le Dr Schell a vu tous ses ouvrages mis à l’Index.}(ao) [Caractère passéiste de la pastorale catholique.] En vérité l’esprit germanique n’est pas le seul qui ait des droits à sauver et une mission à remplir dans le catholicisme. Oserons-nous dire que ce sont les Allemands qui ont rendu les Jésuites nécessaires ? À l’explosion désordonnée d’individualisme religieux, qui est tout le protestantisme, a répondu la répression savante, réfléchie, voulue, surnaturalisée de l’individualité. Peut-être serait-il temps, maintenant que les deux mouvements semblent arrivés à leur dernière limite, que le protestantisme menace d’aboutir à l’évacuation du christianisme, et le catholicisme jésuitique à l’évacuation de l’humanité, de chercher un équilibre nouveau en corrigeant les tendances qui menacent l’équilibre ancien ; car le christianisme ne peut réellement subsister dans une humanité amoindrie, ni l’humanité s’élever réellement sans le christianisme. Le catholicisme moderne prend trop les apparences d’un gouvernement tout conservateur, ce qui lui donne presque l’air d’une puissance morte ou mourante, et paralysante. Il regarde trop le passé comme devant être la loi du présent et de l’avenir. Il voudrait se croire immuable et ne se rend qu’à moitié immobile. /[fol. 766] Il prétend garder les vérités anciennes, et il ne protège que des formules. Il essaie, qu’il en ait conscience ou non, et quand bien même il ne voudrait pas en convenir, de faire rentrer l’humanité dans le cadre religieux, intellectuel, politique du moyen âge, et cet effort qui l’épuise n’est pas moins superflu que le travail des Danaïdes. Les fleuves n’ont pas accoutumé de remonter vers leur source. Le moyen âge est passé : le monde n’y reviendra plus. Quiconque travaille à le ramener dans les idées, les mœurs et le gouvernement des hommes travaille pour le néant. Le monde contemporain regarde avec une stupeur qui parfois se tourne en dérision, et parfois en colère, ceux qui agitent les vieux symboles de l’autocratie romaine et qui réclament non seulement pour l’Église, mais pour tous ses représentants à tous les degrés de la hiérarchie, au nom du 347

Alfred Loisy Pape, pensée unique et souveraine puissance, une entière soumission de l’intelligence et de la volonté. Nous ne devons pas trop nous étonner s’il ne nous croit pas quand nous nous proclamons les plus libres des hommes, les plus ouverts à la science, les plus capables de progrès en tout ordre d’activité humaine. Le monde contemporain est persuadé que le jour où le catholicisme aurait toute puissance sur la terre, le progrès s’arrêterait net, comme une lumière qu’on éteint, et si l’on n’en juge que par les apparences et par les tendances les plus marquées du catholicisme /[fol. 767] actuel, la conclusion paraît au moins vraisemblable. Elle n’est cependant pas vraie, parce que, si l’hypothèse venait à se réaliser, le catholicisme se trouverait en présence de faits et de besoins qui le mettraient en mouvement comme malgré lui. /[fol. 768] III [Les remèdes] Nos contemporains ont tort, en effet, de croire le catholicisme tellement figé dans ses idées, ses formes et ses habitudes traditionnelles, qu’il ne puisse entrer en communication réelle avec la société moderne, qu’il se maintienne seulement par la solidité de son institution hiérarchique et la permanence de ses cadres, qu’il perde nécessairement tout le terrain gagné par la science, et que le progrès de l’instruction publique doive amener tôt ou tard sa disparition. Si le catholicisme était ce que s’imaginent et ce que disent certains catholiques, c’est bien ce qui ne manquerait pas d’arriver. Si le catholicisme était absolument rivé à ses formules et au sens matériel de ces formules, à toutes ses institutions et à la forme dans laquelle ces institutions subsistent actuellement ; s’il devait toujours tendre à la réalisation d’un idéal fermé, temporel, tel qu’on se figure après coup la société chrétienne du moyen âge, il est certain que ses jours seraient comptés, qu’il serait presque déjà mort et que la prolongation de son existence dépendrait uniquement de la promptitude et de la vigueur avec lesquelles la société marcherait dans la voie de son développement propre et secouerait le joug de toute force ennemie du progrès. {Mais le catholicisme n’est rien /[fol. 769] moins que ce formidable crampon, dont ses adversaires se font un épouvantail, et que quelques-unes des nôtres voudraient nous faire admirer.}(ap) Les tendances abusives et les effets désastreux que nous venons de signaler ne sont pas tout le catholicisme, ni même, en réalité, quelque chose du catholicisme vivant ; ce n’est qu’un débris d’autrefois qui gêne momentanément la vie d’aujourd’hui, comme des branches mortes sur un arbre à qui d’ailleurs la sève ne manque pas. II y a certes beaucoup de catholiques fermés à tout progrès qui conspirent, sciemment ou non, contre la science et contre la raison, contre le développement normal de la personnalité, de l’activité, de la sociabilité humaines ; mais si nombreux qu’ils soient, et quand même on devrait compter parmi eux un certain nombre des chefs hiérarchiques de l’Église et ses agents les plus influents, ils ne sont pas l’Église catholique ; ils passeront et il ne leur sera pas donné de faire prévaloir {leurs conceptions rétrogrades et étroites} (ap) sur les principes fondamentaux de l’Église, qu’ils veulent défendre à leur manière et qui finira bien par se défendre contre eux.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique [L’Église s’est toujours adaptée.] Nous discuterons bientôt spécialement les divers problèmes que soulève notre critique du régime intellectuel de l’Église, à savoir le rapport du dogme et de la science, /[fol. 770] de la foi et de la raison, de la religion et de la vie personnelle, domestique, sociale. Ayant montré ici les inconvénients du régime intellectuel de l’Église, nous n’avons qu’à indiquer d’une façon aussi générale les remèdes qui semblent indispensables, sans examiner encore les conditions particulières de l’harmonie à établir entre l’enseignement religieux et le progrès scientifique, entre la raison savante et la conscience dans l’individu, entre l’autorité de l’Église et l’autonomie relative de la personne, de la famille, de la société humaines. Dès maintenant ayant constaté que l’histoire de la religion chrétienne et du catholicisme a été comme une adaptation permanente de l’institution, de l’enseignement, du culte ecclésiastiques aux états divers de la société temporelle, nous pouvons dire que rien n’est immuable dans le catholicisme, {si ce n’est le principe de sa vie, qui est indéfinissable} et dont les manifestations ne cesseront sans doute pas de varier, puisqu’elles n’ont pas fait autre chose depuis le commencement. L’attitude actuelle de l’Église à l’égard de la science, de la vie, de la société modernes ne peut donc pas être considérée comme quelque chose d’absolu, d’inflexible, d’irréductible. N’est-il pas vrai que l’Église des premiers siècles a commencé par se défier de la science grecque et qu’elle a fini par l’absorber dans son dogme et dans sa théologie traditionnelle ? N’est-il pas vrai aussi qu’elle a commencé par se défier /[fol. 771] d’Aristote et par le condamner, et qu’elle a fini par se l’incorporer, tant et si bien que l’aristotélisme a eu sur la théologie scolastique la même influence que le platonisme sur la théologie des Pères ? Nonobstant les apparences contraires, il est possible que nous soyons, il est probable que nous sommes à la veille d’un accord analogue entre la tradition catholique d’une part, la science et la critique modernes d’autre part, comme aussi entre l’Église et la société contemporaine. L’accord même est peut-être déjà fort avancé bien que l’opposition semble complète. La résistance qui se fait du côté de l’Église n’est pas si vigoureuse qu’elle paraît. Les partis purement conservateurs sont toujours plus faibles qu’on ne croit ; ce sont d’antiques façades, que l’on dirait être des édifices ; à la première secousse ils s’écroulent ; et l’on s’étonne ensuite qu’ils aient duré si longtemps. Ne nous inquiétons donc pas trop du parti pris d’intransigeance que l’Église affecte à l’égard du monde moderne. L’Église a toujours transigé. Derrière la protestation qui dure encore la transaction s’opère, et la protestation cessera dans le temps même où la transaction sera un fait accompli. [Limites de la théologie et de la science.] {Toutefois c’est là une espérance plutôt qu’un remède direct au mal dont nous souffrons actuellement. Les vrais remèdes ne seront difficiles à trouver ni même à appliquer, dès qu’on en aura compris la nécessité, dès qu’on voudra /[fol. 772] les prendre. Que la théologie d’abord cesse de se regarder comme une science universelle, faite et parfaite, ayant en elle-même la clef de toutes les autres, les dominant toutes par la divine certitude de ses lumières. La théologie est la science de la révélation, mais ce n’est pas une science révélée. C’est une science progressive, dont l’avancement ne dépend pas d’elle-même, mais résulte en quelque façon de l’avancement des sciences purement humaines, ainsi qu’on l’a vu dans un des précédents chapitres, et comme on le verra mieux encore dans le suivant. 349

Alfred Loisy La révélation n’était pas une science. Elle n’est devenue telle qu’après avoir été interprétée par la science grecque. Mais cette interprétation de la révélation par la science qui constitue proprement la théologie, et d’où est sorti le dogme traditionnel, est toujours perfectible. Jamais la théologie ne peut dire qu’elle a épuisé le secret de Dieu. Pour autant que ce secret a été manifesté aux hommes dans la vraie religion, la théologie essaie de l’expliquer au moyen de la science. Elle ne le connaît pas directement comme un principe de science mais plutôt comme un principe de vie. Pour en exprimer la réalité elle recourt à la science ; mais de l’interprétation qu’elle en a faite d’abord elle ne peut tirer des lois absolues qui gouverneraient la science autrement qu’en l’aidant et la dirigeant, et qui seraient pour la théologie elle-même des barrières infranchissables. Car on enfermerait ainsi  /[fol.  773] la science et la théologie dans un cercle vicieux où elles périraient l’une et l’autre, à moins que la science ne rompît violemment la barrière et ne s’insurgeât contre la théologie, comme elle a déjà fait, comme on l’a presque obligée à faire. On doit reconnaître que la science comme telle, même la science des choses religieuses, au point de vue extérieur et phénoménal, qui est celui de la science positive, même au point de vue de la recherche des causes, qui est celui de la philosophie ne relève pas directement de la théologie et n’est à contrôler que par l’évidence et l’expérience scientifiques, c’est-à-dire par elle-même, par le perfectionnement continu de ses méthodes et de leur application. Les savants peuvent avoir en certains cas l’obligation morale de ménager la conscience des faibles, et ils ont toujours celle de ne pas formuler sur les matières de science religieuse des conclusions qui dépassent la portée de leur observation. Mais la théologie, de son côté, n’a pas à leur imposer comme conclusions scientifiques ses propres formules, attendu que la théologie n’est pas autre chose qu’un enseignement plus ou moins officiel de l’Église comme catéchiste du salut, non comme maîtresse de la science, que cet enseignement n’est lui-même qu’une traduction de la révélation proportionnée aux divers besoins d’une époque, et que  /[fol.  774] cette traduction, bien loin qu’elle vienne du ciel pour régir la science, s’inspire de celle-ci pour adapter la révélation et ses formules traditionnelles au mouvement des esprits et au progrès de la civilisation. La théologie a donc besoin de comprendre sa vraie nature et les limites de sa juridiction, qui ne va pas au-delà de son propre territoire, et ne peut consister en ce qui regarde la science et la philosophie, qu’à repousser les empiétements qui pourraient être faits par ces dernières sur le terrain dogmatique, c’est-à-dire si elles s’avisaient de nier ou de définir par ellesmêmes, comme étant de leur ressort, Dieu, le salut et ses conditions. Qu’elle se garde bien d’ériger, pour son propre compte, en dogmes absolus des conclusions philosophiques, ou de requérir l’anathème contre une hypothèse scientifique telle que l’évolution. Qu’elle n’ait pas la prétention de créer une chimie catholique, une physique catholique, même une philosophie et une histoire catholiques, si ce n’est, pour ces dernières, en tant qu’elle en l’esprit d’irréligion ou de secte anticatholique, esprit que la science réprouve également. Car toutes les sciences ne sont des sciences qu’à condition d’être universellement acceptables pour tout homme de bonne foi ; il n’y a de science que de ce qui est ; et ce qui est n’a pas, comme tel, une façon d’être pour le catholique /[fol. 775] et une autre pour le non catholique. Aucune thèse n’est assez large pour qu’on y subordonne tout le travail de la recherche scientifique. Car l’existence de Dieu et les autres vérités de la foi ne sont pas comme telles matière de science. Élaborées en doctrine, elles ne constituent pas des théorèmes scientifiques où l’on devrait voir la loi suprême de 350

Le régime intellectuel de l’Église catholique toute science et de toute philosophie. Ce ne sont ni des données, ni des règles de la science pure ; ce sont les béquilles de la foi d’où elles tirent uniquement leur valeur substantielle et leur certitude relative en tant que formule. C’est détourner la science à un autre objet que d’en faire un argument en faveur de la foi ou un moyen d’expression dogmatique. Ce peut être à la vérité le plus haut et le plus légitime emploi de la science ; mais ce n’est plus de la science. La raison s’exerce encore sur le terrain de l’expérience morale et religieuse ; mais elle n’est plus là sur son propre terrain, elle ne juge plus d’après ses propres principes ; elle ne fait plus que recueillir les vestiges de Dieu, prendre note des mouvements de l’âme et de l’humanité vers la vie éternelle, assister à l’édification de la foi, y prendre part, non comme arbitre, mais comme agent et témoin. Il n’y a pas moins d’inconvénients, nous le savons déjà que trop, à faire de la religion une science qu’à faire de la science une religion.}(aq) /[fol. 776] [La théologie ne peut que rappeler ses limites à la science.] L’autonomie de la théologie et celle de la science étant ainsi reconnues la théologie ne s’occupera de la science que pour en signaler, s’il le faut, les écarts, pour en recueillir les données certaines au fur et à mesure qu’elles seront acquises, non pour gouverner souverainement des recherches et des travaux qui ne sont pas de son ressort. Si le savant dépasse les limites de sa compétence elle a le droit et le devoir de le lui rappeler ; mais à vouloir limiter la recherche, conduire elle-même et de son autorité propre le travail scientifique, elle ne ferait que perdre sa peine et compromettre son crédit. La science proprement dite s’est constituée en dehors de l’Église, et la théologie, servie par la puissance ecclésiastique serait incapable d’en arrêter ou même d’en gêner beaucoup les progrès ; mais le véritable intérêt de l’Église et des âmes est qu’on n’oppose pas de résistance aveugle aux mouvements légitimes de l’esprit. Tout le monde devrait comprendre que le système qui a produit la condamnation de Galilée et poussé involontairement la science dans le rationalisme incrédule est déjà condamné par ses résultats. On se ferait une grande illusion si l’on croyait que la vérité scientifique est affaire de syllogismes plus ou moins bien construits et que par d’habiles déductions fondées sur les catégories d’Aristote, /[fol. 777] on contiendra l’essor de l’esprit moderne. La science d’aujourd’hui n’est pas quelque chose d’abstrait, d’absolu et d’inerte comme un théorème de géométrie, mais quelque chose de réel et de vivant, qui déborde tout à fait et de tous les côtés le vieux cadre scolastique où nos théologiens se flattent encore de l’enfermer. Aussi bien l’émancipation de la science est-elle définitive, et la théologie doit en prendre son parti. {Elle ne sera pas pour cela dispensée d’être attentive aux mouvements intellectuels qui se produiront en elle ou à côté d’elle ; mais elle devra marcher pour les suivre et ne pas tenter de retenir la science à l’endroit où elle-même s’est trop longtemps reposée. Elle devra se persuader que le monde a changé depuis le XIIIe siècle, que les sciences profanes vont maintenant toutes seules et droit devant elles, que la science religieuse est devenue profane par un côté, que tout ce qui n’est pas dogme et enseignement dogmatique, ce qui est matière d’histoire échappe à sa juridiction. On peut prévoir qu’elle se résoudra malaisément à rentrer dans ses vraies limites, à être la métaphysique, traditionnelle et progressive, des sciences religieuses et morales. Il faudra pourtant bien qu’elle se résigne à n’être pas autre chose que ce qu’elle est réellement.}(ar) 351

Alfred Loisy [L’Église ne peut régenter les esprits.] Ce n’est pas dans quelque antique ratio studiorum que l’Église trouvera le secret de reconquérir les intel- /[fol. 778] ligences. Beaucoup de nos contemporains se laisseraient peut-être convertir ; mais ils ne se laisseront pas conduire. Ils nous demandent autre chose que des mots, des formules, des raisonnements abstraits, qui leur semblent vides, et qui, pour eux du moins, sont presque toujours à côté de la question ou de la difficulté. Ils ne voudront croire qu’à bon escient, et ne pas s’en rapporter pour les motifs au « très savant Père » X ou Z. Ils admettront difficilement qu’on leur impose des convictions toutes faites, ou bien qu’on leur permette d’en avoir très peu, pourvu qu’ils acceptent les yeux fermés tous les mots d’ordre qui viendront de Rome, et mettent l’unité dans ces programmes variés par la constance de leur docilité. Si jamais il y eut temps pour un tel régime d’absolutisme universel, ce dont il est permis de douter puisque l’histoire n’en fournit pas d’exemple, ce temps-là n’est plus, {et ce n’est pas au penchant du XIXe vers le XXe que l’on pourra utilement inaugurer un dressage intellectuel, moral et politique dont Origène, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Bossuet lui-même n’ont pas eu l’idée.}(as) Qu’on ne s’imagine pas pouvoir faire de l’Église une armée de soldats automatiques, sans idées personnelles, sans initiative propre n’ayant d’opinions ni de volontés que celles qui arriveront du centre de la catholicité par les Encycliques pontificales, les décrets du Saint-Office, et, dans /[fol. 779] les cas pressés par dépêches télégraphiques. {L’Église n’est pas un grand parti politique, manœuvrant au doigt et à l’œil, sous des chefs plus ou moins expérimentés. Ses intérêts sont locaux. Rome ne peut pas penser, vouloir, commander, agir pour tous les catholiques. Elle ne peut que les aider à penser, à vouloir, à agir. Son rôle vrai n’est pas de les en empêcher, pour les tenir dans une dépendance plus étroite à son égard. Ce moyen de domination serait mortel à l’Église si on pouvait l’appliquer jusqu’au bout ; il n’est que dangereux, parce qu’il n’est praticable qu’à moitié. La vraie mission d’un gouvernement quel qu’il soit n’est pas d’étendre mais de soutenir et de diriger l’activité de ses subordonnés. Si le gouvernement veut agir pour tous et ne connaître plus que des instruments passifs de ses volontés, ce n’est plus un gouvernement, c’est une tyrannie contre nature et qui finira, comme tout ce qui gêne la vie de l’humanité.}(at) Laissons tous ceux qui pensent avoir des idées sous leur responsabilité personnelle, attendons pour les condamner d’être sûrs qu’elles sont fausses et dangereuses, et quand elles sont bonnes, ne craignons pas de nous les approprier. Il ne peut pas y avoir d’erreur absolue dans une activité normale de l’esprit humain, et il y en a une colossale, erreur de principe et erreur de fait, dans le parti pris de fixer l’intelligence humaine dans un cadre immobile de pensée antique. Certains esprits, /[fol. 780] qui ne sont pas tous médiocres, en deçà et au-delà des monts, ont pu rêver que Rome, non contente de régler la foi, serait un jour, et bientôt, dès maintenant même, capable de régler aussi la science, de l’expédier toute fabriquée aux quatre coins du monde catholique, où nous n’aurions qu’à la recevoir pieusement, à genoux. Cet idéal, heureusement, n’est pas réalisable. Mais c’est déjà trop qu’on ait pu le concevoir et qu’on n’en ait pas du premier coup reconnu la dangereuse absurdité. {On dirait parfois que les théologiens romains, et beaucoup d’autres qui ne sont pas en Italie vivent dans une apothéose. Parce qu’ils lèvent les yeux au ciel ils se persuadent que l’humanité va s’agenouiller devant eux comme devant les révélateurs de la science divine. Qu’ils se regardent eux-mêmes, qu’ils regardent autour d’eux, qu’ils comparent leur science à celle des siècles passés et 352

Le régime intellectuel de l’Église catholique à celle d’aujourd’hui ; qu’ils prennent conscience de l’infirmité intellectuelle qui leur est commune avec le reste des humains, qu’ils cessent de prendre un nuage doré pour la pure substance de la lumière éternelle, qu’ils se sachent faillibles et regardent leur science comme indigente et perfectible, indigente par rapport à son objet, perfectible par rapport à eux et par rapport à nous, qui ne les comprenons plus guère et qui avons quelque raison de penser qu’ils s’illusionnent passablement en croyant se comprendre eux-mêmes. [Nécessité de favoriser la libre recherche et de réviser certains procès.] Il faudrait donc regarder la science avant de la condam- /[fol. 781] ner, il faudrait l’éprouver pour se l’approprier, selon la parole de l’Apôtre : « Éprouvez tout ; gardez ce qui est bon ». Que l’on regarde avec sincérité les questions et que l’on traite sans brutalité les hommes de science.}(au) Il est temps qu’un homme ne soit plus suspect, exposé aux calomnies et aux pires vexations pour avoir commenté un verset de l’Écriture autrement que ne font d’habitude les théologiens, si cet homme s’est abstenu de dogmatiser et n’a cherché que le sens historique du texte, sans porter la moindre atteinte à la foi de l’Église. Il est temps que l’on puisse exposer avec respect et franchise les desiderata de l’enseignement commun, même de l’enseignement théologique sur tous les points où il est réellement insuffisant, puis que cette constatation et cet aveu sont les préliminaires indispensables du progrès à réaliser. Il est temps que l’on puisse proposer des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux, qu’il ne sert à rien de nier, sans s’exposer, pour le seul fait d’avoir reconnu l’existence de ces problèmes et d’avoir cherché une réponse qui concilie les faits nouveaux avec les principes traditionnels, à être taxé de témérité quand ce n’est pas de mensonge. {Il est temps que les évêques qui assument la direction du haut enseignement catholique ne se croient plus permis de renvoyer prestement, de peur qu’il ne tombe dans l’erreur, /[fol. 782] un professeur qui ne s’est pas encore trompé, qui s’est contenté de travailler, et qui en travaillant a produit des livres qui ne sont pas tout à fait conformes au type reçu depuis vingt ou trente ans.}(av) Il est temps qu’on puisse être savant chez nous comme on l’est ailleurs, sans être considéré pour cela comme un homme dangereux. Il est temps que l’on regarde l’ignorance au dedans comme un ennemi plus redoutable que la science du dehors. {Il est temps que l’on distingue la routine de la tradition, l’immobilité de l’esprit sur un enseignement tout verbal, de la foi vivante à l’Évangile et à l’Église, la suppression de toute activité personnelle ou partiellement collective dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre social et politique, de la docilité aux pasteurs de l’Église et à son autorité infaillible.}(av) Il est temps qu’une congrégation religieuse cesse de s’imposer à toute l’Église comme ayant le monopole de l’orthodoxie, de la science et de la vérité ; que ce qui existe de science et de savants catholiques en dehors d’elle ne soit point menacé, dénoncé, damné même, pour le seul crime de ne pas lui appartenir ; que cette société ne se croie pas nécessaire à l’Église au point que l’Église ne pourrait subsister sans elle ; qu’elle ne fasse pas de ses intérêts de congrégation les intérêts du catholicisme ; que /[fol. 783] tous ceux qui ne l’admirent pas en toutes choses ne soient pas censés ennemis de l’Église et réprouvés pour ce seul fait. Pourquoi ne serait-il pas permis de penser que le type de perfection chrétienne représenté par cette société n’est pas la forme absolue et définitive de l’Évangile ? L’Église catholique a existé avant la Compagnie de Jésus et pourrait subsister sans elle. Cette Compagnie, durant le premier siècle de son existence, a grandement servi l’Église catholique dans sa lutte contre le protestantisme. Mais 353

Alfred Loisy on pourrait se demander si les Jésuites n’ont pas exagéré la réaction contre l’individualisme protestant, s’ils n’ont pas faussé en quelque manière le principe de tradition et le principe d’autorité, s’ils n’ont pas creusé plus que de raison le fossé qui est maintenant entre nous et nos frères séparés comme on disait au XVIIe siècle, {de telle façon que les frères séparés sont devenus d’irréconciliables ennemis. Ils sont incontestablement trop disposés à faire de l’Église une forteresse bien close à tous les bruits et à tous les mouvements du dehors, régie à l’intérieur par une autorité souveraine dispensant tous ceux qui l’habitent des inquiétudes et des risques de l’initiative personnelle, avec une armée chargée spécialement de la défense au dehors et de la surveillance au dedans, le reste des citoyens n’ayant qu’à dormir tranquille et à obéir dans l’occasion. Ce régime, dans la mesure où on a pu l’appliquer et où /[fol. 784] on l’applique encore n’a pas donné que d’heureux fruits. Tant qu’on n’aura pas remédié à ses inconvénients, on pourra en souhaiter l’amélioration sans cesser pour cela d’être un bon catholique.} (aw) Certes le protestantisme a été une révolte blâmable contre l’autorité religieuse, une révolution funeste dans le christianisme ; mais il est né en partie d’un sentiment très légitime et très chrétien, l’horreur de la servitude en matière de religion et de conscience et l’horreur de la superstition. On accorde facilement qu’il y avait des abus sur ce dernier point dans l’Église catholique, {mais on hésite à reconnaître ou même on ne pense pas qu’il y en ait eu sur le premier. C’est peut-être que ces abus subsistent encore, inaperçus de ceux qui les entretiennent, mêlés à cette chose indispensable qui est l’exercice de l’autorité ecclésiastique. Que l’on regarde bien si dans les méthodes d’enseignement, de direction, dans les rapports de la hiérarchie ecclésiastique avec les fidèles il n’y a pas des habitudes qui gênent le progrès du christianisme, la réconciliation des âmes et qui ne sont pas exigées pour la conservation de la foi dans l’Église et la conservation de l’Église par la foi.}(aw) C’est une tendance naturelle à tous les gouvernements de vouloir trop gouverner {et les Jésuites oublient trop peut-être qu’ils ne sont pas chargés de nous gouverner tout à fait par le moyen de l’Église.} Cependant l’Église n’existe que pour le salut des individus, et s’il est vrai que dans l’Église, /[fol. 785] chacun existe pour tous et tous pour chacun, il est vrai aussi que personne n’existe pour la seule fin d’obéir aux chefs. Chaque âme est un monde religieux dans le royaume de Dieu ; {ce n’est pas une simple unité dans une troupe de soldats mercenaires.} Les âmes des savants comme celles des ignorants doivent être gouvernées avec respect, non dominées avec hauteur et maltraitées sans motif. Celui qui, sans s’ériger en docteur de l’Église, en pontife de doctrine, en organisateur de secte, travaille, en restant à son rang, pour s’éclairer et éclairer les autres n’est pas à prendre par cela seul pour un ennemi de Dieu et de la religion. La théologie officielle devrait avoir moins de suffisance ; car il n’est pas de science qui soit plus qualifiée qu’elle à pratiquer l’humilité, {puisqu’elle doit être chrétienne par essence, qu’elle est nécessairement incomplète,} et qu’elle a déjà commis certaines bévues regrettables. L’orgueil de la théologie n’est que l’orgueil des théologiens, et ses défauts sont ceux que lui communiquent ses interprètes. [Connaissance nécessaire des courants intellectuels contemporains.] Sur toute la ligne du savoir humain nous aurions un grand effort à faire pour prendre connaissance de ce qu’il est, de ce qu’il vaut, de ce qu’il a de consistant et de durable, de ce que notre mauvaise humeur n’empêchera pas le monde d’admettre, parce que c’est la vérité. Et pareillement sur toute la ligne de la doctrine théologique, il y a tout un travail de rectification et d’interprétation /[fol. 786] nécessaire 354

Le régime intellectuel de l’Église catholique pour que le christianisme dont la théologie catholique est l’expression, au lieu de se présenter comme une religion vivante, n’apparaisse plus aux regards de nos contemporains comme un enseignement depuis longtemps dépassé. {Il ne s’agit pas d’abandonner aucun principe de foi, aucun élément de la vie chrétienne ; il s’agit de ne pas maudire ce que nous ignorons, comme cela nous est arrivé déjà et nous arrive tous les jours ; il s’agit de rendre notre foi intelligible aux hommes de notre temps, et de ne plus leur parler un langage qui les déconcerte et qu’ils ne peuvent plus comprendre, parce qu’ils savent autre chose qui énerve la signification de notre parole ; il s’agit de ne pas présenter sous le couvert de la religion ce qui n’est pas de la foi, mais de la science vieillie, qui, pour la science d’aujourd’hui, se tourne en erreur ou non sens.} Une grande nouveauté s’est produite au cours de l’année 1897, qui a passé inaperçue et qui est pourtant bien instructive, moins en elle-même que pour le résultat obtenu, parce qu’elle a été engloutie tout aussitôt dans un océan de silence. Dans son encyclique datée du 9 mai de ladite année, le Pape Léon XIII avait jugé bon de se substituer à tous les évêques du monde catholique et d’envoyer à tout l’univers un mandement, une lettre pastorale qui n’était pas une décision du Pontife suprême, mais une allocution du Père commun à tous ses fidèles. Cette lettre contenait évidemment la doctrine /[fol. 787] qu’il importait le plus d’inculquer en même temps au Parisien frivole, à l’Italien superstitieux, à l’Espagnol fanatique, à l’Allemand rêveur, à l’Anglais pratique, au sauvage indolent que catéchise péniblement le missionnaire. La leçon fondamentale que le Saint Père voulait rappeler à cet auditoire varié n’était pas autre que la doctrine théologique de la Trinité, principalement en ce qui regarde la personne du Saint-Esprit. Nous ignorons ce qu’en ont pensé les Chinois, et nous ne voyons pas que dans les pays voisins de la France cette Encyclique ait fait sensation. Sur les catholiques français, l’impression a été celle d’un immense et indicible ennui. {Personne, et sous cette négation générale il faut entendre les pasteurs aussi bien que les fidèles, personne n’a compris, et personne sans doute n’a cherché à comprendre. Les théologiens seuls ont pu s’y reconnaître et s’admirer dans la répétition authentique de leur formulaire. Les bonnes âmes ont pensé, suivant une habitude qui fait plus d’honneur à leur simplicité de croyants qu’à l’éloquence ordinaire des orateurs sacrés, que cela devait être beau puisque c’était obscur. Les autres ont eu conscience de regarder du noir.}(ax) Et pourtant le Pape insistait sur la haute importance de l’enseignement qu’il donnait et où il avait voulu mettre toute la doctrine de saint Thomas d’Aquin. C’est justement pour cela que nous n’y étions plus. L’Encyclique aurait fait grande sensation /[fol. 788] au temps d’Athanase, de Léon le Grand ; Innocent Ill aurait pu l’écrire pour la plus grande édification de tous les clercs d’Université, qui auraient été ravis d’y retrouver la science d’Augustin ; mais elle ne contenait pas une page qui dit quelque chose à nos contemporains, savants ou ignorants. Il y a là un signe des temps, entre mille autres qui attestent la profondeur de l’abîme qui s’est creusé entre la doctrine officielle du catholicisme et l’esprit moderne. Le théologien, sans s’apercevoir de son isolement, vivant uniquement dans le passé, non dans le passé ressuscité par l’histoire, mais dans les idées et les formules du passé, systématisées dans un corps de doctrine qui est censé l’expression finale de toute science et de toute vérité, débite avec solennité des paroles qu’il croit divines, et qui pour ceux qui les entendent, s’égrènent tristement, avec un bruit sec, comme un chapelet fait avec des têtes de morts. {On n’entend que des mots ; on ne voit pas de lumière ;}(ax) et la masse des hommes n’écoute plus, va son chemin, sans prendre souci de la Trinité, de la grâce, même de l’infaillibilité, les hommes négligent ce 355

Alfred Loisy qui a été ; ils s’occupent de ce qui est. Les hommes ont tort, mais le théologien n’a pas tout à fait raison. {Pour qu’une réconciliation s’opère, le théologien devra condescendre à l’infirmité de notre monde sans métaphysique, capable pourtant de goûter la vérité simple dès qu’on ne la lui présentera plus sous des formules qui la /[fol. 789] dérobent à sa vue. C’est une erreur absolue de penser que la théologie est une science parfaite en elle-même et qui n’a pas besoin de changer. La théologie est une science relative comme toutes les sciences, et perfectible comme elles. Elle n’existe pas non plus pour elle-même ni par elle-même, elle existe pour ceux qui ont besoin de l’entendre et par ceux qui l’enseignent. La connaissance de ceux-ci doit s’adapter à l’esprit de ceux-là, et l’enseignement des théologiens ecclésiastiques à l’état intellectuel du troupeau chrétien. Si la théologie voulait et pouvait rester immobile, elle ne réussirait qu’à demeurer toute seule en arrière sur le chemin où l’humanité ne cesse pas de marcher.} [Science et foi dans l’enseignement du catéchisme.] La situation équivoque de la théologie à l’égard du développement scientifique se fait sentir jusque dans les catéchismes. Plus d’un bon prêtre est fort embarrassé quand il arrive à l’histoire de Jonas dans le ventre du poisson. Un enfant très intelligent et d’excellente nature dit un jour à son curé, qui venait de raconter cette aventure merveilleuse : « Est-ce que cela est arrivé, Monsieur ? » La plupart des théologiens contemporains répondraient sans hésiter, « Bien sûr, et il faut le croire ; car la chose est même dite dans l’Évangile par Notre-Seigneur ». Le curé fit une réponse analogue ; puis il eut une sorte de remords et de doute dont il nous fit la confidence. Il ne pouvait /[fol. 790] pas répondre autrement, et cependant il est bien fâcheux qu’il ait dû répondre ainsi. Car le doute de l’enfant et le sien n’étaient pas des tentations diaboliques, {mais un pressentiment instinctif de ce qui est la vérité, à savoir que l’histoire de Jonas est un symbole.} Et qui sait si chez l’enfant ce doute ne survivra pas, compliqué de défiance à l’égard d’un enseignement qui met son esprit à la torture sous prétexte de foi. Pour retenir les âmes dans l’Église ou les y ramener, il faut d’abord leur proposer autre chose comme enseignement que la théologie scolastique et une interprétation toute scolastique et mécanique de l’Écriture sainte. Ce n’est pas que cette théologie et cette exégèse ne contiennent encore la vérité de la religion, mais elles la contiennent sous une enveloppe qui la rend peu communicable. La religion, pour être efficace et vivante, n’a pas besoin d’être, et elle doit même ne pas être un joug pour l’esprit ; la foi n’est pas du tout un esclavage de l’intelligence. Les vérités auxquelles on croit réellement sont celles qui vivent dans l’âme, perçues par l’expérience religieuse ; ce ne sont pas des formules obscures ou des énoncés invraisemblables auxquels on adhère de bouche et d’intention, sans y trop fixer sa pensée, par peur qu’un doute ne naisse de la réflexion. {La formule de Tertullien : Credo quia absurdum, est une belle figure de langage. On ne /[fol. 791] croit qu’à ce qu’on a trouvé souverainement réel et supérieurement vrai, bien que cette vérité soit déconcertante pour une logique vulgaire, pour les raisonnements de la raison raisonnante et de la science savante. Par conséquent, une rénovation de l’enseignement catholique est indispensable, pour que l’autonomie de la science, reconnue en principe, existe en fait, et pour que la doctrine de la foi ne soit plus un défi à cette science qui peut lui rendre encore de bons offices, mais qui décidément n’est plus la servante de la théologie. Il faut proclamer surtout l’autonomie de la foi à l’égard de la science et montrer que la supériorité de la foi ne consiste pas dans une apparente hégémonie qui devient 356

Le régime intellectuel de l’Église catholique trop aisément une servitude, puisque si la foi veut régir directement la science, la science à son tour absorbe la foi et en fait une science comme les autres, mais dans la transcendance de sa nature, de l’effort surnaturel qui se traduit dans son action et dans son développement, qui est une vie croissante et débordante, tandis que la science n’est qu’un regard sur les phénomènes de ce monde et les manifestations mêmes de la foi. Comment une saine intelligence de la foi ne détruit pas le mystère mais l’affirme et le rend plus croyable sans le résoudre en théorème philosophique ; comment elle concilie l’autorité des dogmes et le développement normal de la théologie avec la liberté de la recherche scientifique et le progrès de la science ; comment /[fol. 792] elle garantit dans l’individu la sécurité de la foi, la docilité catholique et l’autonomie de la raison personnelle, la liberté de la conscience ; comment elle explique et garantit l’influence indispensable et salutaire de la religion sur toute la vie de l’individu, sur la famille et sur la société ; c’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.}(ay)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Dans ce chapitre, qui fait pivot entre une partie plus théorique et une partie plus pratique, Loisy se livre à fond, avec ses rancœurs, ses déceptions et ses espoirs. Il supprime dans la seconde rédaction des traits d’humeur et quelques passages plus personnels mais ajoute à son argumentation des exemples tirés de l’histoire récente de l’Église catholique, qui parlent d’eux-mêmes. Dans l’introduction, il commence par s’excuser du titre de ce chapitre, insolite, voire insolent, en invoquant la sincérité dont il témoigne (l’insistance est une addition de la seconde rédaction). b. Deux allusions de la première rédaction au destin de Renan sont supprimées mais le problème des relations entre la critique et la foi est présenté avec des additions qui en soulignent l’acuité. c. Une addition de la seconde rédaction souligne vigoureusement que l’Église catholique n’est pas jugée par ses adversaires sur ses déclarations en faveur de l’autonomie des sciences, mais sur ses pratiques. d. Un premier développement présente longuement l’histoire des rapports entre la théologie et la critique biblique, du XVIIe siècle à l’époque de Loisy. Leur caractère polémique repose sur une mauvaise interprétation du décret de Trente qui restreint le droit de l’Église sur l’interprétation scripturaire aux matières de foi ou de mœurs. Le décret ne peut viser l’exégèse critique qui est une science nouvelle. Dans la seconde rédaction, Loisy ajoute quelques lignes offrant un parallèle entre les relations de la théologie et de la philosophie et celles de la théologie et de la critique. e. Développement modifié et amplifié dans la seconde rédaction  : la hiérarchie de l’Église aussi bien que les théologiens sont restés aveugles à la naissance de l’exégèse scientifique. Dans cette rédaction, Loisy a supprimé de son développement une allusion autobiographique (« Je ne parlerai pas non plus de faits plus récents sur lesquels il me convient moins qu’à tout autre d’insister » : ms. 15 634, f. 79v°, dernière ligne). f. Loisy reprend et amplifie l’histoire de l’incident provoqué par l’article de Mgr d’Hulst dans Le Correspondant. Les modifications de la seconde rédaction contiennent entre autres un exposé de la théorie de Loisy sur la « vérité relative » des Écritures. Dans l’encyclique en français, Depuis le jour, du 8 septembre 1899, Loisy a pu se sentir visé par le passage suivant : « Sous le spécieux prétexte d’enlever aux adversaires de la parole révélée l’usage d’arguments qui semblaient irréfutables contre l’authenticité et la véracité des Livres Saints, des écrivains catholiques ont cru très habile de prendre ces arguments à leur compte. En vertu de cette étrange et périlleuse tactique, ils ont travaillé, de leurs propres mains, à faire des brèches dans les murailles de la cité qu’ils avaient mission de défendre ». Ensuite Loisy explique la raison principielle de tous ces faux pas : elle réside dans la confusion entre le domaine de la foi (et de la théologie) et celui de la science. Autre est le problème de l’origine divine des textes qui contiennent la divine révélation, autre est celui de leur origine humaine. Cette opposition est clarifiée dans la seconde rédaction par plusieurs additions. g. La numérotation de dact. omet le folio 703. h. Dact. : entrevue. i. Autog. et dact. om. : ne. j. Dans une addition de la seconde rédaction, Loisy s’explique sur les obscurités dissimulées dans la règle tridentine du recours au « consensus des Pères ». k. Dact. om. : psychologique. l. Le conflit entre l’exégèse et la théologie doit être replacé dans le cadre général de la stagnation de la science catholique, sauf dans les régions confessionnellement partagées, où

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Le régime intellectuel de l’Église catholique la controverse a produit de bons fruits d’érudition (que n’ont pas connus les pays demeurés complètement sous la tutelle de l’Église catholique : addition de la seconde rédaction). m. La seconde rédaction ajoute que, malgré ces acquisitions, l’éveil du catholicisme à l’érudition fut stoppé, comme le montre la censure des écrits du jésuite Maldonat par la Compagnie elle-même et, encore plus, celle des écrits de Richard Simon à l’initiative de Bossuet. n. Dact. om. : à la fin. o. Malheureusement, le règne des censeurs est toujours debout, comme le montre l’affligeante destinée de John-Henry Newman, mal accueilli dans l’Église catholique et tardivement gratifié du chapeau de cardinal : de cette histoire peu honorable pour l’Église, Loisy trace un tableau appuyé dans la seconde rédaction. p. Autog. : une. q. À ce sombre tableau, la seconde rédaction ajoute un long développement, absent de la première, sur la science catholique et sa ridicule prétention à la tutelle de tous les savoirs. r. Heureusement, les laïcs catholiques disposent de plus de liberté et ils écrivent dans des revues qui ne sont pas soumises à une censure préalable (Ici Loisy reprend et modifie un peu sa première rédaction). En Angleterre, la législation de l’index est inconnue (addition f. 729, l.7-12) et, en France, les publications de l’abbé Duchesne n’ont pas été soumises à la censure épiscopale. Partout où domine une attitude soupçonneuse envers la science, le phénomène est dû à la survie de « l’ancienne théologie scolastique, appuyée du moins en apparence par l’autorité pontificale et la hiérarchie ecclésiastique » (addition f. 729, l.21 à f. 730, l.2). s. Autog. : promulgué. t. Loisy introduit plusieurs brèves additions à sa première rédaction dans le but de montrer la diversité des « régimes intellectuels » auxquels sont soumis les catholiques selon leur appartenance nationale. u. Dans la seconde rédaction, Loisy revient sur le pénible spectacle offert par l’immobilisme de la théologie scolastique alors en honneur. v. Dact. : soit. w. La fin de cette section I développe dans la seconde rédaction un grief cher à Loisy : certes, la science et la théologie découpent deux domaines divers, mais la science contemporaine est inclinée à reconnaître ses limites, tandis que la théologie peine à admettre les siennes. x. Loisy aborde de front le principal obstacle à la réception du message catholique par ceux qui n’appartiennent pas à l’Église : c’est la doctrine de l’infaillibilité, qui s’étend à tout ce qui touche la foi de près ou de loin, et n’est pas recevable en un monde où tout ce qui vit est mobile. La seconde rédaction renforce l’affirmation de quelques additions. y. Grâce à des additions de la seconde rédaction, Loisy essaie de tenir l’équilibre entre le blâme des théologiens et la critique de la suffisance scientifique. z. Addition de quelques lignes sur le cas Blondel. Le dominicain dont il est question un peu plus loin est le Père Marie-Dalmace Leroy, auteur du livre L’évolution des espèces organiques, Paris, 1887. aa. Dact. : d’une répété. ab. Dact. : Letier. ac. En reprenant quelques passages de la première rédaction, Loisy exprime, de manière nouvelle et forte, une douloureuse protestation contre la condition faite par le théologien au savant. ad. La seconde version, par quelques additions, insiste sur les funestes effets du retard de la théologie sur la science de son temps et rejette l’idéal d’un « nouveau Moyen Âge ».

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Alfred Loisy ae. Une addition indique ce qu’il faudrait réformer dans le régime intellectuel de l’Église. af. Une addition s’en prend aux propos du prédicateur dominicain Ollivier, qui firent scandale, tenus dans la chaire de Notre-Dame après le dramatique incendie du Bazar de la Charité, où périrent de nombreuses femmes de la bonne société. Ollivier utilisa les propos d’Ezéchiel pour dresser l’image d’un Dieu vindicatif qui se satisfaisait des nombreuses victimes immolées par le feu. Loisy lui oppose les apôtres de la charité. ag. Les modifications de la seconde rédaction tendent à estomper le drame personnel de Loisy derrière un tableau plus général. ah. En relatant les difficultés suscitées au théologien allemand Schell, Loisy explique plus clairement, dans la seconde rédaction, comment celui-ci s’en est pris aux jésuites (en leur adressant des critiques entièrement partagées par Loisy). ai. Autog. : institué. aj. Loisy, en développant le texte de la première rédaction, élargit sa critique à l’ensemble de l’éducation catholique en général. Loisy s’intéresse à l’Anglerre contemporaine et il s’appuie ici sur les observations faites par le cardinal Manning sur les obstacles qui freinent les progrès du catholicisme dans ce pays. Il insiste dans la seconde rédaction sur deux des obstacles énumérés par Manning : l’orgueil ecclésiastique et la propension, dans les controverses avec les protestants, à mettre en vedette ce qui divise. Loisy utilise dans ce passage l’ouvrage de E. Sh. Purcell, Life of Cardinal Manning, archbishop of Westminster, 2 vol., 1895, réédité en 1896. ak. Dact. om. : civiltà. al. Le « trois d’humanité » et le « trois de respect » paraissent obscurs. La formule figure déjà dans le premier manuscrit  : « Ce ne serait pas seulement un trois d’humanité qu’il faudrait mettre en avant du côté du monde, si nous voulons continuer utilement avec lui la partie que nous avons commencée, c’est un trois de respect pour toute vérité, même pour celle qui dérange nos idées et nos préjugées ». La difficulté à comprendre cette formulation a deux causes différentes. La première tient au fait que Loisy, après un long développement, file une image qu’il a empruntée, plus haut, à Manning (op. cit., p. 790) en la traduisant presque mot pour mot : « L’enseignement de la vérité est comme un jeu de domino : si nos auditeurs posent un trois, nous devons aller à leur rencontre avec un trois de notre côté » (fol. 757) ; la seconde provient du sens qu’il lui donne. Manning avançait l’idée que « we must know their intellectual holdings » (« leurs convictions », selon Loisy) ; or, dans son développement ultime, Loisy complexifie la comparaison en ajoutant que cette partie de domino a été « commencée par Jésus » et en suggérant que le rapprochement avec les autres suppose non seulement de l’humanité, mais aussi un respect pour des vérités dérangeantes qu’un tel dialogue oblige à regarder en face. am. Loisy allonge un peu sa remarque acerbe sur la dissimulation par le biographe de Manning du manuscrit du cardinal où celui-ci critique vivement la Compagnie de Jésus. an. Sévère procès des jésuites très accentué dans la seconde rédaction. ao. C’est sa critique des jésuites qui pour Loisy a motivé la mise à l’index des écrits de Schell (addition de la seconde rédaction). ap. Brèves additions destinées à démontrer que le catholicisme n’est pas « ce formidable crampon » dépeint par ses adversaires. aq. Longue addition sur les différences entre la théologie et la science et sur les limites de l’une et de l’autre, avec une insistance plus grande sur celles de la théologie. Allusion finale à « la religion de la science » de Renan. ar. En ajoutant plusieurs additions, très vives, Loisy propose une vue générale des rapports qui devraient s’instaurer entre la théologie et la culture contemporaine. Il annonce les développements détaillés des chapitres suivants.

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Le régime intellectuel de l’Église catholique as. Loisy ajoute une pointe contre le dressage des esprits auquel l’Église soumet les catholiques. at. Remarque appuyant la précédente, accentuant la nécessité de réformer le « régime intellectuel » de l’Église. au. Monition de Loisy à la théologie la mettant en demeure de s’adapter à un monde nouveau. av. Plusieurs additions très sèches mettant en cause le « régime intellectuel » qui sévit dans le catholicisme. aw. Loisy expose la nécessité pour l’Église de considérer avec plus de respect et de bienveillance l’existence des « frères séparés » et fait des propositions concrètes pour une théologie plus discrète, respectant mieux l’individu croyant. ax. Loisy, en prenant l’exemple de l’encyclique récente de Léon  XIII, Divinus illud munus, sur La Trinité (9 mai 1897), montre l’inactualité de l’enseignement pontifical, qui ne sécrète que de l’ennui. ay. La conclusion du chapitre est reprise sous une forme plus équilibrée, plus mûrie, que dans la première rédaction. Sur les notes (A) Voir Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, vol. 5, p. 287. (B) 1re édition, 1854 ; la 6e édition du “Denzinger” avait inclus les textes du concile du Vatican ; Loisy dispose de la 7e édition, de 1895, qui incorpore des extraits de récentes encycliques de Léon XIII.

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/[fol. 793] CHAPITRE IX LE DOGME ET LA SCIENCE

La foi, nous le savons, n’a jamais pu se passer entièrement de la gnose. La foi chrétienne surtout n’a pu s’en passer dès qu’elle est sortie de son milieu juif, ou plutôt galiléen, terre inculte où la science antique ne s’était pas encore implantée. Saint Paul a déjà une gnose, une doctrine théologique. La gnose des écrits johanniques est plus profonde encore et plus développée en système que celle de Paul. Toutefois l’apôtre des gentils met une différence entre la foi commune et la gnose, tandis que Jean qui connaît aussi plusieurs degrés de vérité paraît vouloir les renfermer tous dans la foi. Le plus célèbre des gnostiques chrétiens, le vrai père de la théologie, Origène, établit une distinction fondamentale entre le symbole de la foi enseignée à tous et l’explication savante réservée aux parfaits. Comme cette distinction est la même au fond que celle de saint Paul, et que Clément d’Alexandrie l’a professée avant Origène, on ne doit pas reprocher à celui-ci de l’avoir inventée. Il l’a définie seulement avec plus de  /[fol.  794] précision et il en fait le premier une application suivie à toute la matière de l’enseignement chrétien, selon que les circonstances et les besoins du temps l’y invitaient. Il ne pouvait construire (a) son édifice de théologie savante, sans déterminer le rapport de la théologie avec la foi. Selon lui, la foi et la théologie sont deux. La théologie est la science de la foi, elle n’est pas objet de foi. Origène ne semble pas soupçonner qu’elle pourra le devenir, bien qu’il ait la plus grande confiance dans les théories qu’il propose comme explication de la foi commune. On tenait dès lors les articles de foi pour immuables. {Peut-être le grand docteur sentait-il assez la nouveauté de certaines spéculations théologiques et leur imperfection relative, pour ne pas les confondre avec la révélation divine ; mais il se faisait plutôt une idée compréhensive, mais très intellectuelle de la révélation, dans laquelle toute la hiérarchie des vérités trouvait sa place, comme les ignorants et les doctes avaient aussi leur place dans l’Église. La gnose n’était pour lui qu’une autre forme de la révélation, qui n’était pas à la portée du vulgaire comme la foi. C’est ainsi d’ailleurs que l’antiquité comprenait généralement la science. Il consacrait l’immutabilité de la formule de foi ; mais, en introduisant sous la même formule plusieurs sens coordonnés, il ruinait, sans le vouloir, l’immutabilité de l’idée représentée par la formule. II avait entrevu un fait que nous constatons nous-mêmes avec plus de clarté, parce que le champ de nos observations est /[fol. 795] plus vaste, à savoir que l’Église, nécessairement 363

Alfred Loisy conservatrice dans ses symboles, ne peut pas l’être au même degré dans leur explication, parce que l’explication regarde vers la science, parle à la science, se fait science, cesse par là même d’être populaire et ne peut pas rester stationnaire plus que la science elle-même. Faudra-t-il pourtant laisser toute liberté à la spéculation théologique, sauf à garder intacte la lettre du symbole traditionnel ?}(b) {Ce serait le gnosticisme avec tous ses inconvénients, augmentés d’une contradiction réelle et permanente entre le symbole commun et la doctrine théologique. Cette contradiction ne frappait pas Origène, parce qu’il était traditionnel dans ses spéculations, et que, à défaut d’un sentiment très net de la relativité historique des doctrines, il avait ce qu’on pourrait appeler le sentiment de leur relativité statique, d’une sorte d’équivalence proportionnelle entre le symbole concret du fidèle et la théorie du théologien. Il se trompait en séparant trop l’un de l’autre, et en prêtant à la théorie un caractère absolu qui ne lui appartenait pas plus qu’au symbole. Du reste sa conception des rapports de la foi et de la théologie fut peu comprise, et l’on peut dire que l’Église la repoussa d’instinct sans la condamner. Après lui et de son temps même la tendance est à englober l’explication du symbole dans le symbole même, à introduire la théologie dans la foi, comme avaient fait saint Jean, /[fol. 796] saint Irénée, Tertullien. Ainsi le symbole participera aux évolutions de la théologie. Mais pouvait-il en être autrement ? Le dogme deviendra une philosophie générale, une science de l’univers : c’est ce qu’il sera jusqu’à la fin du moyen âge. Il n’en sera pas moins censé l’expression obligatoire de la foi commune. La théologie lui servira de commentaire naturel et sera en même temps le résumé de toute philosophie et de toute science. La connaissance rationnelle, expérimentale, historique du monde et de l’homme sera subordonnée au dogme traditionnel et fera partie intégrante de la théologie.}(c) Les grandes encyclopédies que l’on appelait Sommes théologiques prétendaient être en même temps des Sommes philosophiques et scientifiques. La question du rapport à établir entre le dogme et la science ne se posait même pas ; elle était résolue d’avance par l’axiome : Philosophia est ancilla theologiae ; et par philosophie on entendait toute science d’expérience et de raison. C’est seulement depuis qu’il existe une science constituée en dehors de la foi et de la théologie que le problème de la relation à intervenir entre le dogme et la théologie, d’une part, et la science ou les sciences, d’autre part, que le problème existe réellement. Chose digne de remarque, l’Église n’a pas contesté en principe à la science le droit d’exister pour elle-même, tandis que la science, ou du moins une  /[fol.  797] certaine science est allée jusqu’à contester à la foi le droit et même le pouvoir de subsister à côté d’elle. Cette science proclame la déchéance complète et définitive de la foi, du dogme et de la théologie, sauf à retarder l’exécution de ce jugement souverain jusqu’au temps où elle-même aura conquis sur tous les esprits l’empire qui lui est dû. Sans s’en apercevoir, elle entend garder le caractère absolu qu’on lui reconnaissait lorsqu’elle se confondait avec la théologie et participait aux privilèges de la révélation. II est trop aisé de comprendre comment après le long commerce qu’elles ont eu ensemble et leur séparation violente, la théologie et la science ne soient pas arrivées encore à un système normal de relations pacifiques. La liberté reconnue à la science par la théologie ressemble beaucoup à une charte octroyée qui laisse subsister d’anciens droits mal définis et autorise en quelque façon la science à craindre quelque coup d’État, d’autant que la Reine maintient son droit de souverain contrôle et publie des ordonnances tendant à supprimer effectivement la liberté qu’elle accorde en théorie. De son côté la science, dans la liberté qu’elle prend, fait trop souvent invasion sur le terrain de la foi, en sorte que la théologie a 364

Le dogme et la science jusqu’à un certain point le droit de traiter en révoltée son ancienne servante. Elles arriveraient sans doute plus facilement à s’entendre si elles se connaissaient mieux elles-mêmes. Essayons donc ici de saisir plus exactement que nous ne l’avons fait encore la véritable nature du dogme théologique et de la science rationnelle, afin de mieux déterminer, s’il est possible, les conditions régulières de leurs rapports. /[fol. 798] I [La distinction de la science et de la foi] [Deux aspects du monde.] Le dogme et la science se présentent volontiers l’un et l’autre et se regardent même mutuellement comme deux quantités absolues et irréductibles. Le théologien a ses théories qu’il déclare immuables ; le savant a ses dogmes, qu’il croit certains. Le théologien admettrait sans peine que la science acquise ne bouge plus, qu’elle reste immobile dans sa certitude comme il s’imagine que le sont ses propres thèses. Le savant, lui aussi, croit aisément que ses conclusions sont définitives. S’il est en même temps croyant, il est tout disposé à les incorporer dans le dogme : nous voyons des hommes de bonne volonté qui démontrent scientifiquement l’existence de Dieu. Si le savant n’est pas croyant il se persuade aisément avoir trouvé dans la science des arguments irrésistibles contre la foi : il y en a qui essaient de prouver scientifiquement que la religion n’a pas d’objet réel. Ces deux catégories de savants se font de la science une idée aussi exagérée que les théologiens qui démontrèrent par la foi l’erreur de Galilée s’en faisaient une de la théologie. Théologiens et savants auraient besoin de perdre ce je-ne-sais-quoi de tranchant que les habitudes de la vieille scolastique leur ont laissé dans l’esprit. Ni les uns ni les autres n’ont de compétence universelle, et ils auraient tort de penser que toutes les questions ressortis- /[fol.  799] sent à leur tribunal. Le monde a deux faces, la face visible, phénoménale, matérielle, directement observable, qui est le domaine de la science, et la face invisible, intérieure, spirituelle, pressentie plutôt que perçue, désirée plutôt qu’observée, qui est le domaine de la foi. L’objet paraît commun et il ne l’est pas, bien qu’il soit au fond le même pour la foi et pour la science. Car la foi et la science ne le regardent pas du même côté. La foi le regarde par le côté esprit ; la science le regarde par le côté matière. Relativement à notre intelligence, les lignes d’investigation sont parallèles et indéfinies ; elles peuvent se prolonger toujours sans se rencontrer, {sans se heurter, sans se confondre, bien qu’elles ne cessent pas de se regarder l’une l’autre et de se gouverner en quelque façon l’une par l’autre. Ni la théologie ni la science ne sont quelque chose d’absolu, étant toutes les deux quelque chose d’humain dans leur réalité terrestre. La foi n’est absolue que dans son objet, non dans la forme intellectuelle et verbale, qui est essentiellement relative.} Telle est aussi la condition de la science. Science et théologie sont constituées par des représentations idéales qui ne seraient point vraies s’il fallait adopter pour la vérité accessible aux hommes {la définition scolastique}(d) : adaequatio intellectus et rei. Car ni la théologie ni la science ne sont adéquates à leur objet, mais elles s’en forment des idées /[fol. 800] approximatives d’après la relation qu’elles perçoivent entre Dieu et l’homme, entre l’homme et le monde.

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Alfred Loisy [Tradition, dogme et théologie.] Ainsi que nous l’avons constaté par son histoire dans le christianisme, le dogme est l’expression nécessaire de la foi réfléchie et consciente d’elle-même chez les hommes parvenus à un certain degré de culture philosophique et scientifique. Ce n’est pas l’expression de la foi personnelle et vivante, mais celle de la foi collective et traditionnelle, de la foi enseignée. La foi collective a besoin de formules convenues qui entrent dans l’usage commun et qui soient le sacrement, le symbole de la croyance. La foi individuelle est multiforme dans son expression. Elle est perpétuellement en travail de nouveaux symboles, par la seule raison qu’elle est vivante en l’homme et que toute vie est un mouvement. De la coalition et de la concurrence de ces mouvements particuliers sort une résultante générale où se résume l’évolution de la foi collective, de la religion commune et de son expression doctrinale. {Cette évolution qui s’effectue par l’activité des individus n’en procède pas moins de la tradition, n’en est pas moins gouvernée par elle, n’en entre pas moins ellemême dans la tradition. Le principe du mouvement reste le même : c’est l’esprit évangélique, la secousse morale imprimée à l’humanité par Jésus, et la fécondité du mouvement tient à sa continuité.}(e) {Le christianisme ne pouvait se passer de théologie, et la théologie chrétienne /[fol. 801] devait se formuler en dogmes. Les dogmes sont les théorèmes que la théologie a créés et qu’elle développe. La théologie elle-même est le travail de l’esprit humain sur la croyance religieuse une fois donnée. II n’y a pas de frontière naturelle entre le dogme et la théologie considérés en eux-mêmes. Ils sont le produit d’une même fonction, d’un même labeur de l’humanité religieuse. Le dogme est l’expression rationnelle de la foi, expression que la théologie a préparée ; et le dogme une fois acquis, la théologie devient l’explication raisonnée des dogmes qu’elle a produits et qu’elle ne cesse pas de produire. Dogme et théologie appartiennent donc au même ordre d’activité intellectuelle, la théologie créant, en un sens très vrai, le dogme, et, réciproquement, le dogme supportant la théologie.}(f) {Ce n’est pas définir exactement le dogme que d’en faire l’objet propre et direct de la révélation, ni la théologie que d’en faire une spéculation tout humaine sur le dogme révélé. Les deux sont un même travail humain où agit l’esprit de Dieu, comme en tout ce qui fait la vie de l’Église.}(g) Une distinction n’en est pas moins à faire dans la pratique entre la théologie et le dogme, parce que du point de vue du présent, toute théologie n’est pas dogme, bien que tout dogme soit théologie. Le dogme est toujours d’une certaine façon un fruit de la spéculation théologique, mais ce n’est pas la spéculation toute seule qui lui donne nais- /[fol. 802] sance. La spéculation théologique est sa mère ; mais l’enseignement traditionnel est son père ; c’est la foi de l’Église, c’est l’esprit de la tradition qui rend féconde la spéculation individuelle. Le dogme ne naît pas d’une spéculation improvisée, mais d’une spéculation suggérée, qu’il résume ensuite, en la corrigeant souvent. Nous savons déjà que la plupart des définitions dogmatiques sont une défense de penser telle chose sur tel point, plutôt qu’une déclaration positive touchant la nature de l’objet qui est en cause. La définition dogmatique résulte le plus ordinairement d’une sorte de compromis entre la tradition biblique et ecclésiastique d’une part, et ce qui est proprement la spéculation théologique actuelle, d’autre part. Ce n’est certes pas la spéculation théologique toute seule qui a triomphé à Nicée, à Éphèse, à Chalcédoine, à Trente, au concile du Vatican. Au concile de Nicée les théologiens de profession étaient unanimes à professer la théorie du Verbe divin fait homme en Jésus ; mais la consubstantialité fut imposée à la majo366

Le dogme et la science rité de l’assemblée, qui ne s’en souciait guère, par la tradition purement religieuse du christianisme, représentée en l’occurrence par Athanase, qui inspirait Hosius de Cordoue et Alexandre d’Alexandrie, et qui avait derrière lui tout l’Occident. À Éphèse une théorie théologique semble dicter la définition mais elle est soutenue par le sentiment chrétien qui s’était affirmé dans le consubstantiel ; /[fol. 803] et comme on avait négligé tout un côté de la tradition biblique et ecclésiastique, il se fait à Chalcédoine comme une revanche de la tradition qui voyait se dresser en face d’elle le monophysisme, que le décret d’Éphèse n’avait point prévenu. Le concile d’Éphèse avait déclaré que le Christ est Dieu : n’oublions pas, dit le pape Léon aux Pères de Chalcédoine, qu’il est homme aussi. La tradition retient bon gré mal gré la théologie sur la terre et ne lui permet pas de s’envoler pour tout de bon au ciel ou dans les nuages. Le concile de Trente n’a été, à le bien prendre, qu’un grand effort pour extraire de la masse un peu confuse des spéculations scolastiques un corps de doctrine assez cohérent en lui-même et suffisamment d’accord avec l’Écriture et la tradition des Pères pour être opposé au débordement de théologie, car il ne s’agit pas encore d’un débordement de science, qui éclate au XVIe siècle. La définition du Vatican sur la primauté et l’infaillibilité du Pontife romain est bien loin de contenir aussi tout ce que les théoriciens absolus de la puissance papale y auraient voulu mettre. Les évêques, qu’on a tant accusés d’avoir abdiqué entre les mains du Pape, ne pouvaient pas s’oublier tout à fait eux-mêmes, et l’histoire était là pour montrer que l’infaillibilité a des limites. Aussi bien la constitution traditionnelle de l’Église n’a-t-elle souffert aucune atteinte : on a pris de la spéculation ce qu’il fallait pour régler en principe une situation de fait qui remonte à l’origine de l’Église et dont le /[fol. 804] droit n’avait pas été proclamé encore avec cette précision. [Le développement dogmatique et les nécessités pratiques.] La théologie contribue directement à l’élaboration du dogme, mais elle n’est pas seule à y travailler, et ce n’est même pas elle qui a toujours l’initiative du développement dogmatique. Il en serait ainsi d’après la conception vulgaire du développement. On suppose le dogme révélé à l’origine non seulement dans ses principes essentiels, mais encore dans tous ses éléments actuels, sauf pourtant la clarté des formules et certaines conclusions qu’on dit n’avoir pas été d’abord aperçues, bien qu’elles fussent contenues dans la révélation comme la conclusion qu’on oublie de tirer d’un syllogisme est contenue dans les prémices déjà connues. Telle n’est pas la réalité du développement. Le dogme se développe, comme l’institution religieuse elle-même et avec elle, sous l’empire de nécessités pratiques, lesquelles sont d’ordre intellectuel, d’ordre moral, d’ordre politique et social. Ces nécessités sont variables, et variable est aussi, par conséquent, dans une certaine mesure, et nécessairement, la façon d’y répondre. Ces réponses ne sont pas faites d’avance, et pour les trouver l’Église n’a pas qu’à ouvrir la Bible ou le recueil des anciens conciles. Jamais aucune hérésie importante ne se fût produite s’il avait suffi, pour trouver la vérité dogmatique, d’un raisonnement facile sur des données incontestables de la tradition. {Il s’agissait bel et bien de problèmes nouveaux qui se posaient devant la tradition et qui ne sortaient pas d’elle comme une question /[fol. 805] particulière s’édifie sur une question générale. La première des questions dogmatiques fut une question très pratique et qui n’était pas résolue même implicitement dans l’Évangile : les gentils qui entrent dans l’Église du Christ ressuscité sont-ils tenus d’observer la loi de Moïse ? La force des choses, l’initiative courageuse de Paul, l’esprit de l’Évangile chez les anciens apôtres tranchèrent une question qu’on aurait 367

Alfred Loisy été bien empêché de résoudre par un syllogisme bien construit sur les instructions positives du Maître. Paul trouva ensuite des raisonnements et formula une théorie qui justifiait la décision prise. La dialectique peut quelque chose dans les problèmes d’ordre purement intellectuel, mais les problèmes religieux sont d’ordre moral et réel avant de fournir matière à spéculation. La tradition de la religion vivante, le sentiment chrétien mènent les théologiens en dépit de leurs syllogismes qui servent bien plus à éclairer et à justifier cette tradition vivante qu’à l’accroître et à l’influencer positivement.}(h) C’est le sentiment religieux du monde helléno-chrétien qui a fait la divinité de Jésus-Christ, et les spéculations du quatrième Évangile, systématisées par Origène, définies par Athanase et le concile de Nicée n’ont servi qu’à éclairer le vœu de la conscience chrétienne. Le dogme de la grâce et le dogme ecclésiastique se présentent dans les mêmes conditions  : une nécessité vitale et une expérience réelle ont précédé, /[fol. 806] dominé, commandé les spéculations théologiques. Venant pour ainsi dire après coup les spéculations ont d’abord été contradictoires ou divergentes. Celles qui ont triomphé sont celles qui répondaient le mieux à la tradition réelle et aux besoins de la conscience chrétienne : c’est pourquoi il nous est facile maintenant de les trouver meilleures et de comprendre leur succès. Mais celles qui ont succombé, qui ne subsistent plus que dans le catalogue des hérésies, ne paraissaient pas si faibles, dans le temps même de la lutte, quand on opposait raisonnement à raisonnement, sans se rendre bien compte, ni d’un côté ni de l’autre, si tel raisonnement d’une logique apparente était ou non soutenu par l’esprit de la tradition. Arius était, à sa façon, un raisonneur aussi subtil et aussi exact qu’Athanase ; peut-être l’était-il davantage ; mais il n’était que dialecticien, et, sans s’en apercevoir, raisonnait à côté et au rebours de la tradition réelle, tout en ne faisant que développer certains éléments d’une tradition doctrinale encore imparfaite. Pélage et Célestius, Julien d’Eclane étaient des logiciens aussi rigoureux que saint Augustin, mais ils avaient moins de religion intérieure et, leurs théories qu’on ne pouvait pas dire absolument contraires à une tradition doctrinale qui n’existait pas encore étaient surtout défectueuses parce qu’elles n’avaient pas de fondement dans l’âme chrétienne. De même Bossuet argumentait /[fol. 807] merveilleusement contre les ultramontains, {mais tous ses raisonnements allaient se briser contre la loi intime du catholicisme tendant à se constituer de plus en plus en monarchie ecclésiastique pour résister au nationalisme et à l’individualisme protestants.}(i) Les raisonnements des vaincus pouvaient valoir souvent comme raisonnements, ceux des vainqueurs : c’étaient, par rapport à la question vitale des raisonnements en l’air. Il y a dans la théologie quelque chose de l’effort incertain que fait un être vivant et intelligent pour prendre conscience de lui-même. Sa réflexion tout en suivant une marche idéalement logique, l’éloigne d’autant plus du réel qu’il raisonne davantage et plus il s’éloigne de l’observation réelle plus il court risque de s’égarer dans des conclusions vides et fausses. Le travail théologique étant comme une adaptation de l’enseignement chrétien à des besoins incessamment renouvelés, le théologien peut se tromper de deux manières, soit en maintenant comme expression absolue de la vérité chrétienne une forme de pensée qui est devenue réellement insuffisante, soit en introduisant des conceptions nouvelles que la science du temps semble recommander et qui ne laissent pas d’altérer l’esprit de la tradition, de compromettre un intérêt vital de l’Église. Le premier écueil est celui où échouent fréquemment les théologiens qu’on pourrait appeler traditionalistes, ceux qui se font /[fol. 808] une idée matérielle de la tradition et qui croient y être fidèles en gardant scrupuleusement 368

Le dogme et la science toutes les idées et toutes les formules du passé. Ces théologiens tombent souvent dans l’erreur sans être hérétiques, parce que l’Église est toujours pleine de respect pour son propre passé, plus disposée à condamner(j) une vérité prématurée qu’une erreur consacrée en quelque façon par le témoignage de l’antiquité. Aussi les juges de Galilée, qui pourtant se trompèrent lourdement sur la portée réelle de la révélation ne sont même pas inculpés d’erreur théologique. Mais il peut arriver qu’un besoin urgent réclame une décision nouvelle qui déconcerte les traditionalistes dont nous parlons, les pousse à la révolte et en fait des hérétiques. L’auteur des Philosophoumena, Novatien, furent des traditionalistes qui voulaient maintenir dans toute sa rigueur la discipline pénitentielle des premiers temps. Les donatistes, Lucifer de Gagliari, et ses sectateurs, les jansénistes, les gallicans, pour autant qu’il s’agit de théologie dans le gallicanisme et non de politique, appartiennent à la même catégorie. Dans l’autre nous rencontrons les novateurs proprement dits, ceux qui, au lieu de ne regarder que le passé, ne regardent que le présent, qui méconnaissent les conditions nécessaires de tout développement normal, à savoir d’être un effort sans déchirement, un changement sans révolution, une acquisition qui ne s’obtient par aucune perte réelle. Il arrive souvent que l’on se laisse entraîner /[fol. 809] par le mouvement intellectuel d’une époque sans le dominer et qu’on s’efforce d’y adapter l’enseignement traditionnel sans égard à l’esprit et aux principes qui lui donnent vie et consistance. Ces hérétiques semblent être les plus nombreux, parce que l’Église manque rarement de les condamner dès qu’ils paraissent et que l’Église frappe plus volontiers ceux qui accélèrent que ceux qui retardent mal à propos son développement. Généralement, ils préludent comme l’a très bien vu Newman, à un mouvement orthodoxe dont ils ont entrevu la nécessité mais que, pour leur propre compte, ils ont faussé par exagération dans l’idée et par imprudence dans l’exécution. Telle est, par exemple, la situation des gnostiques eu égard à la formation du dogme christologique, celle des protestants du XVIe siècle, eu égard à la véritable réforme ecclésiastique, celle des rationalistes modernes eu égard à l’autonomie respective de la science et de la foi. La théologie ne fait que préparer la formule précise du dogme que l’Église sanctionne et qui, pour le principal, résulte du mouvement même de la vie chrétienne. Le dogme est comme la formule réfléchie de ce mouvement, et la théologie n’est que le travail extérieur qui précède et suit la définition dogmatique. [Différence d’autorité entre le dogme et la théologie.] Puisqu’il existe une distinction réelle entre le dogme et la théologie, il y a aussi entre les deux une différence d’autorité. On admet qu’il peut y avoir des erreurs dans la spéculation théologique, et l’on n’admet pas qu’il y en /[fol. 810] ait dans les définitions dogmatiques. {Ce privilège du dogme s’explique d’une certaine façon, au point de vue purement historique et critique par l’origine complexe et le caractère des définitions ecclésiastiques. Ce ne sont pas des théories absolues partant d’un seul principe abstrait, ce sont, pour ce qui est de la forme, comme des compromis entre l’enseignement du passé et les connaissances du présent, et pour le fond une image de la conscience chrétienne dans son développement vivant. Ils évolueront selon la loi de la conscience chrétienne et ne se trouveront jamais vides de sens parce qu’ils n’auront jamais cessé d’être l’expression d’une vie qui se traduit en eux. En dépit des changements accidentels, des renouvellements apparents ce sera toujours le même dogme parce que ce sera toujours l’expression de la même vie. Mais les éléments matériels et particuliers de la spéculation 369

Alfred Loisy théologique ne sont pas garantis contre l’abandon et l’oubli.}(k) Tels de ces éléments peuvent même avoir eu un crédit universel et se voir ensuite rejetés officiellement par l’Église. Ainsi, l’Église apostolique spéculait sur le retour prochain du Christ avec tout l’accompagnement indiqué dans l’Évangile et les Épîtres, développé dans l’Apocalypse. Il n’y avait de garantie au fond, par l’autorité du Christ et des apôtres, que le principe de la justice divine immédiate avec l’application morale renfermée dans le conseil : « Soyez prêts ». L’exemple est à considérer, car les paraboles évan- /[fol.  811] géliques elles-mêmes, si on ne regarde que la forme, sont, pour la plupart, des apologues sur la proximité du grand avènement. Il est pareillement certain que durant des siècles si ce n’est encore aujourd’hui, on a localisé l’enfer sous terre, en y juxtaposant le purgatoire quand l’idée en fut bien définie, et qu’on mettait le séjour des bienheureux dans le firmament, où le Christ glorieux était monté. On ne peut nier que ce furent des croyances universelles, car elles sont encore exprimées (non définies théoriquement) dans le symbole des apôtres et dans les prières de l’Église. Envisagées par leur côté matériel, les croyances ne furent jamais des dogmes proprement dits, parce que l’Église n’en fit jamais l’objet d’une définition expresse : si le cas s’était produit, on peut être assuré que l’élément moral qui nous aide maintenant à les interpréter aurait eu sa place marquée dans la définition et sauverait encore le dogme de l’erreur, parce qu’il en aurait constitué réellement la substance. Dans l’ordre de l’enseignement moral, on peut alléguer la doctrine de l’Église sur le prêt à intérêt. L’Église l’a formellement interdit jusqu’au XVIIIe siècle, le croyant contraire à la loi de Dieu. Or, l’État pontifical, sous Pie IX, a contracté un emprunt, et le Pape Léon XIII place les fonds du denier de Saint-Pierre. Là encore pour expliquer la conduite de l’Église il faut recourir à un principe supérieur à la doctrine /[fol. 812] reçue pendant des siècles et finalement abandonnée. {Au fond, la vérité des dogmes, même de ceux qui paraissent les plus essentiels, ne peut être que relative, comme celle de l’Écriture.}(l) Le dogme n’est donc pas quelque chose de spontané, comme la croyance religieuse qui n’a jamais subi le contrôle de la raison savante et de la réflexion philosophique. Ce n’est pas non plus un simple produit de cette réflexion sur l’objet de la foi, mais un produit combiné de la tradition religieuse et de la spéculation interprétées l’une et l’autre par l’autorité de l’Église dans une définition qui n’est ni purement traditionnelle ni purement rationnelle, mais qui est un jugement sur un point de tradition controversé par les théologiens. Le jugement n’a pas une plus grande portée que la question même ; il est rendu par rapport à la question. Si paradoxale que l’assertion puisse paraître, rien n’est moins absolu qu’une définition dogmatique. Car la définition se produit toujours à l’occasion d’une difficulté particulière soulevée par l’interprétation de telle ou telle vérité traditionnelle. Elle est déterminée par la question même ; elle n’est une définition qu’eu égard à l’état du problème. Si la question se déplace, si d’autres difficultés, inaperçues d’abord, viennent à surgir, le premier jugement sera insuffisant, et l’on devra l’expliquer, le compléter par un second jugement, qui ne laissera pas d’être rendu dans les mêmes conditions que le premier. Les dogmes sont /[fol. 813] des jugements destinés à garantir les croyances traditionnelles contre des interprétations fausses. Aucune définition ne contient le dernier mot de l’Église sur un sujet quelconque, le dernier mot n’étant jamais dit sur les sujets de religion, parce que le mouvement perpétuel de l’esprit humain amène la perception de nouveaux rapports créant de nouveaux problèmes et déterminant de nouvelles définitions, c’est-à-dire l’institution de nouvelles barrières contre l’erreur. 370

Le dogme et la science [Le dogme n’a pas de caractère absolu.] On doit dire cependant que ç’a été la tendance générale de la théologie chrétienne, catholique, grecque, protestante, orthodoxe, de ne pas considérer seulement les jugements dogmatiques comme des barrières contre l’erreur, mais d’y chercher des données positives et absolues en matière de vérité religieuse. {Le dogme, comme tel n’a pas de caractère absolu. Il ne contient pas plus de vérité que la croyance simple dont il est une explication ; il garantit seulement cette croyance contre une autre explication qui serait de nature à l’altérer. Il est donc absolu par rapport à l’erreur qu’il condamne ; il ne l’est point par rapport à la vérité qu’il exprime et qu’il ne saurait épuiser dans sa formule. À cet égard il est l’expression d’un rapport actuel et nécessairement temporaire de la croyance et de la science ; il ne faudrait pas l’ériger en expression adéquate et immuable de la révélation et de la foi.}(l) On a voulu cependant édifier sur les définitions dogmatiques du passé une tradition théologique entièrement fixe, et l’on /[fol. 814] n’a pas vu encore combien cette entreprise était contradictoire à la nature même du dogme ; on n’a pas vu qu’elle était impossible à réaliser, parce qu’elle est en opposition avec la loi de l’esprit humain. On s’est efforcé de perpétuer, avec les formules dogmatiques autour de la croyance traditionnelle, une partie de la science qui avait servi à faire le dogme, et l’on ne craint pas d’opposer cette science du passé à la science vivante actuelle, qui grandit depuis longtemps en dehors de la théologie et qui autant qu’on peut le conjecturer, ne se laissera désormais plus arrêter par elle. La théologie comme telle n’a rien de positif à enseigner à la science comme telle ; elle n’a pas qualité pour l’instruire. La théologie, entendue comme l’entendent la plupart des théologiens conservateurs, catholiques ou protestants, n’est plus réellement la science de la foi, mais une tradition pseudoscientifique, une discipline morte et mortelle. Si désagréable qu’en soit l’aveu, il faut bien reconnaître que notre enseignement commun, avec son exégèse immobile, sa philosophie prétendue scolastique, sa langue inintelligible, ses questions jadis curieuses et inutiles, maintenant ennuyeuses et peut-être déjà ineptes, n’est pas en correspondance véritable avec le mouvement de la pensée contemporaine, même de la pensée religieuse. Cet enseignement a pu être au moyen âge la science de la foi ; il ne l’est plus et ne peut l’être pour nous, vu qu’il n’y entre rien ou presque rien de la science d’aujourd’hui ; il /[fol. 815] manque à sa raison d’être qui est de fournir à la croyance religieuse une expression intellectuelle en rapport avec l’état de la science dans le présent. La théologie vivante repose sur deux colonnes, la foi traditionnelle et la science actuelle, reliées par un effort de la conscience et de la raison. De ces deux colonnes la première seule soutient réellement notre édifice ; l’autre ne subsiste qu’en apparence comme un vieux mur dont un décor de théâtre, une tapisserie antique, ou un tableau moderne cacheraient le délabrement. Il n’y a qu’à ouvrir un manuel quelconque de théologie pour vérifier ce que nous venons de dire. On n’a pas renoncé encore à localiser le paradis, l’enfer et le purgatoire, comme s’il n’était pas maintenant évident que cette question n’a pas de sens, que le paradis, l’enfer et le purgatoire ne sont pas dans le lieu, dans l’espace, et qu’on n’a pas à chercher où ils sont. Les théologiens qui croient le savoir n’attestent que leur propre ignorance. Ils ne voient pas qu’en remuant ces questions qui ne sont pas réelles, ils fournissent un argument aux scolastiques de l’incrédulité qui, partant de la science, déclarent que le paradis, l’enfer et le purgatoire n’existent(m) pas, vu qu’il n’y a aucune place pour eux dans le monde tel qu’on le connaît. Ils n’osent pas affirmer nettement que l’enfer n’est pas sous terre : la tradition leur paraît trop 371

Alfred Loisy ferme sur ce point. /[fol. 816] La tradition est en effet constante et unanime sur ce point jusqu’aux temps modernes. Si cette tradition est une vraie tradition de foi catholique, on ne devrait pas hésiter : les damnés sont sous nos pieds. Mais on sait bien qu’ils sont sous nos pieds comme le ciel est sur nos têtes. La place du ciel n’est pas moins certaine dans la tradition que celle de l’enfer. Puisqu’on ne sait plus où est le ciel, on devrait ignorer pareillement où est l’enfer ; disons mieux, on devrait déclarer sans ambages qu’il n’y a pas d’où et que le témoignage de la tradition sur ce point est purement symbolique, image résultant de la façon antique et populaire de se représenter le monde. Pour être moins sensible, l’erreur que l’on commet en croyant savoir de science certaine l’état des premiers hommes, les circonstances historiques de leur apparition sur la terre, du péché originel et de la révélation primitive, n’en est pas moins réelle. Sur tous ces points encore la pensée des théologiens et l’enseignement ordinaire de l’Église restent enveloppés dans de vieux symboles que l’anthropologie et l’histoire ne peuvent admettre comme réels, et qui maintenus au nom de la foi par la théologie, deviennent une menace pour la science. De même la conception théologique des prophéties est renversée par l’exégèse critique ; si l’on veut tirer de l’Ancien Testament une preuve en faveur de la vérité du christianisme, il faut présenter cette preuve autrement /[fol. 817] qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Mais tous les Pères ont été convaincus qu’il y avait des prédictions exactes dans l’Écriture ; ils ont cité les textes, marqué les rapports ; s’il n’y a pas prédiction réelle, anticipation de l’histoire, la notion traditionnelle de la prophétie s’écroule et la tradition est dans l’erreur ; les théologiens demandent que la critique se réforme. Malheureusement la critique ne peut pas se réformer pour leur donner raison ; elle a pris un à un tous les textes où l’on voyait des prophéties formelles et indiscutables, et elle n’en a pas trouvé un seul qui résistât à l’examen, depuis la malédiction du serpent où l’on a pensé trouver la promesse du Rédempteur, jusqu’à l’Emmanuel d’Isaïe, et aux soixante-dix semaines de Daniel : la Genèse ne parle pas du Sauveur ; Isaïe ne parle pas de la Vierge-Mère ni du Verbe incarné ; la perspective de Daniel s’arrête au temps d’Antiochus Épiphane. L’interprétation scientifique des prophéties est en opposition flagrante avec leur interprétation théologique. Celle-ci se retranche derrière l’obscurité des textes comme en un dernier refuge. Chétif rempart pour des prédictions qui n’auraient de valeur probante qu’à condition d’être suffisamment claires. Ce qui est vrai des prophéties est vrai aussi des miracles, et dans la même proportion. Il y a eu des prophéties, il y a eu des miracles ; mais la réalité de ces prophéties et de ces miracles, pour autant qu’elle /[fol. 818] est accessible à l’histoire, ne répond pas à l’idée que les théologiens voudraient nous en donner. La notion même du miracle, la violation par le créateur d’une loi que lui-même a fixée correspond à une conception déjà vieillie du rapport de Dieu avec le monde, avec l’idée du Dieu qui n’est que transcendant, qui se compromettrait presque en s’occupant directement du monde si ce n’est dans les circonstances où il veut rappeler à ses créatures qu’il existe, tandis que maintenant, si l’on ne veut placer Dieu non seulement en dehors du monde mais en dehors de l’être, il faut le concevoir immanent. Que dirait un philosophe sérieux qui voudrait discuter à fond la théorie théologique du composé humain ? Que signifie pour nous la définition du concile de Vienne proclamant que l’âme est la forme du corps ? Qu’avons-nous à faire des formes substantielles ou non substantielles ? La théorie même de la rédemption, cette espèce de marché que Dieu conclut avec lui-même pour n’être pas dupe de sa création qui lui échappe n’est-elle pas à la fois un remarquable symbole et une conception assez enfantine et mécanique de l’économie réelle du monde moral. 372

Le dogme et la science [Évolution du dogme.] Nous pourrions faire ainsi le tour de la théologie ; mais nous aurions l’air d’instruire le procès du dogme lui-même qui jusqu’à présent nous a été et qui doit toujours nous rester sacré. Il faut bien dire néanmoins ce qui est vérité d’expérience, à savoir qu’une théologie immobile /[fol. 819] ne peut manquer de vieillir, que le dogme lui-même ne peut être immobilisé sans cesser d’être vivant, que ce dogme, jugement décisif contre une erreur, devient si on le transforme en théorème d’absolue vérité, un obstacle au développement normal de l’esprit humain dans l’individu et de la science humaine dans la société, puisqu’on prétend l’opposer comme une barrière infranchissable aux investigations de l’intelligence qui cherche et aux conclusions nouvelles de la science qui progresse. Sans doute l’obstacle n’a jamais été que transitoire. L’Église s’est abstenue de poser sur le chemin de la science aucune définition solennelle qui aurait été une erreur scientifique. Son infaillibilité n’est pas autre chose que l’impossibilité où elle se trouve, par les conditions mêmes de son existence, d’émettre authentiquement un jugement doctrinal qui serait essentiellement faux. C’est déjà trop que l’Église tout entière, avec son bagage théologique et son armée de théologiens semble menacer perpétuellement le progrès de la science dans le monde et s’opposer au développement intellectuel de ses propres fidèles. {C’est déjà trop qu’on ait eu les aventures de Galilée, de Richard Simon, le décret sur l’authenticité du verset des trois témoins célestes.}(n) C’est déjà trop que l’on ne reconnaisse pas encore aujourd’hui le vrai caractère du dogme, que l’on croie posséder une doctrine absolument immuable, et que l’on s’efforce d’en rendre l’enseignement immobile. Prétention ir- /[fol. 820] réalisable, car il n’est dogme si négligé qui ne se modifie nécessairement un peu, sans qu’on ait conscience, dans la proposition qu’on en fait. Les formules dogmatiques sont comme toute autre partie de la fourniture intellectuelle et verbale de l’humanité. Chaque génération qui passe y met plus ou moins de son esprit, qui n’est pas tout à fait le même que celui des générations précédentes, et ainsi les idées se transforment graduellement sous les mots qui restent et sous ceux qui viennent suppléer à l’insuffisance des anciennes formules. Ce ne sont pas seulement les dogmes considérés par la théologie comme spécifiquement chrétiens qui sont sujets à ce développement perpétuel, c’est l’idée fondamentale de tout dogme, la notion même de Dieu. Comme cette notion est le point cardinal de toute croyance et de toute théologie, l’endroit où la raison et la foi se rencontrent nécessairement et doivent trouver la solution de leurs antinomies, si cette solution existe, il importe de nous y arrêter un peu, avant d’expliquer le rapport normal du dogme révélé et de la science humaine. /[fol. 821] II [Caractère relatif des représentations de la théologie] S’il est un point qui ressorte avec évidence de l’histoire de la religion dans le monde, pour autant qu’il nous est permis de la suivre depuis ses origines jusqu’à nos jours, c’est que l’idée de Dieu a toujours été en rapport direct avec la connaissance que les hommes avaient du monde et l’idée générale qu’ils s’en formaient. À cet égard, il n’y a pas de différence entre les fétichistes, les polythéistes et les monothéistes juifs, musulmans, chrétiens. Ce n’est pas, nous l’avons déjà dit, que l’intelligence humaine ait créé toute seule, par réflexion, la religion et Dieu. 373

Alfred Loisy Le monothéisme même n’a pas été un produit de la philosophie. Mais le monothéisme ancien a été comme le polythéisme lié à une conception toute populaire du monde et de sa constitution. L’idée du Dieu unique s’en est ressentie, comme s’en ressentait celle des dieux multiples. Au point de vue de l’histoire, le sens religieux et la conscience morale ont fait les dieux et Dieu, mais avec le concours de la raison qui n’a pu loger la divinité que dans la perspective où elle voyait l’univers. Et comme l’intelligence humaine faisait Dieu à son image, la conscience humaine le composait aussi à sa propre ressemblance. Les dieux et Dieu n’ont jamais été que l’idéal humain pro- /[fol. 822] jeté à la limite du réel, où commence l’infini. {En ce sens, et considéré dans la représentation que s’en fait l’homme, Dieu est bien ce qu’a dit Renan, « la catégorie de l’idéal ».} (o) [Foi en Dieu et culte des esprits.] Dans la plus haute antiquité, chez les peuples primitifs, ou du moins chez la plupart d’entre eux, comme aujourd’hui encore chez les sauvages, cette catégorie de l’idéal était presque limitée à des rêves d’enfant. On a déjà vu comment paraît devoir s’expliquer la croyance aux esprits qui est la couche la plus profonde de toutes les religions anciennes, y compris même la religion biblique, où le culte des pierres sacrées, des sources, des arbres est un reste visible de l’animisme primitif. {L’homme croyait voir partout des êtres analogues à lui-même  : dans les animaux, dans les végétaux, dans les objets inanimés, qui prenaient vie sous son regard, dans les astres qui l’éblouissaient, dans le vent qui le frôlait, dans l’orage qui l’épouvantait. Ils se croyaient d’autant plus entourés d’esprits et de fantômes que la mort posait devant leurs têtes simples l’énigme terrible qui nous déconcerte encore, et qu’ils ne pouvaient pas croire à la mort de ceux qu’ils avaient vus vivants.}(p) Cette croyance aux esprits s’harmonise avec la conception d’un monde aussi multiple dans ses causes intimes que dans ses phénomènes apparents. Elle est à la mesure d’intelligences qui ne voient presque rien encore /[fol. 823] au-delà des phénomènes et qui en discernent mal l’enchaînement, qui ne réagissent presque pas sur leurs impressions et qui ne savent pas faire l’unité dans leur propre pensée. On dirait un animal qui pressent derrière tout ce qui le frappe des animaux comme lui, plus forts que lui, puisque ses impressions l’étonnent et parfois l’accablent. Le polythéisme naît peu à peu d’une sorte de classement dans le chaos des imaginations premières, et d’un progrès dans la réflexion. Les phénomènes qui se produisent régulièrement doivent avoir une même cause ; le soleil d’aujourd’hui est sans doute le même que celui d’hier, un puissant esprit et qui manifeste dans la lumière la beauté de son être et sa force. Le génie invisible de la tribu sera aussi l’ancêtre immortel, chef permanent de sa descendance. Que valent les esprits ? Que valent les dieux ? Un peu mieux que les hommes, selon le jugement de ceux qui les conçoivent. Mesurés d’après nos critères, esprits et dieux pourraient quelquefois valoir moins que leurs adorateurs. Le moral de l’esprit se déduit du phénomène qui le manifeste, et, s’il s’agit du défunt, du souvenir qu’il a laissé, des imaginations que l’on se forge sur son état présent. À peine même, au commencement, peut-on parler de caractère moral. Chez l’homme et chez l’esprit il n’y a encore qu’un rudiment de conscience, un sentiment très /[fol. 824] vague encore et très grossier du bien et du mal, c’est-à-dire presque rien de divin. Dieu n’existe presque pas encore pour l’homme, ni l’homme pour Dieu. À mesure que l’esprit se change en divinité, en puissance durable, nettement personnelle, redoutable et protectrice, il prend aussi un caractère plus déterminé où se reflète comme 374

Le dogme et la science dans un miroir sublime le caractère même de ses fidèles. Les dieux grecs sont des héros qui possèdent au plus haut degré les qualités et les défauts de la race. {Ils sont beaux et intelligents, mais ils ne sont pas tous justes, et il n’y en a pas un qui soit tout à fait exemplaire, qui soit un idéal de moralité. Les Grecs avaient le goût du beau et même du vrai plus développé que celui du bien.}(q) Les dieux ont des provinces terrestres à gouverner comme les tribus qu’ils protègent ont une propriété et un territoire ; c’est le même domaine qui appartient aux uns et aux autres. Des familles divines sont constituées à l’image des familles terrestres, tourmentées des mêmes misères et des mêmes discordes. Ni les maris ne sont plus fidèles ni les épouses ne sont plus chastes dans l’Olympe que sur la terre. Il y a des exceptions, comme sur la terre. On peut citer tel dieu, telle déesse sur le compte desquels on ne connaît pas d’histoire scandaleuse. On rencontre même des déesses vierges, mais qui ne sont pas supérieures en justice ou en /[fol. 825] bonté à Vénus. Depuis que Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu. Toute réserve faite sur la forme irrévérencieuse de cette réflexion, Voltaire a dit vrai. [Obscurité des formes primitives du monothéisme israélite.] Nous savons déjà combien sont obscures les origines du monothéisme israélite, et nous n’ignorons pas davantage que notre notion du monothéisme est une idée abstraite dont l’application à l’histoire comporte beaucoup d’à peu près. Peut-être devrait-on tenir pour monothéiste quiconque a honoré d’un sentiment suffisamment moral l’esprit ou le dieu qu’il jugeait pourvu d’un caractère analogue à ce sentiment, parce que, dans ce cas, et l’hommage étant régulier, les éléments d’une religion complète se trouvent réunis. Cette façon de comprendre le monothéisme pourrait être, comme nous l’avons déjà insinué, compatible avec une conception animiste ou polythéiste du monde. Le vrai Dieu aurait été celui qui était adoré par la conscience. Mais peut-être vaut-il mieux ne pas essayer de se représenter ce qui serait pour le théologien la forme du monothéisme préhistorique. {Avant l’animisme dont il ne saisit pas toutes les formes réelles, l’historien ne peut que conjecturer un état préliminaire, si toutefois ce n’est pas l’animisme qui est au commencement du développement.}(r) Il est peu utile de formuler des hypothèses sur la religion primitive de l’humanité, puisqu’on ne le peut faire qu’en partant d’une philosophie générale dont les conclusions ne peuvent pas être certaines. La religion /[fol. 826] préhistorique et le monothéisme préhistorique se confondent pour nous dans la région de l’inconnu. Les théologiens n’ont pas à faire ici d’objections, car nous parlons d’un temps où ils n’existaient pas encore et où leurs définitions n’ont pas lieu de s’appliquer. S’ils nous demandent où était alors la lumière de la révélation, nous leur dirons qu’elle était en tout homme qui suivait contre son instinct de brute la lueur de conscience qui brillait en lui. Le premier stage du monothéisme, celui que les critiques estiment correspondre à ce que les théologiens nommeraient plutôt monolâtries, et qui n’est à proprement parler ni l’un ni l’autre, à moins qu’il ne soit tous les deux, nous présente un Dieu unique auquel on trouverait aujourd’hui bien des défauts. {On sait que Renan a fait de l’ancien Iahvé un portrait peu flatté : c’est une caricature, mais ressemblante dans les traits généraux, que l’historien a simplement forcés pour atteindre son effet littéraire. Iahvé était un Dieu juste assurément, mais d’une justice étroite, d’une sévérité outrée, non raisonnée, conséquemment peu raisonnable. Son gouvernement n’était pas exempt d’arbitraire. C’était pour le caractère, un grand potentat oriental, très saint, à la différence des potentats orientaux, mais qui avait leurs procédés sommaires de 375

Alfred Loisy justice et d’administration. /[fol. 827] Il y a un côté de ce caractère divin, celui qui dépend directement de la conscience morale et religieuse, qui est très grand, et un autre qui dépend plutôt de la raison, de la conception générale du monde, qui est réellement borné, qui rapproche singulièrement Iahvé de Camos, de Moloch, des dieux d’Homère. Iahvé, comme être moral, est bien supérieur à Jupiter ; comme régent du monde, c’est un Jupiter tonnant, moins la beauté majestueuse. Il sera Dieu parfait et vraiment Dieu unique sans cesser d’être le petit souverain d’un petit monde qu’il a pu créer en six jours et qu’il gouverne sans trop de peine avec le concours de ses intendants les anges.}(s) [Influence de la pensée grecque sur le monothéisme biblique.] Tous les dieux sont des dieux vivants, en ce sens qu’ils ont une réalité concrète pour leurs adorateurs. La spéculation savante a eu généralement pour effet de les reléguer plus ou moins dans la sphère des abstractions. À mesure que la raison se dégage des impressions sensibles et s’aiguise par la réflexion philosophique, l’idée de l’unité du monde s’impose à elle. L’observation la mène à concevoir tous les phénomènes naturels comme déterminés par des lois. Les esprits dont l’imagination des premiers hommes avait peuplé l’univers se réfugient dans le monde invisible en attendant qu’ils passent à l’état d’idée, pour se résoudre enfin dans l’abstraction universelle. Les dieux mêmes ne peuvent être conçus comme la cause du monde à moins qu’on n’identifie cette /[fol. 828] cause à l’un d’entre eux. {Mais alors ce Dieu qui devient premier principe, première cause, premier moteur tend aussi à devenir une abstraction. La cause transcendante du monde est supérieure au monde, elle sera même conçue en quelque manière comme indifférente à son égard ; elle est surtout impénétrable et inaccessible à l’homme. On a besoin d’elle pour expliquer le monde et on la sépare du monde pour qu’on la distingue nécessairement de son effet par la pensée. Bien même on a besoin d’intermédiaires entre cette cause absolue immuable au fond du mystère, et le monde organisé, le monde réel qui change sans cesse. Platon comble l’intervalle avec les idées, Philon avec le Logos, qui est la synthèse vivante des idées de Platon. Ce Dieu abstrait de la philosophie sera-t-il le Dieu de la religion ? Non, sans doute, il n’en aura pas moins la faveur des théologiens. L’auteur de la Sagesse, Philon, l’auteur du quatrième Évangile, les Pères de l’Église n’hésiteront pas à l’identifier au Dieu des prophètes, puis au Père céleste annoncé par Jésus. Le vrai Dieu dont l’évolution depuis Moïse, jusqu’à Samuel, Élie, Isaïe, Jérémie, le second Isaïe, Jésus avait été gouvernée par un principe moral, qui était devenu essentiellement bon tout en restant essentiellement juste, et tout en exerçant une providence relativement facile sur le domaine qu’il s’était fait il y avait environ quatre mille ans et qu’il allait bientôt détruire pour le réorganiser entièrement selon son /[fol. 829] gré, tout en réglant la pluie et le beau temps, tout en gouvernant la nature comme un grand palais dont il occupait l’étage supérieur, le vrai Dieu, disons-nous, entra lui aussi dans la sphère de l’idée et de l’abstraction. Dans l’attirail un peu mesquin de la cosmologie et de l’eschatologie juives, la science grecque ne l’aurait pas accepté. Il est aisé de voir, par exemple, dans le traité d’Origène contre Celse, d’après les objections du philosophe et les réponses du docteur chrétien, sur quel terrain se fera l’accord de la foi apostolique et de la science grecque. En introduisant dans le cadre apocalyptique de la conception juive l’idée du Dieu absolu qui crée le monde par son Verbe, on rendait le monothéisme acceptable aux derniers représentants de la philosophie hellénique. En identifiant le Verbe à Jésus, on leur rendait intelligible 376

Le dogme et la science le Messie lui-même, Sauveur unique puisqu’il est illuminateur universel, Sauveur divin puisqu’il est de Dieu. C’était une traduction, ce n’était pas une altération de la croyance primitive. Le Dieu de l’Évangile était assez grand pour dépasser encore l’idée savante qu’on en voulait donner, et Jésus lui-même déborde encore le Verbe fait chair. Il n’y eut pas, du reste, substitution d’une idée à une autre, mais explication d’une réalité permanente par des conceptions nouvelles qui se combinaient avec les représentations antérieures du même objet. L’assimilation de l’élément juif et de l’élément /[fol. 830] grec fut lente à se faire ; on pourrait se demander aujourd’hui si elle a jamais été complète et si elle n’est pas en voie de se résoudre en quelque chose de moins déterminé.} (t) [La Trinité selon la théologie grecque.] Les péripéties de cette assimilation furent, comme on sait, très variées. Après l’auteur du quatrième Évangile, les apologistes, Origène, Athanase, les Cappadociens y ont travaillé, s’efforçant d’esquisser une sorte de drame cosmologique où Platon et Philon servent de truchement aux prophètes et à l’Évangile. Dieu, c’est-à-dire le Dieu de Platon et de Philon, que l’on identifie au Père céleste de l’Évangile, est la source de tout être et de toute vie ; mais il ne produit rien par lui-même et directement ; de toute éternité, en vue du monde dont il avait résolu de procurer l’existence, il avait produit son Verbe, qui sans doute est sa pensée, son image pensante, mais qui contient aussi et par cela même tous les types des êtres à créer avec la force qui doit les réaliser ; et comme le Père a produit de lui-même le Verbe comme principe intermédiaire de la création dont il est l’agent direct, ainsi le Père par le Verbe produit l’Esprit divin qui doit être communiqué aux créatures raisonnables pour les rattacher à leur principe éternel. Le Verbe et l’Esprit existent, en un sens, de toute éternité ; il est évident que leur être et leur éternité n’ont pas le même caractère absolu que l’être et l’éternité  /[fol.  831] du Père ; ils sont comme une émanation divine destinée à produire en dehors de Dieu la création qu’il a produite lui-même dans le Verbe à l’état d’idée, puis à la ramener à Dieu par la sanctification et par la glorification, la déification des êtres doués de raison. {L’histoire de la rédemption s’intercale dans ce poème cosmologique par le moyen de l’incarnation ; la vie de Jésus devient le moyen de la déification universelle. Que cette gnose orientale compromît en quelque façon l’unité de Dieu ou la divinité du Verbe et de l’Esprit, on ne s’en apercevait pas ; qu’elle tendît à reléguer le Père dans l’abstraction et à faire du Fils le Dieu vivant, le Dieu des chrétiens, on ne le soupçonnait pas davantage ; on condamnait à la fois ceux qui regardaient le Père créateur, le Fils Sauveur et l’Esprit sanctificateur comme les modalités relatives du même Dieu éternel et ceux qui voyaient dans le Fils et l’Esprit des créatures transcendantes.}(u) [La Trinité selon Augustin.] Toutefois la spéculation occidentale ne put s’arrêter à la notion cosmologique de la Trinité. Avec saint Augustin elle regagna la position du monothéisme absolu, qu’on n’avait jamais abandonnée en principe, et où la définition du consubstantiel à Nicée y faisait rentrer à son corps défendant la spéculation orientale. Mais Augustin n’abandonna pas, il ne pouvait abandonner la métaphysique des Grecs, cet amalgame de l’Évangile et de Platon philonisé, qui permettait  /[fol.  832] de définir théoriquement la mission de Jésus et sa divinité sans porter atteinte au principe intangible de l’unité divine. Il transporta en Dieu même, dans l’éternité, 377

Alfred Loisy sans relation directe et nécessaire avec l’œuvre de la création, toute l’évolution de l’être divin. Le Fils et l’Esprit devinrent les mouvements éternels de vie divine, {au lieu d’être comme l’effort de Dieu pour produire le monde sans y toucher lui-même.}(u) À la place du drame cosmologique qui se déroulait entre Dieu et le monde, et qui était l’explication de l’univers, une philosophie, on eut un drame de psychologie divine, qui était la formule éternelle de Dieu, un mystère. C’était accentuer la distance infinie qui sépare Dieu du monde, au point de vue d’une considération purement rationnelle ; et c’était en même temps par une sorte de compensation le rapprocher plus intimement de son œuvre par le côté religieux et moral, puisque l’incarnation n’était plus en réalité l’abaissement ou la manifestation d’une personnalité divine intermédiaire entre Dieu et le monde, subalterne à Dieu, supérieure au monde, mais étant donné que, dans la théorie nouvelle chaque personne contient en soi les deux autres, la manifestation de Dieu même, sauf la relation hypostatique, indéfinissable de la personne du Verbe avec l’humanité de Jésus. La création, l’incarnation, la sanctification des âmes en tant qu’œuvres divines, devenaient des œuvres communes aux trois personnes. {Le Verbe et l’Esprit n’ont plus leur raison d’être dans la créature. Ils sont entrés tout à fait dans le domaine de l’absolu ; mais Dieu lui-même entre avec eux dans le domaine du relatif, parce que les /[fol. 833] œuvres qu’on attribuait jadis au Verbe et à l’Esprit comme intermédiaires sont maintenant des actes immédiats de Dieu dans le monde. Si donc la théologie d’Augustin est, par un côté, plus abstraite que celle d’Origène, elle est, par un autre côté plus réelle, plus vraie. Elle détruit les derniers vestiges de l’émanation gnostique et elle prélude à la théorie de l’immanence. On peut lui reprocher de vouloir définir le mystère qu’elle proclame, de tomber dans l’anthropomorphisme en transportant en Dieu la psychologie de l’homme ; mais ces inconvénients se rencontrent à un plus haut degré encore dans la théorie d’Origène, car la conception du Verbe proféré est d’un anthropomorphisme plus lourd que celle du Verbe immanent et elle se présente comme l’explication adéquate de l’inexplicable, tandis que la conscience du mystère se manifeste chez Augustin.}(u) [La Trinité chez Thomas d’Aquin et dans la scolastique jusqu’à nos jours.] La scolastique n’a guère fait qu’appliquer aux idées du docteur d’Hippone la rigueur de la dialectique aristotélicienne. Le traité de La Trinité dans saint Thomas d’Aquin et dans la tradition ecclésiastique depuis le moyen âge jusqu’à nos jours est un véritable recueil de distinctions logiques, où le philosophe moderne peut être aisément tenté de ne pas voir autre chose que des distinctions verbales. Tout l’édifice de ces distinctions repose en fin de compte sur la notion de la nature et sur celle de la personne, notions abstraites que l’on a définies de telle sorte qu’elles ne se confondent pas, mais /[fol. 834] qu’on ne réussit pas néanmoins à distinguer l’une de l’autre au point que la trinité des personnes subsistant dans l’unité de la nature divine, réelle et vivante ne demeure théoriquement inconcevable et ne soit, pour cette raison, qualifiée de mystère. En apparence, il n’y a là que logomachie et artifice de logique, puisque la notion de nature subsistant en elle-même est précisément la notion de personne, quand il s’agit de nature intelligente, et qu’il semble impossible d’admettre en Dieu trois subsistants qui ne seraient pas trois natures individuelles, ou une nature vivante qui serait trois personnes. Le principe monothéiste intervient autoritairement pour (v) au nom de la foi : il n’y a qu’un Dieu ; les trois subsistants possèdent la même nature divine ; il 378

Le dogme et la science y a le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; la même nature subsiste en trois personnes. Une affirmation de foi est jetée sur une contradiction de raison. L’interprétation psychologique ou augustinienne de la Trinité n’explique pas même l’existence d’une distinction réelle en Dieu, à plus forte raison n’explique-t-elle pas l’existence d’une distinction personnelle. L’interprétation cosmologique ou origénienne n’impliquait pas nécessairement une distinction personnelle, mais elle exigeait du moins une distinction réelle. Elle avait raison contre Sabellius, qui supprimait tout mystère dans le rapport de Dieu avec le monde ; mais elle n’affirmait pas encore le mystère, et c’est le mystère /[fol. 835] surtout qui est le vrai en théologie. Concevoir la vie de Dieu comme un simple rapport de l’absolu avec le monde par le moyen d’émanations successives ou coordonnées est vouloir encore comprendre Dieu, en le plaçant hors du monde. Dans la conception augustinienne, plus fidèle à la tradition biblique, on renonce à le comprendre, bien qu’on pense le connaître ; on fait la vie divine complète en elle-même et on la fait néanmoins se réaliser dans le monde, puisque Dieu est intérieur à ses œuvres, à son Christ, à son Église, puisque la Trinité est immanente dans la création, dans le Sauveur, dans la société des saints. Les formules de cette théologie peuvent sembler prises d’une psychologie qui a vieilli, et n’être que des images symboliques dans leur application à Dieu. Elles demeurent plus vraies, plus intelligentes même dans leur incohérence pour la meilleure philosophie de nos jours que la philosophie dite spiritualiste, le monothéisme rationaliste de Cousin et de ses principaux disciples. Le spiritualisme conçoit Dieu comme transcendant. Les penseurs de nos jours le conçoivent immanent. S’il n’est que transcendant, il nous échappe ; s’il n’est qu’immanent, il n’est pas Dieu. Ne serait-il pas à la fois transcendant et immanent, et les formules de la théologie, qui affirment à la fois la transcendance et l’immanence, en avouant que l’accord de l’une et de l’autre nous échappe, ne contiendraient-elles pas encore, sous une forme peut-être un peu vieillie la plus grande somme de vérité qui se puisse entendre et traduire humainement sur un tel sujet ? [L’incompréhensibilité de Dieu.] /[fol.  836] Il convient, au reste, d’observer que la théologie traditionnelle, à travers toutes les modifications que l’idée de Dieu a subies au cours des siècles chrétiens n’a pas cessé de maintenir que Dieu lui-même est incompréhensible, méconnaissable si ce n’est par le moyen d’analogies essentiellement défectueuses, en sorte que les formules dogmatiques les plus autorisées ne sont qu’une image, et combien faible ! de la réalité infinie que notre esprit essaie de se représenter. Voici en quels termes le grand Bossuet résume la doctrine des anciens Pères et des théologiens scolastiques ou mystiques sur Dieu et la connaissance que nous avons de lui : « Pour connaître Dieu, il faut nier en un certain sens tout ce qu’on en pense et tout ce qu’on en dit, non pas comme faux, car ce serait une impiété et un athéisme de nier que Dieu fût saint, fût éternel, fût tout puissant, fût celui qui est, fût Père, Fils et Saint Esprit, et, en ses trois personnes, un seul Dieu. On ne nie donc pas ces choses comme fausses, à Dieu ne plaise ! mais on les rejette en quelque façon comme encore peu proportionnées et peu convenables à l’immense perfection de l’être divin ; en sorte que, quelque effort qu’on fasse pour le bien connaître, quelque sublimes que soient les idées qui se présentent à nos esprits, ou les pensées qu’on tâche de s’en former, on nie qu’elles soient égales à sa haute et impénétrable majesté. Cette doctrine /[fol. 837] est fondée sur la foi de 379

Alfred Loisy l’incompréhensibilité de Dieu »1. Et n’est-elle pas trop oubliée des théologiens modernes, qui emploient les formules traditionnelles avec la même assurance que si elles étaient la révélation absolue de Dieu, au lieu d’être une image lointaine, imparfaite et relative de son insondable réalité ? Cependant leur plus fier ancêtre a émis cette proposition : « La foi donc nous le faisant voir si impénétrable quoi qu’elle lise, quoi qu’elle pense, quoi qu’elle entende, quoi qu’elle croie de Dieu, elle ne cesse de se dire à elle-même : ce n’est pas cela ; il est encore au-dessus et infiniment au-dessus ». Le croirait-on ? Bossuet déclare que « cette foi commune des chrétiens est le seul digne moyen de connaître Dieu », et il se plaît à résumer en ces termes la doctrine de saint Augustin sur Dieu : « Comme il faut s’élever au-dessus de tout ce qu’on dit qui semble indigne de sa grandeur, à la fois il faut s’élever au-dessus de tout ce qu’on croit le plus digne, de sorte qu’on n’ose plus, en un certain sens, ni rien dire, ni rien penser de ce premier Être, ni le nommer en soi-même, parce qu’on ne peut pas même expliquer combien il est ineffable, ni comprendre combien il est incompréhensible »2. Que cette belle doctrine profondément religieuse et vraiment traditionnelle, bien différente de la métaphysique étroite et pédantesque d’une scolastique dégénérée /[fol. 838] qui a fini par prendre ses formules pour la représentation adéquate de l’infini, soit conciliable avec ce que la science et la philosophie contemporaines ont de plus positif et de plus (w) il n’est pas besoin de le démontrer. Ne s’accorde-t-elle pas facilement avec la conclusion la plus irréfragable de l’histoire des religions et de l’histoire des dogmes, à savoir que l’idée de Dieu a toujours été en rapport avec l’état mental de l’homme, avec la connaissance qu’il avait du monde, soit la connaissance purement phénoménale et presque irréfléchie de l’homme sans culture, soit la connaissance de plus en plus méthodique et raisonnée de l’homme civilisé ? Car ce n’est pas seulement à la notion biblique et traditionnelle de Dieu qu’il faut appliquer l’idée du mystère, c’est à la notion même de l’Être absolu, à toute connaissance de Dieu. C’est cela qui est le mystère des mystères. Ne parlons pas de certitudes métaphysiques ; en un sens elles n’existent pas, et la métaphysique n’est qu’un rêve, une échelle d’idées qui se dresse inutilement dans la direction de l’infini. Dieu est : il est trop grand pour que nous parlions dignement de lui. Et pourtant il faut que nous parlions de lui : mais sachons du moins nous connaître et ne confondons pas les chétives constructions de notre esprit avec la réalité sans limites qui les déborde et qui leur échappe de toutes parts. Admettons, il le faut bien, que toutes nos idées sur Dieu, /[fol. 839] même celles qui nous représentent le Dieu de la révélation sont des anthropomorphismes plus ou moins déguisés moyennant lesquels nous imaginons un être assez transcendant à tout ce qui est pour voir, produire, embrasser d’un seul acte d’intelligence, de volonté, de puissance, tout ce qui a été, fut et sera. Est-ce là Dieu ? Non, ce n’est qu’un {symbole, et un symbole}(x) très imparfait de l’être divin, car ce n’est à le bien prendre que l’image d’un homme surhumain, dont l’activité ne connaîtrait pas les limitations(y) que le temps, l’espace imposent à l’activité ordinaire des hommes. Combien il serait téméraire d’affirmer qu’une telle idée exprime adéquatement le rapport effectif de Dieu avec le monde. Dieu et le monde sont plus réels que cette idée. Ce n’est pas avec l’idée mais entre eux qu’ils ont rapport. Le rapport de Dieu

1. Instruction sur les états d’oraison, second traité, éd. Lévque, , p. 50-51. 2. Op cit., 63.

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Le dogme et la science avec le monde, rapport de création et de conservation, le rapport de Dieu avec l’homme, par l’éveil, les progrès, la béatification de la conscience morale sont mystérieux comme Dieu, comme le monde, comme l’homme. Tout est mystère et il n’est pas trop tôt qu’on s’en aperçoive. La meilleure expression de ce mystère ne l’est jamais que relativement, étant toujours symbolique, incomplète, perfectible. Voilà ce qu’il faut comprendre pour expliquer l’origine des dogmes, pour les garder, pour les concilier avec tous les progrès légitimes de l’esprit humain. Tous les attributs de Dieu sont des négations déguisées sous des affirmations sublimes. L’éternité nous représente un être qui domine le temps, c’est-à-dire en qui la durée n’a pas de succession. /[fol. 840] Idée positive, dira-t-on. Mais pour la trouver telle il faut oublier le moyen par lequel on l’a obtenue, et qui est une simple négation. L’idée d’éternité est à la fois négative et relative à l’idée de succession, laquelle seule est réellement positive et fondée sur l’expérience. Appliquons le même réactif à l’idée d’immutabilité : c’est le changement qui est la notion positive et expérimentale, comme plus haut la succession ; l’immutabilité est une idée négative et relative à celle du changement. Partirons-nous de l’immensité ? Il est évident que cette notion aussi est négative et relative à la notion positive de l’étendue. La nécessité même de Dieu n’est rien que la forme idéale sous laquelle nous concevons l’être principe ; elle correspond à une catégorie de notre pensée, la catégorie de causalité. Ce n’est pas l’expression authentique de la nature divine, mais le symbole par lequel notre raison s’explique les réalités contingentes qu’elle perçoit. Mais ici du moins le nécessaire ne sera-t-il pas l’idée positive et le contingent l’idée négative ? Gardons-nous de le penser. Le contingent est l’être que nous observons, que nous connaissons. Nous le connaissons contingent, mais nous le connaissons positivement pour ce qu’il est. L’être qui passe est lui-même, ce n’est pas l’être qui est passé ; ce n’est pas le néant ; l’idée d’être contingent n’est pas négative ; ce n’est pas l’idée d’être corrigée par une négation ; c’est la figure de l’être qui existe à portée de notre vue. L’être nécessaire est celui /[fol. 841] dont on nie qu’il passe ; mais nul ne l’a vu, nul ne le connaît, et sa nécessité même est une idée négative et relative à la contingence qui seule, n’en déplaise aux grands métaphysiciens du temps jadis, est positive et réelle. Affirmer que Dieu est nécessaire, c’est nier simplement qu’il soit causé. Ne discutons pas non plus l’idée d’infini. Tous les termes par lesquels nous nous efforçons de décrire positivement Dieu sont abstraits et indéterminés : Dieu est l’être, Dieu est la cause. Ces vocables représentent vaguement la nature divine. Pour approprier à Dieu les idées qu’ils figurent nous recourons à des négations qui éloignent de l’être et de la cause les qualités et déterminations qui caractérisent les êtres et les causes à nous connus : Dieu est l’être absolu, c’està-dire non fini, non successif, non progressif ; Dieu est la cause première c’est-àdire l’être non causé. Tout ce travail aboutit à l’idée abstraite de l’être, mise à part, élevée au-dessus de toutes les contingences où nous la trouvons réalisée, et conçue comme la réalité stable d’où procède ce qui passe et qui devient. Ce n’est qu’une idée, une abstraction, non l’image réelle et directe de Dieu. « Mets ta main sur tes yeux, disait Iahvé à Moise, et quand je serai passé tu me verras par derrière ». Nous ne voyons jamais Dieu autrement. {Ne croyons pas que nous voyions sa face, même quand nous le déclarons infiniment sage, juste et bon. Car il ne peut être et il n’est pas /[fol. 842] sage, juste, bon à notre manière ; et là même dans la conception religieuse de Dieu, pour que notre foi ne soit pas une erreur, il faut que nos affirmations se corrigent par une négation qui nous laisse devant le mystère. Il ne suffit pas de dire que nos petites vertus se retrouvent en Dieu à l’infini. La bonté divine ne 381

Alfred Loisy peut pas être sans quelque analogie avec la nôtre ; mais la nature de cette analogie est indéfinissable, et la bonté de Dieu reste incompréhensible, comme tout ce qui est de Dieu.}(z) La philosophie cartésienne, qui regardait comme entièrement positive la notion d’être infini et parfait, se croyait obligée aussi de la supposer innée et communiquée directement par Dieu lui-même. En réagissant contre le verbalisme de la scolastique dégénérée, on tombait provisoirement dans une sorte de réalisme moins matériel que celui de saint Thomas d’Aquin et des grands scolastiques, mais qui devait donner lieu aux mêmes inconvénients parce que l’on voulait aussi et que l’on croyait définir positivement Dieu, que l’on attribuait un caractère absolu à des conceptions qui ne pouvaient manquer de vieillir et qui maintenant sont surannées. On aurait tort de voir dans une doctrine philosophique quelconque le boulevard de la foi en Dieu. Dès qu’on immobilise cette doctrine, on en fait une idole que la Divinité abandonne bientôt. Car cette doctrine n’était pas Dieu ; ce n’en était que l’ombre ; on ne peut l’ériger en Dieu sans porter préjudice à la religion. /[fol. 843] Nous devons nous résigner à chercher Dieu perpétuellement, et nous ne le trouvons en vérité qu’à condition de le chercher toujours. L’idée que nous nous faisons de lui, si excellente qu’elle nous paraisse, n’est pas plus définitive que celle dont s’est entretenue l’intelligence des hommes du passé. Dieu se révèle sans se donner. Il se laisse deviner sans se laisser embrasser. On ne doit pas condamner au nom de Dieu et sans autre examen toute idée nouvelle qui se produit dans le champ de la théodicée ou de la théologie dogmatique. Ce champ a déjà été plusieurs fois retourné ; quand on ne le cultive plus, il devient stérile. /[fol. 844] III [Relativité de l’enseignement théologique] [La grâce divine à diverses époques.] Ce qui est vrai de la doctrine de Dieu est vrai de tous les autres enseignements de la théologie, qui d’ailleurs dépendent tous de son enseignement fondamental. Il n’est pas nécessaire de montrer le caractère essentiellement relatif des dogmes concernant le Christ, la grâce divine, les sacrements. {La théorie vulgaire de l’économie du salut est liée à une conception de l’histoire humaine qui est aussi étroite et insuffisante en son genre que celle du système cosmique en vue duquel s’est élaborée la théorie du monothéisme chrétien.}(aa) La notion juive du Messie, même lorsqu’on en réunit ensemble tous les éléments épars, est bien au-dessous, non seulement de la réalité évangélique, laquelle est, comme telle, supérieure à toute représentation idéale, mais de l’idée que les premiers évangélistes, que saint Paul, que l’auteur du quatrième Évangile ont voulu donner de Jésus. Cependant l’Église ne s’est pas arrêtée à l’idée johannique ; durant des siècles elle a refondu son image du Christ. Dirons-nous que cette image est maintenant fixée à tout jamais ? Non, car elle serait morte ; et tant que Jésus vivra au cœur de l’humanité, son image aussi sera vivante, c’est-à-dire que l’humanité ne se lassera pas de la retoucher, de la refaire, de la rajeunir, tout en suivant les lignes générales tracées dès l’abord par ceux qui ont été les premiers témoins du Sauveur. Tous ceux qui tra- /[fol. 845] vaillent utilement à restaurer l’image de Dieu ne font qu’entrecroiser les deux lignes qui depuis le commencement servent à l’esquisser : transcendance, immanence, deux traits qui semblent se contredire, et dont l’association perpétuellement variée et variable rend l’image vivante et distincte. Il en est de 382

Le dogme et la science même pour Jésus  : sa divinité et son humanité sont deux traits contradictoires en apparence, qu’il faut maintenir associés en bon équilibre pour avoir le Christ. {La grâce divine aussi a été conçue diversement par les prophètes, par saint Paul, par saint Augustin, par les théologiens du XVIe et du XVIIe siècles. Les modernes disciples de saint Thomas ont beau faire : le zèle qu’ils témoignent pour le Docteur angélique aboutit à transformer sa pensée, sous prétexte de l’expliquer. Et pourtant la théorie de la grâce porte sur ces deux pôles opposés, aussi indispensables l’un que l’autre : le salut vient de Dieu, c’est un pur don, et pourtant l’homme est libre ; il est sauvé par la grâce de Dieu, et c’est lui-même qui se sauve. Enfin, Dieu est esprit ; c’est en esprit qu’on l’adore et c’est aux esprits qu’il se communique ; néanmoins le signe sensible est le moyen régulier, indispensable, efficace des communications divines : tel est le double pivot sur lequel roule indéfiniment la théologie des sacrements. La même réalité se perpétue sous des apparences perpétuellement changeantes, et elle ne dure même qu’à cette condition.}(aa) La théologie doit en prendre son parti. Elle travaille au portrait de l’invisible, à la définition de l’infini, à la vérification de l’indémontrable. Elle /[fol. 846] poursuit une œuvre nécessaire, mais mobile comme l’effort d’une action qui ne s’achèverait jamais. Son objet est plus important, plus réel que celui de nos expériences vulgaires et de la science positive, mais il lui échappe aussi bien davantage ; et, chose qu’elle oublie trop souvent, elle ne saisit intellectuellement cet objet qu’au moyen d’analogies empruntées par elle à l’expérience journalière et à la science commune. À tout prendre, le dogme et la théologie, considérés en eux-mêmes, ne sont vrais que relativement, analogiquement, symboliquement. Saint Paul avait pris soin de nous le dire : nous voyons tout en image et en figure. Nous ne percevons pas la réalité des choses divines, nous la rêvons, nous n’avons que des « visions de Dieu ». L’essor donné à nos rêves par la Providence, la direction qu’elle leur a imprimée par les prophètes et par Jésus, qu’elle continue à leur donner dans l’Église, constituent ce que nous appelons révélation et infaillibilité. Mais les images et les symboles ne sont toujours que des images et des symboles. Les meilleures de ces images ne seraient pas meilleures si elles n’étaient relativement bonnes, et elles ne seraient plus images si elles étaient tout à fait vraies. Nos idées, quelles qu’elles soient ne sont qu’une représentation imparfaite des choses. Les dogmes, qui sont, matériellement parlant, des conceptions humaines, et, formellement, la combinaison providentiellement préparée et réglée, perpétuellement améliorée, de ces conceptions, sont les symboles  /[fol.  847] toujours imparfaits et toujours perfectibles de Dieu et des choses divines. En un sens, les dogmes et la théologie sont plus symboliques et partant plus imparfaits que nos idées communes des choses, fruit de l’expérience et du raisonnement, parce que les éléments du dogme et de la théologie ne sont pas autre chose que ces idées communes, ces images des choses finies, appliquées par transposition et moyennant certaines réserves à un objet infini, qui n’est pas soumis directement à notre expérience. [Formules dogmatiques et science.] De là vient que les formules dogmatiques sont toujours en rapport avec la science du temps qui les voit naître. Sans doute on fixe la formule dogmatique en se réglant à la fois sur la tradition ancienne du christianisme et sur la science du temps présent. Mais la tradition elle-même n’était déjà que l’interprétation de la foi dans le langage et selon la culture intellectuelle d’un temps et d’un milieu donnés. C’est donc une relativité qui se greffe sur une autre relativité ; il n’y a d’absolu que 383

Alfred Loisy le fond indescriptible, l’objet ineffable de la perception intime que les prophètes, Jésus, les apôtres ont exprimée les premiers. Et ce n’est pas seulement l’absolu entrevu qui, incompréhensible en lui-même, demeure toujours intraduisible ; mais l’impression même du divin, de l’absolu, qui est aussi quelque chose d’absolu en tant qu’elle est réelle, n’est exprimable aussi que par images et par à peu près. /[fol. 848] Le concile du Vatican, célébré plus d’un quart de siècle avant que parût le livre de M. Sabatier, le dit en termes suffisamment explicites : « Il est vrai que la raison éclairée par la foi, quand elle cherche avec soin, piété et modération, acquiert avec le secours de Dieu, une certaine intelligence des mystères qui est très utile, tant par l’analogie des choses qu’elle connaît naturellement, que par le lien des mystères mêmes entre eux(ab) et avec la fin dernière de l’homme ; pourtant elle n’est jamais rendue capable de les entendre comme les vérités qui constituent son objet propre, car les mystères divins dépassent tellement par leur nature l’intelligence créée, que, même transmis par la révélation et reçus par la foi, ils restent cachés sous le voile de la foi même et comme enveloppés de ténèbres, tant que nous sommes éloignés du Seigneur en cette vie mortelle ; car nous marchons avec la foi, non avec la vue » (des choses divines)3. [Relativité et perfectibilité des formules dogmatiques.] Une autre conséquence qui résulte de la précédente est qu’il n’y a pas de formule dogmatique absolument définitive, que ces formules sont toutes et toujours perfectibles, que leur perfection est relative et qu’elles peuvent, au cours des temps, se trouver insuffisantes et défectueuses. On n’a qu’à regarder(ac) le passé pour s’apercevoir que l’insuffisance a été le carac- /[fol. 849] tère commun de toutes les formules consacrées par une définition de l’Église. D’abord il est évident que les formules traditionnelles s’étaient trouvées en défaut sur tous les points qui ont exigé des définitions nouvelles ; autrement ces définitions n’auraient pas été nécessaires. {La définition de Nicée sur la consubstantialité du Verbe était insuffisante comme description de ce qu’on pourrait appeler l’économie divine, puisqu’elle négligeait de déterminer le rapport du Saint- Esprit avec le Père et le Fils. La définition d’Éphèse sur la personnalité unique du Christ était insuffisante, puisqu’elle négligeait de déterminer le rapport de l’humanité avec la divinité dans le Christ. Celle de Chalcédoine sur les deux natures était pareillement insuffisante puisqu’elle juxtaposait les deux natures à la personne unique, sans déterminer la modalité de l’union qui rassemblait ces deux natures en une personnalité. Cette défectuosité relative des formules anciennes est la manifestation inévitable de la défectuosité essentielle qui est inhérente à toutes les formules. Il ne faudrait pas croire que les formules plus récentes sont plus parfaites, plus invariables, que celles du IVe et du Ve siècles, que les définitions de Trente et du Vatican n’auront jamais ou n’ont(ad) pas déjà besoin d’être expliquées, comme celles des conciles plus anciens ont eu et ont encore besoin de l’être. Ne faut-il pas un bon commentaire à ce qu’affirme le concile de Trente touchant l’institution des sept sacrements par le Sauveur ? N’en /[fol. 850] faut-il pas un aussi à ce que dit le concile du Vatican sur la démonstration de la foi chrétienne par les prophéties et les miracles ? Ne cherchons pas d’autres exemples. L’imperfection relative des formules dogmatiques est un fait aussi avéré que leur imperfection essentielle, ou plutôt les deux ne sont qu’un seul

3. Const. Dei Filius, c. IV.

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Le dogme et la science et même fait, une même insuffisance perpétuellement attestée et corrigée.} (aa) La constatation de ce fait n’est qu’un hommage rendu à la vérité du développement religieux, et elle ne compromet en aucune façon la certitude de la foi. Car, il faut bien le remarquer, l’assentiment de la foi ne tombe pas sur la formule considérée comme telle, c’est-à-dire prise dans ses éléments matériels, fragiles et changeants, mais il porte sur le fond immatériel consistant et immuable, sur la vérité divine figurée par la formule et supérieure à toute formule. Celle-ci, on ne saurait trop le répéter, n’est qu’un instrument au service de la foi, elle n’est pas réellement supérieure à la foi, qui s’incline devant Dieu révélé tellement quellement par la formule traditionnelle, et non devant la formule qui exprime Dieu si imparfaitement. Mais, dira-t-on peut-être, comment sera-t-il possible d’exiger dans ces conditions une adhésion ferme et sans mélange de doute à ces formules de foi et à l’autorité même de l’Église qui les propose ou plutôt qui les impose à la croyance des fidèles ? L’autorité de l’Église est aussi un dogme, et si ce dogme, comme tous les autres, n’est vrai que /[fol. 851] relativement, ne semble-t-il pas qu’on ne croira plus à l’Église et à ce qu’elle enseigne que sous bénéfice d’inventaire ? Un tel système n’est-il pas la plus naïve expression de protestantisme ? Nous ne le pensons pas. Ce que nous venons de dire touchant la relativité des formules dogmatiques n’est pas plus protestant en soi que l’idolâtrie des mêmes formules n’est vraiment catholique. {Le protestantisme, au contraire, si l’on se place au point de vue du dogme consiste dans l’adhésion de la foi à un théorème absolu qui est censé contenir la substance immuable de l’Évangile, tandis que le catholicisme consiste à recevoir comme émanant d’une autorité divinement établie l’interprétation que l’Église donne actuellement de la vérité évangélique.}(ae) Quand nous disons que la formule dogmatique n’est pas absolument vraie, nous entendons qu’elle ne définit pas la pleine réalité de l’objet divin qu’elle représente ; mais elle n’en signifie pas moins, quoique d’une manière imparfaite, quelque chose qui est vrai absolument ; elle n’est point par elle-même une vérité absolue, mais elle est le symbole d’une vérité absolue ; {jusqu’à ce que l’Église ait jugé bon de la modifier en l’expliquant, elle est la meilleure et la plus sûre expression de la vérité dont il s’agit, d’autant plus que le sens de la formule peut se développer, s’affiner, se transformer sans que l’on touche à la formule même, sans altération et pour le plus grand profit de l’idée essentielle qu’elle est destinée à faire valoir.} (ae) De même l’Église et le Pape infail- /[fol. 852] libles ne disent pas actuellement dans leurs définitions authentiques toute la vérité, ils ne la disent point parfaitement puisqu’elle est ineffable ; mais dans ce qu’ils enseignent avec l’autorité qui leur appartient, c’est-à-dire dans l’exercice normal de leur magistère infaillible, il y a proposition de vérité salutaire. Le fidèle adhère à la vérité pleine et absolue, que figure la formule imparfaite et relative, non à la formule qui représente symboliquement plutôt qu’elle ne contient la vérité. Adhérer à la formule comme telle, d’un assentiment de foi divine, ce serait adhérer à ses limitations nécessaires, à ses imperfections inévitables ; ce serait la déclarer imperfectible bien qu’elle ne soit pas parfaite ; ce serait la proclamer adéquate à son objet, bien qu’elle y soit inadéquate ; et cette erreur serait condamnée par les principes de la saine théologie, comme sacrifiant la vérité divine à son image grossière, comme substituant dans l’adoration intime de la conscience un produit de l’esprit humain à la révélation de Dieu. Si la vérité de la formule n’est que relative, l’assentiment de la foi au principe absolument vrai que figure cette formule relativement bonne, est absolu comme son objet même. L’assentiment à la formule comme telle est relatif, et il doit l’être, 385

Alfred Loisy pour autant que la formule elle-même est relative. Donc nous autres catholiques, nous croyons à l’autorité de l’Église et à l’autorité du Pape, nous croyons à ce qu’enseignent infailliblement l’Église et le Pape, nous y croyons sincèrement et /[fol. 853] absolument ; mais nous ne pensons pas le moins du monde que les formules employées par le Pape et par l’Église, que la forme verbale et même conceptuelle de leur enseignement en ce qui regarde l’ensemble des vérités chrétiennes et l’autorité de leur propre magistère, soient adéquates à leur objet, qu’elles le signifient tout entier et parfaitement, que rien n’y sera jamais changé, et que ce serait un péché contre la foi de vouloir les améliorer dans le présent. Nous ne pensons pas ainsi des formules dogmatiques, parce qu’une telle idée serait fausse, évidemment contredite par le témoignage de l’histoire, et que la tradition ne l’a jamais eue. Les définitions dogmatiques tiennent leur valeur du fond éternel que l’Esprit Saint a suggéré et qu’il conserve en le faisant progresser par l’évolution des symboles et des formules, non de ces formules mêmes qui viennent des hommes et n’ont droit à notre respect que pour avoir été trouvées aptes à signifier convenablement la foi. Il est bien vrai que l’infaillibilité du magistère ecclésiastique a justement pour objet le choix des formules propres à exprimer, conserver et transmettre les vérités révélées. Mais il y a des degrés dans cette aptitude des formules à représenter la foi. L’infaillibilité de l’Église consiste-t-elle à choisir toujours la formule la plus apte ? C’est une question qu’il importe peu de résoudre, car la solution n’aurait pas d’application pratique, et l’on pourrait se de- /[fol. 854] mander si la question même a un sens déterminé. Disons seulement que cette aptitude des formules n’étant jamais qu’approximative, la formule choisie ne peut jamais être qu’approximativement la meilleure. Il paraît d’ailleurs contestable que la formule des définitions dogmatiques soit toujours la meilleure possible, approximativement, et il suffit, pour la garantie de l’infaillibilité, que la formule ne soit pas inapte, qu’elle n’implique pas d’erreur au sens naturel qu’elle présente dans le moment, et qu’elle réponde suffisamment au but direct de toute définition par le retranchement de l’erreur qu’on veut proscrire. L’histoire fournirait aisément exemple de définitions qui étaient bonnes pour écarter une erreur, mais qui, dans le temps même où elles étaient promulguées n’étaient pas suffisantes pour prévenir d’autres erreurs qui déjà se montraient à l’horizon et qui se trouvaient indirectement favorisées de ce que, refoulant une hérésie, on ne s’était pas précautionné contre l’hérésie contraire. Ainsi la définition du concile d’Éphèse contre Nestorius, prise hâtivement4, causa de grands troubles dans l’Église, provoqua en quelque façon l’hérésie d’Eutychès et dut être corrigée par la définition de Chalcédoine, laquelle, à son tour, pour avoir été imposée aux orientaux, sans les éclaircissements qu’aurait pu fournir une discussion libre, dut être retouchée dans le cinquième /[fol. 855] concile œcuménique pour que la tradition s’y trouvât à l’aise. Les formules sont donc bonnes en tant que l’Église infaillible les autorise et les emploie. Comme ce ne sont toujours que des formules, chacun reste en état de se les approprier comme il peut ; et l’insuffisance de ces formules sur tel ou tel point donné ne pouvant manquer d’apparaître aux théologiens clairvoyants, selon que le mouvement intellectuel environnant suggère de nouvelles questions, il est toujours permis à ces théologiens de proposer les

4. Cf. Newman, difficulties Anglicans , , II, 305-308. Les inconvénients des définitions précitées (A) sont expliqués tout au long d’après Molina, De concord Lib Arbit, XIII, 15.

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Le dogme et la science explications nouvelles qui leur ont semblé utiles et nécessaires, sauf le droit de contrôle et de définition qui n’appartient qu’à l’Église elle-même représentée par le corps épiscopal et le souverain Pontife. De telles explications se sont toujours produites à propos des dogmes qui intéressaient actuellement la conscience de l’Église et qui étaient, pour cette raison, l’objet préféré des spéculations théologiques. Elles ne cesseront jamais tout à fait, parce que, quoi qu’en disent les critiques protestants, aucun dogme ne reste à l’état de momie dans les cryptes de l’Église catholique. {Nous ne croyons pas que la vérité divine soit tout entière dans l’Écriture ; nous ne croyons pas davantage qu’elle soit tout entière dans la tradition du passé ni dans la tradition du présent ; nous croyons que cette vérité, pour autant que nous y avons part, se fait toujours et ne cessera jamais de se faire actuellement par l’Église avec le secours de l’Écriture et de la tradition. Les formules, anciennes ou nou- /[fol. 856] velles, ne sont que le véhicule de la vérité.}(af) L’Église en a besoin et elle s’en sert en les transformant lentement, en les adaptant perpétuellement aux conditions de la science et de la vie contemporaines. S’il fallait attribuer aux formules une valeur absolue, une perfection durable, une immobilité constante, on n’aurait que faire de l’Église et de l’infaillibilité ; on aurait assez d’un livre contenant les définitions jusqu’à présent édictées par les conciles et les Papes, complétées par l’ordre de les apprendre fidèlement par cœur sans y rien ajouter ni retrancher. Ce serait l’idée protestante appliquée aux documents officiels de la tradition. Ce serait le système de l’Église orientale, l’Église des sept conciles œcuméniques. Rien n’est moins conforme au véritable esprit du catholicisme que ce culte de la formule. Les anciens protestants ont pu voir dans le texte même de l’Écriture la règle absolue de la croyance ; l’Église grecque peut trouver cette règle dans les canons des anciens conciles ; mais la règle de la foi doit être vivante comme la foi ; ce ne peut être que la voix de Dieu parlant actuellement dans l’Église et par l’Église à la conscience de chaque fidèle. Gardons-nous de prendre le texte des définitions ecclésiastiques comme la règle absolue et immuable de la croyance chrétienne ; il ne l’est pas plus que celui de l’Écriture. Écriture et tradition dogmatique sont les instruments de l’Église, c’est-à-dire de tous et de chacun. La vraie règle de la foi est la révélation chrétienne actuellement interprétée par l’Église catholique et reçue dans la conscience de ses enfants. /[fol. 857] IV [Autonomie de la foi et de la science] La condition des formules dogmatiques et théologiques étant ce qu’on vient de voir, la théologie et les théologiens n’ont qu’à laisser la science et les savants cultiver en paix le domaine qui leur appartient. Dieu a livré le monde à la dispute des hommes. Il n’y a pas à revenir sur cette concession, octroyée en bonne et due forme. La théologie en qualité de théologie n’a rien à apprendre aux savants en qualité de savants. La théologie, en effet, n’est pas autre chose que la science au service de la foi. Mais la science qui travaille pour la foi n’a pas à morigéner la science qui travaille pour son propre compte. Il serait assez piquant sans doute, mais peu rationnel, que l’on voulût tirer de l’interprétation scientifique d’une réalité qui est en dehors de la science des conclusions obligatoires et coercitives pour la science qui a fourni cette interprétation. La science qui procure sans cesse des éléments nouveaux à la théologie et au dogme, parce que ces éléments leur sont indispensables 387

Alfred Loisy dans la mesure où progresse la science elle-même, la science, disons-nous, n’a rien à emprunter au dogme et à la théologie, parce qu’elle ne pourrait leur emprunter aujourd’hui que ce qu’elle leur a prêté hier ou avant-hier. Elle n’aurait d’intérêt à le reprendre que dans le cas où elle l’aurait perdu sans rien trouver de meilleur, et /[fol. 858] en reprenant son bien, elle le reprendrait comme sien, non comme vérité de science que l’usage dogmatique aurait pour jamais consacrée. En règle générale, c’est la théologie qui a besoin de se renouveler en face d’une science nouvelle et ce n’est pas la science qui doit se vieillir pour ne pas dépasser la théologie, parce que ce serait condamner la science et la théologie à l’immobilité, en les enfermant l’une et l’autre dans la science d’autrefois. [Ce que la foi peut apporter à la science.] Ainsi la doctrine de la foi n’a rien à apprendre à la science. Ce n’est pas à dire que la foi même n’ait beaucoup à enseigner aux savants par l’influence qu’elle doit exercer sur la discipline morale de leurs recherches. La foi rappelle aux savants qu’il y a autre chose au monde et dans l’homme que l’observation des phénomènes et le raisonnement pur ; elle leur rappelle qu’il existe un monde moral, étroitement lié sans doute au monde physique, et dont les lois s’harmonisent avec celles de celui-ci en Dieu, auteur de l’un et de l’autre, {mais qui ne s’en distingue pas moins de ce monde phénoménal comme aussi réel, aussi vivant, ou plutôt comme étant la raison d’être et la fin de ce monde sensible.}(ag) La foi est quelque chose d’extérieur et de supérieur à la science. Elle est supérieure à la science par son objet et son but. Elle est donc nécessaire aux savants pour qu’ils perçoivent les limites de leur savoir humain. La foi, il est vrai, peut fournir à la /[fol. 859] science une matière d’observation, mais une matière d’un genre particulier et qu’on ne domine point par les principes qui règlent l’expérience physique. {Les aspirations de la conscience religieuse, l’effort vers la vie morale, le travail intime de la « vie éternelle », l’action vivante de l’Évangile dans les âmes ne sont pas proprement affaire de science, bien que ce soient des réalités. Mais ce sont des réalités qui sont faites pour déconcerter la science et pour la dépasser. C’est pour cela qu’on les dit surnaturelles. Quiconque les abordera d’un esprit non prévenu s’apercevra qu’elles ne sont pas un objet commun d’études et qu’elles s’adressent à l’âme tout entière pour vivre en elle et pour qu’elle en vive. D’où il suit que la science est prévenue de n’avoir pas à conclure contre Dieu, contre l’âme, contre le Christ, pour autant que Dieu, l’âme et le Christ sont des réalités du monde moral, des postulats de la foi, non des sujets de spéculation philosophique. La raison ne sert qu’à constater leur puissance, à écouter les voix intérieures qui témoignent en leur faveur, à les reconnaître pour ce qu’elles sont. Elle peut essayer de les décrire, et elle n’y manque pas, y étant sollicitée de façon irrésistible. Par là elle fait quelque chose pour la foi, elle crée(ah) la théologie, tandis que la foi et la théologie par elles-mêmes ne peuvent créer ou faire progresser la science.}(ag) [Le concile de Vatican I sur la foi et la raison.] On objectera peut-être que les rapports du dogme et de la science n’ont pas été compris de cette façon par le dernier /[fol. 860] concile œcuménique. « Non seulement la foi et la raison, dit le concile du Vatican, ne peuvent jamais être en désaccord, mais elles se portent un mutuel secours, puisque la droite raison démontre les fondements de la foi et, éclairée de sa lumière, cultive la science des choses divines, tandis que la foi délivre et garantit d’erreurs la raison et la fournit 388

Le dogme et la science de connaissances multiples. C’est pourquoi, bien loin que l’Église s’oppose à la culture des arts et des sciences humaines, elle l’aide et l’encourage de plusieurs manières. Car elle n’ignore ni ne dédaigne les avantages qui en découlent pour la vie des hommes ; elle reconnaît même que, ainsi qu’elles sont venues de Dieu, le seigneur des sciences, elles conduisent pareillement, étant convenablement traitées, à Dieu, avec le secours de sa grâce. Elle ne défend certes pas que ces sciences, chacune dans son domaine, se servent de leurs propres principes et de leur propre méthode ; mais, en reconnaissant cette liberté légitime, elle veille soigneusement à ce qu’elles ne se chargent pas d’erreurs, en s’opposant à la doctrine divine, ou bien qu’elles n’accaparent, en dépassant leurs propres limites, et ne bouleversent les choses de la foi. »5 Ne semble-t-il pas que l’Église entende par là tenir la science sous une tutelle que celle-ci a depuis longtemps rejetée, mais qui supprime en fait la liberté de la science pour le chrétien catholique ? Et ce sens naturel du décret /[fol.  861] ne reçoit-il pas un supplément d’effrayante clarté par la conclusion pratique annexée aux définitions ? « Comme il ne suffit pas d’éviter la perversité hérétique, si l’on ne fuit encore soigneusement les erreurs qui s’en approchent plus ou moins, nous rappelons à tous le devoir d’observer aussi les constitutions et les décrets par lesquels ces opinions mauvaises, qui ne sont pas énumérées en détail, ont été proscrites et défendues par le Saint Siège ». Est-il possible de ne pas voir dans ces déclarations officielles de l’Église la canonisation définitive du régime intellectuel dont les inconvénients ont été signalés d’autre part ? À ne considérer que la façon dont on interprète communément ces décrets dans l’enseignement théologique et celle dont Rome n’a pas cessé de les appliquer, ce n’est pas(ai) l’accord entre le dogme et la science qui y serait établi, mais bien une guerre à mort, qui ne pourrait finir que par la destruction de l’un des adversaires. Il est incontestable d’ailleurs que les tendances fâcheuses et les procédés dangereux qui ont été relevés dans le précédent chapitre se font jour en quelque manière et sont autorisés jusqu’à un certain point dans les décisions vaticanes. L’historien critique discerne aisément, et au besoin les théologiens d’aujourd’hui se chargeraient de lui apprendre, jusqu’où va dans la pensée du concile le contrôle que l’Église a le droit d’exercer sur le mouvement scientifique. Il s’agit d’un contrôle universel et immédiat, préventif et répressif, dont les congrégations ro- /[fol.  862] maines doivent être le principal organe. Rappelons-nous le cas de ce bon religieux qui avait perverti la notion de l’espèce. La science ne peut faire un pas sans corrompre quelque notion de ce genre ; et si la conservation du dogme exige qu’on ne touche pas à la philosophie du moyen âge, c’en est fait du progrès scientifique, à moins que l’avenir de la science étant assuré malgré l’Église, le dogme même en soit mis de plus en plus en échec. Mais on doit faire une distinction dans les définitions de l’Église entre les tendances des personnes, accusées même dans les textes, et la substance doctrinale qui seule a une autorité directive pour la foi catholique. Les déclarations dogmatiques sur les rapports de la science et de la foi, déclarations qui, si solennelles qu’elles soient, demeurent susceptibles d’interprétation, doivent seules nous occuper ici. La recommandation annexée à la constitution Dei Filius est en soi d’ordre purement moral et disciplinaire. Cette recommandation a sa raison d’être ; l’effet, bon ou mauvais, dépend de l’application. Le concile n’a certainement pas voulu déclarer infaillibles tous les décrets des congrégations

5. Const. Dei Filius, IV.

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Alfred Loisy romaines ; il ne s’est même pas proposé de les présenter à la science comme une règle qui la concernait directement ; il a en vue l’enseignement chrétien, sous ses différentes formes, depuis la prédication pastorale jusqu’aux traités de théologie dogmatique. Sur ce terrain l’Église peut exiger disciplinairement tout ce qu’il lui plaît. C’est à elle qu’il /[fol. 863] importe de ne prendre à cet égard que des mesures sages. Le choix et l’application de ces mesures sont affaire de régime intellectuel. Nous n’avons pas à revenir maintenant sur ce sujet. La question qui s’impose à nous est plus profonde, c’est celle du rapport essentiel qui existe entre le dogme et la raison cultivée, la science faite ou qui se fait. Nous avons déjà dit en quel sens la raison « démontre les fondements de la foi et cultive la science des choses divines ». Ces deux assertions, nous le savons, peuvent être entendues en un sens trop absolu et trop étroit. La raison fournit-elle une démonstration rationnellement évidente de la révélation divine considérée comme fait ? Les théologiens et les Pères du concile ont pu le penser, ou plutôt ils n’ont eu qu’une idée confuse du genre de certitude qui appartient aux vérités de l’ordre moral et religieux ; mais quelles qu’aient été leurs opinions personnelles le décret n’affirme clairement que la certitude de la démonstration fournie par les recherches de la raison ; il n’a pas formulé de conclusions précises sur la certitude et le caractère particulier de la démonstration dont il s’agit. De même, en disant que la raison éclairée par la foi cultive la science des choses divines, les Pères du concile et surtout les théologiens qui ont préparé le texte de la définition, pouvaient songer à un simple classement méthodique des vérités révélées, ou viser tout au plus l’adaptation /[fol. 864] d’une terminologie savante aux notions contenues dans le dépôt de la révélation. Le rôle de la raison, que l’on tend à exagérer pour ce qui regarde l’œuvre de la démonstration chrétienne, que les théologiens conçoivent d’une façon très rationaliste, est plutôt diminué, si ce n’est supprimé, en ce qui regarde le développement de la croyance et l’élaboration du dogme. Il est certain pourtant que la théologie chrétienne n’a jamais été une simple traduction de l’Évangile en langage philosophique, ou bien il faut ajouter que cette traduction a impliqué dans une très large mesure, la transformation du sujet. Si l’on a pu dire avec vérité que les synonymes n’existent pas en littérature, c’est-à-dire qu’il n’y a, dans aucune langue, deux mots qui signifient identiquement la même chose, on peut dire aussi que les synonymes n’existent pas en théologie, et que des mots comme consubstantiel, union hypostatique, transsubstantiation, avec tous les termes accessoires qui leur font cortège n’ont pas été synonymiquement substitués au langage moins savant des écrits apostoliques. La traduction ne s’est pas faite du mot au mot, mais de l’idée à l’idée. Un mot savant n’est pas et ne peut pas être synonyme d’un mot populaire. C’est là surtout que les mots différents portent avec eux des idées distinctes. Affirmer que le développement de la théologie et du dogme n’est pas qu’un développement verbal, mais un développement d’idées fondé d’ailleurs sur un développement réel de la religion vivante, du christia- /[fol. 865] nisme agissant, plutôt que sur la spéculation pure, c’est dire qu’on ne doit pas y voir un travail de grammairien ou une logomachie, et ce n’est pas vraiment lui faire trop d’honneurs ; c’est lui rendre justice, en le prenant pour ce qu’il est. La déclaration du concile renferme deux éléments : un élément négatif, à savoir que la raison humaine n’est pas à considérer comme la source première et l’arbitre des vérités religieuses qui sont l’objet de la théologie, et un élément positif, à savoir que la raison donne à ces vérités une forme intellectuelle, didactique, savante. Rien n’est plus légitime que cette négation et cette affirmation. Ce n’est pas de la raison toute seule, de 390

Le dogme et la science la raison raisonnante, que proviennent les vérités de la foi, mais des expériences surnaturelles qui ont été réalisées par les organes de la révélation, par Moïse, les prophètes, Jésus, les apôtres. Ce n’est pas davantage la raison toute seule qui se les approprie. Elles sont vraiment nées de la grâce divine et se transmettent par la grâce divine. Il est vrai pourtant que sans le travail accompli sur elles par la raison, elles n’auraient pas forme de vérités, elles resteraient vagues et inconsistantes, en face de la raison elle-même, et ne se présenteraient pas à la science même comme des données plus fermes que les vérités scientifiques. Car la certitude surnaturelle de la foi jaillit du fond de la nature humaine où Dieu s’est gardé une entrée secrète, tandis que la certitude rationnelle est comme rapportée /[fol. 866] du dehors, étant gagnée par la réflexion et n’ayant pour objet que les phénomènes avec leurs lois plus ou moins constantes. [Les notions de philosophie en théologie.] On peut croire aussi que les rédacteurs de la constitution Dei Filius, lorsqu’ils ont écrit que la foi fournit à la raison des connaissances multiples, avaient dans l’esprit une idée familière aux théologiens et qui n’est qu’à moitié vraie dans le sens où ils l’entendent, à savoir que la théologie, comme science de la révélation, procure à la science purement humaine quantité de notions certaines(aj) qu’elle n’aurait pas sans cela, par exemple la notion exacte de la personnalité, par la doctrine de la Trinité et de l’Incarnation, la notion exacte de la substance par la doctrine de l’Eucharistie. Que l’idée des théologiens ait été entendue de la même façon par les Pères du concile, nous n’avons pas la moindre velléité de le contester. Mais cette idée a une tout autre portée que celle qu’on lui a vue, et l’on rétrécirait maladroitement toute la théorie de la révélation qui résulte de la constitution vaticane, on la fausserait même si l’on réduisait à ces proportions le secours que la foi apporte à la raison. Tout le monde, excepté les théologiens scolastiques de nos jours, sait que les notions dogmatiques de substance, de personne et autres semblables sont tout simplement les conceptions philosophiques de l’antiquité, légèrement modifiées pour s’adapter à la foi traditionnelle et en donner une expression acceptable pour les savants d’autrefois. Ce ne sont pas des notions qui aient une valeur philo- /[fol.  867] sophique absolue et que l’on puisse présenter aux philosophes d’aujourd’hui comme définitives et obligatoires. Définitives et obligatoires, elles ne le sont pas plus à raison de leur admission dans la théologie qu’elles ne l’étaient avant d’y entrer ; elles le sont même, s’il est possible, encore moins. Toutes, en effet, se ramènent aux notions de la philosophie antique modifiées de la manière suivante : appliquées à Dieu ou aux choses divines ces notions sont à interpréter d’après la révélation, parce que si l’on n’admet pas une distinction au moins virtuelle entre la nature et la personne, il y aura trois natures en Dieu et trois Dieux, ou bien une seule personne, et deux personnes en Jésus-Christ, ou bien une seule nature ; ou bien si l’on n’admet pas une distinction du même genre entre la substance et les accidents des objets matériels, ou bien le corps et le sang de Jésus Christ ne seront pas dans l’Eucharistie, ou bien il faudra supposer qu’ils y sont avec le pain et le vin, ou qu’ils sont changés en pain et en vin. Tout cela suppose une certaine théorie qui est censée fixe par hypothèse, et qui ne l’est pas réellement. On suppose immuables les notions philosophiques de nature, de personne et de substance, et pour qu’elles ne contredisent pas certaines assertions de la foi, on les modifie pour qu’elles encadrent ces assertions. {La correction de la théologie se fait donc par rapport à l’hypothèse d’une doctrine philosophique immuable. Or 391

Alfred Loisy une telle doctrine n’existe pas, n’a jamais existé, ne peut pas exister. Il est /[fol. 868] aussi absurde que maladroit d’opposer la théorie ancienne et les altérations que la théologie lui a fait subir au développement et aux transformations purement scientifiques de la même théorie. Si la philosophie moderne considère ces notions comme des termes logiques et s’avoue impuissante à donner une définition réelle de la substance et de la personne, gardons-nous de vouloir lui en imposer une au nom de la révélation ; car la révélation proprement dite n’en contient pas et celle que nous voudrions faire accepter à la science d’aujourd’hui lui est inintelligible, non que la science d’aujourd’hui soit inintelligente, mais parce qu’elle a franchi l’étape durant laquelle l’esprit humain pouvait se contenter de ces abstractions. L’agnosticisme de la science est, en pareille matière, un progrès sur le dogmatisme ancien, et il se prête infiniment mieux, sinon à l’explication rationnelle qu’il ne faut pas chercher, du moins à l’aveu raisonnable du mystère ; il aide à placer le mystère où il est véritablement, dans les choses et non dans les idées ou les formules.}(ak) [Les frontières de la théologie et de la science.] C’est apprendre beaucoup que d’apprendre à se limiter. La religion, la révélation, la vraie théologie, et par là nous entendons celle qui se fonde sur l’observation psychologique et historique, apportent à la science profane, à la connaissance purement rationnelle et extérieure de l’univers un contingent précieux d’expériences d’un autre ordre, qui lui donnent une conscience plus nette de ses propres frontières, /[fol. 869] qui la moralisent pour ainsi dire et la sauvent pour l’éternité en lui montrant la face idéale et divinement réelle, le caractère mystérieux et intimement vivant, le sens religieux et transcendant des choses. Toutefois la science rend un service analogue à la théologie, qui a besoin, elle aussi, de connaître les limites de sa domination. Il ne lui appartient pas de régler a priori l’ordre extérieur du monde et les faits de l’histoire, attendu que l’ordre extérieur du monde et les faits de l’histoire sont ce qu’ils sont, abstraction faite de tout raisonnement. La religion ne peut pas prouver que telle chose arrive ou est arrivée de telle manière. Elle ne pouvait pas prouver et on n’aurait jamais dû la faire servir à prouver que le soleil tourne autour de la terre. {Allons plus loin, ce n’est pas la religion comme telle qui prouve que Jésus a vécu sur la terre, que Moïse a été le législateur des Juifs. On ne doit pas la faire servir à prouver que Moïse a écrit le Pentateuque, ou que Jésus a dit et fait tout ce qu’on lit à son sujet dans les Évangiles.} De leur côté la science et la critique ne peuvent jamais prouver qu’il n’y a rien eu de divin dans tel fait, dans telle doctrine, pas plus qu’elles ne prouvent ni ne peuvent prouver qu’il n’y a rien de divin dans le monde. Le divin est justement ce qui échappe à leur prise, et qui n’est pas leur objet. Une conclusion de la science en matière de divin ou une conclusion de la théologie en matière de science ressemble à un jugement porté en matière de peinture d’après les  /[fol.  870] règles de l’art culinaire, ou réciproquement. La théologie et la science ont à réaliser toutes les deux un progrès nécessaire qui est de savoir jusqu’où s’étend leur puissance. Toutes les deux ont eu le tort de penser que cette puissance n’avait pas de limites. La science en a, et la théologie en a aussi. La science a des limites, parce qu’elle s’applique au connaissable, et que le connaissable est essentiellement fini et relatif. La théologie en a, parce qu’elle s’applique à l’inconnaissable et ne peut, sans faillir à sa propre mission, le ramener aux proportions du connaissable, ou entreprendre de régir celui-ci par celui-là. Combien de fois au cours de cette étude n’avons-nous pas rencontré sur notre chemin la vieille erreur scolastique, héritage du rationalisme 392

Le dogme et la science grec, qui consiste à croire que la vérité connue de nous est adéquate aux choses et que la raison de l’homme est souveraine dans l’ordre de la vérité. La théologie s’est faite avec cette arrière-pensée, qui n’a jamais été érigée en dogme et qui ne pouvait pas l’être ; elle lui a fait subir seulement un correctif ; elle a supposé que la vérité complète se trouvait dans l’esprit de l’homme en vertu de la révélation, et que l’interprétation philosophique de la révélation, c’est-à-dire la théologie elle-même, était une expression réelle de la vérité divine. La théologie savait bien pourtant qu’il n’en était rien, et ses représentants les plus autorisés n’ont jamais fait difficulté de l’avouer ; mais son attitude générale a toujours été telle que si elle tenait en /[fol. 871] elle-même la clef de toute science. Et d’autre part, la raison rebutée par la théologie, séparée de la foi, n’a pas cessé de croire à sa toute-puissance. Elle aussi, de temps en temps reconnaît sa faiblesse tout en continuant à juger dogmatiquement de ce qui lui échappe. Rien ne ressemble mieux à un certain esprit des théologiens scolastiques de nos jours que l’esprit du rationalisme vulgaire. {Le cardinal Mazzella et M.  Albert Réville sont deux esprits qu’on dirait avoir été coulés dans le même moule : la différence essentielle qui existe entre les deux vient que le premier déroule son raisonnement à droite sur les textes de la tradition, et le second à gauche sur les faits de l’histoire. Que la théologie et la science apprennent d’abord à se connaître elles-mêmes ; il leur sera ensuite plus facile de se mettre d’accord.}(al) Pour la théologie comme pour la science, apprendre à se connaître sera connaître sa nature, ses origines, la loi de son développement. La nature de la théologie n’est pas d’être divine et absolue. C’est la raison qui a fait la théologie avec la révélation et la science, en appliquant celle-ci à celle-là. La théologie est une philosophie de la révélation ; elle n’est pas la révélation ; elle n’est pas la religion ; elle n’est pas la foi, ni, à proprement parler, l’objet de la foi. Elle n’est que la science de la foi, un moyen de se la représenter et de la présenter au monde ; mais elle n’est pas la foi même et tout son prix vient de ce qu’elle est une interprétation de la foi. Sa valeur de traduction, comme /[fol. 872] celle de toutes les traductions, dépend d’une double condition, fidélité à l’original qu’il s’agit d’interpréter, connaissance de la langue dans laquelle se fait la traduction, qui dans le cas présent signifie la fidélité à la tradition religieuse du christianisme et la pleine intelligence des besoins supérieurs, intellectuels et moraux, que l’enseignement religieux doit satisfaire. Il est donc nécessaire que la théologie comprenne d’abord qu’elle n’est ni faite ni parfaite, mais que sa loi est d’être un travail incessant, régulièrement conduit mais qui doit être toujours poussé plus avant. Ce qu’il y a pour elle de plus urgent n’est pas tant de surveiller la science que de se surveiller elle-même, pour n’être pas ignorante. Dès que les théologiens comprendront suffisamment la mission qui leur incombe, ils se trouveront assez occupés chez eux pour ne pas inquiéter mal à propos les savants qui ne leur disent rien. Leur grand tort, nous l’avons vu, est de prétendre à l’immobilité. Pour que leur désir fût comblé, il faudrait que le monde voulût bien s’arrêter avec eux. Puisque le monde marche et qu’il ne peut s’empêcher de marcher, puisque marcher est sa loi, la théologie, malgré elle, marche aussi. {Elle gagnerait à le faire de bonne grâce, et elle s’instruirait en regardant d’un peu plus près les pays nouveaux où elle ne fait encore que suivre, de loin et en maugréant, la science qui ne l’écoute même pas.}(am) La science, de son côté, doit se souvenir qu’elle n’est pas infaillible. Le champ de ses expériences est fort étroit. /[fol. 873] Ses moyens d’investigation sont trop imparfaits. Le domaine des causes transcendantes et finales du monde et de 393

Alfred Loisy l’homme n’est pas soumis à son observation. On ne lui interdira certes pas de réfléchir sur les premiers principes des choses ; mais elle devra se bien persuader qu’elle n’a pas qualité pour explorer la nature de l’infini, et qu’elle n’a pas non plus le droit de le nier. On lui demandera d’être profondément pénétrée de son caractère relatif. Tout l’édifice de ses connaissances est fondé sur l’expérience sensible, laquelle n’est qu’une impression, une relation du sujet à l’objet, relation qui ne peut servir de base à une connaissance adéquate ni de l’objet ni du sujet. La science est quelque chose de très grand et de très précaire. En cela elle ressemble à la théologie elle-même, à qui la foi seule donne l’élan indispensable pour oser poursuivre l’infini avec le secours très insuffisant de la science. Que celle-ci considère comme son œuvre propre l’étude des conditions de la vie présente, à seule fin de les améliorer. La tâche ne sera jamais épuisée. Qu’elle scrute l’énigme des choses par l’examen de leurs rapports physiques, qu’elle contemple à son gré, du mieux qu’il lui sera possible, l’immense machine de l’univers. Qu’elle s’efforce de rendre l’homme de plus en plus intelligent, de plus en plus maître de la matière. Mais qu’elle n’ait pas la prétention par elle-même et toute seule de le rendre meilleur ; elle courrait chance de se rendre /[fol. 874] ridicule. Beaucoup de savants hélas ! ont cru pouvoir penser que la science un jour tiendrait lieu de religion et de vertu, qu’elle serait, à sa manière, religion et vertu. Cette forme du rationalisme est la principale hérésie des temps modernes, et elle est la plus vieille de toutes les hérésies, car ce fut celle des philosophes grecs et des anciens gnostiques. On peut la trouver excusable chez les philosophes, qui l’avaient conçue en face d’une religion purement rituelle et sans efficacité morale. Elle le serait moins chez les savants de nos jours, si l’on ne pouvait dire que la vieille hérésie s’était plus ou moins dissimulée sous le manteau de la théologie chrétienne, et que la science contemporaine a presque trouvé son erreur dans la tradition scolastique. Théologie et science ont l’une et l’autre d’excellentes raisons pour être humbles. Qu’elles le soient sincèrement, et elles deviendront pacifiques. [L’avenir des rapports entre science et théologie.] Leur avenir, mais surtout celui de la théologie, dépend, en grande partie, des rapports qui existeront entre elles dans le prochain avenir. En se querellant, elles se sont fait mutuellement beaucoup de tort, elles se sont diffamées. La théologie a rendu la science suspecte d’irréligion et d’impiété. La science a rendu la théologie suspecte de fanatisme et d’aveuglement. Et certes les savants irréligieux n’ont pas manqué, non plus que les théologiens aveugles. On en trouverait encore beaucoup aujourd’hui, sans chercher loin. Il semble néanmoins que le nombre des uns et des autres tende à diminuer, mais ce n’est peut-être pas pour accroître celui des savants religieux, qui estiment la théologie à sa juste valeur, ni celui des /[fol. 875] théologiens éclairés, qui ne méprisent pas la science qu’ils ignorent. Il existe aujourd’hui beaucoup de savants qui ne sont pas autre chose, et qui tiennent en pratique la théologie pour non avenue ; ils respectent de loin la religion dont ils ne s’occupent jamais, vivent plus ou moins en dehors de la foi, qui ne se réveillera chez eux qu’aux approches de la mort. Cette circonstance exclut tout examen des dogmes ; la démarche du mourant est comme une manifestation spontanée, instinctive, de religion, qui s’arrange de l’objet qu’on lui offre, le trouvant bon surtout parce qu’elle le sent indispensable. Il existe pareillement quantité de théologiens et de personnes suffisamment instruites de la religion qui considèrent la science comme leur étant simplement étrangère, qui ne regardent pas la théologie comme l’effort 394

Le dogme et la science du passé pour embrasser Dieu, mais comme la science absolument définitive et parfaite de Dieu et de la révélation. Bien au-dessous de cette science divine subsiste ce que l’on appelle communément la science, chétive et pauvre personne, qui cherche toujours et qui n’a jamais fini de trouver ce qu’elle cherche. On approuve du bout des lèvres ce qu’elle fait pour connaître et même améliorer l’économie de ce monde. Au demeurant, bien qu’on ne cesse pas de se défier d’elle, on n’y fait pas attention tant qu’elle ne soulève pas, en remuant l’histoire du passé ou en synthétisant dans une conception nouvelle le résultat de ses observations sur la nature, un /[fol. 876] problème indiscret que la théologie croyait depuis longtemps résolu. Pour ces théologiens, la théologie est immobile. Pour les savants dont nous avons parlé d’abord, elle n’existe pas et n’a même pas de raison d’être. Ce n’est ni par les uns ni par les autres que s’accomplira le progrès de la théologie. Mais le progrès de la science n’est pas non plus ce qu’il devrait être ; il lui manque un but élevé et la consécration divine que la science antique, dans ses plus nobles représentants n’entendait pas répudier. On peut donc rêver une harmonie meilleure entre les deux grands courants d’activité intellectuelle qui coexistent dans l’humanité civilisée et qui chercheraient vainement à se détruire ou à s’absorber l’un l’autre. Le concordat du moyen âge est définitivement rompu, et l’on perdrait sa peine à vouloir le restaurer, puisque les conditions de son existence ont disparu. Un nouveau concordat serait donc nécessaire. Mais, avant de le conclure, il importe que chacun des contractants ait pris nettement conscience de ce qu’il est et de ce qu’est l’autre partie, et qu’on ait perdu l’habitude des empiétements violents sur le terrain du voisin. Déjà, bon gré mal gré, la théologie, chez quelques-unes de ses représentants, commence à se recueillir ; elle entrevoit que la science ne dépend pas d’elle, que le domaine de la science n’est aucunement le sien, comme elle s’aperçoit aussi que la science ne peut rien sur elle et que son propre domaine n’est pas et ne sera jamais celui de la science. Celle-ci, de son côté, après avoir voulu tout connaître, /[fol. 877] tout expliquer, tout arranger dans ses cadres, tout régler et tout renouveler, commence à s’apercevoir qu’au-dessus de ses recherches, au-dessus d’elle et de tout, il y a le principe {transcendant et}(an) immanent des choses, la vie cachée dans le monde et qui se manifeste dans le monde, qui provoque l’élan perpétuel de l’être intelligent et moral vers l’infini ; elle entrevoit aussi qu’elle n’a rien à craindre de la théologie, que l’effort de l’homme pour interpréter moralement l’énigme de l’univers, si légitime et nécessaire qu’il soit en lui-même, si divin qu’il puisse être dans son fond et dans ses acquisitions, ne gêne en rien son propre effort pour discerner le réel à travers les phénomènes, et que la foi morale de l’homme et du monde, indispensable comme condition générale du progrès humain, n’est pas un principe d’investigation ou d’explication scientifique, l’enchaînement des causes naturelles n’étant jamais et ne pouvant être que physique, même dans les cas où elles sont en concurrence avec une cause de l’ordre moral. Car Dieu n’est pas {précisément}(an) une cause ; c’est le principe universel qui agit dans toutes les causes, physiques et morales, et qui en est la condition absolue. Le miracle, nous l’avons déjà dit, n’existe pas pour la science, qui ne connaît que des faits dont la cause prochaine est plus ou moins facile à déterminer : ce qui n’empêche pas le même homme, en cherchant l’enchaînement des causes qui ont préparé le phénomène qualifié miracle par l’opinion vulgaire, de reconnaître  /[fol.  878] comme croyant, dans ce phénomène comme dans tous les autres, une manifestation de la puissance divine. S’il n’y a pas de miracle pour le savant, tout est miracle, en un sens, pour le 395

Alfred Loisy croyant. Ainsi peut se résoudre une des antinomies les plus flagrantes qui existent maintenant entre la foi et la science, et à laquelle se rattachent en quelque façon toutes les autres. Pour la science, la vraie science il n’y a pas de miracle, pas de fait qui se produise et qui puisse même être conçu en dehors de l’enchaînement des causes plus ou moins connues qui se manifestent dans le mouvement de l’univers. Pour la foi, la vraie foi, tout est miracle, tous les faits, avec l’enchaînement de leurs causes sont un acte divin. La foi considérait de la sorte tous les faits avant que la science existât ; elle n’a pas eu à changer sa manière de voir depuis que la science existe. Le principe scientifique n’est au fond qu’une hypothèse nécessaire, un postulat sans lequel la science même n’aurait pas de raison d’être ; s’il est une loi de la raison, la certitude de cette loi n’est garantie définitivement que par la foi à une cause moralement bonne de l’univers et de l’homme. Le principe théologique n’est pas une hypothèse ; c’est une affirmation permanente de la révélation et de la foi. Ce qui est une hypothèse de vieille science, c’est la notion que la théologie s’est faite du miracle, notion étriquée, inconsistante, presque irréligieuse, parce qu’elle réserve l’intervention directe de Dieu /[fol. 879] pour certains actes qui ne sont pas censés accomplis selon les lois ordinaires de la nature, alors que tout dans la nature, si Dieu existe, est une action de Dieu, et que les lois dont on se préoccupe ne sont qu’une expression relative, {essentiellement incomplète de cette action, regardée comme du dehors par l’être humain.} (an) Les lois ne sont rien pour l’homme religieux. Le savant ne connaît que les lois. Dieu et les lois sont identiques au fond ; ce qui nous paraît nécessité naturelle est par un autre côté liberté morale infinie. La discussion des faits particuliers que la théologie présente comme des miracles ne peut aboutir à une conclusion scientifique. Nous croyons l’avoir montré suffisamment dans notre second chapitre. La loi est la forme des faits appréhendés par la science. Le miracle, ou, pour mieux dire, le surnaturel est la forme des faits appréhendés par la foi. Aucun fait n’est purement naturel ni purement surnaturel. Tout ce qui arrive dans le monde est à la fois naturel et surnaturel, naturel puisqu’il entre dans la série des phénomènes, dans l’enchaînement des faits réels, surnaturel parce que la cause du monde, et de tout ce qui s’y passe, n’est saisie que par la foi. Là est le mystère des mystères, le mystère de l’univers, le mystère de la nature, le mystère de la vie, le mystère de Dieu. Le monde est le fruit de la loi imperturbable et de l’infinie liberté, de la nécessi- /[fol. 880] té aveugle et de la vie éternelle. Il a deux faces, également réelles, également vraies, qui n’en sont qu’une en Dieu, mais qui sont distinctes pour nous ; la science regardant l’une et la religion l’autre. {La reconnaissance de ce principe garantirait à la théologie et à la science toute liberté, toute sécurité, toute certitude. Le premier rapport à établir entre les deux puissances antagonistes est celui d’une mutuelle indépendance et d’un mutuel respect. Leur premier progrès consisterait sans doute à ne plus savoir tant de choses l’une de l’autre qu’elles l’ont prétendu jusqu’à présent, et à ne plus vouloir se régenter despotiquement l’une l’autre. Ce respect mutuel devra leur être d’autant plus facile qu’elles auront conscience d’occuper chacune très imparfaitement leur propre terrain. Toutefois cette sage réserve n’est pas toute la loi des rapports entre le dogme et la science. Une communication effective ne peut manquer d’exister entre les deux. Après avoir déterminé la loi qui doit prévenir toute usurpation, nous devons déterminer celle qui présidera aux relations positives, à l’échange des acquisitions, à l’unité du développement humain par la science et par la foi.} (ao)

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Le dogme et la science /[fol. 881] V [Conditions d’une harmonisation entre la science et la foi] [L’échange nécessaire entre foi et science.] La séparation de la science et de la théologie est devenue nécessaire {parce que la théologie opprimait la science,}(ap) et non parce que la science est distincte de la théologie. Distinction n’implique pas séparation, et les deux sœurs que l’on dit maintenant ennemies auraient pu vivre côte à côte en bonne intelligence si elles avaient eu conscience de leurs limites et de leurs droits respectifs. C’est un fait {malheureusement}(ap) incontestable que la science a pris son essor malgré la théologie, et que, si les théologiens avaient pu gouverner les savants selon qu’ils y prétendaient, tout le développement scientifique des derniers siècles n’aurait pas eu lieu. Il est certain encore que dans ce moment même si l’Église, et par là nous pouvons entendre avec l’Église catholique toutes les orthodoxies chrétiennes, était maîtresse absolue de l’enseignement la liberté des recherches et des conclusions scientifiques serait immédiatement entravée ou plutôt supprimée. Les théologiens catholiques ne sont pas tous savants, il s’en faut bien. À presque tous le sens de l’histoire fait défaut. D’autre part, nombre de savants se montrent dépourvus de sens religieux et incapables de se tenir dans leur sphère d’observation. Le ratio-/[fol. 882] nalisme est(aq) encore à l’heure présente un danger réel pour la foi, car le rationalisme n’est pas autre chose que la prétention de régler la foi par la science et d’après des principes purement scientifiques. Or la science n’a pas plus à intervenir comme maîtresse dans les choses de la foi, que la théologie dans les choses de la science. Tant que les esprits théologiques et scientifiques seront les uns et les autres, sous des formes différentes, imbus de rationalisme, il sera préférable pour tous que l’on prenne pour mot d’ordre le respect des frontières et l’indépendance réciproque. II y a une condition de salut pour la foi et pour la science. On doit assurer cette condition négative avant d’inaugurer des rapports qui dans le présent, seraient peut-être dangereux. Il en est de l’ordre de la pensée comme de l’ordre politique, où la séparation de l’Église et de l’État, le respect des frontières dans l’ordre de la conscience et dans l’ordre des choses temporelles, semble être la condition {provisoirement indispensable de la paix religieuse et civile.}(ap) Cette situation pourtant n’est pas normale et elle ne peut ni ne doit se prolonger au-delà des circonstances d’ailleurs fâcheuses qui l’ont produite et qui la rendent encore nécessaire. « Jérusalem, dit Newman, est la source de la connaissance religieuse, comme Athènes l’est de la profane. La grâce amassée à Jérusalem et les dons qui ont rayonné d’Athènes ont été transportés et concentrés à Rome. Séparer ces enseignements distincts, l’humain et le divin, qui se /[fol. 883] sont rencontrés à Rome est rétrograder ; c’est reconstruire le temple juif et planter de nouveau les jardins d’Academus. »6 L’homme est un,(ar) bien que son activité soit multiple. Tout ce qui le fait vivre n’est pas destiné à croître sur des lignes parallèles, comme des plantes juxtaposées dans un alignement régulier et qui pousseraient des tiges toutes droites sans jamais entrelacer leur feuillage. La religion est un élément de la vie humaine tout à fait distinct de la science ; mais c’est le même individu qui doit être savant et religieux, c’est la même société qui doit vivre de science et de religion. Quoi qu’on fasse, une harmonie positive devra s’établir entre la religion

6. Idea of a university, , 264-265.

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Alfred Loisy et la science ; et comme la religion ne peut pas subsister dans une société savante sans une science de la religion, il est indispensable que cette science religieuse s’accorde en quelque façon avec la science qui n’est que science, qu’elle lui soit intelligible et respectable. Nous avons dit que la science était sans autorité dans le domaine de la foi, qu’elle était incapable par elle-même de démontrer Dieu et de le donner à l’homme. Et il reste vrai que la raison aide l’homme à trouver Dieu, et que, si elle ne l’aide pas à le garder, elle l’aidera facilement à le perdre. Une religion ne se conçoit pas sans une expression intellectuelle proportionnée à la culture générale du milieu où elle subsiste. On pensera de la science tout ce qu’on voudra, on lui rappellera ses limites, ses erreurs, /[fol. 884] même ses banqueroutes, on lui prêchera la modestie, l’humilité, la prudence. Tout cela est légitime et(as) nécessaire, à notre époque surtout. Mais on ne dispensera pas la religion d’être intelligible pour nous, intelligible pour les savants comme pour les ignorants. Le Iahvé d’Isaïe était un Dieu sublime. Le P. Ollivier ne pourrait cependant pas le faire accepter tel quel à nos contemporains ; et quand le P.  Ollivier risque l’entreprise, les fidèles mêmes ne veulent pas le croire. Ils veulent un Dieu qui leur convienne et ne soit pas plus méchant qu’eux. Quoi que nous en ayons, et après toute la peine que nous avons prise pour garantir à la science et à la théologie leur indépendance réciproque, nous sommes obligés d’avouer qu’elles ne peuvent pas vivre l’une sans l’autre ; sinon la science n’a pas de conscience, et la théologie pas d’intelligence. Quand le divorce est proclamé, quand la théologie se moque de la science et que la science ne tient pas compte de la foi, la théologie repousse, aveugle, irrite les savants, et la science devient inquiète, rogue, insolente ; elle fait réellement banqueroute parce qu’elle ne peut s’empêcher de promettre plus qu’elle ne peut tenir. Malgré la résistance des théologiens à toute transposition de leurs formules, malgré celle des savants à l’intervention de toute(at) autorité supérieure à la raison pure dans les affaires de ce monde, on est obligé de poursuivre un état de relations normales, où la foi parle comme la science et où la science obéit à la foi. Cela s’est /[fol. 885] vu au XIIIe siècle et cela s’était vu déjà au IIIe. Ne nous lassons pas de rappeler avec honneur le nom d’Origène. La même chose s’était vue certainement, à des degrés divers et sous des formes différentes avant le IIIe siècle de notre ère, depuis le commencement du monde, chez tous les peuples et à toutes les époques du développement humain. Gardons-nous de critiquer trop vivement les défauts de ces concordats rudimentaires, ne leur reprochons pas surtout de n’avoir pas été définitifs. Tous les concordats sont des compromis provisoires. Ce que nous sommes en droit de leur reprocher, c’est-à-dire ce que nous avons besoin de ne pas leur emprunter, ce sont les obstacles qu’ils ont mis soit au progrès de la raison et de la science humaine, soit au progrès de la foi et de la moralité religieuses. Que penser des concordats chinois, des concordats bouddhiques, du contrat homérique, du contrat musulman, du contrat platonicien ? Tout contrat est défectueux qui fait obstacle à un développement ultérieur, qui prétend être définitif, et va ainsi contre le caractère essentiel de tout contrat de ce genre. Un contrat provisoire qui se proclame définitif ne se maintient qu’en perdant sa raison d’être. Les concordats chrétiens se sont trouvés les seuls bons parce qu’ils étaient renouvelables et qu’on les a renouvelés. Celui de l’avenir, car il est entendu que pour le moment il n’y en a pas et qu’il n’est pas temps de le faire, ne pourra se constituer plus que les autres sur des formules définitives. Il pourra /[fol. 886] néanmoins être durable et définitif, d’une certaine manière, si au lieu de porter essentiellement sur les formules du dogme et de la science, qu’il ne considérera pas comme dernier mot de la vérité 398

Le dogme et la science sur la terre, il reposait sur les principes mêmes qui le rendent nécessaire, et se contentait de les proclamer, en reconnaissant par la même occasion la mutabilité inévitable des idées et des formules tant de la science que de la religion. [Les conditions d’un « concordat » entre science et foi.] La caducité des pactes antérieurs est venue de ce qu’on les a conclus sur des formules où l’on voyait l’expression adéquate et permanente de la vérité religieuse, entièrement identifiée à la vérité scientifique. On croyait émettre des définitions absolues qui se fondaient sur une base relative. On construisait un palais sur le sable. À un beau moment, l’absence de fondations s’est accusée, la maison s’est lézardée, le pacte a été rompu. Peut-on concevoir un accord de la science et de la foi qui ne soit pas un accord quelconque de la science présente avec les formules officielles de l’Église entendues dans leur sens littéral et naturel, comme expression de tout point indiscutable des vérités de la foi ? Ceux qui ont eu la patience de suivre jusqu’ici la série de nos observations devinent ce que nous répondons à cette question. Les formules de la vérité religieuse ne sont pas absolument définitives. Si de telles formules avaient dû exister, un seul concile aurait suffi pour les fixer. Chaque concile a revu, corrigé, complété, de manière ou d’autre les formules des conciles antérieurs. Le concile du Vatican avait entrepris la révision de toutes les /[fol. 887] formules. Il n’a pu traiter que deux chapitres, celui de la révélation et celui de l’Église. On prouverait sans peine que dans ces chapitres, sur chacun des points qui y sont touchés, le concile a modifié par voie d’explication, de rectification ou d’amplification les définitions du passé. Ainsi le concile de Trente avait déclaré que les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont sacrés et canoniques ; le concile du Vatican dit pourquoi ils le sont, et donne à ce propos une définition de l’inspiration biblique, définition qui elle-même n’a pas tardé à se trouver incomplète, puisque le Pape Léon  XIII dans l’Encyclique Providentissimus Deus, a dû l’interpréter en déclarant que l’inspiration divine excluait toute erreur des Livres saints. Il est d’ailleurs évident que cette Encyclique n’est pas le dernier mot de l’Église sur une question qui commence seulement de se poser pour elle. Ce ne sont donc pas des formules proprement doctrinales qui pourraient servir de bases au concordat dont nous parlons, mais des formules organiques, des règles de conduite fondées sur la nature des termes à concilier. Le premier de ces principes serait la nécessité fondamentale de l’accord, d’où résulte l’obligation d’y travailler : il faut tendre à l’union future à travers la séparation présente. Le second principe à admettre serait la relativité de toutes les formules, dogmatiques et scientifiques, d’où résulte leur mutabilité inévitable, condition du progrès dogmatique et scientifique de l’adaptation des vérités religieuses /[fol. 888] aux états variables de l’humaine culture. Ces deux règles ne sont pas le concordat effectif ; elles en sont les conditions préliminaires et la sauvegarde permanente. Le concordat lui-même doit se réaliser perpétuellement en se renouvelant toujours par l’effort intelligent des théologiens et des savants de bonne volonté. Il va sans dire que ce travail continuel s’accomplira sous la haute surveillance de l’Église, et que les décisions autorisées, quand elles seront nécessaires, ne pourront être prises que par la puissance hiérarchique, c’est-à-dire par le Pape agissant dans la plénitude de son pouvoir ou par un concile général prononçant avec le Pape. Dès qu’on regardera ces décisions pour ce qu’elles sont en vérité (au), une direction sûre imprimée à l’enseignement chrétien dans telles conditions données, elles ne seront pas un fardeau pour les esprits et les consciences ni un obstacle au progrès humain. Elles ne seront pas censées contenir 399

Alfred Loisy toute vérité, mais elles marqueront un point de départ et une orientation dans la recherche de la vérité. Il est permis de conjecturer que les définitions solennelles paraîtront moins nécessaires à mesure que les théologiens comprendront mieux ce qu’ils peuvent savoir et se résigneront davantage à ignorer, et quand la science elle-même, ayant fortifié et simplifié ses méthodes fournira la théologie de notions moins absolues, moins abstraites, et aussi moins discutables. /[fol. 889] [Nécessité d’une révision de la théologie devant l’évolution des sciences.] La théologie ne pourra jamais se contenter de la science acquise en négligeant la science qui se fait. Elle en mourrait proprement et passerait à l’état de momie. Perpétuellement elle recevra l’apport de la science, de toutes les sciences, non pour se l’incorporer et redevenir comme au moyen âge la science des sciences, l’encyclopédie du savoir humain, mais pour éclairer sa propre voie, écarter les opinions préconçues, mieux connaître le monde où elle cherche Dieu. Les sciences n’ont pu être englobées dans une science unique et supérieure qu’à une époque où l’on était encore assez ignorant. La théologie et les sciences, même les sciences religieuses, subsisteront distinctes. Car autre chose est l’investigation des phénomènes religieux, lesquels, en tant que phénomènes relèvent de la science et de l’histoire, et autre chose est l’emploi religieux de ces connaissances pour l’interprétation des faits qui demeurent l’objet propre de la foi, à savoir l’existence de Dieu, la mission surnaturelle de Jésus, l’action permanente de l’esprit divin dans les âmes. Ces faits sont à la base de la croyance chrétienne et catholique depuis l’origine : on ne conçoit pas sans eux le christianisme. Mais leur interprétation rationnelle se modifie selon les expériences qu’on en a, les progrès de la connaissance historique de la religion et le développement général de la science de l’univers. La conception du Père créateur, du Fils Sauveur, de l’Esprit sanctificateur n’est plus la même pour nous que pour les premiers chrétiens ; elle s’est transformée au cours des siècles et /[fol. 890] elle se transformera encore. La notion du Père céleste dans l’Évangile, si pure au point de vue religieux et moral est associée à l’idée ancienne et naïve du Dieu qui fait lever son soleil, tomber la pluie, partir la foudre, grand jardinier de la petite terre. Bien que cette idée n’ait pas tout à fait disparu de la croyance populaire, elle s’est depuis longtemps évanouie dans la théorie théologique, où les causes secondes et les lois naturelles représentent l’activité de Dieu. La théologie de l’avenir ne gardera peut-être pas cette idole des lois, complément rationaliste d’une vérité religieuse ; mais elle ne pourra s’empêcher d’attribuer à Dieu une activité régulière en même temps que spontanée, nécessaire en même temps que libre, qui ne ressemblera en rien à celle d’un agent particulier retouchant arbitrairement ses volontés. Dieu est la volonté du mouvement naturel, et cette volonté même est dans le mouvement, dont elle n’est pas séparée, bien qu’elle s’en distingue et ne s’y épuise pas. La notion du salut et celle de la grâce pourraient donner lieu à des remarques analogues. Ainsi donc la science de la nature, la critique biblique, l’histoire des religions, l’histoire de l’Église, l’histoire des dogmes paieront tribut à la théologie, et celle-ci, que nous voyons aujourd’hui si fière en apparence d’une immobilité qui, fort heureusement, n’est pas réelle, si indécise au fond sur le parti qu’elle doit prendre, quoi qu’elle ait déjà, sans le savoir, pris parti dans le sens contraire à son inclination, la théologie, disons-nous, ne manquera pas de se renouveler, /[fol. 891] comme elle en a besoin. Ce sera une œuvre de longue 400

Le dogme et la science haleine, de patient effort, d’études sagement conduites, de décisions prudentes, une œuvre qu’on aura conscience de ne jamais finir, mais à laquelle on travaillera avec d’autant plus de confiance et de sincérité qu’on la saura œuvre vivante et salutaire. La science qui fournira les éléments matériels de ce progrès ne se reconnaîtra pas le droit d’y présider. Le progrès religieux, même dans l’ordre de la connaissance, est une question d’âmes qui regarde avant tout les pasteurs. Jamais philosophe n’aura le droit d’émettre un avis décisif sur la question de la Trinité, ni le critique sur la divinité de Jésus-Christ, ni le chimiste sur la présence réelle, quoique le théologien orthodoxe, l’évêque catholique et le Pontife romain doivent enseigner la Trinité, l’incarnation et l’eucharistie de manière à se faire entendre par le philosophe, le critique, le chimiste, et à ne pas les rebuter par des assertions que leurs observations les plus certaines sembleraient justement contredire. [Place de la science vis-à-vis de la foi.] La science, de son côté, devra toujours s’inspirer de la foi, non pour puiser dans le dogme et dans la théologie des conclusions scientifiques qui n’y sont pas réellement contenues mais pour se garder en son propre rang, se mettre à sa place. Elle devra tenir compte de ce grand fait : la religion de l’humanité, le christianisme, l’institution catholique. Elle aura conscience d’aider à l’œuvre sublime que poursuit ici-bas  /[fol.  892] la religion, et elle se fera un devoir de ne pas gêner cette œuvre par des affirmations téméraires qui inquiètent la foi, parce qu’elles ne satisfont pas encore entièrement l’esprit. Elle comprendra que les avertissements qui lui sont donnés par l’Église ne sont pas des sentences de condamnation absolue, mais une invitation à contrôler des expériences dont on a exagéré la portée, si l’on a prétendu en extraire une conclusion contraire aux principes de la foi. La religion et la morale ne sont pas sorties et ne sortiront jamais de l’histoire, ni de la philosophie, ni des sciences naturelles. Elles jaillissent du cœur de l’homme où Dieu s’est révélé. La science se comportera donc comme une puissance indépendante dans sa sphère, qui concourt, et non pour la part principale, à une œuvre plus grande qu’elle-même, l’éducation de l’humanité. Elle sentira qu’elle a besoin, comme tout ce qui est humain, de ce couronnement de la religion pour n’être pas un effort perdu dans le vide et embrassant le néant. La théologie et la science, qui ne voudront pas se gourmander, se gouverner ou se détruire l’une l’autre, n’auront jamais été plus intimement associées, et elles travailleront de concert au bien de notre chétive espèce. Est-ce là un rêve de l’âge d’or, une utopie que ni la théologie ni la science ne sont en état ni en disposition de réaliser ? Si c’est un rêve, du moins n’a-t-il pas été conçu dans l’ignorance des difficultés qui s’opposent à son accom- /[fol. 893] plissement. Mais n’est-il pas vrai que ce n’est pas un rêve, un idéal chimérique, une vision de l’inconnu, et que c’est un simple programme, la ligne où sont entrées déjà, comme par la force des choses et sans le vouloir, la théologie et la science, le chemin qu’elles suivront l’une et l’autre avec plus de décision et un meilleur succès quand toutes les deux auront compris qu’elles ne peuvent ni ne doivent se supprimer ou s’opprimer mutuellement, qu’elles ont chacune leur raison d’être, qu’elles ne dépendent pas essentiellement l’une de l’autre et qu’elles ne laissent pas cependant d’être nécessaires l’une à l’autre. Loin de nous la pensée de marquer le temps qu’il faudra pour que le divorce actuel de la théologie et de la science s’atténue, et disparaisse, pour que la masse des théologiens et la masse des savants prennent les sentiments que requièrent leurs communs intérêts, les intérêts de l’humanité. 401

Alfred Loisy Le genre humain marche lentement, comme le troupeau de Jacob, où il y avait beaucoup de bêtes faibles et fatiguées. Les progrès se font partiellement, et il en reste toujours à faire pour le lendemain. Celui dont nous parlons ne sera jamais fini tant que les hommes seront sur la terre. Du moins peut-on croire qu’il sera mieux garanti à mesure que l’on en connaîtra mieux la loi.

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Le dogme et la science Notes de l'éditeur a. Dact. : construite. b. La présentation de la pensée d’Origène est légèrement plus développée dans la seconde rédaction. Dans les deux rédactions, Loisy décèle l’ambiguïté de la pensée de l’Alexandrin : celui-ci distingue les articles du symbole de leur explication, mais semble pourtant accorder autant d’importance à la théologie qu’à la foi. c. Développement propre à la seconde rédaction sur le « gnosticisme » qu’on pourrait imputer à Origène, au prix d’un certain malentendu. d. Loisy commence par établir la relativité des formules de la théologie aussi bien que celle des formules de la science. Les deux textes sont identiques sauf le passage entre { }, qui est réécrit dans la seconde rédaction (Loisy remplace « définition de S. Thomas » par « définition scolastique »). e. Addition de la seconde rédaction. f. Nouvelle formulation de précisions concernant le rapport dogme/théologie. g. Addition résumant fortement la place du dogme par rapport à la révélation, et celle de la théologie par rapport à la « science » de son temps. h. Loisy ajoute une réflexion sur la formation de la doctrine paulinienne du salut. i. En formulant mieux sa pensée que dans la première version, Loisy explique comment l’attachement gallican à l’antiquité chrétienne dissimule une incompréhension profonde du « principe catholique ». j. Autog. : a condamné. k. Addition sur l’autorité du dogme, supérieure à celle de la théologie. l. Sont signalées deux additions dans lesquelles Loisy s’explique sur la vérité « relative » des dogmes, analogue d’ailleurs, dit-il au passage, à celle de l’Écriture. m. Autog. : n’existe. n. Loisy supprime de la seconde rédaction un long développement sur l’impair monumental commis par le Saint Office, en déclarant authentique le verset dit des « trois témoins » (1re épître de Jean, 5, 7). o. Brève addition approuvant la définition de Dieu par Renan : il est « la catégorie de l’idéal » et, pour Loisy, cette identification permet d’unifier toute l’évolution des religions à travers l’histoire. De ses formes les plus infimes aux plus élevées, l’aspiration de la croyance religieuse est constamment tendue vers un idéal toujours lié à celui de la conscience morale. p. Addition de précisions sur l’origine de l’animisme. q. Addition d’une appréciation sur les dieux grecs, à l’intérieur d’un développement sur le polythéisme. r. Loisy rédige une addition qui est une concession à l’histoire des religions (l’animisme pourrait bien être « au commencement du développement »). Il ne nie pas qu’il ait pu y avoir un monothéisme primitif, mais, de ce monothéisme, l’histoire ne peut rien dire. s. Critique des vues de Renan sur le Dieu d’Israël. t. Loisy confronte la conception biblique du Dieu créateur avec les représentations grecques. Il estime que l’ancienne théologie chrétienne a mélangé ces deux sources, au point que sa doctrine de La Trinité est finalement rapportée à l’œuvre du Dieu unique et créateur : il a tout créé par son Verbe, identifié à Jésus ; il a racheté la création pécheresse par l’œuvre de l’Esprit. La révélation chrétienne se trouve ainsi comme « traduite » dans le cadre de la philosophie grecque par la théologie alexandrine. La première rédaction de Loisy se trouve allongée dans la seconde et une addition précise ce que fut cette traduction.

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Alfred Loisy u. Développements allongés dans la seconde rédaction sur les différences entre la théologie trinitaire des Grecs et celle de saint Augustin. La théologie trinitaire des Grecs enveloppée dans le drame cosmologique de la création et du salut apparaît à Loisy comme une sorte de « gnose orientale ». v. Autog. et dact. om. : affirmer. w. Autog. et dact. om. un ou plusieurs mots. Première rédaction : de plus certain, de plus sincère (ms. nouv. acq. fr. 15 634, fol. 94). x. La première rédaction parle de l’« image » et non du « symbole ». y. Dact. om. : limitations. z. La section II du chapitre IX se termine par une réflexion sur la connaissance de Dieu qui emprunte les chemins les plus classiques du traité de Deo Uno : les attributs de Dieu se formulent au moyen de négations, ayant pour effet de nier les limites des êtres créés, ce qui est souligné par l’addition. aa. Loisy étend la réflexion de la section précédente aux principaux points de la dogmatique chrétienne, en poursuivant toujours le même objectif : montrer que les états successifs des dogmes sont relatifs à « la science » du temps où ils ont été formulés. Un certain nombre d’additions reprennent ce motif. ab. Autog. et dact. om. : eux. ac. Autog. : a regardé. ad. Autog. et dact. : n’a. ae. Une addition qui coupe tout recours à une solution de type protestant : ce sont les formules seulement qui sont relatives, non la réalité visée dont elles sont « le symbole ». Une courte addition précise ce dernier point afin de maintenir l’intérêt des définitions dogmatiques. af. Loisy conclut cette section en mettant sur pied d’égalité l’Écriture et la tradition de l’Église : ni l’une ni l’autre ne peuvent avoir une autorité absolue, car elles usent de formules relatives. L’addition précise que ce serait imiter le protestantisme que d’absolutiser la lettre de la Tradition. ag. Loisy ajoute à la première rédaction quelques précisions qui lui permettent de mieux exprimer sa pensée sur la distinction irréductible entre le « monde phénoménal » et le « monde moral ». ah. Dact. : créé. ai. Autog. et dact. om. : pas. aj. Autog. : certaine. ak. Loisy développe sa critique contre la prétention de la théologie à instruire la science. En particulier, la théologie ne peut établir un fait. al. Une addition de la seconde rédaction prend comme cibles opposées Albert Réville et le cardinal Mazzella. am. Loisy, par quelques additions, rend son argumentation plus pressante. an. Dans la seconde version, Loisy, conscient de côtoyer des abîmes en cherchant à penser ensemble l’immanence et la transcendance de Dieu, s’applique à limer ses formules : d’où plusieurs petites additions ou modifications. Il transforme dans la seconde rédaction « le principe immanent des choses » en « le principe transcendant et immanent » ; il ajoute un peu plus loin l’adverbe précisément à la proposition que « Dieu n’est pas une cause ». ao. Petites additions significatives de la seconde version. La séparation des domaines est indispensable dans la conjoncture actuelle, mais elle n’interdit pas de penser à un rapprochement respectueux et réfléchi. ap. Loisy appelle de ses vœux un nouveau concordat entre la foi et la raison. Au cours de ce développement, Loisy fait allusion à la célèbre phrase de Brunetière sur « la banqueroute de la science », qui suscita la colère de la gauche laïque et républicaine

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Le dogme et la science (l’expression controversée se trouve dans l’article « Après une visite au Vatican », Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1895). aq. Dact. om. : est. ar. Dact a omis la virgule, essentielle au sens. as. Dact. : est. at. Dact. : tout. au. Autog. : réalité. Sur les notes (A) Dact. : précipitées.

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/[fol. 894] CHAPITRE X LA RAISON ET LA FOI

C’est chose inouïe qu’un théologien de profession tel qu’est le Dr Schell ait pu voir et qu’il ait osé dire que l’idéal de catholicisme préconisé par la Compagnie de Jésus était en opposition réelle avec les vrais principes du christianisme catholique, parce que l’autorité de la foi doit être un stimulant pour l’activité intellectuelle, et non une barrière opposée aux investigations de la science. On s’est fort irrité contre l’auteur de cet aveu dénué d’artifice, et on ne l’a pas accusé seulement de maladresse politique, ce qui serait une faute vénielle en pareille matière, on l’a presque taxé d’hérésie pour avoir présenté comme dangereuse une tendance dont le moindre inconvénient est de favoriser l’idée fausse que les incrédules se font de la foi. Le scandale devait se produire ; il est bien plus facile à expliquer que l’attitude de celui qui l’a provoqué ; car s’il est une vérité qui répugne à l’esprit des théologiens modernes, c’est la nécessité urgente où ils se trouvent de renouveler leur bagage et d’avancer sur le chemin de leur propre science, parce que la théologie n’est pas une science faite, mais une science qui doit se refaire constamment, sous peine d’être /[fol. 895] une science morte et funeste à la foi qu’elle a pour mission de soutenir. Le système combattu par le Dr Schell se résume dans l’abstention de la pensée sur les sujets religieux, pour se préserver d’erreur à leur propos. Les théologiens redisent des formules en croyant énoncer des idées, persuadés qu’ils entendent ce(a) que leur mémoire a retenu. Les fidèles vénèrent de loin les mêmes formules et c’est piété à eux de ne pas les scruter(b) : c’est la pratique de l’obéissance intellectuelle substituée à la foi vivante. Cette façon d’accorder la raison et la foi implique évidemment l’abdication de la raison, et s’il se trouve que les hommes soumis à ce régime et qui n’y ont pas résisté soient, comme le prétend le Dr Schell, dans un état d’infériorité à l’égard des non catholiques, il n’y a pas lieu d’en être surpris. Il ne faudra même point s’étonner que la foi de ces esprits domestiqués ne contribue que peu ou point à leur progrès moral. Plus de ressort est nécessaire à la foi agissante. C’est dans d’autres conditions que l’accord de la foi et de la raison doit s’établir pour être fécond et procurer le développement complet de l’homme et du chrétien. L’équilibre normal et vrai de la foi et de la raison dans l’individu se réalise de la même façon que celui du dogme et de la science dans l’Église ; {il a besoin d’être constamment assuré parce qu’il ne consiste pas dans une harmonie architecturale de constructions immobiles, mais dans l’accord de deux mouvements qui doivent réagir l’un sur l’autre sans se confondre, bien qu’ils tendent 407

Alfred Loisy finalement au même but qui est le perfectionnement de l’être moral.}(c) Il n’y a pas plus /[fol. 896] de vraie moralité sans foi que de vraie science ou de vraie raison sans liberté d’esprit. Seulement il ne faut pas que la foi tourne en préjugé, ni que la science comme telle s’érige en principe de conduite. L’éducation devrait procurer le développement régulier de l’intelligence et de la conscience religieuse sans que la culture de l’une ne coûtât rien à celle de l’autre. Chez un très grand nombre de nos contemporains le développement de la conscience religieuse ne suit pas celui de l’intelligence, et ainsi la foi s’affaiblit ou s’éteint. Chez d’autres la formation de la conscience a été poursuivie par le moyen d’une sorte de coercition exercée sur l’intelligence et qui limite, énerve, étouffe l’activité de l’esprit dans tout l’ordre des connaissances et de la vie humaines, aussi bien que dans l’ordre particulier de la connaissance et de la vie religieuses. Dans les natures les plus fortes une lutte se produit qui aboutit souvent à une catastrophe de la foi, et chez quelques individus à des efforts vers un régime moins déprimant. La masse ignorante et les chrétiens de sentiment, comme il y en a passablement en France échappent à cette crise. Mais l’ignorance des masses tend à diminuer, et la religion chrétienne est affaire de conscience. Il serait temps de savoir au juste ce que c’est que la foi et quel est son rôle, comme aussi quels sont les droits et les devoirs de la raison. /[fol. 897] I [La foi vivante] [Foi et énoncés dogmatiques.] La foi n’a jamais consisté et ne consiste pas plus aujourd’hui que jadis à vénérer des formules dont on ne s’est pas approprié le contenu. La foi n’est pas un acte de la seule raison, mais c’est un acte où la raison prend part, et où l’on doit compter avec elle. La foi implicite, comme telle, n’est pas un principe de salut, et quand nos théologiens en admettent la légitimité, ce n’est pas pour sacrifier entièrement la foi explicite ; ils enseignent, par exemple, que la foi à l’Église supplée à la foi explicite de dogmes moins importants, de ce qu’on pourrait appeler la métaphysique définie du dogme, mais non à la foi de Jésus, Fils de Dieu et Sauveur, par qui nous recevons l’esprit sanctifiant. La foi vivante et active est seule une foi complète. Saint Thomas d’Aquin va jusqu’à dire que la foi sans la charité n’est qu’une vertu imparfaite en elle-même, et en effet la foi qui n’embrasse pas son objet avec amour et de toute sa volonté n’atteint pas son but, ne peut pas sauver. Nous sommes trop accoutumés à regarder la foi, l’espérance et la charité comme des entités subsistantes qui se superposeraient l’une à l’autre sans presque tenir ensemble, tandis qu’elles constituent les trois formes ou si l’on veut les trois forces du principe unique de la vie surnaturelle, duquel procède tout ce qui est vertus et œuvres chrétiennes. /[fol. 898] L’objet propre et essentiel de la foi est bien celui qu’indiquent les modernes théoriciens de la religion : Dieu connu en Jésus. Les formules de l’Église, qui nous suggèrent cette foi salutaire, la théologie et l’Église elle-même ne sont que des moyens donnés à la foi des individus comme à leur fin. Car la fin du christianisme n’est pas la domination de l’Église sur les hommes, mais le salut des hommes par le moyen de l’Église. L’individu n’existe pas pour les formules dogmatiques ni pour l’Église en tant que pouvoir hiérarchique, mais les formules et l’Église existent pour lui ; il n’en est pas, à proprement parler, le sujet, bien qu’il n’en soit pas non plus le maître ; il doit respect aux formules à cause 408

La raison et la foi de leur contenu, de l’appui qu’il y trouve, de leur valeur sacramentelle consacrée par le jugement de l’Église ; il doit obéissance à l’Église à cause de Jésus vivant dans l’Église, et de Dieu vivant en Jésus. Il n’obéit réellement qu’à Dieu reconnu à travers les formules, dans l’Église et en Jésus. L’autorité de Dieu est la seule qui existe pour la conscience et pour la foi. Le ministère ecclésiastique, la hiérarchie, le dogme ne s’interposent pas entre la foi individuelle et Dieu comme des écrans, mais comme des verres de télescope ; ce n’est pas eux qu’on regarde, mais on doit voir Dieu au travers ; ils doivent montrer Dieu. Ils sont un instrument, d’ailleurs imparfait, mais non imperfectible et le seul régulièrement institué suffisamment organisé pour le salut des hommes. Les imper- /[fol. 899] fections même de cet instrument deviennent un exercice pour la foi, puisque la foi s’acquiert et se maintient par un effort de la volonté, puisqu’elle a besoin pour être vivante d’être personnelle, éprouvée, généreuse. [« La foi ne s’impose pas ».] La foi ne s’impose pas, ne se commande pas du dehors ; elle est essentiellement libre à l’égard de tout pouvoir humain ; même dans la conscience individuelle où est son siège propre, où elle est réellement vivante, elle n’est pas une adhésion inévitable de la raison ou un mouvement irrésistible de l’instinct, mais un acte libre de la volonté réfléchie ; elle n’est pas une connaissance, ni un besoin purement naturels, mais un devoir de l’individu envers lui-même et envers la société, envers Dieu. Liberté et obligation, tels sont les deux caractères distinctifs de la foi, que nous considérons d’abord dans son libre développement. {C’est chose reconnue de tout temps que si l’homme a besoin d’entendre pour croire, il ne croit pas néanmoins parce qu’il entend, il ne croit point par l’ordre d’autrui. Aucune autorité extérieure à nous ne peut faire que nous ayons la lumière pour croire et la volonté de croire, que nous voyions la vérité de Dieu et que nous l’embrassions. On peut nous proposer cette vérité dans les conditions les meilleures qui soient : le succès de la proposition ne dépend pas de ceux qui la font, mais d’un travail intérieur qui s’opère dans le sujet, par lui-même avec Dieu, par Dieu en lui. Nul homme n’est capable de suivre les péripéties intimes de ce travail, d’en contrôler efficacement /[fol. 900] la marche, d’en apprécier les différentes phases. Le sujet lui-même ne le peut et il ne(d) doit compte à lui-même et à Dieu que de sa bonne volonté. Autant dire que la contrainte en matière de foi est une chose absurde. On a cru quelquefois pouvoir commander la foi, l’exiger, menacer, punir afin d’amener ou de ramener certaines personnes à la profession catholique, parce que sans doute l’on croyait tenir soi-même des preuves évidentes pour tous de la vérité du christianisme et l’on ne s’apercevait pas que ces preuves n’étaient réellement évidentes que pour ceux qui les proposaient, tandis que pour les non-chrétiens et même pour les hérétiques, ces preuves n’étaient rien moins qu’évidentes et auraient eu besoin d’être appropriées aux conditions morales et à l’éducation des personnes à convertir. On se faisait aussi de la foi une idée trop intellectuelle et trop abstraite, insuffisamment réelle ; on ne comprenait pas que la foi est une vie avant d’être une conviction et que chacun est auteur de sa foi qu’il reçoit de Dieu, non des hommes, qu’il élabore en quelque sorte pour lui-même. Une conversion ne peut être que l’œuvre de la grâce, du temps et de la bonne volonté. Obliger les Juifs à entendre des prédications sur les prophéties messianiques n’était pas un moyen très sûr de les décider au baptême ; ils savaient au moins par les rabbins que les catholiques entendaient les textes en un sens qui n’était pas celui des écrivains 409

Alfred Loisy sacrés ; on ne se rendait pas compte de leur état d’esprit et on les jugeait aveugles et endurcis. Ils ne l’étaient /[fol. 901] pas au moins de la façon que l’on pensait. De même les protestants à qui l’on démontrait l’Église par l’Évangile pouvaient trouver souvent les arguments peu concluants. La foi est toujours plus solide que ses preuves apparentes, dont la valeur est très relative. Si les théologiens aujourd’hui encore se montrent si dédaigneux et parfois si injustes à l’égard des hommes de science qui déclarent trouver des objections insurmontables contre l’enseignement de l’Église, c’est parce qu’ils croient posséder une démonstration logiquement irrésistible de la vérité catholique. Or nous avons vu que cette démonstration n’est rigoureuse qu’en apparence : mais ils supposent indiscutables des faits qui ne le sont pas. Les faits ne se démontrent pas au moyen du raisonnement, ils se constatent. La foi n’est pas la conclusion d’un syllogisme bien construit ; c’est l’intuition certaine et obscure, instinctive et volontaire, respectueuse et confiante du fait religieux qui est Dieu révélé dans Jésus-Christ et dans l’Église.}(e) {Plus on insiste sur la forme rationnelle de l’argumentation, plus on présente la foi comme une série de théorèmes s’enchaînant entre eux comme ceux de la géométrie, plus aussi l’on fournit d’objections à l’incrédulité et plus on éveille de doutes dans les esprits clairvoyants et cultivés. L’accumulation des syllogismes empêche de voir le fondement solide de la religion. On y introduit inconsciemment comme principes rationnellement démontrés quantité de vérités qui ne sont pas démontrables en cette manière. L’homme du dehors ne voit que la pétition de principes, et il conclut à l’erreur sur le fond. /[fol. 902] On a eu raison de dire que « la révélation n’a jamais eu besoin d’être prouvée à personne », et que « deux choses sont également impossibles  : qu’un homme irréligieux découvre jamais une révélation divine dans une foi qu’il ne partage pas, ou qu’un homme vraiment pieux n’en trouve pas une dans la religion qu’il a éprouvée et qui vit dans son cœur ». Il est vrai aussi que « toute apologétique sérieuse doit poser comme point de départ le réveil de l’âme et sa conversion »1, c’est-à-dire une condition morale qui ne dépend pas du raisonnement. Des conversions réelles n’ont jamais été produites par les seuls arguments de la raison théologique. Ceux qui croient y arriver ou s’y maintenir de la sorte, les esprits raisonneurs et scolastiques d’éducation, qui satisfont à certaines objections de leur raison subtile par d’autres subtilités, sont dupes eux-mêmes de leur ingénieux travail, qui sert seulement à endormir l’inquiétude de leur intelligence ; leur foi repose sur le parti ferme qu’ils ont pris de la mettre au-dessus de toute discussion, sur la volonté inconsciente, mais d’autant plus forte, on pourrait ajouter d’autant plus vraie et créatrice de vérité, d’envisager comme n’atteignant pas l’objet divin de leur croyance toutes les arguties qui se tirent de l’expérience purement intellectuelle et du raisonnement scientifique. La foi ne naît pas à la surface de l’intelligence, mais elle jaillit du fond de l’âme, et c’est de là qu’elle s’épanouit. On ne croit /[fol. 903] vraiment qu’à ce dont on vit moralement.}(f) Le cardinal Newman a finement analysé le travail de la conversion, pour lequel il réclame toujours un point de départ moral, une certaine foi morale. L’homme pervers, qui a détruit en lui-même tout sentiment élevé, celui en qui le vice d’éducation a tué dès le jeune âge toute générosité seront naturellement sceptiques et irréligieux. Pour croire un premier fonds de bonté est requis. Le commencement

1. Sabatier, op. cit., 35.

410

La raison et la foi de la foi est le sentiment de la responsabilité morale, qui repose sur la croyance au devoir et à Dieu. On peut voir dans ce premier degré de la foi une sorte de religion naturelle, non pas au sens où les philosophes modernes l’ont entendu, puisque cette religion naturelle des philosophes n’est pas une foi ni par conséquent une religion, mais parce que ces éléments constituent ce que l’on pourrait appeler la révélation générale, les rudiments de foi qui se rencontrent, sous une forme ou sous une autre, relativement parfaite ou altérée, partout où il y a des hommes. Nous ne voulons pas dire qu’un degré de surnaturel ne puisse être déjà réalisé dans cette foi, mais que ce degré de religion inférieur au christianisme et(g) comme naturel par rapport à lui. Cette religion naturelle doit être présupposée, selon Newman, à toute conversion au christianisme. Comment l’homme que son éducation n’a pas élevé à ce degré, sans l’en rendre incapable, y atteindra-t-il ? Sera-ce par des argumentations savantes sur Dieu, l’âme et le devoir ? On sait à quoi mènent /[fol. 904] ces démonstrations, lorsqu’elles ne s’appuient pas sur un sentiment actuel, profond et vivant de leur objet : à faire de Dieu, de l’âme et du devoir, de pures idées, des concepts abstraits, dont la réalité ne s’impose nullement à la foi et à la conscience, dont la raison se défie comme de ses propres créations. Pour croire il faut s’appliquer à sentir Dieu, l’esprit et le devoir, {à les réaliser en quelque façon à mesure qu’on apprend à les connaître, faute de quoi on ne connaîtra que des idées possibles et non des objets éternels.} (h) Il faut vivre Dieu, sa propre volonté, sa propre responsabilité pour y avoir une foi inébranlable et que le doute ne pourra pas même effleurer. Cette première étape de la conversion ne sera donc pas un travail de raison pure qui n’aboutirait qu’à des spéculations indéfinies, mais un travail de l’homme tout entier s’élevant jusqu’à Dieu par l’effort de sa volonté non moins que par celui de son esprit. Quiconque ne sent pas le besoin qu’il a de Dieu n’y croira jamais ; quiconque est dépourvu de sens moral ne croira pas au devoir ni à l’immortalité. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » disait Pascal. On doit sans doute entendre par « raison » l’intelligence raisonnante et raisonneuse, par « cœur », le mouvement naturel de l’esprit dans une âme droite. La grande raison de croire est le besoin de croire qui est caché au fond de la nature humaine et qui ne demande pas qu’on lui prouve /[fol. 905] la vérité de son objet, parce que si le regard intérieur de son âme n’est pas obscurci par les passions, il reconnaîtra sans peine cette vérité à première vue et à l’usage. Nous portons en nous-mêmes comme la racine d’un amour instinctif du vrai et du bien, une sorte de sens spirituel, qui n’a pas besoin de syllogismes pour discerner ce qui lui convient. Le rôle de l’intelligence n’est pas supprimé dans ce travail intime, mais il est d’autant plus efficace qu’il n’est pas séparé de celui de la conscience et qu’il ne se traduit pas en considérations logiques. Ce premier degré de la foi ne laisse pas d’être parfaitement rationnel. S’il ne se justifie pas dans un raisonnement formel chez la plupart de ceux qui y parviennent, il n’importe pas que sa raison soit raisonnée pour être raisonnable, et l’intelligence croyante à ce premier étage de la foi, s’appuie sur la meilleure des raisons, qui se retrouvera encore la plus puissante aux degrés supérieurs et qui pourrait se formuler ainsi : je crois parce que j’ai besoin de croire, que je me réalise moi-même par la foi, en réalisant la foi en moi ; il n’est pas possible que ma foi soit vide, puisqu’elle est, puisque j’en vis, et que je me diminuerais si, par un coup de folie, je voulais m’en priver ; nier ma foi serait me nier moi-même ; douter de son objet serait douter de ma propre existence ; je crois parce que je suis homme et quelqu’un ; je crois parce que je veux être, être de plus en plus ; cesser de croire serait rétrograder vers le néant d’où je viens. 411

Alfred Loisy /[fol. 906] Comment s’élèvera-t-on de la foi en Dieu à ce qu’on pourrait appeler la foi au christianisme général, c’est-à-dire la foi en Jésus, pour autant qu’elle peut se distinguer pratiquement de la foi à l’Église catholique et à ses dogmes ? On aura tort de croire que le simple théiste atteindra cette foi chrétienne par des raisonnements concluant à la divinité de Jésus. S’il en était ainsi, on arriverait au christianisme par une voie fort incertaine et périlleuse. Les arguments que l’on fait valoir communément, pris en eux-mêmes, ne sont pas décisifs pour la raison. {Les théologiens allèguent les prophéties concernant Jésus et celles qu’il a faites lui-même : mais il suffit d’y regarder pour s’apercevoir que ces prophéties n’ont jamais été des prédictions rigoureuses et qu’elles n’ont pas eu d’accomplissement littéral ; elles n’attestent qu’une sorte de pressentiment surnaturel chez ceux qui les ont faites, et le croyant seul pénètre le sens et la portée de ce pressentiment. Tous ceux qui ont pensé constater l’accomplissement littéral des prophéties, l’ont vu seulement parce qu’ils y croyaient d’avance, et ce n’est pas l’argument des prophéties comme tel, et abstraction faite de la disposition générale de leur âme, qui a décidé leur conversion.} (i) Malgré les apparences contraires que fournit le Nouveau Testament cet argument des prophéties n’a pas converti et ne pouvait pas convertir un seul juif, parce qu’il tirait sa force d’un principe qui n’y était pas contenu. Tous ceux qui en ont été touchés ne regardaient /[fol. 907] pas réellement aux textes mais à l’esprit de l’Ancien Testament qu’ils trouvaient accompli dans l’Évangile ; les applications particulières de passages bibliques venaient après la foi, dont elles étaient plutôt l’expression que la cause. Saint Paul, qui a cité plusieurs textes prophétiques ne s’est pas converti à cause des prophéties. On dira qu’il s’est converti par un miracle ; mais ce miracle n’est pas survenu dans une conscience non préparée pour le christianisme. Sans accepter les explications plus ou moins fantaisistes données par Renan à la conversion du grand Apôtre, on doit admettre qu’un travail intérieur en avait produit les conditions qui ont rendu possible la crise déterminée par l’événement de Damas. La manière dont saint Paul envisage le salut est le fruit d’expériences qui ne sont pas toutes postérieures à sa conversion. La rencontre de Jésus a dévoilé brusquement à Paul le salut auquel son âme aspirait jusque-là sans l’avoir trouvé. Jésus a délivré Paul de l’obsession du péché. Paul a compris que Jésus seul avait pu le délivrer, que cette délivrance était bonne et nécessaire, que pour tout homme elle pouvait et devait se faire comme pour lui-même. Les chrétiens qui le sont seulement mais réellement par la foi en Jésus, le sont pour les mêmes raisons que saint Paul ; on peut leur accorder jusqu’à un certain point qu’ils sont des chrétiens du type paulinien, à condition d’ajouter qu’ils négligent de s’approprier certains éléments chrétiens essentiels, qui existaient dans saint Paul /[fol. 908] à côté de l’élément caractéristique dont nous venons de parler. Pour les premiers apôtres la foi en Jésus était surtout la grande espérance ; pour saint Paul ce fut surtout la grande délivrance. Ni les premiers apôtres, ni saint Paul ne crurent à cause des prophéties ; ils ne crurent pas même à cause des miracles, au sens où nous entendons cette preuve, vu que toutes choses étaient pour leur foi le signe de Dieu. Sans cette foi préalable, l’événement de Damas ne serait jamais arrivé. Les premiers apôtres crurent parce que Jésus conquit à sa personne par son charme infini, et qu’il les associa à sa propre espérance du royaume céleste. Saint Paul, qui n’avait pas connu Jésus lui fut gagné d’une autre manière. Il n’y eut de part ni d’autre grande dépense de syllogismes ; il y eut des âmes comblées, qui jugèrent vrai et divin ce qui les remplissait. De même aujourd’hui ceux qui croient en Jésus croient eu lui parce qu’ils trouvent dans cette foi l’aliment nécessaire de 412

La raison et la foi leur âme. Les arguments rationnels que l’on peut produire à l’appui de cette foi ne sont pas toujours plus satisfaisants pour la raison, si on les regarde seulement en eux-mêmes, que l’exégèse des apôtres et de Paul. La force de persuasion, qu’on ne peut nier au christianisme, n’est pas tant dans ces arguments, toujours défectueux et relatifs, que dans la mystérieuse affinité de l’Évangile avec les plus intimes besoins de l’âme. C’est l’Évangile, qui illumine et vivifie, sans que l’on s’en aperçoive, les raisonnements /[fol. 909] imparfaits, qui les rend efficaces nonobstant les erreurs de logique et de fait qu’ils peuvent contenir, qui les rend aptes à entretenir et même à propager la foi, parce qu’ils l’expriment et en sont un symbole plus ou moins vivant. [La conversion, du théisme au catholicisme romain.] Cette conversion du théisme au christianisme élémentaire n’est pas l’abandon d’une foi pour une autre. Newman observe, avec beaucoup de raison, qu’elle est un enrichissement de la foi première. Le théiste ne cesse pas de croire en Dieu et au devoir. Mais une nouvelle expérience religieuse, plus intime, plus large, plus féconde, lui a révélé plus parfaitement Dieu en Jésus-Christ et lui a montré en même temps le salut, le moyen de vaincre le péché et de réaliser le devoir par la foi consommée en charité. Sa vie morale est transformée parce qu’elle est accrue et développée, non parce que le premier fondement qui la portait aurait été détruit et remplacé par un autre entièrement différent. Tout ce qu’il y avait de réel et consistant dans la foi théiste subsiste agrandi dans la foi chrétienne. Dieu est plus vivant dans le Christ ; le devoir est plus vivant dans l’amour. Une expérience religieuse plus complète se résout en un développement de vie religieuse. Le vieil homme n’a dépouillé que les imperfections de sa foi première. On pourrait lui appliquer la parole de saint Paul : « Nous ne voulons pas être dépouillés mais recouverts d’un autre vêtement »2. Et d’autre part il ne s’agit pas d’une /[fol. 910] simple accumulation d’éléments et de forces, mais d’un développement organique, pénétré de la même sève divine, un peu comme l’arbre greffé dont le tronc a reçu le germe de meilleurs fruits. {Notons aussi que la même condition morale qui était nécessaire pour élever l’homme au premier degré de la religion et de la foi n’est pas moins nécessaire pour le second. La bonne volonté, l’esprit de désintéressement et de sacrifice sont des facteurs indispensables du progrès religieux. Le Discours sur la montagne est ridicule à l’homme frivole. Le récit de la passion étonne et irrite l’homme sensuel. L’orgueilleux ne sent pas la véritable grandeur de Jésus, qui fut simplement lui-même que ce trait constitue la marque la plus caractéristique de sa divinité. « Celui qui accomplit la vérité vient à la lumière », lisons-nous dans le quatrième Évangile3. Tout le programme de l’apologétique chrétienne tient dans ces mots : « accomplir la vérité ». Il faut réaliser le christianisme pour y croire, et la foi se constitue dans l’action chrétienne. On n’est pas chrétien en théorie, être chrétien de la sorte serait ne l’être en aucune façon. Nonobstant certaines tendances de la doctrine scolastique, la foi n’est pas une simple adhésion de l’esprit, mais une adhésion du cœur et de la volonté à des vérités qui n’ont rien d’abstrait. Il existe certainement beaucoup de chrétiens imparfaits ; mais on n’est chrétien que dans la mesure où l’on vit intérieurement du christianisme et où l’on /[fol. 911] réalise en

2. I, V, 4. 3. Jean, III, 21.

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Alfred Loisy soi l’idéal évangélique. La démonstration chrétienne, la foi chrétienne, la vie chrétienne sont une même chose dans l’individu, sous trois aspects différents. On croit tout à fait le jour où l’on est dans la disposition de vivre selon le Christ. Le besoin de rédemption se fait sentir au pécheur qui ne veut plus l’être, et c’est tout un de croire en Jésus et de vouloir échapper par lui au joug du péché.}(j) Le passage de la simple foi au Christ, de l’individualisme chrétien, à la foi de l’Église catholique, au christianisme social, s’opère dans des conditions analogues. Il ne faudrait pas croire que tous les protestants qui se font catholiques soient gagnés par la force des arguments dont nos théologiens se servent pour démontrer que Jésus a fondé une Église, qu’il a institué les évêques dans la personne des apôtres et les papes dans la personne de Pierre. Si l’on prend l’argumentation théologique sur la matière de l’Église comme une thèse d’histoire, et elle en a du moins la prétention et l’apparence, cette thèse ne tient pas debout. On ne croit pas à cause de l’argumentation car on serait dans une impossibilité absolue de voir la thèse sous ce jour et de la trouver foncièrement vraie, si l’on ne croyait pas. La thèse est fausse pour celui qui ne croit pas et qui en fait la critique à un point de vue purement rationnel. Elle est vraie pour le croyant, à cause de la vérité qu’y découvre et qu’y apporte sa foi, vérité supérieure à celle des formes /[fol. 912] syllogistiques, et qui est puisée comme la foi en Dieu, comme la foi au Christ, dans une expérience religieuse. Si l’on croit à l’Église catholique, c’est parce que l’on y a trouvé Dieu et Jésus-Christ, qu’on les y a trouvés plus visiblement, plus parfaitement que dans la lettre même de l’Évangile. C’est une expérience très positive et très concluante que celle par laquelle un être humain, devenu chrétien, perçoit qu’il n’est pas plus fait pour vivre isolé dans l’ordre spirituel que dans l’ordre temporel, que Dieu et le Christ existant pour tous les hommes, tous les hommes doivent se tenir ensemble en Dieu et dans le Christ. C’est aussi par une expérience très réelle et convaincante qu’un chrétien reconnaît que l’homme est, en religion comme en toute autre chose, un être enseigné, selon l’expression de Lacordaire. La nécessité d’un magistère est d’autant plus sentie que l’on médite plus sincèrement les problèmes religieux : que ce magistère se présente avec des titres suffisants pour le recommander à la confiance de l’âme religieuse, on l’acceptera sans hésitation, non que l’on soit plus faible que d’autres et que l’on se résigne à être moins libre, mais parce que l’on est mieux pénétré que d’autres des conditions réelles de la nature humaine et de la vie chrétienne, parce qu’on ne voit de salut pour la liberté même que dans la discipline. Dieu est universel ; le Christ est universel ; la société des croyants est nécessairement catholique. La vraie religion est une association humanitaire. On n’est pas /[fol. 913] religieux pour soi ; on est dans le Christ avec tous ses frères. Comment le christianisme pourrait-il ne pas être une immense fédération, hiérarchisée pour qu’elle puisse subsister, centralisée pour qu’elle soit vraiment une ? Tel est le sentiment catholique, la vérité réelle qui est au fond de tous les arguments allégués par les théologiens en faveur de l’Église romaine et qui leur donnent accès auprès des vrais chrétiens. [Conversion du protestantisme au catholicisme.] D’autres sentiments très légitimes et très puissants peuvent concourir avec celui-là pour amener les âmes religieuses au catholicisme. Le christianisme protestant, dans sa recherche inquiète de la religion pure, est devenu une religion maigre et décharnée, non pas vide puisque le Christ y est encore, mais qui tend, par la force de son principe, à s’exténuer et à s’abstraire de plus en plus. Le besoin de 414

La raison et la foi communier à Dieu et au Christ par les symboles du culte est bien plus satisfaisant dans l’Église romaine que chez les protestants, où le culte est nécessairement froid, le principe individualiste ne permettant pas le développement de formes cultuelles qui n’ont de sens qu’en tant qu’expression d’une religion sociale. Ce besoin de symbolisme liturgique est légitime puisqu’il est essentiellement naturel ; l’Église qui le satisfait plus parfaitement se recommande à la foi, de préférence à celle qui ne le satisfait pas. C’est encore un sentiment inné dans l’homme que la religion vit de tradition, que la vérité dure et ne change pas. L’état de crise permanente et sans contrepoids /[fol. 914] auquel sont condamnées les Églises protestantes, et les garanties de stabilité que présente l’Église catholique sont encore un argument en faveur de cette dernière, ou plutôt le sentiment de cet état de choses, dès qu’il est suffisamment constaté par l’expérience d’une âme sincère l’aide à reconnaître dans l’Église romaine la véritable Église de Jésus-Christ. {Et de même que le théiste devenant chrétien n’a rien perdu ni pu perdre, puisqu’il n’avait, en fait de bien religieux, rien de réel que ce qu’il garde, de même le simple chrétien qui devient catholique n’a rien perdu ni pu perdre, puisqu’il retient la foi en Jésus-Christ et n’avait rien autre chose. Ses préjugés antérieurs contre l’Église catholique n’étaient pas plus un élément de religion que ne l’étaient ceux du théiste non converti à l’égard de Jésus et de l’Évangile. Le chrétien garde ce qu’il avait et il acquiert de nouveaux biens en se faisant catholique. Tout ce qu’il y avait de positif dans sa religion et de réel dans sa foi antérieure, subsiste augmenté, régénéré, vivifié dans sa religion et dans sa foi nouvelles. Les protestants qui liraient nos pages diraient peut-être que celui qui les a écrites n’a pas l’expérience personnelle de ce qu’il affirme et que son témoignage est récusable. Mais il ne s’agit pas ici d’une expérience ni d’un témoignage personnels. Pour mesurer le vide que le protestantisme peut laisser dans une âme il n’est sans doute pas indispensable d’avoir été protestant. Un catholique peut avoir sans peine /[fol. 915] l’impression très vive et très actuelle de la ruine intérieure qui se ferait en lui, s’il devait ramener sa religion au credo de M.  Sabatier. Il se sent, comme chrétien, citoyen d’une société qui doit embrasser tous les hommes, et il ne veut pas que cette société puisse exister ailleurs ni autrement que dans la catholicité. Il voit clairement que le catholicisme est la vraie forteresse du christianisme ; il le voit dans l’histoire, il le voit dans le monde contemporain ; il ne peut pas voir autre chose, lors même qu’il remarquerait et sentirait aussi très vivement les obstacles qui se rencontrent, dans le catholicisme même, à l’accomplissement de son programme. D’ailleurs, si l’on veut des témoignages provenant d’une expérience immédiate et complète l’Angleterre a fourni en ce siècle d’assez illustres convertis, qui tous ont éprouvé ce que le plus savant d’entre eux nous a dit. Ce n’est pas nous, c’est le grand Newman qui a écrit qu’un protestant, en se faisant catholique, ne perd rien du trésor religieux qu’il possédait dans l’Église où il est né, mais qu’il a acquis par une expérience plus étendue la connaissance et la possession de biens plus parfaits. Ce témoignage vient d’un homme habile entre tous à critiquer sa foi, à analyser les sentiments de son âme, à observer les phénomènes religieux en lui et autour de lui. Nous l’avons déjà dit et nous croyons devoir le redire ici, l’impression laissée à un lecteur catholique par l’ouvrage de M. Sabatier est que ce livre, tout en résumant /[fol. 916] comme le dit l’auteur, l’expérience religieuse de toute une vie, est le fruit insuffisant d’une expérience incomplète. Les défauts et les lacunes proviennent de ce que l’expérience a été menée de parti pris en dehors de toute tradition, et, jusqu’à un certain point, contre la tradition. Le livre est vrai en un sens, dans ce 415

Alfred Loisy qu’il affirme comme réellement expérimenté ; mais il manque beaucoup d’expériences qui peuvent être faites par tout chrétien de bonne volonté, que Newman et d’autres ont faites, et qui les ont conduits au sein d’une Église qu’ils avaient jugée d’abord aussi défavorablement que le font tous les protestants en général, et M. Sabatier avec eux. À ceux donc qui ne pensent pas que le catholicisme représente une vie chrétienne plus complète que le protestantisme nous nous contenterons de dire : essayez-en. Ils ergoteraient indéfiniment sur les preuves que nous pourrions tirer contre eux de l’Écriture ; ils nous chicaneraient sur les faits de l’histoire ; ils relèveraient des erreurs matérielles dans notre polémique ; mais nous sommes assurés qu’ils auront confiance dans les découvertes qu’ils feront eux-mêmes en observant d’un cœur sincère le catholicisme qu’ils ne connaissent pas réellement. Nos théologiens ont la précaution d’enseigner que les considérants des définitions ecclésiastiques ne sont pas infaillibles : ils soupçonnent que l’on a décidé parfois de très graves questions sur des raisons très fragiles d’appa- /[fol. 917] rence. C’est que dans ces cas la vraie raison n’était pas tirée des textes et qu’elle était même si profondément enracinée dans les consciences qu’elle n’a pu en être extraite pour se formuler dans un argument.}(k) {Ici encore une bonne disposition morale est la condition du progrès dans la foi, et la rigueur de dialectique n’est pas l’instrument indispensable de la religion. La subtilité du raisonnement peut être plus nuisible qu’utile lorsqu’elle n’est pas au service d’une conscience vraiment chrétienne d’intention, c’est-à-dire d’une âme prête à vouloir être ce qu’elle doit être, ce qu’elle est réellement, et qui ne soit pas décidée à rester quand même ce qu’elle s’imagine être. Un protestant qui tient à maintenir contre toute preuve et toute expérience, le principe de l’individualisme religieux, sera incapable de faire un pas vers le catholicisme tant qu’il persévera dans cette disposition. Car ce principe, tel que l’a conçu le protestantisme, est la racine même de l’hérésie. Depuis que le Christianisme existe sur la terre, on a toujours appelé hérétique celui qui prétend se faire sa foi tout seul et non la recevoir de l’Église. Cette prétention a toujours été blâmée comme un fruit de l’orgueil. Lorsqu’on a bien considéré la nature humaine et les conditions normales de son développement, il est impossible d’y voir autre chose. Et il est aisé de voir aussi pourquoi le protestantisme est en un sens la plus complète des hérésies : c’est qu’il érige en doctrine absolue ce qui a été le principe  /[fol.  918] inconscient et irréfléchi de toutes les autres hérésies. De même aussi le catholicisme est le christianisme intégral parce qu’il a pleine conscience du principe qui a de tout temps garanti l’existence du christianisme. L’orgueil dont nous parlons peut être plus ou moins inconscient dans les individus ; il n’en existe pas moins. Pour faire utilement l’expérience du catholicisme, et non pas même encore l’expérience réelle et pratique, mais l’expérience extérieure, théorique, purement rationnelle, le protestant doit premièrement renoncer au sentiment de sa propre suffisance, c’est-à-dire qu’il doit se critiquer lui-même avant de juger l’Église d’à côté. On comprend ainsi d’où vient que certains anglicans se convertissent plus facilement au catholicisme que les autres protestants  : c’est qu’ils étaient moins prévenus contre le principe de tradition et d’autorité, qu’ils étaient moins convaincus de leur infaillibilité personnelle. Concluons en disant que les progrès de l’homme dans l’ordre de la foi sont par-dessus tout une œuvre de conscience, de bonne volonté, d’humilité. C’est pour cela qu’ils sont une œuvre de grâce. Si la raison toute seule y suffisait, la grâce de Dieu ne serait pas plus nécessaire pour arriver à la foi que pour acquérir la science de la géométrie. }(l) 416

La raison et la foi /[fol. 919] II [Foi et décision volontaire] [Nulle contrainte en religion.] La nature de la foi étant telle, et telle la loi de son développement, il s’ensuit que toute contrainte, physique, morale, intellectuelle est contraire à son essence et nuit à son véritable progrès. Châtier un homme qui ne croit pas ou qui erre dans sa croyance n’est pas l’avancer vers la foi ; mais lui fournir un argument contre elle. Peser sur le libre arbitre d’un homme, l’obliger à des actes qui ne sont pas en rapport avec ses convictions intimes, ne peut qu’engendrer l’hypocrisie. {Prescrire la foi à une intelligence, au nom d’une autorité qu’elle n’a pas reconnue, est de soi une chose absurde : en ce qui regarde sa foi intime et personnelle, l’homme ne relève que d’une autorité, à savoir celle de sa conscience, qui est en lui l’autorité de Dieu. Aucune autorité ne vaut pour lui que par le moyen de cette autorité intérieure et souveraine.}(m) Il ne faut pas dire que l’incrédulité ou l’hérésie, provenant de mauvaises dispositions morales, est coupable et qu’on a le droit de la punir. La société n’a le droit de punir que les crimes sociaux, les crimes qui se commettent contre elle ; en tout état de cause, la société, et par là nous entendons la société ecclésiastique, n’a le droit de sévir que contre l’incrédulité contagieuse, contre l’hérésie propagandiste, non contre la résistance passive d’un individu qui se /[fol. 920] retranche derrière le principe de la liberté humaine et le droit de se gouverner selon sa raison, pour s’abstenir de pratiquer la religion(n). {Il va sans dire que l’Église le regarde comme un étranger. Mais il ne convient pas au christianisme, et pourtant cela s’est vu, d’invoquer le principe de la religion d’État pour forcer des individus à pratiquer la religion de la masse qui les entoure. Il n’est pas vrai d’ailleurs que l’incrédulité ou l’hérésie proviennent toujours de mauvaises dispositions morales. En constatant plus haut que la foi se développe selon la mesure d’une expérience religieuse et moyennant certaines conditions morales, nous avons établi que le défaut de ces conditions morales fait obstacle à la foi ; mais nous n’avons pas prouvé, nous ne pouvons pas prouver que ce défaut soit toujours volontaire, imputable à celui qui en est affligé, ni que ce défaut soit toujours un vice, un désordre positif et non une lacune dans les dispositions morales du sujet religieux.}(o) Ainsi, la pratique héréditaire et traditionnelle d’un culte idolâtrique atrophie dans les consciences le besoin du Dieu juste, l’existence du bien qui est la condition morale du théisme. Les habitudes d’une société facile de mœurs, cultivée d’esprit, matériellement prospère, atrophient le besoin de régénération intérieure qui est la condition morale du christianisme. Une éducation qui tourne toute l’attention de l’homme vers lui-même, en le constituant souverain juge de la vérité qu’il faut croire et du devoir qu’il faut suivre, /[fol. 921] atrophie le besoin de sociabilité religieuse, qui est la condition morale du catholicisme. Ni dans l’ordre de la foi, ni dans l’ordre de la vie temporelle nous ne choisissons notre point de départ. Même l’évolution de nos facultés qui dépend en quelque façon de nous est conditionnée par notre état physique, par les circonstances extérieures, les rencontres, les expériences, les faits, les conversations, les lectures. Faire intervenir la contrainte officielle dans tout ce travail n’est pas en accélérer la marche normale, mais bien au contraire la déranger. Ici se présente une objection que nous avons déjà trouvée sous d’autres formes. N’est-ce pas tomber dans une contradiction évidente que de repousser la contrainte intellectuelle, avec la contrainte physique et la pression morale, en maintenant 417

Alfred Loisy l’autorité de l’Église ? Pourquoi donc existe cette autorité, si ce n’est pour obliger les esprits à accepter tel ou tel énoncé théologique sur la simple injonction du magistère, sur un signe du Pontife romain ? L’Église catholique aurait-elle une raison d’être sans le droit qu’elle réclame à l’obéissance absolue de ses sujets, et qui est la seule garantie de son pouvoir comme de sa durée ? Les protestants ne voient pas dans l’Église catholique autre chose que cette tyrannie religieuse. Avouons que nos théologiens et nos polémistes les y aident souvent. La vraie tradition catholique /[fol. 922] enseigne néanmoins très clairement que l’Église n’a par elle-même aucune autorité, que tout son pouvoir lui vient de Dieu par Jésus-Christ, en sorte que croire à l’Église n’est pas croire à l’homme qui la représente, mais à Dieu seul. On n’est pas fondé à dire que cette distinction est sophistique, et que diviniser l’Église dans l’intérêt de la thèse catholique n’est que pourvoir d’un titre coloré l’usurpation de l’homme sur l’homme. Il serait tout aussi facile de soutenir que les apôtres ont eu tort de croire au Père céleste sur la parole de Jésus-Christ, qui était aussi une parole extérieure et une parole humaine : comme si la foi avait eu pour objet la parole et non la vérité (p) Dieu perçu à travers la parole ; comme si le motif profond de la foi n’avait pas été l’évidence intime qui s’était produite dans l’âme des apôtres à l’occasion de la parole. Nous considérons l’Église comme la continuation du Christ et la révélation de Dieu. Le protestant fait la même chose à l’égard de l’Écriture. Il croit en l’Écriture parce qu’il y a reconnu la présence de l’Esprit divin. Nous ne croyons pas à l’Église avant d’avoir reconnu que Dieu y est présent. La révélation de Dieu ne se fait pas tout entière et directement à la conscience, ou plutôt elle ne se fait tout entière à la conscience qu’à condition d’être proposée tout entière du dehors à l’intelligence. L’Église est l’instrument de cette proposition, et cet instrument, beaucoup mieux adapté que l’Écriture aux nécessités de la nature humaine et aux conditions du progrès religieux, n’est pas moins recommandé que l’Écriture par la  /[fol.  923] présence de l’Esprit divin. On croit donc à l’Église pour la raison qui fait croire à l’Écriture et à Jésus, parce qu’on y trouve Dieu. On ne croit pas à l’Église sur la seule parole de l’Église, mais parce qu’on y a reconnu plus parfaitement que nulle part ailleurs la vérité de Dieu et la rédemption du Christ. La foi à l’Église catholique ne se distingue pas de la foi simplement dite ; elle se confond pour le catholique avec la foi à Dieu et à Jésus ; bien loin de se substituer à celle-ci, comme on l’a dit trop souvent, elle la soutient et l’agrandit. [La foi, adhésion libre de l’âme à la vérité de Dieu.] On ne peut nier pourtant, diront les incrédules et les protestants, que l’Église impose comme venant de Dieu, comme réclamant sous peine de péché mortel et de damnation éternelle, une soumission aveugle de l’intelligence, tout un système doctrinal qui n’est point révélé en lui-même, qui est l’œuvre des siècles chrétiens et qui, du moment qu’il est accepté comme parole divine indiscutable par le fidèle obéissant, exerce sur l’esprit, sans qu’on s’en aperçoive, une véritable contrainte, et y produit une réelle dépression. L’Église veut que l’on croie sans condition à ses formules dogmatiques. Il ferait beau voir qu’un théologien osât soutenir que tout catholique a le droit d’entendre comme il lui plaît les décrets de Nicée, de Chalcédoine, de Trente ou du Vatican : ne serait-il pas immédiatement frappé d’anathème ? Certes, et il l’aurait bien mérité. Nous avons déjà expliqué en quel sens l’Église exige la foi à ses formules officielles et en quel sens elle ne l’exige pas. /[fol. 924] L’Église n’exige pas la foi à ses formules comme à l’expression adéquate de la vérité absolue, 418

La raison et la foi et elle s’abstient de l’exiger parce que ses formules ne sont pas cette expression adéquate de la vérité, qu’elle ne les a jamais regardées et qu’elle ne les regarde pas actuellement comme telles, nonobstant toutes les apparences, nonobstant toutes les tendances contraires. L’Église exige la foi à ses formules selon que leur nature le comporte, et selon qu’elle-même a le droit de régler le langage théologique. Elle présente ses formules comme l’expression la moins imparfaite de la vérité divine qui soit moralement possible dans les conditions intellectuelles du monde où elle vit ; elle demande qu’on les respecte selon leur qualité, qu’on y cherche la foi, qu’on s’en serve pour la transmettre. Qu’y a-t-il de plus légitime, et, si l’on ne veut faire régner l’anarchie dans la tradition chrétienne, qu’y a-t-il de plus nécessaire ? L’Église n’opprime pas plus l’intelligence de ses fidèles que les ministres protestants n’oppriment celle des leurs en prêchant selon la lettre des confessions de foi, ou qu’un professeur n’opprime l’intelligence de ses élèves en les instruisant conformément aux programmes officiels de l’enseignement. L’Église catholique est un pédagogue, et les ministres protestants sont des pédagogues, tout comme les maîtres d’école et les professeurs sont des pédagogues. La seule différence qui existe entre les pédagogues ecclésiastiques et ceux de l’ordre purement scientifique, c’est que les premiers, surtout l’Église /[fol. 925] catholique, parlant au nom de Dieu, se croient sûrs de ce qu’ils disent par la confiance qu’ils ont dans le souverain auteur du monde, tandis que les autres sont sûrs de ce qu’ils enseignent dans la mesure où ils le connaissent rationnellement. Les ministres protestants eux-mêmes, quoi qu’ils en aient, parlent au nom de Dieu, sans être bien assurés que Dieu les appuie, et comme s’ils étaient infaillibles, bien qu’ils ne prétendent pas l’être et qu’ils ne puissent pas non plus exposer comme des vérités d’ordre rationnel les principes de la foi qu’ils annoncent. L’Église catholique se présente comme le pédagogue divinement institué d’une révélation divine qui ne peut se passer d’un tel organe. Elle n’entend pas être autre chose que ce pédagogue ; si elle aide le fidèle à croire, elle ne peut croire à sa place ; elle ne peut pas faire non plus que ses formules soient l’objet propre de la foi qu’elle a pour mission d’éveiller et de conserver, parce que la foi demeure toujours personnelle au croyant, qui se sert des formules et de l’enseignement ecclésiastiques pour se figurer du mieux qu’il peut l’objet de la foi. Le formulaire ecclésiastique est l’auxiliaire de la foi, la ligne indicatrice de la pensée religieuse ; il ne peut être l’objet intégral de cette pensée, car l’objet dont il s’agit est toujours Dieu, le Christ et son œuvre, pour autant qu’ils se manifestent à la foi de tel ou tel. Et comme toutes les âmes et toutes les intelligences diffèrent les /[fol. 926] unes des autres, les nuances de la foi sont aussi d’une variété infinie sous la direction unique de l’Église, dans l’unité de son symbole. Car si l’Église peut proposer le même symbole à tous les hommes, elle ne peut pas le faire entendre à tous de la même manière. Chacun se l’approprie selon que la lumière de Dieu se réfléchit en lui au contact de l’enseignement traditionnel et de la prédication ecclésiastique. Nous sommes des croyants comme les autres, et nous ne faisons pas consister la foi à meubler notre esprit de formules obscures, que nous regarderions comme salutaires sans avoir égard à ce qu’elles contiennent. Notre foi est nôtre ; nous n’ignorons pas qu’elle a besoin d’être personnelle pour être réelle. L’Église et ses formules viennent à notre secours pour que nous croyions ; mais ce n’est pas à l’Église comme telle, ni à ses formules comme telles que nous croyons ; nous croyons à Dieu qui assiste l’Église et qui nous assiste par l’Église ; nous croyons à la vérité divine que les formules ecclésiastiques nous représentent. Notre foi n’est pas affaire d’obéissance à une autorité humaine quelconque ; c’est une adhésion libre de notre âme à la vérité de Dieu. 419

Alfred Loisy [La foi et les formules de foi.] Nos théologiens sont trop enclins à concevoir la foi comme un sacrifice de l’esprit, et ils ne voient pas bien en quoi consiste sur ce point l’abnégation de la raison. La raison ne serait positivement mortifiée dans la foi que si on lui /[fol. 927] refusait l’exercice d’une compétence qui lui appartiendrait dans les matières de la foi. Cette compétence n’étant pas la sienne, elle ne renonce qu’à se mêler de ce qu’elle n’entend pas. Pour lui en faire un grand mérite, il faut avoir oublié son insuffisance. {Mais, on voudrait lui savoir gré de respecter le mystère des formules, tandis que son hommage, pour être vrai et utile doit s’adresser au mystère des choses. C’est un respect bien plus grand et plus profond, c’est la « crainte de Dieu » qui est l’attitude normale de la raison croyante. L’arrêt de l’esprit humain devant une formule n’a en soi rien de moral, de religieux, de salutaire.}(q) Un autre tort de nos théologiens est de méconnaître pratiquement le caractère tout personnel de la foi. Le subjectivisme protestant(r) est vrai par un côté. On tomberait dans un excès opposé à l’émiettement qui résulte de l’individualisme religieux si l’on prenait la foi comme une consigne extérieure, un mot d’ordre promulgué à Rome, fidèlement répété et gardé jusqu’aux extrémités de l’univers. La foi ne vit pas dans les formules mais dans les cœurs. La foi se fait dans les individus, par le libre effort de l’homme que Dieu soutient, que l’Église instruit. Ceux qui enseignent au nom de l’Église s’adjugent volontiers un rôle trop tutélaire, comme s’ils avaient à réaliser eux-mêmes la foi de chacun. Les intelligences claires et les volontés fortes s’étonnent des entraves que l’on met sans cesse à leurs initiatives ; elles se rebutent d’exigences /[fol. 928] dont elles ne voient pas la raison, dont elles ne pourraient vérifier la légitimité qu’à leur manière et non selon notre méthode. Nous nous étonnons de rencontrer des résistances imprévues, de trouver que notre enseignement n’a pas de prise sur les intelligences de nos auditeurs, que les enfants euxmêmes sont devant nos instructions comme en présence d’un texte écrit en langue étrangère. Le fait n’a rien d’extraordinaire au fond, et ce n’est pas la malice du siècle qui en est la principale cause. {Nous aurions dû nous souvenir qu’il appartient à chaque génération de théologiens de rendre la théologie intelligible en leur temps et qu’il appartient à chaque fidèle d’édifier sa propre foi sous la direction de pasteurs éclairés.}(s) La foi n’est pas destinée à être en lutte perpétuelle avec la raison, ni à constituer pour elle une gêne. Ce n’est pas un paquet de formules accablant de leur sens matériel, fini, imparfait, l’esprit et l’âme des croyants. La liberté intellectuelle de ceux-ci et le développement normal de leur pensée seraient compromis si l’on prenait les symboles ecclésiastiques pour des limites et des bornes, ce qu’ils ne sont pas, au lieu de les prendre pour des indicateurs(t) que la tradition la plus autorisée a placés(u) sur le chemin de la vérité, qui sont nécessaires à consulter pour s’y bien tenir, mais qui ne marquent pas le terme où ce chemin s’arrête, vu qu’il se continue à l’infini. Le croyant s’approprie la vérité, non la formule, et il ne peut /[fol. 929] s’approprier la vérité qu’en la déterminant en quelque façon pour lui-même. Mais, dira-t-on, le sens des formules n’est-il pas fixé une fois pour toutes, absolument invariable, et n’est-ce pas ce sens que le croyant doit garder fidèlement, selon qu’il a été capable de l’entendre ? Il est certain que le sens matériel des formules considérées en elles-mêmes, au point de vue objectif et historique, est invariable. Le consubstantiel de Nicée ne signifiera jamais pour le critique et matériellement autre chose que ce qu’ont voulu dire Athanase, Hosius et tous ceux qui ont fait 420

La raison et la foi prévaloir cette définition dans le premier concile œcuménique. L’article du symbole sur la descente du Christ aux enfers ne signifiera jamais, historiquement parlant, qu’un déplacement local ; et l’on peut en dire autant de l’ascension. Mais dès que le sens littéral et matériel des formules ne nous apparaît plus comme l’expression suffisante de la vérité divine, nous sommes obligés de regarder les termes des formules comme figurés, et de suppléer au défaut de cette image par une interprétation qui devient relativement à nous un symbole convenable de la même vérité. Même les formules que l’on pourrait dire actuelles, que le temps et le mouvement de la science humaine n’ont pas fait vieillir, ne s’introduisent pas de la même façon dans tous les esprits. Chacun les voit à sa manière, n’en déplaise aux théologiens, et les théologiens eux-mêmes les traduisent diversement dans leur pensée. Les propositions géométriques agissent uniformément sur ceux qui les comprennent, parce que ce sont des abstractions /[fol. 930] très déterminées dans leur ordre et que les combinaisons des nombres, des lignes et des surfaces s’y échafaudent les unes sur les autres en dehors de la réalité. {Mais les réalités religieuses et morales sont d’un autre caractère ; on les voit plus ou moins ; on y pénètre plus ou moins ; elles ont plusieurs faces, et on peut les envisager de divers côtés ; elles sont susceptibles de rapports multiples, et ces rapports différents ne sont pas tous saisis en même temps par tous les croyants, simples fidèles ou théologiens. Dans le même individu, la perception de ces vérités subit des variations, pour s’obscurcir ou s’éclaircir, grandir ou diminuer, se rétrécir ou s’élargir. L’homme conçoit les idées de sa foi au moyen de sa propre raison et par rapport à sa propre science.}(s) La détermination intellectuelle de la foi dans l’individu n’est pas plus invariable que la détermination des symboles officiels n’est invariable dans l’histoire de l’Église et l’histoire du dogme. À chacun de faire en sorte que ce mouvement inévitable soit un développement progressif et non une décadence. La foi vivante ne peut pas être autre chose qu’un progrès dans la lumière. La représenter comme une génuflexion perpétuelle devant des formules incomprises serait la transformer en superstition et provoquer les intelligences à l’incrédulité. [Conséquences pour la prédication et la catéchèse.] Dans ces conditions, la plus fâcheuse méthode que puissent suivre les théologiens, les prédicateurs et les catéchistes de /[fol. 931] la religion catholique est de proposer à tous les hommes de tous les âges et de toutes les conditions les croyances chrétiennes comme un bloc immuable, une sorte de diamant brut qu’il faudrait avaler sans hésitation. L’objet de la foi n’est pas une pierre indigeste mais un aliment assimilable. Si l’on en fait une pierre, beaucoup la rejettent avec une grimace de dégoût ; d’autres l’absorbent sans regarder. On s’étonne que des intelligences droites et ouvertes de jeunes garçons, parfois même de jeunes filles, répugnent comme d’instinct à l’enseignement religieux lorsqu’elles tiennent encore à la religion par le sentiment. Rien n’est plus facile à expliquer, et très explicable aussi est la crise qui se produit chez un grand nombre, à un âge un peu plus avancé, pour aboutir soit à une conception plus vraie et plus chrétienne de la foi, soit à une incrédulité plus ou moins avouée et complète. {Le dernier cas est peut-être le plus fréquent parmi les personnes d’une instruction moyenne ou supérieure, le premier ne pouvant se réaliser que dans une élite par des âmes très religieuses, des esprits larges et d’une culture assez générale pour se faire une idée satisfaisante du développement chrétien. Ajoutons que ces croyants se trouvent presque nécessairement dans une situation un peu équivoque et pénible à l’égard des théologiens purement 421

Alfred Loisy scolastiques et des croyants vulgaires, persuadés les uns et les autres que l’immobilité de la pensée religieuse est le trait caractéristique et la loi fondamentale de notre Église.}(s) C’est pourquoi nous avons dit que la masse des gens instruits /[fol. 932] passe bien plus facilement à l’incrédulité qu’à cette foi douloureuse et persécutée, {soit qu’ils s’arrêtent au spiritualisme rationaliste avec un Dieu personnel pour cause première du monde et Jésus pour maître de morale, soit qu’ils tombent dans l’agnosticisme indifférent, soit qu’ils aillent jusqu’à l’irréligion passionnée reprochant à l’Église de tromper les hommes et la regardant comme la grande ennemie des Lumières, de la science, de la liberté, de la civilisation.}(s) Le retard de la théologie sur la science constitue un danger perpétuel pour la foi des individus. L’Église leur prêche constamment une forme de doctrine religieuse qui n’est pas en rapport avec la forme de l’enseignement scientifique, qui y contredit même en beaucoup de points où le droit de la science n’est plus contestable. La foi collective parle une langue que la foi individuelle, nous voulons dire la raison croyante {comprend de moins en moins.}(s) Pour obvier à cette crise de la foi il a été nécessaire d’exciter et il est indispensable d’entretenir la crise de la théologie. De telles crises se sont toujours produites au début des grandes étapes de l’histoire religieuse. Celle qui règne actuellement, et dont ce livre n’est qu’un faible témoignage, perdra son caractère aigu lorsque l’enseignement catholique sera vraiment adapté aux besoins du temps. On pouvait dire encore au XVIIe siècle, bien que ce ne fût pas tout à fait vrai, que les mauvais sujets seuls étaient incrédules pour se mettre à l’aise du côté de la morale : la /[fol. 933] raideur scolastique n’en avait pas moins contribué à faire le petit nombre de sceptiques et d’incrédules convaincus qu’il y eut dans ce siècle et dans le précédent. Les passions humaines font obstacle à la foi en l’empêchant de croître ou en la faisant oublier ; mais elles ne feraient pas prendre la foi en ridicule ou en pitié à celui qui l’a eue, si les conditions intellectuelles de la foi commune ne(v) se prêtaient à ces sentiments. Voltaire a tourné en dérision quantité de choses respectables  : en y regardant bien cependant, l’on s’aperçoit qu’il s’attaque à une manière défectueuse de les concevoir et de les présenter qui n’est pas une fiction de sa malveillance. Quand on se fait une idée meilleure des choses, les railleries ne portent plus : elles portaient au XVIIIe siècle parce que(w) les idées combattues par Voltaire étaient les idées communes de la théologie à cette époque. Si Richard Simon avait pu faire souche de critiques orthodoxes, Voltaire ne se serait pas tant amusé avec l’exégèse de Don Calmet. Aujourd’hui le nombre des honnêtes gens sans religion, qui n’ont pas de passions violentes, et qui ne se sont jamais brouillés sérieusement avec la morale, est très considérable ; il va même croissant maintenant, du moins en France, quoique la plupart des femmes soient élevées par l’Église et que la moitié des hommes qui reçoivent une éducation libérale lui soient confiés, on peut le dire jusqu’à leur majorité. Nous ne sommes plus seulement en face /[fol. 934] d’une indifférence ou d’une hostilité produites par la révolte des passions contre le devoir. Il y a autre chose. On crie à l’orgueil de l’esprit : avons-nous le droit d’humilier la raison humaine, de la mépriser, de fouler aux pieds ses plus justes réclamations ? S’il se mêle parfois un peu et même beaucoup d’orgueil au froissement que notre ignorance arrogante produit dans l’esprit de nos contemporains, sommes-nous quittes pour cela de toute responsabilité, n’ayant pas le droit de causer un tel froissement, ayant même l’obligation de le prévenir ? Et quel orgueil peut être comparé à celui du savant rationaliste, si ce n’est l’orgueil du théologien scolastique ? Pendant le carême de 1897, une conférence fut prêchée à Notre-Dame de Paris sur l’immutabilité de l’Église. C’était 422

La raison et la foi un morceau d’une phraséologie éloquente, mais une perpétuelle et inconsciente injure à l’histoire, si on le prenait pour ce qu’il voulait être, la démonstration par les faits. Peut-être ceux qui l’entendirent en furent-ils grandement édifiés. Mais s’il s’était trouvé là par hasard un homme quelque peu versé dans l’histoire ecclésiastique, notamment dans l’histoire des dogmes, conduit par un secret désir de trouver quelque lumière sur le problème religieux, de découvrir la vraie religion dans le catholicisme, il aurait été stupéfait d’entendre proclamer comme expression de la foi catholique, du haut d’une chaire qui est en son genre la première du monde, une théorie de l’immutabilité ecclésias- /[fol.  935] tique dont la connaissance la plus élémentaire des faits et une philosophie de sens commun démontrent l’inanité. Si cet homme avait pensé que l’Église ne peut vivre qu’en fermant les yeux sur son passé, en niant l’évidence, en se payant de mots, s’il s’était trouvé ainsi confirmé dans le doute, poussé vers l’incrédulité ou bien vers ce christianisme individualiste dont M. Sabatier est le grand prophète, est-ce à son orgueil qu’il faudrait imputer ce résultat négatif ? L’accuserions-nous de mauvaise foi ? Mieux vaudrait encore accuser le malheur des temps qui a empêché l’Église de former des hommes à la hauteur de toutes les grandes tâches qui lui incombent. La perfection serait de se taire, de n’accuser rien ni personne, et de se mettre courageusement à l’œuvre. Partons de ce principe que la foi, à le bien prendre, n’est pas un sacrifice mais un acte souverain de la raison, qui ne lie l’esprit qu’à la vérité, qui n’impose le renoncement à aucune évidence, à aucune espérance de progrès intellectuel. On ne croit pas pour ne pas connaître davantage et ne rien voir au-delà de sa foi ; on croit pour mieux connaître et voir toujours plus haut, plus loin. La foi est une activité de l’âme dans l’ordre religieux et moral ; la raison ne s’y gouverne pas uniquement, comme dans l’ordre scientifique, par l’évidence de ses axiomes et de ses déductions ; elle y est soutenue par un principe supérieur, qui est une force, un élan vers le divin, vers la perfection morale, et qui ne naît pas de l’homme seul, /[fol. 936] qui est une action de Dieu dans l’homme, pour s’achever en ascension de l’homme vers Dieu. L’objet de cette activité surnaturelle est défini dans les symboles de l’Église, mais a besoin de se définir en chacun de nous par un travail personnel dont aucune autorité, si haute qu’elle soit, ne nous dispense. La foi est soutenue et fortifiée par les actes de la religion ; elle vit de vertu ; c’est, dans l’individu, l’activité de la raison suivant et réfléchissant en elle-même le mouvement de l’âme entière vers Dieu, à travers les expériences de la vie chrétienne. {Une volonté droite est la condition toujours indispensable de cette activité, comme elle l’est de tout le mouvement surnaturel qui se reflète dans la pensée religieuse. C’est la bonne volonté qui préside à l’œuvre de la raison, qui la commande et la domine, non pour lier la raison sous des idées adventices et des formules toutes faites, mais pour l’attacher intimement à l’éternelle vérité contenue dans l’Évangile et dans l’enseignement de l’Église.}(x) Le développement de l’instruction et de la raison ne sera jamais un danger pour la foi d’un homme qui ne confond pas la vérité religieuse avec les formules qui lui servent de véhicule. Le mystère même cesse d’être un fardeau pour l’intelligence quand on ne le met plus dans les idées ni dans les mots, quand on le reconnaît où il se trouve réellement, c’est-à-dire dans les choses. La raison n’a rien à dire contre cette énigme et elle est heureuse que la foi lui en donne le mot, qui est la bonté infinie de Dieu.

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Alfred Loisy /[fol. 937] III [Croyance et choix volontaire] [Le devoir de conscience.] Ainsi donc la foi est un acte de haute raison, un acte de l’âme agissant dans la plénitude de sa liberté. C’est un acte moral autant qu’un acte intellectuel ; c’est un acte obligatoire, un vrai devoir. L’obligation de la foi résulte de sa nature même et de son objet. Il n’y pas obligation de croire que deux et deux font quatre : une telle obligation serait superflue, parce qu’il s’agit d’une évidence matérielle et de raison, qui n’a rien de moral, et à laquelle nous nous rendons, sans que notre conscience et notre volonté y soient aucunement intéressées. L’individu qui se trouverait capable de contester une vérité de ce genre et de soutenir que deux et deux font cinq serait tenu pour insensé, non pour coupable. Prétendre, au contraire, que Dieu et le devoir sont d’anciens préjugés n’est pas tomber dans l’absurdité palpable : des gens qu’on ne peut regarder comme fous tiennent de ces propos. Mais c’est faire preuve d’aberration morale. Sans doute, il y a athée et athée, incrédule et incrédule. M. Sabatier nous a déjà dit que l’on peut être athée à l’égard du Dieu des autres, c’est-à-dire à l’égard de telle conception particulière de Dieu, sans être athée à l’égard de Dieu même. Socrate fut athée pour les Grecs superstitieux. Les juifs et les chrétiens furent athées pour les païens idolâtres. Ceux qui nient l’existence d’un Dieu /[fol. 938] personnel nous semblent athées, et ils le sont peut-être moins que nous ne supposons, parce que leurs objections sont dirigées contre l’idée d’une personnalité analogue à la nôtre, contre un anthropomorphisme que nous-mêmes retenons simplement comme un symbole indispensable ; car nous n’ignorons pas qu’entre Dieu et l’idée que nous avons de la personnalité la distance est infinie, et la personnalité de Dieu figure pour nous la distinction essentielle de Dieu et des êtres particuliers qui constituent le monde. Il n’en reste pas moins que l’athéisme vulgaire irréligieux, matérialiste est un mal, un péché ; et nous devons en dire autant de l’hérésie. L’obligation existe de croire à la vérité morale nettement perçue : du reste on y croit toujours lorsqu’on la perçoit nettement. Le devoir est de la chercher pour la trouver, la percevoir comme il faut et y adhérer. La moralité humaine consiste en ce que notre nature est capable de ce devoir et de son accomplissement. Les premiers principes ne se démontrent pas, disaient les vieux logiciens. L’obligation de la foi religieuse et morale est en son genre un premier principe. Dans l’ordre rationnel le premier principe peut se formuler ainsi  : « l’être est l’être », c’est-à-dire « Dieu est », contrastant au néant. Dans l’ordre moral, le premier principe sera : « le bien est le bien », c’est-à-dire encore « Dieu est », contrastant au mal. L’obligation de tendre au bien ne se démontre pas plus que l’existence /[fol. 939] de l’être ou l’évidence de la vérité. Elle existe dès que le bien existe avec la faculté d’y tendre. Nous devons réaliser le bien par tous les moyens qui sont à notre disposition, comme nous réalisons l’être et le vrai. La condition du bien étant d’être réalisé par une volonté libre, la nécessité qui se manifeste dans l’ordre de l’être et de la vérité prend ici le caractère d’un devoir, c’est-à-dire d’une nécessité comprise et consentie. L’expérience des siècles et la nôtre montrent que le bien ne se réalise que très imparfaitement sans la religion et que la religion seule donne à la vie morale son élan et sa puissance de développement. L’obligation existe de croire en Dieu maître du devoir, c’est-à-dire de regarder le devoir comme une loi supérieure à l’homme, et conséquemment au monde, comme la loi vivante et 424

La raison et la foi souveraine de l’univers. L’obligation existe pour l’homme de considérer le monde religieusement. La nécessité rationnelle de l’envisager ainsi n’est pas absolue, sans quoi l’on ne rencontrerait point d’athées, de sceptiques, ni même d’indifférents. C’est par un multiple besoin de notre nature et non par une vue directe de notre esprit que nous percevons la vérité de Dieu. Le premier degré de la foi religieuse et morale est un devoir de conscience et non une nécessité de raison. Nous avons dit en quel sens on peut l’appeler religion naturelle. L’hypothèse théologique de l’état de pure nature est dépourvue de réalité, les théologiens eux-mêmes le reconnaissent, bien qu’elle ne manque pas /[fol. 940] de fondement logique. On conçoit un être doué de raison et capable de trouver Dieu par le raisonnement ; et l’on dit que cet être aurait pu connaître Dieu naturellement, sans le secours de la grâce et de la révélation, jusqu’à la fin des temps. Seulement cet être n’a jamais existé. Ce n’est pas l’homme dans les conditions de son existence terrestre. Car la raison humaine n’est pas une puissance anonyme, universelle, invariable, qui ait eu la même capacité et la même vigueur chez tous les hommes et à tous les âges depuis le commencement. L’homme réel a toujours à atteindre Dieu comme surnaturel à lui, comme dépassant les prises de toutes ses facultés, même de sa faculté intellectuelle. L’hypothèse de l’homme atteignant Dieu par le simple mouvement de sa raison ne correspond nullement au rapport effectif de l’homme avec Dieu. La loi de l’homme est de chercher Dieu par l’effort et de ne l’atteindre qu’en s’élevant perpétuellement au-dessus de lui-même, c’est-à-dire au-dessus de ses instincts d’animal et au-dessus de sa propre raison, qui, dans les limites de sa sphère d’observation, ne constaterait que les phénomènes et leur enchaînement apparent. {Le même instinct divin lui fait affirmer l’être et la cause, le vrai et le bien, c’est-à-dire Dieu. Elle ne démontre pas ces postulats de l’action humaine ; elle y croit. Cette foi a besoin d’être religieuse pour être constituée dans sa perfection. Ce n’est pas la raison seule mais l’âme tout entière qui éprouve natu- /[fol.  941] rellement le besoin de Dieu, qui le cherche au-delà de ce que la raison peut atteindre, qui ne le conçoit pas autrement que surnaturel, et communiquant surnaturellement avec les hommes, bien qu’elle pense le trouver en quelque façon dans la nature. C’est à ce Dieu surnaturel et vivant que l’homme doit croire, s’il ne veut renoncer à croire en lui-même.}(y) Le Dieu des philosophes que la raison démontre n’est pas un objet de foi ni de religion ; il appartient à la même catégorie que l’homme de pure nature, imaginé par les théologiens : ce sont deux idées qui s’appellent l’une l’autre, qui n’ont pas plus de réalité l’une que l’autre, qui sont des conceptions volontairement incomplètes de l’homme et de Dieu. La vraie preuve de Dieu pour l’homme est le besoin qu’il en a, le mouvement de son être qui l’emporte vers lui. L’homme est obligé moralement de suivre cette loi de son être autant qu’il en a conscience ; il doit vouloir sa perfection morale, comme il veut naturellement être ; il abdique en renonçant à s’élever. Il est d’ailleurs évident que cette obligation est en rapport avec les lumières de l’individu, comme il est certain que sa perception nette est attachée à l’idée de Dieu, le devoir étant pour ainsi dire Dieu même à réaliser en nous par le secours de Dieu. {Nous ne pouvons être dispensés d’affirmer Dieu et le devoir au-dessus de nous, la loi du progrès en nous, l’obligation de l’effort volontaire pour réaliser le devoir et le progrès, notre impuissance à remplir le devoir qui nous sollicite, la grâce de Dieu qui nous permet de sur- /[fol. 942] monter notre faiblesse et qui crée en nous le vouloir efficace du bien dans la plénitude de notre liberté. Tout cela est compris dans la notion du devoir humain.}(y) Si l’on veut soulever des objections, elles ne manqueront pas contre Dieu, contre le devoir, contre 425

Alfred Loisy l’infirmité essentielle de notre nature, contre l’efficacité de la prière et la nécessité de la grâce. Une conscience droite et éclairée pourra les discuter sans en être troublée, parce qu’elle voit en elle-même ce qu’elle croit. {Les objections, pour autant qu’elles auront force logique n’atteindront que telle conception théorique de Dieu, de la nature et de la grâce, et nous n’ignorons pas que ces conceptions peuvent être modifiées indéfiniment sans que la foi en souffre, et qu’elles doivent même l’être souvent dans l’intérêt de la foi. L’hérésie à l’égard de Dieu ne résultera jamais d’un effort pour le concevoir plus réel, plus vivant, plus intérieur à l’homme et transcendant au monde ; elle consiste à se persuader qu’il n’est pas, ou ce qui revient au même, à vouloir qu’il ne soit pas juste, bon, tout-puissant, qu’il soit en dehors du monde, étranger à l’homme ; Dieu est, il est dans l’univers ; il est juste ; il est bon ; il est puissant ; il réalise dans le monde et en nous sa bonté, sa justice, sa force, bien qu’il ne se confonde pas avec l’univers et que ce qui paraît de force dans l’univers, ce qui se fait de vertu et de justice en nous, ne soit à proprement parler ni la puissance, ni la perfection de Dieu, qui /[fol. 943] sont transcendantes à toute œuvre créée, mais seulement un effet, un reflet, une image où vivent en quelque façon cette puissance et cette justice éternelles.} (z) [C’est un devoir de croire en Christ.] C’est un devoir de croire en Dieu ; c’est aussi un devoir de croire en son Christ, selon la connaissance qu’on a de lui. Entendons-nous bien cependant sur ce qu’est le Christ de la foi. {Ce Christ est le Christ réel, non pas précisément l’image concrète que l’historien critique peut entreprendre de retracer avec plus ou moins de sûreté, ni l’image abstraite que décrit la théologie.}(aa) La foi n’a pas pour objet propre les faits constatés ou les conceptions métaphysiques. Ceux-là peuvent servir de base et celles-ci d’explications à la foi. Les uns sont matière d’expérience, et les autres de raisonnement. De même que le monde et l’idée même de Dieu ne sont pas l’objet de la foi en Dieu, de même le fait évangélique et la théorie christologique ne sont pas l’objet direct de la foi en Jésus ; et pareillement le fait ecclésiastique et la théorie des pouvoirs confiés à la hiérarchie ne sont pas l’objet direct de la foi à l’Église. Tout cela est contingent ou changeant, passé ou transitoire, et l’objet réel de la foi ne change pas. On est obligé de croire au Christ dès que l’on a reconnu la transcendante vérité de l’expérience religieuse qui se traduit dans les discours du Sauveur, dans ses actes et dans son attitude en face de la mort. Cette réalité consiste dans la présence  /[fol.  944] intime de Dieu à l’humanité, présence qui s’est réalisée en Jésus dans une perfection ineffable déjà pour lui, et qui l’est bien davantage encore pour nous. Jésus nous révèle cette présence divine ; on peut dire que lui seul l’a révélée et la révèle encore aux hommes. Et comme le sentiment vivant de cette présence est le véritable principe du salut, la source unique de la confiance en Dieu, condition de tout relèvement et de tout progrès moral, Jésus est à la fois le seul révélateur et le seul sauveur. Son exemple est aussi salutaire que ses discours. Sa mort est plus instructive encore et plus salutaire que ses discours et que ses exemples, parce qu’elle nous apprend que la mort n’est rien, que la vie est tout, et que la vie est immortelle grâce à la mort. Il faut perdre sa vie mortelle pour la retrouver immortelle. Jésus seul a dit ces choses et les a accomplies en sa personne ; à peine avant lui en avait-on le pressentiment ; il en a fait un principe de conversion, d’action, d’association ; il a procuré aux hommes la plénitude de la vie morale dans la plénitude de la vie religieuse ; il a fortifié cette vie en la simplifiant dans l’unité du devoir, l’unité de l’amour. Croire en Jésus, c’est donc sentir la vie 426

La raison et la foi éternelle qui est en lui, et s’y attacher dès qu’on la sent réelle, dès qu’on est sollicité par son attrait puissant. Refuser de croire en Jésus serait encore vouloir ne pas être, ne pas avancer, ne pas se réaliser soi-même en réalisant la vérité perçue. Il faut croire en Jésus sous peine de damnation éternelle. Ceux qui dédaignent l’invitation au /[fol. 945] festin messianique sont jetés dans « les ténèbres extérieures » : ils l’ont bien mérité, puisqu’ils n’ont pas voulu rentrer en eux-mêmes pour y former le Christ, comme dit saint Paul, et vivre dans sa lumière. [Les articles du symbole : l’Incarnation.] Mais est-ce là toute la foi au Christ, et pour croire en Jésus n’est-il pas nécessaire d’admettre tout ce qui est écrit dans les symboles et définitions de l’Église, à savoir que le Verbe qui existait de toute éternité s’est fait homme dans le temps, ayant été conçu par l’opération du Saint-Esprit, dans le sein de Marie, qui l’enfanta en demeurant vierge ; qu’il souffrit et mourut sous Ponce Pilate ; qu’il est descendu aux enfers et qu’il est ressuscité des morts, le troisième jour, ayant réuni son âme à son corps, et sortant glorieux du tombeau ; qu’il est monté au ciel, où il est assis à la droite de Dieu, et qu’il viendra de là à la fin des temps, pour juger les vivants et les morts ? Ne sont-ce pas les articles de la foi, et ne devait-on pas les énumérer d’abord pour déterminer l’objet de la foi au Christ ? {Si nous n’avons pas rapporté d’abord ces articles du symbole, c’est qu’ils ne sont pas la substance de la foi en Jésus, qu’ils ne résument pas cette foi, qu’ils la traduisent seulement et n’en sont que l’expression la plus ancienne, autorisée par la tradition. Pris en eux-mêmes, ces articles ne nous révèlent pas Jésus, ils ne nous le donnent pas, ils ne nous introduisent pas en lui. Ils peuvent être nécessaires pour nous le faire connaître, et ils sont sacrés pour /[fol. 946] nous parce qu’ils signifient Jésus depuis les premiers temps de l’Église.}(ab) Ce n’est pas toutefois à ces formules que nous croyons ; nous croyons à la vérité que représentent les formules, c’est-à-dire Jésus sauveur dans le sens très réel que nous avons vu plus haut. Si l’objet de notre foi devait être censé contenu matériellement dans les formules du symbole, nous serions aujourd’hui incapables de l’atteindre. Personne maintenant ne conçoit, ou peut même concevoir comme une réalité absolue le Verbe de Philon et du quatrième Évangile, antérieur au monde, médiateur de la création, révélateur du Père invisible et impénétrable. Nul ne peut concevoir davantage l’incarnation de ce Verbe comme l’introduction, dans une humanité donnée, d’un principe personnel essentiellement distinct de cette humanité, et la gouvernant automatiquement comme l’ont cru les théologiens scolastiques. Le Christ était parfaitement homme, et si divine, en un sens, qu’ait été sa conscience personnelle, cette conscience n’en était pas moins humaine ; elle se sentait humaine devant le Père céleste, nonobstant son union intime, on pourrait presque dire son unité avec le Père présent en elle. Le Christ a grandi et s’est développé en homme, il a senti, pensé, parlé en homme, tout en révélant Dieu dans son humanité. Dire qu’il n’était qu’un homme serait une hérésie, car ce serait éveiller une idée fausse de sa mission et de son rapport avec Dieu. Il serait sans doute toujours plus vrai de dire qu’il était Dieu révélé, Dieu fait homme. Encore est-il que la divinité de Jésus, au sens où on l’entend communément  /[fol.  947] n’est qu’un théorème de métaphysique religieuse, une conception destinée à faire valoir l’éminente personnalité de Jésus et son rapport unique avec Dieu ; ce n’est pas une définition réelle du Christ, mais une définition abstraite et relative ; et l’on croit suffisamment à cette définition quand on s’en sert pour arriver à Jésus, tant que l’Église ne jugera pas opportun d’en modifier les termes. 427

Alfred Loisy [La conception et la naissance de Jésus. La descente aux enfers.] Les articles concernant la conception virginale du Sauveur et la perpétuelle virginité de Marie ont été acceptés par l’Église dans leur sens littéral et matériel. Après tout ce que nous avons vu de l’histoire des dogmes, il ne nous semble pas téméraire de penser que si le fondement historique de la tradition concernant ces articles venait à se trouver ruineux (ac), leur vérité symbolique n’en serait pas atteinte et l’Église continuerait à y trouver une leçon utile pour la foi. Le fait de la passion, considéré en lui-même ne relève pas de la croyance religieuse  : c’est un point d’histoire dûment établi et incontesté. Ce qui est matière de foi, à savoir l’efficacité surnaturelle de la mort de Jésus, n’est pas écrit dans le symbole des apôtres et se laisse à peine entendre dans le symbole de la messe. La théorie de la rédemption constitue d’ailleurs un dogme aussi consistant que celui de l’incarnation, et qui se trouve dans le même rapport avec la foi de Jésus. Tant /[fol. 948] que l’Église n’aura pas autorisé quelque interprétation de cette théorie devenue traditionnelle, on a le droit et le devoir de s’en servir, en la prenant pour ce qu’elle est, un moyen de s’approprier l’effet de la passion rédemptrice. {La théorie n’est qu’un symbole destiné à nous faire entendre le sens de la mort et l’influence de la mort de Jésus sur le salut du monde.}(ab) L’article de la descente aux enfers et celui de l’ascension, nous l’avons déjà remarqué, sont les témoins les plus irréfragables de la mutabilité des dogmes en ce qui regarde leurs éléments matériels, et les idées qui les figurent. Ces articles ont eu primitivement un sens local qu’ils perdent de plus en plus dans l’enseignement théologique, bien qu’ils le retiennent encore plus ou moins dans l’enseignement et la conception populaires. Toutefois, ce n’est pas le seul déchet qu’ils aient subi. Outre que la détermination locale est un élément important de leur signification originelle, l’objet même de la démarche qu’ils affirment devient insaisissable dès que son terme local n’existe plus. La descente aux enfers a été conçue d’abord comme un moyen de faire participer les hommes qui étaient morts avant la venue du Christ au bénéfice de l’Évangile : Jésus mort allait annoncer la bonne nouvelle aux morts, de façon qu’ils puissent trouver comme les vivants le salut dans la foi. L’idée se trouve dans la première épître de Pierre, et elle est rendue de façon très vivante dans l’Évangile apocryphe publié sous le nom de cet apôtre. Au moment où le Christ sort du tombeau, une voix /[fol. 949] céleste lui demande : « As-tu prêché l’Évangile aux morts ? » Et de la croix qui le suit une autre voix répond : « Oui ». La théologie traditionnelle n’a pas retenu cette conception assez mythologique de la prédication aux morts ; il a été simplement admis que l’âme de Jésus était allé chercher dans les limbes les âmes des justes dont le salut était déjà assuré parce qu’ils étaient morts dans la foi au Messie annoncé. Cette foi au Messie futur prend en réalité, comme moyen de salut, la place de la descente aux enfers, qui se trouve en plus en être le symbole. Il appartient à l’Église de décider si ce symbole doit être maintenu comme réel. Ne faudrait-il pas néanmoins dès maintenant qu’un théologien fût bien aveugle et ignorant pour imposer, comme condition de salut et d’accès à la communion de l’Église catholique, à un homme instruit dans l’histoire des dogmes, l’obligation de tenir pour certain que l’âme de Jésus pendant que son corps était inanimé dans le tombeau, est allée quelque part à seule fin de rassembler autour d’elle les âmes des justes défunts et de les associer au triomphe de sa résurrection ? L’Église, en effet, n’a pas de doctrine officielle sur ce point, et il n’est plus possible de se former une idée consistante du fait en question. L’on est quitte ici du respect que l’on doit à la tradition et aux formules 428

La raison et la foi de l’Église en reconnaissant que cet article du symbole n’est pas vide de sens, bien qu’on ne puisse plus maintenant le prendre à la lettre. /[fol. 950] [La résurrection.] La résurrection est aussi un article de foi, d’une signification plus réelle que la descente aux enfers, mais qu’il faut pareillement distinguer de sa représentation matérielle et symbolique, laquelle n’est pas et n’a jamais été l’objet propre de la foi. {On dit que l’âme de Jésus-Christ se réunit à son corps, rendit la vie au cadavre qui était dans le tombeau, que l’être du Christ vivant se trouva ainsi reconstitué et l’on pense dire une chose toute simple, parfaitement intelligible, comme si l’on savait ce que c’est que l’âme, et comme si le cadavre d’un homme mort depuis deux jours était le même corps qu’avant le décès, comme s’il était encore une partie réelle de l’être humain qu’il a été.}(ad) Les contradictions s’accumulent les unes sur les autres : on en fera des miracles. On supposera toutes les impossibilités : de pieux auteurs ont montré les anges ramassant toutes les gouttes de sang de Jésus pour lui restituer à sa résurrection ce qu’il avait perdu dans sa passion. Peine bien superflue si nous acceptons l’idée que saint Paul veut nous donner des corps glorieux ; car ceux-ci ne sont pas les corps terrestres avec tous leurs éléments matériels, mais des corps spirituels qui ont laissé en terre tout ce que les premiers avaient de grossier et de périssable, par une métamorphose analogue à celle du grain qui pourrit dans le sol pour devenir une plante vivante. Si l’on suit jusqu’au bout la pensée de l’Apôtre, il n’est aucunement nécessaire d’admettre que tous les /[fol. 951] atomes du cadavre déposé dans le sépulcre du Golgotha aient retrouvé leur place dans le corps spirituel de Jésus. Saint Paul ne le dit nulle part, et il ne paraît pas l’avoir cru. En saurons-nous plus long que saint Paul ? Alléguerons-nous le tombeau vide pour prouver que rien n’est resté du corps de Jésus et qu’il a été transformé tout entier dans la gloire ? Ce n’est point par de tels arguments, véritables conjectures, que la foi s’affermit, surtout à une époque comme la nôtre ; c’est par là au contraire qu’elle se compromet et se perd en voulant expliquer l’inexplicable, en mêlant des hypothèses mécaniques à un fait d’ordre spirituel qui leur est infiniment supérieur, la vie impérissable de Jésus pour Dieu et pour son Église. {À ceux qui prétendent que la résurrection est un fait historique, attesté par des témoins dignes de foi, qui se démontre tout comme l’existence terrestre et la mort du Sauveur, nous avons déjà répondu que c’est là une erreur de notre apologétique ; que la résurrection ne serait pas objet de foi si elle était démontrable en cette matière ; qu’elle serait dans ce cas aussi inintelligible qu’indémontrable, qu’elle n’est pas un fait d’ordre matériel et sensible, entrant en cette qualité dans la trame de l’histoire humaine, mais un fait d’ordre spirituel et divin, un fait invisible, invérifiable par l’expérience des sens et par le simple témoignage que les apôtres l’ont vérifiée comme fait sensible, mais éprouvée comme fait divin ; que le témoignage /[fol. 952] du Nouveau Testament prouve la foi de l’Église, non la réalité de la résurrection, parce que les textes bibliques, si on les prend comme témoignages de fait deviennent discordants au point d’être inconciliables(ae) et de ne laisser dans l’esprit du lecteur aucune idée précise de la chose attestée ; que le seul moyen possible et légitime de les mettre d’accord est de les prendre pour ce qu’ils sont, des témoignages de foi ; que les apôtres eux-mêmes ont cru à la résurrection et ne l’ont pas vue ; que les apparitions de Jésus, dans les conditions où elles semblent s’être réellement 429

Alfred Loisy produites, ne prouvaient que pour des âmes déjà persuadées, sans s’en rendre compte elles-mêmes, que Jésus ne pouvait rester captif de la mort, l’idée de fantôme qui s’est présentée à quelques esprits ayant dû prévaloir, si les Apôtres n’avaient eu foi en Jésus, et n’avaient pas, sous l’impulsion de cette foi, attribué au Sauveur, à l’occasion des visions dont les circonstances ont été matérialisées à dessein par la tradition une vie supérieure à celle qu’il avait perdue ; enfin que la résurrection se prouve de la foi à la foi, non de la raison à la raison, que c’est le premier article de la foi chrétienne, et non le dernier fait de l’histoire évangélique. Nous croirons donc à la résurrection, car nous ne pouvons pas en être certains ; et puisque ni les documents de la révélation ni l’enseignement dogmatique de l’Église ne nous fournissent à son sujet un témoignage de fait, il nous suffira de l’ad- /[fol. 953] mettre comme un point de croyance surnaturelle dont les Évangiles et l’enseignement ecclésiastique nous aident à entrevoir la réalité profonde, supérieure à toute représentation matérielle.}(ad) Nous avons déjà parlé de l’ascension, où il est impossible de voir autre chose qu’un symbole de l’entrée de Jésus dans sa gloire éternelle. Pour nous obliger à entendre littéralement le récit de saint Luc, l’Église devrait en définir le caractère historique, ce qu’elle ne pourrait faire qu’après l’avoir vérifié. Si l’ascension aussi était un fait matériel dûment constaté, ce ne serait pas un objet de foi, on saurait ce qui est arrivé, et il n’y aurait pas lieu d’y croire. Et qu’importerait à notre salut la connaissance de ce fait extraordinaire ? Le fait lui-même ne serait qu’un symbole, et ce qu’il faudrait croire, c’est qu’il représente l’entrée de Jésus dans la gloire du Père. Ainsi la foi n’est pas autrement intéressée à la façon dont on interprétera la première page des Actes des Apôtres. [Le retour du Christ.] La croyance au retour du Christ sur la terre, si on compare ce qu’elle est devenue à ce qu’elle a été, est presque un dogme oublié. Autant cette croyance est vivante en saint Paul et dans tout le Nouveau Testament, autant elle est effacée dans le catholicisme d’aujourd’hui. N’étaient les formules des anciens symboles qui en retiennent l’expression /[fol. 954] indiscutable et qui obligent les théologiens à s’en occuper, on peut croire que l’Église ne penserait pas plus au retour de Jésus sur les nuées qu’elle ne pense au règne de mille ans où se complut l’imagination des premières générations chrétiennes. Il ne reste de cette vieille eschatologie que des mots dont le théologien et le catéchiste donnent des explications plus ou moins embarrassées. On se demande ce que signifient « les vivants et les morts » qui doivent être jugés ensemble, on ne sait plus ce que sera la fin du monde ni comment elle viendra ; on se croit assuré qu’elle ne viendra pas de sitôt. On a donc abandonné à peu près tous les éléments de la croyance primitive. On garde l’idée de plus en plus abstraite et de moins en moins nécessaire du jugement dernier. L’importance décisive que le jugement particulier a prise dans la théologie et dans la croyance commune rend inutiles ces grandes assises de la justice divine. La résurrection générale ne change rien à la condition des défunts et fait depuis longtemps double emploi avec l’immortalité de l’âme, bien que les deux symboles se complètent ou se corrigent en quelque façon l’un l’autre. Le symbole grec de l’immortalité serait peut-être un peu vague et nébuleux, et le symbole juif de la résurrection serait un peu matériel, si les deux ne s’amalgamaient. Ils se rapportent néanmoins au même objet ; et l’on peut se demander jusqu’à quel point l’idée d’un développement dans la condition éternelle des êtres n’est pas un symbole superflu. Dans cette profusion /[fol. 955] d’images insaisissables que la tradition nous a léguées, le retour de 430

La raison et la foi Jésus en qualité de Juge suprême et roi des élus est aussi un symbole. {Il faut que Jésus soit juge. N’est-ce pas d’après lui que l’éternité mesure ce que nous faisons et ce que nous valons ? Ne mettons pas notre esprit ni celui des autres à la torture pour leur faire accepter comme vérité salutaire le sens littéral d’une formule dont la portée réelle est justement ce qui nous échappe.}(af) De cet examen sommaire auquel nous avons soumis les articles du symbole apostolique il résulte que la foi en Jésus n’est pas une adhésion aveugle à la signification matérielle des formules autorisées qui nous parlent de lui ; l’Église ellemême interprète une bonne partie de ses formules d’une façon toute spirituelle et figurée ; la signification du reste, essentiellement symbolique, comme tout ce qui touche à l’expression des vérités religieuses, apparaîtra de plus en plus comme telle, à mesure que se développe le travail réfléchi de la pensée chrétienne. L’enseignement officiel de l’Église suit ce développement et ne le prévient pas. Nous nous efforçons, nous devons nous efforcer de concevoir le Christ comme l’Église nous le propose ; mais nous ne pouvons après tout, le concevoir qu’à notre mode, persuadés que la pensée de l’Église et la nôtre, et toute conception possible demeure au-dessous de celui en qui nous croyons, en qui nous devons croire, à travers les formules insuffisantes qui nous apprennent à le connaître. /[fol. 956] [La foi en l’Église.] Et comme on a dû s’élever de la foi en Dieu à la foi en Jésus, il faut s’élever de la foi en Jésus à la foi en l’Église. {Car la foi en Jésus est la seule garantie de la foi en Dieu, et la foi en l’Église est la seule garantie de la foi en Jésus. Nous n’ignorons pas que leurs objections s’accumulent à mesure que l’on avance dans ce chemin de la foi. Les incrédules en avaient beaucoup contre Dieu ; les déistes en ont plus encore contre le Christ. Les protestants en produisent contre l’Église beaucoup plus que les déistes n’en peuvent énoncer contre Jésus. Cependant l’Église est le témoin de Jésus, comme Jésus est le témoin de Dieu. Ceux qui refusent leur foi à l’Église ne garderont pas longtemps leur foi au Christ, et ceux qui refusent leur foi au Christ ne garderont pas longtemps leur foi à Dieu.}(ag) Entendons-nous d’abord sur l’objet de la foi à l’Église. L’Église à laquelle on croit n’est pas précisément l’institution que nous voyons et à laquelle nous n’avons pas besoin de croire, puisque son existence est un fait constaté ; ce n’est pas non plus la notion que les théologiens et les conciles nous donnent de la société chrétienne, de son organisation hiérarchique, de l’autorité pontificale et du droit absolu de la hiérarchie ecclésiastique au gouvernement des âmes. {Cette notion traduit la foi à l’Église, elle l’interprète, et elle est elle-même susceptible d’interprétation. Elle n’est pas la foi ni l’objet dernier de la foi, l’objet auquel on doit croire, car elle n’est pas /[fol. 957] réellement l’Église ; elle représente ce que l’Église a conscience d’être maintenant ; mais l’Église n’a pas la conscience actuelle de tout ce qu’elle est en puissance. La foi en l’Église, pour autant que cette foi est dans le christianisme une force vivante et permanente, un principe de durée, de solidité, de fécondité, la foi en l’Église consiste dans la persuasion que le christianisme est par sa nature, dans son esprit, dans l’intention la plus réelle et la plus intime de son fondateur, une religion universelle, et non seulement une religion qui s’adresse à tous les individus, mais qui les réunit tous, que c’est une société religieuse universelle, et que cette société ne s’est réalisée, ne peut se réaliser que par l’Église catholique.}(ag) Croire cela est un devoir, parce 431

Alfred Loisy que c’est une vérité qui se rend évidente à la foi, et qui devenue évidente, s’oppose obligatoirement comme toute vérité morale. L’obligation est d’autant plus stricte que cette vérité a plus de conséquences non seulement pour la perfection du christianisme dans l’individu mais pour sa propagation dans le monde. Ne pas vouloir entrer dans le christianisme universel, dans la société catholique, sous prétexte que l’on doit être sauvé par Jésus seul est une désobéissance envers Jésus qui ne s’est pas attaché ses disciples en les tenant séparés les uns des autres, mais les a groupés en confiant d’une certaine /[fol. 958] manière à tous le salut de chacun, et réciproquement à chacun le salut de tous, c’est un crime contre Dieu même qui veut certainement l’union de ses enfants. On se convaincra sans peine, en méditant sincèrement l’Évangile et les conditions historiques de son adaptation aux besoins de l’humanité dans tous les siècles, que la pleine réalité du royaume de Dieu ne consiste pas seulement dans la perfection individuelle des croyants, mais aussi dans la perfection de la société qu’ils forment, l’une étant d’ailleurs inséparable de l’autre, et qu’une secte particulière, quels que soient les mérites de ses membres, ne peut pas être complètement évangélique. Or l’esprit de secte et la forme sectaire caractérisent toutes les branches de la chrétienté, sauf l’Église catholique, envisagée dans ses principes constitutifs, et son attitude générale. Le protestantisme n’est pas une secte, mais des centaines et des milliers de sectes ; logiquement il devrait contenir autant de sectes que d’individus ce qui, au point de vue de l’Évangile et de la saine raison est le comble de l’hérésie. Les églises schismatiques nées de l’ancienne Église d’Orient sont des sectes nationales et rien n’est moins conforme à l’Évangile que ce fonctionnement de la société chrétienne selon la division des États. Si le christianisme est réalisé quelque part ce ne peut être que dans l’Église catholique. Toute la question est de savoir si cette Église est en mesure d’accomplir et accomplit /[fol. 959] réellement le programme de l’Évangile. Certes elle a ses défauts comme toute institution d’homme ; {elle paraît à tout instant et depuis l’origine en péril de se dissoudre ou de s’immobiliser, de manquer ainsi de manière ou d’autre à la mission qu’elle s’adjuge. Mais cette mission n’existe-t-elle pas ? N’estelle pas nécessaire ? N’a-t-elle pas toujours été remplie et ne l’est-elle pas encore plus ou moins parfaitement par l’Église catholique, par elle seule ?}(ag) N’est-ce rien que de représenter presque tout le passé du christianisme, d’en être la portion la plus consistante dans le présent, la plus sûre garantie d’avenir ? N’est-ce rien que d’avoir la Bible comme les protestants, la tradition comme les Églises orientales, et d’être en même temps l’organe vivant d’un progrès toujours nécessaire, et qui, pour avoir été souvent lent et tardif, s’est toujours accompli quand il fallait ? Puisque l’existence du christianisme sur la terre et son avenir sont liés à l’existence et à l’avenir de l’Église catholique, on doit croire à l’Église, si l’on est chrétien, ou bien c’est que l’on refuse d’être tout à fait chrétien. [Déviations possibles.] Quant aux objections des sectaires contre l’Église catholique, nous les avons déjà rencontrées et réfutées vingt fois. On nous répétera que l’Église catholique ne fait pas sur la terre l’œuvre de Jésus-Christ ou qu’elle la fait très mal ; qu’elle exige beaucoup plus de la foi que nous ne venons de dire ; que croire à l’Église, c’est croire au Pape infaillible /[fol. 960] omnipotent, c’est se reconnaître sujet du Pape en toutes choses, pour toute la croyance et pour toute la conduite ; c’est croire que l’Église catholique d’aujourd’hui, avec sa hiérarchie, ses dogmes et son culte est une institution essentiellement divine et chrétienne, bien que ce soit, historique432

La raison et la foi ment parlant une institution humaine et une institution romaine ; c’est admettre la valeur absolue de toutes les formules et de toutes les pratiques, l’autorité absolue de tous les pouvoirs constitués, depuis le pouvoir du pape, auquel tout est soumis, jusqu’à celui du simple directeur de consciences qui répond de mon salut si je veux lui obéir. Voilà, nous dira-t-on, ce que c’est que croire à l’Église, et nous ne contesterons pas qu’un grand nombre de catholiques parmi les fervents y croient ou tendent à y croire de cette façon. Mais cette tendance du catholicisme moderne n’est pas plus définitive et immuable que les formes antérieures(ah) de la même foi qui ont été différentes de celle-là. Combien d’excellents catholiques jusqu’au XIe siècle et même au XIIIe, même au XIXe(ai) siècle ont vécu sans soupçonner et sans admettre l’infaillibilité du Pape. Les Papes eux-mêmes n’en avaient pas conscience. {Croit-on que cette notion de l’infaillibilité va rester immobile et que l’Église catholique ne fera plus rien maintenant que de recueillir les paroles qui tomberont de la bouche des Pontifes romains et d’enregistrer pieusement les décrets des congrégations romaines ?}(aj) /[fol. 961] Autant un catholique serait à blâmer s’il déclarait mauvais et condamnables en eux-mêmes l’enseignement, l’organisation, les usages actuels de l’Église, autant il serait aveugle et ignorant s’il ne les jugeait pas susceptibles de transformation. Tous les éléments qui font actuellement partie intégrante du catholicisme ont eu leur raison d’être et conséquemment leur vérité divine. Dans la mesure où les applications nécessaires du principe catholique à des situations nouvelles exigeront la modification de ces éléments, cette modification sera légitime et elle se fera. Le Pape avec ses prérogatives a toujours été et restera toujours indispensable à l’unité de l’Église ; mais le caractère absolu de cette nécessité et du pouvoir qui en découle n’a-t-il pas été et ne sera-t-il pas perpétuellement tempéré, on pourrait dire relativé par les conditions mêmes de son exercice ? Pense-t-on vraiment que si le genre humain tout entier se trouvait un jour catholique, c’en serait fait de la science et de la liberté sur notre planète ? Ce jour-là au contraire la science et la liberté s’assiéraient avec la foi dans la chaire de saint Pierre ; l’Église aurait l’esprit et le cœur assez larges pour comprendre et embrasser ce que les hommes sous toutes les latitudes ont le droit de connaître et d’aimer. Le pouvoir absolu de l’Église et du Pape, dont on se fait un épouvantail, ne définit et ne décide jamais rien que par rapport à des situations et des termes donnés. Nul n’est obligé de considérer comme absolu ce qui est relatif. Nous /[fol. 962] avons expliqué plus haut assez longuement en quel sens les dogmes de l’Église doivent être crus, comment son institution peut être dite voulue par le Christ, et ses sacrements établis par lui. Aucune puissance au monde ne réclame que nous croyions le contraire de ce que nous savons. L’Église catholique que nous connaissons par l’histoire n’est pas celle qui a notre foi, du moins pour autant que nous la connaissons ainsi. Elle a notre foi parce que nous voyons en elle, à travers ce que nous en savons et expérimentons, l’organe permanent de Dieu et de Jésus Christ sur la terre. Tout bien considéré, l’Église ne m’offre que des secours, en vue de mon salut, et elle ne m’impose rien que je n’aie trouvé moi-même légitime et vrai : elle offre à ma foi le secours de son enseignement et de ses formules traditionnelles, à ma conduite le secours de sa direction, à ma piété le secours de ses rites. Certes elle me demande de croire que ces secours sont surnaturels dans leur substance, et qu’elle-même qui me les propose est surnaturellement instituée et assistée pour ce service ; elle ne réclame pas pour cela le sacrifice de ma raison, ni celui de ma conscience, ni celui de ma liberté. Pour ce qui est de la foi, elle me demande le respect de ses formules traditionnelles et l’humble recherche de la vérité religieuse dans ses formules et 433

Alfred Loisy par leur moyen ; elle n’a jamais pu ni voulu me demander d’adhérer à des mots comme à des vérités absolues et immuables. Pour ce qui est de la conscience, elle n’entend /[fol. 963] me décharger d’aucun devoir que ma conscience approuve ni m’en faire observer aucun que ma conscience n’ait pas reconnu. Pour ce qui est de ma liberté, elle ne veut pas me la prendre ni la confisquer à son profit, mais m’instruire à l’exercer pour mon plus grand avantage et celui de mes frères. Les protestants soutiennent que le pur Évangile n’est pas réalisé sur la terre, et cela même est plus vrai qu’ils ne pensent ; cela est dans la nature de l’Évangile, et l’Évangile le dit. De même le pur et parfait catholicisme qui se confond pour nous avec le pur Évangile et le pur christianisme n’est jamais réalisé parfaitement en ce monde. Nous devons tous, pour notre part, contribuer à la réalisation de l’Évangile dans le catholicisme. C’est ainsi seulement que nous croyons à l’Église et que nous pratiquons notre foi. /[fol. 964] IV [La perte de la foi] La foi ainsi comprise peut subsister et grandir en chacun de nous, non seulement avec la culture de l’esprit et ce qu’on appelle communément la science, mais avec la critique des fondements rationnels de la foi et des preuves historiques de la religion. Newman regarde la certitude comme inamissible(ak), et si l’on applique à tout l’ordre de la croyance religieuse ce principe que l’éminent auteur admet comme une vérité générale, la foi aussi sera indestructible dans le cœur de celui qui l’aura une fois acquise par l’effort personnel de sa conscience sous l’action de la grâce divine. Il serait donc superflu d’examiner les conditions dans lesquelles la foi se conserve, et il suffirait d’avoir indiqué celles qui président à sa naissance et à son développement. Mais cette opinion de Newman, outre que le sentiment de la tradition catholique lui est défavorable, paraît méconnaître la nature même de la certitude dans l’ordre des vérités morales et dans celui de la foi. La vérité ne change pas et ses moyens de persuasion ne perdent rien de leur force si l’on considère en elle-même la vérité et ses titres ; seulement il faut les considérer par rapport à nous ; et s’il est vrai que nos dispositions et notre action morales concourent à la formation de la certitude dans l’ordre religieux, ces dispositions et cette action devront pareillement concourir à sa conservation ; /[fol. 965] si elles fléchissent, la foi elle-même périclitera. {Bien que la solidarité ne soit pas absolue entre la foi et la charité, que la première puisse subsister, en quelque façon et diminuer, sans l’autre, cette solidarité existe. Un seul péché ne détruit pas la foi ; mais comprend-on la foi subsistant avec l’endurcissement dans le péché, et faut-il tenir pour impossible qu’un homme ayant eu la foi devienne jamais un pécheur endurci ?}(al) N’est-ce pas, au point de vue purement anthropologique et philosophique, se faire illusion sur la puissance de notre instrument intellectuel, que de le supposer incapable de perdre la vérité une fois qu’il l’a connue ? La folie n’est pas la seule maladie de notre esprit. Toutes sortes d’influences physiques et morales agissent sur notre jugement pour le fortifier, l’affaiblir, le changer, le distraire. La certitude des vérités qui ne sont pas d’ordre purement logique et rationnel semble donc pouvoir être obscurcie, ébranlée, même perdue. La question, discutée en philosophie, de savoir si la certitude admet des degrés n’a pas lieu de nous occuper ici. Objectivement et dans l’ordre absolu la certitude n’admet pas de degré ; subjective434

La raison et la foi ment la certitude purement logique et rationnelle n’en admet pas davantage, {parce que cette certitude n’est pas autre que la loi même du raisonnement humain, et que la raison se confond avec sa loi, ne peut s’élever au dessus ni tomber au dessous. Le principe de contradiction, la loi des nombres sont des  /[fol.  966] certitudes absolues, invariables. Ce qui leur manque est d’être réelles ; mais c’est justement à leurs caractères de certitudes logiques qu’elles doivent d’être fixes et immuables. Il entre un peu de foi dans toutes les certitudes réelles, et l’on peut dire que la croyance religieuse est toute de foi. Or il y a de la volonté dans toute foi consciente d’elle-même, et les actes, mouvements, dispositions habituelles de la volonté, qui sont des efforts et des tensions de l’âme peuvent être plus ou moins vigoureux et consistants.}(al) L’adhésion de l’esprit et de la volonté humains aux vérités religieuses doit donc être susceptible de changement par accroissement ou diminution de sa force, comme il l’est par extension ou réduction de son objet. Sinon il faudrait dire que tous ceux qui ont perdu la foi ne l’avaient jamais eue réellement. Autre chose est qu’il y ait eu chez l’incrédule et l’hérétique, avant leur apostasie, le principe éloigné de leur chute ; autre chose est qu’ils n’aient jamais possédé en réalité la foi qu’ils professaient et qu’ils croyaient avoir. Newman concevait avec raison la conversion de l’athée au théisme, du théiste à l’Évangile, du chrétien évangélique au catholicisme comme un progrès continu dans la certitude religieuse par élargissement de l’objet, et il lui semblait impossible qu’un catholique passant au protestantisme, un protestant passant au théisme, un théiste passant à l’athéisme eussent jamais eu d’autres convictions réelles que celles où ils déclaraient après réflexion vouloir se tenir. Ni la logique ni /[fol. 967] l’expérience n’obligent à admettre cette réciprocité. L’inamissibilité de la foi est une doctrine protestante ; au point de vue psychologique cette doctrine ne paraît pas soutenable. Ajoutons qu’affirmer l’inamissibilité de la foi ne serait pas en assurer la conservation dans les individus. La foi ne se gardera pas mieux parce que l’on pensera ne pouvoir la perdre. On peut même dire que la foi se gardera moins s’il l’on n’est persuadé que le même effort moral qui a été nécessaire pour l’acquérir est tout aussi indispensable pour la conserver et l’accroître. [Une cause : le déséquilibre entre la culture religieuse et la culture profane du croyant.] {Considérée subjectivement(am) dans l’ordre réel, historique et humain, la certitude religieuse, la foi est susceptible de changement et de progrès ; on peut la perdre comme on peut la gagner ; elle peut varier indéfiniment en ce qui regarde l’étendue de son objet, la clarté de la perception, l’intensité de l’adhésion. Il y a lieu par conséquent d’examiner ce qu’est l’influence du développement intellectuel sur la foi religieuse et morale, chrétienne et catholique. Cette influence est inévitable, car l’homme est un, et il regarde l’objet de sa foi avec son intelligence de savant ou d’ignorant.}(al) Elle est certainement nuisible en beaucoup de cas, lorsque la culture scientifique a été très intense dans un champ relativement borné. L’homme n’a qu’une puissance limitée d’activité intellectuelle et de jugement, s’il s’absorbe tout entier dans une étude déterminée, il peut devenir /[fol. 968] à peu près incapable de rien voir au-delà et se persuader que toute la vérité connue et connaissable tient dans les limites de ses observations ; ce qu’il n’a pas observé n’existe pas pour lui, {et il se laisse facilement aller par excès de confiance en lui-même et par cette sorte d’auto-apothéose qui s’appelle de son vrai nom le pédantisme, à déclarer que cela n’existe pas en soi. Le cas sans doute n’est pas rare de savants qui voient 435

Alfred Loisy dans le monde un immense agrégat de matière en travail indéfini de combinaison chimique, qui proclament avec beaucoup de solennité que là est tout le réel, tout le vrai, tout le passé, le présent et l’avenir de l’être.}(an) Ce qu’ils disent de la matérialité du monde est vrai, mais la négation qu’ils joignent à leur assertion est fausse ; elle est même un peu ridicule. Pour le sens commun, constater l’existence de la matière est se placer en dehors et au-dessus de la matière. Le savant matérialiste a tout l’air d’un homme qui haranguerait ses semblables du haut d’une montagne en criant que la terre est un trou profond et ténébreux où la nature a voulu nous enfermer. Les critiques peuvent aussi se faire beaucoup d’illusions sur la portée réelle de leurs découvertes. L’incertitude de l’histoire, l’inépuisable variété des doctrines et des coutumes, induisent facilement au scepticisme celui qui regarde surtout le détail des choses, on pourrait presque dire les cascades de la pensée et des mœurs humaines à travers les siècles. Et le criticisme qui a sa part de vérité, tombe, en devenant sceptique, dans l’erreur et le ridicule. Le meilleur de l’homme n’est pas /[fol. 969] dans les livres et les documents de l’histoire. La vérité a toujours été mieux sentie qu’exprimée par lui. Il ne faut pas que l’infinie diversité des symboles fasse oublier qu’ils ont tous en vue Dieu ; et les ignominies de l’histoire ne sont pas un argument décisif contre la valeur éternelle de la vertu. N’est-il pas vrai que l’histoire humaine est un grand livre dont nous connaissons à peine la couverture et dont Dieu seul retourne les pages. Gardons-nous de penser que le vrai n’est pas plus large et plus haut que la perspective de notre horizon. C’est la foi qui nous préserve de cet écueil. [Insuffisance de la catéchèse des adolescents.] Pour que l’équilibre se maintienne de façon permanente entre la certitude de la foi et les progrès de la science dans l’individu, il ne faut ni plus ni moins que pour l’équilibre durable de la foi et de la science dans la société chrétienne : un développement coordonné de l’une et de l’autre. Si la foi reste enfantine quand la raison devient virile, la foi court un grand danger, parce que la raison prendra les conceptions enfantines de la foi pour elle-même et sera fortement tentée de rejeter celle-ci avec celles-là. L’instruction religieuse de la plupart des catholiques est représentée par le catéchisme de première communion, et il faut avouer que cette préparation ne suffit pas à l’orientation définitive d’une vie chrétienne. Même chez les gens du commun qui ne vont pas plus loin que l’école primaire, le plein épanouissement de l’intel- /[fol.  970] ligence et des facultés morales est postérieur à cette rencontre de la raison avec l’enseignement religieux. Les idées religieuses demeurent puériles quand la vie devient réelle. Aussi bien ce qui reste ordinairement de cette éducation première à ceux qui en retiennent quelque chose est une vague culture de sentiment religieux plutôt qu’une solide culture de foi chrétienne, et le sentiment religieux dont nous parlons est loin d’être toujours chez ceux qui le gardent un agent très puissant d’élévation morale. La situation de ceux qui ajoutent un catéchisme de persévérance au catéchisme de première communion n’est pas beaucoup meilleure, l’instruction religieuse s’arrêtant encore avant que la formation intellectuelle soit achevée, ou bien la suivant d’un pas trop inégal, ce qui revient au même. {L’abîme qui existe entre la science et la foi, ce qu’on appelle théologie ou science catholique, et la science sans épithète ne se creuse pas seulement entre le théologien qui ferme les yeux sur ce qui lui déplaît et le savant qui suit la science jusqu’où elle le conduit avec sûreté ; il apparaît déjà, bien que peu de gens le remarquent, entre le catéchisme et les manuels d’enseignement 436

La raison et la foi élémentaire, scientifique ou historique. Le cadre philosophique et cosmologique de cet enseignement n’est pas le même que celui du catéchisme, et dès le début, l’esprit de l’enfant, sans que celui-ci en ait conscience, est mis dans un état violent qui amènera tôt ou tard, sous une forme ou /[fol. 971] sous une autre, une crise réelle, sensible ou non pour celui qui la subira.}(ao) Une refonte de l’enseignement chrétien à tous ses degrés serait la condition préalable de meilleurs succès dans l’œuvre de l’éducation chrétienne. Si tous les éducateurs religieux sont obligés de constater un effrayant déchet parmi les chrétiens qu’ils préparent pour le monde et qui ne restent pas chrétiens dans le monde, c’est que l’instruction donnée n’a pas été d’abord et qu’elle s’est trouvée de moins en moins appropriée aux conditions intellectuelles des sujets à qui elle s’adressait. Si l’enseignement ecclésiastique était ce qu’il doit être, s’il était donné régulièrement, d’une manière intelligente et intelligible, la foi, dont tout le monde a besoin, ne serait pas si négligée de tout le monde. Souvenons-nous que l’Église n’aurait pas de raison d’être s’il fallait que tout le travail intellectuel sur les matières de la foi fût accompli par chaque individu pour son besoin. Une adaptation générale de la foi et de l’enseignement religieux à la science de chaque époque et de chaque milieu doit se faire par les soins de l’Église enseignante, et ne peut même être faite utilement que par elle, sous peine de favoriser les sécessions, les hérésies, l’indifférence absolue, mal plus grand peut-être que l’hérésie et l’incrédulité positive. Ce travail général étant accompli par les docteurs et les pasteurs de l’Église, les individus qui, pris en masse, ne peuvent exercer /[fol. 972] sur l’enseignement religieux qu’une sorte de critique instinctive, non moins efficace d’ailleurs que la critique savante, peuvent s’approprier sans difficulté la doctrine qui leur est proposée, et progresser dans la connaissance de Dieu sans être gênés par la science qu’ils ont du monde. Chaque développement individuel n’en retiendra pas moins sa physionomie particulière et l’initiative de ce développement, surtout à ses degrés supérieurs, appartiendra toujours au sujet, qui trouvera seulement aide et ressources dans l’enseignement ecclésiastique. Mais, disons-le encore, il appartient à l’Église de créer le milieu et les conditions favorables à cette croissance des individus dans la foi. [Amélioration nécessaire de la catéchèse.] Les incrédules ne se lassent pas d’objecter que la foi se soldera toujours par un reliquat de conceptions inacceptables pour la saine raison. Ils allèguent les formules dogmatiques des mystères, qui sont comme stéréotypées depuis des siècles, et que l’on introduit par force, à coups de marteau, dans l’esprit des enfants qui n’y comprennent rien et n’y peuvent rien comprendre. Le premier besoin d’un homme intelligent est, selon eux, d’oublier ces formules dont il n’a que faire et qu’il ne saurait à quoi employer. Et pourtant, ces formules, sagement entendues, ne contiennent rien d’absurde. Nous devons avouer que l’enfant n’y comprend pas grand-chose, et que l’adulte pour peu qu’il attache aux mots leur signification ordinaire /[fol. 973] tombe aisément dans une sorte de matérialisme religieux, à moins qu’il n’aille au scepticisme ou à l’incrédulité. {En fait, les dogmes dits fondamentaux, la Trinité, l’Incarnation, la Grâce, ne sont guère compris dans leur formule théologique par la plupart de ceux qui y croient, et ils ne sont pas compris du tout par ceux qui n’y croient pas. Beaucoup iraient à une sorte de trithéisme, si Jésus n’était pas pour eux le Dieu unique. Que cette façon d’entendre la religion ne soit pas tout à fait, au moins en apparence et quant à la forme, ce qu’a voulu Jésus nul n’osera le contester après une lecture sérieuse des Évangiles ; dans la pensée du Sauveur le culte du 437

Alfred Loisy Père n’avait pas à être complété ou remplacé par celui du Fils. D’autre part, si l’on prend comme font les rationalistes, les mots de nature et de personne dans leur sens vulgaire, même en tant(ap) qu’ils sont appliqués à Dieu et au Christ, tout le formulaire ecclésiastique ne sera qu’absurdité ou logomachie. Mais la superstition et la contradiction disparaissent dès que l’on prend les formules dogmatiques pour ce qu’elles ont toujours voulu être, à savoir des symboles très imparfaits de vérités supérieures qui s’offrent à notre esprit sous la forme d’une antinomie, de termes contradictoires, dont on affirme l’identité fondamentale ou la coexistence, pour ne pas laisser l’esprit suspendu à une vérité incomplète au-dessus de l’abîme que créerait la négation de la vérité opposée. Toutes les vérités fondamentales sont comme des syzygies de contradictions, dont un terme soutient l’autre en s’opposant à lui. Le grand mystère de la foi en Dieu, /[fol. 974] qui se fonde sur la coexistence de l’infini et du fini n’est pas moins inconcevable pour la raison raisonnante que le mystère de la Trinité.}(aq) Il faut cependant le maintenir, ou bien faire choix entre deux absurdités : le panthéisme qui nie le fini, ou le matérialisme qui nie l’infini. Pour la vraie raison qui pèse et comprend tout, qui juge d’après toutes les données de toutes les expériences scientifiques, psychologiques, morales, historiques, l’infini et le fini sont deux termes irréductibles et coexistants, existant même l’un dans l’autre sans se confondre, le fini n’étant pas concevable en dehors de l’infini qui l’enveloppe, et l’infini ne l’étant pas davantage pour nous en dehors du fini qu’il porte et qu’il étreint. Une même contradiction apparente se rencontre aux degrés supérieurs de la foi. Rien n’est plus évident que le caractère humain de Jésus : nul individu de notre espèce n’a été plus homme que lui. Mais rien n’est aussi plus nécessaire à admettre que son caractère divin : n’est-il pas vrai que si Jésus n’était pas Dieu il ne nous a rien appris, et qu’il ne reste pas pour nous le type de la perfection humaine, s’il n’est la révélation terrestre de la perfection divine ? Les anciens hérétiques qui supprimaient l’homme en Jésus faisaient du christianisme un rêve. Les rationalistes modernes qui suppriment en lui le Dieu détruisent le fondement de la religion chrétienne, le privent de son âme, et ils ouvrent la voie à l’athéisme matérialiste ; car si Dieu /[fol. 975] ne s’est pas manifesté en Jésus, où le trouvera-t-on ? Ne serat-il pas plus rationnel de croire qu’il n’est nulle part dans l’histoire et qu’on n’a pas non plus besoin de lui dans l’univers. L’Église aussi apparaît comme une institution humaine ; elle a toutes les marques et jusqu’à un certain point les défauts de l’humanité. Que l’on se garde pourtant d’y voir une superfétation ou une altération de l’Évangile et de nier qu’elle soit pénétrée et vivifiée intérieurement par la divinité du Christ ; car demeure-t-il quelque chose du Christ et de l’Évangile quand on a ôté l’Église catholique ? Les étapes de l’incrédulité, du catholicisme au protestantisme, du protestantisme au déisme, du déisme au positivisme matérialiste se correspondent comme les ressauts de la cataracte se renvoient dans l’écume l’écho des flots brisés. La foi, celle qui est nécessaire au développement complet de l’homme moral, n’hésitera pas à embrasser tout son objet, parce qu’elle ne le trouvera pas (ar) plus mystérieux au sommet qu’à la base ; elle comprendra que la vérité gît dans ce mystère ; elle saisira nettement le défaut du rationalisme vulgaire qui ne veut jamais regarder qu’un seul côté des choses et des questions ; elle évitera même ce retour de rationalisme qui consiste à se persuader que l’on tient dans les formules dogmatiques la clef des mystères et l’expression définitive de la vérité divine. Notre Dieu, le vrai Dieu, est un Dieu caché. Le monde et notre conscience, Jésus et l’Église nous le révèlent sans que nous le voyions face à face. Il serait /[fol. 976] criminel à nous de le nier parce que nous ne le voyons pas ; mais ne nous faisons pas non plus l’illusion 438

La raison et la foi de le connaître tel qu’il est, puisque la loi de l’homme est de le connaître seulement dans le mystère et par l’association d’idées qui semblent mutuellement s’exclure. Le chrétien instruit, le chrétien homme de science aura donc à se souvenir toujours que la foi et ses formes sont deux. Il saura que la foi n’est pas une matière brute, contenue dans des propositions immuables, et qu’il faille loger telle quelle dans un compartiment de son cerveau. La foi ainsi entendue serait une mutilation barbare, impossible d’ailleurs à pratiquer jusqu’au bout, de l’esprit humain et de l’âme humaine. Le chrétien saura encore que la foi vient de l’audition, comme le dit saint Paul, mais qu’elle se fait en chacun de nous par nous sous l’influence de la grâce. Chacun porte en soi une image de Dieu, du Christ et de l’Église qui est spécifiquement la même que celle qui est portée en même temps par tous ses frères ; mais cette image ne laisse pas d’avoir ses traits personnels et doit les avoir, chacun ayant à réaliser, dans le sens le plus vrai, pour son propre compte et selon ses propres moyens, Dieu, Jésus-Christ et l’Église. Aucune de ces images ne sera parfaitement identique à l’autre, et il est impossible qu’elle le soit, quoi que veuille le fidèle, quoi que dise le théologien, quoi que prescrive l’autorité /[fol. 977] hiérarchique. Dieu, Jésus-Christ, l’Église reçus dans ma conscience, y prennent la forme de ma conscience, une forme qu’ils n’ont pas dans les autres consciences humaines, et qui ne pourrait être absolument la même qu’une autre que dans l’hypothèse absurde où j’existerais moi-même en deux individus identiques, deux consciences parallèles. Il ne faut pas plus redouter ou condamner les nuances personnelles de la pensée que les nuances personnelles de la vie chrétienne. Fondées sur les mêmes principes ces nuances différentes constituent la beauté, la force et la vitalité du catholicisme. {Rien ne pourrait être plus répugnant à l’esprit de Jésus, plus contraire à la nature humaine, plus funeste à l’Église que la prétention de maintenir dans une complète conformité de pensée, de sentiment et de conduite toutes les âmes que Dieu appelle à lui. Qu’avons-nous besoin d’enfermer nos pensées dans tel moule forgé au XVIe ou au XVIIe siècle ? Pourquoi faudrait-il que la forme d’obéissance pratiquée dans telle congrégation religieuse et qui a pu faire une milice redoutable aux ennemis de l’Église fût imposée à tous les chrétiens comme la loi indispensable de leur perfection ?}(as) Jésus n’a fixé à la pensée humaine d’autre loi que la vérité reconnue ; il n’a donné à la conscience humaine d’autre loi que le devoir intérieurement perçu ; il n’a donné à la volonté humaine d’autre maître que la raison et la conscience éclairées par la foi. À chacun de se réaliser /[fol. 978] soi-même en réalisant en soi le chrétien catholique. La pire erreur de conduite où une église pourrait tomber serait de vouloir instruire les hommes comme un précepteur jaloux et inquiet préoccupé d’empêcher tout mouvement personnel de la pensée chez les élèves confiés à ses soins. Ce serait, étant donné le pli que l’esprit humain est en train de prendre chez les peuples civilisés, la provocation la plus gratuite aux révoltes les plus légitimes. Les hommes s’aperçoivent enfin de ce qu’on lit dans le Nouveau Testament, que leur âme est un sanctuaire dont chacun d’eux est le prêtre. Malheur à qui voudrait y dominer par la force ! Dieu lui-même n’y règne pas ainsi, et il n’a donné à personne au monde l’autorisation d’y exercer à sa place le pouvoir tyrannique dont il n’use pas. [L’adhésion du croyant et le magistère de l’Église.] Nous croyons avoir montré suffisamment dans les précédents(at) chapitres que le respect de l’initiative et de l’activité personnelles dans l’ordre de la pensée et de la science même religieuses n’annihile aucunement le magistère que l’Église 439

Alfred Loisy est appelée à exercer sur les esprits. La façon de traiter les intelligences a varié dans l’Église et elle a dû varier. Même à l’heure présente, elle n’est pas la même partout. L’Église ne parlerait pas le même langage à un nègre inculte et à un critique comme Renan, à un savant comme Pasteur. Jamais et nulle part l’autorité de l’Église n’a été, en principe et pour autant qu’elle s’identifie à l’autorité même de Jésus, à l’autorité de la /[fol. 979] tradition divine dans l’humanité, un pouvoir de domination ennemi de la liberté intellectuelle, coercitif de la pensée humaine. Si elle a servi ou sert dans certains cas particuliers à opprimer l’esprit humain, elle a dépassé son droit et s’est fait tort à elle-même. L’autorité enseignante de l’Église est le service intellectuel de la foi, qui n’enlève rien, qui ne doit rien enlever à l’autonomie relative de la pensée individuelle. L’enseignement de l’Église est une direction divinement autorisée, destinée à faciliter, à soutenir, à faire avancer le travail et le développement de la foi dans les individus, non à enfermer les esprits dans le cadre immobile de formules censées divines, absolument vraies et maîtresses absolues des intelligences. L’Église ne pouvant pas croire pour l’individu ne lui donne pas non plus sa foi toute faite. Elle est la grande coadjutrice de la foi. Elle propose à la foi la tradition séculaire de la vérité religieuse pour que la foi s’en nourrisse, qu’elle en vive, et en s’en nourrissant, en en vivant lui communique une vie nouvelle. Car les idées qui nous viennent par l’enseignement, lorsque nous les avons assimilées à notre esprit, ne sont pas transmises par nous telles absolument que nous les avons reçues. On essaierait en vain d’empêcher cette évolution perpétuelle de la foi dans les individus. C’est cette évolution qui fait la vie de la foi et de l’Église elle-même. Ce qu’il advient du christianisme en chaque individu qui /[fol. 980] l’a reçu et incarné en soi, l’Église comme telle n’en sait rien, n’en peut rien savoir, et l’individu n’en doit compte à l’Église que dans la mesure où il est appelé à parler au nom de l’Église, à communiquer aux autres la foi qui lui a été communiquée. Dieu seul pourrait dire ce que la foi de chaque croyant doit à l’Église et ce que la foi de l’Église devient en lui, le progrès social que la foi commune réalise en lui et qui sans doute ne sera pas perdu pour la masse. L’enseignement ecclésiastique tombe dans les consciences qui le lui retournent, comme un écho à mille voix dont chacun aurait sa sonorité particulière. Tout infaillible qu’elle est et qu’on la croit, l’Église parle humainement, elle est humainement comprise et l’intelligence du croyant n’est point à l’égard de l’Église enseignante comme un vase que l’on referme avec soin dès qu’on l’a rempli de la précieuse liqueur qu’il est destiné à contenir, mais comme une terre féconde qui reçoit la semence afin de produire une moisson nouvelle. Cette moisson ne naîtra pas de la semence seule mais aussi de la substance que le germe contenu dans la semence, vivifié dans le sol, dégagé de la première enveloppe aura prise de la terre qui l’a reçu, pour qu’il produise de nouvelles semences, d’où sortiront de nouvelles moissons. Est-ce que cela n’est pas écrit dans l’Évangile ? L’Église ne se charge pas de croire pour les fidèles. Elle n’autorise aucun directeur de consciences à gouverner impérativement la foi de son pénitent. L’assimilation de la  /[fol.  981] vérité commune à la conscience religieuse individuelle doit être l’œuvre personnelle de l’individu. Le pire des directeurs serait celui qui prétendrait enfermer l’intelligence de son pénitent dans le cadre que s’est arrangé la sienne et qui s’imaginerait que la forme personnelle de sa pensée théologique est la forme absolue de la vérité divine. De tels directeurs peuvent se rencontrer ; ce ne sont pas des directeurs mais des oppresseurs d’âmes, ce ne sont pas des chrétiens, ni des catholiques, mais des ennemis du Christ et de l’Église ; car en 440

La raison et la foi déprimant l’intelligence ils dépriment aussi la foi ; en éteignant l’activité de l’esprit sur l’objet de la foi, ils éteignent l’influence de la religion sur toute l’activité et la vie humaines. Que reste-t-il dans ces âmes toutes passives, et qui n’ont même pas le mérite de leur obéissance, puisqu’elles ont réussi à ne plus savoir penser, qu’y reste-t-il si ce n’est une religion superstitieuse faite d’imagination et de sentiment, qu’on satisfait avec des chants, des fleurs et des bougies, une piété superficielle et qui n’est pas une garantie de moralité ? « Troupeau chétif que l’on voudrait opposer comme une armée solide à l’invasion montante de l’activité universelle ». Ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes  : comment seraient-ils un rempart de l’Église ? S’ils avaient en eux l’étoffe du martyr, on l’a si bien ratatinée qu’il n’en reste plus de quoi faire un brave homme. Cherchons ailleurs le type du vrai /[fol. 982] catholique, et s’il se trouve que ce type ne soit pas suffisamment réalisé parmi nous, comme il ne peut jamais l’être assez, puisqu’il doit l’être toujours davantage, ne craignons pas d’en poursuivre l’accomplissement. Rappelons-nous que si le catholique est l’homme de l’Église, il ne peut l’être qu’à condition d’être d’abord un homme et un chrétien complets, un croyant libre, une conscience indépendante et souveraine. Ce parfait catholique, dira-t-on, sera une contradiction vivante ; il sera libre et obéissant, indépendant et conduit, complet en lui-même et recevant de l’Église tout ce qu’il est. Sans doute cet idéal du catholique est conforme à la réalité de l’ordre divino-humain qui est celui du christianisme. C’est sur des antinomies de ce genre que repose en ce monde toute l’économie de la foi, de la vie morale et de la religion. Et c’est la condition de l’ordre humain ; l’homme n’est ce qu’il est que par la société, à laquelle il doit tout ; et pourtant il n’est homme qu’à condition d’être quelqu’un dans cette société qui se détruirait elle-même en étouffant l’individualité de ses membres.

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Dact. : et. b. Dact. om. : scruter c. La seconde rédaction donne des précisions sur les relations entre la foi et la raison. d. Autog. et dact. om. : ne. e. Voulant rappeler le rôle nécessaire de l’activité du sujet croyant dans l’acte de foi, Loisy condense le développement de la première rédaction. f. Loisy développe plus longuement le dialogue avec Sabatier en lui concédant le rôle capital de la conversion du cœur dans l’acte de foi. g. Autog. et dact. : et. h. Loisy reprend l’étude de la conversion selon Newman. La seconde rédaction ajoute une phrase importante sur ce que signifie « réaliser » les objets de la foi. i. Loisy revient sur le thème de la preuve par les prophéties, abordé au chapitre I. j. Addition de la seconde rédaction sur le rôle de la conversion spirituelle dans l’adhésion du deuxième niveau (la foi au Christ). Loisy met en lumière la force de la parole johannique : « Qui fait la vérité vient à la lumière ». k. Loisy développe plus longuement dans la seconde rédaction son apologie du catholicisme, en employant des expressions vigoureuses en faveur de la tradition. l. La polémique antiprotestante est réécrite ; moins agressive dans le ton, elle ressaisit brièvement tous les arguments déjà présentés par Loisy dans les chapitres V, VI, VII. m. En s’appuyant sur l’expérience pastorale acquise à l’aumônerie du collège des dominicaines de Neuilly et par des entretiens personnels, Loisy dénonce avec une passion contenue l’erreur mortelle des théologiens, des prédicateurs, des catéchètes, qui présentent l’obéissance de la foi comme un sacrifice de l’intelligence. Si soumission il doit y avoir, c’est celle d’une âme qui va librement à la rencontre de la vérité de Dieu. La formulation de la seconde rédaction est plus moderne, moins scolastique. n. Autog. et dact. : de la religion pratiquer. o. Loisy développe la réflexion de la première rédaction sur la « culpabilité » de l’incrédulité et de l’hérésie, en montrant qu’elle n’est pas toujours aussi évidente que ne le soutient une théologie rigoriste. p. Autog. et dact. : le. q. Addition de la seconde rédaction sur le véritable respect du mystère de Dieu, qui n’a rien à voir avec la vénération aveugle de formules. r. Dact. om. : protestant. s. Loisy adoucit plusieurs fois les formules polémiques de la seconde rédaction et l’on comprend qu’il destine cette seconde rédaction à la publication (cf supra, Introduction, n. 7). t. Dact. : indications. u. Dact. : placées. v. Dact. om. : ne. w. Autog. om. : que. x. Addition de la seconde rédaction sur le rôle de la « volonté droite » pour présider à l’exercice de la raison dans l’acte de foi. y. Précisions de la seconde rédaction sur les implications religieuses de la recherche de Dieu par la raison et sur celles de l’effort moral. z. Passage assez profondément modifié pour préciser les rapports de Dieu et du monde.

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La raison et la foi aa. Important passage, plus précis dans la seconde rédaction, dans lequel Loisy distingue le « Christ réel » et du Jésus historique et du Christ des théologiens (le Christ réel est l’expérience religieuse de Jésus saisie par la foi des croyants). ab. Loisy précise plus soigneusement la place des articles de foi dans l’adhésion croyante à Jésus-Christ. Il applique sa théorie au dogme de la passion rédemptrice. ac. Dact. om. : ruineux. ad. Loisy reprend avec plus de précision sa présentation de la résurrection, en ajoutant la distinction entre « fait sensible » et « fait divin ». La seconde rédaction se contente d’affirmer que la croyance à la résurrection s’appuie sur des « témoignages de foi », mais supprime « et non des témoignages de fait ». ae. Dact. om. : au point. af. Développement un peu plus ample sur l’eschatologie. Le paragraphe qui suit (à partir de : « De cet examen sommaire ») est plus développé, moins abrupt, dans la seconde rédaction. ag. La seconde rédaction, à l’usage des protestants, précise à plusieurs endroits quels sont les rapports entre les trois niveaux de la foi (Dieu, le Christ, l’Église). C’est la foi à l’Église qui ouvre la porte, mais elle n’est pas l’adhésion aveugle à un parti. ah. Dact. om. : antérieures. ai. Dact. : XIVe. aj. Ajout de la seconde rédaction. ak. Dact. : inadmissible. al. Loisy précise que la foi et la charité étant solidaires, la perte de la foi par extinction de la charité n’est pas inconcevable. Il explique un peu plus bas que les certitudes « réelles » admettent des degrés, ce qui n’est pas le cas des certitudes seulement logiques. am. Dact. : négativement. an. Développement sur l’aveuglement des matérialistes. ao. Loisy insiste sur le fait que l’écart entre la science et la foi sépare déjà les manuels scolaires et le catéchisme. ap. Autog. : temps. aq. La présentation des mystères de la foi sous forme purement notionnelle les fait ressembler à des attelages de contradictoires, ce qui révolte ou égare les esprits. ar. Dact. om. : pas. as. Loisy en mentionnant le XVIe siècle vise expressément la Compagnie de Jésus, tout en adoucissant le ton ; décrivant la capacité offensive de la Compagnie, il supprime après « redoutable aux ennemis de l’Église » le membre de phrase « mais terrible aussi parfois à ses enfants ». at. Dact. om. : précédents.

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/[fol. 983] CHAPITRE XI LA RELIGION ET LA VIE

Ce n’est pas tout à fait sans raison que l’on reproche à l’Église catholique de vouloir enfermer l’intelligence, la vie, la société humaines dans le monde où vécurent jusqu’à la fin du moyen âge les barbares qu’elle avait convertis. On constate très souvent que ses représentants officiels se font touchant les rapports de la science et de la foi, de la religion et de la vie, de l’Église et des sociétés des idées fort semblables à celles que proclama Boniface VIII dans l’instant même où l’édifice laborieusement construit par les Grégoire VII et les Innocent III commençait à se lézarder. Le langage des Papes n’a pas beaucoup varié depuis la fin du XIIIe siècle, si ce n’est que le ton s’est modéré de plus en plus, à mesure que les prétentions rencontraient plus de résistance. Encore a-t-on pu lire, en ce siècle, des encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX, le Syllabus, où les réclamations de l’Église ne sont pas adoucies, même dans la forme. Les encycliques de Léon XIII, pour être plus diplomatiques, ne sont pas conçues /[fol. 984] dans un autre esprit. Ce que veut l’Église ce n’est pas seulement la direction de la foi, l’éducation des âmes, et la formation des consciences, besogne qui pourtant, à l’heure présente, devrait satisfaire la plus noble et la plus large des ambitions, épuiser la plus énergique activité ; c’est, ou du moins ce paraît être, la direction de la science et de la pensée, l’hégémonie des esprits, le gouvernement suprême de toutes les nations, l’arbitrage de leurs rapports mutuels et de leurs difficultés intérieures, la domination politique de l’univers, même l’éducation économique et sociale de l’humanité. On dirait que l’on souhaite établir à Rome des bureaux d’administration terrestre, centraliser aux mains du Pape le soin de tous les intérêts. Et ceux qui affichent de tels désirs ne semblent pas même soupçonner l’impossibilité pratique et les inconvénients essentiels de cette chimérique prétention. Que les papes du moyen âge aient pu et dû avoir un tel programme, nous l’avons reconnu. Mais le moyen âge est passé depuis longtemps. {Le programme de Boniface VIII a plus vieilli que les arquebuses et les bateaux à voiles. Les conditions de la science, de la vie sociale et de la politique ayant changé, le rôle de l’Église ne peut plus être le même, sans être réellement autre, parce que les mêmes procédés s’appliquant à un état de choses différent ne peuvent pas restaurer l’ordre disparu, mais produire une confusion irrémédiable. Pour agir autant, pour agir utilement, pour ne pas se nuire à elle-même et nuire en même temps /[fol. 985] à l’humanité, elle doit agir autrement.}(a) 445

Alfred Loisy Nous avons déjà dit comment le conflit de la théologie et de la science peut se résoudre au plus grand avantage de l’une et l’autre, sans que les dogmes et la foi en souffrent dans leur légitime influence sur le développement humain, sans que le progrès normal de la science soit en rien gêné par une autorité qui ne la concerne pas. La solution de cette difficulté intellectuelle prépare et favorise celle des difficultés qui subsistent dans l’ordre réel. Mais ces dernières ne sont pas écartées encore par ce seul fait. Les Français ont une façon un peu superficielle de les trancher, qui ne laisse pas de contenir quelque élément de vérité. Ils sont généralement convaincus, avant tout examen, qu’un dévot, ce que nous appelons un excellent chrétien, est un homme diminué, qui est sous un joug ; s’il n’est pas toujours sot, il doit être au moins faible de caractère, ou étroit d’esprit, ou bizarre. Ils croient aussi que l’ingérence des prêtres dans les affaires temporelles et politiques est le pire des fléaux, qu’un gouvernement qui a été influencé dans son propre domaine par le clergé est le dernier des gouvernements, que l’intervention des prêtres dans les affaires de famille ou d’État est abusive et funeste : les affaires de la République ne regardent pas plus le Pape que celles du ménage ne regardent le curé ou /[fol. 986] le confesseur. Ces sentiments sont plus instinctifs que raisonnés. Ils n’en ont que plus de signification pour l’observateur, le sens commun étant chez nous beaucoup plus ferme que la logique. On peut donc voir dans cette tendance de l’esprit français comme une expression vague de la loi qui préside au développement des sociétés modernes et une révélation du but où elles tendent. Remarquons toutefois que cette disposition naturelle de l’esprit français est exploitée outre mesure contre la religion et l’Église par les théoriciens de l’émancipation complète de l’homme et de la société, par ceux qui pensent que la religion et l’Église sont les obstacles réels du progrès humain et qui les combattent à seule fin de les détruire, s’ils le peuvent. La question est évidemment plus complexe qu’ils ne croient. Les journalistes et les philosophes de sixième ordre qui concluent à l’extirpation de la foi religieuse et de tout ce qui la représente ne connaissent pas mieux les besoins vrais de la société contemporaine que les théologiens obstinés à défendre la suprématie du Pape sur les princes temporels, ou ceux qui entendent la direction des consciences comme une résignation que le fidèle fait de son jugement et de sa liberté au prêtre chargé de penser et de vouloir pour lui. Il est assez facile de montrer comment une place reste nécessairement à la religion dans la vie moderne. Un second point, plus délicat à traiter, et qui est /[fol. 987] la vraie question, est de savoir comment l’Église pourra conquérir ou garder cette place, pourquoi elle est menacée de la perdre ; si les progrès de l’irréligion ne lui sont pas imputables en quelque manière ; ce qu’il faudrait faire pour les arrêter et y remédier. /[fol. 988] I [La mission éducatrice de l’Église catholique] [L’élévation morale par la religion.] La nécessité de la religion, la vérité du christianisme, le rôle providentiel de l’Église catholique ont été suffisamment expliqués aux chapitres précédents. Il s’agit donc maintenant de voir comment la religion peut s’adapter en fait aux conditions de l’humanité moderne et comment elle y a réussi jusqu’à présent. Tout homme honnête et sensé admettra en principe que la formation morale de l’individu est le grand ressort de la vie, la première des nécessités sociales. Or il n’y a pas de 446

La religion et la vie véritable moralité sans idéal moral, et l’idéal moral est essentiellement religieux, il implique une foi. On ne moralise pas sérieusement les gens par les considérations rationnelles d’intérêt, d’ordre nécessaire, de modération indispensable dans le plaisir pour en assurer la jouissance durable. {La moralité humaine est tout autre chose que l’amour du bien-être et la recherche d’une banale sécurité pour l’existence. Elle n’est pas seulement fondée sur le sentiment de la justice, la perception du droit d’autrui, égal au nôtre et qui le limite. C’est le sentiment d’une perfection intérieure et spirituelle, dont l’ordre extérieur de la vie et de la société humaine sera simplement l’effet ; et ce n’est pas le sentiment d’une /[fol. 989] perfection finie, pleinement réalisable par une quantité déterminée d’efforts ; la vraie morale n’est pas(b) que l’amour du bien honnête, comme disent les théologiens, mais l’amour du mieux, le goût d’une perfection toujours perfectible, d’une grandeur à réaliser perpétuellement et de plus en plus. La morale ne se ramène pas à un programme immuable que l’homme n’aurait qu’à suivre par une application facile de sa raison et de sa volonté. Le programme se fait en quelque façon par nous et en nous. C’est le mouvement de la vie qui crée le devoir, et cette catégorie du devoir n’est pas plus immuable dans l’humanité que la catégorie de Dieu. L’une et l’autre se développent conjointement selon leur loi profonde. Mais jamais le dernier mot n’est dit sur Dieu qui est la perfection de l’être ni sur la morale, qui est la perfection de la vie. Le bien moral n’est pas enfermé dans les limites du réel ; il n’est pas en dehors du réel, mais il le domine et le dépasse en le dominant ; on l’attend encore, on le cherche, on le désire quand on l’a réalisé, parce qu’on ne le réalise jamais ; on en devine la perfection absolue au-dessus de soi-même et au-delà de sa propre existence. Telle est la vraie morale et c’est aussi la religion. Les deux se confondent en un effort unique pour réaliser indéfiniment le divin dans l’humain. L’effort doit être continu dans la vie présente. L’éternité le couronne. L’effort moral est essentiellement religieux, car il tire de la religion la puissance de son élan. /[fol. 990] Il suppose Dieu comme force cachée qui le pousse et le soutient, comme idéal vivant qui l’attire et qui l’attend. Il ne le suppose pas comme une abstraction de l’esprit, mais comme une réalité mystérieuse pressentie par la foi. Nous ne nous occupons pas ici de ce qu’est la morale chez les théoriciens de la morale ; nous la prenons chez ceux qui en vivent, chez ceux qui la font, chez les âmes vertueuses et chez les saints. Et nous disons que la morale est essentiellement religieuse, et nullement rationnelle. Elle ne peut se fonder que sur la foi et ne se fonde que sur la foi, non sur l’évidence rationnelle, qui n’est pas de cet ordre.}(c) [« Éducation nationale » et éducation morale.] Aujourd’hui comme hier, et demain, et toujours, l’humanité, pour ne pas déchoir, doit être morale et religieuse, elle a besoin de s’élever moralement par la religion. Qui pourra se vouer utilement à cette éducation permanente de l’humanité ? Car en cette matière comme en toute autre, et plus qu’en toute autre, une éducation sera nécessaire. L’intérêt dont il s’agit est beaucoup trop grave pour qu’il n’y soit dignement pourvu, si l’humanité ne doit pas faillir à sa destinée. L’éducation religieuse et morale de l’homme sera donc la plus haute fonction qui existe sur la terre. Mais on ne peut compter pour la remplir sur des individus isolés, des spécialistes qui s’y adonneraient par une sorte d’inspiration personnelle. Jamais cette grande œuvre qui a commencé de s’exercer aussitôt que l’homme a paru sur la terre n’a été abandonnée tout à fait à l’initiative /[fol. 991] personnelle ; ce fut toujours une affaire de tradition familiale et sociale. Sans doute il y eut dans l’antiquité des novateurs, 447

Alfred Loisy des prophètes auxquels revient l’initiative des progrès religieux. Le salut du monde est dû à l’action personnelle de Jésus. Mais ne faut-il pas accorder aux théologiens que les temps de la révélation se sont accomplis dans le Christ et qu’il n’y a plus de place après lui pour une inspiration semblable ? {L’entreprise de Mahomet, pour être postérieure en date à l’Évangile, ne prouve rien contre cette assertion car l’Islam s’est produit comme une réforme de cultes inférieurs en pays non chrétien. Quant à la réforme du XVIe siècle sur laquelle nous aurons bientôt à revenir, si elle a été due à la forte impulsion de quelques individus, il ne paraît pas moins évident qu’elle a manqué en grande partie son but en rompant violemment avec le principe traditionnel. Le progrès se fait toujours et ne peut se faire que par les individus qui constituent la société religieuse, mais par une sage culture du patrimoine que les siècles ont transmis. Luther a pu être encore écouté parce qu’il ne parlait pas en son propre nom mais en s’autorisant de la parole de Dieu contenue dans l’Écriture. Nous conduirions à Charenton sans autre forme de procès, l’homme qui se présenterait aujourd’hui comme délégué du ciel pour nous instruire.}(d) La tradition de la famille ne donnera pas non plus une formation religieuse complète, parce que la religion depuis des milliers d’années, si ce n’est /[fol. 992] tout à fait depuis l’origine, n’est pas chose purement familiale, mais chose à la fois individuelle, familiale, sociale, disons universelle et humanitaire. Il n’est pas question < de former > de petits groupes religieux, ni même de grands, de restaurer le culte des ancêtres ou les religions nationales. La religion intéresse la famille et l’État, mais elle ne peut pas relever uniquement de l’une ou de l’autre, parce que la religion est devenue, devient de plus en plus une affaire humaine qui regarde en même temps et de la même manière tous les individus, toutes les familles, tous les États. Certes une part indispensable appartient à la famille dans l’éducation de ses membres ; mais la formation religieuse et morale des individus ne saurait dépendre tout entière de la famille, parce que l’individu n’existe pas seulement pour la famille d’où il sort ni pour celle qu’il fonde, il existe aussi pour la société. Et la société, qui contribuera pour sa part à l’éducation des siens, sera pourtant incapable de l’achever, parce que ses membres n’existent pas que pour elle, parce qu’elle ne peut ni ne doit les absorber tout entiers en elle. On parle quelquefois d’éducation nationale, mais l’éducation nationale est maintenant un mythe, si l’on entend par là ce que les mots signifient, c’est-à-dire une éducation ayant pour fondement unique et absolu le sentiment patriotique. Qu’une telle éducation ait été jadis possible à Sparte, nous n’essaierons pas plus de le contester que de le /[fol. 993] prouver. Mais si elle a été possible dans les cités antiques, elle ne l’est plus chez les peuples chrétiens. Certes la patrie demeure pour eux quelque chose d’infiniment respectable, aimable et sacré. Ils ne feront pourtant jamais de la patrie une divinité. Un sentiment indéfinissable et permanent d’hostilité peut exister entre deux pays comme la France et l’Allemagne. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de penser que les Allemands sont nos frères. Pour nous donner une éducation nationale qui ferait de nous les ennemis nés des Allemands, il faudrait, chose difficile même à imaginer, que l’on nous fît croire à une déesse France que nous serions disposés à servir aveuglément contre les fidèles de la déesse Allemagne. {Or l’humanité civilisée renonce de plus en plus à la mythologie. Le christianisme, en renversant les cultes nationaux, a détruit l’antique notion de la patrie, qui se trouve ainsi transformée en idole.} Un même idéal moral, religieux, social, qui dépasse la mesure des intérêts en vue desquels les gouvernements particuliers de chaque peuple ont été d’abord institués, nous semble exister pour tous les hommes. Comme saint Paul, nous ne voulons plus de différence entre le circoncis 448

La religion et la vie et l’incirconcis, le Grec et le barbare, l’homme libre et l’esclave. Nous concevons la religion comme internationale, comme humanitaire. L’Évangile fait son chemin malgré toutes les contradictions. Il est souvent prêché en quelque façon et très utilement par ceux qui le maudissent sans le /[fol. 994] bien connaître. Un État ne peut plus être responsable de la foi d’un peuple, parce qu’il se rendrait bon gré mal gré responsable de la foi commune de l’humanité, ce que celle-ci trouverait absurde et ridicule. En effet, l’idée de confier absolument au pouvoir politique l’éducation religieuse et morale de ses subordonnés a de quoi égayer quiconque a observé, si peu que ce soit, dans l’histoire contemporaine aussi bien que dans l’histoire ancienne, l’esprit religieux et moral des gouvernements. Tout ce qu’on peut leur demander est de favoriser, de ne pas gêner ceux qui s’appliquent à l’œuvre du progrès spirituel. On abuserait de leur bienveillance et l’on méconnaîtrait singulièrement la mesure de leurs facultés en les priant de s’en charger eux-mêmes. Un gouvernement, comme tel, n’est pas tenu à faire de l’éducation, comme il n’est pas tenu à faire de la science. Il doit protéger les éducateurs et les savants. Ce serait chimère que de vouloir transformer la politique en école de science ou de vertu : elle a trop besoin d’apprendre elle-même ce qu’elle devrait enseigner. [L’Église catholique, seule éducatrice de l’humanité.] Nul ne contestera sérieusement que l’idée de pourvoir à l’éducation religieuse et morale de tous les hommes par une seule institution répandue sur toute la terre, ayant conscience de sa mission, avec une entente des besoins généraux et des nécessités particulières qu’on ne peut demander raisonnablement à une institution locale, ne soit vraiment grande, légitime en elle-même, réalisable sans doute puisqu’elle s’impose à l’esprit des hommes, puisqu’elle est réclamée par leur intérêt. Il est pareille- /[fol. 995] ment évident que l’Église catholique s’attribue cette idée comme raison d’être, et il est assez remarquable qu’elle soit seule à se l’attribuer, seule à vouloir la réaliser. La fonction existe, elle se propose pour la remplir. {On peut même dire qu’elle a créé cette fonction à laquelle on n’avait pas réellement songé avant elle, et qu’elle s’en est acquittée pendant de longs siècles, sans aller jusqu’au bout de son propre programme, puisque la majeure partie de l’humanité lui a échappé, lui échappe encore et qu’elle n’a pas même retenu tout ce qu’elle avait gagné d’abord. Nous ne discuterons pas pour le moment les causes de cet échec partiel, ni des moyens que l’Église pourrait avoir à prendre pour élargir et assurer son action dans l’avenir. Nous observons simplement que si la grande mission dont nous parlons est un besoin de l’humanité vivante, et si l’Église catholique se présente seule pour y satisfaire,}(e) on n’a pas le droit de l’exclure sans motifs, on n’est autorisé à décliner son intervention que si on la trouve dépourvue des qualités et moyens nécessaires à l’accomplissement de l’œuvre qu’elle veut poursuivre. {On ne devrait même pas l’écarter si son action était défectueuse mais seulement sur des points secondaires, surtout s’il y avait espoir d’amélioration et s’il était prouvé qu’on ne peut en aucune façon la remplacer et que toutes les institutions particulières auxquelles on pourrait songer seraient sujettes à des inconvénients beaucoup plus graves.}(e) Où irait-on chercher l’institu- /[fol. 996] tion qui remplacerait l’Église catholique ? Un fait qui parle éloquemment en faveur de l’Église, c’est que retirer à l’Église la formation morale des individus est renoncer, quoi qu’on en ait, à la fraternité des peuples et à l’union des hommes ; c’est revenir au système 449

Alfred Loisy désormais impossible des éducations nationales et des écoles philosophiques, système déjà usé quand le christianisme vint au monde. Le défilé des influences que l’on voudrait substituer chez nous et que l’on a substituées ou que l’on essaie plus ou moins de substituer ailleurs à l’Église catholique n’est pas pour affaiblir l’impression qui résulte de cette première constatation. On peut énumérer l’une après l’autre ces influences et relever en chacune d’elles un défaut radical. Le protestantisme orthodoxe a tous les inconvénients de l’Église catholique sans en avoir les avantages : il se fonde sur une tradition qu’il oppose comme une barrière au progrès, à la science, à la « culture moderne », pour employer le mot de M. Sabatier dans une récente brochure ; et pourtant, comme l’observe l’auteur que nous venons de citer, il n’a pas le droit d’avoir une tradition quelconque ni d’alléguer cette tradition contre quoi que ce soit. Le protestantisme traditionnel n’est donc qu’un mauvais décalque du catholicisme. Si la tradition, si l’organisation ecclésiastique et la hiérarchie sont des éléments essentiels de la religion et du christianisme, en dépit de /[fol. 997] tous les écueils où peut donner une institution religieuse officielle et traditionnelle, ce n’est pas le protestantisme orthodoxe qui peut remplir le programme du christianisme ; puisque ce protestantisme renie la tradition qui lui sert de base. S’il y a, s’il doit y avoir une tradition chrétienne, cette tradition est représentée par l’Église catholique. {C’est ce qu’ont bien senti ces quelques anglicans qui, ces derniers temps, ont tenté un rapprochement avec l’Église romaine. Malgré les obstacles qu’un tel projet devait fatalement rencontrer tant du côté protestant que du côté catholique, ils n’en ont pas moins posé nettement le problème de l’avenir, non seulement en ce qui regarde les destinées du Christianisme en Angleterre, mais dans l’univers entier. Cet avenir dépend du retour de tous les chrétiens dans l’unité catholique. Et nous n’entendons point dire par là que les chrétiens n’ont aucun droit à faire valoir devant l’Église romaine. Il faut que cette Église elle-même ait l’esprit assez large pour tout comprendre de ce qui intéresse l’humanité, qu’elle ait le cœur assez large pour ne rechercher aucun avantage temporel dans l’immense pouvoir qu’elle est appelée à exercer.}(f) Que si nous passons maintenant des différentes formes du protestantisme orthodoxe au protestantisme libéral de M. Sabatier, nous trouvons d’abord qu’il a, relativement à toutes /[fol. 998] les orthodoxies, même protestantes, le très grave inconvénient de ne pas exister, et, qui plus est, de n’être pas possible comme instrument d’éducation chrétienne, sans renier son propre principe, sans retomber dans l’orthodoxie, une orthodoxie aussi provisoire que l’on voudra, et dans la hiérarchie, une hiérarchie aussi peu(g) consistante qu’il se pourra imaginer, mais qui seront, après tout, une tradition d’enseignement et un personnel enseignant. Ce sera la négation même de l’individualisme religieux et un retour à l’orthodoxie protestante, sauf les modifications qu’on aura cru devoir accorder au progrès de la science. Ce sera de nouveau la tradition sans autorité et la hiérarchie sans mission, la révolution organisée en permanence dans l’ordre religieux, la tradition et la hiérarchie qui voudront s’imposer se ruinant elles-mêmes en proclamant qu’elles n’ont pas droit au respect dont elles auraient besoin pour faire œuvre utile et durable. La religion de M.  Sabatier n’est accessible qu’à une aristocratie de savants qui voudraient être chrétiens par leurs propres ressources et leur propre grâce, en refaisant le christianisme à leur usage personnel. L’idée qu’une telle religion pourrait jamais être celle de l’humanité entière n’est pas à discuter, puisqu’on ne voit même pas comment cette religion servirait par elle-même de trait d’union seulement entre deux personnes ; à plus forte raison ne deviendra-t-elle pas la patrie 450

La religion et la vie morale du genre humain. Si l’individu /[fol. 999] ne doit compte qu’à lui-même de sa foi et de ses principes de conduite, tout ce qu’il fait pour répandre ses idées autour de lui est un empiétement sur les franchises de son prochain, vu que l’on ne peut enseigner sans exercer une influence quelconque. À moins d’affirmer leur infaillibilité universelle, les chrétiens individualistes ne peuvent se constituer en docteurs de la vraie religion. Ils se croient infaillibles pour eux-mêmes, c’est-àdire eu égard au gouvernement de leur propre foi et de leur conscience ; mais ils ne le sont pas, ils avouent ne pas l’être relativement à la foi et à la conscience d’autrui. Que feront-ils ? On ne propose pas la religion à l’examen des enfants ni à celui des masses ignorantes. Quoi que l’on fasse pour donner à leur foi un caractère personnel, intime et vivant, l’enseignement qu’ils recevront agira sur leur esprit avant tout contrôle de leur part et continuera de les influencer de manière ou d’autre jusqu’à la fin de leur vie quel que soit le travail qui s’opère en eux après le temps où l’instruction leur aura été donnée. Bien hardi serait l’homme qui, conscient de son infirmité s’ingérerait à prêcher aux humbles et aux petits enfants des choses qu’il croirait vraies pour lui, mais qui pourraient n’être pas vraies pour tout le monde et dont la certitude relèverait, en définitive, de la conscience souveraine de chacun. L’autonomie personnelle est une belle chose ; mais si autonome que l’on soit, et à moins /[fol. 1000] de traiter légèrement l’autonomie des autres, on n’a pas qualité pour les instruire si l’on ne s’appuie sur quelque chose de plus autorisé qu’une expérience individuelle de la religion chrétienne et une étude particulière de ses fondements historiques. [« L’union pour l’action morale » de Paul Desjardins.] Faut-il parler encore de la conception très indécise et très flottante que représente le groupe de « l’union pour l’action morale », fondé principalement par M. Paul Desjardins. Là il n’est plus question de christianisme, ni même de religion ; tous les vieux symboles sont jugés contestables ; toutes les vieilles Églises sont supposées manquer d’autorité. On ne réclame pas d’autre foi que celle du devoir ; après beaucoup de tâtonnements on a reconnu, ce à quoi il était facile de s’attendre, que si l’on cherchait au devoir une base métaphysique, on ne pourrait plus s’unir pour agir moralement, vu que chacun aurait sa manière d’expliquer le devoir. On pose donc le devoir comme un postulat nécessaire de la vie humaine, et l’on donne pour interprète au devoir, pour guide à la vie, la raison individuelle. À lire le « Bulletin de l’union », où il s’est publié d’ailleurs d’excellentes choses sur le mouvement social de notre temps, et même sur le mouvement des idées philosophiques et religieuses, on croirait que cette petite Église est composée de têtes qui méditent sur la notion du devoir et la théorie de la perfection morale, en s’engageant par un contrat réciproque à ne pas se livrer /[fol. 1001] tout le fruit de leurs réflexions, pour ne pas troubler la sérénité de leurs rapports, de leur « action ». Le trait caractéristique de l’association est donc l’idéalisme moral, joint au plus pur rationalisme. En même temps qu’on y professe la religion du devoir, on y a le culte de la raison et de la science, c’est-à-dire que l’on en est à peu près au point où se trouvait Renan vers 1848. On croit à la toute puissance de l’esprit humain, et l’on se persuade que la raison saura découvrir toute seule le principe et la règle du devoir. Religion d’artistes ou d’esthètes, qui ont l’imagination grande et se donnent à euxmêmes l’illusion de traiter par la raison savante des problèmes qui n’en relèvent pas directement. Comme cette société d’élite vit au grand jour, on sait que depuis son origine jusqu’à ces derniers temps, elle a été sous la menace d’un schisme 451

Alfred Loisy entre ceux de ses adhérents qui tiennent encore à une religion positive et ceux qui font table rase de toute religion pour fonder, à ce qu’ils supposent, la vie morale sur des principes purement rationnels. Ces derniers prétendent être les représentant authentiques de l’Union qui n’a, en effet, sa raison d’être que pour eux. Les membres de l’Église catholique ou des confessions protestantes qui étaient venus à M. Desjardins avouaient implicitement qu’ils ne trouvaient pas dans leur Église tout l’appui moral dont ils avaient besoin,  /[fol.  1002] ou bien, au contraire, ils apportaient à l’Union un appui religieux qu’elle ne demandait pas et dont elle entendait se passer. Un groupement de forces morales recueillies de toutes parts sans un but pratique déterminé n’a aucune raison d’être ; et il est bien difficile de s’entendre pour « l’action » quand on ne s’accorde pas sur les principes de l’action. {L’affaire Dreyfus paraît avoir accéléré le dénouement de la crise. Après quelque hésitation, après la retraite de quelques membres du comité directeur, le Bulletin a pris nettement parti pour ce qu’il appelait « la justice ». L’Union n’est plus qu’un groupe d’intellectuels. Devenue ce que sa destinée l’appelait à être, une secte rationaliste antireligieuse, elle se confond de plus en plus avec la religion de la science, dont nous avons parlé. Si elle était demeurée ce qu’elle avait paru d’abord, une association d’honnêtes gens venus de divers côtés pour échanger des idées modérées sur les sujets d’ordre moral et social, elle aurait pu avoir, par ces temps de trouble et de confusion, un rôle modeste mais utile, en retenant dans la religion du devoir, sur la pente de l’incrédulité totale et du scepticisme absolu, un certain nombre d’âmes que la vue de cet abîme effraie, après que l’étroitesse d’esprit et l’immobilité des Églises les ont rebutées. L’Union ne se contente pas de ce rôle provisoire et un peu effacé, elle a tourné à l’individualisme rationaliste. Comme école de l’humanité elle réunit les défauts de l’individualisme /[fol. 1003] chrétien et ceux qui appartiennent en propre à la science antireligieuse.}(h) Cette religion de la science, l’idée de satisfaire par le seul effort de la raison et de la recherche savante au besoin d’idéal, de moralité, de bonheur suprasensible qui apparaît dans l’humanité et qui l’élève au-dessus de la brute, ne pouvait naître que dans des esprits desséchés par un travail purement intellectuel, tout pleins de leurs découvertes grandes ou petites, réelles ou supposées, tout confits dans leur importance, tout émerveillés de se voir si intelligents, tout convaincus de l’absolu pouvoir de la raison humaine et surtout de la leur. On dirait que ces grands esprits n’ont pas soupçon de ce qu’ils ignorent, qu’ils n’ont pas conscience de ce qu’ils ne pourront jamais savoir. Certes la science a sa place marquée dans le progrès humain, tout comme l’intelligence a sa place, et une place éminente, parmi les facultés de l’homme. Mais de même que l’intelligence n’est pas tout l’homme, la science ne peut faire, à elle toute seule, la perfection de l’homme, réaliser en lui l’humanité complète. L’idéal du savant rationaliste est au fond quelque chose d’assez étroit  : procurer à la masse un bonheur matériel, pour qu’elle n’ait plus lieu de se plaindre ; assurer à une élite la direction générale de cette humanité adoucie dans ses mœurs, on l’espère du moins, par la mesure de félicité qui lui sera /[fol. 1004] procurée. Cet idéal est irréalisable en soi, et aussi parce que l’humanité ne s’en contentera jamais. Que l’on s’efforce de diminuer sur la terre le mal de la pauvreté, les chances et les effets des maladies, les difficultés du travail, rien n’est plus louable ; mais fera-t-on disparaître entièrement tous les inconvénients de la pauvreté, de la maladie et du travail ? Croit-on même que si, par impossible tous ces inconvénients étaient conjurés, les hommes en deviendraient meilleurs ? Croit-on que pour leur en avoir épargné une partie on leur aura rendu le reste facile 452

La religion et la vie à supporter et qu’ils se tranquilliseront en pensant que la science ne peut rien de plus pour eux en ce moment ? Cette consolation ne sera-t-elle pas fort insuffisante ? On ne réussira pas à procurer à l’humanité ce bonheur vulgaire qu’on lui promet. Elle-même n’y tient pas autant qu’on pourrait le supposer. L’homme ne vit pas seulement de pain. Que l’on ajoute à sa nourriture matérielle un peu de savoir, il n’aura pas encore la plénitude de vie qu’il souhaite. Il aspire à autre chose qu’à la joie des sens et aux satisfactions de l’esprit. Il porte en lui avec le sentiment du devoir la conscience de sa faiblesse et le désir de son élévation. L’homme moral existe et la science ne le tuera pas. Les savants eux-mêmes qui auront perdu la foi morale seront toujours une minorité infime, et ils n’avoueront jamais l’avoir perdue tout à fait. Dans la mesure où cette foi leur aura manqué, on trouvera sans peine qu’ils n’ont pas été des /[fol. 1005] hommes ni des savants complets. Que manque-t-il à l’œuvre de Renan, si remarquable par l’abondance et la finesse des observations, par l’art de la mise en œuvre ? {Il y manque le sentiment vivant de la moralité humaine, la correspondance intime avec ce que l’humanité veut, croit et espère. Et s’il est permis d’émettre un jugement sur la personne de l’auteur, n’est-il pas vrai que, nonobstant ce qu’il dit avoir retenu des vertus sulpiciennes, il se montre à nous comme un beau temple profané, une âme qui était riche et pouvait être grande, et que le scepticisme a ruinée, vidée, sans lui enlever ses talents naturels, mais en lui ôtant toute faculté de bienfaisante influence dans l’ordre moral, en lui donnant au contraire un pouvoir funeste pour ébranler par la contagion du doute la foi d’un grand nombre ? C’est qu’en effet l’on a bien vu jusqu’à présent ce que peut la science pour ébranler la foi dans les âmes ; on voit beaucoup moins ce qu’elle est capable de faire pour la remplacer. La mission propre de la science est assez noble et considérable sans qu’elle empiète sur le domaine religieux. En se mêlant de choses qui ne sont pas de sa compétence, elle fait banqueroute, et on a eu raison de le lui dire.}(i) On ne doit pas s’étonner que des esprits éminents, étrangers d’ailleurs à la foi de l’Église, aient été frappés de la puissance moralisatrice du catholicisme et qu’ils aient pris parti pour lui contre ses accusateurs et ses ennemis. Ils ont /[fol. 1006] constaté que rien ne peut remplacer l’Église dans le rôle qu’elle s’adjuge, et que lui faire une guerre d’extermination serait travailler à la ruine de la société. Il est certain d’autre part que le soulèvement du protestantisme au XVIe siècle, l’insurrection du rationalisme au XVIIIe, l’effort acharné que la société laïque a mis chez nous depuis un siècle et surtout dans ces derniers temps, à s’émanciper de tout frein religieux ont eu d’autres motifs que la perversité native de la nature humaine. Si tous ces adversaires continuent aujourd’hui à combattre le catholicisme qu’ils connaissent mal, c’est pour échapper à certains abus du catholicisme qu’ils connaissent assez bien. Dans son discours au congrès protestant de Stockholm, M. Sabatier a soutenu que l’esprit moderne tend à l’autonomie dans l’ordre intellectuel, dans l’ordre moral, dans l’ordre politique, {et que le catholicisme étant la négation de l’autonomie, travaillait directement contre l’esprit moderne. La tendance de cet esprit pourrait bien être double  : s’il va d’un côté à l’autonomie personnelle, il va de l’autre à la socialisation des forces individuelles, et par ce côté il rejoint le catholicisme. En principe les deux tendances paraissent également légitimes et nécessaires. La première n’est pas plus condamnable que la seconde ; toutes les deux peuvent s’inspirer et s’autoriser de l’Évangile. Et pour ce qui est de l’autonomie /[fol. 1007] personnelle dans l’ordre religieux et moral, on peut dire qu’elle est la parfaite réalisation du christianisme dans l’homme. Il n’est pas du tout étonnant 453

Alfred Loisy que l’humanité chrétienne, élevée par l’Église aspire de plus eu plus à l’autonomie. Il faudrait voir seulement quelles sont les conditions normales de l’autonomie dont il s’agit.} On a pu croire, et M. Sabatier l’affirme, sans hésiter, que l’Église catholique est le principal obstacle au développement de cette autonomie que l’esprit moderne réclame. On affirme que toutes les orthodoxies y sont contraires ; mais comme les orthodoxies protestantes ne sont que des ombres inconsistantes et diminuées de l’orthodoxie catholique, on signale celle-ci comme le seul adversaire redoutable et intransigeant du progrès. Elle-même, d’ailleurs, ne l’a pas laissé dire qu’à ses ennemis. On peut lire dans le Syllabus, parmi les propositions condamnées, l’opinion de ceux qui pensent que « le Pontife romain peut et doit se réconcilier et s’entendre avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Si l’Église ne peut ni ne doit s’entendre avec la culture moderne, elle s’excommunie elle-même de la société contemporaine et la guerre se trouve déclarée des deux côtés par l’Église au monde moderne, comme par le monde moderne à l’Église. Il faut voir ce que signifie au juste cette déclaration. Tout en montrant comment l’Église peut exercer sa mission /[fol. 1008] nécessaire dans les conditions réclamées par l’état présent de la société civilisée, nous aurons à examiner de plus près les griefs soulevés contre le catholicisme et qu’il semble avoir reconnus en s’en glorifiant. /[fol. 1009] II [L’Église et l’autonomie de l’individu] On reproche à l’Église de menacer en même temps l’autonomie de l’individu, celle de la famille et celle de la société, de la menacer sur toute la ligne et absolument. L’Église, nous venons de le remarquer, va pour ainsi dire au-devant de ces reproches et les excite par la façon dont elle traite les thèses les plus chères à nos contemporains. Réclame-t-on l’autonomie de la raison, l’Église proteste immédiatement au nom de la foi. Réclame-t-on l’autonomie de la conscience, l’Église proteste au nom de la loi révélée et de sa propre autorité, qui est divine. {Par le régime de la direction des âmes, l’Église semble ériger en principe de perfection l’abdication de la volonté individuelle non seulement aux mains de l’autorité hiérarchique et pour la conduite extérieure, mais aux mains d’un seul homme qui est censé représenter l’Église, et pour les mouvements les plus intimes de son activité personnelle.}(j) L’autonomie de la famille paraît menacée par cette direction des consciences, qui a, dit-on, pour effet ordinaire de soustraire la femme à l’influence légitime de son mari, d’introduire un dualisme fâcheux dans la société domestique, et par les lois que l’Église prétend maintenir en tant qu’arbitre du /[fol. 1010] mariage chrétien, code suranné dont la moitié se résout en dispenses lucratives et le reste en casuistique. Ne l’est-elle pas aussi d’une certaine manière par la loi du célibat ecclésiastique et religieux ? Quant à l’autonomie sociale et politique on n’a qu’à lire les encycliques des Papes pour se rendre compte de ce que veut l’Église. Elle ne prétend à rien moins qu’à gouverner toute la vie des peuples qui seraient disposés à l’écouter. Ainsi la voit-on se comporter en puissance politique, traiter avec les chefs d’État, conclure des alliances secrètes et des concordats officiels. Le spectacle le plus singulier et, en son genre, le plus amusant qu’ait présenté l’histoire contemporaine n’a-t-il pas été celui d’un gouvernement sans religion, tel qu’est par profession et en réalité le gouvernement français, négociant avec le 454

La religion et la vie Pape pour détruire chez les catholiques de notre pays l’idée et le désir d’une restauration monarchique, et garantissant au chef de l’Église, en échange de ses bons offices, le maintien du concordat ? Et ce concordat même est-il autre chose que l’assujettissement du catholicisme français au Pape et au pouvoir civil ? N’est il pas un obstacle au progrès religieux du catholicisme en France ? Une Église toute préoccupée d’arrangements politiques sous couleur de religion est-elle destinée à prendre sérieusement en main le salut de l’humanité ? Elle fait ce qu’elle peut pour se garder elle-même telle qu’elle est, pour ne perdre que le moins possible du terrain gagné /[fol. 1011] de l’influence acquise, des privilèges et biens temporels qui lui restent. Mais le principe et la force d’un mouvement réel, d’une vigoureuse initiative, peuvent-ils subsister dans une école de marchandages politiques et de diplomatie tout humaine ? Que cette diplomatie s’accorde avec on ne sait quelle piété napolitaine envers la Madone et quelle croyance superstitieuse à l’opération personnelle et grandissante du diable sur la terre, ce n’est pas cette circonstance qui relèvera son crédit devant « l’esprit moderne ». Le spiritisme et la croyance aux diables de Léo Taxil sont deux maladies contemporaines dont aucune assurément n’est capable de guérir l’autre. Donc, conclut-on, les esprits éclairés, les âmes hautes devront chercher une patrie ailleurs que dans le catholicisme. [Actualité du problème.] Il est certain, et nous l’avons reconnu déjà, que la tendance naturelle, on peut dire inévitable, de toutes les sociétés et de toutes les Églises hiérarchiquement et politiquement organisées est à se maintenir dans la situation acquise, à s’y immobiliser promptement, et par suite à comprimer l’initiative et le développement personnel de leurs membres. Tout éducateur est en présence du même problème : trouver le juste équilibre de direction tutélaire et de liberté qui procure au sujet à élever le maximum de développement dont il /[fol. 1012] est capable. Le défaut de direction et de surveillance, la liberté absolue serait nuisible. La surveillance jalouse et incessante, la réglementation mesquine et autoritaire, la contrainte absolue ne l’est pas moins. Dans le premier cas la force naturelle de l’homme se disperse ; dans le second cas elle est étouffée ; l’Église éducatrice de tous les hommes, tutrice religieuse des familles, et des peuples, marche aussi entre ce double écueil et, si l’excès de liberté s’appelle Charybde, avouons que, depuis plusieurs siècles, surtout depuis la réaction antiprotestante, et plus encore depuis la réaction antirévolutionnaire, elle navigue du côté de Scylla. Elle fait tout ce qu’elle peut pour se garantir contre la nouveauté, contre le mouvement. Elle a condamné Galilée, elle a condamné Fénelon, comme elle avait condamné Luther et Calvin ; et c’était cette fois pour le plaisir de condamner puisqu’il n’y avait rébellion contre son autorité, ni chez le savant ni chez le mystique. Qu’est-ce qui n’a pas été condamné par elle ? Pascal et Descartes sont à l’Index. La liberté de la critique religieuse a été condamnée avec Richard Simon. Nous avons vu comment le Pape Léon XIII, dans son Encyclique Providentissimus Deus entend la liberté de la critique, et nous avons assez parlé de cet inénarrable décret du Saint-Office sur l’authenticité du verset des trois témoins célestes. La liberté de conscience et la liberté de la presse ont été traitées de fléaux par tous les Papes de ce siècle. La constitution de /[fol. 1013] l’Index que nous avons signalée plus haut nous apprend assez de quel régime intellectuel Rome voudrait doter le XXe siècle, n’ayant pu l’imposer au XIXe. Pour ce qui est de la liberté politique, il suffit de rappeler le Syllabus. L’Église romaine veut que l’État moderne ait une religion et qu’il soit catholique. Étant 455

Alfred Loisy donné l’esprit du catholicisme contemporain, pas n’est besoin d’expliquer ce que cela signifie. Ces coups de barre qui semblent nous mener droit à Scylla ne sont que pour éviter Charybde, c’est-à-dire la nouveauté turbulente, ennemie de la tradition et de l’autorité. Au fond l’Église n’en veut qu’à la nouveauté dangereuse et à la liberté déréglée. La question est de savoir si elle ne tend pas à dépasser le but, à entraver tout mouvement légitime et tout développement nécessaire. Nous avons déjà envisagé tout un côté de cette question et non le moindre, en traitant du régime intellectuel de l’Église catholique, des rapports du dogme avec la science, de la raison avec la foi. Nous savons, qu’il existe, en effet, une manière de comprendre le dogme et la foi, {l’autorité du magistère ecclésiastique et de ses décisions qui s’oppose à tout progrès scientifique de quelque nature qu’il soit, et conséquemment à tout progrès humain.}(k) Nous savons également que l’Église catholique, sans faire tout à fait sienne cette manière d’entendre l’autorité de la religion, l’encourage et la suit pratiquement bien plutôt qu’elle ne favorise /[fol. 1014] et n’accepte les efforts même éclairés et généreux qui ont été faits {pour réconcilier la foi traditionnelle et l’institution catholique avec la science et la société modernes.} (k) Lamennais a été poussé dehors. Ses disciples, Lacordaire, et Montalembert, plus modérés, complètement soumis à l’Église, n’ont guère moins souffert que lui, et ils ont eu tout le mérite de leur résignation, qu’on ne leur a certes pas facilitée. Les demi hardiesses de Mgr d’Hulst ont eu le succès que tout le monde connaît. Le Professeur Schell vient d’être condamné pour défaut d’admiration à l’égard des Jésuites. Mère Marie du Sacré-Cœur, cette bonne religieuse, qui avait osé écrire que tout n’est pas pour le mieux dans l’enseignement donné aux jeunes filles par les congrégations, a vu son livre blâmé officiellement par la Congrégation des évêques et des réguliers ; son projet d’école normale supérieure pour les religieuses enseignantes a été déclaré blâmable. Tout est parfait dans la sainte Église. Nous croyons toutefois, en dépit de tous ces actes regrettables et dont l’Église souffre beaucoup plus que ceux qu’elle condamne, avoir montré assez que les principes du catholicisme ne s’opposent pas à l’accord du dogme et de la science, et que, sainement entendus, et appliqués, ils doivent préserver la théologie et la science d’écarts préjudiciables à leur /[fol. 1015] véritable progrès, prémunir le théologien contre la superstition des formules, le savant contre les surprises du jugement personnel, tous les deux contre la confiance exagérée en leurs propres lumières. {L’autonomie de l’intelligence est compatible avec celle de la foi, et l’autonomie de la science avec celle de la théologie. Ce sont, ou ce seront les deux faces d’un développement humain dans l’ordre de la connaissance.}(k) Cette autonomie intellectuelle peut être réalisée dans l’Église catholique aussi bien qu’ailleurs par quiconque est capable d’y parvenir. On nous dira que l’Église n’y pousse pas, bien au contraire ; et nous venons de l’avouer nous-même. Mais depuis quand cette autonomie intellectuelle de l’homme et du chrétien est-elle perçue comme un droit et une nécessité ? Est-elle réalisable au même degré pour tous les individus, et doit-on la considérer comme le but suprême auquel tout doit être subordonné ? Sans doute il y a longtemps qu’on réclame la liberté de penser ; et, à n’en juger que par le sens naturel des formules, liberté de penser et autonomie intellectuelle sont à peu près synonymes. Tant s’en faut pourtant qu’ils le soient dans l’histoire et dans leur acception courante. La liberté de penser a été et reste pour beaucoup de gens la permission de ne pas croire, le droit à l’irréligion. {En principe, l’Église ne peut admettre cette liberté de penser, puisque ce serait reconnaître 456

La religion et la vie à l’incrédulité un droit égal à celui de la foi. À l’égard de l’incrédulité individuelle l’Église ne peut-elle aller(l) plus /[fol. 1016] loin que la tolérance, justifiée par toutes sortes de raisons pratiques. Elle ne peut que la condamner en théorie, sous peine de se condamner elle-même en ne la réprouvant pas. Seulement, si elle ne veut pas sévir contre l’individu incrédule autrement qu’en le séparant de sa communion, en le traitant en étranger, elle a le droit de réclamer que nul pouvoir humain ne sévisse contre la foi ; et que tout homme, même incrédule, respecte la foi qu’il ne partage pas.}(m) La tolérance n’est pas autre chose au fond que le respect dû à l’infirmité humaine. Lors même que les esprits forts auraient raison, et seraient aussi forts qu’ils le prétendent, ils devraient respecter la foi des croyants quels qu’ils soient, surtout la foi des simples. Pourquoi donc, lorsque nul homme n’a le droit ni le pouvoir d’imposer la foi, quelqu’un se permettrait-il d’imposer l’incrédulité ? On a pu se croire trop souvent en face de(n) deux intolérances, l’intolérance de l’orthodoxie et l’intolérance de l’irréligion ou de l’hérésie. Si l’on proclame la liberté de penser comme une nécessité de fait, que cette liberté existe au moins pour tout le monde. L’autonomie intellectuelle de M. Sabatier est tout autre chose que la liberté ainsi comprise. Dès qu’on admet l’obligation morale de la foi, on nie en principe le droit de l’incrédulité. Mais il y a foi et foi, incrédulité et incrédulité. M. Sabatier a sa façon de croire en Dieu et en Jésus Christ et il s’imagine garantir /[fol. 1017] son autonomie intellectuelle en ne croyant pas à l’Église. Nous ne voyons pas en quoi cette précaution le sert. Il se prive de la foi à l’Église et des ressources que cette foi pourrait lui procurer : en acquiert-il vraiment plus de liberté intellectuelle ? La foi à l’Église n’est pas plus un joug pour l’esprit que la foi à Dieu ou à Jésus Christ. La rejeter, c’est repousser volontairement un auxiliaire précieux dans l’ordre de la connaissance et de la vie religieuse ; c’est limiter son autonomie intellectuelle plusieurs degrés en deçà du point où s’avance celle du croyant catholique. En refusant de reconnaître le Christ vivant dans l’Église, on coupe son expérience religieuse à l’endroit où elle devient féconde, et, le développement de la foi se trouvant arrêté, le développement intellectuel est contrarié sur cette même ligne d’observation qu’on a supprimée ou altérée. Jamais l’individualisme religieux n’a produit ni ne produira(o) en fait d’autonomies intellectuelles rien de comparable à celles qui ont honoré l’Église catholique ; Origène, Augustin, Thomas d’Aquin, Bossuet, Newman, des esprits qui ont porté en eux la foi de leur siècle et l’ont si bien vue qu’ils l’ont rendue plus intelligible à des milliers d’autres, qu’ils ont vécu avec leur propre foi celle des générations à venir. On trouvera en dehors de l’Église des intelligences puissantes mais solitaires, de grandes autonomies boiteuses, dont tout un côté pénètre sur le vide d’une négation. Où sont ceux qui ont recueilli tout l’héritage du passé sans le /[fol. 1018] trahir, et préparé l’avenir sans le compromettre ? Pour être autonome intellectuellement, il n’est aucunement nécessaire de ne rien devoir au passé ; pour être autonome vraiment, largement, grandement, il est indispensable de lui devoir beaucoup. Les hommes de tradition que nous venons de citer ont été extraordinairement personnels dans leur théologie, dans l’expression de leur foi, en restant fidèles à Jésus et à son Église. Ils observaient la tradition avec autant de respect que l’Évangile et ils tiraient de l’une et de l’autre plus qu’il n’est possible d’extraire de l’une ou de l’autre séparément. Ces grands hommes ont vécu dans l’Église et l’Église les a supportés(p). L’espèce de défiance qu’elle a témoignée à quelques-uns ne l’a pas empêchée de subir leur influence. Ils lui ont rendu plus qu’ils n’avaient reçu d’elle, et grâce à elle leur labeur n’a pas été perdu. 457

Alfred Loisy De telles personnalités sont des exceptions : il ne peut en être autrement. C’est que ce degré d’autonomie intellectuelle n’est pas et ne sera jamais réalisable pour le commun des mortels, même protestants. On doit remarquer aussi que l’esprit de l’antiquité était plus docile que le nôtre et que l’axiome : discipulum oportet(q) credere y était souverain. Les temps sont changés, mais ils ne font que de changer, et l’Église catholique n’est pas plus en retard que les autres à /[fol. 1019] organiser ce nouveau service de l’autonomie, {à rectifier les rapports de l’intelligence enseignante avec l’intelligence enseignée, à faire entendre au maître les limites de son savoir, à inspirer au disciple la conscience de ses facultés et de son droit. Y a-t-il donc si longtemps que l’on agite à fond le problème de l’éducation, le problème de la connaissance, le problème de l’autorité et de la liberté dans l’ordre intellectuel ? Depuis quand s’est-on aperçu de la relativité inhérente de toute science humaine, y compris la science des choses divines ?} Sans doute il ne faut pas que l’Église se laisse surprendre par le mouvement qui se prépare. L’autonomie, une autonomie relative des intelligences est dans la logique du progrès humain. L’Église la reconnaîtra. Elle ne proclamera pas l’infaillibilité de l’individu, ce qui serait une absurdité ; elle ne proclamera pas son indépendance absolue à l’égard de tout enseignement et surtout de la tradition religieuse des siècles chrétiens, ce qui serait une autre folie ; elle n’obligera pas tous ses enfants à faire la critique de leurs croyances, car ils ont, pour la plupart, de plus pressants devoirs à remplir ; mais elle reconnaîtra formellement à chacun d’eux ce que l’on pourrait appeler la personnalité de la foi et de la connaissance religieuse, l’originalité de la conviction individuelle dans l’unité de la profession commune. Elle ne s’étonnera pas que les plus éclairés d’entre eux soient plus personnels et plus originaux /[fol. 1020] que les autres dans leur façon d’interpréter pour eux la croyance traditionnelle ; elle finira par applaudir à ce travail des plus grands au profit des plus humbles ; elle ajoutera de nouveaux anneaux à cette chaîne de la tradition qui est formée par les docteurs dont nous avons cité plus haut quelques noms, et son régime intellectuel se fera de plus en plus libéral sans cesser d’être tutélaire. Car elle n’oubliera pas, elle ne peut ni ne doit oublier que la liberté n’est qu’un moyen, non une fin, et que la plus grande somme de vérité se réalise non par la liberté seule, mais par l’harmonie de l’autorité qui instruit et dirige avec l’activité libre qui apprend et travaille. Le seul obstacle réel à l’autonomie légitime des intelligences est la conception de la foi verbale, l’idée que les formules sont Dieu même, qu’il faut les accepter une fois pour toutes comme l’expression adéquate et immuable de l’éternelle vérité. Or cette conception, nous le savons, n’est qu’une idole de l’esprit théologique. Le jour où les théologiens de toutes les communions l’auront brûlée, un grand pas sera fait non seulement vers l’autonomie intellectuelle si chère à M. Sabatier, mais vers le rapprochement de tous les croyants sincères, maintenant dispersés dans toutes les fractions où s’est partagée l’Église du Christ. Ajoutons cependant que ce jour-là, qui paraît inévitable, marquerait /[fol. 1021] aussi la fin du christianisme dans le monde, s’il n’était bien entendu que l’Église, une, sainte, catholique, apostolique, et romaine demeure chargée de pourvoir à la formation et à la protection de toutes les autonomies individuelles existant sur la face de la terre, et de modérer sagement les efforts qui ne cesseront pas de se faire pour interpréter avec une clarté toujours plus pénétrante, quoique jamais définitive, la révélation de Dieu.

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La religion et la vie [La direction des consciences.] L’autonomie de la conscience n’est pas moins précieuse que celle de l’esprit. {De même que la loi de vérité n’est pas réellement extérieure à l’homme, la loi du devoir ne lui est pas superposée comme un joug lié sur ses épaules par un maître étranger. La vertu ne se confond nullement avec la pratique de l’obéissance universelle. Le devoir est une obligation morale perçue par la conscience individuelle, la vertu est l’accomplissement libre de cette obligation. On peut enseigner le devoir à l’homme comme on lui enseigne tout le reste ; mais comme la foi n’est pas la foi tant qu’elle n’est qu’une leçon apprise, le devoir n’est pas le devoir tant qu’il existe seulement dans l’esprit à l’état de renseignement théorique et de connaissance abstraite ; il devient ce que signifie son nom lorsqu’il est perçu et senti comme la perfection nécessaire de l’être humain, comme la volonté de Dieu, du Dieu qui se révèle à la conscience et qui parle par elle.}(r) La conscience humaine porte /[fol. 1022] en elle-même sa loi, et l’abdication de la volonté propre prise en soi, ne constitue nullement ce qu’il convient d’appeler devoir et vertu. La vertu se réalise par l’effort personnel dans le travail et l’épanouissement régulier de nos familles, non dans une réglementation forcée de leur activité. La vertu est le développement moral de la personnalité ; elle doit élever l’homme au-dessus de lui-même ; à plus forte raison ne le soumet-elle à aucun autre. L’indépendance du caractère importe à la perfection de l’homme ; il ne semble pas que l’esprit moderne ait beaucoup servi à la propager dans le monde : elle reste néanmoins une de ses meilleures aspirations. On conçoit que M. Sabatier entende réaliser par sa religion individualiste cette autonomie morale, et qu’il ne croie pas pouvoir la réaliser autrement ; et pourtant c’est une erreur de croire que l’homme puisse tout seul et par lui-même s’élever, effectuer son autonomie morale. L’homme est bon en puissance comme il est virtuellement intelligent ; et de même qu’il devient savant et intellectuellement autonome sans être autodidacte, sans avoir besoin de l’être et même beaucoup plus sûrement que s’il l’était, il devient vertueux, moralement autonome sans être absolument indépendant de toute volonté humaine autre que la sienne, et il resterait à un degré de moralité très inférieur, ou bien  /[fol.  1023] au-dessous de toute moralité s’il était abandonné à lui-même, si le sens moral n’était d’abord éveillé en lui, puis guidé et enfin perpétuellement soutenu par une sorte de conscience extérieure et générale, la conscience chrétienne qui parle par la bouche des vrais éducateurs, parents ou maîtres, et dans la prédication ecclésiastique. L’autonomie morale s’acquiert, aussi bien que celle de l’intelligence ; on ne l’obtient pas d’un seul coup ; une fois gagnée, elle ne constitue pas plus son possesseur dans un état de sainteté absolue que l’autonomie intellectuelle ne le constitue en état d’infaillibilité. L’autonomie intellectuelle, pour ne pas devenir un principe d’erreur, doit être gardée par l’humilité de l’esprit ; l’autonomie morale pour ne pas devenir un principe d’endurcissement et de péché, doit être gardée par l’humilité du cœur. On n’est vraiment autonome par l’intelligence qu’à condition de comprendre toujours le besoin de s’instruire et les limites des connaissances acquises ; on ne l’est par le cœur et la volonté qu’à condition de sentir perpétuellement le besoin de progrès, l’insuffisance du bien accompli, notre impuissance naturelle à l’accomplir sans le secours de Dieu. On n’est pas autonome moralement ni intellectuellement à l’égard de Dieu. C’est de lui que le plus autonome attend et reçoit chaque jour la lumière de sa raison et la force de sa vertu. Il est vrai aussi, et c’est au fond la même vérité, /[fol. 1024] que pour 459

Alfred Loisy nous aider à soutenir et à développer cette redoutable autonomie de la conscience, les encouragements et les exemples d’autrui nous sont un appui normal et nécessaire. Nous sommes bons par nous et pour nous ; mais nous ne laissons pas de l’être en partie par les autres et pour eux. Une direction de l’Église, une influence continue de l’atmosphère morale que l’on respire dans une société religieuse est la condition régulière de l’autonomie morale, de sa conservation, et de son progrès dans les individus. Nulle part cette direction ne peut être donnée plus efficacement que dans l’Église catholique. On s’imagine volontiers que le principe de ce qu’on appelle direction dans le catholicisme est tout autre. De même que l’on se représente la foi à l’Église comme un joug insupportable et en même temps un moyen d’échapper à tous les troubles, doutes et embarras qui résulteraient, dit-on, de la croyance explicite aux dogmes théologiques, on se figure la direction des consciences comme une tyrannie affreuse et en même temps comme un moyen de transporter à autrui la responsabilité de sa propre conduite : le catholique est censé résigner son autonomie morale aux mains(s) de son directeur spirituel, qui devient pour lui la loi vivante et l’oracle auquel il lui suffira d’obéir pour être vertueux. Cette façon de comprendre /[fol. 1025] la direction des consciences n’est qu’un abus possible et quelquefois réel, ce n’est pas la règle qui gouverne dans l’Église catholique les rapports des directeurs et des dirigés. Il faut observer d’abord qu’un très grand nombre de fidèles, d’ailleurs très consciencieux, ne recourent personnellement aux prêtres que pour l’absolution de leurs fautes et ne sollicitent qu’exceptionnellement des avis particuliers qui ne sont pas considérés par le confesseur ni par le pénitent comme une loi absolue, si ce n’est pour autant que le pénitent lui-même en reconnaît la valeur intrinsèque et l’obligation. Ce sont « les personnes pieuses » qui recourent ordinairement aux conseils d’un directeur et qui font profession de les suivre. Il est certain que cette forme de direction peut prêter à des abus, si l’obéissance aux directeurs vient à être considérée comme la vertu principale d’où dépendent toutes les autres. Disons simplement que toute direction qui tend à déplacer la responsabilité de nos actes, à substituer l’obéissance passive à toutes les vertus chrétiennes, à supprimer notre initiative personnelle pour le bien, à réglementer par autrui notre propre activité au lieu de nous instruire à la gouverner nous-mêmes selon Dieu, est répréhensible, non seulement comme opposée aux revendications légitimes de l’esprit moderne, mais comme contraire /[fol. 1026] à l’Évangile. Cette tendance a pu se produire et elle existe peut-être encore dans le catholicisme ; elle ne lui est nullement essentielle et ne se confond pas avec l’éducation et la direction morale que l’Église comme telle entend donner aux hommes. Souvenons-nous d’ailleurs que les facultés et les besoins de l’humanité sont extrêmement variés selon les individus, les milieux et les temps. Telle nature est capable de réaliser tel degré d’autonomie et de perfection morales, non tel autre degré. {Tel moyen d’éducation ou de discipline morales convient dans tel milieu et dans tel temps et peut ne pas convenir dans tel autre milieu et dans tel autre temps.}(t) Aucun individu humain ne peut être autonome au point que les lumières et l’assistance de l’Église, qui sont pour lui une bonne part du secours divin, lui deviennent superflues. Aucun ne doit manquer de l’être au point d’abandonner la possession de sa volonté et de ses résolutions. Aucun ne doit obéir par faiblesse ou par une abdication absolue de son propre vouloir. Certes l’obéissance est un moyen nécessaire de perfection morale, et il n’est pas d’homme qui en soit jamais entièrement dispensé pendant les années de la première éducation, dans les conditions 460

La religion et la vie de la vie religieuse comme on l’a presque toujours comprise jusqu’à ces derniers temps, l’obéissance apparaît en quelque façon comme la /[fol. 1027] synthèse du devoir ; mais pour que l’obéissance soit une vraie vertu, elle doit être entièrement volontaire, délibérément acceptée ; {et là où l’obéissance fait la matière d’un vœu, la conscience de celui qui obéit n’est pas déchargée par la responsabilité que prend celui qui commande.} Jamais l’éducateur ne doit vouloir façonner des instruments dociles ; il doit former des hommes. Jamais le directeur de conscience ne doit se regarder comme un maître qui ordonne, puisque la conscience individuelle ne relève pas d’une autre autorité que celle de Dieu. {Les supérieurs de communautés religieuses ne sont que les premiers serviteurs d’une règle et d’une œuvre qui sont acceptées de tous comme leur loi et leur mission communes ; c’est la règle qui doit commander et non pas eux. Tant que l’on appliquera ces principes dans l’Église catholique, et on n’a jamais cessé de les appliquer, on les appliquera de plus en plus, l’Église catholique aura sa raison d’être, sa nécessité, elle exercera le magistère indispensable qu’elle seule est en mesure d’exercer auprès des hommes.} /[fol. 1028] III [État de l’enseignement en France] [Lois laïques sur l’enseignement.] Peut-être convient-il de nous arrêter sur cette question si grave de l’éducation chrétienne avant de considérer l’influence de l’Église dans la famille et dans la société. La nécessité d’un principe religieux dans l’éducation ne profite à l’Église que si elle est seule capable de maintenir ce principe religieux sans lequel on ne conçoit pas d’éducation véritable. Ainsi posé le problème est des plus actuels. La société française, depuis un quart de siècle, est en train de se diviser sur cette question capitale en deux partis qui semblent nettement tranchés, bien que leur opposition ne soit pas peut-être aussi radicale qu’on le croit de part et d’autre. Un parti qui s’est trouvé maître du pouvoir et qui, s’il ne représentait pas un mouvement conscient de l’opinion nationale, était du moins assez sûr de lui-même et de l’indifférence du plus grand nombre pour opérer un changement hardi dans le système de l’éducation publique, a pris pour mot d’ordre la laïcisation de l’enseignement à tous les degrés  : laïcisation des écoles primaires, laïcisation de l’enseignement secondaire, laïcisation des écoles supérieures et du haut enseignement. Cette dernière était accomplie depuis la fondation de l’Université de France, au sortir de la grande  /[fol.  1029] révolution ; mais Napoléon y avait institué des facultés de théologie catholique qui subsistaient encore bien que mal vues de Rome et non soutenues par l’épiscopat : ces facultés furent supprimées sans que l’on y fît presque attention. Les catholiques furent scandalisés seulement de voir que l’on gardait les facultés de théologie protestante. Il faut dire que ces facultés ne sont quasi autre chose que des écoles professionnelles pour les ministres réformés : {elles devraient ressortir au ministère des cultes plutôt qu’à celui de l’instruction publique ; on aurait dû seulement les déclasser, en ne les comptant plus comme partie intégrante de l’enseignement universitaire, puisque les facultés catholiques en étaient exclues. La laïcisation du haut enseignement n’est pas compromise par cette fiction anormale.}(u) Celle de l’enseignement primaire et secondaire a souffert plus de difficultés. Pour les écoles de filles, les populations tenaient plutôt à conserver comme maîtresses les religieuses des diverses congrégations qui s’étaient propagées au cours du siècle : 461

Alfred Loisy c’est pourquoi la laïcisation de toutes les écoles publiques de filles, décrétée en principe, n’a reçu qu’une exécution progressive et n’est pas encore terminée à l’heure présente. Les écoles publiques de garçons dirigées par les Frères étaient beaucoup moins nombreuses, et, d’une manière générale, on ne tenait pas autrement au personnel congréganiste : ces écoles ont pu être laïcisées tout de suite, sans que cette /[fol.  1030] mesure ait soulevé de protestation sérieuse. Par une sorte de contradiction assez étrange avec le procédé suivi pour les écoles primaires de garçons la laïcisation des lycées et collèges de l’État n’a pas été proclamée de façon absolue ni poursuivie directement. La bourgeoisie française, qui, prise en masse, n’est pas religieuse, estime que l’enseignement religieux est encore utile à la jeunesse pour la préserver de trop précoces dérèglements. On a laissé les aumôniers dans les collèges et dans les lycées tandis qu’on les retirait des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices primaires, de l’École normale supérieure, de l’École polytechnique. Par une autre contradiction Saint-Cyr garde son aumônier ; et pareillement l’École navale du Borda. L’esprit de l’armée ou plutôt de ses chefs, est resté religieux, et plus sincèrement que celui de(v) la bourgeoisie : on n’a pas voulu risquer de froisser l’armée. L’intention de tout laïciser n’était pas dissimulée ; malgré les hésitations que nous venons de dire, elle subsiste encore. Toutes les fois qu’on les accuse de pactiser avec la réaction les ministères les plus modérés s’empressent de jurer une éternelle fidélité aux lois fondamentales de la République : laïcisation des écoles et service militaire du clergé. C’est en ces lois que la troisième République est censée avoir mis tout son esprit, et toute son espérance. Ajoutons que si, par impossible une majorité « réactionnaire » ou même « catholique » arrivait au pouvoir, elle ne changerait pas essentiellement ces lois que les journalistes bien-pensants appellent /[fol. 1031] quelquefois « scélérates ». On n’irait sans doute même pas à arrêter la laïcisation des écoles primaires de filles : on accorderait seulement plus de facilité aux ministres des cultes pour donner aux enfants l’enseignement religieux partout où les parents demandent que cet enseignement soit gardé. Le mouvement vient de loin ; c’est une conséquence naturelle et logique de la révolution, la société tout entière se laïcise ; puisque l’État se charge d’enseigner, il enseigne en dehors de toute confession religieuse. [L’esprit de la politique de laïcisation et ses résultats.] Il n’est donc pas trop difficile d’expliquer cette laïcisation et pourquoi elle s’est déchaînée comme une furie sur les écoles du pays de France aussitôt qu’une majorité républicaine eut définitivement remplacé la majorité conservatrice que les électeurs avaient envoyée à l’Assemblée Nationale en 1871. {La passion antireligieuse et la passion politique y eurent certainement plus de part que l’amour de la liberté et le souci d’élever le niveau de l’instruction populaire. Les plus ardents promoteurs de la laïcisation étaient des incrédules comme il y en a tant en France c’est-à-dire des crédules de l’incrédulité,} (w) non pas même des déistes à la façon de Jules Simon, qui auraient trouvé la religion bonne pour le peuple et pour la formation morale de la jeunesse, comme ils l’avaient trouvée telle en 1850, lorsque fut votée la loi Falloux. Aujourd’hui encore les plus ardents défenseurs des lois dites « républi- /[fol.  1032] caines » sont des matérialistes ou des sceptiques dogmatisant contre toute foi religieuse. Le mot de Gambetta : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » a toujours été compris comme une déclaration de guerre au catholicisme, souvent même à toute croyance religieuse, sans excepter le Dieu de Voltaire dont on croit pouvoir se moquer lorsqu’on est conseiller municipal. Cependant le 462

La religion et la vie groupe des hommes irréligieux qui ont pris l’initiative de ces lois et qui veillent à leur exécution, n’aurait pas pu faire ce qu’il a fait s’il n’avait trouvé un appui réel, constant, plus ou moins avoué, dans le sentiment public et les dispositions de la très grande majorité des Français. Cette majorité n’est pas positivement hostile à l’Église ; mais elle accueille assez bien tout ce qui la protège contre la domination et l’influence de l’Église. L’esprit de la société où l’on a entrepris de laïciser toutes les écoles était déjà un esprit tout laïque. {La France n’était pas attachée de cœur à cet enseignement religieux qu’on a banni des écoles. Elle ne s’est pas révoltée contre ceux qui l’ont chassé en promettant de le remplacer. Peut-être s’inquiéterat-elle enfin le jour où elle s’apercevra que la promesse n’a pas été tenue et ne pouvait pas l’être.}(x) Si l’on cherche, en effet, à se rendre compte du résultat /[fol. 1033] produit par l’œuvre de laïcisation, il semble que ce résultat n’ait guère été que négatif. Beaucoup de jeunes gens qui auraient eu quelque teinture de religion n’en ont aucune et ne s’en trouvent pas mieux moralement. Aujourd’hui les partisans sérieux de la laïcisation, les éducateurs laïques, les hommes de métier qui ont souci de leur œuvre et la conçoivent à leur façon comme un apostolat, réclament Dieu, en excluant toujours l’Église. « Que souhaiterions-nous à l’école laïque, écrivait récemment l’un d’entre eux, pour répondre pleinement à sa destination et aux besoins du pays ? Qu’à tant de choses utiles, nécessaires, qu’elle enseigne de mieux en mieux, elle s’efforçât à joindre, comment dirai-je ? cette chose inutile, qui en effet ne sert, au moins directement, à aucun usage appréciable, qui ne prépare à aucun examen, qui n’ouvre aucune carrière, ne facilite aucune profession ; une chose qui ne sert qu’à élever l’âme, à l’agrandir, à la rendre confiante et courageuse, en lui dévoilant sa noble destinée morale et sa parenté divine ; qui fait l’homme supérieur à lui-même et qui le relie du lien(y) le plus intime à ses semblables et à la nature entière ; qui donne tout ensemble la joie de vivre et la force de bien vivre, qui fasse pénétrer à travers la masse compacte des matières enseignées un rayon de sereine lumière et d’espérance indéfinie ; d’un mot c’est le souffle religieux »1. Voilà ce que pensait un /[fol. 1034] maître laïque des plus convaincus. Il n’y a rien à y reprendre. Seulement M. Pécaut ajoutait : « Mais cette chose inutile, qu’elle (l’école laïque) n’aille pas en demander le secret à l’école rivale ; elle serait déçue. Qu’elle le cherche en elle-même ». {Reste à savoir comment elle pourra le trouver en elle-même, si elle ne l’a pas.}(z) L’école laïque se créant un idéal religieux, le poursuivant, mettant l’école ecclésiastique au défi d’accomplir l’œuvre religieuse de l’éducation, c’est là une prétention que certaines personnes trouveront plus inintelligible encore qu’exorbitante. Mais l’auteur qui l’a formulée n’était pas catholique ; il était protestant et s’était fait de la religion une idée fort analogue à celle que professe avec plus d’éclat M. Sabatier. C’est cette religion-là qu’on introduirait volontiers dans l’école laïque, pensant qu’elle suffira. À l’Église qui voudrait y introduire une foi plus complète on objecte qu’elle ne procure pas même celle-là, et que son formalisme religieux ne crée pas le ressort moral de la vraie vertu. {À peine est-il besoin d’observer que ce jugement absolu est plus que contestable.} L’idée ecclésiastique produit certainement de meilleurs fruits que l’école laïque telle qu’elle est encore, dépourvue de l’esprit

1. F. Pécaut, « L’esprit laïque », article publié dans le Manuel général de l’instruction primaire. , n° du 13 novembre 1897.

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Alfred Loisy religieux qu’aurait voulu lui infuser M. Pécaut. Cependant /[fol. 1035] l’assertion de celui-ci n’est pas non plus une calomnie lancée au hasard. Nous avons déjà enregistré précédemment les expériences des éducateurs ecclésiastiques et nous savons de reste que l’enseignement religieux est loin de pénétrer dans toutes les âmes, de s’enraciner dans toutes celles où il a pénétré. L’éducation catholique n’est pas un sacrement qui confère l’esprit religieux à tous ceux qui la reçoivent ; elle ne le donne certainement qu’à une minorité. Est-ce en vertu de l’infirmité de la nature humaine ? Est-ce pour une cause moins profonde, plus particulière, qui tiendrait au caractère de cette éducation dans le présent ? Nous avons déjà observé que les deux explications sont compatibles entre elles et qu’il faut sans doute les accepter toutes les deux. Il est certain que la meilleure éducation peut échouer complètement sur certaines natures et ne donner en d’autres que des résultats très imparfaits. Il est certain aussi qu’un insuccès aussi considérable que celui dont nous parlons tient à quelque défaut du système employé. L’éducation catholique est trop contraignante pour l’esprit et la volonté. L’enseignement religieux y ressemble trop à une leçon qu’il faut apprendre sans la comprendre, qu’il faut croire sans l’examiner, qu’il faut retenir sans y rien changer, qu’on doit respecter sans se l’approprier véritablement par crainte de la corrompre. La discipline de l’édu- /[fol.  1036] cation religieuse ressemble trop à une règle de couvent où tout est prévu, tout est convenu, où la tenue extérieure fait partie de la perfection morale, où tout ce qu’il y a de personnel dans un caractère doit s’effacer pour s’encadrer dans le type de sainteté qui est celui du lieu, où l’initiative individuelle(aa) est presque un mal, en tout cas un danger, où la nature humaine enfin est soumise à un dressage qui lui enlève tout relief. On n’excite pas à l’action sauf à la modérer ; on veut surtout contenir, prévenir ; on veut protéger le jeune homme contre ses passions, et on l’accable de surveillances qui l’irritent ou le poussent à l’hypocrisie ; on veut le protéger contre l’incrédulité, et on lui enseigne une religion de femmelettes. Il se corrompt tout seul {sous la coquille de respectabilité qui recouvre son tempérament de mollusque,}(ab) et il se referme sur lui-même devant l’enseignement qui s’impose au nom de la foi comme règle de sa pensée. On ne sait pas faire vivre la foi dans son esprit, on ne se fie pas assez à la faculté du bien, qui est au fond de toute âme prête à s’éveiller pourvu qu’on l’excite sagement. L’œuvre de l’éducation ne tend pas uniquement à garantir les âmes du péché, mais elle doit les rendre fortes pour le bien. {La vie n’est pas une abstention mais une action.}(ab) Pense-t-on préserver toujours contre eux-mêmes et contre le monde jusqu’à leur vieillesse ces enfants que l’on surveille si jalousement ? Demain ils échapperont /[fol. 1037] à celui qui les garde ; ils lui échappent dès aujourd’hui. {Déjà dans le cœur de l’enfant il y a une retraite où l’autorité du maître n’a pas d’accès, où l’enfant lui-même est maître et juge, où il est déjà lui : c’est ce sanctuaire qu’il faut l’amener à élargir, à fortifier, à sanctifier  : on peut l’aider dans ce travail ; on ne peut pas le faire à sa place.}(ab) L’éducation chrétienne doit produire des croyants autonomes ; si l’éducation catholique ne produit pas de meilleurs fruits, c’est pour ne pas s’être assez souvenue que tel était son devoir. Les individus dont elle n’a pas armé la volonté subissent l’influence du milieu où ils sont jetés, incapables qu’ils sont d’agir eux-mêmes sur ce milieu pour le réformer. Les plantes de serre ne résistent pas au plein air, et c’est pour le plein air de la vie qu’on élève les hommes. C’est une erreur de penser que l’enseignement des enfants, même des plus petits, exige que l’on présente comme vérités de fait les histoires bibliques les moins certaines et qu’on leur demande de croire pieusement à des formules dont ils n’auront 464

La religion et la vie que plus tard ou jamais l’intelligence. Tous les enfants à qui l’on raconte l’histoire de Jonas ne demandent pas si c’est arrivé ; mais beaucoup soupçonnent d’instinct que ce n’est pas arrivé. On se demandera plus tard comment ils auront pu perdre la foi avec tant de facilité ; ils ne /[fol. 1038] l’avaient jamais eue tout à fait {telle qu’on voulait la leur donner.}(x) Leur esprit se montre réfractaire, et tout naturellement, sans mauvaise volonté, à une conception de Dieu, du monde, de l’homme qui n’a plus assez de réalité pour nous, qui n’en a pas assez pour eux. On se trompe également en supposant que les enfants ont besoin seulement d’être dirigés, et corrigés, sans savoir au juste les raisons de ce qu’on leur commande et de ce qu’on leur défend. Il ne suffit pas d’affirmer le devoir et de présenter l’obéissance comme le premier des devoirs. Les enfants s’aperçoivent très vite que ce n’est pas Dieu qui leur parle directement par notre bouche. Leur conscience morale se forme par les jugements qu’ils portent eux-mêmes, et leur vertu par l’initiative qu’ils prennent de faire ce qu’ils croient être le bien. Il faut faire dans l’éducation ce qui doit se faire sur toute la ligne des relations de l’Église avec l’humanité : respecter la personne humaine, favoriser le développement, ne pas considérer l’individu comme un serf de l’Église mais comme un héritier du royaume céleste, le préparer à cette royauté qui est l’empire de soi-même, à cette autonomie tant vantée hors du catholicisme, et que l’Église catholique seule est en mesure de nous procurer, si cela lui plaît. Car il est chimérique d’attendre que l’esprit religieux /[fol. 1039] s’introduise dans l’école sans l’influence de l’Église ; on ne peut pas compter sur l’individualisme religieux pour organiser religieusement la vérité. [Autonomie des domaines dans l’enseignement.] Tant s’en faut pourtant que la direction ou simplement la surveillance de toutes les écoles doive être confiée à l’Église, que l’instruction à tous les degrés doive être donnée ou gouvernée par des ecclésiastiques et des religieux. Ils ne suffiraient pas à cette besogne et s’en acquitteraient peut-être assez mal. {Pour ce qui est de l’instruction proprement dite, celle qui n’a pas pour objet propre la religion, les religieux ne se recommandent pas plus que les laïques, et même les prêtres y sont presque dépaysés, puisqu’ils ont une autre vocation. Comme les matières de science profane n’ont d’elles-mêmes rien à voir avec les fonctions ecclésiastiques, il n’y aurait pas en soi le moindre inconvénient à ce que nul prêtre en France n’enseignât la grammaire et les mathématiques. Sans doute on n’a aucune raison positive pour les exclure de cet enseignement ; mais on n’en aurait pas davantage pour le leur confier, à l’exclusion des maîtres laïques.}(z) Leur attribuer un contrôle direct sur l’enseignement à tous les degrés serait un procédé plein d’inconvénients et qui n’a plus aujourd’hui la raison d’être qu’il peut avoir eue autrefois. L’école primaire est émancipée de la surveillance du curé. L’école libre, de frères ou de religieuses, l’est /[fol. 1040] en fait tout autant que l’école laïque. Il a été dûment constaté, lorsque les curés avaient le droit de pénétrer dans les écoles communales, qu’ils avaient fini par ne plus en user et n’exercer aucune surveillance réelle sur les instituteurs, non qu’ils en eussent abandonné tout à fait la prétention, mais parce que cette surveillance leur échappait. On enseigne maintenant toutes sortes de choses qui n’ont pas rapport à la religion. Le curé ne pouvait que vérifier la répétition scolaire du catéchisme et de l’Évangile. N’a-t-il pas été légitime de l’en charger lui-même, et y a-t-il grand mal à ce qu’il soit responsable de l’enseignement religieux, au lieu de personnes qui n’ont pas qualité pour le donner ? Dans les lycées et collèges universitaires le contrôle de l’aumônier n’a jamais existé en 465

Alfred Loisy principe, l’aumônier étant regardé comme un professeur de religion, sans autorité ni mission à l’égard des professeurs de l’enseignement profane. Sous certains régimes il a pu exercer une sorte de contrôle effectif, citons pour mémoire la querelle de l’abbé Gratry avec Vacherot ; mais ici encore le désir a été plus grand que la réalité ; d’une manière générale ce contrôle était et il demeure impossible, même en philosophie, l’Église n’ayant pas de credo philosophique, et malgré l’intention qu’elle a d’en avoir un. Quant à l’enseignement supérieur l’impossibilité du contrôle ecclé- /[fol. 1041] siastique y est devenue si évidente que nulle part, sauf peut-être dans les bureaux de la Sacrée Congrégation des Études et dans les comités directeurs des établissements français qui se sont décorés du nom d’Universités catholiques, on ne prend la peine d’en regarder seulement l’idée. C’est que par le seul fait qu’un enseignement scientifique, si modeste soit-il dans son objet et dans ses prétentions, existe réellement, il existe par lui-même, indépendamment de tout ce qui n’est pas lui. Ainsi l’enseignement littéraire et scientifique à tous ses degrés ne regarde pas(ac) l’Église, et l’on ne voit pas de quel droit les maîtres de la science viendraient le critiquer, le contredire ou le combattre. Le domaine de l’enseignement religieux n’appartient pas plus aux maîtres de la science que le domaine de la science n’appartient à l’Église. Le maître d’école n’est pas l’adjoint du curé ; mais le curé n’est pas justiciable du maître d’école ; les professeurs de lycée ne sont pas les auxiliaires de l’aumônier, mais celui-ci n’est pas soumis à leurs censures ; l’enseignement des Facultés n’est pas soumis à la juridiction des évêques, mais les évêques n’ont pas à subir le jugement des Facultés. [Le personnel enseignant.] Allons-nous risquer quelques conjectures utopiques sur un sujet où la perfection absolue n’est pas plus réalisable que dans tout autre ordre de l’activité humaine ? Si nous /[fol. 1042] commençons par l’enseignement primaire, il est d’abord certain que l’enseignement des laïques n’est pas en soi chose regrettable, mais que c’est plutôt une chose excellente et louable, préférable même, moyennant certaines conditions et vu l’orientation du monde moderne, à l’enseignement donné par les membres des congrégations religieuses. L’esprit de ces congrégations est généralement assez étroit ; la formation intellectuelle que l’on y donne est médiocre ; et la formation morale, d’un aloi douteux. Dévotion n’est pas toujours religion et nombre de bons Frères, de bonnes Sœurs, sont plus dévots que religieux. Ils s’emploieraient plus utilement dans les ministères de la charité, ou bien, s’ils y étaient mieux préparés, comme auxiliaires des prêtres dans l’enseignement chrétien, dans le cas où celui-ci prendrait l’organisation complète qui semble lui manquer encore. Dans l’intérêt supérieur de la société, pour former des hommes et des femmes, les instruire humainement, des maîtres et des maîtresses laïques, s’ils sont personnellement gens de devoir et de conscience conviennent mieux que des célibataires, ignorant la moitié de la vie humaine et se faisant souvent de ce qu’ils ignorent une idée assez fausse et extravagante. Un bon père de famille voué aux fonctions de l’enseignement est le meilleur guide humain qui se puisse rencontrer pour de jeunes garçons ; de même, une femme, une mère, a tout ce /[fol. 1043] qu’il faut pour initier à la vie réelle les jeunes filles du peuple qui ne seront jamais que femmes et que mères. Hâtons-nous d’ajouter cependant que ces maîtres laïques ne suffisent pas à la formation complète des enfants qui leur sont confiés, du moment qu’ils ne représentent auprès d’eux que la société civile, la morale générale, et qu’ils ne sont pas revêtus d’un caractère religieux. Ils ne peuvent parler de Dieu et du devoir 466

La religion et la vie qu’au nom de leur conscience ; ils ne sont pas les organes autorisés de la grande tradition chrétienne. L’idéal serait que, ces maîtres étant eux-mêmes chrétiens, rien dans leur enseignement ou dans leur manière d’être ne pût devenir une leçon contradictoire à la religion que les enfants doivent puiser ailleurs, et que l’enseignement religieux, donné avec zèle et intelligence par les personnes qui en ont le dépôt trouvât un accord facile avec les notions et les impressions déposées par les instituteurs laïques dans l’esprit et dans le cœur des enfants. L’œuvre de l’éducation s’accomplirait ainsi par une sorte d’harmonie tacite beaucoup plus féconde en résultats qu’une subordination de commande avec un antagonisme sourd. Cet idéal n’est pas près de se réaliser. L’enseignement commun des catéchismes n’est pas tel qu’il puisse cadrer facilement avec l’instruction profane la plus irréprochable et la moins sectaire. D’autre part, les /[fol. 1044] maîtres laïques, formés à l’indifférence confessionnelle, à l’irréligion pratique, à la défiance envers les Églises, principalement envers l’Église catholique, sont mal préparés à exercer leur ministère dans des conditions favorables à la formation religieuse des enfants, qui leur sont confiés. En cet état de choses, les efforts extraordinaires qui ont été faits par les catholiques en vue d’établir des écoles libres de frères et de sœurs pour les enfants du peuple, étaient indispensables ; ils devront être poursuivis et soutenus tant qu’un changement général et profond ne se sera pas opéré dans l’esprit des maîtres laïques de l’enseignement officiel. Mais il faudrait en même temps donner à l’enseignement chrétien une forme vraiment populaire et vraiment religieuse, intelligible et morale ; il faudrait parler foi et non théologie, travailler à l’éducation de consciences libres et non de créatures dociles, qui presque toutes et fatalement deviennent indociles. Il est fâcheux qu’on n’ait pas trouvé moyen d’employer des laïques chrétiens dans les écoles catholiques. C’eût été d’un bon et utile exemple, et le schisme avec l’école dite neutre eût paru moins profond. Il n’y a pas d’école neutre. On n’aurait jamais dû proclamer la neutralité de l’école, surtout de l’école primaire. Il aurait fallu dire simplement que, pour telles et telles excellentes raisons, /[fol. 1045] l’enseignement religieux confessionnel serait supprimé comme matière d’enseignement officiel et ne serait plus donné par les instituteurs et institutrices de l’État, mais que les ministres des différents cultes auraient la faculté de donner, selon le désir des parents, l’enseignement religieux, dans telles conditions réclamées pour le bien commun de cet enseignement et de l’instruction profane. Des frères qui, dans les paroisses populeuses, donneraient aux jeunes garçons l’enseignement religieux sous la surveillance des prêtres, seraient aujourd’hui ce qu’étaient les clercs(ad) inférieurs dans l’Église d’autrefois. Et pareillement des religieuses, remplissant le même office auprès des jeunes filles, soignant les malades, distribuant les aumônes succéderaient au ministère des diaconesses. Ces vœux paraîtront sans doute assez extraordinaires ; ils ont pourtant leur raison d’être, l’incontestable nécessité d’améliorer la situation présente de l’enseignement primaire, tant dans les écoles congréganistes que dans les écoles laïques. [L’enseignement secondaire.] Avec l’enseignement secondaire, nous touchons à la grosse question des collèges chrétiens. Sont-ils nécessaires ? Font-ils du bien ? Ne pourraient-ils pas en faire davantage ? Que penser du régime des collèges officiels, où l’on associe en connaissance de cause deux enseignements qui se contredisent presque perpétuellement, sinon toujours ouvertement, l’enseignement  /[fol.  1046] laïque de la philosophie, des sciences et de l’histoire, et l’enseignement religieux donné par 467

Alfred Loisy l’aumônier selon les clichés antiques ? Ici encore les jeunes gens gagneraient à être en rapport constant avec des maîtres laïques et des maîtres ecclésiastiques, à condition qu’il y eût harmonie réelle dans l’action des uns et des autres. Les maîtres ecclésiastiques quoi qu’ils fassent, sont toujours assez ignorants de la vie réelle, et, malgré de très méritoires efforts, ils ne sont pas tous à la hauteur de leur tâche comme professeurs. Beaucoup n’y ont pas été préparés, et ceux qui ont reçu l’initiation scientifique, en ont reçu d’abord une autre pour se préparer au ministère sacerdotal. Combien d’hommes sont capables d’exercer à la fois deux maîtrises ? Ou nous nous trompons fort, ou la plupart de ces maîtres ecclésiastiques ne sont pas des prêtres ni des professeurs sans défaut  : ceux qui sont de vrais prêtres sont souvent de médiocres professeurs, et réciproquement ceux qui sont d’excellents professeurs, sans être de mauvais prêtres, ont rarement un grand esprit sacerdotal ; ils n’exercent pas l’influence morale qu’on attendait de leur caractère religieux, tandis que l’insuffisance des autres compromet cette influence par un autre côté. Quant à l’instruction religieuse qui se donne à la jeunesse des collèges, les inconvénients du thème convenu y sont plus sensibles encore que dans les  /[fol.  1047] catéchismes élémentaires de la première communion. On s’en tire comme on peut. La place faite à l’enseignement religieux, même dans les établissements ecclésiastiques, n’est pas considérable ; {il est même permis de dire que cet enseignement qui ne mène à rien de positif, n’étant sanctionné par aucun examen universitaire est assez universellement négligé par les maîtres eux-mêmes, ce qui contribue encore à le faire moins apprécier par les élèves.} (z) On excite à la piété, sans pourvoir à la solidité des convictions ; on maintient la décence extérieure par une exacte surveillance ; on inspire assez rarement une moralité solide. Nous avons souvent entendu dire que les mœurs des jeunes gens sortis des établissements religieux laissaient plus à désirer que celles des lycéens et que ces derniers s’abandonnaient moins facilement à certaines tentations vulgaires. Est-ce faiblesse de volonté, sentiment insuffisant de la dignité humaine, fausse idée du devoir et du péché, confiance superstitieuse dans les absolutions faciles ? {Faut-il chercher encore d’autres causes ? Essaierions-nous(ae) d’inculquer un idéal de moralité qui, manquant en partie de fondement et d’équilibre, ne pourrait pas se réaliser et conduirait fatalement à des regrettables compromis ? Quoi qu’il en soit, les parents chrétiens  /[fol.  1048] ont raison de redouter pour leurs enfants l’influence antireligieuse des établissements d’État, et de ne pas vouloir les pousser à une incrédulité presque inévitable en les internant dans des maisons où la foi gagnerait presque à n’être pas enseignée, pour qu’il fût moins évident qu’elle est combattue. Un enseignement religieux, une discipline religieuse sont particulièrement nécessaires à l’adolescence ; il faut une foi pour l’achèvement du caractère et de l’homme.}(z) Tant que le lycée sera une école d’irréligion, sans être une école de moralité, car la différence que nous signalions tout à l’heure ne porte que sur un article de la moralité humaine, et cette différence est purement relative, le collège catholique aura sa raison d’être. Mais combien il est fâcheux qu’on n’ait pas constitué plus de collèges sur le type de Stanislas, avec un mélange de direction ecclésiastique et de professorat laïque ? Combien eût-il été sage, là où existaient des collèges universitaires sans tendances irréligieuses, de suivre le système de l’abbé Thenon et de fonder simplement, à côté de ces établissements laïques, des externats ecclésiastiques dont les élèves auraient suivi les cours de la maison voisine. Les avantages qu’on aurait trouvés à cette combinaison méritaient d’être pris en considération par les autorités ecclésiastiques : économie de person468

La religion et la vie nel et d’argent, instruc- /[fol.  1049] tion plus large, meilleure discipline d’esprit, formation morale plus ferme. Peut-être est-il encore temps de rechercher par ces moyens ou d’autres semblables l’accord pratique de la foi et de la science sur le terrain de l’éducation. Ce serait encore une assez belle et grande tâche pour le clergé catholique de donner à toute la jeunesse des collèges un enseignement religieux approprié aux besoins des esprits qui sont là en voie de formation. Même les petits séminaires gagneraient à suivre ce régime, à être des externats spéciaux pour les jeunes gens qui se destinent à l’état ecclésiastique. La séquestration absolue de l’éducation cléricale est peut-être la cause principale et inaperçue des progrès que l’irréligion et l’indifférence religieuse ont faits dans notre pays : les prêtres, pour la plupart ne sont pas dans le même courant intellectuel que les hommes de leur génération ; ils ne les comprennent pas, et on ne les comprend pas. {Ce malentendu fondamental est assurément le principe secret de tous les conflits de toutes sortes qui se produisent entre le clergé catholique et la société contemporaine. L’éducation cléricale se trouve être un effort trop couronné de succès, bien qu’il poursuive un but impossible à atteindre, pour retenir les esprits dans le moule de la pensée antique ; on ne les met pas réellement dans le monde du passé, mais bien moins encore sont-ils dans celui du pré- /[fol. 1050] sent ; ils sont en dehors du réel, campés sur l’équivoque de leur formulaire.} Ceux qui réclament une éducation nationale n’ont pas tout à fait tort. {L’éducation française était nationale, autant qu’une éducation libérale et chrétienne peut l’être, avant 1789 ; elle ne l’est plus depuis l’organisation séparée de l’enseignement dit universitaire et de l’enseignement prétendu libre. L’enseignement de l’État n’est pas plus national que l’enseignement ecclésiastique. L’esprit qui anime l’un et l’autre est un esprit de parti, celui de l’éducation universitaire étant anticlérical, et celui de l’éducation ecclésiastique étant antiuniversitaire. La France devient ce qu’elle peut au milieu de ce conflit auquel les fanatiques ne trouvent qu’une solution absurde et impossible à savoir la suppression de l’éducation religieuse, ou la suppression de l’enseignement laïque.}(ab) On ne saurait trop maudire les utopistes qui ont entrepris de reconstituer la France en dehors de toute base traditionnelle et selon des vues purement théoriques qu’ils n’ont pas pu suivre jusqu’au bout. L’antique alliance de l’Église et de l’organisation nationale n’était pas à briser ; il fallait seulement en modifier les conditions et la forme. Maintenant le mal est fait. Le collège laïque et le collège ecclésiastique sont devenus relativement nécessaires, et donc leur /[fol. 1051] existence parfaitement légitime. Ce qu’il faut regretter c’est qu’on les ait amenés à exister séparément ; ce qu’il faut souhaiter, c’est que l’on puisse un jour les réunir. [L’enseignement supérieur.] L’enseignement supérieur n’a pas lieu de nous retenir longtemps. On a essayé de l’organiser catholiquement, parce qu’on l’a vu organisé par l’État dans une direction de plus en plus anticatholique. Cette tentative a échoué. Malgré la satisfaction dont témoignent toujours les rapports officiels, il est certain que les Instituts catholiques sont peu fréquentés, et que l’enseignement, exception faite pour quelques hommes éminents qui se sont fourvoyés dans cette entreprise et qui la soutiennent sans grand espoir, ne s’y élève pas au-dessus d’une honnête médiocrité. Le défaut de clientèle tient beaucoup moins à la crainte qu’ont certains parents de compromettre l’avenir de leurs fils en ne les envoyant pas terminer leurs études dans les Facultés de l’État qu’à la persuasion souvent inconsciente où ils sont que la moralité de leurs enfants ne serait pas mieux garantie à la Faculté catholique, et qu’ils 469

Alfred Loisy leur rendraient le pire des services en les enrôlant tout à fait sous la bannière de l’Église. La plupart des pères qui envoient leurs enfants dans les collèges catholiques ne sont pas croyants, ou ce sont du moins des chrétiens fort tièdes et peu pratiquants ; ils ne désirent pas que leurs fils soient plus dévots qu’eux ; la préservation de /[fol. 1052] l’adolescence étant assurée, à ce qu’ils croient, par le séjour dans un établissement ecclésiastique, ils ne se soucient pas d’aller plus loin. S’ils comprenaient bien que le haut enseignement, vu son objet et la maturité d’esprit qu’il suppose chez ceux qui le reçoivent, a moins encore que tout autre enseignement scientifique la possibilité d’être spécifiquement chrétien, si ce n’est en étant très sincèrement scientifique, ils hésiteraient moins encore à envoyer leurs fils là où sont les meilleurs maîtres, sauf à ménager à ceux-ci, dans la ville où ils fixeront leurs résidences, toutes les relations qui pourront leur être utiles au point de vue religieux et moral. Le recrutement du personnel enseignant des Instituts catholiques s’opère dans des conditions peu favorables. L’Université retient l’élite des professeurs qu’elle a formés, et les instituts catholiques sont privés de la condition essentielle au progrès du haut enseignement scientifique, à savoir la liberté. Placés sous le contrôle immédiat des évêques, {sous la surveillance étroite de l’opinion et de la presse cléricale, sous la direction accablante et défiante de Rome,}(af) ils se trouvent dans la situation la plus fausse et la plus périlleuse, obligés d’être à la fois modernes et archaïques : modernes, parce que nous vivons à la fin du XIXe siècle, bientôt au XXe, et que l’enseignement catholique destiné  /[fol.  1053] à rivaliser avec celui de l’Université ne peut pas être trop arriéré, sous peine d’être ridicule ; archaïques, parce que cet enseignement doit complaire à des gens qui retiennent autant qu’ils peuvent, en matière de science comme en tout le reste les idées du moyen âge. On ne peut aujourd’hui conjecturer l’avenir de ces établissements qui sont fondés sur une contradiction. Les difficultés de tout genre qui s’opposent à leur développement, et dont le manque de ressources pécuniaires n’est que la plus apparente, amèneront-elles dans un délai assez proche, leur ruine totale ? {Cela paraît probable. Évolueront-ils de façon à réaliser à côté de l’Université officielle ce qui manque à celle-ci, la haute culture des sciences religieuses dans un esprit religieux ? Ils se rendraient ainsi utiles à l’Église et à la société ; mais on ne voit pas comment ils pourraient remplir ce programme. Ce qu’ils sont destinés à protéger ce n’est pas précisément la foi ; ce qu’ils veulent cultiver, ce ne sont pas précisément les sciences religieuses. Ils se sont appliqués surtout à défendre certaines conceptions ecclésiastiques et certains systèmes théologiques ou apologétiques du passé}(af) ; ils ne cultivent pas réellement et d’une manière vivante les sciences religieuses. L’esprit du haut enseignement catholique n’est pas foncièrement religieux ni foncièrement catholique. Les catholiques,  /[fol.  1054] organisés en parti, ont voulu avoir des écoles supérieures à eux et ne réussissent pas à les faire marcher : voilà ce qu’il y a de plus clair en cette affaire, qui n’est pas, tant s’en faut, une brillante affaire. Que pourrait-on donc souhaiter ? Hélas ! Il faut regretter d’abord que l’Église ait rendu impossible l’émancipation de la science autrement que par la révolte contre son autorité. Le haut enseignement s’est montré plus fanatiquement laïque et anticlérical que tout autre, parce que sans cela, il n’aurait pu vivre et grandir. Seulement, en combattant l’Église, il s’est séparé de la religion et il s’est habitué même à la traiter assez légèrement. La science laïque, il n’y a pas encore bien longtemps, méprisait cordialement l’étude de la religion, et ne comprenait guère les recherches sur ce sujet qu’en vue de la polémique nécessaire pour tenir l’Église en respect et l’empêcher de rétablir sa domination sur toutes les 470

La religion et la vie provinces du savoir humain. Renan qui a contribué beaucoup à modifier cet esprit, ne laissait pas d’en être encore imbu. La section des sciences religieuses installée en Sorbonne à l’École des Hautes Études, n’en est pas encore exempte aujourd’hui. Pour beaucoup de savants l’Église reste l’ennemie, et la religion participe à la défiance et à la haine même qu’on a pour l’Église. Les Instituts catholiques trouveraient ainsi une raison d’être dans la culture intense et impartiale des /[fol. 1055] sciences religieuses : ils y touchent à peine. Ils s’occupent de lettres, de sciences, de droit, de médecine, toutes choses que les Facultés de l’État enseignent fort bien et qu’ils n’enseigneront jamais mieux qu’elles. Changeront-ils de tactique ? Ils n’en ont pas la liberté. Il est fâcheux que l’État ayant des Facultés de théologie catholique, tout instituées dans l’Université, conservées jusqu’à ces derniers temps et qui avaient fourni à l’épiscopat français la plupart de ses membres les plus distingués et les plus modérés, ait voulu pour une mesquine raison d’économie budgétaire, par un esprit étroit d’anticléricalisme, à moins que ce n’ait été par égard pour de vieilles défiances antigallicanes de la cour romaine, supprimer un organisme dont il était aisé de tirer le meilleur parti en pourvoyant avec quelque discernement au choix des professeurs. On pouvait avoir là de véritables écoles de science religieuse où le catholicisme, en apprenant beaucoup de choses, aurait été obligé d’en désapprendre quelques autres. On continuait de faire cohabiter sous le même toit la science religieuse et la science profane : pour les amener doucement à faire bon ménage ensemble. Les Facultés de théologie protestante ne peuvent pas accomplir en France cette œuvre nécessaire : plus ouvertes à la science, si on les regarde superficiellement, elles ont un esprit confessionnel plus étroit. Il aurait fallu que les études religieuses /[fol. 1056] fussent approfondies scientifiquement par des hommes de religion. Les études, mêmes non religieuses, s’en seraient bien trouvées, et la religion aussi. Mais si, au contraire, le divorce va s’accentuant, si la science commet l’impardonnable folie de se proclamer une religion, que peut faire d’abord l’Église si ce n’est fermer en toute hâte portes et fenêtres pour n’être pas envahie par cette concurrence imprévue, quelque peu redoutable qu’elle soit au fond. Un enseignement très élevé des sciences religieuses donné par des hommes religieux, est l’unique moyen d’avoir des Universités complètes. Tant que l’on n’aura pas cet enseignement en France, l’Université officielle pourra être savante et florissante, mais non sans faire quelque blessure à l’âme de la nation ; et les Instituts catholiques auront encore un prétexte pour végéter, sans lui faire beaucoup de bien. /[fol. 1057] IV [L’Église et la famille] [La question du divorce.] L’autonomie de cette grande fonction sociale que sont l’enseignement et l’éducation de la jeunesse devrait se concilier avec la foi et la religion pour être une autonomie complète et féconde. Il en est de même pour l’autonomie de la famille et pour celle de la société politique. La famille est fondée en quelque sorte sur la coalition de deux autonomies individuelles qui forment une unité morale indépendante par rapport aux autres unités de même ordre et à tout pouvoir humain. Comme l’individu, la famille vient de Dieu et ne relève que de lui. On accordera que l’Église a inspiré aux nations chrétiennes les conceptions élevées qu’elles se 471

Alfred Loisy sont faites de la famille. L’émancipation de la femme, dans la mesure où la femme est émancipée, vient du christianisme. Le principe de l’égalité des droits et devoirs entre les époux vient aussi de lui. C’est le christianisme qui a détruit le droit absolu du père de famille sur sa postérité et qui a reconnu à l’enfant une personnalité, un commencement d’autonomie, le droit à l’existence, non seulement dès qu’il est venu au jour, mais avant sa naissance et dès qu’il a été conçu. Pour l’Église l’homme existe dès le /[fol. 1058] sein de sa mère, et il a droit à la vie du temps comme à celle de l’éternité. La monogamie, la sainteté du mariage, l’indissolubilité du lien conjugal sont des notions chrétiennes ou qui n’ont acquis toute leur efficacité morale que dans le christianisme. Même aujourd’hui ceux qui attaquent la foi font en sorte de n’attaquer pas directement la famille. Quand on a introduit le divorce dans la législation française, on s’est bien gardé de le présenter comme un principe normal et constitutionnel du système familial. {Par nature le contrat du mariage est perpétuel ; mais, ajoute-t-on, lorsqu’on s’est trompé, que la perpétuité de l’union est devenue impossible, la liberté rendue aux époux n’est pas un si grand mal que la servitude imposée par force à deux personnes qui ne peuvent plus constituer ensemble une famille régulière et que l’on condamnerait le plus souvent au désordre ou à une existence malheureuse.}(ag) L’Évangile apprécie d’une façon analogue la tolérance du divorce dans la Loi mosaïque. Il est sûr que le divorce n’aurait pas l’ombre d’excuse et que l’on ne songerait même pas à y recourir si tous les mariages se contractaient entre gens prudents et vertueux, également soucieux de leurs obligations, tout prêts à n’avoir qu’une vie et qu’un amour par l’intimité durable et vraiment morale de leur union. Mais comme quantité de mariages se concluent dans de tout autres conditions et qu’il en résulte des unions boiteuses, /[fol. 1059] plusieurs estiment qu’il vaut mieux dissoudre avec quelque précaution ces unions mal assorties que de les maintenir seulement pour la forme. On sait que l’Église, tout en n’admettant pas le principe du divorce (l’Église grecque l’admet pour le cas d’adultère et on ne la taxe pas d’hérésie pour ce motif), établit des cas de nullité assez nombreux pour que les mariages trop fâcheux puissent être rompus sans trop difficultés d’une façon plus radicale que par le divorce même. Il serait assez curieux de vérifier si les procès en nullité de mariage n’étaient pas aussi fréquents sous l’ancien régime que les procès en divorce le sont maintenant. La législation canonique était assez compliquée pour que l’on pût trouver des moyens de cassation, lorsqu’on n’avait pas eu la précaution de s’en ménager quelqu’un en contractant le mariage. L’Église a fait semblant de croire aux motifs allégués par Louis XII pour se débarrasser de Jeanne de France, à ceux que produisit Henri IV pour se défaire de Marguerite de Valois. Les petites gens étaient moins favorisées ; mais encore avaient-ils moins souvent besoin de l’être ; on voyait d’ailleurs assez souvent des personnes de condition moyenne poursuivre l’annulation de leur mariage devant les officialités. Le régime sous lequel on a vécu en France depuis la Restauration jusqu’à la promulgation de la loi Naquet a été plus sévère en fait que celui qu’on avait connu avant la révolution. /[fol. 1060] Depuis que la loi civile reconnaît le divorce, les procès en nullité se multiplient devant les tribunaux ecclésiastiques, parce que la difficulté d’obtenir l’annulation au civil était auparavant bien plus grande que si l’on avait eu affaire à l’Église seule. Il a donc existé depuis longtemps dans la société chrétienne comme une soupape de sûreté, une porte dérobée par où on a laissé fuir les époux qui ne pouvaient pas vivre ensemble. Ce qui importe est de régler assez sagement le jeu de cette machine pour qu’elle ne soit pas un auxiliaire du vice et de la légèreté. 472

La religion et la vie [Le mariage civil.] L’erreur fondamentale de la législation française n’est pas le divorce mais bien plutôt le mariage civil, et l’idée que la famille se fonde par la seule autorisation et la consécration de l’État, alors que le mariage est par lui-même un contrat privé d’ordre religieux et moral. L’union des sexes existe entre les bêtes, mais non le mariage qui appartient en propre à l’humanité, parce que l’union des sexes y est devenue affaire de conscience. L’homme y vient tout entier, et non seulement l’animal qui porte en lui le besoin, le devoir instinctif de perpétuer son espèce. La propagation de l’espèce humaine est la propagation d’une espèce divine. Quiconque y participe doit se souvenir de sa condition, se considérer comme procurant en ce monde avec la durée de sa race, la continuité du vrai, du bien, /[fol. 1061] le culte de Dieu sur la terre. Ainsi l’ont compris autant qu’elles pouvaient le comprendre, dès les temps les plus anciens, les tribus humaines, même celles qui ne semblent pas avoir connu le mariage comme une association perpétuelle de l’homme et de la femme. La tribu, dans ce cas formait l’unité familiale, et un principe religieux, si singulière que l’application nous en paraisse aujourd’hui, présidait à sa conservation. En dépit de tous les rêveurs et de tous les débauchés le principe de la monogamie et celui de la perpétuité du lien conjugal sont acquis maintenant à la conscience humaine. Mais ces deux principes pour se réaliser en quelque sorte dans chaque couple humain, ont besoin de s’appuyer sur un principe plus élevé. Si l’autonomie intellectuelle et morale de l’individu ne trouve la garantie durable de sa conservation et de son progrès qu’en Dieu et dans la foi religieuse, l’autonomie familiale ne trouve aussi qu’en Dieu la garantie de sa stabilité et de sa fécondité spirituelle. L’amour sensuel ne donnera pas cette garantie, car il s’épuise vite et ne crée pas de lien moral. L’intérêt n’y suffira pas non plus, car le mariage n’est pas une association commerciale. {L’espèce de sanction que l’État prétend y donner n’atteint pas réellement l’objet dont il s’agit, le mariage n’étant pas un simple contrat civil. La formule solennelle du mariage civil, plus ou moins calquée sur le rituel ecclésiastique : « Nous vous /[fol. 1062] déclarons, au nom de la loi, unis par le mariage », est platement ridicule, et il est surprenant qu’on ne s’en aperçoive pas.}(ah) Le mariage n’existe pas réellement sans que la pensée religieuse du devoir y intervienne, et qu’une conception religieuse de l’homme et de sa destinée y préside. Il faut que le mari et la femme soient l’un pour l’autre des êtres marqués de la divinité, qui se sentent associés pour une œuvre divine, et obligés de la poursuivre en commun jusqu’au terme de leur existence. {Dira-t-on que le mariage, en ce cas, devient impossible pour ceux qui vivent en dehors de toute confession religieuse ? Tout homme ayant conscience de la dignité humaine est plus religieux qu’il ne croit ; celui-là non plus ne regardera pas le mariage comme futile, et ne se croira pas marié parce que l’officier civil lui aura dit : « Je vous marie au nom de la loi ». Même pour les époux qui ne veulent attester leur mariage devant aucune Église, l’officier de l’état civil devrait prendre simplement acte de leur consentement et ne pas affecter de leur donner un sacrement légal. Le contrat matrimonial est par lui-même autonome, résultant de la volonté des deux contractants ; fondé sur le droit naturel et divin, indépendant de toute autorité humaine, ayant en luimême sa raison d’être et sa loi.}(ah) Que l’État protège cette autonomie comme il protège celle des individus, c’est /[fol. 1063] son devoir ; mais il ne crée pas plus l’autonomie familiale que l’autonomie individuelle ; en droit, ni l’un ni l’autre n’ont besoin de sa permission pour exister. Il est d’ailleurs évident que cette protection 473

Alfred Loisy est surtout extérieure, qu’elle ne fournit pas d’appui moral à l’autonomie de droit divin, comme celle de la famille, mais d’une autre sorte, et qui ne vient pas se superposer à l’autonomie de la famille pour la dominer. L’autonomie familiale ne vient pas non plus se superposer à l’autonomie individuelle pour étouffer celle-ci. L’État n’est que la coalition des individus et des familles. L’influence morale qu’il peut exercer résulte de l’apport qui lui est fait par ses membres. C’est dire que l’appui nécessaire au développement moral de la famille et de l’État sera le même que celui qui est indispensable au développement moral de l’individu, à savoir la religion et la tradition religieuse, puisque la vraie morale est religieuse, et que la vraie religion est traditionnelle. Le rôle de l’Église est donc tout indiqué. La place qu’elle a faite au mariage parmi ses sacrements prouve qu’elle en a bien compris le caractère. Le détail de la législation canonique est affaire de police extérieure, et si cette législation a vieilli, elle n’est pas irréformable. Un mouvement d’opinion contre certains empêchements qui n’existent plus, semble-t-il, que pour la perception des /[fol. 1064] taxes de dispense, en amènerait aisément la suppression. Resteraient ceux qui sont fondés sur le droit naturel ou dont on ne doit dispenser que pour des raisons graves ou exceptionnelles. Il est clair que les empêchements dont il suffit de demander la dispense pour l’obtenir ne sont pas des empêchements sérieux, et on ne voit pas pourquoi l’Église les érige en cas de nullité. Pour des contrats commerciaux, des traités d’alliance et de paix, des actes purement civils, on peut accorder beaucoup aux formalités légales, aux précautions juridiques. Pour une convention aussi personnelle et aussi profondément religieuse qu’est le mariage, on devrait limiter le plus possible l’intervention de la bureaucratie administrative, ecclésiastique ou laïque. [Les époux « ministres du sacrement » du mariage.] Le droit que s’attribue l’Église de réglementer le mariage n’est pas plus contraire à l’autonomie de la famille que le droit qu’elle exerce de réglementer la foi, les mœurs et la liturgie n’est contraire à l’autonomie individuelle. Ses règlements sont des précautions prises contre l’abus de la liberté : nous avons déjà dit qu’ils sont toujours perfectibles, et le principe en est parfaitement légitime. L’Église se considère si peu comme la maîtresse absolue du mariage et de la famille, qu’elle a déclaré solennellement, par la bouche du Pape Léon XIII que, dans le mariage chrétien, les époux sont ministres du sacrement ; le prêtre n’est qu’un témoin délégué par l’Église pour s’assurer que l’engagement /[fol. 1065] est contracté dans les conditions légitimes. C’est là un point très important, surtout si l’on a égard à la tendance systématique de la théologie, qui poussait à faire du mariage un sacrement comme les autres administré par le prêtre, une bénédiction efficace. La formule liturgique : Ego conjungo vos est bien une preuve que l’Église a été au moins tentée d’administrer, de faire conférer le sacrement par le prêtre. La vraie tradition catholique, qui, en ce point, ne fait que définir la tradition religieuse de l’humanité, a triomphé de l’esprit scolastique. Il est avéré que le conjungo, aussi expressif en lui-même que l’absolvo du sacrement de pénitence n’est pourtant qu’une cérémonie accessoire, une bénédiction simple, bien qu’il n’en ait pas la forme ; et l’on accorde que cette bénédiction n’ajoute rien au sacrement. Les époux eux-mêmes se marient devant l’Église. Il était impossible de reconnaître plus ouvertement, sans que l’on y ait d’ailleurs songé, l’autonomie de la famille relativement au pouvoir ecclésiastique. Le lien familial relève de la conscience chrétienne, l’Église n’a pas plus la faculté de le créer qu’elle n’a celle de le dissoudre. 474

La religion et la vie [Le célibat ecclésiastique.] Mais l’Église catholique n’a-t-elle pas porté une grave atteinte à la famille chrétienne, ne lui a-t-elle pas infligé l’affront le plus immérité, ne travaille-t-elle pas chaque jour à la désorganiser par l’institution du célibat ecclé- /[fol. 1066] siastique et religieux, présenté comme un état de perfection bien supérieur au mariage, et qui réagit sur celui-ci par le contrôle permanent que le directeur célibataire voudrait exercer sur ses pénitents mariés ? Peut-être aucun sujet n’est-il, à l’heure actuelle, plus difficile à traiter que celui-là, tant l’opinion catholique est susceptible et l’opinion commune du public incohérente et contradictoire sur ce point de discipline que l’Église a presque érigé en dogme, comme si elle voulait corriger par l’absolu de la théorie les inconvénients et les abus de la pratique. Si nous interrogeons l’opinion du monde, non pas celle des sectaires fanatiques, ennemis de l’Église ni celle des dévots qui pensent toujours comme l’Église, pour s’épargner la fatigue et le danger de penser eux-mêmes, mais l’opinion de la masse, le sens commun des braves gens et des chrétiens sans théologie, nous trouverons que le monde a une sorte de respect superstitieux, mêlé de crainte et de défiance envers les légions de célibataires des deux sexes que l’Église lui adresse pour l’élever et le gouverner. Il les regarde comme des êtres à la fois plus grands et plus petits que lui, plus grands par l’intention et la volonté, plus petits peut-être dans la réalité de la vie et de l’action. Il regarde la continence absolue comme une gageure merveilleuse, dont l’accomplissement, ne lui semblant guère possible, lui devient un peu ridicule et grandement suspect. Il croit que le prêtre, /[fol. 1067] le religieux, la religieuse ne sont pas des hommes ni des femmes comme les autres, et il se persuade en même temps volontiers que ce ne sont plus tout à fait des hommes et des femmes. Il se demande presque inconsciemment s’ils peuvent comprendre la vie qu’ils ne sentent pas ou qu’ils sentent mal, dont ils souffrent plutôt qu’ils ne l’éprouvent et ne la vivent réellement. {À côté de cette impression involontaire, nous ne pouvons alléguer celle des prêtres et des religieux eux-mêmes. Car la plupart, même parmi ceux que la puissance des instincts naturels, la faiblesse de la volonté, les occasions ont rendus momentanément infidèles à la loi de leur profession, n’ont pas d’autre opinion avouée que celle du formulaire théologique, et ne songent qu’à réparer, moyennant d’utiles absolutions, les écarts de sentiment, de paroles et d’actes où ils ont pu se laisser entraîner. Les prêtres les moins pieux et les moins chastes ne seraient peut-être pas les moins ardents à soutenir la loi du célibat contre ceux qui se permettraient d’en contester la valeur absolue. Le haut clergé du XVIe siècle, qui maintint cette loi en face des protestants n’était pas très édifiant. Il ne discutait pas le mérite de la coutume établie. C’était une tradition à défendre contre les ennemis de la tradition.}(ai) Le célibat religieux est un effort héroïque, légitime dans son principe et dans sa fin, exagéré peut-être dans son /[fol. 1068] objet et dans la forme qu’il a revêtue, pour fournir à l’Église des ministres, et des auxiliaires qui lui soient entièrement dévoués. Si l’on se reporte aux origines, on verra qu’il s’est fait au moyen âge une certaine confusion entre les conditions normales du ministère apostolique et l’idéal de l’ascétisme chrétien, idéal qui sans doute procède en quelque façon de l’Évangile, mais qui a pour but la perfection morale de l’individu et qui entend la réaliser en dehors des conditions de la vie ordinaire. L’Église des premiers siècles, même l’Église romaine, avait connu des prêtres mariés. Il est vrai que l’Église romaine leur imposa de bonne heure la continence dans le mariage ; mais elle 475

Alfred Loisy n’ordonnait alors ni diacres ni prêtres avant quarante ans. Les chefs de famille que l’on prenait pour le sacerdoce restaient chefs de famille ; leurs femmes recevaient une sorte de consécration ecclésiastique ; les époux achevaient leur vie ensemble comme frère et sœur. Plus tard, en anticipant les ordinations et en maintenant l’obligation de la continence, on interdit le mariage à ceux qui se destinaient au sacerdoce ; elle ne voulut plus admettre dans les ordres sacrés un homme marié, à moins que sa femme n’embrassât en même temps la profession religieuse dans un cloître. Le clergé n’a plus de famille et ne peut pas en avoir ; le prêtre est une souche déracinée qu’on ne replante pas. /[fol. 1069] Que cette discipline, calquée sur celle de l’état monastique ait eu sa raison d’être et sa nécessité relative parmi la barbarie du moyen âge, dans la genèse laborieuse de la famille chrétienne, il le faut bien croire, puisqu’elle s’est imposée, conservée, qu’elle a été suffisamment gardée au XIIe et au XIIIe siècles, qu’elle l’est encore assez dans la plupart des pays catholiques pour sembler nécessaire à la conservation même de la religion. L’Église pour préserver la pureté de son idéal, doit toujours dépasser les limites d’une sagesse vulgaire. L’ascèse qui n’est pas une chose spécifiquement chrétienne a toujours été une des formes naturelles de la religion. La vie chrétienne, à partir du IIIe siècle, pensa trouver sa perfection dans l’ascétisme, et cette forme de vie religieuse sembla bientôt devoir être imposée au clergé, lorsque les ascètes furent entrés eux-mêmes dans les fonctions ecclésiastiques et qu’ils eurent acquis une influence prépondérante sur la direction générale de l’Église. Peut-être les conditions de la vie contemporaine s’accommoderaient-elles mieux d’un autre régime, moins absolu et moins uniforme. Bien que le moindre changement dans la discipline ecclésiastique ne semble pouvoir s’effectuer maintenant sans des inconvénients que l’on croit très graves, il est à prévoir que des changements deviendront tôt ou tard indispensables et par conséquent s’accompliront. Il paraît dès maintenant évident que la distinction essentielle en pratique /[fol. 1070] et en théorie de la vie ecclésiastique, célibataire, et de la vie laïque, conjugale, n’est pas une vérité ni un bien absolus et qu’elle prend de plus en plus les proportions d’un mal relatif. Un prêtre qui est entré enfant au petit séminaire, pour passer de là au grand séminaire, puis s’exercer durant quelques années aux fonctions du professorat ou du vicariat, n’a d’autre expérience, quand il s’adonne enfin à un ministère plus personnel et plus libre, que celle de l’administration ecclésiastique et de la vie cléricale ; son éducation professionnelle l’a privé de formation humaine ; il n’a pas le sentiment net de la réalité, des conditions, des obligations de la vie conjugale ; il se fait même du mariage et de la situation religieuse des gens mariés une conception théorique très fausse, en supposant que l’état de mariage est moralement inférieur au sien ; par ce côté donc il est aussi mal préparé que possible à une action bienfaisante dans ses rapports avec les familles chrétiennes. Les théologiens scolastiques ne manqueront pas de nous objecter ici la définition du concile de Trente : esse melius ac beatius manere in virginitate aut coelibatu quam jungi matrimonio2. On nous permettra de ne pas commenter longuement le beatius. Il faudrait  /[fol.  1071] savoir de quelle béatitude on entend parler  : s’il s’agit de la sécurité temporelle, cette circonstance ne tend pas à rehausser la valeur morale du célibat ; s’il s’agit des joies spirituelles, la question est de savoir si on doit les rechercher pour elles-mêmes. Rien ne montre mieux que de pareilles

2. Sess. XXIV, c. 10.

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La religion et la vie déclarations la relativité des définitions ecclésiastiques. À la fin du moyen âge on regardait encore la contemplation comme la fin dernière et le bien souverain de l’homme. En est-il encore ainsi aujourd’hui ? S’il se trouve que non voilà le bonheur du célibat en train de disparaître sur la terre. Reste le melius qui doit se comprendre aussi relativement, en ce sens qu’une personne exempte des soucis de la famille peut s’employer plus complètement aux choses d’intérêt universel, surtout dans l’ordre religieux. La vérité de cette assertion ne dépend-elle pas de conditions sociales qui peuvent varier à l’infini ? Une entière liberté du côté des intérêts personnels et domestiques est requise pour un ministère d’ordre moral ; mais le célibat seul et par lui-même procure-t-il cette liberté ? Et l’ignorance des plus profondes affections de la famille ne compense-t-elle pas l’avantage assez incertain que le célibat procure de ce côté ? Si le melius veut dire qu’il est en soi plus sain et plus religieux de ne pas contribuer par la génération à la perpétuité de la race humaine, parce /[fol. 1072] qu’il y a dans l’union des sexes, prise en soi, quelque chose d’immoral et d’impur, et saint Jérôme, saint Augustin, sans doute les Pères de Trente bien que vivant dans un temps de relâchement, étaient de cet avis, c’est du manichéisme c’est-à-dire une conception morale pleine d’immoralité. Reconnaissons donc le droit de l’ascétisme, puisque l’ascétisme est encore une soupape de sûreté par laquelle se dégage la passion religieuse qui, autrement, ferait explosion dans l’Église et troublerait la société. On peut regretter cependant que le développement du service cultuel et la prépondérance de l’esprit monacal aient produit la multiplication des prêtres et l’abaissement de l’âge canonique pour l’entrée dans les ordres ; qu’il ne soit pas possible à un pieux laïque de quarante ou cinquante ans, même marié, qui a fait ses preuves au service de Dieu, et de l’Église, qui est plus zélé que tout le clergé de sa paroisse, d’être promu au sacerdoce et investi d’une autorité dont il userait avec sagesse. Pourquoi aussi ne pourrait-on faire sa carrière dans l’Église d’une façon analogue à ce que nous avons vu dans les premiers siècles ? Croit-on que si les vicaires avant quarante ans étaient simples catéchistes ou conférenciers de religion, auxiliaires dans les fonctions sacrées, que l’on ferait moins fréquentes et plus solennelles, le service de la religion marcherait  /[fol.  1073] moins bien qu’aujourd’hui ? Si l’on supprimait toutes les confessions inutiles, et par là nous entendons simplement celles qui n’ont pas d’avantage moral appréciable pour le pénitent, les prêtres âgés suffiraient au ministère de l’absolution. Ils ne manqueraient pas de prestige pour avoir été mariés, ou même pour l’être encore, s’ils avaient une grande valeur morale et derrière eux tout un passé respectable. On aurait moins peur de leur vertu ; on y aurait plus de confiance. N’insistons pas et respectons les délicatesses opposées du sentiment catholique français : on ne conçoit pas chez nous le prêtre marié : on se défie et on se moque du prêtre célibataire ; de quelque manière qu’on s’y prenne, le Français aura toujours une raison de se passer du prêtre quel qu’il soit, tant qu’il ne comprendra pas mieux la nécessité de la religion représentée par le prêtre. Observons toutefois que, dans la discipline actuelle de l’Église, saint Ambroise ne serait jamais évêque, et que dans aucun séminaire, on n’accepterait saint Augustin avec son fils Adéodat. Saint Ambroise ne pourrait être que marguillier, et saint Augustin serait prié de s’enfermer à la Trappe ou à la Chartreuse. Pourtant l’Église supporte dans certaines régions des abus presque universels, et qu’elle n’essaie pas de réformer. Ne vaudrait-il pas mieux y organiser disciplinairement un clergé marié d’une moralité solide, dont on éliminerait avec la dernière sévérité tous les éléments corrompus ? /[fol. 1074] On dira qu’un changement de discipline, même 477

Alfred Loisy en ces pays si tolérants pour le désordre, ne laisserait pas d’inquiéter la conscience religieuse. Est-ce bien la conscience, n’est-ce pas la superstition qui s’inquiéterait ; et ne faudrait-il pas travailler en même temps à rendre au ministère ecclésiastique son caractère moral, à la religion même son caractère évangélique. {Si l’ascétisme ne peut être transplanté sous le climat du Brésil, qu’on y fasse tout bonnement régner le décalogue.}(ai) Même en France le changement des mœurs et de l’esprit public pourra réclamer un jour quelque modification. La question qui préoccupe actuellement un certain nombre d’esprits est l’influence du confesseur sur la famille, ou, pour mieux dire, sur la femme et la mère de famille. Dans les ménages où les deux époux se confessent, l’influence des confesseurs n’est pas redoutée, et elle ne peut guère être nuisible. Mais ailleurs on se persuade facilement que le prêtre veut tout gouverner dans la vie des personnes qui recourent à lui pour leurs affaires de conscience. D’une manière générale, cette appréhension n’est pas justifiée ; on remarquera d’ailleurs que l’influence du confesseur s’étend seulement dans la mesure où le pénitent veut bien s’y prêter. Il appartient à la famille de défendre elle-même son autonomie en fortifiant son unité. C’est elle-même et non une influence extérieure qui fait  /[fol.  1075] ou défait cette unité et cette autonomie. Dans un ménage chrétien comme dans tout autre l’existence est ce que veulent les époux. À eux d’organiser et d’entretenir le régime qui doit donner à leur union sa plus grande intimité, sa plus grande force morale, sa plus grande somme de bonheur propre et inaliénable. Le directeur ou confesseur ne sera jamais pour eux qu’un conseiller ordinaire pour les affaires de conscience individuelle, un conseiller extraordinaire pour les affaires de conscience familiale, et jamais un conseiller infaillible ni un maître absolu. Que ce conseiller spirituel ait sa raison d’être, nul ne le contestera, bien que son intervention doive être plus ou moins nécessaire ou utile selon les personnes et les situations. Le vrai rôle d’un curé, par exemple est une sorte de tutelle morale, qui doit s’exercer plus activement à l’égard des faibles, des ignorants, des pauvres, et qui ne ressemble en rien à une domination despotique ; elle s’appuie d’un côté sur le dévouement, de l’autre sur la confiance, et ne comporte chez les ouailles aucun asservissement de volonté à l’égard du pasteur. Il est possible que le clergé catholique ait besoin de se pénétrer davantage du respect qui est dû à l’autonomie familiale, comme il a besoin de mieux comprendre et de mieux pratiquer le respect qui est dû à l’autonomie individuelle. La bonne volonté ne lui manque pas pour être ce qu’il doit ; lorsqu’il discerne plus clairement sa mission, il deviendra ce qu’il convient qu’il soit. /[fol. 1076] V [L’Église et la politique] [L’Église puissance politique.] C’est surtout contre l’ingérence du clergé dans les affaires politiques que la société moderne proteste avec le plus de force et elle a des motifs pour cela. L’Église romaine, nous le savons, se souvient encore du temps où elle était le centre et l’arbitre de la chrétienté occidentale ; elle se souvient même de plus loin encore, gardant inconsciemment la tradition de cette Rome impériale qui fut la maîtresse du monde. Elle entend être et rester une puissance politique. Le pouvoir temporel du Pape n’a jamais guère servi à autre chose ; et si on le regrette, si on le 478

La religion et la vie réclame encore aujourd’hui, la raison d’indépendance spirituelle, que l’on allègue du reste avec sincérité sinon à bon droit, n’est pas la raison vitale, essentielle, qui pousse à le demander, qui le fait sentir et trouver nécessaire ; c’est qu’on ne voit pas comment l’Église peut rester une influence politique sans être une puissance politique, ni être une puissance politique sans avoir un territoire qui lui appartienne en propre, et où elle soit libre de traiter politiquement toutes les affaires, politiques et autres de l’univers chrétien. Car Rome entend gouverner politiquement l’Église aussi bien que les États. Tous les actes des Papes, depuis l’effondrement de leur puis- /[fol.  1077] sance au XIVe siècle, et même depuis que leur débris de monarchie temporelle est menacé ou perdu, tendent à perpétuer comme un idéal absolu qu’il faut réaliser à tout prix le type de la société chrétienne du moyen âge, non pas telle qu’elle a existé, mais telle que les Papes ont voulu la faire et telle aussi qu’on se figure qu’elle a existé. Bien que les théologiens se querellent sur les mots de pouvoir direct ou de pouvoir indirect à propos du droit que s’attribue le pape de contrôler souverainement la conduite des États, c’est au point de vue réel, un pouvoir très direct et universel qui est revendiqué par le Pontife romain. Il n’est pas moins évident que ce pouvoir lui a échappé, que jamais plus il ne sera exercé par lui, au moins dans la forme où il s’est exercé jadis et où l’on s’efforce vainement de le ressaisir. L’empire romain est définitivement détruit, et c’est peutêtre la décadence de notre pays qui en marque la fin ; en tout cas, le rôle du Pape comme successeur d’Auguste n’a plus à être tenu sur le théâtre de ce monde. Si un jour l’Europe, si plus tard l’univers viennent à s’organiser pacifiquement, et que la fédération des peuples s’établisse par le progrès de la civilisation, de la culture morale et religieuse, ce ne sera certainement pas le pouvoir absolu, indiscutable et irresponsable d’un seul homme qui régira cette immense république. L’autorité ne pourra être représentée que par un conseil souverain dont le président ne sera investi /[fol. 1078] d’aucune puissance personnelle et arbitraire. Ce président pourrait être le Pape, mais un Pape qui ne prétendra pas pour son propre compte au gouvernement de l’univers et qui ne fera que représenter dans l’auguste assemblée le premier intérêt des hommes, à savoir leur intérêt religieux. [L’Église et la sécularisation de la société.] Nous sommes loin de cet âge d’or qu’il faut pour le moment regarder comme une utopie. La société moderne est en voie de transformation ; elle n’a pas encore liquidé en fait la succession de l’ancien régime. C’est pourquoi nous assistons aux phénomènes les plus incohérents et nous voyons parfois le même acteur jouer des personnages divers et contradictoires. La République française se proclame une institution laïque, fondée sur la laïcisation de toutes choses, du pouvoir politique aussi bien que de l’enseignement officiel : pas d’ingérence cléricale ; les religions, comme telles sont tolérées ; l’État n’a pas de religion ; la société laïque se gouverne elle-même ; le Pape et les évêques n’ont rien à voir dans la direction de nos affaires. Et pourtant le concordat subsiste ; il est fidèlement défendu par tous les ministères, opportunistes et radicaux, qui se succèdent ; la seule différence qu’il y ait dans la politique religieuse des deux partis consiste en ce que les radicaux veulent dénoncer le concordat quand ils ne sont pas au pouvoir, sauf à oublier leur programme quand ils gouvernent, tandis que les Opportunistes /[fol. 1079] regardent la dénonciation du concordat comme souhaitable, mais possible seulement dans un avenir encore éloigné. La séparation de l’Église et l’État reste donc toujours en perspective ; mais jamais peut-être ces époux que menace le divorce n’ont eu de plus intimes 479

Alfred Loisy relations. Le gouvernement de la République, le plus laïque de tous les gouvernements, ne se contente pas de choisir les évêques, représentants officiels de la religion catholique ; il négocie avec le pape pour se faire assister de lui dans les luttes électorales {et le pape prête son appui aux candidats républicains contre les candidats monarchistes.}(aj) Jamais les rois très chrétiens n’auraient voulu inviter le Pape à se mêler ainsi de leur politique. Ce n’est pas, du reste, que notre gouvernement soit maladroit en cette occasion ; il obtient de Rome un service réel et ne lui donne rien en échange, si ce n’est le maintien du concordat, c’est-à-dire d’un traité qui n’est maintenant onéreux et funeste qu’à l’Église ; il sait très bien que la Papauté n’est plus qu’une influence morale, et que, pour vouloir s’exercer dans l’ordre politique et se vendre comme une marchandise, cette influence ne peut plus être un pouvoir politique proprement dit, faisant échec aux gouvernements nationaux ; il l’achète pour lui, sans se soucier des intérêts de l’Église, qui regardent l’Église elle-même et le Pape son chef. {Celui-ci aide sans le vouloir /[fol. 1080] au développement des nationalités ; sa politique conciliante à l’égard de la France et sa politique militante à l’égard de l’Italie conduisent au même résultat, à savoir au développement de l’esprit français de l’esprit italien et à l’élimination progressive de l’esprit romain. Il ne pourrait arrêter ce mouvement lors même qu’il le voudrait ; tous les efforts qu’il ferait pour s’y opposer n’aboutiraient qu’à le placer de plus en plus en dehors de la vie des peuples et à faire tomber plus promptement le masque politique dont s’est recouverte la figure de Simon Pierre.}(aj) Léon XIII n’a pas renié le Syllabus de Pie IX ; il n’en a même pas retiré les propositions où les principes de la société moderne sont condamnés ; il réprouve tout ce qu’ont réprouvé ses prédécesseurs, la liberté des cultes, la liberté de la presse ; il veut que toutes les forces de l’humanité, science, industrie, art, politique, obéissent à l’Église, que la société humaine soit soumise en toutes choses au Pontife romain, selon le programme de Boniface VIII. Il poursuit avec une ardeur infatigable, par tous les moyens d’une diplomatie impuissante, la restauration du principat dont la monarchie italienne l’a dépouillé ; il est ravi quand on soumet à son arbitrage une querelle de grandes nations pour un petit morceau de territoire colonial, bien qu’une /[fol. 1081] telle application de l’Évangile n’ait pas été prévue dans le Nouveau Testament, {et que le Christ se soit défendu de trancher les questions d’héritage.}(aj) Mais le même Pape Léon XIII a négocié amiablement avec Bismarck, un protestant convaincu, et il est en excellents termes avec les chefs plus ou moins francs-maçons et athées de la république française. Singulière façon de préparer la domination du Pontife romain sur tous les empires et le rétablissement d’une religion d’État au profit du catholicisme. Les défenseurs absolus des thèses pontificales sont très mal vus au Vatican ; on leur en veut presque de les professer ; {on les empêche autant qu’on peut d’en afficher les conséquences pratiques ; on les traite comme des auxiliaires dangereux,}(aj) et ils le sont en effet. Politique italienne, dira-t-on : le Pape se réserve pour le bon moment. Sans doute et telle est bien sa pensée ; mais il fait tout ce qu’il faut pour que ce moment n’arrive jamais. En négociant avec la société laïque, il retarde un peu le mouvement de laïcisation ; mais il ne fait que le modérer, et il en ménage ainsi le succès inévitable. S’il arrivait que, dans dix ou vingt ans, les esprits se fussent entièrement calmés sur la question cléricale et qu’il se trouvât dans les Chambres françaises une majorité de conservateurs ou même de croyants, ces gens de bien seraient dans une entière impossibilité de changer quoi que ce soit à l’œuvre laïque ; et ce seraient eux peut- /[fol. 1082] être qui supprimeraient le concordat, surtout si l’Église était alors gouvernée par un véritable Évêque et 480

La religion et la vie non par un politicien, tous étant d’accord pour voir dans le concordat un moyen d’asservir à l’État, qui ne veut plus asservir personne, une Église dont le premier intérêt est d’être libre, dont l’influence n’est salutaire qu’à condition d’être indépendante, qui s’affirme depuis assez longtemps comme société parfaite pour qu’on puisse l’abandonner enfin à ses propres ressources. Quelque surprise que nous garde l’avenir, il est évident pour le présent que toutes les pièces du vieil engrenage qui tenaient si étroitement unis ensemble l’Église et l’État sont descellées ou prêtes à se disjoindre. Aucune puissance au monde n’est plus capable de les rajuster de manière durable. Tout ce qu’on fait pour la restauration du passé n’aboutit qu’à en préparer plus sûrement la disparition. Ce serait une grande erreur de penser que l’influence sociale de la religion et de l’Église sera annihilée parce qu’elle ne se manifestera plus dans une hégémonie extérieure officielle, et comme imposée. Les pouvoirs de cet ordre n’existent plus ou penchent vers leur ruine. La conception féodale de l’autorité ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Le droit divin du Pape sur le temporel des monarchies allait de pair avec le droit divin des monarques sur leur propre /[fol. 1083] royaume. L’un de ces droits porte l’autre, et le premier ne peut survivre à la ruine du second. Il y a encore un droit divin dans la société civile ; mais il ne réside plus dans la personne du souverain, il repose en chacun des membres qui font partie de la société. Les nations modernes deviennent des peuples de rois, où aucun individu n’a réellement pouvoir sur les autres ; tous les droits des gouvernants émanent de leurs électeurs, c’est-à-dire des individus et s’exercent en leur nom ; ils sont censés de même s’exercer à leur profit. Une société ainsi constituée ne peut être qu’autonome ; elle est indépendante dans son ordre et sans subordination réelle à aucune société d’un autre ordre. Il ne faut pas invoquer à ce propos la comparaison du corps et de l’âme ; car la société religieuse et la société civile ne sont pas entre elles dans le rapport que l’ancienne psychologie conçoit entre les deux éléments du composé humain. Ni la société religieuse n’est un esprit, ni la société civile un organisme matériel. Toutes les deux sont des organismes vivants et visibles, constitués par la coalition des mêmes êtres, c’est-à-dire des hommes, mais selon deux ordres divers de l’activité humaine. Le développement des deux sociétés peut être coordonné ; pour le bien de l’une et de l’autre il est nécessaire qu’il le soit ; il l’est plus ou moins, par la seule force des choses ; mais ce sont deux sociétés distinctes, deux développements distincts qui ne /[fol. 1084] doivent plus jamais se confondre. Une sorte de correspondance et d’entente sera toujours indispensable entre ces deux formes de la société humaine, sans que l’une puisse prétendre dominer l’autre. Toutes les deux ont maintenant trop à faire chez elles pour que chacune puisse intervenir utilement dans les affaires de sa voisine. Quelle est la compétence de l’Église dans les questions économiques, qui sont déjà et deviendront de plus en plus les seules questions de politique nationale ou internationale ? Quelle est la compétence de l’État dans les questions religieuses ? Nous l’avons déjà dit et nous le répétons encore, le concordat commence à peser lourdement sur les destinées des Églises de France, et le choix des évêques par le gouvernement tend de plus en plus à l’avilissement de l’épiscopat, c’est-à-dire la religion catholique, dont les évêques demeurent, quoi qu’on fasse, les représentants et les chefs. Rien de plus anormal que cette désignation de chefs religieux par une autorité incompétente en matière de religion. On s’étonnera plus tard que la politique des Papes et celle des gouvernements ait réussi à maintenir si longtemps ce vieil expédient, à en cacher pour ainsi dire les abus à l’Église elle-même, à qui l’on présente comme impie et 481

Alfred Loisy dangereuse l’idée d’une rupture qui la ramènerait au contraire dans l’orbite naturelle de son institution. L’Église doit être autonome comme l’État. Dans le système du moyen âge, ils ne l’étaient /[fol. 1085] ni l’un ni l’autre : l’Église l’était en principe mais pas en fait ; l’État, en fait, était plus autonome que l’Église ; il ne l’était pas en principe. Les restes des conventions par lesquelles on avait concilié tant bien que mal les prétentions que les deux pouvoirs avaient l’un sur l’autre, sont, au fond, le dernier obstacle à leur autonomie respective. [L’Église et l’État.] L’action réciproque de l’Église sur l’État et de l’État sur l’Église s’exercera plus tard dans le respect mutuel de l’autonomie qui est nécessaire à l’une et à l’autre. À chaque jour son œuvre. Il ne nous appartient pas de prophétiser ce que deviendront leurs rapports : ces rapports seront ce que demanderont les circonstances. Ce dont tout croyant, tout citoyen doit être aujourd’hui convaincu, c’est que la forme actuelle de ces rapports n’a rien d’absolu, d’immuablement sacré ; que l’on peut souhaiter à l’Église et à l’État, par une plus grande indépendance réciproque, une réalisation plus parfaite de l’autonomie dont ils ont besoin tous deux. Le temps des religions d’État est passé, si l’on entend par là que la foi et la discipline de l’Église doivent être dans toute société politique les premiers artistes de la constitution. Ce temps est passé à tout jamais, non que la foi et la discipline ecclésiastique aient rien perdu de leur mérite, mais parce qu’ils ne sont pas matière de code civil et que tout le monde s’en aperçoit. De même le temps /[fol. 1086] n’est plus des gouvernements de droit divin, non que Dieu cesse d’être le principe régulateur des sociétés humaines, mais parce que les formes de gouvernement n’ont rien d’absolu, et que la religion même, en les consacrant, ne peut les rendre immortelles. L’Église a besoin de sociétés bien ordonnées pour y prospérer ; elle est par elle-même incapable de les créer ; et elle a autre chose à faire. L’État a besoin de l’Église pour inspirer à tous ses membres la vigueur morale sans laquelle tout le brillant de la civilisation n’est qu’un trompe l’œil, un vêtement de luxe sur un corps malade ; mais il ne peut diriger l’Église dans son œuvre religieuse ; ce n’est pas son rôle, et d’autres intérêts sollicitent son attention. Malgré tout l’Église et l’État se rencontreront perpétuellement sur toute la ligne de leur activité ; ils rempliront d’autant mieux la mission qui leur est propre, qu’ils seront plus étroitement unis, qu’ils auront égard au travail, au besoin, au progrès l’un de l’autre, qu’ils se gêneront mutuellement le moins possible dans la recherche de leur fin. Après les chocs et les ruptures provoqués par des usurpations plus ou moins conscientes, après le malaise causé par l’application de vieux procédés à une matière déjà transformée, après les raccommodages et les compromis par lesquels on croit sauver le passé, et l’on ne fait que ménager la transition à l’ave- /[fol. 1087] nir, un nouveau système de relations se créera, fondé sur la liberté imprescriptible de chacun et le sentiment du besoin qu’on a l’un de l’autre. La religion pourrait redevenir en un sens l’âme de la société ; le christianisme catholique se retrouvera d’une certaine façon religion d’État, et plus véritablement qu’il ne l’a jamais été à aucune époque de son histoire, sans que néanmoins les gouvernements soient sujets de l’Église, sans que les Papes aient à intervenir en maîtres dans la vie politique des nations et le développement humain de la civilisation. Il ne faudrait pas, sous prétexte qu’ils ont beaucoup contribué dans le passé à cette œuvre temporelle de la civilisation, se persuader qu’ils sont appelés par leur fonction à présider souverainement jusqu’à la fin des temps à toutes les parties du 482

La religion et la vie développement humain, et non seulement à tout ce qui regarde le développement religieux. Il est trop clair qu’ils n’y suffiraient pas et qu’ils n’y suffisent plus depuis plusieurs siècles. Leur prétention à tout gouverner n’a fait et ne ferait que mettre des entraves au progrès universel. Le moule dans lequel s’était formée la société du moyen âge a été maintenu tant bien que mal et comme par la force au XIVe et au XVe siècles ; il a dû éclater parce que le monde n’y pouvait plus tenir, et que l’Église n’a pas su ou n’a pas voulu l’élargir et l’assouplir en temps opportun. L’émancipation progressive de la société moderne s’est /[fol. 1088] faite par une sorte de nécessité intime dont la légitimité essentielle n’est plus à démontrer. Contester que l’Église catholique ait, à cet égard, commis plus d’une faute, serait superflu. Dire qu’elle a manqué à son rôle d’Église serait injuste. Les institutions vivantes sont comme les individus, elles s’instruisent par l’expérience ; et l’expérience a dû lui apprendre, elle lui apprendra de plus en plus que les temps ont changé depuis Boniface VIII, depuis Pie V, depuis Pie VII, depuis Pie IX. Le monde marche vite maintenant, et l’Église ne le suit qu’à regret. Il demande à l’Église deux choses : la première, qu’il avoue hardiment, est que l’Église laisse la science, le progrès matériel, la politique suivre leurs voies, sans prétendre les gouverner en maîtresse, parce que ce sont des objets qui échappent par droit de nature à son autorité ; la seconde, dont il sent le besoin plus vivement qu’il n’ose encore le reconnaître, est que l’Église lui fournisse le secours intérieur, la vertu purifiante et sanctifiante, l’appui moral que l’homme trouve seulement dans la foi. Ce dernier service, le monde commence à entrevoir qu’il ne peut l’attendre que de l’Église ; c’est-à-dire que le monde invite l’Église à être tout pour lui dans l’ordre religieux et moral, qui n’est pas celui de la société civile, et à n’être rien dans l’ordre civil et politique, qui n’est pas celui de l’Église. Pourquoi l’accord ne se ferait-il pas /[fol. 1089] sur des bases que les contractants, bon gré mal gré, sont obligés de reconnaître tous les deux ? Les difficultés ne sont pas une raison suffisante pour nier la possibilité de l’accord. Il y a toujours eu des difficultés à tout le bien qui s’est fait sur la terre. Les résistances parfois aveugles et passionnées de l’esprit traditionnel, les emportements souvent violents et injustes de l’esprit moderne, qui cesse à peine d’être un esprit révolutionnaire, finiront bien par se calmer. Que tous les hommes de bonne volonté, dans l’Église et hors de l’Église, y fassent leur possible, et peu à peu, du chaos où s’abîme le passé sortira une création nouvelle, plus belle que l’ancienne, plus durable peut-être, dont(ak) les perfectionnements, reconnus d’avance possibles et souhaitables, s’accompliront avec moins de secousses, de déchirements et de confusion que les progrès incomplets acquis dans ces derniers siècles au prix de révolutions qui ont fait beaucoup de mal pour qu’il en sortît un peu de bien. /[fol. 1090] VI [Le chrétien dans le monde moderne] On dit parfois que les conditions mêmes de l’existence moderne rendent superflus tous les efforts que l’on pourrait tenter pour concilier la religion catholique avec la vie contemporaine, l’Église avec la société actuelle. Cependant l’homme d’aujourd’hui n’est pas d’une autre espèce que celle des siècles antérieurs au nôtre. Si ses idées, ses aspirations, les formes de son activité, ne sont pas tout à fait les mêmes, sa nature n’est pas essentiellement différente. Ce qui paraît incontestable c’est que l’homme moderne est, en général, incapable d’être un chrétien de 483

Alfred Loisy l’ancien type, et réciproquement un chrétien de l’ancien type, c’est-à-dire ce que nous appelons volontiers un bon chrétien, est incapable d’être un homme moderne. M. de La Palisse dirait que les hommes d’autrefois ne peuvent pas être les hommes d’aujourd’hui, et M. de La Palisse ne se tromperait pas. Il ne s’ensuit nullement l’impossibilité pour l’homme moderne d’être chrétien à sa manière, et tout aussi véritablement que les chrétiens des siècles que l’on dit peut-être un peu abusivement des siècles de foi, comme si le nôtre était, autant qu’il en a l’air, un siècle d’incrédulité,  /[fol.  1091] {comme si la superstition et la violence grossière des mœurs n’avaient pas été dans les siècles qu’on regrette une ombre au tableau de la religion. Peu importe d’ailleurs ce qu’ait été le passé : il ne reviendra plus.} (al) Voyons seulement de plus près ce que sont en réalité le croyant ancien et l’homme moderne, que l’on oppose l’un à l’autre comme deux types irréductibles, et qui ne sont pas conciliables, en effet, s’ils veulent rester l’un et l’autre ce qu’ils sont. [Le chrétien de l’ancien type.] Le croyant ancien, et nous désignons sous ce nom le croyant catholique tel que l’a fait la piété de derniers siècles sous l’influence combinée du jansénisme, du jésuitisme, de la réaction antiprotestante et antirévolutionnaire, de la théologie scolastique et l’atmosphère intellectuelle où elle baigne, malgré elle, depuis trois siècles, le croyant ancien, disons-nous, est avant tout, un homme qui se confesse fréquemment, s’il est vraiment un « bon chrétien » ; il se confesse même d’autant plus souvent qu’il se permet moins les actions que la morale catholique regarde comme des péchés ; c’est un homme qui pratique l’obéissance intellectuelle, admettant en principe tout ce que l’Église enseigne et acceptant sans examen ce qu’il connaît de cet enseignement, ne discutant ni le sens ni la portée logique de ce qu’il croit, se considérant dans l’Église comme un disciple qui /[fol. 1092] apprend d’elle ce qu’il doit penser sur tous les grands sujets qui intéressent l’existence, ce qu’il doit faire pour être un homme de bien, ce qu’il doit pratiquer pour être chrétien ; c’est un homme dont toute l’activité se trouve ainsi réglée par une autorité extérieure, et qui n’a pas le souci de penser par lui-même, qui se croirait coupable de prendre cette hardiesse, qui regarde comme une vertu la timidité intellectuelle ; il se défend de penser sur les questions religieuses, par crainte de penser mal ; il s’instruit de sa religion dans les bons livres que lui recommande son directeur, et il n’a pas d’autres idées que celles qui lui sont garanties comme très orthodoxes et très sûres. Ce type de catholique existe, il ne faut pas le nier. Il n’est pas très répandu, ou, du moins, ceux qui le réalisent dans la perfection ne sont pas très nombreux, quoi que l’on ait fait pour le multiplier. C’est que ce type n’est réalisable qu’au prix d’une abdication à laquelle beaucoup résistent sans en avoir conscience, et que d’autres repoussent comme une violation de leur personnalité. [La liberté de l’homme moderne.] {L’homme moderne est moins facile à définir que le croyant ancien, parce que, si le type du « bon chrétien » est uniforme, celui de l’homme moderne varie à l’infini. Ce type est caractérisé par des aspirations qui ne sont pas encore des habitudes acquises, les traits d’une physionomie arrêtée. On peut dire cependant que l’homme moderne tient à l’autonomie de sa /[fol. 1093] pensée, qu’il croit à sa raison, désire juger par lui-même, penser sa pensée, juger son jugement, et non pas prendre des pensées et des jugements tout faits ; il s’aperçoit très bien que la masse des hommes ne pense pas personnellement, mais il est persuadé que l’on est 484

La religion et la vie homme par l’esprit dans la mesure où l’on a une pensée personnelle ; il tient à sa liberté, non par amour de la licence, car il est douteux que le désordre des mœurs soit maintenant plus grand que dans les temps où la religion était censée maîtresse du pays et du foyer, mais par conscience de sa responsabilité, parce que son action lui appartient, qu’elle lui appartient dans la mesure où il en est le maître et l’arbitre, et qu’il en est le maître à condition de la réfléchir et de la vouloir lui-même ; il n’a pas de peine à reconnaître que la plupart de ses semblables ne sont pas vraiment libres, qu’ils suivent aveuglément leurs passions ou l’impulsion qui leur vient du dehors, mais il sent que l’on est homme par le caractère dans la mesure où l’on a une volonté à soi, droite et forte ; il tient à ce qu’on pourrait appeler l’indépendance souveraine de ses affections, non qu’il se reconnaisse le droit d’aimer au hasard et par caprice, mais parce qu’il commence à regarder son cœur comme un sanctuaire où nul ne doit entrer sans sa permission, où Dieu même ne se plaît que pour y être invité, non pour y avoir imposé sa présence ; plus il est désintéressé dans son /[fol. 1094] amour du bien et du beau, plus il devient délicat et susceptible à l’égard des sentiments de commande et des admirations prescrites ; il sait par sa propre expérience et le spectacle du monde, que l’homme se dégage malaisément de l’égoïsme orgueilleux ou sensuel, qu’une vertu de commande, un vernis de correction constituent la politesse du monde et pour beaucoup même une sorte d’honnêteté chrétienne, mais il ne voit pas moins clairement que l’on est homme de cœur par la seule bonté du cœur, et que la bonté du cœur est le plus intime des dons de Dieu, la plus individuelle des prérogatives. L’homme moderne veut bien exister pour les autres, mais il veut aussi et d’autant plus énergiquement exister par lui-même. Cet homme se fait plutôt qu’il n’existe réellement ; mais il veut être, il se fera ; tout ce qui contrarie son progrès ne fait que l’irriter ; on ne peut que l’aider selon la loi de son développement ; se flatter de le changer lui-même et de changer sa loi serait condamner l’humanité à un schisme dont l’Église la première paierait les frais et subirait les conséquences, bien qu’il dût être funeste aussi à ceux que l’on aurait, volontairement et sans nécessité aucune, éloignés d’elle.}(am) [L’obéissance dans la spiritualité jésuite.] Qu’un grand ordre religieux institué au XVIe siècle pour former une sorte de gendarmerie ecclésiastique, ait placé le caractère propre de sa perfection dans la pratique /[fol. 1095] universelle d’une obéissance, qui enveloppe la pensée, la parole et les actes, on ne doit pas en être surpris ni scandalisé. {Cet ordre avait sa mission providentielle, qui était d’opposer une barrière à la révolte protestante ; il s’est acquitté vaillamment de sa fonction ; peut-être est-il allé un peu au-delà de ce qu’elle réclamait ; peut-être son influence qui a été efficace pour arrêter les progrès de l’hérésie et pour la faire reculer en beaucoup d’endroits, a-t-elle été moins heureuse dans l’Église même ; peut-être doit-on lui attribuer je ne sais quelle paralysie de la foi, quel affaiblissement des mœurs chrétiennes, quel rétrécissement du sens religieux qui ont sévi surtout dans la dernière moitié de ce siècle ;}(an) en tout cas son rôle spécial est accompli depuis longtemps, et s’il peut être encore utile à l’Église de conserver un corps de janissaires voués à la défense du pontificat romain, le soutenant avec ardeur tant que celui-ci les soutient, il n’est pas écrit que cette formation particulière d’une milice armée pour les luttes interconfessionnelles doive être imposée à tout catholique. Dans l’ordre temporel, la discipline militaire est censée bonne pour les soldats et non pour tous les citoyens. Le catholicisme n’est pas obligé d’entrer tout entier dans la Compagnie de Jésus ; c’est la Compagnie 485

Alfred Loisy de Jésus qui est une fraction du catholicisme et cette fraction ne doit /[fol. 1096] pas faire la loi aux autres membres du corps catholique. Nous accorderons sans la moindre difficulté que l’autonomie du jésuite qui consiste à posséder son âme dans l’obéissance n’est pas ce que cherche l’homme moderne, et que si le catholicisme n’avait pas à nous garantir d’autre autonomie que celle-là, l’incompatibilité serait complète entre lui et l’esprit de notre temps. {Dans le catholicisme ainsi compris le progrès scientifique serait impossible ; tout développement personnel de la conscience et de l’activité spirituelle serait entravé ; tous les hommes ne formeraient qu’une immense troupe d’esclaves volontaires, pensant, aimant, agissant avec la froide régularité de conscrits s’exerçant à la manœuvre ; plus d’autonomie familiale ni sociale ; un tel régime serait la consécration de l’absolutisme le plus effréné qui ait jamais été vu sur la terre et il n’aboutirait à aucun autre résultat, s’il était possible de l’organiser définitivement et de le maintenir, qu’à l’imbécillité universelle.}(ao) [Le fidèle et la hiérarchie selon la tradition catholique.] Mais, encore une fois, ce type spécial de catholique n’est pas le type essentiel et nécessaire du catholicisme, celui qui a toujours existé, qui subsiste encore plus ou moins éclipsé par le type antiprotestant que nous venons de signaler. Le fond du catholicisme consiste à respecter la tradition, à accepter comme divin tout le développement du christianisme, à sentir l’obligation de l’unité, la nécessité d’un gouvernement ecclésiastique, à considérer les définitions de l’Église /[fol. 1097] et les directions de l’autorité pontificale comme une manifestation de la conscience chrétienne, à s’approprier des définitions et des directions de façon à en tirer son profit moral, à réaliser par elles, et pour le plus grand bien de tous, la mesure de vertu personnelle et active dont on est capable. Tout dans l’Église a pour fin de conduire l’individu à une foi personnelle, coordonnée à la foi, à la règle, à l’action communes, non d’écraser son esprit sous des symboles qu’il ne comprendrait pas, de contraindre sa volonté à des pratiques dont la valeur morale ne l’aurait pas directement touché, à une conduite dont le motif lui échapperait et dont l’ordre du supérieur ferait à lui seul toute la légitimité. Ne croyons pas que dans une société comme l’Église l’autorité seule soit active, et que la masse des croyants soit toujours passive. L’influence des fidèles sur l’autorité n’est pas moindre en fait que celle de l’autorité sur les fidèles. Les grands mouvements chrétiens se dessinent dans le peuple et entraînent les chefs de la hiérarchie. Les grandes évolutions de la doctrine ecclésiastique n’ont jamais été inaugurées par le corps épiscopal ou par les papes, mais par un petit nombre de docteurs n’ayant pas d’autre mandat que leur dévouement à l’Église. Admettre que maintenant le Pape, assisté même de ses cardinaux et ses congrégations romaines, pensera pour tout l’univers catholique, créera les consciences par son verbe, et les conduira par le seul empire de sa parole, /[fol. 1098] sans qu’elles aient besoin seulement de regarder au contenu de cette parole, imposée à tous comme une consigne militaire, serait une chimère absurde et ridicule. Ni l’humanité, ni l’Église du Christ ne sont un régiment d’automates à conduire ainsi par le moyen de fils qui tiendraient tous dans une seule main. L’homme est une personne, et le chrétien est l’homme parfait, qui trouve en Dieu par Jésus la plénitude de la vie. Autant il a été nécessaire pour préserver le catholicisme des dangers que l’Église a traversés de centraliser le gouvernement ecclésiastique, autant il est nécessaire maintenant, pour assurer l’avenir, de décentraliser l’action, de laisser croître, dans l’unité solidement établie, les autonomies 486

La religion et la vie collectives des Églises particulières, et dans celles-ci les autonomies individuelles et familiales. Si toute la vie se retire dans la tête, les membres seront inertes, et la tête elle-même sera bientôt congestionnée et paralysée. Tout ce qui est nécessaire se fera. La vie ne se crée point par ordre supérieur et instructions des pouvoirs constitués. Tout ce qui vit crée son autonomie selon son besoin, et aucune théorie ne prévaut contre la réalité. Des catholiques autonomes existent là où ils veulent exister. Des Églises vivantes et agissantes, intelligentes des besoins du temps, se rencontrent aussi là où elles prennent la peine d’être, par exemple aux États-Unis. /[fol. 1099] Ce n’est point au Pape qu’il faut s’en prendre si telle Église paraît languir, si la vie intellectuelle ou même la vie chrétienne n’y est rien moins que florissante ; le Pape ne peut pas plus les faire vivre ou penser qu’il ne pourrait les en empêcher. La question véritablement importante n’est donc pas de savoir si le catholique peut être un homme dans le sens complet du mot, maître de sa pensée, de sa conscience, de son action, serviteur libre et fidèle de la vérité, ou bien, de l’humanité aussi bien et mieux que le protestant, mais si la religion même a un rôle indispensable dans la formation de l’homme que nous avons appelé l’homme moderne, et que nous aurions appelé plus justement peut-être l’homme de l’avenir. Si ce rôle est nécessaire, le catholicisme pourvu qu’il le veuille, est seul en état de le remplir comme il doit être rempli, tout à fait, partout, toujours. Mais l’homme moderne peut-il être religieux ? Si l’on pose encore souvent cette question, et si plusieurs hésitent à y répondre affirmativement, c’est que l’on prend pour type absolu de religion ce qui n’a été qu’une forme perfectible de la religion. Nous avons remarqué plus haut qu’une certaine forme du catholicisme était de nature à lui aliéner la masse des esprits. Il en serait ainsi du type prétendu évangélique dont le protestantisme a vainement essayé de reconstituer les traits originaux. L’idée du royaume des cieux, avec les éléments qui la composent /[fol. 1100] dans les Évangiles ne saurait entrer dans l’esprit de nos contemporains. Elle n’a pu s’épanouir ainsi qu’une fois, chez ceux qui en ont vécu et qui par elle ont fondé le christianisme. On perdrait son temps à vouloir la ressusciter dans son intégralité matérielle, ou bien l’on ferait quelques illuminés, mais pas un chrétien. Les catholiques s’obstinent à ne pas voir une vérité fort simple et que nous sommes presque honteux de dire, à savoir qu’on ne peut pas être vraiment chrétien si l’on n’est un chrétien de son temps. L’état d’esprit d’un saint Paul ne peut pas être celui d’un savant ou même d’un artisan de notre époque. Tout le matériel de la pensée a changé. Comment réintégrer dans nos cerveaux la fourniture intellectuelle du premier siècle ? Nous en avons une autre qui ne nous permet pas de prendre à notre charge celle de l’antiquité. Il nous est tout aussi impossible de nous comporter comme si le Christ devait bientôt apparaître sur les nuées du ciel, que de nous représenter la vie comme un petit jeu où moyennant quelques petites pratiques et quelques petites bonnes œuvres, nous gagnerons, cartes sur table, une petite place en paradis. Ces façons populaires d’entendre le christianisme ont été vraies à leur heure ; elles n’ont pas cessé de l’être, en tant que symbole du mystère qui enveloppe la destinée humaine et la fin morale de notre vie. Si l’on veut nous y /[fol. 1101] faire voir la clef, non le signe du mystère, nous ne voyons plus rien et ce que l’on veut nous dire clairement nous devient simplement inintelligible. Nous ne pouvons être instruits dans l’ordre religieux que par une Église ayant conscience des changements nécessaires qu’implique le développement vital du christianisme, et quelle autre que celle en qui ces changements se sont accomplis pourrait en avoir le sentiment vivant, la 487

Alfred Loisy pleine intelligence, avec la force de supporter et de produire ceux qui peuvent être actuellement indispensables ? Il ne s’agit pas d’autre chose que d’entretenir dans le monde l’esprit chrétien, de vivifier par l’Évangile les aspirations de l’âme moderne et il appartient à l’Église de prendre tous les moyens utiles et convenables pour l’accomplissement de cette œuvre. {Le rapport de la religion avec l’homme moderne n’est pas à concevoir comme celui de deux facteurs hétérogènes que l’on devrait, vaille que vaille, associer ensemble. La religion vivante, la vraie foi ne peut jamais être un joug imposé du dehors, une contrainte extérieure, une espèce de cage où l’on enfermerait l’activité intellectuelle et morale de l’homme. La vraie foi est une vie, un principe permanent d’activité divino-humaine, fons aquae salientis(ap) in vitam aeternam. La religion de l’homme moderne sera nécessairement adaptée aux conditions de sa pensée et de son existence. Elle ne suscitera aucune entrave à la liberté de ses recherches, s’il est /[fol. 1102] savant, elle ne pourra lui inspirer qu’une prudente réserve dans ses conclusions. S’il est lancé dans le tourbillon de la vie, dans la conquête de la terre et l’exploitation de la nature par le travail, la religion ne lui conseillera pas de mépriser l’effort de l’industrie humaine, de regarder le ciel en se croisant les bras ; il croira faire œuvre sainte en exerçant ses forces dans le cadre où ses origines, ses goûts, ses aptitudes, les circonstances l’auront placé, et selon que son intérêt légitime, l’amour des siens, le service de tous l’y inviteront. Pour s’acquitter dignement de cette tâche, il n’aura pas besoin de chasser loin de lui l’esprit de Jésus, la foi en l’avenir immortel de l’homme et la direction de l’Église catholique ; il aura, au contraire, besoin de ces choses pour se soutenir dans le combat quotidien de sa rude carrière. Concédons à Darwin en attendant une définition meilleure, que la loi du développement universel est la lutte pour la vie. Dans cette lutte l’homme n’entre pas en aveugle. Il sait jusqu’à un certain point où il va ; il voit ce qu’il fait ; il a le sentiment qu’il travaille pour d’autres en travaillant pour lui, que ses ancêtres et toutes les générations du passé ont fait de même à son profit, que l’évolution terrestre, à son degré supérieur, celui même où il se trouve, comporte l’épanouissement de la vie dans la justice et dans l’amour. Combien n’est-il pas indispensable à cet être faible, parvenu à ce sommet prestigieux, entre /[fol. 1103] l’animalité qui le retient, la moralité divine qui l’appelle, le temps qui lui échappe et l’éternité qui l’épouvante, de se rattacher par la racine de son être intime et de sa raison à l’idée de Dieu, par le fond de sa conscience à la loi évangélique de la charité, par l’élan de sa volonté à une espérance éternelle. Plus inquiète, plus tourmentée, plus rude est la vie moderne, plus elle a besoin, pour n’être pas un enfer, d’être environnée d’une atmosphère religieuse, chrétienne et catholique, la même qu’autrefois par les principes vivifiants qu’elle contient, non pas par les contours de l’horizon qui paraît la limiter. L’homme moderne a autant et plus besoin de la religion que celui des temps passés. Cette religion, le catholicisme la lui propose, avec l’expérience de tous les siècles chrétiens. Qu’il y ajoute la sienne, en s’appropriant le catholicisme, en le faisant tel qu’il le lui faut. Le catholicisme ne vient pas à lui pour le dominer, et il n’a pas à le subir. Qu’il s’en empare et le recrée selon son besoin, et puisque Dieu, Jésus-Christ, l’Église lui sont nécessaires, qu’ils revivent en lui avec une plénitude nouvelle. Le passé pour lui est moins une loi qu’un apport, un héritage. L’esprit, dit l’Écriture, change la face de la terre. La religion, le christianisme, le catholicisme sont un esprit et non des lettres mortes ; cet esprit divin éternellement fécond, introduit dans un monde nouveau, y produira des fruits jusqu’à /[fol. 1104] présent inconnus.} 488

La religion et la vie [La participation des catholiques au mouvement social.] {Dès maintenant le catholicisme a fait plus pour s’adapter aux conditions de l’évolution sociale qu’il n’en a fait pour entrer dans l’évolution intellectuelle de notre temps. Il a été souvent parlé, pendant ces dernières années, des socialistes chrétiens, des démocrates chrétiens. Jusqu’à présent ce sont surtout des laïques, quelques prêtres qui sont entrés dans ce mouvement, que les chefs de la hiérarchie regardent encore avec plus d’inquiétude que de faveur. La politique de Léon XIII a été sur ce point passablement indécise et variable, parce que c’était une politique. Mais la question sociale existe, et il faudra bien que le catholicisme compte avec elle. Au point de vue de l’action religieuse sur les classes populaires, l’attitude de l’Église dans le renouvellement social qui se prépare aura des conséquences plus décisives encore peut-être que n’en aura, au point de vue du progrès religieux dans les classes plus instruites, son attitude à l’égard du mouvement scientifique. Les deux mouvements se rejoindront d’ailleurs facilement contre elle si elle ne sait pas entrer dans l’un et dans l’autre. Il y a déjà même autant de retard et de terrain perdu d’un côté que de l’autre. N’a-t-on pas laissé la religion devenir une chose aristocratique et bourgeoise ? Et Dieu sait ce que vaut, en général, la religion de l’aristocratie et de la bourgeoisie françaises. /[fol. 1105] Le christianisme a été dès l’abord une religion de pauvres ; en suivant les principes de son institution, l’Église catholique devrait aller aux plus déshérités. Elle s’y essaie, elle produit d’admirables dévouements mais elle n’est pas ce qu’elle aurait besoin d’être pour devenir la religion du peuple, elle n’est pas un service vraiment populaire. Son clergé s’est constitué en une sorte d’aristocratie, son chef est plus que roi ; ses évêques sont des princes ; ses prêtres sont une sorte de caste noble qui croit presque s’abaisser dans les ministères de la charité. Nous ne pouvons pas traiter ici dans le détail, faute de compétence, cette question du rapport de l’Église avec le monde ouvrier. Disons du moins les principes généraux qui nous semblent gouverner toute cette matière. Autant il paraît vrai que l’Église n’a pas à se prononcer en tant qu’Église et directement sur les solutions pratiques des divers problèmes sociaux, autant il est certain qu’elle doit s’intéresser à la masse qui travaille et qui souffre, s’occuper d’elle, ne pas l’exhorter seulement à la patience, l’entretenir dans la conscience de ses droits aussi bien que dans celle de ses devoirs, faire en sorte de l’élever moralement, encourager tout ce qui peut améliorer les conditions matérielles de son existence. Son ministère doit être /[fol. 1106] tout de paix et de conciliation, mais tous ses clients riches et pauvres doivent lui être chers ; dans toute crise qu’elle n’aura pu empêcher, les faibles, les victimes doivent être ses protégés. Une mission non moins difficile que la conversion des barbares lui incombe aujourd’hui : pour l’aborder fructueusement, elle a besoin de se retremper dans l’esprit évangélique ; aux travailleurs de la terre comme aux travailleurs de l’esprit un secours et un appui moral sont nécessaires(aq) ; un joug et une servitude d’un autre ordre, venant s’ajouter aux difficultés et aux maux de la vie seraient odieux. L’avenir prochain de la religion dans le monde dépend de ce que l’Église fera, au commencement du XX e siècle pour redevenir la patrie de toutes les âmes, la mère de ceux qui cherchent la vérité et de ceux qui mangent leur pain à la sueur de leur front.}(ar)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Addition d’une incise ironique sur la politique de Boniface  VIII.  Autog. répète : pas. b. Loisy développe longuement ce qu’il a écrit dans la première rédaction sur la conscience morale. c. Addition montrant le rôle des individus comme Mahomet ou Luther dans les mouvements de réforme religieuse. d. Loisy justifie le droit de l’Église à se faire éducatrice des consciences. e. Addition d’un développement nouveau sur le désir de rapprochement avec l’Église romaine manifesté par certains cercles anglicans. Par ses liens avec la famille ThureauDangin, Loisy pouvait connaître assez précisément l’histoire du mouvement d’Oxford, dont Paul Thureau-Dangin commence en 1899 à faire connaître l’histoire (La renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle, Paris, 1899-1906, 3 vol.). f. Autog. : peut. g. Passage sur l’« Union pour l’action morale » réécrit et développé dans la seconde rédaction. h. La critique de Renan est améliorée dans la seconde rédaction. i. Développement allongé sur la direction de conscience. j. Minimes précisions sur les relations entre la foi et la liberté de la recherche intellectuelle. k. Autog. : ne peut aller. l. Loisy, sans employer ces termes, explique la différence entre la « tolérance religieuse » et la « tolérance civile ». m. Dact. om. : de. n. Dact. : produire. o. Autog. : supportées. p. Dact. : oportis. q. Loisy tire les conséquences pédagogiques de ses convictions au sujet de l’acte moral : la poursuite du bien demande l’élan volontaire de la personne et ne se borne pas à l’exécution de préceptes venus du dehors. r. Dact. om. : aux mains. s. Addition signalant la nécessité, pour l’éducation morale, de tenir compte des milieux et des époques. t. Protestation de Loisy contre le maintien des Facultés de théologie protestantes au sein de l’Université, après 1886  : à cette date, la Faculté de théologie catholique de la Sorbonne fut fermée, par suppression de son budget. u. Dact. om. : celui de. v. Loisy ajoute à la première rédaction des phrases incisives qui dénoncent le caractère antireligieux de l’entreprise laïque. w. Critiques répétées de Loisy contre les défauts de l’éducation catholique. x. Dact. : bien. y. Loisy ajoute quelques critiques, assez sévères, de l’enseignement religieux distribué en France à l’enfance et à la jeunesse catholiques. z. Autog. : individuel. aa. Loisy donne ici une autre raison à l’impossibilité pour la France de créer une véritable « éducation nationale »  : c’est la guerre scolaire, car pour l’un et l’autre camp, l’école est un moyen de diffuser son idéologie. ab. Dact. : que. ac. Dact. om. : clercs.

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La religion et la vie ad. Dact. om. : nous. ae. Loisy affûte encore sa critique des Instituts catholiques, qui ne sont pas libres dans leur recherche. af. Loisy ajoute une brève considération sur le caractère « naturel » du contrat de mariage. ag. Ce caractère contractuel vide de son sens l’acte de l’officier d’état-civil qui déclare les conjoints « unis ». Mais cette remarque ne signifie pas pour autant que le mariage des non-croyants soit sans valeur (cette valeur tient à leur contrat réciproque). ah. Loisy tout en se prononçant pour de grandes réformes du statut des prêtres (il envisage positivement l’ordination d’hommes mariés) reconnaît l’enracinement du respect pour la loi du célibat dans le peuple catholique et il ajoute, assez hardiment, que même les prêtres qui ne respectent pas leur vœu en pratique, continuent d’accepter la discipline de l’Église, en s’avouant pécheurs. Cependant, il serait indispensable, en certaines régions, de clarifier la situation. ai. Loisy affine ses critiques de la politique de Léon XIII, qui, en maintenant le Concordat, laisse à la République française la possibilité de nommer des évêques « républicains ». aj. Dact. : dans. ak. Loisy précise qu’il n’existe jamais dans l’histoire de catholicisme « pur » et que la vie religieuse est toujours marquée par l’empreinte d’une époque donnée. al. Développement nouveau dans lequel Loisy tente une description de « l’homme moderne ». am. Loisy ajoute encore un trait à son noir portrait des jésuites. an. Il précise que la discipline jésuite rend impossible toute libre recherche de l’intelligence de la foi. Le contentieux continuera après 1899 : on sait que Henri Bremond (1865-1933), historien de la spiritualité, se lie d’amitié avec Loisy à partir de 1901 et qu’il quitte la Compagnie en 1904. ao. Dact. : salventis. ap. Dact. : est nécessaire. aq. Loisy remanie la conclusion du chapitre XI de la première rédaction pour y introduire un passage sur les devoirs sociaux de l’Église et l’impérieux devoir, pour elle, de se préoccuper des plus démunis. Possible influence des abbés démocrates.

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/[fol. 1107] CHAPITRE XII LE PASSÉ ET L’AVENIR

[Le changement inhérent à l’histoire du christianisme.] Rien n’est immuable dans le monde où nous vivons. La religion change comme tout le reste et avec tout le reste. Les plus traditionnelles des religions ont changé malgré elles, et souvent sans s’en apercevoir. La vraie religion a changé aussi, elle a dû changer, elle change encore et changera toujours ; autrement elle cesserait d’être la vraie religion {et tomberait tôt ou tard parmi les cultes morts dont l’humanité ne se souvient plus, si ce n’est comme d’un objet de curiosité pour les érudits.}(a) Il y a longtemps que le christianisme n’existerait plus, s’il n’avait jamais changé. Le vrai christianisme n’est pas celui qui n’a subi aucune transformation, car un tel christianisme est inconnu à l’histoire, mais celui dont les transformations régulières et continues ont produit un développement toujours fécond, sans altération essentielle ni décadence irrémédiable. {L’histoire du développement chrétien, nous l’avons vu, est la vraie preuve de la vitalité surnaturelle du christianisme, autrement dit de sa divinité. Perpétuellement le chris- /[fol. 1108] tianisme a couru la chance de se perdre en s’obstinant à rester ce qu’il était ; toujours il s’est assuré l’avenir en devenant ce qu’il avait besoin d’être, ou ce que l’humanité avait besoin qu’il fût.}(a) S’il était demeuré, dans le demi-siècle qui a suivi l’apparition de Jésus ce qu’il était avant la conversion de Paul, il ne serait pas sorti du judaïsme, et l’on peut croire même qu’il ne s’y fût pas implanté d’une manière durable comme secte particulière. S’il était resté au second siècle ce que l’avaient fait la prédication de Paul, celles des autres convertisseurs des gentils, et la théologie johannique, sans qu’une solide hiérarchie ne fût établie dans les communautés pour les unifier, il se serait abîmé dans le déluge des spéculations gnostiques, les disputes d’école, les querelles de sectes. S’il n’avait eu ensuite Origène et les héritiers de son esprit pour donner à l’enseignement chrétien la consistance d’un système complet, suffisamment équilibré, acceptable pour les philosophes et les hommes éclairés de l’époque, il n’aurait pas mené facilement à terme la conquête du monde gréco-romain et ne se serait pas trouvé en état de la conserver. Si l’Église catholique, à partir du IVe siècle ne s’était décidée à fixer dans des formules indiscutables le dogme théologique et les autres vérités de la foi, elle serait retombée dans l’écueil du gnosticisme, qu’elle avait évité au /[fol. 1109] second siècle. Si l’évêque de Rome n’avait pris d’une main ferme la direction de 493

Alfred Loisy l’Occident barbare, accentuant la subordination dans la hiérarchie, réglant la foi, la morale et le culte, jugeant les princes, guidant les peuples, le christianisme serait tombé en paganisme, et si la théologie du moyen âge n’avait sauvé sous son large manteau la science, la littérature, les arts de l’antiquité, la civilisation moderne aurait eu grand peine à naître. Si le concile de Trente n’avait mis le sceau à l’œuvre religieuse du moyen âge, on ne peut dire ce qui serait advenu du christianisme occidental : comme le catholicisme soutient en quelque façon le protestantisme, dont l’émiettement serait indéfini sans l’espèce d’unité que lui garde son opposition à la vieille Église, le catholicisme succombant, l’anarchie la plus complète régnerait maintenant dans les pays qu’il se partage avec les sectes issues de la réforme. Si le mouvement centralisateur qui aboutit à conserver définitivement(b) l’autorité du Pape comme chef suprême de l’Église avait échoué, il est certain que le catholicisme serait dans une situation moins avantageuse pour faire face aux difficultés du présent et à celles qui s’annoncent pour le prochain avenir. Ainsi, depuis le commencement et jusqu’à nos jours, l’Église a vécu de changement, de mouvement, de progrès. Pourquoi sera-t-il défendu de penser qu’elle ne vivra jamais, qu’elle ne peut et doit vivre jusqu’à la fin /[fol. 1110] des temps qu’en changeant, en marchant, en avançant, en faisant toujours de ses principes, qu’elle n’a pas besoin de renier, qu’il importe au contraire de maintenir intacts, des applications nouvelles selon les nécessités variables des temps, l’état mobile des sociétés, les conditions incessamment renouvelées du travail intellectuel et de la science humaine ? [Des changements réels et réfléchis.] Il n’est pas possible de soutenir que ces changements du passé n’ont pas été réels, qu’ils n’ont porté que sur l’explication de mots ou d’idées insuffisamment définis à l’origine. Le caractère qu’il faut reconnaître et les proportions que l’on doit accorder au développement chrétien, surtout au développement catholique, le seul complet et permanent, ne permettent pas de s’arrêter à cette persuasion à moins que l’on ne veuille en même temps s’enfermer dans l’ignorance de l’histoire, ou que l’on n’ose nier des faits aussi clairs que le jour. Il ne faudrait pas croire non plus que ces changements aient été toujours et complètement inconscients, amenés seulement, au point de vue de l’histoire, par la force des choses, ou, au point de vue de la théologie, par l’impulsion irrésistible du Saint-Esprit, sans qu’on remarquât les pas que l’on faisait en avant. Sans doute la foi enthousiaste de Paul ne lui permettait pas de discerner au juste en quoi sa doctrine différait de la prédication des premiers apôtres et ce qu’elle y ajoutait ; /[fol. 1111] la nécessité urgente de pourvoir au salut des communautés que le mouvement gnostique menaçait de désagréger à l’infini, ne laissa point aux évêques du second siècle le loisir de comprendre exactement en quoi le relief donné à l’épiscopat, la fixation du canon des Écritures, la détermination officielle et l’interprétation antignostique de la profession de foi baptismale, transformée en symbole de doctrine, modifiaient l’état de choses antérieur. Origène pensa traduire en langage savant la foi apostolique ; Athanase, Cyrille, Léon le Grand ne pensèrent pas faire autre chose qu’exprimer en termes précis la doctrine traditionnelle de l’Église ; les papes du moyen âge étaient convaincus, sans avoir besoin de se le prouver à eux-mêmes par de longs raisonnements, qu’ils étaient chargés de gouverner le monde, et les théologiens se croyaient aussi chargés de l’instruire, sans se douter qu’ils avaient absorbé la science et qu’ils pourraient avoir un jour à lui rendre sa liberté ; le concile de Trente 494

Le passé et l’avenir a érigé en dogme ce qui étant d’enseignement commun dans les écoles catholiques, allait directement à l’encontre des nouveautés protestantes ; les Pères du Vatican regardaient l’infaillibilité du pape comme une vérité acquise avant la définition. Et pourtant toutes ces déterminations du pouvoir et de la doctrine ecclésiastiques résultèrent, au moins partiellement, d’un travail réfléchi. /[fol. 1112] Dans tous les cas précités il y eut conscience plus ou moins claire d’un besoin réel, et la création ou le développement de l’organisme ecclésiastique, du corps de doctrine, même celle des usages et du formulaire liturgiques se firent en vue du besoin compris ou pressenti. On croyait être à la fois dans la logique de la tradition et dans celle de la situation, on était réellement dans l’une et dans l’autre ; mais on ne se dissimulait pas le mouvement qu’on exécutait, bien que l’on n’en saisît pas toute la portée dans le présent et qu’on n’en prévît pas toutes les conséquences pour l’avenir. Le progrès ne se fit jamais sans opposition, et précisément parce que c’était un progrès, on lui objectait sa nouveauté, on lui opposait la lettre, l’état matériel de la tradition antérieure. Le plus souvent même ce fut un petit nombre de personnes et quelquefois une seule qui eurent l’initiative des grands mouvements et des décisions les plus importantes. Ainsi l’organisation de la théologie se fait par l’activité unique en son genre et par l’influence durable d’Origène. La définition de Nicée fut due surtout à Athanase, celle d’Éphèse à Cyrille, celle de Chalcédoine à Léon. Et n’est-ce pas Hildebrand qui a fait la papauté du moyen âge ? La vraie réforme de l’Église après le concile de Trente procède de quelques saints personnages, en tête desquels figure Charles Borromée. La volonté /[fol. 1113] de Pie IX a fait la définition de l’infaillibilité  : il est vrai que cette volonté avait été longuement préparée et qu’elle était comme l’expression dernière de la volonté traditionnelle du Pontificat romain. La volonté de Léon XIII a fait la rupture de la papauté avec la politique d’ancien régime : l’avenir seul dira les conséquences de cet acte, sur lequel on ne pourra jamais revenir, et qui ouvre en quelque façon à l’Église des destinées nouvelles, en la rapprochant bien que trop insuffisamment encore, du monde moderne. Partout l’action individuelle, personnellement conçue, voulue, poursuivie, apparaît comme facteur essentiel du mouvement, ce qui n’empêche pas ceux qui ont tenu les premiers rôles d’avoir été suscités pour ainsi dire par l’esprit de la tradition vivante et appuyés par les circonstances. Ce qui leur appartient en propre est le sentiment plus ou moins éclairé mais toujours intense de la nécessité à laquelle ils ont voulu subvenir, et l’initiative hardie et féconde qui y a pourvu. [La résistance au changement.] Ce qu’on a vu cent fois dans l’histoire de l’Église catholique se verra encore dans l’avenir. À l’heure présente le catholicisme ressent un peu partout cette impression de malaise qui annonce et réclame les changements indispensables ; on voit déjà se produire des essais de conciliation sur tous les terrains où l’action, l’enseignement, la politique de l’Église se sont heurtés à l’esprit moderne. Aucun effort d’en- /[fol. 1114] semble n’a encore été tenté, aucune mesure générale atteignant au fond des dissentiments qui existent et qui vont plutôt s’aggravant, n’a encore pu être prise. Certaines tendances de l’Église officielle et de ses agents les plus accrédités, certaines déclarations pontificales sembleraient plutôt devoir mettre obstacle au progrès que réclament les circonstances. Mais combien on se trompe en supposant que l’Église aimera mieux périr que de changer désormais ! La situation présente du catholicisme est la même qu’à toutes les époques critiques de son histoire, c’est-à-dire que la grande masse des fidèles, des prêtres, des 495

Alfred Loisy théologiens, des évêques, vit sur l’acquis, regarde le passé pour le regretter, gémit sur le malheur des temps, et ne conçoit pas que l’on puisse y remédier autrement que par une surveillance jalouse, méfiante et acariâtre, exercée sur le dépôt traditionnel de la doctrine, de la discipline morale et du culte. On entend par tradition ce qu’on a hérité de la génération précédente. On n’a pas l’idée d’un changement quelconque, si minime et si logique soit-il, comme d’une chose possible et souhaitable : il suffit de le proposer pour qu’on y flaire tout de suite une hérésie. Un petit nombre de personnes plus clairvoyantes, mais timides, ou simplement soucieuses de se faire dans l’Église une carrière facile et honorable admettraient volontiers l’utilité du changement, mais s’efforcent ou affectent de ne pas le croire possible, et se gouvernent au mieux de leurs intérêts, en ménageant ou /[fol. 1115] flattant l’opinion commune. On dirait que l’Église s’est appesantie en vieillissant, qu’elle est lasse, probablement d’avoir tant changé, qu’elle ne veut plus qu’on touche à rien, et qu’elle se fâchera mortellement contre quiconque ne se conformera pas à son désir. Telle une personne âgée qui veut voir toujours les meubles à la même place, les mêmes bibelots sur sa cheminée, les mêmes fleurs dans son jardin, les mêmes plats sur sa table. Qui donc pourrait briser cette routine ? Des hommes pareils à ceux qui ont autrefois secoué et vaincu l’inertie traditionnelle. Car l’Église a toujours été ainsi ; si elle a toujours changé, elle a toujours changé malgré elle. Oserons-nous le dire ? Elle a toujours changé en faisant semblant de rester la même, en protestant qu’elle ne changeait pas. C’était vrai ; elle ne changeait pas, elle était toujours l’Église de Jésus ; mais elle se modifiait terriblement. N’a-t-elle pas à peu près renié Origène tout en vivant, on peut le dire, de sa substance ? Ne s’est-elle pas soulevée presque tout entière contre Athanase, comme s’il lui avait extorqué la définition du consubstantiel ? Que de colères contre Cyrille, contre Léon, contre Hildebrand ! Cependant Origène, Athanase, Léon, Hildebrand et les autres invoquaient la tradition des Pères dont ils ne se vantaient même pas de donner un commentaire nouveau. {L’Église ne doit pas changer, criaient leurs adversaires ; vous apportez des idées et un régime que l’antiquité n’a pas connus. L’Église ne change pas, répondaient-ils. /[fol. 1116] Nous ne disons rien que nos ancêtres n’aient pensé ; nous ne revendiquons pas d’autre autorité que celle qui a toujours été reconnue. On peut résumer en ces termes le dialogue des novateurs puissants, qui ont fait marcher la tradition, et des conservateurs obstinés qui voulaient la rendre immobile. Les premiers seuls étaient les vrais conservateurs.}(c) Aussi bien l’Église catholique avec ses airs d’immobilité sénile a toujours été comme un enfant robuste et de longue croissance, à qui l’on dit, en le rencontrant à des intervalles distancés : Ce n’est plus vous ; je ne vous reconnais pas ; vous êtes tout changé ! Et l’enfant de répondre : C’est bien moi ; je ne suis pas changé du tout ; peut-être ai-je un peu grandi seulement depuis l’année dernière. S’il n’avait fait que grandir ! Mais ses membres ont grossi et se sont fortifiés ; ses traits se sont accentués ; sa voix a mué ; son esprit même, ses sentiments, son caractère se sont transformés. L’Église pareillement n’avoue que les changements de son état géographique. Les transformations et les progrès de son dogme et de sa discipline ne sont pas censés être des changements réels. Croyance, gouvernement, pratique de culte, règles de vie, tout cela existe depuis le temps des apôtres et s’est conservé intact jusqu’à nos jours. À y bien regarder, aujourd’hui dans la vie de l’Église n’est pas tout à fait la même chose qu’hier, et demain ne sera pas tout à fait la même chose qu’aujourd’hui. Mais l’Église /[fol. 1117] n’en veut rien savoir. À ceux qui examinent avec curiosité ou qui signalent avec malveillance toutes les transfor496

Le passé et l’avenir mations de son être, elle répond sans se déconcerter : Je suis toujours la même ; je n’ai jamais changé ; je ne changerai jamais. {Cela revient à dire : Je dure depuis dix-neuf siècles et je durerai toujours. Car il ne s’agit pas d’une immutabilité absolue, et encore moins d’immobilité ; nous le savons bien, et l’Église elle-même le sait mieux que nous ; il s’agit de la continuité réelle, indéfectible, d’une existence toujours active et en mouvement.}(d) [Caractère social de la religion.] L’Église donc, en continuant de vivre, continuera de changer. Que deviendrait l’humanité sans la religion, et la religion sans l’Église catholique ? L’erreur fondamentale du protestantisme orthodoxe est de croire que la religion se ramène à quelques vérités immuables contenues dans le Nouveau Testament : ainsi entendue, la religion ne serait pas autre chose que le rationalisme théologique. L’erreur du protestantisme libéral est de penser que la religion se réduit à un sentiment moral très pur dont le Christ est le modèle et l’excitateur : rationalisme scientifique qui veut néanmoins placer la conscience en dehors et au-dessus de la science. La religion est quelque chose de beaucoup plus complexe que ces idées et ces définitions, parce que c’est quelque chose /[fol. 1118] de vivant. Or si la vie doit être une entité simple, dans son principe, elle est une entité multiple et variée dans la réalité physique de son existence, de ses puissances, de son développement et de son action. {Le christianisme n’a jamais été et il n’est pas devenu une abstraction ; il n’est pas davantage une simple aspiration de l’âme, un phénomène psychologique occasionné par l’Évangile ; c’est une réalité vivante, une institution organique, destinée à se perpétuer dans le monde, parmi les hommes et pour eux, et par conséquent à se transformer en s’adaptant à toutes les conditions normales de la vie humaine et à tous les progrès du développement humain.}(e) Il a été et sera toujours une société vivante et une religion sociale, une vie religieuse aspirant à contenir toute l’humanité, une agglomération croyante, une Église, une catholicité. Le protestantisme conséquent n’est qu’une religion individuelle, ce qui, à aucune époque de l’histoire n’a passé pour une religion, mais pour de l’illuminisme religieux. Il a affirmé le caractère absolu du christianisme et il tend à créer autant de christianismes différents qu’il y aurait de chrétiens. Si, par impossible, le catholicisme venait à disparaître, les sectes protestantes se verraient obligées pour se donner consistance, de reconstituer une sorte de catholicisme bâtard, et elles le feraient sans doute avec moins de retenue, n’ayant plus peur de se rapprocher du catholicisme, ou bien elles tomberaient dans le rationalisme pur et ne prétendraient plus à la qualité de religion. /[fol. 1119] Faut-il parler encore une fois, des adeptes de la religion scientifique, ces fidèles de la raison pure qui croient, sans trop oser le dire, et bien gratuitement, à l’infaillibilité de l’intelligence humaine, s’imaginant abriter sous leur crâne étroit la vérité absolue, figurée par telle ou telle conception nouvelle, et certainement variable, du monde et de ses lois ? Gens simples dans leur orgueil et braves dans leur pédantisme qui traitent les croyants d’imbéciles parce que les formules officielles de la foi ne s’adaptent pas du premier coup aux vues qu’ils ont de l’univers et de l’histoire humaine ! Ils ne semblent pas soupçonner que la vérité adorée par eux dans le sanctuaire de leur cerveau, n’est pas la vérité du voisin, dévot lui aussi à la raison, mais à la sienne ; que ces idoles de vérités déjà hérétiques les unes par rapport aux autres, paraîtront surannées et ridicules dans un siècle ou dans un demi-siècle, peut-être avant. Les savants se décernent volontiers entre eux des brevets d’incapacité, et chaque génération de 497

Alfred Loisy sectateurs de la raison pure délivre un certificat d’ignorance à celle qui l’a précédée, imputant les erreurs de ses devanciers à ce qu’il y avait de respectablement borné dans leur façon d’envisager l’univers. {Compter sur la science toute seule pour entraîner l’humanité dans la voie du progrès moral est confondre la puissance motrice de la vapeur et de l’électricité, les ressorts logiques de la pensée et les ressources de la dialectique avec /[fol. 1120] l’énergie de la vertu. La science peut aider à l’éducation morale de l’homme, si on l’y fait servir ; mais elle ne saurait y contribuer directement et par elle-même. La religion est la grande maîtresse de la vie parce qu’elle a le secret d’agir sur les cœurs et les volontés. Or la religion est et sera de plus en plus l’Église de Jésus, qui est elle-même et qui sera de plus en plus l’Église catholique romaine.}(f) [Équilibre entre tradition et adaptation.] L’équilibre de la religion catholique, du christianisme réel et vivant, se fonde, comme celui de la vie et de la pensée humaines, sur deux opérations qui se supposent et se complètent l’une l’autre : recevoir et transformer, recevoir, pour avoir, et transformer, pour transmettre. Nous n’avons rien que nous n’ayons reçu ; nous ne recevons rien que nous ne transformions pour nous l’assimiler, avant de le donner, qui ne prenne notre marque en passant en nous, qui n’emporte quelque chose de nous en nous quittant pour se perpétuer dans le torrent de l’être où nous figurons comme une goutte d’eau dans l’océan. C’est la tradition qui fait partout la chaîne de la vie, et une transformation perpétuelle est la condition normale de cette tradition, faute de quoi la vie s’arrêterait incontinent. Il faudra dans l’ordre religieux la même continuité de vie que dans l’ordre physique et dans l’ordre intellectuel ; et cette continuité ne s’affirmera, ne se réalisera que dans la mobilité. Le protestantisme a la mobilité sans la /[fol. 1121] continuité réelle, dont il s’est privé volontairement en se séparant du catholicisme, et dont il veut se priver à tout jamais ; faute de continuité il se disperse à l’infini et tend à s’évanouir comme religion. {Le catholicisme a la continuité mais on dirait qu’il s’interdit la mobilité. Mais nous savons qu’il la possède. Il se meut autant qu’il faut et quand il le faut ; comme il le faut présentement il est en train de s’ébranler. On pourrait peut-être souhaiter plus de promptitude et de souplesse dans les mouvements, moins de mauvaise humeur envers ceux qui s’y emploient dans l’intérêt commun, moins d’archaïsme dans la façon de traiter les problèmes nouveaux, moins de sentences regrettables que l’avenir prochain réformera, si le présent même ne les a pas déjà réprouvées. Encore faut-il observer que la masse énorme du catholicisme ne lui permet pas d’évoluer aussi facilement que le ferait un seul homme ou un petit groupe. Le cheval est rapide ; une fauvette est plus agile encore en ses ébats ; elle ne le serait pas tant si elle était plus grosse ; et un régiment compact ne luttera pas de course avec un seul cavalier.}(g) Sans doute l’esprit dogmatique et despotique de l’Église romaine crée de sérieux obstacles au mouvement vital dont l’urgence apparaît de plus en plus. Toutefois ces tendances fâcheuses de l’Église maîtresse ne sont que l’exagération et l’application maladroite de principes nécessaires. {La notion de relativité qui s’impose maintenant dans tous les ordres de connaissances humaines et qui doit s’étendre également à l’ordre de la /[fol. 1122] connaissance religieuse, a déjà fait brèche en théologie où l’on commence à l’admettre couramment en ce qui regarde la vérité biblique}(h) ; elle fera fondre peu à peu la glace du dogmatisme sans dissoudre le principe et la substance de la tradition. De même le respect de l’individu et de ses droits, principe fondamental des sociétés modernes, {loi essentielle de 498

Le passé et l’avenir leur évolution, mal gardée encore, mais de mieux en mieux comprise en dehors de l’Église, et même dans l’Église, bien que ceux qui la gouvernent aient semblé jusqu’à présent n’y faire aucune attention,}(h) est conciliable avec l’existence d’une autorité suprême et universelle ; on peut dire même qu’il réclame pour sa propre garantie une autorité directrice, bien qu’il ne se puisse arranger d’aucune autorité dominatrice. Mais de même que la révélation n’a pas été donnée à l’Église en formules absolues et intangibles, de même l’autorité qui lui appartient ne doit pas être, elle n’est pas une autorité de domination ; {c’est un ministère indispensable, ce n’est pas autre chose qu’un ministère.}(h) L’Évangile connaît la hiérarchie du dévouement ; il ignore l’empire des âmes. Un tel empire n’a pas lieu d’exister sur la terre ; ce qu’il y faut est le service religieux de l’humanité, à savoir la continuité du christianisme et son efficacité assurées par la tradition et le ministère ecclésiastiques. L’Église catholique est la servante des hommes, non leur souveraine. Elle doit et /[fol. 1123] veut se faire toute à tous pour les gagner tous à Jésus Christ. Qu’est-ce qui l’empêcherait de suivre son programme, puisqu’elle a conscience de le devoir, et volonté sincère de s’y appliquer ? Ceux qui l’accusent d’être immobile et tyrannique seraient plus indulgents à son égard s’ils prenaient la peine de considérer qu’elle se fait toute à ceux qui vivent en elle et qu’elle est pour cette raison même excusable de n’être pas entièrement ce que la voudraient ceux qui se tiennent dehors. [Les maladresses historiques de l’Église catholique.] Reconnaissons que l’histoire a déjà donné à l’Église catholique « de grandes et de terribles leçons ». Il est permis à l’éloquence facile et satisfaite des conférences apologistes de célébrer avec fracas les triomphes de l’Église sur le schisme oriental, sur le protestantisme, sur le rationalisme. « Encore un triomphe de ce genre, disait un bon prêtre qui venait d’entendre une de ces fanfaronnades, et il ne restera personne dans l’Église pour fêter la dernière victoire ». C’est que l’histoire des siècles chrétiens n’est pas un tableau sans ombres, et que les progrès mêmes du catholicisme ont été chèrement achetés. Des fautes graves, humainement irréparables, ont été commises. Le tort principal a été sans doute du côté de ceux qui se sont séparés ; mais on n’a pas toujours fait ce qu’on aurait dû pour les retenir ; {on a fait souvent /[fol. 1124] tout ce qu’il fallait pour exciter les défiances, exaspérer les susceptibilités ; on a trop subordonné le souci de l’union chrétienne à l’intérêt de la domination romaine.}(i) La responsabilité du schisme oriental n’incombe pas tout entière aux Grecs. Le grand soulèvement de la réforme ne fut pas inspiré uniquement par une passion de révolte  : une réforme était vraiment nécessaire, et l’Église romaine qui en avait besoin ne se montrait pas pressée de la faire. Rome ne devrait pas sembler préoccupée avant tout de maintenir et d’accroître son autorité, ni laisser croire que le progrès moral de ses administrés est pour elle chose secondaire. Le christianisme ne se résume pas dans l’obéissance au Pape. {On dira que quiconque obéit au Pape obéit à Dieu ; mais c’est la volonté de Dieu qu’il faut mettre en avant, non celle de l’homme qui, à certains égards, le représente. L’autorité de Dieu est la seule indiscutable, et si les instructions du Pape peuvent représenter à l’égard du peuple chrétien une partie de cette volonté, il faut bien que ces instructions soient pour une âme quelconque toute la loi du bien à faire, toute la vérité à embrasser et à réaliser.}(j) Rome s’est montrée parfois trop autoritaire et trop exigeante à l’égard des Orientaux : c’est le défaut naturel de son tempérament impérial. Devant le mouvement protestant, elle a trop identifié sa 499

Alfred Loisy propre cause, on ne sait quelle intransigeance dans la conservation des /[fol. 1125] abus, avec la cause du christianisme en Europe. Tout n’était pas chimérique dans les reproches adressés par les promoteurs de la réforme à la cour romaine et à la religion romaine. Le catholicisme perdit des provinces parce que Rome tenait à garder des revenus {et qu’elle ne vit pas à temps, si toutefois elle a jamais reconnu la nécessité de perdre le temporel, qui n’a rien d’évangélique en soi, pour sauver le spirituel, qui est la vraie substance du règne de Dieu.}(k) L’esprit chrétien eût été alors la meilleure des politiques. Il n’est pas étonnant que les habiletés de la diplomatie humaine aient été impuissantes à conjurer une défection provoquée par des causes morales que l’on ne voulut pas voir, dont on ne voulait pas entendre parler, parce qu’on ne voulait pas y remédier. Pour avoir trop ressemblé à une institution politique, l’Église catholique fut dénoncée comme une institution antiévangélique, pour avoir voulu traiter les chrétiens comme un monarque absolu traite ses sujets, le Pape a été déclaré tyran des âmes et oppresseur des consciences. {Le rationalisme lui-même n’a-t-il pas été par certains côtés une réaction excusable, bien que non légitime, contre l’absolutisme de la scolastique ?}(k) À l’égard de la science naissante, l’Église romaine fut intolérante et aveugle ; ni le temps, ni des expériences aussi poignantes que celle /[fol. 1126] de Galilée, ni tous les progrès accomplis en dehors du contrôle théologique n’ont guéri cette défiance qui refuse de se critiquer elle-même, cette hostilité qui voudrait toujours se faire passer pour la revendication d’un droit.}(k) C’est ainsi que le catholicisme a perdu son crédit sur les intelligences ; il ne pouvait manquer de perdre en même temps son crédit sur les volontés, sur la vie des hommes. La foi s’en va, et ce n’est pas tout à fait la faute de ceux qui la perdent. Il importe de reconnaître au plus tôt les torts du passé. Nul ne demande au Pape d’en faire l’objet d’une définition solennelle ni même d’un aveu authentiquement prononcé. Il suffit que tous ceux qui ont autorité dans l’Église sachent voir les véritables causes des maux qui se sont accomplis et soient sincèrement disposés à travailler désormais à la restauration de l’Évangile, au progrès de la foi dans les âmes. La grande injustice et le grand malheur de l’Église romaine, depuis plusieurs siècles, a été de regarder comme ses ennemis tous ceux qui se sont permis de dire publiquement des vérités désagréables pour elle. {Le Pape et l’Église officielle vivent dans une sorte d’apothéose, et il en cuit à ceux qui les troublent dans cette anticipation irrégulière de la béatitude éternelle. Si le Dr Schell a été mis récemment à l’Index, c’est pour avoir signalé, comme nous l’avons dit plus haut, cette déification de tout ce qui est ecclésias- /[fol. 1127] tique. Ce que Léon XIII a condamné dans l’américanisme, cette fantastique hérésie que personne au monde n’a professée, mais qui a tout de même bien des fauteurs, c’est l’idée que l’enseignement ecclésiastique, la vie ecclésiastique et religieuse pourraient être modifiés et relativement améliorés, eu égard aux circonstances du temps présent. Mère Marie du Sacré-Cœur a fait un livre que la Congrégation des évêques et des réguliers a trouvé condamnable, parce qu’on y exposait les desiderata de l’enseignement qui est donné aux jeunes filles dans les couvents par les religieuses. Dans l’encyclique Providentissimus Deus, que nous avons déjà plusieurs fois citée, le Pape s’est élevé contre l’erreur de ceux qui pensent que l’exégèse catholique aurait eu quelque chose à apprendre des rationalistes et qu’elle aurait même été en quelque façon réveillée par eux. Cette erreur avait été professée par Mgr d’Hulst, et elle est acceptée par bien d’autres ; car cette erreur est une vérité des plus faciles à constater. Il en est de même de toutes les erreurs qui ont été condamnées dans 500

Le passé et l’avenir la personne et les écrits du Dr Schell, de Mère Marie du Sacré-Cœur, et sous le nom d’école large ou américanisme. À côté de ces grosses vérités s’étaient glissées peut-être de petites erreurs, dignes de cette qualification ; mais ce ne sont pas ces erreurs accessoires qui ont provoqué les censures, ce sont les vérités principales. Pour un observateur impartial, nous ne disons pas un observateur sceptique, cette canonisation /[fol. 1128] de tout le personnel et de tout le matériel ecclésiastique est quelque chose d’invraisemblable, bien qu’on ne puisse douter de sa réalité ; quelque chose d’effrayant, car il est aisé d’en voir les funestes conséquences ; et quelque chose de ridicule, parce que le rapport de la réalité avec les prétentions donne à celles-ci les apparences d’une comédie. Mais la comédie n’a rien de réjouissant pour les âmes chrétiennes qui voient ainsi préférer au bien de l’Évangile une fiction d’optimisme administratif, et qui se rappellent que l’administration ecclésiastique existe pour le christianisme et son progrès dans les âmes, non le christianisme pour la glorification de l’administration ecclésiastique. Les fidèles n’existent pas pour le service et l’apothéose des prêtres ; les prêtres et les fidèles n’existent pas pour le service et l’apothéose des évêques ; les évêques, les prêtres et les fidèles n’existent pas pour le service de l’apothéose du Pape ; mais le Pape existe pour le service des évêques, des prêtres et des fidèles ; les évêques existent pour le service des fidèles et des prêtres ; les prêtres existent pour le service des fidèles et l’apothéose n’est de droit pour personne que dans l’éternité. Même les définitions de l’Église ne sont pas des oracles divins : nous avons dit assez que ce sont des symboles imparfaits de la vérité divine, et que ces définitions ne sont pas les dominatrices mais les auxiliaires de notre foi. Omnia propter electos !}(l) Les peuples chrétiens ne sont pas consacrés à la /[fol. 1129] gloire de Rome ; c’est Rome qui est consacrée au service des peuples chrétiens. La Rome païenne était la maîtresse des peuples ; mais cette Rome-là est morte, et ce qui en reste doit la rejoindre dans la mort. La Rome chrétienne est la patrie des âmes. Sa loi n’est pas l’intérêt égoïste qui se cherche luimême ; c’est la charité qui se dévoue pour autrui. Elle doit être autre chose qu’une grande agence financière et politique où l’on apporte beaucoup d’argent et où l’on brasse beaucoup d’intrigues. Elle n’a jamais cessé d’être, elle devra être de plus en plus autre chose que cela. Une institution qui est représentée par des hommes ne sera jamais absolument parfaite. Que l’on n’en canonise pas du moins les imperfections, et qu’on soit ce que l’on prétend et veut être, une institution religieuse, la religion du Christ, le royaume de la vérité, de la sincérité, de la charité. [Que « Pierre » écoute davantage « Paul »…] Il faudrait, pour terminer dignement ce livre, les accents d’un Paul, de Paul expliquant à Pierre, devant la communauté d’Antioche, comment il faut marcher pour gagner le monde à l’Évangile. Mais qui oserait aujourd’hui parler à Pierre ? {Le petit bruit du baiser que nous déposons humblement sur son pied ne monte pas jusqu’à ses oreilles.}(m) Et qui donc sommes-nous pour apporter une parole utile à l’oracle vivant du Saint-Esprit ? Cependant Pierre n’est pas plus grand maintenant qu’il n’était alors. Le séjour de Rome a changé peut-être son caractère ; mais il n’a pas changé sa mission. L’apôtre galiléen doit /[fol. 1130] toujours se retrouver en lui, l’humble pêcheur à qui Jésus par trois fois a demandé : « M’aimes-tu ? » afin d’avoir trois fois la réponse « Seigneur, je vous aime », et de pouvoir lui confier le ministère de la charité : « Pais mes agneaux, pais mes brebis ». L’Église catholique ne peut pas être une immense confrérie ne pensant, ne voulant, n’agissant que par son chef, recevant de Rome ses idées, sa science, ses usages, sa loi politique. 501

Alfred Loisy La centralisation ecclésiastique ainsi comprise est par bonheur irréalisable, et si elle pouvait être réalisée, ce serait la fin de tout, la fin de la foi vivante, et de la civilisation intelligente. Dieu nous préserve de voir cette perfection chinoise de catholicisme ! Le monde ne veut plus d’un tel régime et il en voudra de moins en moins ; ce qui en existe ne répond pas à l’idéal chrétien. Il est temps que l’Église catholique ne cherche plus des sujets parmi les hommes, et qu’elle songe seulement à les rendre tous plus conformes à Jésus-Christ. Une ère nouvelle a commencé où les esprits demandent une autre nourriture que les formules de la vieille scolastique, où les consciences veulent un autre appui que des règles extérieures, où la vie demande à être vécue, non contrainte. Les hommes d’aujourd’hui veulent penser leur pensée, agir leurs actions, vivre leur vie. Ils auront la foi, mais à condition de savoir avec l’Église et comme elle ce qu’il faut croire ; ils auront l’obéissance, mais /[fol. 1131] à condition que le commandement vienne de plus haut que l’homme, et que le principe de leur soumission soit en eux-mêmes, dans une docilité réfléchie, voulue, toujours libre afin d’être toujours sincère ; ils auront l’âme catholique et le salut d’aucun homme sur la terre ne leur sera indifférent, mais à condition d’être seuls responsables de leur propre salut devant Dieu qui seul est leur juge. Nous n’avons pas à décrire autrement les conditions de leur existence, puisqu’ils les feront eux-mêmes et qu’elles seront connues seulement lorsqu’ils les auront faites. Ce qui est dès maintenant certain, c’est qu’il s’établira un sage tempérament de l’autorité nécessaire et de l’autonomie légitime, que l’antagonisme funeste et presque universel qui s’est établi entre l’Église et la société moderne ira s’affaiblissant jusqu’à ce qu’il disparaisse, parce que l’Église catholique, d’un côté, avec la foi, la théologie, l’autorité ecclésiastique, et la société moderne, de l’autre, avec la science, la civilisation, l’idéal de justice sociale, comprendront de mieux en mieux l’objet propre de leurs missions respectives, leur mutuelle indépendance et, en même temps, le besoin essentiel qu’elles ont l’une de l’autre. Jamais elles n’auront été plus distinctes, mieux démêlées l’une de l’autre, jamais elles n’auront été plus intimement et plus fructueusement unies. À ceux donc qui prophétisent la fin du christianisme et de l’Église catholique, nous dirons, en finissant, ce que  /[fol.  1132] le Sauveur disait aux Sadducéens à propos de la résurrection des morts, ce symbole de toutes les transformations nécessaires et de tous les progrès du règne de Dieu dans l’individu et dans l’humanité : « Vous vous trompez, faute de connaître les Écritures et la puissance de Dieu ». Un trop grand nombre de nos contemporains sont imbus de cet esprit étroit du rationalisme sadducéen. Trompés par l’attitude de nos théologiens, comprenant souvent mieux qu’eux la lettre des textes bibliques, ils croient à la contradiction soit de la Bible avec la science, soit de la Bible avec le catholicisme, soit de la Bible et du catholicisme avec les lumières de la raison moderne ; comme si la loi du développement juif et chrétien n’avait pas été un progrès constant où la lettre a été perpétuellement sacrifiée à l’esprit, où la puissance de Dieu a fait plus et mieux qu’il n’était annoncé dans l’Écriture, qu’il n’était pressenti dans la tradition de l’Église. L’idéal messianique des prophètes est bien au-dessous de Jésus. L’eschatologie évangélique n’est-elle pas inférieure à la réalité historique de l’Église, avec la perspective illimitée de l’avenir qui l’attend ? Car l’Église, à aucun moment de son histoire, ne peut être censée avoir atteint le suprême degré du progrès religieux. Le germe d’où elle est sortie demeure toujours en elle éternellement fécond ; et elle doit se surpasser toujours elle-même pour demeurer ce qu’elle a toujours été. L’idéal qu’elle poursuit n’est jamais atteint définitivement, si bien que 502

Le passé et l’avenir son effort et son renouvellement perpé- /[fol. 1133] tuels sont la loi même de son existence et de sa conservation. Nous n’avons pas à reproduire simplement le passé de notre religion. Certes nous devons admirer et nous admirons le courage des premiers martyrs chrétiens : qui voudrait cependant, qui pourrait aujourd’hui se remettre dans leur état d’esprit, se nourrir de leurs espérances naïves ? On célèbre le génie des Pères de l’Église, et d’autant plus, quelquefois, que l’on pratique moins leurs écrits : qui s’arrangerait de leurs partis pris dogmatiques, si différents de la théologie moderne la plus conservatrice, ou même de leur morale surhumaine, et, à certains égards, si peu humaine ? On exalte les docteurs du moyen âge : qui garderait aujourd’hui, sans se couvrir de ridicule, leur imperturbable confiance dans le raisonnement abstrait, et qui pourrait, sans compléter le ridicule par l’odieux, maintenir dans la police de la pensée scientifique et même religieuse les procédés sommaires de l’inquisition ? On vante le XVIIe siècle ; qui croit réellement à l’apologétique de Bossuet, et qui ne voit le côté faible du jansénisme, le raté dangereux du jésuitisme ? Le catholicisme français a vécu, au XIXe siècle, de Chateaubriand, Lamennais, Lacordaire et Montalembert  : n’ont-ils pas déjà bien vieilli, et leur christianisme, qui parlait à l’imagination de ce siècle dans sa jeunesse et sa maturité, dit-il encore beaucoup de choses à son déclin ? Il est possible que les générations croyantes se vaillent à peu près devant l’Éternel, parce /[fol. 1134] qu’il est demandé compte à chacune de ce qu’elle a fait, selon qu’elle a reçu ; néanmoins il semble, à qui regarde l’histoire des siècles, que le capital de vérité grandit en s’épurant, que les formes de la sainteté s’adoucissent en se perfectionnant, que le royaume céleste se fait de plus en plus proche, que la gloire de Dieu se fait de plus en plus haute dans les cieux, et la paix de plus en plus profonde sur la terre chez les hommes de bonne volonté. Ce n’est donc pas vers le passé qu’il faut regarder, si ce n’est pour n’en rien laisser perdre qui mérite d’être retenu, car le passé ne contient ni la condamnation, ni la justification complète du présent ; ce n’est pas non plus le présent qu’il faut canoniser ou maudire, car le présent ne donne pas tout ce que promet l’Église et ce qui paraît lui manquer maintenant est ce qu’il va bientôt acquérir ; c’est l’avenir qu’il faut envisager, qu’il faut préparer, parce que l’avenir accomplira ce que nous regrettons de ne pas trouver dans le présent. Consolons-nous dans la pensée que nous contribuons pour notre petite part à cet avènement du royaume des cieux, en travaillant dans l’espérance au milieu des hommes qui ne nous comprennent pas toujours, sous le regard de Dieu qui seul juge et récompense. Neuilly, 4 mai 1899(n)

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Alfred Loisy Notes de l'éditeur a. Loisy insiste sur la nécessité vitale d’évoluer qui s’impose à toutes les religions. b. Dact. introduit ici un premier comme. c. Loisy opère ici un chassé-croisé entre le conservateur et le novateur : ceux qui furent accusés d’innover, dans l’histoire du christianisme, étaient les plus fidèles à la tradition, comprise en sa profondeur vivante. d. Variation sur un thème identique : l’Église demeure la même parce qu’elle est apte à changer. e. La nécessité et la possibilité du changement sont mises en corrélation, par Loisy, avec l’essence sociale du christianisme. f. Loisy revient ici sur un thème qui lui est cher : l’insuffisance de la science à diriger la vie humaine. g. Quelques lignes ironiques sur la lenteur et la mauvaise humeur avec lesquelles l’Église romaine consent à se mettre en mouvement. h. Loisy donne quelques indices de ce lent ébranlement, qui pour lui remet en cause la conception de l’autorité en usage jusqu’ici dans le catholicisme. i. Loisy souligne les maladresses et les torts de l’Église romaine dans les séparations. j. L’autorité du pape n’est pas par équivalence l’autorité de Dieu et Loisy ne se fait pas faute de le rappeler avec insistance. k. Bref rappel des quelques torts majeurs de l’Église au cours de l’histoire. l. Longue addition soulignant l’absence d’esprit évangélique qui se manifeste dans les méthodes de gouvernement des institutions romaines. m. Addition ironique sur la coutume de baiser la mule du pape. n. La date donnée n’est qu’indicative de la fin du dernier chapitre. On trouve ailleurs, dans le texte du manuscrit, des références à des événements ou des documents ultérieurs, jusqu’à septembre 1899.

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ÉTUDES HISTORIQUES

UNE ÉGLISE IMMUABLE, UNE ÉPOQUE EN MOUVEMENT François Laplanche

Le retour des études historiques vers la biographie s’est récemment imposé : en effet, il éclaire, avec une intensité accrue, les grands conflits qui traversent une collectivité religieuse ou nationale à des moments cruciaux de son histoire. Qu’ils aient été vécus jusqu’au déchirement par des hommes et des femmes du passé crée entre eux et nous une communauté de sentiment favorable à l’intelligence des enjeux. Ainsi l’intérêt qui s’attache encore aux personnages d’Ernest Renan et d’Alfred Loisy tient-il à l’affrontement en eux de deux mondes : la religion et la culture, la foi et la raison, l’esprit d’orthodoxie et le culte de la liberté intellectuelle. Pour Renan, la décision fut prise très tôt : entré à dix-huit ans en 1841, au grand séminaire de Saint Sulpice, il le quitte en octobre 1845, après deux ans de philosophie à Issy et deux ans de théologie à Paris1. Dans une lettre célèbre, il explique à son directeur de conscience les motifs de sa décision avec une clarté qui laisse filtrer une vive émotion : Quand je vois des penseurs aussi hardis et aussi libres que Herder, Kant, Fichte, se dire chrétiens, j’aurais envie de l’être comme eux. Mais le puis-je dans le catholicisme ? C’est une barre de fer ; on ne raisonne pas avec une barre de fer. Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique 2 ?

Une quarantaine d’années après cette affirmation tranchée, la critique a acquis un certain droit de cité dans l’Église catholique, comme en témoigne le titre de la revue fondée en 1880 par Louis Duchesne3, le Bulletin critique. Il est vrai que l’ouverture de Duchesne à la méthode historique demeure limitée au champ de l’histoire ecclésiastique, mais, professeur à la Faculté des lettres du jeune Institut

1. Ernest Renan : voir Index biographique, infra p. 702. 2. E. R ENAN, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, édition de Jean Pommier, Gallimard (collection “Folio”, 1453), Paris 1983. 3. Louis Duchesne (1843-1922) est un prêtre du diocèse de Saint Brieuc (quoique sa famille habitât Saint Servan, près de Saint-Malo dans le diocèse de Rennes) qui s’est rapidement dirigé vers les études sur l’antiquité chrétienne. Après avoir enseigné à l’Institut catholique de Paris (1877-1885) et à l’École Pratique des Hautes Études (1885-1895), il est nommé directeur de l’École française de Rome (1895-1922). Sa haute compétence ne le met pas à l’abri des foudres romaines et sa grande Histoire de l’Église en trois volumes (1906-1910) est d’abord interdite dans les séminaires, puis mise à l’index en janvier 1912. Duchesne se soumet. Sur cette soumission, on peut lire A. LOISY, Mémoires, III, p. 239.

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François Laplanche catholique de Paris, Duchesne ne se cache pas de vouloir entraîner dans son sillage l’École de théologie et il s’intéresse vivement aux étudiants ecclésiastiques qui commencent à la fréquenter4. Parmi eux, il a repéré un jeune prêtre champenois, Alfred Loisy, qui lui paraît posséder l’étoffe d’un chercheur et il obtient de l’évêque de Chalons, Guillaume Meignan5, l’envoi de Loisy comme étudiant à l’Institut catholique de Paris. Le célèbre historien prévoyait-il les immenses difficultés qu’allait provoquer la rencontre entre l’application de « la critique » à la Bible et les dogmes immuables de l’Église catholique ? Pour Loisy, Duchesne ne pouvait pas ne pas voir l’obstacle à franchir et il lui reprochera toujours d’avoir, à un certain moment de leur commune histoire, pris la fuite devant ses responsabilités. En effet, Loisy, pour son compte, aperçoit vite l’immensité des problèmes à résoudre pour concilier la foi et la raison, l’histoire et le dogme, le catholicisme et le monde moderne. Mais il entend les résoudre et, dans ce but, prend tous les risques. Le 24 octobre 1892, alors qu’il enseigne à l’Institut catholique de Paris depuis 1881, il est reçu à Paris, par son ancien évêque, Mgr Meignan, devenu archevêque de Tours et récemment élevé au cardinalat ; il venait de lui adresser une longue et grave lettre exigeant réponse6. Le prélat, au cours de l’entretien, se montre à la fois familier et lucide. Dans l’intention d’éviter à Loisy de graves difficultés avec la hiérarchie catholique, il l’assure que la critique n’a pas et n’aura jamais place dans le catholicisme : dans le conflit Simon/Bossuet, c’est l’évêque de Meaux qui a triomphé et, à vouloir se lancer dans le même champ que Richard Simon, Loisy se verra lui aussi écrasé7. Mais le jeune exégète se sent incapable de taire ses convictions scientifiques et l’entretien avec Mgr Meignan ne le fait pas dévier de sa ligne. Tout au contraire, il publie, dans la revue qu’il a fondée en janvier 1892 et intitulée L’Enseignement biblique, les conclusions auxquelles il est parvenu après dix ans de travail8. Le premier article de synthèse, publié dans le numéro de novembredécembre 1892, reproduit le cours d’ouverture de l’année 1892-1893 et Loisy l’a intitulé « La critique biblique ». Le second article, intitulé « La question biblique et l’inspiration des Écritures », paru dans le numéro de novembre-décembre 1893, était la leçon de clôture du même cours. Ce texte bouleverse le recteur de l’Institut catholique, Maurice d’Hulst9, qui croit devoir le donner à lire au cardinal de Paris.

4. A. LOISY, Mémoires, I, p. 83-90 ; B. WACHÉ, Monseigneur Louis Duchesne (1843-1922). Historien de l’Église, Directeur de l’École française de Rome (“Collection de l’École française de Rome” 167), École française de Rome, Rome 1992, p. 134-140. 5. Guillaume Meignan (1817-1896), après des études supérieures de théologie en France et en Allemagne, devient professeur d’Écriture sainte à la Faculté de théologie de la Sorbonne en 1861. Il est nommé évêque de Chalons sur Marne en septembre 1864, puis évêque d’Arras en septembre 1882, enfin archevêque de Tours (janvier 1884). Léon XIII fait de lui un cardinal en 1893. Il s’est beaucoup préoccupé de rapprocher l’Église et le siècle et il a fait partie, au concile de Vatican I, de la minorité hostile à la définition de l’infaillibilité. Il était l’un des moins mauvais interlocuteurs que Loisy pût rencontrer, parmi les évêques français. 6. Il est difficile de reconstituer avec précision les niveaux de carrière successivement atteints par Loisy (essai de reconstitution dans É. POULAT, Alfred Loisy, p. 30, n. 4). 7. Loisy a donné deux comptes rendus de cet entretien : d’abord dans Choses passées, Paris, 1913, p. 116-123 ; puis dans Mémoires, I, p. 224-232. 8. L’Enseignement biblique a publié régulièrement, en 1892 et 1893, les cours professés par Loisy à l’Institut catholique. La revue contenait aussi des bulletins bibliographiques (Loisy en rédigeait déjà pour le Bulletin critique de Duchesne et pour la Revue critique [Mémoires, I, p. 200-201]) 9. Voir Index biographique.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Désormais, la cause de Loisy est entendue. Malgré les timides propos de quatre prélats plus bienveillants, l’assemblée des évêques “protecteurs” de l’Institut catholique décide le 15 novembre 1893 d’écarter Loisy de sa charge de professeur, ce qui le contraint d’envoyer le 17 sa lettre de démission à Mgr d’Hulst. Ces mesures françaises contre Loisy accompagnèrent la publication de l’encyclique Providentissimus Deus. Après celle-ci, l’exégète exclu de l’Institut catholique est invité par l’archevêque de Paris à suspendre la publication de L’Enseignement biblique, à laquelle il met fin lui-même en décembre 189310. Très mécontent des mesures prises en France à son égard, Loisy essaya alors de sauter un échelon et de sonder directement les autorités romaines sur la possibilité d’appliquer la méthode historique aux études bibliques. La parution de l’encyclique Providentissimus Deus (18 novembre 1893) lui parut offrir une bonne occasion. Il adresse une lettre de soumission à Léon XIII et, sur le conseil de son ami Alfred Joiniot, vicaire général de Meaux11, qu’il avait connu au séminaire de l’Institut catholique, il accepte de doubler cette lettre d’un mémoire plus explicite, qui sera remis au secrétaire d’État, le cardinal Rampolla12, par Georges Goyau13, alors étudiant à l’École française d’archéologie de Rome. L’intermédiaire entre Loisy et Goyau est Henri Lorin14, qui est lui aussi un ami de Joiniot. Loisy ne reçut pas d’observations sur les positions du mémoire, mais seulement le conseil, à lui adressé par Rampolla, dans une lettre datée du 31 décembre 1893, de consacrer ses talents à « une autre branche de la science ». Rapprochant ce conseil des prudents avis de Mgr Meignan, Loisy n’y vit pas une condamnation en bonne et due forme de ses vues personnelles sur l’exégèse, mais une invitation à s’écarter de chemins trop dangereux15. C’est pourquoi, désormais, il ne peut séparer son projet scientifique d’un programme de réforme du « régime intellectuel » de l’Église. En signifiant à Loisy sa mise à l’écart de l’Institut catholique, d’Hulst lui avait assuré qu’il bénéficierait d’un poste dans le diocèse de Paris. Mais, quoique l’exégète eût été reçu par l’archevêque immédiatement après sa démission, ce fut seulement en septembre 1894 qu’il apprit sa nomination d’aumônier, au service d’une communauté de dominicaines du Tiers-Ordre enseignant qui tenaient un pensionnat à Neuilly. Il y demeurera cinq ans, jusqu’au moment où un grave accident de santé occasionnera sa démission (septembre 1899). Il continue de publier des articles de recherche dans la Revue anglo-romaine, dans la Revue des religions, et surtout dans la Revue d’histoire et de littérature religieuses, qu’il a fondée en 1896

10. Mémoires, I, p. 310-311 et p. 315. 11. Alfred Joiniot (1860-1901) vicaire général de Meaux en 1892 et ami intime de Loisy. Notice dans É. POULAT, Alfred Loisy. 12. Mariano Rampolla del Tindaro (1843-1913) fait toute sa carrière dans l’administration vaticane. Cardinal en 1887, il est le secrétaire d’État de Léon XIII et écarté de la succession de celui-ci par le veto de la cour d’Autriche. Il est secrétaire du Saint Office sous Pie X en même temps que président de la Commission biblique. 13. Georges Goyau (1869-1939) fut reçu premier à l’École normale supérieure et à l’agrégation d’histoire. Catholique républicain et social, il publie des commentaires des actes récents des papes. Sa grande œuvre d’historien est L’Allemagne religieuse (8 volumes de 1898 à 1913). 14. Henri Lorin (1857-1914) est catholique social, futur président des « Semaines sociales » de France. Notice dans É. POULAT, Alfred Loisy. 15. A. LOISY, Mémoires, I, p. 311-321. Une copie du mémoire se trouve dans les papiers Goyau (à la BNF).

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François Laplanche avec l’assistance de l’abbé Paul Lejay16, enseignant de langue et littérature latines à l’Institut catholique de Paris. Loisy s’assure, grâce à celui-ci, la collaboration de quelques éminents universitaires catholiques. Simultanément, l’expérience de l’aumônerie va l’amener à cerner plus précisément les déficiences de la catéchèse catholique et de la théologie dont elle s’inspire. De sa longue méditation, va sortir le manuscrit que nous éditons et dont l’introduction de ce volume a décrit les différents états. Il s’agit maintenant de situer le manuscrit et par rapport à la propre évolution de son auteur et par rapport aux destinataires visés. La brusque interruption de la carrière de Loisy par les autorités catholiques ne l’a pas conduit, en un premier temps, à imiter la sèche rupture de Renan avec une orthodoxie « de fer ». Au contraire, Loisy, dans son manuscrit, va démontrer inlassablement : premièrement, que l’Église a le droit de changer (car elle n’a cessé de le faire au cours du temps, dans le registre de l’expression de sa foi) ; secondement, que cette aptitude au changement ne peut devenir effective que grâce à de profondes réformes du régime intellectuel en vigueur dans l’Église de la fin du XIXe siècle (en effet, dans le domaine de la discipline, l’Église a, au cours de sa longue histoire, décidé de nombreux changements). Nous procéderons donc en quatre étapes : 1. Quelles sont les convictions acquises par Loisy au cours des années de travail antérieures à son exclusion de l’Institut catholique ? 2. Est-il absolument un isolé ? Sinon, quels sont les indices d’une ouverture de la science catholique à la critique biblique et, inversement, quels sont les personnes ou les groupes qui opposent un refus doctrinal à l’application de la méthode historique à l’étude de la Bible, et comment légitimentils leur attitude ? 3. De quelle manière l’encyclique Providentissimus Deus arbitret-elle ces débats et comment fut-elle reçue, notamment par Loisy ? 4. Au-delà de ces questions concernant l’exégèse, la réflexion de Loisy s’inscrit dans la culture du temps : un fort courant de la philosophie française opère un retour à Kant et insiste sur la séparation de la science et de la morale ; depuis les Lumières, s’est imposée l’idée d’une « histoire de l’esprit humain » et cette conviction modifie le concept « fixiste » de la tradition dogmatique ; face à ces transformations culturelles, l’appareil doctrinal de l’Église catholique a tendance à renforcer son immobilisme, malgré la souplesse personnelle de Léon XIII.  I. Les intimes convictions de Loisy Loisy, pour qui fréquente sa personne et son œuvre, apparaît foncièrement comme un solitaire et comme un homme de livres. Ses convictions proviennent de ses lectures. Il n’a pas visité le Proche-Orient, il ne s’est pas assis au pied d’illustres maîtres allemands. Certes, il a été l’auditeur de Renan et a admiré en lui le philologue, excellent connaisseur de l’hébreu biblique, mais le prêtre champenois, cantonné dans la posture de l’auditeur fidèle, n’eut aucun contact personnel avec son grand aîné. Ses convictions intimes, en matière d’exégèse biblique,

16. Paul Lejay (1861-1920), prêtre du diocèse de Dijon, est chargé de cours, puis maître de conférences (1899) et professeur-adjoint à l’Institut catholique de Paris avant de devenir titulaire en 1911. Il publie des documents sur l’histoire de l’Église ancienne en collaboration avec l’abbé Hemmer et il collabore à la Revue d’histoire et de littératures religieuses, fondée par Loisy en 1896. Comme il a publié en 1907 des articles de Joseph Turmel, il est mis en demeure de quitter le secrétariat de la revue pour conserver sa chaire de philologie à l’Institut catholique et il obtempère.

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Une Église immuable, une époque en mouvement proviennent avant tout de ses lectures, toujours pratiquées de manière critique. Les notes des articles et des ouvrages publiés avant la rédaction du manuscrit, les très nombreux comptes rendus rédigés pour les revues témoignent d’une grande connaissance de l’exégèse protestante contemporaine, aussi bien anglaise qu’allemande. À côté des grands noms17, apparaît une foule d’auteurs moins connus. La lecture de Loisy est critique en ce sens que ses comptes rendus comportent toujours, outre d’éventuelles réserves érudites, une résistance aux thèses qu’il considère comme « protestantes »18. 1. Le métier d’historien Le trait dominant de la personnalité intellectuelle de Loisy, qui vient d’atteindre trente-cinq ans quand commencent ses ennuis avec l’Église catholique, est sa prise en compte de la dimension historique des cultures de l’humanité et par là même, de l’historicité des religions, y compris de celles qui sont issues de la Bible. Dans cette perspective, il est tributaire d’un double héritage : celui de la philologie, venu du premier XIXe siècle ; celui de la méthode historique, implantée en France par l’effort de la quatrième section de l’École Pratique des Hautes Études, fondée en 1868, et acceptée sans discussion par la section des Sciences religieuses en 1886. En premier lieu, Renan, élève passionné du grand indianiste Eugène Burnouf 19, professeur de sanskrit au Collège de France, vulgarise dans le milieu universitaire français l’idée que l’étude des religions relève d’une méthode générale, à la fois philologique et historique, qui est applicable aux textes juifs et chrétiens aussi bien qu’aux textes védiques ou bouddhiques20. En second lieu, les érudits qui introduisent l’histoire des religions au Collège de France ou à l’École Pratique des Hautes Études et qui s’expriment dans la Revue de l’histoire des religions (fondée en 1880) insistent sur l’indépendance idéologique qui doit caractériser leur recherche. Il faut faire de l’histoire, non de la théologie, même très « éclairée » (concrètement : celle du protestantisme libéral). Loisy entre pleinement dans cette

17. Citons pêle-mêle  : Kuenen [Néerlandais], Wellhausen, Delitzsch, Zahn, Tischendorf, Reuss, Harnack, J. Weiss, Jülicher, Cheyne, Driver, Jastrow, Montefiore, Ryle. 18. Ainsi Loisy soutient contre Reuss l’existence très ancienne d’une mise à part des écrits destinés à entrer dans le canon du Nouveau Testament. Certes, dans la mesure où l’inspiration est alors assimilée à une révélation prophétique, ces écrits n’étaient pas mis sur le même plan que les Écritures anciennes, mais ils bénéficiaient d’une considération spéciale. A. LOISY, Histoire du canon du Nouveau Testament, Maisonneuve, Paris 1891, p. 81-82. 19. Eugène Burnouf (1801-1852) est l’un des pionniers de l’indianisme français. Ses travaux réussirent à montrer la parenté de la vieille langue parlée en Iran et de l’indien védique. Il réussit à reconstituer l’histoire des livres du bouddhisme népalais. Et c’est grâce aux rapprochements effectués avec le vieux persan que les savants purent commencer à déchiffrer les inscriptions cunéiformes des Sumériens. 20. E. R ENAN, Études d’histoire religieuse, suivi de Nouvelles études d’histoire religieuse. Édition définitive établie par Henriette Psichari, Gallimard (collection “Tel” 205), Paris 1992, p.  11-34 et p.  307-323 (textes des préfaces rédigées par Renan pour ces deux recueils d’articles, publiés respectivement en 1857 et 1884 pour la première fois). Indications bibliographiques sur la méthode historique en histoire des religions dans F. LAPLANCHE, La crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Albin Michel, Paris 2006, p. 24-33 (pour les notes). Voir aussi F. LAPLANCHE, « De Renan à Guignebert », dans Y.-M. HILAIRE (éd.), De Renan à Marrou. L’histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq 1999, p. 57-80.

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François Laplanche démarche et il la justifie, nous y reviendrons, par la séparation tranchée entre la démarche scientifique, limitée aux phénomènes, et l’attitude de foi, qui vise un objet indicible, transcendant par définition à tous ceux-ci. Avant d’entrer dans le discours théorique que tient Loisy sur sa propre pratique, observons comment apparaît dans son œuvre le souci historien. L’attention à l’histoire se marque d’abord dans les jugements portés par Loisy sur d’autres érudits, théologiens ou historiens. Un auteur catholique qu’il estime, l’abbé Paul de Broglie, professeur d’apologétique à l’Institut Catholique de Paris21, ayant publié un livre sur la révélation monothéiste dans la Genèse et dans l’Exode, Loisy convient de l’exactitude théologique de cette étude, mais dénonce courtoisement sa cécité historique. Peu importe pour la foi, selon de Broglie, la nature et l’origine des documents dont proviennent les premiers chapitres de la Genèse, propos que Loisy relève avec vivacité : En vérité, il importe peu au théologien que la Genèse contienne des documents de provenance diverse, puisque l’inspiration divine couvre le tout. Mais il importe beaucoup à l’historien de savoir ce qu’il doit penser à ce sujet. Du moment qu’il y a pluralité de sources, il ne saurait lui être indifférent de connaître si elles sont contemporaines ou non, et dans quel rapport elles se trouvent quant à leur contenu. La même vérité peut être proposée ici d’une manière plus sensible, là d’une manière plus spirituelle. La constatation de ces différences fournit la matière de l’histoire…22

Affûtant encore sa critique, Loisy ajoute plus loin : « En réfléchissant davantage aux conditions historiques de la révélation, M. de Broglie n’aurait pas écarté si dédaigneusement l’idée que la légende babylonienne de la création a pu fournir quelque chose au récit biblique »23. Quand il juge « Renan, historien d’Israël », Loisy ne se montre pas plus conciliant. Il a examiné par deux fois l’Histoire du peuple d’Israël (1887-1893) : une première fois, en trois livraisons du Bulletin critique de Duchesne (1895) ; une seconde fois, dans une série d’articles publiés en 1896 dans la Revue anglo-romaine de Portal. Tout en reconnaissant à Renan le mérite de s’être écarté du traitement théologique de son sujet, Loisy lui reproche des déficits d’historien : au niveau de la documentation, Renan ignore l’apport de l’assyriologie ; au niveau de l’interprétation, il commet souvent des anachronismes, dont le moindre n’est pas de confondre le messianisme juif avec les aspirations socialistes du XIXe siècle24. Aux protestants, Loisy reproche un autre anachronisme  : celui de comprendre la prédication de Jésus à la lumière de la doctrine paulinienne et luthérienne de la justification par la foi, en passant à côté du message eschatologi-

21. Paul de Broglie (1834-1895), ancien polytechnicien, entre au séminaire de Saint Sulpice en 1867. Prêtre en 1870, il exerce son apostolat en milieu populaire, ce qui lui vaut d’être caché par une famille ouvrière durant la Commune. Il s’efforce de résister au positivisme dans son grand ouvrage Le positivisme et la science expérimentale (1881), ainsi que dans ses cours à l’lnstitut catholique de Paris. Il entretient une parfaite communauté de vues avec Maurice d’Hulst. Sa loyauté constante envers Loisy lui valut le profond respect de celui-ci. 22. A. LOISY, « Chronique », L’Enseignement biblique (premier texte du recueil « Chronique biblique », 1, 1892, p. 20). C’est moi qui mets en italiques la dernière phrase de la citation. 23. Ibid. 24. F. LAPLANCHE, « Entre le maître et l’élève : Renan jugé par Le Hir et Loisy », Études renaniennes 102 (déc. 1996). Voir le site alfred.loisy.fr.

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Une Église immuable, une époque en mouvement que délivré par Jésus de Nazareth sous les couleurs de l’apocalyptique juive. Cette critique est longuement développée dans le manuscrit et reprise dans L’Évangile et l’Église. Il n’y a donc pas lieu de la développer ici. Toutes les observations qui précèdent convergent pour donner à la perception de l’altérité ou de la différence un singulier relief dans l’opération historique telle que la conçoit Loisy. Après avoir établi ce constat à partir des réactions de Loisy face à des pratiques érudites insuffisamment historiennes, regardons comment lui-même procède à la délimitation de la « différence » historique, en marquant l’écart entre la représentation théologique des origines chrétiennes et « ce qui s’est passé ». Dans son étude fouillée sur l’histoire du canon du Nouveau Testament, Loisy insiste sur le caractère progressif de la reconnaissance des écrits qui deviendront « canoniques ». Il ne faut pas imaginer une décision supérieure, venue d’une autorité qui n’existait pas encore, mais une circulation des textes entre les Églises : elle se rencontre déjà dans les communautés pauliniennes (Col. 4, 16) et c’est elle qui explique la formation des Évangiles25. Loisy connaît les divergences entre les traditions manuscrites orientale et occidentale et il observe que les doutes nés dans telle ou telle Église, soit pour des raisons historiques (tel livre est-il apostolique ?) soit pour des raisons doctrinales, finirent toujours par céder devant l’argument de tradition. Entre les Latins et les Orientaux, la question du canon ne fut pas traitée du point de vue critique et historique. À Alexandrie même des doutes subsistaient sur l’authenticité de tel livre qui est placé pourtant dans le canon de saint Athanase. Les Occidentaux ne demandèrent pas aux Orientaux de leur prouver que saint Paul avait réellement écrit l’Épître aux Hébreux, et saint Jacques, la lettre qui porte son nom. L’Orient lisait ces livres : voilà le grand argument qui décida les Latins à élargir leur canon26.

Une autre marque de la sensibilité historienne de Loisy est l’intérêt qu’il porte aux éditions des apocryphes ; bien qu’il les regarde comme des écrits moins autorisés que les textes destinés à devenir « canoniques », il les compare soigneusement à ceux-ci et il note, dans l’Évangile de Pierre, la mention de la prédication de Jésus aux morts, également attestée dans la première épître de l’apôtre (3, 18-20) 27. Ayant étudié l’histoire des collections canoniques de l’un et l’autre testament, Loisy s’est également attaqué à l’un des grands problèmes exégétiques du moment : la question synoptique. Il ne suit pas à la lettre la tradition ecclésiastique connue par Eusèbe, qui attribue à Papias des informations sur la rédaction des Évangiles de Marc et de Matthieu. En effet, ce témoignage suggère l’antériorité de Matthieu par rapport à Marc, ce que contredit la critique interne, qui voit plutôt dans les récits matthéens un développement narratif du texte plus bref de Marc. De plus, les Évangiles synoptiques ne peuvent être appréciés selon les critères de l’historiographie moderne. Il s’agit, de toute évidence, de récits à visée catéchétique, dans lesquels la narration est organisée en fonction du but poursuivi. L’historien ne peut donc que constater un écart entre une histoire purement documentaire et

25. A. LOISY, Histoire du canon du Nouveau Testament, p. 5-10. 26. Ibid., p. 206-207. 27. Dans « Chronique biblique » : présentation de l’Évangile et des Actes de Pierre.

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François Laplanche un témoignage de foi, mais il n’a pas à s’en tourmenter car son travail n’a pas la prétention de dire le tout de la foi28. Loisy ne se contente pas, dans son effort pour reconstituer le passé comme passé, d’étudier la composition des livres bibliques. Il pénètre jusqu’à la couche la plus profonde, celle des représentations que véhiculent les récits et les discours contenus dans ces livres. Reprenant, peut-être sans le savoir, la démarche de Spinoza dans le Traité théologico-politique, il sépare la « vérité du texte » de la « vérité de la chose ». Ce qu’il faut comprendre, c’est ce que le texte dit et non ce que l’on voudrait qu’il dise. Ici encore, l’expérience est celle d’un écart. En ouvrant n’importe quel livre de l’Écriture, le lecteur débouche dans un monde différent du sien, parfois déchiffrable à l’aide de textes parallèles dans les littératures du temps. Ainsi en est-il des onze premiers chapitres de la Genèse, curieusement semblables aux textes chaldéens récemment apportés par l’assyriologie, mais différents d’eux par leur contenu monothéiste29. Ainsi en est-il de l’apocalyptique juive, sœur des passages apocalyptiques du Nouveau Testament30. Ne pas voir ces ressemblances revient à se boucher les yeux pour éviter une lumière trop aveuglante. La certitude de Loisy tient ici à l’information historique qu’il a recueillie dans ses nombreuses lectures, principalement près des savants allemands, mais pas uniquement. Pour l’assyriologie, il a suivi les publications de textes et les discussions savantes auxquelles elles ont donné lieu31. Il connaît bien l’assyriologie française, par les œuvres de Arthur Amiaud (son maître à l’École pratique des Hautes Études), Jules Oppert, François Lenormant, Gaston Maspero et rien ne lui a échappé de la controverse entre érudits sur l’existence d’une langue unique en Mésopotamie, ou de deux, attachées à une culture propre (le sumérien et l’akkadien)32. Pour la critique des Évangiles, Loisy sait parfaitement que le portrait du Nazaréen tracé par la théologie libérale, celui qui réduit le message du règne à une prédication éthique,

28. J’utilise ici l’étude de la première version des Évangiles synoptiques, publiée par Loisy en 1894 et 1896, qu’a présentée Rosanna Ciappa dans son livre : Storia e teologia. L’itinerario intellettuale di Alfred Loisy (1883-1903), Liguori editore, Naples 1993, p. 81-116. 29. Sujet traité par Loisy dans une série d’articles de la Revue des Religions, publiés (en partie) dans Les Mythes chaldéens de la création et du déluge, Amiens 1892. 30. Sujet traité par Loisy dans deux articles de la Revue biblique (1896), p. 173-198 et p. 335-359. 31. Sur l’apport initial de l’assyriologie à l’histoire de la religion d’Israël, voir H. J. K RAUS, Geschichte der historisch-kritischen Erforschung des Alten Testaments, Neukirchener Verlag, 19692, p. 295-314. Sur les savants français mentionnés dans ce passage, voir les notices de É. POULAT, Alfred Loisy. 32. Bon indice de cette connaissance dans A. LOISY, « Études sur la religion chaldéo-assyrienne », Revue des religions 6 (1890), p. 512-532. Arthur Amiaud (1849-1889), jeune assyriologue de renom, avait été nommé en 1881 à la direction d’études de la 4e section de l'EPHE : “Langue et littérature assyriennes”. Jules Oppert (1825-1905), juif allemand né à Hambourg, venu en France pour y faire plus librement carrière, est professeur au Collège de France à partir de 1874. Il soutint l’opinion, alors vivement combattue, de l’origine non-sémitique ou « sumérienne », selon l’expression choisie par lui, de l’écriture cunéiforme. François Lenormant (1837-1883), déjà réputé par ses travaux dans le domaine de l’archéologique, fut chargé d’enseigner cette discipline à la Bibliothèque Nationale. Il est élu membre de l’Institut en 1881. Ses œuvres majeures sont l’Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, 1881-1885, 4 vol., et Les origines de l’histoire d’après la Bible et les traditions des peuples orientaux, 1880-1882, 3 vol. Gaston Maspéro (1846-1916), professeur d’égyptologie au Collège de France en 1874, est le fondateur de la mission française archéologique en Égypte.

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Une Église immuable, une époque en mouvement se trouve durement remis en cause par une nouvelle école, attentive à la dimension eschatologique des discours de Jésus33. Au-delà de toute étude portant sur des représentations particulières, les intuitions de Loisy et son sens de la différence historique se portent même sur la fonction des représentations religieuses dans les sociétés anciennes. Sans approfondir autant que Schelling (dans l’Introduction à la philosophie de la mythologie), la distinction entre l’allégorie et le symbole, Loisy a fort bien vu que les mythes de la religion chaldéo-assyrienne ne sont pas créés par la mise en scène allégorique de pensées abstraites et il écrit : « Le sens du symbole et le symbole lui-même se confondent dans la pensée de leurs auteurs »34. Quelque voie qu’il prenne pour entrer dans l’œuvre de Loisy antérieure à la rédaction du manuscrit, le lecteur rencontrera partout les affirmations d’un historien sûr de la différence entre deux approches du texte biblique : celle du théologien, qui cherche à entendre derrière l’épaisseur des textes une parole de Dieu qui domine l’écoulement du temps, pour laquelle « mille ans sont comme un jour », qui ignore la faille entre le passé et le présent ; celle de l’historien, pour lequel l’existence de cette faille constitue la présupposition de son travail. Là où le théologien admire la permanence du même, l’historien s’étonne du pullulement de la différence. Chez Loisy, il s’agit d’une conviction inébranlable, qui s’allie très bien, dans l’appréciation des textes, avec le sens des nuances et l’observation des lacunes, car sa lucidité critique est toujours en éveil.  2. L’obstacle dogmatique Il serait trop simple de ne voir dans le conflit de l’histoire et de la théologie, ressenti par Loisy, qu’une simple manifestation de l’opposition récurrente entre la prudence conservatrice de ceux qui gouvernent ou enseignent et l’audace novatrice des acteurs de terrain. Dans sa marche en avant, le jeune savant était contrarié par un obstacle véritablement dogmatique et en apparence insurmontable, car l’Église catholique venait, au premier concile du Vatican, de mettre en formules officielles et irréformables sa doctrine concernant les sources de la foi. Tout n’était pas absolument nouveau dans la constitution Dei Filius (adoptée le 24 avril 1870) et sa doctrine de la révélation reprenait celle du concile de Trente. Pourtant les adversaires n’étaient plus les mêmes : les évêques réunis à Rome en 1870 se trouvaient en face d’une science protestante assez différente des théologies de Luther ou de Calvin et leur effroi de pasteurs face au monde moderne s’expliquait aussi par la menace du rationalisme et la réduction des histoires bibliques à des fables (ou mythes). Aussi, pour bien apprécier l’enseignement de Vatican I sur l’inspiration et sur l’interprétation des Écritures, faut-il avoir sous les yeux le Prœmium de la constitution, qui jette un véritable cri d’alarme sur les dangers de la conjoncture 35.

33. Sur ce tournant, voir W. G. KÜMMEL, The New Testament. The History of the Investigation of its Problems, SCM Press, Londres 1978 [seconde édition] (traduit de l’ouvrage allemand Das neue Testament. Geschichte der Erforschung seiner Probleme, 1970), p. 204-244. 34. A. LOISY, « Études sur la religion chaldéo-assyrienne », Revue des religions, 1891, p. 5-6. 35. C. THEOBALD, « La constitution dogmatique Dei Filius du concile de Vatican I », dans B. SESBOUË et C. THEOBALD, La Parole du Salut (XVIIIe-XXe siècle), Desclée, Paris 1996, p. 260-267 (t. IV de l’Histoire des dogmes, sous la direction de B. SESBOUË).

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François Laplanche Le concile de Trente, en sa session IV, ne s’était pas occupé de définir l’inspiration des Écritures, mais il en affirmait implicitement l’existence en produisant une liste des livres qu’il disait « sacrés et canoniques », sans faire de distinction entre les livres indispensables au fondement de la foi et les livres de moindre autorité (appelés plus tard « deutérocanoniques »). Le concile de Vatican I, pour exclure des erreurs soutenues dans les facultés de théologie en Allemagne et en Autriche, précise ce qu’est l’inspiration des Écritures. Elle n’est pas due à leur absence d’erreur doctrinale ni à leur approbation par l’Église : Ces livres, l’Église les tient pour sacrés et canoniques, non point parce qu’après avoir été composés par le seul art de l’homme, ils ont ensuite été approuvés par l’autorité de l’Église, ni pour ce seul motif qu’ils renferment la révélation sans erreur, mais parce qu’écrits sous l’inspiration du Saint-Esprit, ils ont Dieu pour auteur et ont été confiés comme tels à l’Église elle-même36.

Les deux opinions rejetées cherchaient à laisser un espace suffisant à l’initiative humaine dans la rédaction des livres saints. Et la voie d’une telle recherche était énergiquement fermée dans le schéma primitif, qui, quoique déjà amendé, affirmait que les livres saints, ayant Dieu pour auteur, étaient « véritablement et proprement la parole de Dieu mise par écrit ». Dans les débats menés au sein de la « Députation de la foi », l’évêque de Châlons, Guillaume Meignan (le futur évêque de Loisy) fit supprimer cette précision, qu’il présenta comme excessive 37. Mais, positivement, le texte conciliaire ne disait rien de la manière dont il était possible de concilier l’inspiration divine de la Bible et l’initiative humaine dans la rédaction de celle-ci. Ses directives étaient plus claires, sinon nouvelles, quand le texte passait aux règles d’interprétation de la Bible. Ici, le concile rappelait purement et simplement les règles émises à Trente, en justifiant ce rappel par la diffusion d’opinions erronées sur l’interprétation de la Bible. Selon toute vraisemblance, cette allusion obscure doit être éclairée par les plaintes du Prœmium : ces interprétations erronées sont celles des mythologues et des rationalistes. Il est donc rappelé qu’il est défendu au commentateur catholique de s’éloigner, dans le domaine de la foi ou des mœurs, de la tradition de l’Église : Il faut regarder, comme véritable sens de la sainte Écriture, celui qu’a tenu et que tient notre sainte Mère l’Église, à qui il appartient de juger du vrai sens et de l’interprétation des saintes Écritures ; et que, par conséquent, il n’est permis à personne d’interpréter la Sainte Écriture contrairement à ce sens, ou contrairement au consentement unanime des Pères38.

Muni de ces consignes, comment un exégète pouvait-il présenter une interprétation historique du texte sacré, puisque la constitution de la science historique constituait un phénomène récent, ignoré de l’Église des temps passés et des « Pères », dont la magnifique cohorte s’arrêtait au XII e siècle ?

36. J. M.  A.  VACANT, Études théologiques sur les constitutions du concile du Vatican d’après les actes du concile, Paris 1895, 2 vol. 37. F.  LAPLANCHE, La Bible en France entre mythe et critique (XVIe-XIXe siècle), Albin Michel (collection “L’Évolution de l’humanité”), Paris 1994, p.183. 38. J. M. A. VACANT, Études théologiques, t. I, p. 13-14.

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Une Église immuable, une époque en mouvement 3. Essais de contournement Loisy a exposé sa conception du travail de l’exégète catholique dans les deux articles déjà signalés. Publiés dans L’Enseignement biblique, ils avaient d’abord été donnés sous forme de leçon orale aux étudiants de l’Institut catholique inscrits au cours de Loisy. La pensée s’y exprime avec franchise et clarté. Dans le premier article intitulé « La critique biblique », après avoir défini le terme de « critique » comme « l’examen raisonné des œuvres de l’esprit humain », et après avoir affirmé que « sans doute, comme livre divin, la Bible est au-dessus de la critique », Loisy pose immédiatement que la Bible « est aussi, et dans toute la force du terme, un livre humain » 39. Cette humanité de la Bible s’impose à trois niveaux  : celui de l’état des textes, qui, offrant de nombreuses variantes, contraint l’exégète à acquérir une vraie compétence en critique textuelle ; celui de la rédaction des textes, qui, comme le montre la permanence de problèmes irrésolus (par exemple l’existence de la « question synoptique »), offre une histoire pleine d’énigmes et de lacunes ; celui de l’interprétation des textes, qui, pour restituer leur sens original, doit les immerger dans la culture de leur époque. Il s’agit là de trois ensembles de faits qui expliquent le triple développement de la critique biblique. Mais est-il possible de passer du fait au droit ? Oui, si le théologien se garde de confondre les plans, et Loisy effectue la démonstration au bénéfice des trois niveaux de la critique qu’il vient de distinguer. L’Église peut soutenir que le texte dont elle use et ceux qui lui sont apparentés ne contiennent pas d’erreur doctrinale, mais elle n’a aucune autorité pour décider de la qualité d’un texte selon des critères philologiques. En dressant la liste des livres canoniques, l’Église affirme leur caractère inspiré, mais ne porte pas de jugement historique sur les problèmes touchant l’origine et la composition de ces livres. La règle de l’interprétation de la Bible dans la fidélité au « sens de l’Église » ne touchant que le domaine de la foi et des mœurs, selon les termes mêmes du concile de Trente repris au concile de Vatican I, il est clair que la liberté de l’exégète n’est limitée que dans le champ de l’interprétation théologique, si toutefois il s’agit d’un texte dont l’Église a fixé le sens. Mais le décret de Trente « n’atteint pas aussi directement et par suite, il ne règle pas d’une manière aussi absolue l’interprétation purement historique et critique des Livres saints » 40. Cette observation sur le troisième niveau de la critique biblique, concluant à la distinction entre « sens théologique » et « sens historique », comporte une conséquence de la plus haute importance pour Loisy. En effet, elle autorise l’exégète à introduire dans son commentaire la notion de développement doctrinal, puisqu’il existe un écart considérable entre le « sens historique » d’un texte (celui que l’auteur voulait communiquer en son temps) et le sens plus riche et plus développé qu’y trouve l’Église. Par exemple, celle-ci utilise les premiers chapitres de la Genèse dans sa liturgie pour amener les fidèles à la confession du Dieu créateur, unique, tout-puissant, maître du ciel et de la terre. Mais il est douteux que cette doctrine ressorte aussi clairement d’un texte où subsistent des restes de la mythologie « chaldéo-assyrienne ». Il faut donc reconnaître dans les

39. A. LOISY, « La critique biblique », dans Études bibliques, Paris 1903, p. 98 et 102-103. 40. Ibid., p. 116.

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François Laplanche livres bibliques la trace d’un développement doctrinal (ici, entre Gen.  1 et 2, Sagesse 13, 1-5, Rom. 1, 18-23). Est-ce à dire que les formulations primitives de la révélation sont entachées d’erreur et ne présentent plus d’intérêt pour le fidèle d’aujourd’hui ? Loisy nie cette conséquence et il substitue le concept de « vérité relative » à celui d’erreur, limitée à des affirmations marginales, sans rapport avec l’œuvre du salut, objet central de la révélation divine (suggéré à son époque par quelques esprits éminents)  : « La Bible est ce qu’elle devait être pour être comprise de ses premiers lecteurs » 41. Cette affirmation conduit Loisy vers la conclusion de sa leçon, qui est la suivante : il est toujours possible, et plus que jamais nécessaire, de montrer la perpétuité de la foi, mais en évitant de la présenter comme la répétition de formules immuables. Il s’agit au contraire d’une perpétuité vivante, qui conserve la substance de la révélation dans la variété de ses expressions à travers le temps. Ces pages rapides sur la relativité de la vérité, dans la succession de ses expressions littérales, doivent être complétées par l’exposition plus vaste que présente Loisy dans la leçon de clôture de l’année universitaire 1892-1893. Il constate l’existence d’une impasse dans la recherche d’une solution au problème de l’inspiration. Les uns, affirmant que toute l’Écriture est inspirée (affirmation incontestablement traditionnelle), nient qu’il puisse s’y trouver des erreurs. Les autres, constatant, en fait, la présence d’erreurs scientifiques ou historiques dans la Bible, nient que l’inspiration divine puisse s’étendre à l’intégralité de la Bible (Newman, Lenormant). Avant de reprendre pour lui-même cette difficile question, Loisy recule et prend de la distance. Il est incontestable, en dépit des controverses qui divisent la critique, qu’il existe une convergence de vues entre les savants non-catholiques sur quelques points dont Loisy dresse une liste : le Pentateuque, dans son état actuel, ne peut provenir de Moïse ; les premiers chapitres de la Genèse n’offrent pas à proprement parler une histoire de l’humanité primitive et les livres de la Bible qui passent pour « historiques » ne répondent pas aux critères de « l’historiographie moderne » ; à plus forte raison, les descriptions cosmologiques contenues dans les livres bibliques se conforment aux opinions qui avaient cours au temps de la rédaction de ceux-ci ; s’agissant même de la théologie de la Bible (de ses doctrines religieuses), la critique ne peut que constater « un développement réel de cette doctrine dans tous les éléments qui la constituent » 42. Dans cette conjoncture, la « science catholique » perd son temps à vouloir édifier une apologétique dépassée, au lieu de se concentrer sur des objectifs acceptables par la critique : ainsi, Moïse pourrait être à l’origine de la religion d’Israël sans pour autant être l’auteur de l’intégralité du Pentateuque. Mais, pour percevoir les nouvelles formes que doit revêtir l’apologétique, la science catholique doit accepter de se laisser instruire par les résultats de la critique historique appliquée à la Bible. À cette application, s’oppose tout de même une sérieuse conviction théologique, celle de l’inerrance de la Bible, conséquence évidente de son inspiration. Loisy revient sur ce problème, trop vite effleuré dans la leçon sur la « critique biblique ». Il part du constat qu’un livre ne peut être « absolument vrai, pour tous

41. Ibid., p. 121. 42. A. LOISY, « La question biblique et l’inspiration des Écritures », dans Études bibliques, 1903, p. 148.

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Une Église immuable, une époque en mouvement les temps, dans tous les ordres de vérité » 43. Écrit par un homme et pour des hommes situés dans un temps déterminé, le livre saint porte inévitablement la marque de ce temps. S’il offre une description du monde naturel, celle-ci reflétera la cosmologie communément partagée à l’époque de l’auteur. La conséquence à tirer de ce principe est double, mais le texte de Loisy est ici bien moins clair que dans le mémoire remis à Rampolla par Goyau et il faudra revenir sur ce point. Dans la leçon de 1892, il juxtapose plutôt qu’il n’articule deux points de vue successifs. D’une part, on peut dire, en se plaçant au point de vue de la théologie, que les auteurs bibliques ne se sont pas trompés dans les endroits où nous les prenons en défaut, parce qu’ils n’ont pas eu l’intention formelle d’enseigner comme vrai en soi ce que nous trouvons erroné44.

D’autre part, comme dans la Bible tout est de Dieu et tout est de l’homme, sans que l’on puisse distinguer des textes divinement inspirés, porteurs de vérité, et des textes non-inspirés, sujets à l’erreur, il faut admettre la présence, dans les textes bibliques, d’une vérité que Loisy ne dit plus « relative », mais qu’il déclare, à la fin de sa leçon, « proportionnelle » ou « économique » (au sens du mot dans la littérature patristique, où « l’économie » est la manifestation de Dieu dans l’histoire du salut). Cette relativité de la vérité appelle de soi l’interprétation autorisée d’une Église infaillible, sans laquelle des expressions de la doctrine révélée devenues caduques pourraient être indûment pérennisées45. Telles sont les convictions de Loisy concernant l’inspiration et l’interprétation de l’Écriture au moment où il est exclu de l’Institut catholique. Il a dit et répété que cette exclusion n’était pas une mesure disciplinaire accompagnant la promulgation de l’encyclique Providentissimus. Mais celle-ci, d’ailleurs provoquée par une imprudence du protecteur de Loisy, Maurice d’Hulst, concernait très directement les deux problèmes difficiles sur lesquels Loisy s’était déjà exprimé. Il faut donc aller voir comment il a reçu l’encyclique, après avoir rappelé l’état de la question biblique dans le catholicisme à partir du pontificat de Léon  XIIII (élu pape en 1878). II. La question biblique dans l’Église catholique jusqu’à l’encyclique Providentissimus Deus Pour situer cette question biblique dans son contexte, il faut revenir au Prœmium de la constitution Dei Filius. L’Église catholique perçoit nettement que l’existence d’une révélation divine et les signes de sa manifestation sont devenus problématiques pour la conscience moderne. Et elle affirme fortement, dans le texte de la constitution et dans les « canons » (ou formules de condamnation) qui l’accompagnent, la nécessité de la révélation et l’évidence des signes permettant de la discerner dans le concert des religions. C’est sur cette double affirmation que va s’édifier le cours d’apologétique qui s’inaugure ici et là dans les chaires de théologie catholique (de Broglie à l’Institut catholique de Paris)

43. Ibid., p. 157. 44. Ibid., p. 163-164. 45. Ibid., p. 167-169.

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François Laplanche ou dont les thèses s’exposent dans des entreprises éditoriales (par exemple le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, publié en 1890 sous la direction de l’abbé Jaugey). On notera bien ici que, depuis l’entrée en scène des Lumières et même depuis l’intervention de Spinoza, la difficulté rencontrée par l’idée de révélation se nourrit à une double source  : d’une part, ce concept se heurte à des impossibilités philosophiques (comme l’anthropomorphisme des représentations du Dieu révélé ou l’immoralité d’une partie de ses préceptes) ; d’autre part, les livres qui contiennent les prétendues révélations divines sont parsemés d’erreurs, scientifiques ou historiques. L’apologétique va donc diviser son combat, selon la qualification des combattants. Les philosophes (Ollé-Laprune, Blondel, Laberthonnière) s’efforceront d’éveiller la conscience philosophique moderne à l’attraction qu’exerce la transcendance à l’intérieur des âmes, les exégètes défendront la véridicité de la Bible en pratiquant ce qu’ils appellent « l’apologétique biblique ». Mais la manière dont celle-ci doit être conçue va se diversifier au contact des développements de la science historique, au point de provoquer, à l’intérieur même du catholicisme, d’âpres débats entre les exégètes qui cherchent à concilier l’orthodoxie avec les acquis des sciences et ceux qui sont partisans d’une fermeté sans concession au siècle. 1. Ouvertures vers des mondes extérieurs Les événements et les réseaux L’évolution interne du catholicisme dans la seconde moitié du XIXe siècle ne s’explique pas sans la prise en considération des phénomènes culturels qui affectent fondamentalement la culture européenne et que Francesco Beretta a heureusement regroupés sous la dénomination de « révolution anthropologique », car, dans l’anthropologie physique, dans la préhistoire, dans la linguistique, dans l’histoire des religions, il est toujours et d’abord question de la production de l’homme et de l’humanité par eux-mêmes, à l’exclusion de l’activité créatrice d’un Dieu transcendant. Cette conscience de l’autonomie de l’homme, qui accompagne comme son ombre le développement des sciences, est-elle compatible avec l’adhésion à une religion révélée ? Le problème est général, mais, dans le domaine biblique, il revêt une forme particulière : y a-t-il compatibilité entre l’inspiration de la Bible, qui fait de Dieu l’auteur des livres saints, et l’activité littéraire de l’homme dans la rédaction de ceux-ci ? La diversité de la réponse catholique tient à ce que certains apologistes partent d’observations textuelles, à la fois philologiques et historiques, et d’autres des principes théologiques qui gouvernent le traité théologique De Revelatione. L’attention aux textes et aux faits est portée en France par un courant d’universitaires catholiques travaillés par une double fidélité  : la fermeté de leur foi, que ne met pas en cause le récent dogme de l’infaillibilité pontificale ; leur culture historique, acquise dans des travaux sur les antiquités égyptiennes et mésopotamiennes, ou dans des secteurs assez éloignés de ceux-ci, mais également soumis à des exigences de rigueur et de précision. Un premier groupe se forme assez tôt, autour du second Correspondant (revue relancée en 1843). Parmi les responsables de la revue ou ses collaborateurs, on relève les noms de deux universitaires : Charles Lenormant (1802-1859), professeur d’archéologie au Collège de France à partir de 1849, est élève de Champollion, ami de Guizot 520

Une Église immuable, une époque en mouvement et de Burnouf. Son fils François (1837-1883), chargé d’un cours d’archéologie à la Bibliothèque Nationale, publie en 1868-1869 un Manuel d’histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques 46. Un autre universitaire catholique tient une grande place dans les travaux français sur la Bible. C’est Henri Wallon, professeur à la Faculté des Lettres de Paris depuis 1848, année où il succède à Guizot dans la chaire d’histoire moderne. Surtout connu par ses recherches sur l’esclavage antique et par le célèbre amendement du 30 janvier 1875, fixant la durée du mandat du président de la République et le mode de son élection, il participe aussi à la défense de la Bible contre les attaques de l’incrédulité, notamment celles de Renan 47. Au groupe du Correspondant, se rattachent encore des historiens non universitaires : le duc Albert de Broglie (1821-1901) et Augustin Cochin (1876-1916). Tous ces personnages forment un groupe sympathique à la recherche biblique, averti des travaux poursuivis en Allemagne et leurs amis ecclésiastiques iront même s’initier (rapidement) à la « science allemande » des Écritures 48. Cette protection accordée par des laïcs catholiques « éclairés » à la recherche biblique va continuer de s’affirmer quand la Troisième République se met à créer des institutions d’histoire des religions, en même temps qu’elle réforme profondément le système universitaire français. Un certain nombre de laïcs vont soutenir Loisy ou accepter de collaborer avec lui. Le premier de ces « protecteurs », Paul Thureau-Dangin (1837-1913), appartient à la deuxième génération des catholiques libéraux et Loisy fait sa connaissance lors d’un séjour à Cannes au printemps de 1887, par l’intermédiaire du recteur de l’Institut catholique, car d’Hulst, à la fois orléaniste et proche du catholicisme libéral, est lié d’amitié avec la famille Thureau-Dangin. Plus tard, Paul Thureau-Dangin accueillera Loisy dans sa maison de Bellevue au moment où celui-ci quitte l’aumônerie du collège de Neuilly, et son fils François, élève de l’exégète à l’Institut catholique, sera pour son ancien maître un soutien d’une indéfectible fidélité. Auditeur au Conseil d État, académicien, Paul Thureau-Dangin n’est pas comme son fils un orientaliste, mais il a acquis, par ses recherches sur l’histoire religieuse de l’Angleterre au XIXe siècle, une connaissance des maladresses de la curie romaine ainsi que des étroitesses du catholicisme intransigeant, qui créera entre Loisy et lui un climat de compré-

46. Charles Lenormant (1802-1859), archéologue et historien, supplée Guizot à la Sorbonne en 1835, est élu membre de l’Institut en 1839 et au Collège de France en 1859. Dès avant 1850, il avance que l’inspiration de la Bible pourrait ne pas couvrir tous les récits historiques des livres saints. 47. Henri Wallon (1812-1904), normalien, agrégé d’histoire, est successivement professeur au lycée Louis-le-Grand, maître de conférences à l’École normale supérieure, enfin successeur de Guizot en 1848 à la chaire d’histoire moderne de la Sorbonne. À côté de cette carrière universitaire, il accomplit un parcours d’homme public  : il participe aux travaux de la commission Schœlcher sur l’abolition de l’esclavage, fait voter en janvier 1875 l’« amendement Wallon », qui fonde la IIIe République. Opposé à la loi Falloux en 1850, il devient ministre de l’instruction publique sous la IIIe République et fait voter la loi instituant la liberté de l’enseignement supérieur (26 juillet 1875). En plus de ses travaux sur l’esclavage dans l’Antiquité et sur Jeanne d’Arc, il a participé aux débats sur l’historicité des Évangiles : De la croyance due à l’Évangile (1859) ; La vie de Jésus et son nouvel historien (1864). 48. F. LAPLANCHE, La Bible en France entre mythe et critique, p. 172-173.

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François Laplanche hension mutuelle49. La percée que l’œuvre de celui-ci a accomplie dans le monde universitaire français se voit aussi dans l’initiative prise par Georges Goyau de transmettre le mémoire de 1893 au cardinal Rampolla et dans la composition de l’équipe qui patronne la Revue d’histoire et de littérature religieuses : elle comprend à la fois des enseignants de l’Institut catholique (Lejay, Margival, etc.) et des professeurs des Universités de l’État  : Edouard Jordan, François ThureauDangin50. Duchesne, qui est également associé à l’entreprise, a un pied dans les deux mondes : il vient de quitter l’Institut catholique (1877-1895) et d’être nommé directeur de l’École française de Rome. Il ne faut pas oublier qu’il avait déjà tenu une charge dans l’institution universitaire française, ayant été maître de conférences puis directeur d’études à la quatrième section de l’École Pratique des Hautes Études de 1885 à 1895. Bien mieux acceptée dans l’opinion catholique que la sulfureuse cinquième section, la quatrième (« Sciences historiques et philologiques ») a contribué à jeter un pont en France entre la culture cléricale et la formation aux méthodes historiques : de 1868 (date de la fondation) à 1889, 80 prêtres ou religieux se sont inscrits aux cours de la section, principalement en philologie grecque et en langues orientales. Loisy, nous l’avons vu, y suivit les cours d’assyriologie d’Arthur Amiaud de 1882 à 1886 et y soutint le mémoire qui lui assura le diplôme de l’École. C’était un travail d’une haute technicité : la reconstitution des annales de Sargon, roi d’Assyrie. Jamais imprimé parce qu’il aurait donné lieu à des frais élevés, ce mémoire manifestait l’aptitude des clercs initiés aux « bonnes méthodes historiques » à prendre leur place parmi leurs pairs. Cette rapide évocation des liens entre les clercs ouverts à la modernité et l’Université appelle deux observations. D’une part, si rien n’impose de corréler mécaniquement les phénomènes culturels et les mouvements socio-politiques, il est incontestable que la filière catholique-libérale a favorisé l’introduction de la méthode historique dans les études bibliques. D’autre part, les historiens universitaires catholiques ont hautement affirmé leur attachement à l’insertion de l’histoire du peuple d’Israël et de la naissance du christianisme dans l’histoire générale de l’antiquité, en lui appliquant les mêmes méthodes qu’à tout autre sujet historique. Dans les préfaces des différentes éditions de son Manuel d’histoire ancienne de l’Orient, François Lenormant proclame très haut sa foi catholique mais explique que son livre n’est pas « de l’histoire sainte »51. Un an plus tard, le comité fondateur de la Revue d’histoire et de littérature religieuses affiche nettement son option en faveur d’une historiographie détachée de tout lien confessionnel. La brève déclaration liminaire, anonyme, annonce : « La Revue d’histoire et de littérature religieuses a pour objet principal l’histoire du christianisme », mais présente ainsi cet objet :

49. Voir l’appréciation de Régis Ladous sur l’œuvre maîtresse de Paul Thureau-Dangin, La Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle, Plon, Paris 1899-1906, 3 vol., dans DMRFC, vol. 9, p. 639-640. 50. A. LOISY, Mémoires, I, p. 392-393. Voir les notices de É. Poulat dans Alfred Loisy sur les savants engagés dans la rédaction de la Revue d’histoire et de littérature religieuses  : Georges Digard, Edouard Jordan, Paul Lejay, Henri Margival, Pierre de Nolhac, François Thureau-Dangin. Lejay est le secrétaire et l’animateur principal de la revue. 51. F. LAPLANCHE, La Bible en France, p. 181.

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Une Église immuable, une époque en mouvement L’histoire religieuse générale, l’histoire d’Israël et des peuples en relation avec les Juifs, la littérature biblique, l’histoire ecclésiastique, la littérature chrétienne rentrent dans son cadre, ainsi que l’étude des mouvements religieux comme le mithriacisme, ou de mouvements philosophiques comme le néoplatonisme.

On l’aura compris, et c’est la conclusion de ce liminaire : « La Revue d’histoire et de littérature religieuses est purement historique »52. Un autre événement important fut le dédoublement de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg qui, après l’annexion de l’Alsace et de la Moselle à l’empire allemand, installa à Paris en 1877 une réplique de l’établissement alsacien. La Faculté de Paris se signala très vite par la publication, à l’initiative de l’un de ses professeurs, Frédéric Lichtenberger (doyen à partir de 1880), de l’Encyclopédie des sciences religieuses (1877-1882, 13 vol.), véritable manifeste d’une nouvelle approche des faits religieux. L’article « Jésus », confié à Auguste Sabatier, le principal théologien réformé du XIXe siècle dans l’espace francophone, condense la pensée de l’auteur sur la naissance du christianisme et manifeste l’esprit qui préside à toute l’entreprise53. Le travail de la foi ne consiste pas à s’assurer par des démonstrations historiques que le personnage de Jésus fut bien celui qui est dépeint dans le quatrième Évangile et déterminé par les décisions des conciles christologiques. Car la foi repose en son fond sur une conviction intime, sur une expérience de la conscience : elle est la confiance absolue en un Dieu Père, avec lequel Jésus, l’auteur du salut, est dans une relation unique, car il ne connaît pas le trouble du péché. Cette expérience, inaugurée tout au long de l’histoire d’Israël par les patriarches et les prophètes, donne au croyant la plus grande tranquillité face aux difficultés ou aux doutes nés de la science historique. Celle-ci peut s’appliquer librement, pour la science protestante, à tous les problèmes posés par la lecture de la Bible, sans affecter la réalité de l’expérience religieuse qu’éprouve le lecteur croyant. Cette position, qui permet une facile entente entre les savants protestants et l’Université, retient l’attention des savants catholiques d’autant plus que les mieux avertis savent qu’elle prolonge en France un vaste mouvement qui traverse le protestantisme germanique du XIXe siècle et qui a été inauguré par Schleiermacher. Pour faire admettre à l’homme héritier des Lumières que la religion conserve un sens, il faut la présenter comme un phénomène culturel spécifique, et donc prendre un tournant anthropologique. De nombreux essais jalonnent l’histoire de la pensée religieuse allemande du XIXe siècle, exprimée de manière significative dans l’œuvre d’Albrecht Ritschl (1822-1889), professeur à Bonn, puis à Göttingen. Ces essais ont été, parfois un peu vite, rassemblés sous l’accolade générale de « protestantisme libéral ». Vers la fin du siècle, le personnage dont le nom s’impose est Adolf von Harnack (1851-1930), auteur d’une très importante histoire des dogmes contre laquelle Loisy prend la plume dans son essai manuscrit, en lui associant le nom de Sabatier54. Mais on se gardera d’oublier l’œuvre d’Edouard Reuss, professeur d’Écriture Sainte à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, dans laquelle il demeura après l’annexion. Sa traduction de la Bible en français, enrichie

52. Revue d’histoire et de littérature religieuses, année 1, t. 1 (1896), p. V. 53. La pensée de Sabatier se trouve longuement exposée dans l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris, 1897, ouvrage vivement pris à parti par Loisy dans ses Essais. 54. A. H ARNACK, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 1886-1890, 3 vol.

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François Laplanche de substantielles introductions historiques, publiée en 16 volumes, de 1876 à 1879, demeure un chef-d’œuvre du libéralisme modéré. Cependant, en Allemagne, la réaction contre le portrait libéral de Jésus était déjà en marche. Elle affirmait le caractère eschatologique du message de Jésus, s’enveloppant dans les systèmes de l’apocalyptique juive. C’est un point que Loisy, on l’a déjà dit, a très bien observé et enregistré. Les principales œuvres qu’il a pu connaître sont celles d’Adolf Hilgenfeld, Die jüdische Apocalyptik in ihrer geschichtlichen Entwicklung, 1857, et de Johannes Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes, 1892. Essayons d’élargir cet horizon français par quelques échappées sur les pays voisins. Après le concile de Vatican I, l’Allemagne catholique a été moins féconde en œuvres marquantes qu’elle ne le fut dans la première moitié du siècle. Le conflit des érudits avec les théologiens s’est surtout produit autour de la définition de l’infaillibilité pontificale et s’est soldé par le schisme des vieux-catholiques. Cependant, Loisy s’est intéressé à la personne et à l’œuvre d’Hermann Schell (1850-1906) qui, professeur de dogme à la Faculté de théologie catholique de Würtzburg, prononça un discours incisif à l’occasion de son élévation au rectorat. Intitulé Der Katholizismus als Prinzip des Forschrittes (1897), aussitôt publié en brochure, ce texte fut vivement attaqué en France et en Allemagne. Il lui fut reproché de réclamer la complète séparation des sciences profanes et de la théologie, de critiquer les censures doctrinales en usage dans l’Église catholique, de charger injustement de reproches la valeureuse Compagnie de Jésus55. Malgré ce qui le séparait du dogmaticien Schell, Loisy se servit des difficultés suscitées à ce dernier pour fortifier son propre jugement sur « le régime intellectuel du catholicisme », livré dans le chapitre VIII de son manuscrit. Le dépouillement des bulletins critiques rédigés par Loisy pour les différentes revues auxquelles il collabora montrerait certainement chez lui une excellente connaissance de l’exégèse protestante anglaise. Cependant, il en fait peu mention dans le manuscrit. Sa connaissance de l’Angleterre religieuse lui vient principalement de ses relations avec Von Hügel et de sa participation à la Revue angloromaine de Portal. La première lettre du « baron » est adressée à Loisy le 30 avril 1893, premier anneau d’une amitié qui durera un peu plus de trente ans56. Grand voyageur, catholique convaincu mais très éloigné de tout « papisme », von Hügel possède des amis partout et il renseigne avec précision Loisy sur les choses anglaises. Quant au lazariste Portal, il fut profondément engagé dans le rapprochement de l’Église romaine et de l’Église d’Angleterre, qui échoua de par les conclusions négatives de la commission chargée d’examiner la validité des ordinations anglicanes57. Par ces deux informateurs, Loisy était mis au courant des réactions anglicanes face aux directives romaines concernant l’étude de la Bible. Ses constants échanges avec Von Hügel ont directement préparé la rédaction de l’essai manuscrit, car c’est par le baron qu’il découvrit l’importance de l’œuvre de Newman.

55. Sur Schell, voir E.  HOCEDEZ, Histoire de la théologie au XIXe siècle, t. III  : Le règne de Léon XIII. 1878-1903, Bruxelles-Paris 1947, p. 172-179. Voir infra p. 703. 56. Sur les premières relations de Von Hügel et de Loisy, voir Mémoires, I, p. 285-292. 57. Sur Fernand Portal (1855-1926), voir la notice de É.  POULAT, Alfred Loisy et l’ouvrage de R. LADOUS, Monsieur Portal et les siens, Paris 1985.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Dans une lettre du 12 octobre 1896, Loisy prie son ami de lui apporter sept œuvres de celui-ci et il les lira attentivement dans les mois qui suivent58. Revenons maintenant à la France. Deux réseaux se croisent : d’une part, celui des universitaires catholiques situés dans la mouvance du catholicisme libéral ; de l’autre, celui des clercs issus du séminaire Saint Sulpice de Paris (plus influent sur l’élite du clergé français que les Facultés de théologie napoléoniennes, en plein déclin, malgré les courageux combats de Henri Maret59). Dans cet établissement, ces clercs ont suivi les leçons d’un sulpicien d’origine irlandaise, mais élevé en France, Jean-Baptiste Hogan  (1829-1901)  : d’Hulst, Paul de Broglie, Mignot, futur archevêque d’Albi, ami et protecteur de Loisy60, Birot (vicaire général de Mignot)61, Batiffol62 et beaucoup d’autres, ont été ses élèves et ont bénéficié près de lui d’un enseignement nettement plus ouvert que celui de Vigouroux 63 et de Fillion64. La convergence entre les vues de ces deux réseaux sur l’inspiration de la Bible ne s’opère pas que par la lecture. Chaque mardi, Paul de Broglie réunit chez lui (31, rue de Vaugirard) les uns et les autres. Duchesne et Loisy se trouvèrent à ces réunions, où il fut ardemment débattu de la question biblique65. Nous avons vu que celle-ci se divise en deux : l’étendue de l’inspiration de l’Écriture et les limites de son inerrance ; la responsabilité de l’interprétation (celle-ci est-elle le fruit de la tradition de l’Église ou le sens produit par le patient effort de l’historien ?). À ces deux questions, le cercle d’Hulst entend bien donner réponse.

58. A. LOISY, Mémoires, I, p. 415 et 426. 59. Sur Maret  : C. BRESSOLETTE, L’Abbé Maret. Le combat d’un théologien pour une démocratie chrétienne. 1830-1851 (“Théologie historique”, 44), Beauchesne, Paris 1977 ; sur les Facultés de théologie napoléoniennes : B. NEVEU, Les Facultés de théologie catholique de l’Université de France (1808-1885), Klincksieck, Paris 1998. Elles sont supprimées de fait en 1885. 60. Sur Eudoxe-Irénée Mignot, voir Index biographique. 61. Louis Birot (1863-1936), élève de Hogan à Saint Sulpice, était le vicaire général de Mgr Mignot et rédigea nombre des textes signés de l’archevêque. Il s’était signalé au Congrès ecclésiastique de Bourges en 1900 par un discours sur le nécessaire rapprochement entre le clergé catholique et le monde contemporain. Après la mort de l’archevêque, il devint curé de Sainte Cécile et archiprêtre d’Albi. 62. Pierre Batiffol (1861-1929) est d’abord aumônier du collège Sainte Barbe à Paris, après un séjour à Saint Louis des Français (de 1887 à 1889). En 1898, l’archevêque de Toulouse lui demande de venir diriger l’Institut catholique de cette ville. Il est spécialiste de patristique et publie en 1907, l’année de Pascendi, une étude sur l’Eucharistie aussitôt mise à l’index. Peu soutenu par l’archevêque, il démissionne, remplit divers ministères à Paris et publie de nombreux travaux sur le christianisme antique. 63. Fulcran  Vigouroux (1837-1915), originaire du diocèse de Rodez, entre dans la compagnie de Saint Sulpice en 1861. Après avoir enseigné la philosophie, il est chargé du cours d’Écriture sainte à Saint Sulpice, puis à l’Institut catholique (pour l’Ancien Testament). Nommé secrétaire de la Commission biblique créée par Léon XIII, il séjourne beaucoup à Rome de 1903 à 1913, puis regagne Paris pour raison de santé. Il a attaché son nom à la publication, sous sa direction, du Dictionnaire de la Bible (5 vol., 1891-1912). 64. Louis Fillion (1843-1927), entré dans la Compagnie de Saint Sulpice en 1869, enseigne l’Écriture sainte à Reims, puis à Lyon. Il publie alors La Sainte Bible en 8 volumes (1888-1904). En 1893, l’année de la destitution de Loisy, il est appelé à l’Institut catholique de Paris, où il enseigne jusqu’en 1906. Retiré à Issy, il publie de nombreux travaux sur la Bible. 65. Sur les « mardis » de l’abbé de Broglie : F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst et la science chrétienne. Portrait d’un intellectuel (“Textes et documents” 16), Beauchesne, Paris 1996, p. 101-105 ; A. LOISY, Mémoires, I, p. 197.

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François Laplanche Le problème de l’inspiration de la Bible Sur le problème de l’inspiration, le débat est ouvert par François Lenormant dans la préface de son étude en trois volumes (1880-1884) intitulée Les origines de l'Histoire d’après la Bible et les traditions des peuples orientaux. Les affirmations du savant français sont claires : les auteurs sacrés ont pu utiliser des sources profanes ; l’inspiration est limitée aux domaines de la foi et des mœurs 66. Ces prises de position choquent Paul de Broglie, qui accueille plus favorablement la teneur d’un article de Newman sur l’inspiration de la Bible publié en anglais dans la Nineteenth Century Review et traduit en français pour Le Correspondant67. Dans cet article, « Newman propose une théorie de l’inspiration qui exclut de celle-ci les “obiter dicta”, les choses dites en passant dans la Bible et qui n’ont pas d’importance pour le dogme et la morale »68. L’article est discuté lors d’une soirée chez d’Hulst à laquelle participent de Broglie et Duchesne. Les trois hommes approuvent la position de Newman. D’Hulst, de son côté, donne une longue préface au livre de l’abbé Girodon, Exposé de la doctrine catholique, Paris 1884, où le préfacier approuve l’idée de restreindre l’inspiration de l’Écriture au domaine de la foi et des mœurs. Cependant, le recteur est prudent, il sait que le terrain est miné, à cause des nombreuses attaques dont sont l’objet Lenormant et Girodon. D’ailleurs, le livre de Lenormant est mis à l’index le 19 décembre 1887. Déjà, en 1884, d’Hulst ayant lu le manuscrit de la thèse de Loisy sur l’inspiration des Écritures, lui avait prescrit de le garder dans ses cartons : Loisy y défendait très ouvertement les positions que nous avons pu lire dans les articles de 189369. L’effervescence causée par ces diverses tentatives et, encore plus, par les résistances que rencontrait l’enseignement de Loisy à l’Institut catholique porta d’Hulst, nature chevaleresque, à tenter de « couvrir » ses protégés et amis. Il médita un article, s’en entretint avec de Paul de Broglie, qui lui passa des notes, s’enquit des théories en présence (celle de l’inspiration restreinte était favorisée par un théologien de Lille, Jules Didiot, que d’Hulst cite). L’article parut en une seule livraison dans Le Correspondant du 25 janvier 1893. Traçant un large panorama des écoles exégétiques en présence : une école étroite, une école large, une école moyenne, d’Hulst disait sa préférence pour la troisième (celle de Paul de Broglie), mais il exposait avec chaleur les théories de la seconde. En tout cas, il en approuvait les vues sur l’inspiration, tout en s’exprimant avec une nuance qui n’a pas toujours été aperçue : il refusait de mettre en doute l’intégralité de l’inspiration de la Bible, mais penchait pour une inerrance « restreinte » au domaine de la foi et des mœurs. La justification de cette restriction avait été avancée par Galilée, et sera celle de Vatican II : le but de la révélation divine, dans les Écritures, est le salut du genre humain, non l’enseignement des sciences profanes 70. Il se noue ainsi un rapport strict entre le concept de révélation et celui d’œuvre salutaire de Dieu. Et, quand l’Église affirme l’inspiration intégrale de la Bible, elle ne dit pas que

66. F. LAPLANCHE, La Bible en France entre mythe et critique, p. 191-192. 67. D’après F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst, p. 101-102, qui indique en note : Le Correspondant 135 (1884), p. 677-694. 68. Ibid., p. 102. Étude fouillée des positions de Newman dans le volume de J. SYNAEVE, Cardinal Newman’s Doctrine of Holy Scripture, Louvain 1953, p. 153-194. 69. A. LOISY, Mémoires, I, p. 130-133. 70. F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst, p.115-117.

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Une Église immuable, une époque en mouvement tout y soit l’effet d’une révélation. Elle suggère seulement une assistance spéciale de l’Esprit Saint à l’auteur, qui pourrait être compatible avec des « erreurs » selon notre manière actuelle d’évaluer les choses71. Très mal reçu par les membres de « l’école étroite », l’article de d’Hulst sera directement désavoué par l’encyclique Providentissimus Deus, sans qu’apparaisse le nom de l’auteur. Pour comprendre l’attitude de Paul de Broglie et de Maurice d’Hulst face à la question biblique, il faut revenir à l’enseignement de leur commun maître JeanBaptiste Hogan, lui-même lié à Newman. Comme il fut envoyé par ses supérieurs aux États-Unis, en 1884, pour y fonder les séminaires de Boston, puis de Washington, il se trouvait écarté de Paris quand fut publiée l’encyclique Providentissimus Deus. Mais il faisait partie du cercle de ceux qui avaient essayé d’élargir la doctrine catholique de l’inspiration scripturaire. En 1892, il avait abonné les séminaires de Washington, de Baltimore et de Boston à la revue de Loisy : L’Enseignement biblique72. On ne s’étonnera pas que ses archives, conservées à Baltimore, contiennent un texte approfondi sur le problème de l’inspiration. Ce texte peut dater de 1883 et l’on ne sait pas s’il a été enseigné ou si ce sont seulement des notes à usage personnel. En tout cas, il s’y trouve des idées voisines de celles que Hogan développe dans le livre Clerical Studies, publié à Boston en 1898, traduit en français en 1901 sous le titre Les études du clergé. Il reprenait dans cet ouvrage une série d’articles donnés à la revue American Eccclesiastical Review (Philadelphie), lesquels, selon le préfacier de la version française, Mgr Mignot, contenaient sans écart notable la substance des cours enseignés à Saint Sulpice. La réflexion de Hogan sur l’inspiration est plus vigoureuse que celle de de Broglie et d’Hulst, qui ne sont pas des théologiens. Après avoir rappelé de manière claire et ferme la vérité générale que la Bible est un livre divin, mais également humain, Hogan s’engage plus personnellement dans une réflexion sur le langage. Celui-ci comprend bien des manières de se rapporter à l’objet du discours et, par rapport à la vérité, tous les discours ne sont pas équivalents. Il convient en particulier de distinguer le langage « scientifique », parlé par le philosophe, le législateur, le savant, et le langage « courant », plus approximatif. Mais ce n’est pas tout : il faut bien voir encore que le même discours n’est pas reçu de la même manière par tous et que chacun le comprend selon son propre univers mental. En cette distinction de deux niveaux d’interprétation tient toute la singularité de la pensée de Hogan, qui comprend ainsi deux moments : que voulait dire le messager ? comment son message a-t-il été compris ? Pour saisir l’intention de l’auteur sacré, il faut donner toute son extension au concept de « langage courant », car la Bible est moins un livre qu’une littérature, un recueil d’œuvres nées à des époques fort éloignées les unes des autres et dans les milieux les plus divers, sujettes par conséquent à toutes les lois et à toutes les licences admises dans la littérature des temps, des lieux et des peuples au milieu desquels elles se sont produites73.

71. M. D’HULST, « La question biblique », Le Correspondant 170 (1893), p. 14-251 ; sur l’inerrance, les principaux passages se trouvent aux p. 222-225 et p. 240-242. 72. A. LOISY, Mémoires, I, p. 204-205. 73. J. B. HOGAN, « Notes sur l’inspiration des Livres Saints », Sulpician Archives Baltimore, Record Group 9, Box 1A, Hogan Papers, f. 19.

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François Laplanche Une première règle d’interprétation saute aux yeux : quel que soit le sens qu’un lecteur pourra toujours tirer d’un texte biblique, il faut pour le comprendre chercher le message que l’auteur sacré a voulu communiquer à ses contemporains et donc connaître ses procédés d’expression. Comme cette recherche est difficile pour des mondes anciens, éloignés de nous, elle a beau faciliter la tâche de l’apologiste (qui peut ainsi préserver la Bible de l’erreur), elle rend en revanche plus ardue la tâche de l’interprète : que pensait donc exactement l’auteur des paroles rapportées dans le texte sacré et s’il y a introduction de l’erreur dans le texte biblique, celle-ci ne vient-elle pas d’un « brouillage » dans la réception du message ? À ce second niveau de l’interprétation, Hogan donne à la question ainsi posée une réponse affirmative : les auteurs sacrés ne prenaient pas à leur compte les mauvaises interprétations des auditeurs, qui n’ont pas compris que les enseignements des prophètes, de Jésus et des apôtres usaient fréquemment de métaphores, ou qui n’ont pas saisi le traitement des faits propres aux récits historiques de leur époque. La « véracité de Dieu » n’est pas engagée « parce qu’il prévoit que les hommes, par leur faute, ou même par suite de leur infirmité native, se tromperont sur le sens vrai de ses paroles. Il ne tromperait que s’il voulait tromper »74. L’originalité du manuscrit de Hogan sur l’inspiration tient donc à ce que le théologien sulpicien s’interroge sur la capacité de réception que possède l’auditeur ou le lecteur. S’il y a erreur d’interprétation, elle provient du fait que le lecteur ou l’auditeur a pris le message biblique à la lettre, sans percevoir que son expression portait la marque de son temps (Hogan n’emploie pas le terme de « genre littéraire »). Quoi qu’il en soit ici d’une certaine gaucherie de Hogan et de ses subtilités, il faut reconnaître qu’il a déblayé le terrain sur lequel Loisy va construire son concept de « vérité relative »75. D’ailleurs Loisy et Hogan avaient correspondu sur le thème de l’inspiration au cours de l’année 1898 76. Le problème de l’interprétation Le problème de l’interprétation de la Bible n’est pas entièrement séparé du précédent (celui de l’inspiration), parce que le dogme de l’inspiration intégrale n’est recevable qu’à condition de soumettre les textes à interprétation. Mais il s’agit maintenant de deux autres questions, soulevées par la lettre du décret de Trente. D’abord  : il faut suivre le « sens de l’Église » dans le domaine de la foi et des mœurs, mais jusqu’où celui-ci s’étend-il exactement ? Ensuite  : le sens donné à certains textes bibliques par la Tradition de l’Église correspond-il au sens littéral et historique ou ajoute-t-il au texte un supplément de sens venu d’ailleurs ? Sous cette seconde forme, la question n’est guère traitée dans l’exégèse catholique au temps des premières recherches de Loisy et il lui revient de l’avoir posée avec éclat, en soulignant la dualité d’approche du théologien et de l’exégète. Sous la première forme, la grande question, à l’époque que nous étudions, est surtout le

74. Ibid., f. 86. 75. Utilisation des vues de Hogan dans un mémoire demeuré inédit de l’abbé Mignot : L. P. SARDELLA, Mgr Eudoxe Irénée Mignot (1842-1918). Un évêque français au temps du modernisme, Les Éditions du Cerf, Paris 2004, p. 172-182. 76. A. LOISY, Mémoires, I, p. 496-497. Les lettres de Loisy sont conservées aux Sulpician Archives, Baltimore, Record Group 9, Box 1A, Hogan Papers. Celles de Hogan se trouvent à la BNF, ms Naf 15654.

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Une Église immuable, une époque en mouvement choc entre le développement des sciences et les affirmations tirées de la Bible. Les contradictions qui apparaissent préoccupent vivement le groupe d’Hulst/de Broglie (celui-ci est un polytechnicien). Hogan avait déjà bien senti le problème et l’avait abordé vers la fin de ses notes sur l’inspiration : la théologie catholique a dû renoncer à bon nombre d’affirmations qu’elle trouvait dans la Bible à commencer par la chronologie biblique77. Autrement dit, l’interprète doit se garder d’élargir indûment le domaine de la foi. Ce choc entre la science et la foi invite alors à une profonde révision de l’apologétique traditionnelle. Elle est amorcée dans un article du recteur intitulé « La science de la nature et la philosophie chrétienne » publié dans les Annales de philosophie chrétienne en octobre et novembre 188578. D’Hulst suggère qu’il appartient à une apologétique maladroite et surannée de vouloir à tout prix prouver la convergence entre les données des sciences et les représentations cosmologiques de la Bible, par l’adoption de contorsions intellectuelles qu’il a fallu abandonner plus tard (allusion à la théorie des jours-époques). L’année suivante, dans la même revue, Paul de Broglie reprend le problème à fond79. Trois attitudes sont possibles, selon lui, face à cette situation inédite : une position ultra-traditionaliste, qui soutient la subordination des sciences aux affirmations de la Bible ; une position conservatrice, qui adhère aux affirmations de la Bible tant qu’elles n’ont pas été démenties par des démonstrations contraignantes pour la raison et demeurent des hypothèses ; une position plus hardie, qui mesurant le rôle fondamental de l’hypothèse en sciences, entend ne pas poser d’obstacle a priori au libre développement de la science et s’efforce de resserrer les énoncés bibliques autour des articles de la foi. Position certes minimaliste, mais qui se veut aussi pleinement catholique, car elle fait la plus totale confiance à l’autorité infaillible de l’Église pour déterminer cet « essentiel » auquel il n’est pas licite de toucher. Une telle apologétique met en œuvre une théorie du « développement » du dogme. Elle remarque que le dogme peut se développer par accroissement ou par retranchement. De Broglie ne s’attarde guère sur le premier aspect : les travaux de Moehler et de Newman ont bien été traduits en français, mais les apologistes, face aux attaques de l’histoire laïque des religions, sont surtout enclins à montrer la pérennité et l’immutabilité des dogmes catholiques80. En revanche, de Broglie est plus à l’aise pour affirmer avec assurance que le dogme peut s’amincir par rejet de propositions autrefois annexées au domaine de la foi et maintenant rejetées en dehors de lui. Cette contraction du domaine dogmatique ne peut s’effectuer que lentement et doit se pratiquer sous le contrôle de l’Église. Ce sont deux points qui se retrouveront dans l’essai manuscrit, mais Loisy, instruit par la lecture de Newman (non par celle de Moehler, qu’il dira dans les Mémoires n’avoir jamais lu) étudiera aussi, avec érudition, le processus d’accroissement du dogme.

77. J. B. HOGAN, « Note sur l’inspiration », f. 87-93. 78. Annales de philosophie chrétienne 111 (1885-1886), p.  1-18 et 113-130. Texte repris dans M. D’HULST, Mélanges philosophiques, Paris 1892, p. 393-432. 79. P. DE BROGLIE, « Les progrès de l’apologétique. Leur nécessité et leurs conditions », Annales de philosophie chrétienne, loc. cit., p. 408-441 80. Voir l’Introduction du DMRFC, vol. 9, p. XVI.

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François Laplanche 2. Résistances des gardiens de l’orthodoxie La question des rapports entre inspiration de la Bible et inerrance n’est pas traitée au concile de Vatican I, parce ce que la dénonciation des « erreurs de la Bible » est encore réservée aux ennemis de l’extérieur, les incrédules des Lumières ou les protestants, qui communient avec ceux-ci dans le « rationalisme ». Les précisions qui vont s’imposer après la tenue du concile sont dues à la pénétration du doute dans les cercles catholiques eux-mêmes. L’inspiration de la Bible et la théorie de l’inspiration restreinte Face à tous les essais effectués pour assouplir la doctrine de l’inerrance biblique, la résistance des gardiens de l’orthodoxie tient à leur position générale vis-àvis de la modernité culturelle. Elle leur paraît menaçante pour la vraie foi et, pour eux, considérer la Bible comme un livre rédigé par des hommes émet déjà un son d’impiété. Il est d’ailleurs significatif que l’exégèse historico-critique pratiquée par des universitaires protestants, sincèrement croyants, soit traitée par eux de « rationaliste ». Scruter la Bible avec toutes les ressources de la philologie et de l’histoire revient à franchir une frontière sacrée qui dépouille la Bible de son autorité sur les consciences. Ce système défensif soutient une doctrine qui ne part pas d’observations pratiquées sur les textes : elle est obtenue par déduction à partir d’axiomes théologiques initiaux qui génèrent des règles d’interprétation normatives. La grande autorité à laquelle se réfèrent les défenseurs de l’inerrance intégrale de la Bible est celle du cardinal Jean-Baptiste Franzelin, jésuite, professeur au Collège romain, rédacteur du schéma de la constitution Dei Filius soumise aux Pères du concile Vatican I. Comme nous l’avons vu, le texte voté après des amendements précise la doctrine de Trente sur l’inspiration des livres de la Bible « en toutes leurs parties », mais n’aborde pas le problème de l’inerrance, celui-ci n’étant posé qu’ultérieurement dans l’opinion catholique. En fait, Franzelin y consacre un appendice de la seconde édition (1875) de son traité fondamental Tractatus de divina Traditione et Scriptura, qu’il dirige contre le livre de A.  Rohling, publié à Münster en 1872 et intitulé Die Inspiration der Bibel und ihre Bedeutung für die freie Forschung in Natur und Offenbarung. Pour cet auteur, l’inerrance de la Bible, qui s’applique de plein droit aux « vérités religieuses » que celle-ci contient, ne protège les « matières profanes » que dans la mesure où elles se trouvent liées à des affirmations doctrinales81. Franzelin objecte aussitôt que cet auteur soustrait à l’inspiration biblique une grande partie des livres saints consacrés à des histoires purement profanes (livres de Ruth, d’Esther, par exemple). Mais les conciles de Florence, de Trente et de Vatican  I ont déclaré l’inspiration des livres bibliques dans toutes leurs parties. Alors comment Rohling peut-il opérer une sélection parmi les textes bibliques ? Son erreur, répond Franzelin, est une erreur de méthode : il détermine l’étendue de l’inspiration des livres saints a priori, en se

81. Voici le passage de Rohling cité par Franzelin : « Entweder bildet eine historische Darstellung das nothwendige Fundament religiöser Wahrheiten, mit dem diese stehen und fallen, wie der Aufenthalt am Sinai die dortige Gesetzgebung stütz und trägt, und da muss Gott den Schriftsteller im Interesse der religiosen Wahrheit vor Irrtum schützen ; oder solcher ist nicht der Fall und dann hängt die Verwerfug oder anerkennung der fragliche Darstellung von der menschliche Kritik ab » (J. B. FRANZELIN, Tractatus de Divina Traditione et Scriptura, Rome 1896, p. 524, n. 1 [citation traduite en latin dans le texte de Franzelin]).

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Une Église immuable, une époque en mouvement fondant sur leur contenu alors que, pour la doctrine orthodoxe, cette détermination est a posteriori. En effet, étant théologique, elle prend sa source uniquement dans le témoignage de la révélation divine proposé par l’Église82. Autre a priori de Rohling : le recours à la finalité salutaire des Écritures comme critère de leur inspiration. Mobiliser le concours divin au profit des savoirs profanes eût été, selon Rohling, un manque de sagesse de la part de Dieu ou même une déviation du plan divin. Franzelin admoneste alors l’impudent, comme Dieu admonestait Job : qui sommes-nous pour mesurer la profondeur du conseil divin ? Mais il propose aussi une argumentation théologique plus élaborée : tout dans l’ordre de la nature est repris dans l’ordre surnaturel, alors pourquoi la révélation de vérités relatives à la création et à l’ordre du monde ne seraient-elles pas assumées dans l’acte de révélation ? Les théologiens ont toujours distingué le revelatum propter se et le revelatum propter alia, mais cette distinction n’a aucun effet sur l’étendue de l’inspiration83. Les adversaires de l’inerrance restreinte de la Bible empruntent à peu près toute leur argumentation au traité fondamental de Franzelin, mais ils appliquent la pensée de leur inspirateur à des questions particulières. On peut le vérifier en lisant le principal contradicteur de d’Hulst, le jésuite Joseph Brucker 84. Il a pris position contre les idées de Newman, de Lenormant et de Mgr d’Hulst, dans une série d’articles des Études qui s’échelonnent de janvier 1888 à août 1893. Rien, pour lui, dans la tradition de l’Église n’autorise la doctrine de l’inerrance restreinte, puisque l’inerrance est une conséquence de l’inspiration. La Bible ne peut pas être « plus ou moins inspirée » et faire appel à la finalité salutaire de ses enseignements constitue une affirmation qui ne trouve aucun appui dans la révélation85. Pour Brucker, il devient alors nécessaire de prendre au sérieux l’histoire biblique dans son intégralité, y compris les onze premiers chapitres de la Genèse. En particulier, la doctrine de la création par Dieu des espèces vivantes et de l’homme oblige à rejeter le transformisme86. Il convient de tenir à l’authenticité mosaïque du Pentateuque, car aucun des arguments de la théorie dite « documentaire » n’est vraiment convaincant (selon cette théorie, le Pentateuque serait la compilation postexilique de documents composés à différentes époques, à savoir l’Elohiste, le Yahviste, le Deutéronomiste et le code sacerdotal). De plus, la réception de cette théorie supposerait à la base d’un des textes les plus sacrés des juifs et des chrétiens une immense supercherie87. Cet argument se trouve aussi chez les tenants de l’école exégétique désignée par d’Hulst comme « moyenne », notamment chez son ami Paul de Broglie88. Tout ceci rappelé à propos de l’inspiration de la Bible, que pensent Franzelin et ses disciples des règles de l’interprétation ? Quelle marge de liberté l’exégète pouvait-il revendiquer hors des bornes de la foi et des mœurs ? Par exemple, l’authenti-

82. Ibid., p. 525. 83. Ibid., p. 530-533. 84. Joseph Brucker (1845-1926 ; voir notice biographique, p.  695) fut professeur d’histoire ecclésiastique et d’Écriture sainte dans les scolasticats de la Compagnie, avant d’être appelé à la rédaction des Études (1873). Il sera le directeur de la revue de 1897 à 1900. 85. J. BRUCKER, « La question biblique », Études, t. 58 (1893), p. 361-387 ; voir p. 373 sqq. 86. J. BRUCKER, « Les jours de la création et le transformisme », Études, t. 46 (1889), p. 567-592 et t. 47 (1889), p. 28-50. 87. J. BRUCKER, « L’origine mosaïque du Pentateuque », Études, t. 44 (1888), p. 57-74 et p. 382-396. 88. P. de BROGLIE, Questions bibliques, Paris, 1897, p. 89-170.

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François Laplanche cité des livres pouvait-elle être remise en question, du moment que leur inspiration restait sauve ? L’extension de l’objet de la foi Ce point doit être examiné à la lumière des positions de l’Église, au XIXe siècle, sur les rapports du savoir théologique et des sciences sacrées. Le concile de Vatican I détermine avec précision les rapports de la foi et de la raison. Celles-ci possèdent, enseigne-t-il, un objet différent et chacune d’elles est autonome dans son domaine propre. Il ne peut y avoir contradiction entre elles, Dieu étant la source unique de toute vérité. La contradiction n’est possible que si le théologien inclut dans l’objet de foi des matières qui échappent à la juridiction de celle-ci, ou si le savant sort des limites de sa compétence en tirant de ses recherches des conclusions philosophiques ou théologiques89. La clarté de ces principes souffre difficulté sur le terrain parce que les savants au XIXe siècle émettent des opinions scientifiques ou historiques qui remettent en cause des certitudes traditionnelles garanties par les Écritures. Franzelin le reconnaît : si les sciences et la théologie ont un « objet formel » tout à fait différent, leur « objet matériel » peut coïncider. Et, dans des domaines obscurs, difficiles, où la part de l’hypothèse est encore grande, les autorités de l’Église vont faire preuve d’une extrême réserve vis-à-vis des savants même catholiques. Cette défiance s’est déjà manifestée en 1863, dans le bref Tuas libenter adressé par Pie IX à l’archevêque de Munich, ville dans laquelle va se tenir un congrès de savants catholiques. Il y est très fermement rappelé à ceux-ci que les conclusions de leur recherche non seulement doivent respecter les dogmes de l’Église, mais aussi se conformer aux décisions des Congrégations romaines et au consensus de la tradition catholique90. Ces directives sont rappelées à d’Hulst quand il entreprend de lancer des congrès internationaux de savants catholiques91. Comme précédemment, il faut recourir au traité de Franzelin pour saisir à sa source le jaillissement des arguments utilisés contre le groupe d’Hulst/de Broglie par les intransigeants. Le cardinal jésuite fonde toute sa réflexion sur l’impossibilité de la double vérité, principe qui équilibre celui de l’indépendance de la raison et de la foi en raison de la distinction des « objets formels ». En vertu de ce principe, la philosophie ou la science ne peuvent contredire une vérité révélée. Si cette vérité est clairement révélée et que son énoncé appartient certainement à la foi, toute conclusion scientifique qui la contredirait devra être déclarée fausse92. Franzelin a en vue le groupe de savants allemands qui, avant le congrès de Munich avaient publié des manifestes en faveur de la liberté de la recherche, revendication qui sera reprise par Loisy.

89. concile du Vatican I, constitution Dei Filius, c.4. 90. F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst, p. 85-86. 91. F. BERETTA, « Monseigneur d’Hulst, les Congrès scientifiques internationaux des catholiques et la question biblique », dans C.  BRESSOLETTE (dir.), Monseigneur d’Hulst, fondateur de l’Institut Catholique de Paris (“Sciences théologiques et religieuses” 8), Beauchesne, Paris 1998, p. 75-135 ; sur Tuas libenter et ses effets : p. 98-117. Voir les documents cités par cet auteur en annexe du livre Monseigneur d’Hulst, p. 281-284 (doc. 54) et p. 301-311 (doc. 64). 92. J. B. FRANZELIN, De divina Traditione et Scriptura, p. 659-661.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Brucker, avant de s’en prendre à d’Hulst, avait attaqué les propositions de Paul de Broglie sur l’apologétique (partagées par le recteur), dans un article des Études publié dans le numéro de janvier 188893. Il objectait au professeur de l’Institut catholique que l’objet de la foi possédait une extension bien plus vaste que celui-ci ne semblait le penser et que, de ce fait, l’indépendance des sciences devait reconnaître ses limites. Dans un cas comme celui du dogme du péché originel, il était hors de toute contestation que la foi excluait l’hypothèse scientifique d’une pluralité d’espèces à l’origine de l’homme. D’autres cas étaient moins saisissants, mais tout aussi importants : par exemple, les miracles de Moïse, d’Élie, de Jésus avaient pour but d’authentifier leur enseignement comme venant de Dieu. Que devenait ce témoignage divin si ces récits miraculeux n’étaient que légendes ? À ce problème se rattachait celui de l’authenticité des livres bibliques : si les récits de l’Exode étaient très postérieurs aux faits racontés, que valait le témoignage du rédacteur ? La formation tardive d’une légende devenait très plausible. Pour tous les apologistes, et même ceux de l’école de Broglie/d’Hulst, cet argument était particulièrement important dans le cas des Évangiles. Affrontés à l’incrédulité du siècle, ces apologistes raisonnaient ainsi  : pas de société sans morale, mais pas de morale sans religion. Quelle religion ? Celle qui est susceptible d’une démonstration historique contraignante pour la raison. Or tel est le cas de la religion de Jésus : il s’est certainement déclaré Fils de Dieu et comme il est le fondateur de l’Église, selon des textes très clairs, celle-ci est d’origine divine. La démonstration apologétique repose alors sur le témoignage apostolique, ce qui suppose la rédaction des Évangiles par les apôtres eux-mêmes (Matthieu, Jean) ou au moins par leurs disciples (Marc, Luc). Cette extension du domaine de la foi à des vérités qui ne constituent pas la révélation de Dieu lui-même est traditionnelle dans l’Église, assurait Brucker. Saint Thomas s’est expliqué plusieurs fois là-dessus94. Même en cas de silence de la Tradition patristique ou du Magistère contemporain sur des cas litigieux, l’opinion des théologiens actuels sur les matières de conflit possible entre la science et la foi doit donc être prise en compte : elle représente la foi de l’Église et, s’il le jugeait nécessaire, le Magistère pourrait sortir de sa réserve pour faire pencher la balance en faveur de la foi95. Brucker insistait donc sur le rôle actif des théologiens pour assurer la conservation du dépôt. Cet argument venait à sa place pour légitimer et valoriser l’opposition de Brucker et des autres intransigeants aux « audaces » de l’école de Broglie/d’Hulst. Mais, dans le domaine touché par de Broglie et d’Hulst, le Magistère allait intervenir, par la promulgation de l’encyclique Providentissimus Deus.

93. J. BRUCKER : textes cités supra, notes 84, 85, 86. 94. Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a 2ae, q. 1, art. 1. Les textes parallèles sont indiqués dans l’édition bilingue des éditions du Cerf : La Foi, Paris 1963, 2 vol., t. I, p. 16. 95. J. BRUCKER, « Questions actuelles d’exégèse et d’apologétique biblique », Études, t. 43 (1888), p. 71-90 ; voir p. 77.

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François Laplanche III. L’Encyclique Providentissimus Deus et sa réception Au mois d’avril 1893, d’Hulst qui sait que son article du Correspondant est vivement attaqué non seulement par les Études, sous la plume de Brucker, mais par les intransigeants qui s’expriment dans le journal L’Univers, se rend à Rome où il rencontre plusieurs cardinaux responsables de Congrégations96. Le cardinal Mazzella lui est très hostile, mais, en dépit de ses efforts, celui-ci n’obtiendra pas de Léon  XIII que l’article de d’Hulst soit mis à l’index ou que son auteur soit nommé dans le texte de Providentissimus Deus97. Toutefois, le recteur est directement visé par un passage de l’encyclique, bien que Mgr Mignot eût tenté de le défendre en écrivant directement au pape98. Les recherches menées par Francesco Beretta dans les archives romaines lui ont permis de retrouver une première élaboration du texte de l’encyclique par Rudolf Cornely, professeur d’Écriture sainte au Collège romain de 1879 à 1889. L’auteur y reconnaît que le concile de Vatican I n’a pas tranché le problème de l’étendue de l’inspiration. Le projet comporte certaines ouvertures en ce qui concerne l’interprétation de la Bible : le but salutaire des écrivains sacrés permet d’admettre quelques corruptions du texte par les copistes dans les passages ne concernant pas la foi et les mœurs et cette concession est reprise dans l’encyclique99. Il faut remarquer que dans un manuel publié en 1885, Cornely avait été plus hardi. Il reconnaissait que le but religieux des auteurs sacrés expliquait leur traitement sélectif de l’histoire sainte ou leur relation des faits conformément à l’opinion de leurs contemporains. Les mêmes principes, suggérait Cornely, pouvaient être appliqués aux sciences naturelles100 (l’ordre mis par Providentissimus Deus entre problèmes venus des sciences naturelles et problèmes venus de l’histoire était donc inversé). Cependant, les controverses nées depuis la publication de ce manuel ont dû inviter Cornely à plus de prudence et, d’après le document découvert par Francesco Beretta, il se serait finalement rallié à la théorie de Franzelin : l’inspiration de la Bible est mise en rapport avec la causalité efficiente de Dieu, auteur principal, et non avec la cause finale de la révélation divine, le salut des hommes. Cette théorie prend le dessus sur l’autre dans le texte de l’encyclique, très probablement sous l’influence du cardinal Mazzella, très hostile à l’idée d’inspiration restreinte. Il subsiste tout de même un reste des remarques de Cornely sur le caractère approximatif du langage biblique mais, comme on va le voir, l’encyclique les juxtapose avec l’affirmation de l’inerrance biblique. 1. Affirmations, hésitations, retours dans le texte de l’encyclique L’information historique sur la rédaction de Providentissimus Deus n’est pas inexistante, on vient de le constater, mais elle n’est pas suffisante pour éclairer

96. Sur d’Hulst et la question biblique, voir F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst et la science chrétienne. Portrait d’un intellectuel (“Textes Dossiers Documents” 16), Beauchesne, Paris 1996, p. 99-123. 97. F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst, p. 121 (références n. 4). 98. A. LOISY, Mémoires, I, p. 295. 99. F. BERETTA, « De l’inerrance absolue à la vérité salvifique de l’Écriture. Providentissimus Deus entre Vatican I et Vatican II », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, Bd 46 (1999), Heft 3, p. 461-501. 100. R. CORNELY, Historica et critica introductio in utriusque Testamenti libros sacros. Volumen I. Introductio generalis, sive de U.T. canonis, textus, interpretationis historia, Paris 1885, p. 574.

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Une Église immuable, une époque en mouvement complètement la confection du texte. En effet, ce document ne se développe pas selon une logique parfaitement rectiligne et donne l’impression parfois de juxtaposer des points de vue non réconciliés, si bien que différentes appréciations en seront possibles. En tout cas, le texte demande une lecture très attentive. Il commence par un long éloge de l’Écriture : la parole du Christ et celle des apôtres se nourrit des Écritures anciennes. Toute la théologie ancienne, celle des Pères de l’Église, est foncièrement scripturaire, tant et si bien que Léon XIII n’hésite pas à déclarer que l’Écriture est comme l’âme de la théologie. Cette priorité de la référence biblique est bien visible aussi chez le grand théologien de l’Église catholique, Thomas d’Aquin. Mais, en ce point, le texte de l’encyclique subit un premier retournement : Thomas ayant été non seulement un grand commentateur des livres bibliques, mais aussi un philosophe et un théologien, il importe que l’étudiant en théologie introduise dans sa formation un solide parcours de philosophie et de théologie. L’encyclique, un peu plus haut, avait rappelé cette nécessité pour les professeurs d’Écriture sainte. Bien entendu, au-dessus de l’autorité des théologiens se tient celle de l’Église : ni le maître ni l’étudiant ne doivent interpréter les textes bibliques sans référence au sens que leur a donné ou leur donne l’Église. Il faut même baser l’étude de la Bible dans les séminaires et les Universités sur la Vulgate latine, car elle est le texte officiel de l’Église romaine (sans que soit interdit le recours aux originaux en cas de difficulté). Après ces consignes théologiques, l’encyclique abordait le problème apologétique : la défense des Écritures contre leurs détracteurs. Elle rappelle d’abord un principe général que nous connaissons bien : la mission divine de l’Église catholique peut être établie par une stricte démonstration historique, et il importe de ne pas brader à la légère les données traditionnelles concernant l’authenticité des livres bibliques. Si l’on en vient à des problèmes particuliers, on constate que la véracité de la Bible peut être contestée au nom des sciences naturelles ou au nom des sciences historiques. Ici, l’encyclique va d’abord poser des règles d’interprétation des passages mis en cause, puis dire la foi de l’Église en l’inspiration intégrale de la Bible, donc à l’absence d’erreur dans des livres dont l’auteur est divin. Les deux points de vue, le premier sur l’interprétation de la Bible, l’autre sur l’absence de toute erreur dans les livres sacrés, sont juxtaposés sans tentative d’articulation. Les règles d’interprétation de la Bible sont d’abord données à propos des passages dont le contenu entre en conflit avec les conclusions des sciences. Le principe général de solution est celui de Vatican  I, orchestré par Franzelin  : il ne peut exister de contradiction véritable entre la foi et la raison. Il importe donc que l’exégète ne prenne pas pour une vérité de foi une interprétation antique, même si elle a pour elle l’ensemble des Pères, dès lors qu’elle ne concerne pas la foi. Mais il faut aussi que l’exégète connaisse suffisamment les sciences naturelles pour pouvoir distinguer entre une conclusion certaine et une hypothèse douteuse ou même fausse. S’il est dans l’embarras devant l’interprétation d’un passage où foi et raison semblent entrer en conflit, il devra se souvenir des conseils de saint Augustin : si la conclusion d’ordre scientifique est certaine, il devra montrer qu’elle n’est pas contredite par l’Écriture ; si elle ne l’est pas, il faudra dire qu’elle est fausse. Dans le premier cas, le problème rebondit : par quelles voies montrer que le texte sacré

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François Laplanche n’est pas en contradiction avec la science  101? Disons simplement que deux voies sont possibles : une fois admis que l’Écriture a pour but de nous révéler la doctrine du salut, on pourra dire ou qu’elle enseigne la même chose que la science, mais en le revêtant d’un langage métaphorique (cette voie est celle du « concordisme », qui soutient par exemple que les « jours » de la création selon la Genèse sont des « époques » géologiques) ; ou bien concéder qu’elle s’exprime dans le domaine profane en se conformant aux apparences ou au langage populaire (usage auquel les plus savantes gens se conforment encore de nos jours)102. L’encyclique ajoutait (et c’était évidemment important, l’avenir le montrera) que son enseignement sur l’exégèse des passages contestés par les sciences naturelles était applicable aux difficultés provenues de la science historique. Le texte de l’encyclique admet donc ici le rôle joué par l’intermédiaire humain, qui n’est pas la simple courroie de transmission des pensées divines. On pourrait avancer qu’elle a pris le point de vue de l’exégète devant le texte. Pourtant, le développement sur l’inerrance va prendre maintenant dans le document romain une voie tout autre et ne plus s’intéresser qu’à la causalité « efficiente » de Dieu. Le rédacteur redevient théologien. Peu importe ici le rôle de l’instrument humain : du moment que Dieu est l’auteur de l’Écriture, l’efficience avec laquelle il dirige l’intelligence et la volonté de l’écrivain sacré ne laissent aucune place à l’erreur, car celle-ci serait imputable à l’auteur principal 103. À l’appui de cet enseignement, Léon XIII appelle l’ancienne tradition de l’Église, mais aussi les décrets des conciles des temps modernes. À vrai dire, ces conciles (Florence, Trente, Vatican I) déclarent que les livres reçus dans le canon sont inspirés dans toutes leurs parties, mais ne donnent aucun enseignement formel sur l’inerrance biblique. L’argument de tradition légitime pourtant dans le texte de l’encyclique une déclaration sur l’inerrance, aux termes de laquelle est condamnée l’erreur de ceux qui restreignent l’inspiration au domaine de la foi et des mœurs : ils donnent de leur théorie cette fausse raison que la vérité du langage scripturaire est à chercher du côté de l’intention divine et non dans ce qui est dit104. Il y a donc là un notable écart avec la règle d’interprétation donnée plus haut et, pour le réduire, un grand effort sera fait ultérieurement par les exégètes ou les théologiens. La conclusion de l’encyclique récapitulait l’enseignement du document. Revenant encore sur le refus de la double vérité, elle affirmait qu’en face d’une contradiction entre un énoncé scripturaire et une conclusion scientifique, il fallait toujours ou réviser l’interprétation du texte biblique jusque-là admise, ou examiner la conclusion scientifique apparemment hostile à l’Écriture ; et, en cas d’impasse, faire confiance à la recherche future105. Que valait cet optimisme théologique dans la conjoncture historique de ce temps ?

101. Galilée, « Lettre à Christine de Lorraine ». Texte traduit et publié par F. Russo dans Galilée. Aspects de sa vie et de son œuvre, P.U.F., Paris 1968. 102. EB, 121 (les nombres indiquent les paragraphes). Cette voie était indiquée par Cornely dans le manuel de 1885. 103. EB, 124-128. 104. EB, 124. 105. EB, 131.

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Une Église immuable, une époque en mouvement 2. La réception de l’encyclique Une réception laborieuse L’encyclique fut reçue avec empressement par tous ceux qu’inquiétait l’hypothèse de l’inspiration restreinte (ils auraient dû dire « inerrance restreinte », car ni Newman ni d’Hulst ne niaient l’intégrale inspiration de la Bible) : non seulement le parti intransigeant, mais aussi les exégètes et les théologiens empressés à obéir aux enseignements de l’Église. Vigouroux publia le texte de l’encyclique dans la réédition du premier volume du Dictionnaire de la Bible (1895). Vacant, responsable de l’édition du Dictionnaire de théologie catholique (décidée en 1897) inséra les enseignements et les directives donnés par Léon XIII dans son commentaire des constitutions de Vatican I. Il précisa soigneusement en quoi l’encyclique développait la doctrine du concile sur l’inspiration de l’Écriture106. Son successeur à la tête de l’entreprise, Mangenot, adhère pleinement à la doctrine de l’encyclique et dans le long article « Inspiration » du DTC, il en présente les principaux commentaires. Brucker, directement impliqué dans la controverse sur « l’inspiration restreinte » se réjouit de la clarté de la parole pontificale : il était désormais dispensé de désagréables attaques, comme celle qu’il avait sèchement menée contre le recteur d’Hulst. On notera pourtant que Brucker fut très intéressé par les directives de Léon XIII concernant les éventuels conflits entre la Bible et les sciences naturelles ou historiques. Il souligna l’introduction par le pape, comme un des principes de solution, de la finalité salutaire de l’Écriture. Il expliqua comment, aux termes de l’encyclique, le langage tenu par les écrivains sacrés sur l’histoire naturelle du monde était vrai par rapport aux apparences sensibles, mais non par rapport aux connaissances scientifiques actuelles : en tenant un tel langage, les auteurs ne commettaient pas d’erreur et se conformaient aux habitudes de leur temps107. En suivant le parallélisme indiqué par l’encyclique entre la solution des problèmes posés à la Bible par les sciences naturelles et celle des problèmes historiques, Brucker admettait aussi que les écrivains sacrés n’ont pas voulu nous donner une histoire du monde ni même une histoire du peuple israélite108. L’indétermination des nombres (particulièrement évidente par confrontation de la Septante et de la Vulgate) et le flottement des noms propres de personnes étaient les principaux arguments du ferme, mais subtil jésuite, pour nier qu’on pût trouver dans la Bible une chronologie exacte et fixer avec son appui l’âge de la création du monde. L’effort le plus rigoureux pour concilier la doctrine de l’inerrance de la Bible avec les imperfections de son langage fut accompli par Marie-Joseph Lagrange dans deux articles de la Revue biblique de 1896. Le fondateur de l’École biblique y croisait sa pratique d’exégète, acquise par la fréquentation des textes anciens, bibliques et extra-bibliques, avec la réflexion thomiste sur le charisme prophétique, récemment encore enseignée à Rome par le cardinal dominicain Zigliara109.

106. A. VACANT, Études théologiques sur les constitutions du concile du Vatican d’après les actes du concile, Paris 1895, 2 vol., t. I, p. 385-390. 107. J. BRUCKER, « L’apologétique biblique d’après l’encyclique Providentissimus Deus », Études, t. 61 (1894), p. 545-565 et t. 62 (1894), p. 619-642. 108. J. BRUCKER, « L’apologétique biblique  d’après l’encyclique Providentissimus Deus » (suite), Études, t. 62 (1894), p. 619-642. 109. T. M.  ZIGLIARA, Propaedeutica ad Sacram theologiam in usum Scholarum, Rome 1884. Le cardinal Thomas M. Zigliara (1823-1893), ordonné prêtre en 1856, fut créé cardinal en 1879 et placé

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François Laplanche Au lieu de partir d’un problème général, la possibilité d’erreurs dans la Bible, Lagrange recueillait des faits : il était évident que certains auteurs bibliques avaient utilisé des traditions ou des documents existant avant eux ; il était évident que Paul usait de procédés de l’exégèse rabbinique ; que les livres de sagesse rapportaient des maximes répandues dans le monde oriental. Alors, tous les livres bibliques qui utilisaient ces emprunts aux cultures ambiantes devaient-ils pour autant être traités comme des livres purement humains ? C’est ici qu’intervenait la théorie thomiste de la prophétie. Distinguant la réception des connaissances (acceptio cognitorum) du jugement porté sur elles (judicium de acceptis), Thomas et ses commentateurs séparaient révélation et inspiration. Dans la révélation (qui est proprement le phénomène prophétique), le prophète reçoit révélation de choses inconnues et ayant conscience qu’il les tient de Dieu, il ne peut douter de leur vérité. Dans la simple inspiration, l’hagiographe peut utiliser des connaissances acquises par les moyens naturels, mais le charisme divin lui fera porter sur ces connaissances un jugement de vérité. Comment alors savoir si et quand cet hagiographe engage son jugement ? Par la forme du texte : Oui, Dieu enseigne tout ce qui est enseigné dans la Bible, mais il n’y enseigne rien que ce qui y est enseigné par l’écrivain sacré, et ce dernier n’y enseigne rien que ce qu’il veut y enseigner. C’est très simple, mais c’est très fécond, car cela suppose que l’inspiration ne change ni le sens des termes, ni le caractère des propositions, ni le genre littéraire des livres, et c’est seulement en étudiant le sens des termes, le caractère des propositions et le genre littéraire des livres que nous pouvons connaître la pensée et l’intention de l’auteur 110.

Cette place de l’expression, du « genre littéraire » dans l’exacte intelligence de la pensée de l’auteur sacré n’était pas seulement admise par les théologiens dominicains tenant chaire à Rome (Zigliara, Zanecchia). Tout au long des chroniques qu’il rédige pour la Revue biblique, Lagrange se donnera le plaisir de citer des noms comme celui du bénédictin Hoepfl, des jésuites Christian Pesch et Ferdinand Prat (dont le nom est cité dans les conférences de Lagrange sur La méthode historique, prononcées en 1903) 111. Mais l’appel au genre littéraire rencontrera une très forte opposition sous le pontificat de Pie  X et sera pour longtemps écarté. En fait, à la fin du pontificat de Léon XIII, encore plus sous celui de Pie X, l’encyclique Providentissimus Deus est vue par les responsables

en 1886 à la tête de la Congrégation des indulgences et des reliques. Il s’intéressa à la place des animaux dans la Bible. Voir aussi Dominique Zanecchia, professeur de théologie à l’Angélique, qui a publié un volume remarqué sur l’inspiration de la Bible  : Divinarum scripturarum inspiratio ad mentem sancti Thomae (Rome, 1898). 110. M. J.  LAGRANGE, « L’inspiration et les exigences de la critique », Revue biblique, t. 5 (1896), p. 496-518 ; cité p. 506-507. 111. M. J. LAGRANGE, « Bulletin », Revue biblique, t. 14 (1905), p. 448-452 et « Recensions », Revue biblique, t. 15 (1906), p. 303-314 ; La méthode historique. La critique biblique et l’Église, Les Éditions du Cerf, Paris 1966 (réédition de l’édition de 1903 par R. de Vaux dans la collection “Foi vivante” avec légère modification du titre), p.  85. Le bénédictin Hildebrand Hoepfl (1872-1934) fut appelé à Rome, pour y tenir la chaire d’Écriture sainte du Collège pontifical saint Anselme. Son manuel d’Écriture sainte  : Introductionis in sacros utriusque Testamenti libros compendium, Rome 19211922, 3 vol., connut une large audience. Christian Pesch, jésuite (1853-1925), enseigna la théologie dogmatique dans différentes maisons de son ordre, en Angleterre puis aux Pays-Bas. Esprit ouvert et pondéré, il contribua à barrer la route au modernisme.

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Une Église immuable, une époque en mouvement des Congrégations romaines comme le document qui, en rejetant la théorie de l’inspiration restreinte, a sauvé l’Église des dangereuses dérives de la libre critique de la Bible. Et c’est ainsi que Loisy la juge, au moment où il rédige ses Mémoires. Mais qu’en a-t-il écrit sur le champ ? Les positions prises par l’encyclique agitèrent fort le cercle des relations de Loisy. Il faut y distinguer d’Hulst lui-même, qui par son article du Correspondant sur « La question biblique » avait involontairement allumé l’incendie. Au nom de l’Institut catholique, il envoya au pape une adresse de soumission collective, accompagnée d’une lettre personnelle remerciant le pape de ne pas avoir été nommément visé par le texte romain 112. Mais, monarchiste convaincu, il en voulait beaucoup au pape de la politique du « ralliement » qui, selon lui, cache, sous un vernis de modernisme, le caractère résolument conservateur du pontificat et il s’explique crûment de ses réserves dans deux lettres à Hogan 113. La seconde de ces missives reconnaît quelques mérites à l’encyclique, en particulier celui d’être assez circonspecte en matière de science pour ne pas renouveler le fâcheux procès de Galilée. Mais elle pronostique que le refus de l’inerrance restreinte va fermer la voie à la recherche de la science catholique des Écritures, car elle trahit une méconnaissance absolue des acquisitions récentes de l’histoire et de l’exégèse. Seul Paul de Broglie, selon le recteur, est un peu plus optimiste : il aperçoit dans le texte des « failles », par où des progrès seront possibles 114. Le sentiment de l’abbé de Broglie est partagé par Von Hügel qui doit défendre la doctrine de l’encyclique devant l’opinion anglicane. Il se renseigne près de Loisy qui lui « fournit quelques munitions » pour exploiter les « failles » du document romain. Cependant, celui-ci se sent plus proche d’un journaliste d’origine irlandaise, E. J. Dillon qui a commencé des études théologiques à Saint Sulpice, mais a quitté le séminaire avant de recevoir les ordres. Il publie anonynement dans la Contemporary Review d’avril 1894 un article bientôt traduit en français : « The Papal Encyclical on the Bible » qui est une charge violente contre les étroitesses du document romain 115. Mignot, qui est de son côté peu satisfait de l’encyclique, prépare deux textes d’interprétation, qui ne seront jamais publiés et qui ont été bien étudiés par Louis-Pierre Sardella, grâce aux papiers de l’archevêque conservés aux archives diocésaines d’Albi 116. Le premier texte reprenait en l’améliorant un essai de 1885 et le second, qui se présente sous la forme de lettres (« Lettres d’un inconnu sur la question biblique ») examine (dans la troisième lettre) le problème de l’inerrance. Selon l’auteur, le heurt entre l’encyclique et les praticiens de l’exégèse est inévitable, car l’encyclique dirige le débat d’un point de vue rigoureusement et uniquement théologique, tandis que les partisans de l’inerrance restreinte partent des faits. Ce partage des esprits est évidemment le nœud de la question et nous allons voir comment Loisy refuse de le trancher pour ne pas être obligé, ensuite, de raccorder laborieusement les deux fils ainsi séparés.

112. Texte de la lettre dans F. BERETTA, Monseigneur d’Hulst, doc. 119. 113. Ibid., doc. 111 et 118. 114. Ibid., doc.118. 115. A. LOISY, Mémoires, I, p. 322-323 et p. 331-340. 116. L. P. SARDELLA, Mgr Eudoxe Irénée Mignot, p. 263-275.

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François Laplanche Loisy et l’encyclique Examinons maintenant les différents lieux où Loisy expose sa pensée sur l’encyclique : quelques passages de la correspondance, signalés dans le premier tome des Mémoires ; des notes accompagnant la réédition (dans le volume Études bibliques) de la dernière leçon de Loisy à l’Institut catholique, à la fin de l’année universitaire 1892-1893 ; le mémoire remis au cardinal Rampolla par Georges Goyau. Par les Mémoires, nous apprenons que Loisy a fourni des arguments à von Hügel pour la défense de l’encyclique. Les quelques extraits que nous connaissons par cette voie révèlent chez Loisy des intuitions qui seront développées dans son manuscrit. Pour lui, le lieu originaire de la révélation ne saurait être un livre, c’est bien plutôt la foi vivante d’Israël, puis de l’Église chrétienne : Il ne semble pas que la Bible soit assez inspirée, ou qu’elle ait pu l’être, au point de passer à elle seule pour le vrai maître de la religion. Elle n’en est que le témoin. Si l’on en veut faire un docteur, c’est un docteur qui dit bien des choses inutiles, surtout pour nous à l’heure présente117.

Quant au problème de l’inerrance, il convient de le considérer à deux points de vue. Du point de vue théologique, il n’y aurait erreur dans la Bible que si elle contenait des affirmations fausses écrites avec l’intention de les présenter comme des vérités. Du point de vue historique, il y a dans la Bible des affirmations fausses, mais qui n’auraient pu être vraies sans un bouleversement des conditions ordinaires de l’histoire (Loisy veut dire : si le premier chapitre de la Genèse s’était exprimé en usant des connaissances de l’astronomie moderne ou si les auteurs des récits historiques avaient mis en œuvre les procédures de l’histoire scientifique). Par les Mémoires, nous savons aussi que Loisy a collaboré à la rédaction du mémoire sur les questions bibliques que Léon XIII avait demandé à Mignot, lors de l’audience du novembre 1896118. Plusieurs notes ajoutées au texte primitif de la leçon de clôture donnée par Loisy au terme de l’année universitaire 1892-1893 marquent avec netteté les réactions de Loisy à la lecture de l’encyclique. Pour lui, le document pontifical se place sur le terrain théologique et ne dit en somme rien de nouveau119. L’encyclique donne d’ailleurs des consignes d’interprétation indiquant clairement qu’elle ne prétend pas faire de la Bible un livre exprimant des vérités scientifiques120. D’ailleurs le pape recommande pour l’étude des textes sacrés l’usage des différentes ressources offertes par la philologie et l’étude des textes anciens. Il semble qu’il entre dans sa pensée de distinguer, dans la formation des clercs, deux degrés : l’un de niveau plus général, l’autre de niveau scientifique, destiné à former des maîtres et des chercheurs121. Toutes ces remarques se retrouveront dans l’essai manuscrit. Le mémoire à Léon XIII ramasse en quelques pages l’essentiel de la pensée de Loisy à cette époque. L’expression est prudente, respectueuse, le style presque ampoulé : Loisy assure dans ses Mémoires qu’en contrôlant sa plume, il a tenu le

117. A. LOISY, Mémoires, I, p.  332. Les mots en italiques sont imprimés ainsi dans le texte des Mémoires. 118. Présentation du mémoire dans L.  P.  SARDELLA, Mgr Eudoxe Irénée Mignot, p.  292-296 (voir supra, n. 73). 119. A. LOISY, Études bibliques, Paris, 1903, p. 139, n. 2 et p. 167, n. 1. 120. Ibid., p. 157 et 159. 121. Ibid., p. 155, n.1.

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Une Église immuable, une époque en mouvement plus grand compte des conseils d’Henri Lorin, l’un de ses intermédiaires en cette affaire122. La démarche de l’exégète, dans ce mémoire, consiste à s’incliner devant l’autorité de l’encyclique en en limitant le champ  : le document, assure Loisy, considère la Bible comme la source de l’enseignement de l’Église et sous l’angle uniquement théologique. Mais il existe un point de vue historique et critique, légitime en son ordre, quoi qu’il en soit des abus commis et des négations soutenues au nom de la science. Cette dualité d’approche tient à ce que la Bible est un livre à la fois divin et humain. D’où deux niveaux dans le commentaire : le commentaire théologique et le commentaire historique et critique, qui ne retrouvera pas nécessairement dans les versets d’un passage biblique tout ce que le développement ultérieur de la tradition y a ajouté. Venant au problème de l’inerrance, Loisy déclare que l’affirmation absolue selon laquelle la Bible ne contient aucune erreur, est exacte du point de vue théologique : les écrivains sacrés n’ont pas entendu faire de leurs descriptions cosmologiques l’objet d’une révélation divine. Mais le problème historique demeure entier : que pensait donc l’écrivain sacré ? Partageait-il les représentations du monde de ses contemporains ? Nous avons vu que Hogan reversait toujours l’erreur du côté des récepteurs du message. Ici, Loisy s’écarte de la théorie du sulpicien irlandais et admet que les écrivains sacrés eux-mêmes aient partagé « l’erreur » de leur temps123. Loisy explique ensuite au pape que les écrivains sacrés n’ont pas seulement partagé les représentations du monde physique alors acceptées, mais aussi les procédés d’écriture en vogue chez leurs contemporains. Cette extension de « l’humanité » de la Bible lui permet de suggérer que les récits historiques de la Bible prennent une certaine liberté pour présenter les événements qu’ils rapportent et les mettre dans un certain ordre124. IV. Horizons culturels au-delà de l’exégèse Pour suivre correctement les copieuses ramifications du manuscrit de Loisy, il faut avoir à l’esprit que la culture historique et théologique de son auteur et ses expériences pastorales entraînent sa réflexion bien au-delà de ce qu’il est convenu d’appeler « la question biblique ». Appliquée à l’évolution doctrinale du catholicisme, la méthode historique fait surgir une nouvelle discipline théologique, l’« histoire des dogmes » qui amène Loisy à des prises de position originales. L’extension de la méthode scientifique assied sur de nouvelles données le problème des rapports entre science, morale et religion, qui assiège et assiégera constamment l’esprit de Loisy. Les transformations de la société, impliquant celles de la culture, préoccupent les plus perspicaces des catholiques français, clercs ou laïcs, et Loisy n’est pas seul à réclamer de profondes réformes de l’Église catholique. Il sera utile d’évoquer successivement ces nouveaux horizons, pour y faire apparaître la figure de l’auteur du manuscrit dans sa singularité propre.

122. Jérôme Grondeux, qui a trouvé le texte du mémoire, dans les papiers Goyau, à la Bibliothèque Nationale de France, a bien voulu m’en communiquer une copie. Qu’il en soit vivement remercié. Voir Jérôme GRONDEUX, Georges Goyau (1869-1939). Un intellectuel catholique sous la IIIe République (“Collection de l'École française de Rome 381”), Rome 2007. 123. A. LOISY, « Mémoire sur l’Encyclique de Notre Saint Père le pape Léon XIII : De studiis Sacrae Scripturae », p. 4-5 (document dactylographié par J. Grondeux). 124. Ibid., p. 5.

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François Laplanche 1. Le développement dogmatique Anciennes certitudes La théologie traditionnelle, jusqu’au XIXe siècle, reprend les principes posés dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin. Certes, la Sainte Écriture est la règle de la foi, à laquelle il ne faut rien ajouter ni soustraire, mais ses enseignements sont dispersés dans un ensemble de livres et ne sont pas toujours clairs. Pour proposer à tous la foi de l’Église de façon simple et claire, un symbole de foi est donc nécessaire, dont la composition appartient au pape. Les articles de foi peuvent-ils croître au cours du temps ? Oui, parce que certains sont impliqués dans les autres, comme certaines vérités philosophiques dérivent des premiers principes de la raison. On répondra donc à la question par une distinction entre la « substance » des articles de foi et leur « explication » : du point de vue de cette « explication », on peut admettre que les articles de foi aient augmenté en nombre. L’accroissement des articles de foi se produit donc par passage de l’implicite à l’explicite, de l’obscur au clair, du non-exprimé à sa venue au langage. La controverse confessionnelle postérieure au concile de Trente relance le débat, mais met en œuvre les mêmes principes de solution. Les protestants notent en effet que l’Église catholique a ajouté beaucoup d’articles de foi à ceux contenus dans l’Écriture. Et, de cette observation, ils tirent la conclusion que le catholicisme, ayant varié dans sa foi, ne peut prétendre à être le gardien fidèle de la révélation faite aux apôtres. Les catholiques répondent qu’en admettant la christologie des quatre premiers conciles œcuméniques, les protestants eux-mêmes acceptent une explicitation des articles de foi. Et comme la réception opérée au concile de Trente des livres non contenus dans le canon hébreu, parmi les livres canoniques, constitue pour les protestants une innovation scandaleuse, les catholiques n’y voient qu’un passage de l’implicite à l’explicite (ici le passage ne s’effectue pas au moyen d’une déduction logique, mais par la sanction donnée par les Pères de Trente à une pratique répandue dans l’Église antique, à savoir l’usage liturgique ou théologique des livres contestés)125. Bossuet expose clairement cette position catholique, dans sa correspondance avec Leibniz : L’Église catholique […] met les doutes sur certains livres canoniques au rang de ceux qu’elle a soufferts sur tant d’autres matières avant qu’elles fussent bien éclaircies et bien décidées par le jugement exprès de l’Église. […] Personne ne trouve la rebaptisation aussi coupable dans saint Cyprien qu’elle l’a été dans les donatistes depuis la décision de l’Église universelle. Ceux qui ont favorisé les pélagiens et les demi-pélagiens devant les définitions de Carthage, d’Orange, etc. sont excusés et non pas ceux qui l’ont fait depuis. Il en est ainsi des autres dogmes. Les décisions de l’Église, sans rien dire de nouveau, mettent dans la chose une précision et une autorité à laquelle il n’est plus permis de résister126.

Progrès de la science historique et nouvelles questions Il faut se garder de croire que l’approche historique de l’antiquité chrétienne n’apparaît qu’au XIXe siècle. En réalité, au tournant du siècle des Lumières, l’érudition catholique aussi bien que protestante a acquis un haut niveau de connaissances

125. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 2a 2ae, q. 1, art. 6, 7, 9, 10. 126. BOSSUET, Œuvres, Paris 1920, t. XIII, p. 121-122 (lettre du 17 août 1701).

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Une Église immuable, une époque en mouvement et les textes anciens autour desquels se produit l’affrontement sont déjà les mêmes que ceux dont discutent les érudits d’aujourd’hui. Mais il s’est produit tout au long du siècle des Lumières, principalement en Allemagne, un important accroissement du savoir, par les progrès de la philologie et de l’archéologie, qui s’amplifie au siècle suivant, et qui renforce les certitudes « positives » (celles qui ont trait aux faits). De plus, et cela surtout est important, ces faits, quand ils appartiennent à l’histoire des doctrines, sont regroupés en systèmes, ce qui les rend cohérents entre eux, mais les pose en face de l’historien comme des « mondes » à part, qui émergent de la confusion du passé dans leur singulière étrangeté. Il existe donc « une histoire de l’esprit humain », qui peut être reconstituée par le labeur de l’historien. Transposée dans l’histoire des dogmes, cette perception amène à tirer un bilan des rapports entre le dogme et la théologie. Le premier emprunte ses formules à la seconde, mais, à son tour, celle-ci est étroitement liée à la culture de son temps. L’addition de ces constats amène à franchir un pas et à affirmer que les dogmes ne possèdent qu’une valeur de vérité « relative ». Ce pas est franchi par le théologien allemand Anton Günther dont la théorie sur le dogme est critiquée par la constitution Dei Filius du premier concile du Vatican. Le cardinal jésuite Franzelin, dont nous avons dit le rôle à ce concile, reprend méthodiquement dans son traité De Scriptura et divina Traditione (1870) la théorie scolastique du développement. Comme Bossuet, Franzelin constate que la fameuse règle de Vincent de Lérins admet des assouplissements, parce qu’il existe des articles de foi qui ne sont qu’implicitement crus127. Et voici comment Léonce de Grandmaison résume la position de Franzelin sur le développement : En quoi donc consiste le développement et quel rôle y tient le magistère de l’Église ? Définir les termes douteux, faire passer certains points de l’implicite à l’explicite ; les transporter – sous la pression des hérésies et des controverses – de l’affirmation intermittente et combattue aux proclamations solennelles de la confession publique ; défendre ces points une fois acquis : tel se montre historiquement le rôle du magistère. Et bien que l’étude de l’histoire et des sciences théologiques lui serve d’auxiliaire moralement indispensable, son autorité se fonde plus haut que les secours humains, sur l’assistance promise par Dieu à son Église128.

En France, l’assaut contre l’invariabilité des dogmes, professée par l’Église catholique, fut mené principalement par le directeur de l’École Normale Supérieure, Étienne Vacherot, qui publia une forte étude sur l’école théologique d’Alexandrie, dans laquelle il soutenait l’origine platonicienne de la dogmatique chrétienne  : Histoire critique de l’école d’Alexandrie (Paris 1846-1851). Cette publication suscita des études catholiques, qui n’étaient pas vraiment à la hauteur des questions posées129.

127. Vincent de Lérins reconnaît la règle de foi obligatoire à ces trois caractères  : l’universalité géographique, la perpétuité dans le temps, l’unanimité dans la réception. Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditur. 128. L. DE GRANDMAISON, Le dogme chrétien. Sa nature. Ses formules. Son développement, Beauchesne, Paris 1928, p. 113-114. 129. Notices sur deux historiens catholiques du dogme, Mgr Ginoulhiac et Mgr Goux, dans DMRFC, vol. 9, p. 283-284 et 291-292. Voir aussi A. LE BOULLUEC, « L’École d’Alexandrie, histoire des aventures d’un concept historiographique », dans Alexandrie antique et chrétienne. Clément et Origène, Institut d’Études augustiniennes, Paris 2006, p. 13-27.

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François Laplanche La foi comme vie L’idée que la foi est d’abord vie et ensuite seulement formulation de croyances prend naissance dans le milieu de l’Allemagne romantique, pour laquelle l’esprit d’un peuple ne se montre pas exclusivement dans les grandes œuvres des écrivains et des artistes, mais se rencontre dans les recueils populaires de récits, de contes, de chansons, de proverbes, où s’exprime une tradition nationale, berceau du génie individuel. Analogiquement, pour le grand théologien de Tübingen, Johann-Adam Mœhler, l’Église est d’abord le peuple uni dans la foi et par la foi. La même foi agit en chacun et en tous, grâce au don du Saint-Esprit, et ni l’enseignement de l’Écriture, ni celui de l’Église ne peuvent atteindre celui qui ne vit pas de cette vie nouvelle. Cette somme d’expériences individuelles de la rencontre de Dieu déboucherait dans l’anarchie si l’Église ne s’était donné un principe d’unité dans la fonction épiscopale. Le lien de charité entre les évêques voisins est assuré par le métropolitain et le lien entre tous les évêques revient à l’évêque de Rome (Mœhler reconnaissant que la forme primitive de la primauté est assez éloignée de son stade actuel)130. Bien des vues de Mœhler vont se retrouver dans le manuscrit de Loisy, et pourtant il assure n’avoir jamais lu cet auteur. Cette dénégation se produit sur le fond d’un refus global opposé par lui à toute forme de dépendance du « modernisme » par rapport à la pensée germanique. Si l’on peut percevoir des convergences entre la pensée de Mœhler et la sienne, explique-t-il, c’est parce que le catholicisme n’a guère évolué de 1830 à 1890 et que les théologiens conscients de ce blocage cherchent des solutions dans la même direction. Dans son élan, Loisy nie aussi toute dépendance de Newman envers le théologien de Tübingen, dont, au reste, la langue ne lui était guère familière131. Loisy et Newman Loisy a lui-même exposé, au chapitre I de son manuscrit, section IV, ce qu’il devait à Newman. Nous n’aurons pas à y revenir ici, sinon pour relever deux aspects importants de ce témoignage : il s’agit d’une filiation dans laquelle Loisy garde son entière liberté de pensée. q Développement de la révélation biblique et histoire des dogmes Loisy n’est pas venu à la théorie du développement comme Newman à partir de l’étude de l’Église antique, mais à partir de la pratique de son métier d’exégète. L’historien critique ne peut concéder que les textes de la Bible les plus anciens soient lus à la lumière de textes bien postérieurs : il existe un fossé méthodologique entre l’approche de l’histoire et celle du théologien. Comment le franchir sinon en admettant à l’intérieur de la Bible elle-même une loi de développement religieux ? Mais un constat s’impose ici : pour Loisy, cette loi s’étend sans rupture à tout le domaine de l’histoire des doctrines dans le christianisme et le processus de révélation se déroule toujours de la même manière, avant comme après le passage de Jésus sur la terre. Cette assimilation de l’« avant » et de l’« après » était soutenue par des concepts de type biologique : ceux de « germe », de « nutrition », de « croissance », qui dissimulent les ruptures chères aux Pères de l’Église entre les deux alliances.

130. Principales œuvres de J.  A.  Moehler  : Die Einheit in der Kirche, oder das Prinzip des Katholizismus. Dargestelt im Geiste der Kirchenväter der drei ersten Jahrhunderte, 1825 ; trad. fr. par André de Lilienfeld (pour les Éditions du Cerf, 1938) ; Symbolik (1832). 131. A. LOISY, Mémoires, III, p. 267-269.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Elle s’explique, peut-on supposer, par une sorte de soudure effectuée par Loisy entre ses conclusions d’exégète et la réflexion newmanienne sur l’histoire des dogmes. q Destin de la théorie du développement En adoptant et en adaptant la théorie newmanienne du développement, Loisy a soin de dire qu’elle est loin d’être encore admise par les théologiens. En effet, tout énoncé nouveau est ressenti par eux comme contraire à la tradition reçue et il faudra du temps pour intégrer la théorie du développement au système de la théologie catholique. Il y aura donc là matière à exercice pratique pour les théologiens qui méditent sur l’histoire des dogmes : ils verront la théorie du développement naître au XIXe siècle et prendre sa taille adulte au XXe. 2. Science, morale et métaphysique Les fissures dans le scientisme L’expression de « scientisme » désigne la croyance en la toute-puissance de la science pour déchiffrer les énigmes de l’univers et, par voie de conséquence, pour éclairer aussi les questions de l’homme au sujet de son propre destin. « Au nom du ciel, accordez-moi que la science seule peut fournir à l’homme les vérités vitales, sans lesquelles la vie ne serait pas supportable ni la société possible »132. Ce cri de Renan dans L’avenir de la science (texte écrit en 1848, mais publié seulement en 1890, précédé d’une préface de l’auteur) pourrait servir de mot de ralliement à tous ceux qui, au XIXe siècle, philosophes, médecins matérialistes ou historiens, ont professé cette croyance en la toute-puissance de la science et l’ont diffusée dans les cercles maçonniques ou libres-penseurs et très au-delà133. La religion, pour ce courant bien représenté en France, quoiqu’il trouve des appuis en Allemagne et en Grande-Bretagne, est source d’ignorance puisqu’elle explique le monde par une sur-nature, qui ne reçoit aucune confirmation de la science134. Nous choisissons l’expression de « scientisme » plutôt que celle de « positivisme », parce que la philosophie d’Auguste Comte, que désigne ce second terme, est en perte de vitesse en France sous la Troisième République. Ce qui demeure, c’est l’attachement à la « science positive », à celle qui établit des faits et ne spécule pas sur des idées. L’insistance sur le « fait positif » se trouve abondamment chez Renan, mais va prendre après 1870 une nouvelle coloration. Les développements de la psychologie, puis de la sociologie entraîneront l’engouement pour une approche « positive » des phénomènes humains, c’est-à-dire une approche plus scientifique que philosophique de ces faits. Cette tendance domine dans la Revue philosophique fondée en 1875 par Théodule Ribot135. La coupure n’est pas tranchée entre la démarche scientifique et la démarche philosophique, dans la mesure où les sciences humaines naissantes se cherchent, dans l’aire philosophique, un fondement d’ordre épistémologique et une légitimation institutionnelle. Mais, dans l’opinion publique,

132. E. R ENAN, L’avenir de la science, Œuvres complètes, t. III, Calmann-Lévy, Paris 1949, p. 758. 133. Sur la place de la science dans le programme de la libre-pensée : J. LALOUETTE, La libre-pensée en France. 1848-1940 (“Bibliothèque Albin Michel” Histoire), Albin Michel, Paris 1997, p. 159-162. 134. Ibid. 135. Théodule Ribot (1839-1916), agrégé de philosophie en 1867, fonde en 1876 la Revue philosophique, qui a pour dessein de propager la psychologie expérimentale. Après un court passage en Sorbonne, il se voit offrir en 1888 une chaire au Collège de France pour enseigner cette nouvelle discipline, fondée sur la physiologie et la pathologie, à l’exclusion de toute approche métaphysique.

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François Laplanche le savant et le philosophe constituent deux types d’intellectuels bien distincts. On va le voir avec la fondation de 1893 de la Revue de métaphysique et de morale. Celle-ci est l’œuvre d’un groupe de jeunes philosophes qui s’appuient sur l’enseignement ou les publications de quelques grands maîtres de l’Université. En arrière de la fondation, l’on peut distinguer, en négligeant les nuances et les apparentements, trois filières de renouveau « spiritualiste » (comme on dit alors) : les disciples de Félix Ravaisson, dont les plus notables sont Lachelier et Boutroux136 ; les fidèles de Bergson, soucieux d’appuyer constamment la réflexion philosophique sur l’expérience, et qui prend vite la figure du « philosophe à la mode »137 ; des professeurs de première supérieure, qui sèment en profondeur chez leurs élèves les germes du renouveau « spiritualiste » (Alphonse Darlu, rédacteur de l’introduction du premier numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale ; Jules Lagneau, maître d’Émile Chartier – plus connu sous le pseudonyme d’Alain)138. Les formules de Darlu dans le texte d’introduction qu’on vient d’évoquer se pressent sans concession. Ayant évoqué l’éclectisme de la Revue philosophique, l’auteur continue : Ici on voudrait faire autre chose. Dans un cadre plus restreint, on voudrait donner plus de relief aux doctrines de philosophie proprement dites ; on voudrait, laissant de côté les sciences spéciales plus ou moins voisines de la philosophie, ramener l’attention publique aux théories générales de la pensée et de l’action dont elle s’est détournée depuis un certain temps et qui cependant, ont toujours été, sous le nom décrié de métaphysique, la seule source des croyances rationnelles ; on voudrait non pas suivre le mouvement des idées, mais essayer de lui imprimer une direction139.

On aura remarqué la dernière phrase du texte. À mots couverts, le mouvement initié par Xavier Léon, premier secrétaire de la Revue de métaphysique et de morale et par Darlu, avoue un but pratique  : diffuser un type de réflexion philosophique susceptible de diriger l’éducation de la jeunesse. Cette volonté d’influence sur l’opinion se voit bien dans deux nouvelles initiatives de Xavier Léon : l’organisation des

136. Félix Ravaisson (1813-1900), malgré une thèse remarquée sur l’habitude (De l’Habitude, 1834) choisit une carrière administrative  : inspecteur des bibliothèques, directeur du département des antiquités au Louvre, inspecteur général de l’Instruction publique (et plusieurs fois président du jury d’agrégation). Émile Boutroux (1846-1921), agrégé de philosophie en 1868, se signale par une thèse intitulée De la contingence des lois de la nature (1874), qui lui ouvre la carrière universitaire, poursuivie à Montpellier, Nancy, pour aboutir à l’École normale supérieure et à la Sorbonne (1888). Jules Lachelier (1832-1918) entré à l’École normale en 1851, est agrégé de philosophie en 1863. Maître de conférences à l’École normale, il devient en 1879 inspecteur général de l’Instruction publique. 137. Henri Bergson (1859-1941), normalien en 1868, agrégé de philosophie en 1881, docteur ès lettres en 1889, enseigne dans plusieurs lycées de province puis dans les lycées parisiens de Louis-leGrand et Henri-IV. Il est professeur au Collège de France de 1900 à 1921. Voir François A ZOUVI, La gloire de Bergson : Essai sur le magistère philosophique, Paris 2007. 138. Le numéro du centenaire de la Revue de métaphysique et de morale (1993, I-II) fournit des renseignements précis sur tous ces personnages. Alphonse Darlu (1849-1921) enseigne la philosophie au lycée Condorcet en première supérieure. Il a pour élèves ceux qui l’aideront à lancer la Revue : Elie Halévy (1870-1937), Léon Brunschvicg (1869-1944), Xavier Léon (1868-1935). Au lycée Michelet, à Vanves, Jules Lagneau a pour élève Émile Chartier (connu sous le pseudonyme de Alain) (1868-1951), ami et collaborateur d’Élie Halévy pour la rédaction de la Revue. 139. Introduction (anonyme) de A.  Darlu, présentant le projet de la Revue de métaphysique et de morale, (1893-I) p. 2.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Congrès internationaux de philosophie (1900), puis la création de la Société française de philosophie (1901). Quant à la revue, son succès s’imposa lentement : elle a passé de 300 à 600 abonnés de 1896 à 1906. Le directeur de l’enseignement secondaire retire 58 abonnements des bibliothèques de lycée à la revue de Ribot pour en attribuer 50 à sa concurrente140. Toutefois, en se vulgarisant, la critique du scientisme et la réhabilitation de la philosophie se muent en une hostilité envers la science dont la manifestation la plus bruyante est la publication dans la Revue des deux Mondes, le 1er janvier 1895, par Ferdinand Brunetière, critique littéraire réputé, d’un article qui dénonce « la banqueroute de la science », et dont l’extrait suivant donne le ton : (Les sciences positives) sont impuissantes, je ne dis pas à résoudre, mais à poser convenablement les seules questions qui importent : ce sont celles qui touchent à l’origine de l’homme, à la loi de sa conduite et à sa destinée future141.

Ce langage « politiquement incorrect » fit scandale dans les cercles rationalistes qui organisèrent un banquet de protestation, présidé par le grand chimiste Marcellin Berthelot. Dans ses Mémoires, Loisy dit son dédain envers Brunetière qu’il considère comme un modèle d’esprit étroit en matière biblique142. Cependant, une nette méfiance envers la science et singulièrement envers l’application de la méthode historique aux Écritures habite désormais une large fraction de la jeunesse catholique143. Science, philosophie, religion chez Loisy Valider la méthode scientifique tout en contenant la science dans de justes limites, affirmer la solidarité de la métaphysique et de la morale, programmer l’éducation morale et civique de la jeunesse française, autant de préoccupations qui sont en 1898 celles de Loisy et qui ne le quitteront guère. Faisons un pas : Loisy aurait-il fréquenté quelques artisans du renouveau spiritualiste ? On pourra au moins retenir le nom de Jules Lagneau, à cause de sa collaboration avec Paul Desjardins à l’Union pour l’Action morale, qui réunit des incroyants et des croyants dans une tâche commune de restauration des valeurs morales. Il faut se souvenir qu’aux réunions annuelles de l’Union (les « Décades de Pontigny »), Loisy participa plusieurs fois (1911, 1912 et 1913)144. Bien qu’ils n’aient été publiés que beaucoup plus tard, en 1925, les célèbres cours de Lagneau sur Dieu furent donnés aux « khâgneux » du lycée Michelet, à Vanves, au cours de l’année 1892-1893145 et l’on y trouve exprimée la solidarité de la métaphysique et de la morale, thème qui enchante Loisy et qui l’attache à la pensée de Boutroux comme à celle de Bergson. Nous savons aussi que Loisy s’intéressa à l’œuvre de Blondel et à celle de Laberthonnière et correspondit avec eux. Toutefois, plutôt que d’évoquer le passage, somme toute fugitif, de quelques philosophes contemporains dans l’existence de l’exégète, convient-il de s’arrêter un

140. Voir sur tout ceci C.  P ROCHASSON, « Philosopher au XXe siècle. Xavier Léon et l’invention du “système R2M” (1891-1902) », Revue de métaphysique et de morale. Numéro spécial du centenaire, 1993, I-II, p. 109-140. 141. E. LECANUET, La vie de l’Église sous Léon XIII, Alcan, Paris 1930, p. 46. 142. A. LOISY, Mémoires, I, p. 557-558. 143. Voir F. LAPLANCHE, La crise de l’origine. La science catholique des Évangiles et l’histoire au XX e siècle, p. 21-22. À cet égard, l’évolution d’Ernest Psichari, petit-fils de Renan, est significative (Les Voix qui crient dans le désert, Paris 1946, p. 90-91). 144. Voir annexe (q) infra, p. 85. 145. D’après l’avertissement inséré dans la première édition du cours en 1925. Voir J.  LAGNEAU, Célèbres leçons et fragments, P.U.F., Paris 1950, p. 222.

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François Laplanche instant sur les rapports que pourrait entretenir le manuscrit avec la pensée kantienne ? La plupart des penseurs que nous venons de nommer ne cachaient pas leur dette envers Kant (même s’il fallait le critiquer ou le dépasser) et leur démarche éclaire la recherche de Loisy. Celui-ci cherche constamment, on l’a vu, à distinguer l’approche théologique et l’approche historique des textes bibliques, correspondant à leur caractère « divin » et « humain ». Cette dualité d’aspects, mise en vedette par la controverse sur l’inerrance, doit être, pour Loisy, à la fois généralisée et justifiée. Pour la généraliser, il va s’appuyer sur la distinction des « phénomènes » ou mieux des faits scientifiques (constitués par des rapports entre les phénomènes) et la substance des choses, ou leur réalité suprême, inconnaissable pour la raison à l’œuvre dans la science. Incontestablement, certaines pages du manuscrit rendent un son kantien, mais dans les Mémoires, le philosophe n’est signalé qu’une seule fois, dans le titre d’un ouvrage dont Von Hügel recommande la lecture à Loisy146. Toutefois, Loisy a dû connaître les grandes lignes de la philosophie de la connaissance de Kant. Au chapitre I de ses Essais, il rappelle d’ailleurs la critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu et son effet ravageur sur la métaphysique traditionnelle. En 1896-1897, Émile Boutroux avait donné en Sorbonne une suite de conférences sur la philosophie kantienne, dont les textes furent publiés dans la Revue des cours et conférences (1894-1896 et 1900-1901) puis en I926, chez Vrin, sous le titre La philosophie de Kant. Loisy a pu en entendre parler et, de toute façon, quoique lui-même non-philosophe, il ne pouvait ignorer la signification et la portée du kantisme147. Visiblement, il s’inspire du kantisme ambiant pour proposer la distinction phénomènes/réalité-substance comme allant de soi. Toutes ces observations permettaient à Loisy d’élargir la distinction des domaines d’abord opérée à partir du problème de l’inerrance biblique. Mais avait-il le droit de la justifier au niveau théologique, d’en inférer de manière catégorique la séparation méthodologique entre l’histoire et la théologie ? Pour répondre affirmativement, il va faire appel aux textes mêmes de Vatican I, qui reconnaissent l’autonomie des disciplines profanes. Au chapitre IV de la constitution Dei Filius, le concile affirmait : C’est pourquoi, bien loin que l’Église fasse obstacle aux arts humains, aux disciplines de la culture, elle les aide et les fait progresser de multiples façons. Elle n’ignore ni ne méprise les avantages qui en découlent pour la vie des hommes ; elle reconnaît même que, venues de Dieu maître des sciences (I Rois 2/3), elles peuvent conduire à Dieu avec l’aide de sa grâce, si l’on s’en sert comme il faut. Elle n’interdit certes pas que ces disciplines utilisent chacune en leur domaine, des principes et une méthode qui leur sont propres, mais, en reconnaissant cette légitime liberté, elle est très attentive à ce qu’elles n’admettent pas des erreurs opposées à la doctrine divine ou que, dépassant leurs frontières, elles n’envahissent ni ne troublent le domaine de la foi148.

Habile lecteur des textes conciliaires, Loisy a su retenir l’enseignement de ce passage, pour lui libérateur.

146. Voir A. LOISY, Mémoires, I, p. 549. Loisy rapporte que Von Hügel lui a recommandé la lecture de l’ouvrage de J.  VOLKELT, Immanuel Kant’s Erkenntnisstheorie, nach ihren Grundprincipien analysiert, Leipzig 1879. 147. Sur le problème de la réception de Kant dans la pensée catholique au temps de Loisy, voir le chapitre VII de l’ouvrage de P. COLIN, L’audace et le soupçon. La crise moderniste dans le catholicisme français (collection “Anthropologiques”), DDB, Paris 1997, p. 199-237. 148. concile du Vatican I, constitution Dei Filius, chap. IV.

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Une Église immuable, une époque en mouvement Portée et limites de la séparation entre science et théologie chez Loisy L’insistance sur la séparation des domaines ne tient pas uniquement chez Loisy à la volonté de produire une exégèse affranchie de la tutelle des théologiens. Son attachement à cette étanchéité tient aussi, et très largement, à sa position dans le débat au sujet du rôle social de la science qui divise alors en France l’opinion cultivée. Bien qu’il n’ait guère apprécié la saillie de Brunetière contre la science, Loisy est franchement du côté de ceux pour lesquels la science ne suffit pas à résoudre le problème du sens de la vie. Il convient donc, pour lui, de ménager un autre espace que celui des phénomènes et de leurs rapports, réservé à la science. Pour Loisy, le domaine de la morale n’est certes pas la propriété des religions positives, mais en son fond, l’élan vers l’idéal de la moralité suppose un dépassement de soi qui rend solidaires la morale et la religion en un commun respect de l’infini qui se tient « en dessous » des phénomènes, mais à un autre niveau d’être. Dans sa persévérance à affirmer le caractère « relatif » des expressions de la révélation biblique, Loisy ne montre pas seulement une préoccupation d’historien. Il s’avoue sensible à l’attrait de l’infini. Après cela, il restait tout de même pour lui une question de taille : est-ce que la séparation du domaine de la raison et de celui de la foi ne signait pas la mort de toutes les formes d’apologétique chrétienne ? Si le Dieu transcendant se cache hors de l’histoire du monde, comment reconnaître les signes de sa révélation au cœur de cette histoire ? Loisy n’esquive pas le problème et, dans son manuscrit, il va proposer une nouvelle voie apologétique. Cinq ans après la rédaction de ses Essais, le 1er février 1903, il s’explique dans une lettre à Blondel sur son refus d’établir entre l’histoire et la théologie une cloison étanche, et sur l’incompréhension que rencontra sa tentative : Je ne crois pas plus que vous aux sciences étanches. Ma vie aurait été bien moins surmenée si j’y avais cru, ou si je m’étais comporté comme y croyant. Je ne vois pas que beaucoup de gens aient eu l’idée d’une apologie historique de la religion. Or cette idée a été la folie de mon existence. Elle dépassait mes forces ; mais si j’y renonce pratiquement, c’est qu’on m’y contraint et que je ne me crois pas obligé de courir toujours à de nouveaux revers149.

La concession est importante : si une apologétique « historique » est possible, c’est tout de même parce que Dieu se rend visible dans l’histoire. Mais peut-on réaliser une pareille apologétique si l’on n’a pas obtenu une réforme en profondeur du « régime intellectuel de l’Église » ? 3. Concert de voix pour une réforme La Révolution française a modifié le paysage français et Lamennais l’avait bien compris, lui qui cherchait à rapprocher l’Église et le peuple, à l’abri tutélaire de la papauté. Un nouvel élan apostolique soulève le clergé français au cours du XIXe siècle et la révolution industrielle vient encore aviver la prise de conscience d’une certaine désaffection des masses vis-à-vis du catholicisme. À l’époque de Loisy, se produisent deux événements significatifs  : le mouvement dit « américaniste » et l’apparition des congrès du clergé. D’une part, le succès rencontré en France par un courant réformateur né aux États-Unis, mais qui fait parler de lui surtout

149. Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse. Lettres présentées par René M ARLÉ, Aubier, Paris 1960, p. 82.

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François Laplanche dans l’hexagone, étonne. De quoi s’agit-il ? D’abord, une partie du clergé et des laïcs des États Unis d’Amérique met en lumière les avantages de la situation de l’Église américaine, indépendante de l’État comme celui-ci est indépendant d’elle ; les mêmes insistent sur les vertus actives que réclame l’engagement du catholique américain dans une société pluriconfessionnelle, où il doit réfléchir et décider par lui même. Il s’agit donc d’une double liberté : la liberté de l’Église dans l’État, la liberté du citoyen dans l’Église. Exposées aux États Unis par Isaac Hecker, qui fonde l’institut des Paulistes, pour développer un projet apostolique s’inspirant d’elles, propagées en France par l’abbé Félix Klein, professeur à l’Institut catholique, lié à Loisy et à son ami Joiniot, vicaire général de Meaux, ces idées furent écartées par un acte pontifical, la lettre de Léon XIII au cardinal Gibbons intitulée Testem benevolentiae (janvier 1899)150. L’un des clercs impliqués dans l’affaire de l’américanisme aux côtés de Klein est l’une des plus grandes figures du clergé français au début du XXe siècle, l’abbé Henri Lemire (1853-1928), député-maire de Hazebrouck, auquel Jean-Marie Mayeur a consacré une savante et attachante biographie. Initiateur des congrès ecclésiastiques, Lemire cristallise les aspirations réformatrices des catholiques dits libéraux, dans la mesure où ils demandent la liberté de l’Église dans l’État et admettent l’autonomie de l’État par rapport à l’Église. Ces conditions leur paraissent indispensables pour faire entendre au peuple de France la voix vivante de l’Évangile. Ils en tirent des conséquences sur l’orientation de la piété populaire, qu’il faut arracher aux bigoteries des ultramontains et sur les exigences de l’éducation chrétienne, qui ne passe pas nécessairement par l’organisation d’un système scolaire rival de celui de l’État (dont cependant ils critiquent le jacobinisme). Autour de Lemire se groupent de nombreux amis, qu’il a rencontrés dans ses voyages dans les provinces françaises. Ce capital de sympathie lui permet de lancer avec succès, profitant d’une idée à la mode, deux congrès du clergé français. Accueillis par les archevêques de Reims puis de Bourges (1898 et 1900), ces congrès remuent les idées chères au clergé « réformateur ». À côté de Lemire, l’un des leaders de ce mouvement ecclésiastique « de base » est l’abbé Louis Birot, vicaire général de Mignot, l’archevêque d’Albi, et souvent rédacteur des discours du prélat. Quelles sont les trois idées dominantes qui émergent de ces vastes rassemblements (600 à 700 congressistes) ? L’acceptation de la République et donc (dans le contexte français) du régime démocratique, l’amélioration du niveau intellectuel du clergé, l’effort pastoral en direction du peuple. Le programme est clair, même si l’attitude vis-à-vis de la Révolution française et de son héritage demeure critique. Il fallait l’évoquer rapidement, pour mettre en leur contexte les derniers chapitres du manuscrit de Loisy. Le lecteur ne pourra pas ne pas remarquer une fraternité de pensée entre Loisy et les catholiques ralliés au tandem Birot-Lemire. Elle ne doit pas étonner : dans la nébuleuse des amis de Lemire, se rencontrent bien des noms que nous savons être ceux d’amis de l’exégète : Klein, Birot, Hemmer et le groupe de la Revue d’histoire et de littérature religieuses. Entre eux tous, ces traits communs : le ralliement à la République, l’estime de son école, l’aspiration à la sortie de la situation concordataire.

150. Sur l’américanisme et sa condamnation, synthèse de P.  COLIN, « La condamnation de l’américanisme », dans L’audace et le soupçon, p. 101-114. Sur Lemire et l’américanisme, J. M. M AYEUR, Un prêtre démocrate. L’abbé Lemire 1853-1928, Casterman, Paris 1968, p. 223-229.

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Une Église immuable, une époque en mouvement La lecture des Essais de Loisy, replacés sur l’horizon de l’histoire culturelle, politique, ecclésiastique de son époque, manifeste en lui un exceptionnel témoin de son temps. De ce temps, il avait mesuré l’inquiétude religieuse et voulait la prendre en charge. C’est ce qui permet de penser qu’en dépit de sa rupture avec l’Église catholique, Loisy vaut aussi comme témoin qualifié de l’histoire souterraine de son temps, ou, disons-le ouvertement, de son histoire spirituelle et mystique. Un signe très clair en est son profond jugement sur Huvelin, ce prêtre malade, ancien normalien, sympathique aux modernistes151 : « En un sens Huvelin était moderniste et plus que moderniste ; mais il l’aura été autrement que tous les modernistes et que von Hügel lui-même »152. Seuls des lecteurs superficiels de Loisy pourraient s’étonner de cet éloge. Comprenons que regarder l’infini comme « l’au-delà de tout » entraîne chez le mystique une critique de la religion plus radicale encore que celle de l’historien. Quand il s’agit d’apprécier les intentions de Loisy et sa sincérité, une telle perception invite à se garder de tout jugement précipité.

151. Henri Huvelin (1838-1910), vicaire à Saint Augustin à partir de 1875, fut le « directeur » de von Hügel ; il accueillit la confession de Charles de Foucauld et dialogua avec Littré pendant l’ultime maladie de celui-ci. 152. A. LOISY, Mémoires, I, p. 287.

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LA RÉFORME DU RÉGIME INTELLECTUEL DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE

Rosanna Ciappa

I. La genèse d’un livre inédit Le chapitre  XV des Mémoires, l’autobiographie mise en débat, que Loisy a publiée tardivement dans les années 1930-19311, évoque, dans la forme riche et suggestive d’une reconstruction rétrospective, les circonstances historiques et le climat culturel qui le poussèrent à écrire, entre juillet 1897 et mai 1899, un ample et riche ouvrage au style apologético-historique sous le titre de Essais d’histoire et de philosophie religieuses. Cet ouvrage répondait à diverses sollicitations et suggestions. En premier lieu et au premier plan semble être, pour Loisy, l’exigence d’une réforme du régime intellectuel du catholicisme romain. Dans le climat, devenu accablant, des dernières années du pontificat de Léon XIII, ayant déjà expérimenté les sévères mesures disciplinaires prises contre lui avec la suppression de la revue l’Enseignement biblique, qu’il avait fondée ; à la suite de sa destitution de la chaire d’Écriture Sainte de l’Institut Catholique de Paris et à l’affectation qui en suivit à Neuilly, comme aumônier d’un couvent de dominicaines 2, Loisy vit, non sans inquiétude, la situation qui s’est créée aux débuts de 1897, après la publication, de la part de Léon XIII, d’une nouvelle constitution de l’Index, c’est-à-dire d’une instruction réglementaire qui aurait dû, dans les intentions du Pape, compléter et rendre efficace, au point de vue disciplinaire, les directives exposées dans l’encyclique Providentissimus Deus de 1893 sur les études bibliques3. En fait, l’épiscopat français n’avait jamais reconnu ni appliqué la précédente législation, bien que sévère, de l’Index.

1. Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps, t. I (1857-1900), t. II (1900-1908), t. III (1908-1923), Nourry, Paris 1930-1931 (désormais cité Mémoires). 2. Circonstances amplement décrites dans Mémoires, I, p. 271 sqq. ; p. 312 sqq. 3. Peu après la publication de l’Encyclique Providentissimus Deus (18 novembre 1893), Loisy avait écrit au pape un mémoire sur l’état de l’exégèse, démarche visant à confirmer une interprétation restrictive de l’encyclique, qui aurait dû régler seulement l’exégèse théologique, non pas celle historique, tout à fait légitimée. Voir plus haut la contribution de François Laplanche, p. 533 sqq.

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Rosanna Ciappa Loisy communique ses préoccupations à ses nombreux correspondants habituels, au baron von Hügel en premier lieu, à l’historien Louis Duchesne et à Mgr. Mignot4, évêque de Fréjus, qui, les mois précédents, avait été d’ailleurs chargé de produire, pour le pape, un memorandum sur la « question biblique »  : ainsi nommait-on une querelle enflammée qui divisa le catholicisme français en coalitions opposées et qui avait donné lieu à une discussion assez rude sur la possibilité d’accorder les résultats de la science critique appliquée aux sources bibliques avec la conception traditionnelle de l’inspiration, exprimée dans l’encyclique Providentissimus5. Une tâche délicate donc, celle de Mgr. Mignot, pour laquelle il avait demandé et obtenu des suggestions de Loisy lui-même6. Dans ce climat on peut comprendre les appréhensions de ceux qui, comme Loisy, à tort ou à raison, étaient rangés parmi les principaux représentants de l’« école large », une école d’apologistes tendant à reconnaître la possibilité d’« erreurs » dans la Bible, et donc à soutenir une théorie de l’inspiration limitée. Quelle était la portée réelle de l’Instruction pontificale ?… « ni l’esprit ni la lettre du nouveau règlement n’étaient rassurants pour les critiques catholiques », écrit Loisy à von Hügel au début de l’année 1897. La crainte est que non seulement les livres, mais aussi les articles (scripta), doivent être soumis à une censure préventive, et que si la nouvelle constitution est appliquée avec rigueur dans le diocèse de Paris « il sera difficile que notre revue (la Revue d’histoire et de littérature religieuses) subsiste ; car il est peu probable que je m’arrange avec les censeurs de l’archevêque »7.

4. Friedrich von Hügel (1852-1925), parmi les personnages les plus éminents du modernisme européen, organisateur infatigable du mouvement, servit d’intermédiaire entre ses représentants, en cultivant d’intenses relations personnelles et épistolaires. Il entra en contact avec Loisy en 1893. Avec l’historien Louis Duchesne (1843-1922), qui avait été son professeur à l’Institut Catholique de Paris, et qui avait contribué à le pousser sur le terrain d’une lecture critique du texte biblique, Loisy eut un rapport qui ne fut pas toujours sans problème, voire quelquefois conflictuel ou concurrentiel. Voir plus haut la contribution de François Laplanche, p. 507-508. Eudoxe-Irénée Mignot (1842-1918), évêque de Fréjus et, à partir de 1900 archevêque d’Albi, eut de fréquents contacts avec Loisy et même avec von Hügel, auxquels il était lié par une profonde amitié et harmonie de vues, circonstance confirmée à l’occasion d’une rencontre mémorable (22 novembre 1893) que Loisy considéra comme la date de la naissance du modernisme catholique (Mémoires, I, ch. X, « Deux grandes amitiés », p. 285 sqq.). Sur Mignot, voir Index biographique. 5. Dans un célèbre article du 25 janvier 1893 paru dans Le Correspondant, « La question biblique », Mgr. D’Hulst, recteur de l’Institut Catholique de Paris, signale l’existence de deux écoles d’apologistes catholiques, une de droite, qui en vertu de l’inspiration tenait pour « vrai » sans aucune distinction le contenu de l’Écriture, une de gauche, « l’école large », qui ne craignait pas d’admettre « des énoncés inexacts dans la Bible ». Personnellement Mgr. D’Hulst prenait une position intermédiaire, déclarant vouloir se borner au rôle de « rapporteur » des opinions d’autrui. Non seulement l’article n’obtint pas l’effet désiré, celui d’accréditer les opinions de l’« école large », mais il aggrava la position de ceux qui, comme Loisy, en étaient tenus pour les principaux représentants. Dans Mémoires, I, p. 235 sqq., Loisy juge inopportun et sommaire l’article du recteur. L’« école large » est une pure et simple invention et il ne se reconnaît pas non plus dans le système de l’inspiration limitée qu’on lui attribue. Sur la polémique suscitée en France par la « question biblique », cf. A. HOUTIN, La question biblique chez les catholiques de France au XIXe siècle, Paris 1902 ; A. HOUTIN et F. SARTIAUX, Alfred Loisy. Sa vie, son œuvre, CNRS, Paris 1960, p. 60 sqq. (sur ce volume voir infra n. 12) ; A. BAUDRILLART, Vie de Mgr. D’Hulst, Paris 1921, p. 479 sqq. ; M. J. LAGRANGE, M. Loisy et le modernisme. À propos des Mémoires, Paris 1932, p. 42 sqq. 6. Mémoires, I, p. 419 sq. 7. Ibid., p. 430.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique En outre, qui a-t-on voulu indiquer dans le texte de la constitution où sont condamnés « ceux qui altèrent ou limitent simplement la notion d’inspiration » ? Il est possible que, ne pouvant pas frapper personnellement Mgr. d’Hulst, qui en 1893 avait engagé la polémique en faisant paraître, dans Le Correspondant un article contesté, on ait voulu toutefois laisser entendre que la condamnation est un fait sûr et acquis. C’est dans ce climat d’incertitude mais aussi de calme relatif, que fut rendue publique la décision de l’Index à propos de l’authenticité du Comma Johanneum, le verset des trois témoins célestes, contenu dans le chapitre cinq de la première Lettre attribuée à Jean. « Un coup du Saint-Office me rendit au sentiment de la réalité ». Une semblable « ridicule méprise » ne peut que compromettre irrémédiablement l’autorité du tribunal du Saint-Office, remarque Loisy : s’il y a dans la Vulgata latine un texte sûrement interpolé et à l’identité bien précise, c’est justement le verset des Trois Témoins. Dans une lettre du 5 mai à von Hügel, Loisy commente cette décision avec le ton caustique d’une ironie habituée à mordre. Tres sunt qui testimonium dant in terra. Citation biblique dont on comprendra tout à l’heure la portée. En voici le sens : « Ils sont trois qui donnent témoignage sur la terre », – sous-entendez : à la parfaite ignorance de notre plus haute autorité théologique. Ces trois sont : L’Encyclique Providentissimus Deus, La constitution de l’Index, Et la réponse (du Saint-Office) à la question des Trois témoins célestes.

Ayant su que von Hügel prépare un texte, dont il ne lui a pas soufflé mot, sur les sources des six premiers livres de la Bible, il poursuit ironiquement  : ce ne sera pas justement son ouvrage qui sera destiné à faire émerger, « à faire sortir un quatrième témoin de la sagesse romaine ? »8 Au-delà des notations ironiques, Loisy reconnaît que c’est justement « le troisième témoin », la récente décision de l’Index, qui l’a poussé à entreprendre son essai apologétique, pour lequel il avait d’ailleurs déjà consulté auparavant von Hügel, en lui demandant de lui envoyer les écrits principaux de John Henry Newman. Le 20 juin, Hügel lui expédie le dossier complet concernant l’affaire du Comma Johanneum  : des articles maladroits extraits des journaux anglais The Tablet, qui défend le décret romain, The Guardian, qui reproduit une prise de position « de bonne source » – une réponse officieuse au Cardinal anglais Vaughan 9 – tendant à restreindre le sens de ce décret à la sauvegarde exclusive de l’authenticité théologique du passage en question. Lecture d’ailleurs jamais autorisée par le Saint Office, remarque Loisy, et en contraste avec le sens naturel du décret qui interdit expressément de contester l’authenticité du passage. Après avoir examiné le dossier, Loisy le rend donc à von Hügel, dans la conviction qu’il n’est pas utile de soulever la question dans l’immédiat, parce que le décret reste, au fond, ce qu’il est, et ne semble pas modifié par les rectifications et les atténuations dont le débat est témoin. Et toutefois, à son avis, le dossier se

8. Ibid., p. 435-437. 9. Dans la lettre à Hügel du 21 juin Loisy écrit : « Il paraît que le cardinal Vaughan a écrit une lettre sur les Trois témoins célestes où le Saint-Office fait amende honorable… » (ibid., p. 438).

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Rosanna Ciappa révèle instructif, et le décret lui-même significatif, par rapport au problème du régime intellectuel du catholicisme, sur lequel Loisy pense avoir beaucoup à dire. En rapportant les circonstances dans lesquelles naquit l’idée des Essais inédits, Loisy explique de quelle manière la décision du Saint Office l’a conduit à en entreprendre la rédaction. Il raconte que, à une date assez tardive, en septembre 1926, en fouillant dans sa bibliothèque, il avait repêché un tas de vieux papiers qui y avaient été déposés lors de son installation à Ceffonds, en avril 1907. Avec un bloc de notes sur le traité d’Origène Contra Celsum, Loisy retrouve un texte de sa main, écrit d’un jet et à peine lisible, première ébauche d’un livre en douze chapitres, intitulé provisoirement Religion, histoire et théologie. C’est de cette esquisse sommaire que serait née la première rédaction complète de l’œuvre en question, les Essais d’histoire et de critique religieuses, retrouvée, elle aussi, dans la même circonstance. Il est très significatif que le seul chapitre, complètement développé dans l’ébauche primitive soit celui sur le Régime intellectuel de l’Église catholique, rédigé sous la forme d’une amère réflexion entièrement personnelle, non destiné à la publication, écrit impulsivement tout de suite après la publication du décret du Saint-Office, dont la date, 15 janvier 1897, y est soigneusement soulignée. Pour compléter l’information, Loisy ajoute que la première rédaction complète des Essais, retrouvée en même temps que le brouillon dans les circonstances dont il a déjà parlé, ne représente pas encore la version définitive de l’œuvre. La jugeant tout à fait insuffisante (« très insuffisant » – annotait-il à la fin de la dernière page qui porte la date du 1er janvier 1898), sept mois plus tard, en juillet 1898, il en entreprend une deuxième rédaction qui, « sans être une refonte, est plus qu’une simple révision, la transcription s’accompagnant de retouches perpétuelles, qui d’ailleurs portent plutôt sur les détails de la forme que sur le fond. » 10 Dans la réalisation des Essais, on reconnaît, donc, un parcours d’élaboration complexe, en trois étapes au moins : une première ébauche sommaire qui contient in nuce l’idée centrale des Essais et qui remonte à l’époque de la publication du Décret du Saint Office ; deux rédactions successives, dont la première, réalisée sur la base des notes prises au cours des années précédentes, est datable entre juillet 1897 et janvier 1898 ; et la deuxième, révision soignée de la première, écrite entre juillet 1898 et mai 1899, avec le titre définitif de Essais d’histoire et de philosophie religieuses. Cette reconstruction ponctuelle de la genèse des Essais inédits exprime nettement une seule réalité : l’idée centrale et dominante de l’ouvrage a été, dans les intentions de Loisy, la réforme du régime intellectuel du catholicisme romain  : « rien de plus, rien de moins, tout le reste, critique, histoire, philosophie, considérations sociales y étant coordonné »11. La dernière section du chapitre des Mémoires dédié à la « genèse d’un livre inédit », écrite environ trente ans après les événements relatés, témoigne d’une insolite et sincère participation émotive de l’auteur, épanchement ou abandon d’une rare authenticité malgré la reconstruction toujours contrôlée et fatalement égotique que comporte le genre des Mémoires et que ces Mémoires de Loisy en particulier révèlent, par rapport à leur objectivité supposée, fortement mise en doute par ses

10. Ibid., p. 443. 11. Ibid.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique interprètes qui l’ont souvent contestée12. Et pourtant, les lignes conclusives du chapitre révèlent une absolue transparence et une cohérence des intentions, une forte conscience de la difficulté de la tâche entreprise dont il prend sur lui-même la responsabilité « pour des raisons de conscience » ; la perception d’une haute marge de risque liée à la décision de rendre public son ouvrage ; un bilan honnête, possible seulement en rétrospective : ne pas avoir su prévoir à temps que sa démarche le conduirait fatalement hors du catholicisme, ou l’avoir compris trop tard, seulement après la condamnation de L’Évangile et l’Église, en 1903 : « et alors, ne pouvant reculer, j’ai pris mon parti de l’inévitable » ; enfin, un regret amer  : « si j’avais prévu ce résultat, je ne sais pas trop si j’aurais écrit mon De libertate scientifica et de ecclesiastica reformatione »13. Plus qu’une œuvre apologétique, les Essais sont donc un programme de réforme de l’Église, de sorte que l’observation critique de Lagrange14 et d’autres, à propos de L’Évangile et l’Église, semble fondée  : ce texte dut lui paraître une apologie singulière, car, sous le prétexte et sous la forme d’une défense de la tradition catholique contre le protestantisme libéral, il contient en réalité une critique sévère du catholicisme dont il expose un programme de réforme aussi bien dérangeant qu’embarrassant pour ceux qui soutiennent l’orthodoxie. En fait, Loisy aurait-il voulu voir publier son œuvre ? Aurait-il consenti à l’opération éditoriale qui est proposée aujourd’hui, un demi-siècle après sa mort ? Les indices qui ressortent, toujours dans cette section des Mémoires, vont dans la direction contradictoire propre au style calculé et réticent de Loisy, mais indiquent cependant une direction. « Je ne savais même pas quand et comment je publierai mon essai » – raconte-t-il – « En fait on n’en a publié que des extraits et j’espère qu’il ne sera jamais publié intégralement. »15 Mais plus tard, dans une lettre à Hügel,

12. Loisy fut induit à publier ses Mémoires en 1930, mû par l’exigence de corriger l’image d’opportunisme et de duplicité offerte par A.  Houtin dans une biographie assez caustique, dont il avait eu connaissance. En 1960 É. Poulat a publié le manuscrit de A. Houtin et F. Sartiaux, Alfred Loisy. Sa vie, son œuvre (Paris 1960), complété par une bibliographie et un index bio-bibliographique mentionnant plus de 400 personnages Le manuscrit a une histoire rédactionnelle complexe. À la mort de Houtin (1926), Sartiaux reprit le travail en le complétant, dans la perspective de reconstruire l’évolution intellectuelle de Loisy. Il porte la date du 30 août 1935. Loisy lui-même avait remis à Houtin ses Notes, son journal. En 1927, ayant su que Houtin avait laissé un manuscrit qui le concernait, il en lut un chapitre particulièrement désagréable qui avait été publié par Sartiaux après la mort de Houtin, dans Ma vie laïque, Paris 1928, et demeura fortement impressionné par les descriptions « grotesques et caricaturales » qu’il lut de lui-même  : « Je n’aurais même pas soupçonné, avant la mort de Houtin, qu’il fût capable de les écrire… Tacticien ! Le grand mot est lâché » (Mémoires, III, p. 480-81 ; A. HOUTIN et F. SARTIAUX, op. cit., p. 93). Nés dans de telles circonstances, les Mémoires sont construits comme un collage de notes, de réflexions personnelles revues et publiés par la suite en 1930-1931. Il en résulte un procédé rédactionnel complexe, un jeu de perspectives qui entrecroise et superpose des niveaux de narration chronologiquement distincts. Une lecture critique avertie, si elle ne résout pas le problème de la sincérité ou de la « duplicité » de Loisy, reconnaît, tout au moins, les divers niveaux d’écriture, et signale la tendance à une interprétation forcée retrospective ou, de toute façon, à une sollicitation des sources originelles sur lesquelles les Mémoires sont construits. Sur le caractère complexe et sur les problèmes d’objectivité posés par cette autobiographie, cf. É. POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, Paris 1962, p. 355-357. 13. Mémoires, I, p. 443. 14. Cf. la recension sur L’Évangile et l’Église dans Revue biblique, t. 12 (1903), p. 292-313. 15. Mémoires, I, p. 443.

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Rosanna Ciappa il est assailli par la crainte de l’oubli, par la crainte que son beau livre encoure le risque de n’être publié qu’après sa mort, en admettant qu’on trouve quelqu’un « qui soit assez bienveillant pour le soustraire à la destruction, et en même temps assez courageux pour oser le rendre public ». La touche finale est une notation à l’inspiration vaguement historiciste. Il ne serait pas utile – écrit-il encore à Hügel – d’en détacher quelques parties pour les publier tout de suite. Tout se tient, et au fond tout se neutralise si on le considère dans son ensemble. Même le chapitre sur le régime intellectuel du catholicisme devient « inoffensif » s’il est inséré dans le cadre du développement religieux qui en explique les qualités, les limites et la fatale nécessité16.

II. Contre le protestantisme libéral Derrière les Essais, donc, et en arrière-plan, il y a une intention apologétique ambiguë et vaguement suspecte, visant à promouvoir, dès la fin des années quatrevingt – quand Loisy était chargé des cours d’Écriture Sainte à l’Institut Catholique de Paris – un ample projet de réforme de l’Église et du style intellectuel de son enseignement, un programme ambitieux et monumental de révision des études ecclésiastiques17 qui, dans ses intentions, aurait dû reprendre et mettre à jour les questions les plus importantes d’introduction et d’exégèse biblique, en les plaçant sur le terrain le plus propre de l’histoire et de la rationalité critique. Une véritable « révolution » de l’enseignement biblique dans le catholicisme français, où – admet Loisy – le principe du modernisme catholique semblait déjà être implicite. Mais c’est la Préface elle-même des Essais qui fait ressortir l’objet de polémique le plus immédiat, la sollicitation culturelle la plus directe18. Ce projet répondait non seulement à une tâche didactique que Loisy remplissait occasionnellement en tant qu’aumônier chargé de l’instruction religieuse dans un couvent de Neuilly, mais aussi à un défi culturel précis lancé, ces années-là, par les représentants les plus connus du libéralisme théologique protestant d’aire aussi bien française qu’allemande, en usant de la publication de quelques ouvrages qui, quoique différents par leurs contenus et les disciplines traitées, pouvaient se rattacher à un dénominateur commun, à une orientation théologique identique, expression, selon Loisy, d’une « théorie » analogue de la religion. L’appréciation de quelques publications récentes, relatives à l’histoire des origines chrétiennes, à l’histoire des dogmes et à la philosophie religieuse est correcte et documentée ; le jugement sur des œuvres de valeur différente, ce qui « ne veut pas dire de valeur inégale », est nuancé. Si, en fait, les travaux de poids de Adolf von Harnack et de Heinrich Julius Holtzmann19 représentent ce qui a été produit de plus solide et documenté dans le domaine de l’histoire des dogmes chrétiens et de la théologie du Nouveau Testament, le petit volume de Julius Wellhausen sur l’histoire d’Israël20, tout en étant une recons-

16. Ibid., p. 444. 17. Mémoires, I, p. 172-175. Le programme sera officiellement présenté dans le premier numéro de la revue L’Enseignement biblique, fondée par Loisy au début de l’année 1892. 18. Cf. supra, Essais d’histoire et de philosophie religieuses (désormais cité Essais), p. 38 [fol. 2]. 19. A. VON H ARNACK, Lehrbuch der Dogmengeschichte, Tübingen, I-II 1885, III 1890 ; J. HOLTZMANN, Lehrbuch der neutestamentliche Theologie, Fribourg 1896. 20. J. WELLHAUSEN, Israelitiche und jüdische Geschichte, Berlin 1894.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique truction souple, paraît « fondamental » pour l’histoire des origines chrétiennes, et l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’Auguste Sabatier21 met en lumière la tonalité culturelle particulière du protestantisme libéral en France, en offrant un texte qui a la consistance d’un véritable traité de la connaissance religieuse, écrit avec « l’art » et « la finesse » de notations psychologiques aiguës. L’orientation commune à des travaux aussi différents peut se résumer en un seul axiome  : la conviction que le christianisme authentique, la « religion de Jésus », doit être reconduit à sa simplicité originaire, dépouillé non seulement de son « enveloppe juive primitive », la forme historique dont il s’est revêtu, mais aussi des développements successifs de la doctrine, héritage dépassé du christianisme gréco-romain ; bref, « une foi sans dogmes, sans Église et sans sacrements, qui – remarque Loisy – est plus ou moins le contraire du christianisme catholique ». Celle-ci étant une version mise à jour et radicalisée du protestantisme des origines, la « religion de Jésus » y devient l’expression accomplie de la conscience religieuse. Avant Jésus, la religion était imparfaite ; après lui, elle s’est corrompue ; la religion de Jésus, dans l’intériorité duquel Dieu s’est manifesté comme Père, est la révélation définitive. « Là est toute la religion, là est toute la révélation ». Si le protestantisme des premiers réformateurs avait encore maintenu l’autorité des Écritures comme norme « extérieure » et « supérieure » à la conscience, le scientisme religieux des interprètes actuels du protestantisme libéral, dans ses aboutissements extrêmes, a aboli jusqu’à cette référence normative, en proclamant l’autonomie de la conscience religieuse. La religion réduite à la conscience religieuse, ou peut-être à un pur état de conscience. Ce serait là « le dernier mot », la parole définitive de la science critique dans le domaine religieux. C’est le critique, qui, comme « l’homme spirituel » de saint Paul, « juge tout sans être jugé par personne »22. Ici Loisy saisit, avec finesse, les tendances du protestantisme libéral qu’on pourrait définir comme « réductrices » : la « réduction » historique à une « essence » abstraite comme critère critico-sélectif dans l’évaluation du développement du phénomène chrétien, reconnue précocement chez le Harnack auteur de la Dogmengeschichte, quelques années avant la publication de l’Essence du christianisme23 ; l’analogue « réduction » psychologique de la religion, reconduite ou réduite à une expérience religieuse, propre au « fidéisme » sotériologique professé dans le cercle des spécialistes et des professeurs des Facultés de théologie protestantes de Paris, Strasbourg, Montauban, parmi lesquels se distingue Auguste Sabatier. Chez lui, comme chez son collègue et ami Eugène Ménégoz, la thèse fidéiste comporte une relativisation des savoirs et des pouvoirs dans le salut et entraîne un déplacement d’accent significatif au principe même de la justification : « le salut par la foi, indépendamment des croyances »24. Loisy saisit bien et

21. A. SABATIER, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris 1897. 22. Essais, Avant-propos, p. 37-38. 23. Avec les Essais il entendait répondre à l’Histoire des dogmes, tout comme, quelques années plus tard, il répliquera à L’Essence du christianisme par L’Évangile et l’Église. 24. Cette expression appartient à Eugène Ménégoz, sur lequel on consultera B.  R EYMOND, « Les présupposés philosophiques du fidéisme ménégozien », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, t. 59 (1979) p. 45-53. Chez Sabatier la thèse fidéiste et sa « relativisation » des savoirs dans le salut s’entrecroise avec une forme de symbolisme critique qui permet le contact direct entre Dieu et l’homme dans la religion de l’Esprit, sans la médiation des « savoirs et des pouvoirs ». L’antinomie autorité-

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Rosanna Ciappa développera avec force détails dans ses Essais25 les conséquences implicites de cette importante modification d’un des principes classiques de la Réforme, un écart qui cause l’éloignement net entre foi et croyance, entre piété et dogme, dans la direction d’un fidéisme anti-intellectualiste qui fait abstraction du contenu intellectuel et doctrinal de la révélation ou le relativise26. Et ce n’est pas tout. Dans sa lucide analyse de l’état de la science moderne, Loisy remarque que la singulière combinaison d’hypercriticisme scientifique et d’intériorisation du sentiment religieux, caractéristique du protestantisme libéral, a produit de désastreuses dérives rationalistes. Avant tout le rationalisme fondé sur des bases sceptiques qui, chez Ernest Renan, parvient à la dissolution de l’objet religieux parce que, si la religion est un sentiment ou pas beaucoup plus qu’un état de conscience, on a vite fait de dire que ce sentiment n’a pas d’objet ou, mieux encore, que son objet est un mythe, une illusion héritée et transmise de génération en génération, une consolante chimère dont la science compensera la disparition27. Mais aussi, non moins significatif, le rationalisme éthico-humaniste qui, dans le dernier ouvrage d’Albert Réville28, professeur au Collège de France, trouve une formulation cohérente : la religion comme intériorisation de la conscience morale, le royaume des cieux comme un royaume visant à des fins éthiques pour le triomphe définitif de la conscience humaine : « […] pour M. Réville la religion n’est plus qu’une morale, et Jésus un docteur rationaliste »29. Tout cela est de l’esprit moderne, et voici les risques de dérive culturelle auxquels on est exposé : la religion selon la science, ou la science qui supplante la religion. Le débordement incontrôlé d’opinions en partie contradictoires, en partie convergentes en un projet unitaire, dénote donc la naissance d’une « science de la religion » qui s’est formée « contre » ou « hors » du catholicisme, et met en même temps en lumière la fragilité et le niveau modeste d’élaboration scientifique avec

Esprit est au centre d’un des plus célèbres écrits systématiques de Sabatier : Les religions d’autorité et la religion de l’Esprit, Paris 1904 (cf. B. R EYMOND, Le procès de l’autorité dans la théologie d’Auguste Sabatier, Lausanne 1976 ; « Une approche protestante du problème de l’autorité : Auguste Sabatier », dans M. M ICHEL (dir.), Pouvoir et Vérité, Paris 1981, p 185-207). 25. La polémique avec Sabatier et avec le protestantisme libéral se trouve dans quelques sections des premiers chapitres des Essais, qui seront publiées entre 1898 et 1900 dans la Revue du clergé français : cf. en particulier « La théorie individualiste de la religion », 1er janv. 1899 ; « L’idée de la révélation », 1er janv. 1900. 26. Contre l’anti-intellectualisme implicite dans la position de Sabatier qui « sépare le sentiment religieux » du « mouvement de pensée » qui l’accompagne nécessairement et qui lui donne même une forme consciente, Loisy revendique l’élément intellectuel (dont il faut absolument tenir compte) qui est constitutif de la révélation, car elle est la transcription de vérités divines en un langage humain. En même temps il nie toutefois, contre les diverses formes d’orthodoxie, tant de matrice catholique que protestante, que dogmes et doctrines soient l’expression « adéquate et définitive » de cette vérité qui les transcende infiniment : ce sont des métaphores et des symboles, « des notations algébriques » qui expriment « des quantités ineffables » (« L’idée de la révélation », p. 253-255 ; p. 257-258 ; p. 266267). 27. Essais, Avant-propos, p. 38 [fol. 3]. 28. Il s’agit de Jésus de Nazareth (Paris, 1897), un ouvrage au style nettement anti-eschatologique. Il est significatif que Réville ait défendu la valeur scientifique de la Vie de Jésus de Renan : La vie de Jésus de Renan devant les orthodoxes et devant la critique, Paris 1864. 29. Essais, Avant-propos, p. 38 [fol. 4].

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique lequel on aborde des problèmes d’une énorme portée historico-critique, « dont le seul énoncé aurait fait frémir Bossuet et Pascal »  : l’origine des religions et du monothéisme israélite ; les caractéristiques de l’espérance messianique ; l’« originalité » de l’enseignement de Jésus par rapport au judaïsme contemporain ; le rapport entre la physionomie actuelle de l’Église et le christianisme des origines. C’est pourquoi il s’agit de créer une « science de la religion » aussi « à l’intérieur » et « en faveur » de l’Église et de rénover les instruments vieillis de l’apologétique catholique afin de s’équiper de manière adéquate pour relever les défis de la modernité30. On déclare ici la motivation première, l’inspiration apologétique des Essais, cet ample essai demeuré inédit, qui aurait dû, dans les intentions de l’auteur, répondre à une exigence de « modernisation » de l’Église, ou mieux encore, constituer, comme Loisy dira bien plus tard dans les Mémoires, « une véritable summa de ce qu’aurait été le modernisme catholique »31. Mais comment Loisy connaissait-il le protestantisme libéral ? En quelles circonstances et quand était-il entré en contact avec les grands courants de l’exégèse critique allemande ? À l’époque de la rédaction des Essais, on l’a vu, dans les années 1897-1899, Loisy était désormais tout à fait en mesure de reconnaître, dans la théologie libérale, un véritable « système » religieux, d’en saisir les lignes tendancielles, en percevant aussi la tonalité culturelle spécifique prise par le mouvement en Allemagne et en France. Mais, dès la fin des années quatre-vingt, et dès ses premières expériences de travail scientifique, on peut penser que Loisy avait lu et assimilé les auteurs allemands (« les Allemands »). La critique a même souvent mis en évidence l’influence que ces lectures eurent sur sa formation et sur son évolution spirituelle (« sur la façon dont j’avais perdu la foi »). Dans un passage des Mémoires32, Loisy lui-même rapporte l’opinion du jésuite Léonce de Grandmaison qui avait constaté une influence progressive, inconsciemment subie, de la part de Reuss, Renan, Wellhausen, Winckler, Gunkel, Holtzmann, Jülicher, J. Weiss, Bousset, Reitzenstein, qui aurait submergé la foi, insuffisamment protégée par la piété, chez un intellectuel dont la logique était, au dire de Mgr. d’Hulst, « perpendiculaire ».

Bien que Loisy repousse la substance de cette remarque, et fasse remonter ses options critiques à une époque assez antérieure à tout contact « rationaliste » (« le sort en est déjà décidé en 1886 »), en les attribuant à son propre parcours autonome, qui passe par la découverte de l’existence de contradictions radicales dans les Évangiles33, toutefois la liste de Grandmaison est assez instructive, représentant une généalogie précise d’ascendances culturelles, et il est possible d’attester que chacun des auteurs nommés (sauf peut-être Hugo Winckler), a eu son poids spécifique dans le parcours de formation critique de Loisy, qui, quant à lui, l’a franchement reconnu, tout en revendiquant sa propre autonomie de jugement :

30. Ibid., p. 39 [fol. 6-7]. 31. Mémoires, II, p. 447. 32. Ibid., p. 153. 33. « […] la découverte de contradictions radicales dans les Évangiles est indépendante de tout contact rationaliste, antérieure à toute lecture de Reuss et de Renan » (ibid., p. 154).

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Rosanna Ciappa J’ai pu m’aider ensuite avec l’un ou l’autre [Reuss et Renan] en poursuivant mes études personnelles, comme plus tard j’ai lu Wellhausen, Holtzmann etc., mais j’ai toujours cherché à être, et quelqu’un l’a reconnu, « le critique des critiques »34.

Avant tout, donc, Julius Wellhausen. On a remarqué35 que, dès les débuts des années 1890, dédiées à de minutieuses recherches sur l’Ancien Testament, Loisy semble tout à fait intégré dans le mouvement de l’exégèse critique promu en Allemagne par Wellhausen et par son école (Eduard Reuss, Karl Heinrich Graf, Abraham Kuenen, Bernard Duhm) dans le domaine des études sur l’Ancien Testament36. Deux œuvres de Wellhausen, les Prolegomena zur Geschichte Israels (Berlin 1878) et la Israelitische und jüdische Geschichte (Berlin 1894) s’étaient avérées d’une importance fondamentale, toutes les deux fruits d’une rigoureuse méthodologie scientifique qui avait produit des résultats extraordinairement innovateurs, au point de pouvoir parler d’un véritable tournant de l’exégèse critique ; l’hypothèse documentaire, appliquée au recueil du Pentateuque, en montrait le style littéraire composite et la dimension stratigraphique ; le nouveau classement et la différente attribution historique de ces sources bouleversaient entièrement le cadre chronologique contenu dans l’Ancien Testament et la construction traditionnelle de l’histoire biblique du salut. L’entrelacement de critique historique et de critique littéraire, et le constant renvoi d’un niveau à l’autre (autrefois patrimoine de l’École de Tübingen) permettait de reconstruire un processus évolutif dans un certain sens à l’envers, où la loi mosaïque ne représentait pas le point de départ mais le point d’arrivée, le produit de l’évolution spirituelle d’Israël37. Il faut signaler que ces résultats extraordinaires, auxquels la nouvelle exégèse de l’école de Wellhausen était parvenue, furent médiatisés en France dans la décennie 18801890 par le travail de divulgation systématique réalisé par les Facultés théologiques protestantes, par quelques revues spécialisées, comme la Revue théologique, organe de la Faculté de Montauban, et surtout par des spécialistes ou enseignants de ces facultés, en premier lieu par E. Reuss qui enseigna à Strasbourg, en publiant quelques-uns de ses ouvrages en français ; par Auguste Sabatier, dont, on l’a vu, Loisy critique l’Esquisse, et par Ernest Renan lui-même38. Quant à lui, Loisy connaissait directement Wellhausen dont il avait lu, entre 1890 et 1895, toutes les principales œuvres. En sont témoins les nombreuses citations de cet auteur qui se trouvent dans les études sur « Ernest Renan, historien d’Israël », dans la Revue anglo-romaine39, à laquelle il collaborait pendant ces années-là ; il connaissait aussi E.  Reuss dont de nombreuses citations se trouvent dans l’Histoire du canon de l’Ancien Testament de 189040. Il connaissait en outre Bernard Duhm dont il fit une recension favorable d’un commentaire au livre d’Isaïe pour

34. Ibid. 35. C. FANTAPPIE’, « L’ermeneutica biblica del primo Loisy », Rivista di storia e letteratura religiosa 2 (1981), p. 208-209. 36. H.-J.  K RAUS, Geschichte der historisch-kritischen Erforschung des Alten Testaments von der Reformation bis zur Gegenwart, Neukirchener Verlag, Neukirchen 1956, p. 221-249. 37. Ibid., p. 235-249. 38. C. FANTAPPIE’, op. cit., p. 208-211. 39. Revue anglo-romaine, t. II (1896), p. 387 sqq. 40. Dans l’Histoire du canon de l’Ancien Testament (1890), Loisy cite de Reuss la Geschichte der Heiligen Schriften des Alten Testaments, Braunschweig 1881, et L’Histoire du Canon des Saintes Écritures dans l’Église chrétienne, Strasbourg 1863.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique L’Enseignement biblique41. Il avait critiqué les cinq volumes de L’Histoire du peuple d’Israël de Renan dans la Revue anglo-romaine (1896)42 et dans l’article « La religion d’Israël » pour la Revue du clergé français (1900)43. Loisy semble effectivement partager quelques options fondamentales de ce tournant de la « nouvelle exégèse »  : l’hypothèse documentaire qu’il étend de façon cohérente à la littérature du Nouveau Testament ; l’optique radicalement historique dans l’étude des documents bibliques (la récupération intégrale du passé historique, « l’histoire vraie ») ; le droit et les limites de la méthode critique, le problème de « l’identification » de l’historien, selon les indications méthodologiques de Abraham Kuenen 44 ; l’interaction entre critique historique et critique littéraire dans le but de la détermination réciproque des deux niveaux (la leçon de l’École de Tübingen et de Ferdinand Christian Baur) 45. Il faut dire toutefois que, bien que Loisy ait accepté essentiellement cette méthode, sur le plan des résultats, il a maintenu une position de prudent équilibre en faisant valoir des raisons de modération dans le jugement sur les diverses positions et en repoussant les excès de l’exégèse radicale représentée, ces années-là, en France, non seulement par Renan, dont Loisy critiquait la thèse des origines tardives de la pratique monothéiste en Israël46, mais aussi par P.  Dujardin et Maurice Vernes dont il contestait la thèse de la composition tardive (après l’exil) de la littérature de l’Ancien Testament 47. En revanche, les auteurs de l’école historico-religieuse signalés, non sans raison, par Grandmaison, en particulier Wilhelm Bousset et Hermann Gunkel, dont le chroniqueur jésuite montre la connaissance par Loisy, relevant l’appréciation de celui-ci pour le fameux Schöpfung und Chaos (1895), lui sont sûrement plus proches 48. Dès 1890, année où il collabore à la Revue des religions49, Loisy épouse la problématique de l’école historico-religieuse et il en partage l’intérêt pour l’étude comparative des phénomènes religieux et en particulier des rapports entre la religion d’Israël et les formes contemporaines de l’Orient antique. En sont témoins non seulement le commentaire au livre de Job de 1892 mais aussi les études sur la religion chaldéenne-assyrienne 50, en particulier

41. Das Buch Jesaia, Göttingen 1892, dans L’Enseignement biblique 9 (1892), p. 74. 42. Revue anglo-romaine 1896, t. II, p. 385-396 ; p. 491-502 ; t. III, p. 100-111 ; p. 153-163 ; p. 197215 ; p. 256-272 ; p. 298-317 ; p. 396-415 ; p. 448-461. 43. A. LOISY, « La religion d’Israël », Revue du clergé français, 15 oct. 1900, p. 337-363. 44. Plusieurs indications méthodologiques contenues dans « De la critique biblique » (L’Enseignement biblique 6 [nov.-déc. 1892]) semblent reprendre quelques-unes des principales intuitions de Abraham Kuenen, dans l’article de 1880 « Kritische Methoden » (cf. H.-J. K RAUS, op. cit., p. 229-235). 45. La référence à l’école de Tübingen se trouve dans L’Évangile et l’Église, Ceffonds 1908, p. 6. 46. Cf. Le livre de Job, Amiens 1892, p. 67-68 ; cf. aussi les études (citées supra, p. 00) sur « Ernest Renan, historien d’Israël » dans la Revue anglo-romaine. 47. Cf. la recension de M. VERNES, Du prétendu polythéisme des Hébreux, Leroux, Paris 1891, dans L’Enseignement biblique 3 (1892), p. 12-14. 48. H.  GUNKEL, Schöpfung und Chaos in Urzeit und Endzeit, eine religionsgeschichtliche Untersuchung über Gen.1 und Ap.12, Göttingen 1895. Cette recherche établit un rapprochement entre « le temps du début » et « le temps de la fin », entre cosmogonie et eschatologie biblique. 49. Périodique publié à Paris, fondé et dirigé par l’abbé Z. Peisson pour l’étude de la mythologie et des religions comparées. En 1897 il fusionna avec la revue belge Le Muséon et fut publié à Louvain. 50. « Études sur la religion chaldéo-assyrienne » dans Revue des Religions t. 2 (1890), p. 512-532 ; t. 3 (1891), p. 5-55 ; p. 97-130 ; p. 193-222 ; p. 289-318 ; p. 481-519 ; t. 4 (1892), p. 97-153.

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Rosanna Ciappa Les mythes chaldéens de la création et du déluge51, où l’on signale le rapport de dépendance littéraire dans lequel se trouvent les récits de la Genèse par rapport aux textes parallèles babyloniens. Mais il est aussi certain que Loisy n’a pas partagé les excès du mouvement appelé « panbabylonien52 » qui radicalisait ces rapports de dépendance jusqu’à supposer un lien étroit, indissoluble, entre Bible et Babel, destiné à ouvrir une nouvelle compréhension et évaluation de l’Ancien Testament ; dans le sillage de H. Gunkel, Loisy a, au contraire, insisté sur la valeur d’originalité et sur la spécificité théologique qui est propre de la tradition d’Israël. Il est notoire que cet intérêt prononcé pour la problématique et pour les études historico-religieuses, qui se manifeste dès sa jeunesse, est destiné à s’affirmer et à se renforcer chez Loisy jusqu’à dominer complètement l’horizon de ses études pendant les années de sa maturité 53. Pour compléter le cadre des références évoquées, il faut aussi considérer l’école eschatologique et l’influence de son principal représentant, Johannes Weiss, dont Loisy avait lu le texte célèbre Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes54 ; il semble même que dans un parcours graduel dont on pourra ensuite mettre en évidence les étapes (des Essais à L’Évangile et l’Église), il ait fini par accepter la perspective eschatologique dans sa forme la plus conséquente et la plus radicale, sans ces retours ou atténuations de la perspective eschatologique qui furent propres à J. Weiss lui-même dans la deuxième édition de son ouvrage. En conclusion, si on devait tracer un parcours de formation en vérifiant les rapports réels de dépendance des auteurs allemands signalés, on pourrait dire qu’Alfred Loisy a expérimenté, avec une rigoureuse cohérence, un itinéraire emblématique en sélectionnant de façon éclectique les orientations et les principales tendances de la théologie scientifique contemporaine. En exploitant celle qui avait été la grande leçon du protestantisme libéral, l’exigence d’une enquête rigoureusement scientifique sur la littérature biblique faisant ressortir la variété et la discontinuité de la réalité historique, il a saisi les limites et la rigidité du schéma idéologico-évolutif de matrice idéaliste, propre au système de Wellhausen, qui dominait la perspective historiographique des études sur l’Ancien Testament55 ; et en même temps (en sont témoins à la suite les Essais et L’Évangile et l’Église), il a mûri son détachement des positions de ces théologiens libéraux qui, comme Harnack et Wellhausen lui-même, peut-être à cause d’un préjugé dogmatique persistant en eux, finissaient par démentir leurs propres prémisses méthodologiques, en causant l’isolement historique total du christianisme par rapport à son milieu

51. Ils furent publiés aussi en volume (Amiens 1892). 52. Ce mouvement, fondé par Hugo Winckler, eut comme principaux représentants Peter Jensen, parmi les plus radicaux, Alfred Jeremias et Friederich Delitzsch, auteur de la fameuse conférence Babel und Bibel (Leipzig 1902). 53. A. OMODEO, Alfredo Loisy, storico delle religioni, Bari 1936. 54. Göttingen 1892. Le texte de Weiss, qui représente le principal document de la position eschatologique, est considérablement amplifié et en partie modifié dans la deuxième édition de 1900. 55. Sur le dépassement de la perspective idéologico-évolutioniste en faveur d’une vision phénoménologique et historico-religieuse dans la méthodologie de la science critique, cf. H.-J. K RAUS, op. cit., chap.  XI  : « Die archäologischen Entdeckungen in Orient », p.  265-283 et chap.  XII  : « Das Problem der Religion », p. 284-308.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique (Harnack et la détermination de l’« essence »56) et de la figure de Jésus (« miracle »57 de discontinuité) par rapport au judaïsme de son temps. Probablement pour les mêmes raisons et à partir de la même optique radicalement historique, Loisy a partagé beaucoup d’hypothèses de l’école historico-religieuse, et a finalement abouti aux résultats de l’eschatologie conséquente (la prédication historique de Jésus est entièrement dominée par l’annonce eschatologique) dans une parfaite cohérence avec les prémisses méthodologiques qu’il s’était données. Dans ce parcours, la sensation de malaise si bien exprimée par Lagrange, reste au fond palpable : apologie dérangeante que celle de Loisy ! La critique du protestantisme libéral, qui semble bien être un des motifs principaux ayant inspiré les Essais d’histoire et de philosophie religieuses, n’est pas toujours conduite en fonction d’une apologie de la foi catholique. Plus souvent, Loisy paraît un chercheur uniquement motivé par des intérêts scientifiques, capturé dans les replis d’une épineuse discussion critique, déterminé à suivre avec cohérence et honnêteté intellectuelle un parcours autonome de recherche. III. Textes inédits et textes publiés Dans ce parcours, un problème historiographique d’un grand intérêt semble être celui du rapport entre écrits demeurés inédits et écrits publiés, parce qu’il contribue à éclaircir, en même temps, l’évolution historique de la pensée de Loisy, et dans une certaine mesure l’éventuelle « duplicité » qui lui a été attribuée58. À la confrontation entre la première et la deuxième version des Essais, qui témoigne, comme on l’a déjà dit, d’une histoire rédactionnelle complexe, on peut ajouter une confrontation non moins instructive entre textes publiés et textes non destinés à la publication, ou même sujets au secret testamentaire. Il sera utile, en particulier, de reconstruire quand et en quelles circonstances Loisy a décidé d’utiliser, intégralement, ou seulement en partie, des sections du manuscrit inédit, surtout avec quels critères il l’a fait, parfois dans les formes d’une prudente atténuation, d’autres fois avec une radicalisation extrême. Une piste de recherche, un plan même sommaire des variantes et des différences entre textes édités et textes inédits est déjà fourni par les chapitres des Mémoires relatifs au livre inédit59, d’où on en déduit qu’entre décembre 1898 (c’est-à-dire encore avant de compléter la deuxième rédaction de son essai), et octobre 1900, Loisy décide de publier pour la Revue du clergé français, sous le pseudonyme de A (lfred) Firmin, un bloc consistant de textes extraits des premiers chapitres de son essai. Six articles, axés sur le thème général de la révélation et des formes historiques qu’elle a prises à travers l’hébraïsme jusqu’à la religion chrétienne, paraissent donc à la suite. Les deux premiers, la théorie du développement chrétien selon J. H. Newman, et la théorie individualiste de la religion selon A. Sabatier, reproduisent les deux derniers paragraphes du premier chapitre des Essais, dont le titre est « Les théories générales de la Religion », dans lequel Loisy présente les quatre principales théories de la religion professées à cette époque. Les trois articles suivants reproduisent, quasi

56. Das Wesen des Christentums, Leipzig 1900. 57. Cette expression se trouve dans Israelitische und jüdische Geschichte, Berlin 1958, p. 367. 58. Cf. supra, p. 557, n. 12. 59. Mémoires, I, chap. XV et XVI.

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Rosanna Ciappa intégralement, le deuxième chapitre des Essais intitulé « Religion et révélation ». Le dernier article, « La Religion d’Israël », daté du 15 octobre 1900, ne publie que la première section du troisième chapitre des Essais. En fait, ayant subi de la part de l’archevêque de Paris, le Cardinal Richard, une censure visant cet article, Loisy est contraint d’interrompre la publication régulière des Essais60. Un deuxième et consistant groupe de textes, tirés des quatre chapitres successifs des Essais (« Jésus Christ », « L’Évangile et l’Église », « L’Évangile et le dogme », « L’Évangile et le culte »), a été rassemblé, en une mesure différente, dans les livres rouges, en particulier dans L’Évangile et l’Église, dont les Essais contiennent la substance et constituent une prémisse significative du point de vue historique. Loisy lui-même, après la censure du cardinal Richard contre ses ouvrages de 1900, reconnaît avoir fait, en 1902-1903, un usage plus libre de ce deuxième groupe de textes « […] car si les quatre autres chapitres ont fourni la substance de L’Évangile et l’Église en 1902, de Autour d’un petit livre en 1903, ils n’y ont pas été transposés de manière suivie »61. Effectivement, il résulte d’une confrontation analytique que les articles publiés dans la Revue du clergé français ne présentent pas de différences substantielles par rapport aux textes parallèles tandis que les textes publiés dans les livres rouges sont souvent très différents non seulement dans la forme mais aussi dans la substance, et dans quelques cas ils dénotent un changement de la pensée, même radical. 1. Textes publiés dans la Revue du clergé français Les textes publiés diffèrent des inédits selon les principales typologies suivantes : adjonctions ou développements

suppressions

variantes ou modifications

60. Ibid., p. 455. 61. Ibid.

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- citations plus ou moins étendues d’auteurs contestés ou d’auteurs qui renforcent les thèses soutenues cf. Appendice 4**] - développements finalisés à la création de textes correspondant aux intérêts de la Revue et de ses destinataires. [cf. Appendice 1***] - développements argumentatifs qui approfondissent des thèmes doctrinaux énoncés de manière plus simple dans le texte inédit [cf. Appendice 1** ; Appendice 2* ; Appendice 3*] - de développements trop étendus - d’excursus historico-doctrinaux ou polémiques n’ayant plus d’utilité ou inopportuns en vue de la publication [cf. Appendice 4*] - très nombreuses petites variantes formelles ou stylistiques de peu d’importance [cf. Appendice 1**] - déplacements dans l’ordre des périodes - précautions ou atténuations de jugements trop nets en vue de la publication [cf. Appendice 1**]

La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique Voici le tableau comparatif des textes parallèles issu de la confrontation  : Essais d’histoire et de philosophie religieuses

Revue du clergé français

Chap. I : « Les théories générales de la religion » partie IV, p. 75-83 [fol. 93-113]

« Le développement chrétien d’après le Cardinal Newman » 1er déc. 1898, p. 5-20

[Pas de variation substantielle. Par rapport au texte inédit, dans l’imprimé, le jugement sur Newman s’avère plus nuancé, avec quelques atténuations significatives en vue de la publication. Newman n’aurait pas su appliquer de façon cohérente sa théorie du développement, non seulement à l’histoire du christianisme par rapport à l’Évangile, mais en premier lieu à la révélation biblique contenue dans les deux Testaments, qui sont eux-mêmes des résultats de l’évolution historique. Il semble ne pas avoir réfléchi suffisamment sur la question biblique qui, d’autre part, n’était pas posée dans des termes identiques à ceux dans lesquels elle est posée par la théologie contemporaine. (Essais, p. 75-76 [fol. 92-94] ; p. 81 [fol. 105] ; Revue, p.  12-13) [cf. textes en Appendice 1*]. La partie finale sur la théorie du développement entendu comme un processus organique, vital, qui assure l’identité et la continuité réelle de l’être à travers les transformations et les changements qui s’y opèrent, est argumentée plus amplement. (Essais, p. 83 [fol. 110-113] ; Revue, p. 18-20) [cf. Appendice 1**]. Conclusion apologétique, adressée aux lecteurs de la revue (Revue, p. 20) [cf. Appendice 1***]. Dans cette section du manuscrit, il y a de nombreuses notes, ajoutées par Louis Canet, qui signalent les différences entre textes manuscrits (indiqués avec un B) et textes imprimés (indiqués avec un C)]. Chap. I : « Les théories générales de la religion »  « La théorie individualiste de la religion » partie III, p. 67-75 [fol. 72-91]

1er janv. 1899, p. 202-215

[Pas de variation substantielle. Dans le texte imprimé, quelques adjonctions significatives : citations de Harnack dans le Lehrbuch der Dogmengeschichte sur la nécessité de la formation de la pensée théologique dans les premiers siècles du christianisme (Revue, p. 212-213) ; description plus efficace du rôle des formules dogmatiques comme expressions provisoires et variables de la vérité divine, elle seule immuable (Essais, p. 74 [fol. 87] ; Revue, p. 213-214) [cf. Appendice 2*] ; conclusion polémique contre les « docteurs » du protestantisme libéral individualiste (Sabatier) qui professent le principe du salut par la foi, indépendamment de la « croyance » (Revue, p. 215)]. Chap. II : « Religion et révélation » Partie I, p. 87-95 [fol. 114-136]

« La définition de la religion » 1er avr.1899, p. 250-271

[Sauf quelques citations tirées des textes de Harnack (Lehrbuch) et de Sabatier (Esquisse d’une philosophie de la religion) [cf. Revue, p. 193-95], et quelques développements thématiques plus efficaces sur la nature de l’espérance religieuse (ibid., p. 206-207), l’article imprimé est en substance identique au texte manuscrit].

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Rosanna Ciappa

Chap. II : « Religion et révélation » partie II, p. 95-106 [fol. 137-164]

« L’idée de la révélation » 1er janv. 1900, p. 250-271

[Dans l’article imprimé il y a quelques développements consistants : a) sur la distinction entre « vérités simples » contenues dans les assertions de foi, objet de la révélation vivante, et spéculations théologiques qui donnent lieu à dogmes et doctrines ecclésiastiques (Essais, p. 97 [fol. 140-141] ; Revue, p. 253-54) [cf. Appendice 3*] ; b) sur la prière et sur le concept de vraie religion (Essais, p. 99-100 [fol. 145-147] ; Revue, p. 260). Réécriture totale du paragraphe IV de l’article imprimé qui s’étend longuement sur la distinction entre vie et doctrine, entre révélation formulée dans un langage humain, théorie révélée, et révélation vivante, manifestation de vie et principe de régénération morale (Revue, p.  268-271). Le chapitre correspondant des Essais (p. 103-106 [fol. 155-164]) développe différemment le thème de la connaissance avant la chute et de la dynamique de la révélation qui prévoit le concours de l’intelligence humaine et de l’illumination divine]. Chap. II : « Religion et révélation » partie III, p. 106-116 [fol. 165-192]

« Les preuves et l’économie de la révélation » 15 mars 1900, p. 126-153

[Le texte imprimé diffère sensiblement du manuscrit. Tout en conservant la même définition (« qui n’était pas du tout orthodoxe ») des concepts de miracle et prophétie, le texte imprimé (a) élimine l’excursus qui contient une discussion sommaire sur les grands miracles bibliques (y compris la résurrection de Jésus) [Essais, p.  111-113 [fol.  179-184] ; (Appendice 4*)] ; (b) contient d’importants développements sur l’action de la volonté dans l’acte de foi (M.  Ollé-Laprune) [Appendice 4**] ; sur la certitude de la foi fondée sur l’accumulation de probabilités (J. H. Newman) [Revue, p. 141-143] ; sur la nécessité de remplacer l’apologétique, se fondant sur la rationalité, par l’apologétique historique (Revue, p. 144-145). Sur les différences entre manuscrit et texte imprimé cf. aussi Mémoires, I, p. 453-455 (Appendice 4**)]. Chap. III : « La religion d’Israël » Parties I-II, p. 125-163 [fol. 211-303]

« La religion d’Israël » 15 oct. 1900, p. 338-363

[Pas de différence significative. L’article de la « Revue » ne reproduit que la première partie du chapitre correspondant des Essais. Le chapitre entier fut publié ensuite : La religion d’Israël, Letouzey, Paris 1901].

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique Appendice 1 Essais 1* p. 76 [fol. 92] S’il a eu le sentiment net de l’évolution qui s’est produite dans l’idée de Dieu depuis les temps préhistoriques jusqu’à nos jours, ses écrits ne le laissent pas sûrement reconnaître. Il semble persuadé que la conscience humaine a toujours facilement trouvé le Dieu unique, ce qui est vrai à condition que l’on n’implique pas dans cette rencontre la conception théorique du monothéisme absolu. – Ses idées sur la signification primitive des sacrifices les rapports des deux Testaments, la nature des prophéties, sont plutôt d’un théologien de l’ancienne école, que d’un historien bien informé. p. 81 [fol. 105] Sur la façon dont la révélation même entre dans le développement et s’y rattache, Newman est peu explicite ; quelques fois même on pourrait se demander s’il ne l’a pas conçue comme un pur élément divin qui aurait été introduit dans l’humanité par une sorte de violence. Peut-être a-t-il craint de sonder le mystère, ou bien n’y a-t-il pas pensé autant que nous. La question biblique ne l’a guère préoccupé ; et c’est à propos de la Bible que la question de la révélation se pose dans toute son acuité. 1**, p. 83 [fol. 111] La théorie du développement fournit, et fournit seule, l’explication satisfaisante des changements qui se sont produits dans le christianisme catholique depuis le commencement, et qui attendent cette explication scientifique, faute de laquelle ils se tourneraient en objections insolubles contre une Ėglise qui se fait gloire d’avoir conservé intact le dépôt de l’Évangile. Ce qu’elle contredit n’est pas autre chose qu’une conception antiscientifique, anti-historique de la tradition, d’après laquelle toute l’organisation, la théologie, le culte ecclésiastique remonteraient formellement à l’Évan gile, le développement de la hiérarchie n’ayant consisté qu’à reconnaître par

Revue 1* p. 12-13 Pour donner à la théorie du développement toute l’ampleur qu’elle comporte, en élargissant la base historique dont elle ne saurait se passer, on devrait en étendre plus expressément le principe et l’appliquer plus en détail que n’a fait Newman luimême, à toute l’histoire de la religion depuis les origines de l’humanité. Ce principe, qu’il a surtout appliqué à l’histoire du christianisme par rapport à l’Évangile, est applicable à l’Évangile par rapport au judaïsme, et à la religion mosaïque par rapport à ce qui a précédé

p. 13 Sur la façon dont la révélation même entre dans le développement et s’y rattache, Newman est peu explicite. Ce n’est pas sans doute qu’il ait craint de sonder le problème ; c’est plutôt que la question ne s’est pas posée pour lui dans les termes où elle se pose devant la théologie contemporaine, après le travail critique des cinquante dernières années. La question biblique ne l’a guère préoccupé, semblet-il, si ce n’est à la fin de sa vie, et c’est à propos de la Bible que le problème de la révélation divine s’impose à l’attention du philosophe et de l’historien. 1**, p. 18-19 La théorie du développement fournit, et fournit seule, l’explication satisfaisante des changements qui se sont produits dans le christianisme catholique depuis le commencement, qui se produisent encore chaque jour sous nos yeux, et qui réclament cette explication rationnelle et scientifique ; autrement tous ces changements se tourneraient en objections insolubles contre une Église qui se fait gloire d’avoir conservé intact, sans altération, toujours identique à lui-même, le dépôt de l’Évangile. Ce qu’elle contredit ne peut être qu’une conception anti-historique de l’identité perpétuelle du christianisme, d’après laquelle le développement de la hiérarchie n’aurait consisté qu’à reconnaître par des canons solennels un état de choses et des droits qui auraient toujours existé en la forme particu lière que ces canons établissent ; le développement du dogme à trouver des termes plus clairs et des

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Rosanna Ciappa

des canons solennels un état de choses et des droits qui auraient toujours existé en la forme que ces canons établissent, le développement du dogme à trouver des termes plus clairs et des formules plus explicites que les mots et les formules de l’antiquité ; le développement du culte à sanctionner officiellement des pratiques usitées depuis l’origine où à leur donner plus d’extension.

Pour autant que cette conception signifie la perpétuité et l’unité vivante du développement chrétien, on peut dire qu’elle est celle de l’Église ; mais si on veut la prendre à la rigueur et comme exprimant la pensée de l’Église sur sa propre histoire, ce sera une erreur grosse de beaucoup d’autres, et ce ne sera pas la pensée de l’Église. L’Église catholique n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup réfléchi sur son histoire…

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formules plus explicites que les mots et les formules de l’antiquité ; le développement du culte, à sanctionner officiellement des pratiques usitées depuis l’origine ou à leur donner plus d’extension.

Il est évident que selon la théorie, et Newman n’aurait pas hésité ajouter selon l’histoire, le développement ne se réduit pas à un simple perfectionnement du langage ecclésiastique, à un travail de déduction logique, à une multiplication de pratiques similaires, mais que le développement doit être conçu comme intime, vital, réel, aussi considérable dans son ordre que celui de la vie animale depuis la naissance jusqu’à l’état adulte, impliquant, par conséquent, l’identité de l’être sous toutes les transformations qui s’opèrent en lui selon la loi de son institution, mais excluant comme un état de mort l’immobilité absolue dans la forme une fois acquise. Quand on dit que le signe divin de l’Église catholique est d’être toujours identique à elle-même dans son organisation, sa doctrine et son action, il faut l’entendre de l’unité vivante, de la continuité réelle, du parfait équilibre de son développement séculaire. Si l’on prend cette identité dans un sens tout matériel et grossier, comme serait l’identité d’une statue qui aurait subsisté des centaines d’années sans se détériorer, on ne rencontre certainement pas la pensée de l’Église et l’on commet une erreur grosse de beaucoup d’autres L’Église catholique n’a pas, jusqu’à présent, beaucoup réfléchi sur son histoire… 1***, p. 20 Telle est, autant qu’il nous est donné de l’entendre, la théorie du Cardinal Newman sur le développement chrétien […] Il nous a semblé utile de la signaler dans une brève analyse aux lecteurs de cette Revue, pour montrer qu’une conception large de l’histoire des dogmes et du développement chrétien, une conception vraiment scientifique, où peuvent s’abriter toutes les conclusions légitimes de la critique historique, a été formulée par un penseur catholique bien avant certaines publications protestantes qui ont fait bruit en ces derniers temps […] À ce docteur il n’a manqué ni le dévouement à l’Église, ni le sens de l’orthodoxie traditionnelle […] ni aucune partie de l’esprit scientifique, ni l’ardeur et la fécondité dans le travail, ni même les épreuves. Il lui a manqué, peut-être, quelques disciples.

La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique Appendice 2 Essais

Revue

2*, p. 74 [fol. 89] Le dogme serait embaumé dans l’Église et non vivant, si on l’identifiait avec sa formule et si on déclarait celle-ci immuable. Le contact de l’histoire serait dangereux pour le catholique s’il devait croire que jamais rien n’a changé dans la constitution, les croyances, le culte ecclésiastique. L’Église ne serait pas une institution chrétienne si tout y était subordonné à l’intérêt de son autorité. Fort heureusement pour l’Église catholique, cette idée ne répond pas à la réalité des choses surnaturelles qu’elle représente ; elle les fixe comme les meilleures et les seules bonnes dans le temps où elle les définit, mais elle ne les considère pas comme immuables et absolument parfaites, puisqu’il lui est arrivé constamment et lui arrive chaque jour de les retoucher en les interprétant.

2* p. 213-214 Le dogme serait pétrifié dans l’Église et non vivant si on l’identifiait absolument avec sa formule théologique, et si on déclarait celle-ci entièrement immuable. Le contact de la critique et de l’histoire serait dangereux pour les catholiques, s’ils devaient croire que jamais rien n’a changé dans les formes de la constitution, des croyances, du culte ecclésiastique. L’Église ne serait pas une institution chrétienne si tout y était subordonné à l’intérêt temporel de sa hiérarchie ou même au prestige de son autorité. Mais l’Église n’enseigne pas et ne pense pas que ses formules dogmatiques soient l’expression adéquate et absolument parfaite des réalités surnaturelles qu’elles représentent ; elle les fixe comme les meilleures et les seules bonnes dans le temps où elle les définit et les emploie ; elle ne les considère pas comme étant de tout point immuables et imperfectibles, car il lui est arrivé constamment et lui arrive encore chaque jour de les compléter, de les expliquer, de les préciser, de les éclaircir et de les améliorer par ces additions, ces explications et ces précisions ; le travail théologique et dogmatique, incessant dans l’Église, n’est pas autre chose qu’un effort permanent pour adapter de plus en plus et de mieux en mieux, aux besoins présents et variables de l’humanité, le formulaire doctrinal de la vérité divine, qui seule est parfaite en elle-même et seule ne change pas ; les définitions dogmatiques retranchent net les erreurs en vue desquelles on les a promulguées, elles n’expriment pas toutes les faces et toutes les conséquences des vérités qu’elles attestent ; ainsi le champ est ouvert au progrès, au travail, à la vie intellectuelle dans l’ordre religieux ; l’infaillibilité de l’Église n’a pas pour objet ni pour effet d’arrêter ce mouvement, mais de le régler, d’empêcher qu’il ne s’égare et ne se perde.

L’Église n’enseigne pas et ne pense L’Église n’enseigne pas et ne pense pas qu’aucupas qu’aucune évolution ne se soit pro- ne évolution ne se soit produite en elle… duite en elle…

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Rosanna Ciappa Appendice 3 Essais 3*, p. 97 [fol. 140] On aurait tort de penser que cette profession de foi baptismale fût expressément conçue comme une adhésion de l’esprit à trois thèses de doctrine à savoir […] C’était avant tout l’assertion du don que le candidat faisait de lui-même au Dieu à qui Jésus l’avait réconcilié, à qui l’Esprit devait l’unir. La notion théologique de La Trinité n’est pas encore impliquée dans la profession de foi, bien qu’elle soit bien contenue en germe dans la formule. Dans la religion de Mahomet il n’y a pas non plus, à proprement parler, de symbole doctrinal. La formule  : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète ! » n’est qu’une assertion, non une définition dogmatique de la foi. Si subtile que la distinction puisse paraître à certaines personnes, elle n’en est pas moins réelle et fondée sur ce fait capital, que la religion consiste avant toutes choses dans la foi et le recours à Dieu, non dans une théorie, aussi parfaite qu’on voudra, sur Dieu et le recours à Dieu. En tout cas, l’histoire même de la révélation nous invite à ne pas regarder comme son élément essentiel et indispensable la perception purement intellectuelle de propositions doctrinales nettement déterminées par Dieu dans l’esprit des hommes qui lui ont servi d’organes, et transmises par eux comme une leçon infaillible à laquelle rien jamais sous aucun prétexte ne devrait être changé.

Revue 3*, p. 252-254 Cette profession de foi baptismale n’a pas été proposée d’abord comme une adhésion formelle de l’intelligence à trois thèses de doctrine, à savoir […] C’était, avant tout, la consécration du candidat au Dieu à qui Jésus le réconciliait, à qui l’Esprit devait l’unir.

La formule de cette consécration impliquait une triple assertion de foi en Dieu créateur, en Jésus sauveur, en l’Esprit sanctificateur, sans explication théorique de la création, du salut et de la grâce. Cette explication, qui résulte du travail de la pensée chrétienne sur l’assertion de la foi, constitue, à proprement parler, la doctrine théologique, et quand cette doctrine est sanctionnée officiellement par l’Église, elle devient dogme. […] Sous le bénéfice de cette observation, il est aisé de comprendre comment la révélation a pour objet propre et direct les vérités simples contenues dans les assertions de la foi, non pas les doctrines et les dogmes comme tels : doctrines et dogmes sont dits révélés parce que les vérités révélées demeurent dans les explications autorisées qui sont la doctrine et le dogme de l’Église. […] Ainsi l’histoire de la révélation nous invite à ne pas regarder comme élément essentiel et indispensable de cette révélation la connaissance purement intellectuelle de propositions théoriques et abstraites qui auraient été l’objet direct des communications divines et qui auraient dû être transmises de génération en génération comme une leçon toute faite à laquelle rien jamais pour aucune raison, ne devrait être changé. Les vérités de la révélation sont vivantes dans les assertions de la foi avant d’être analysées dans les spéculations de la doctrine ; leur forme native est une intuition surnaturelle et une affirmation de la foi, non une considération abstraite et une définition systématique de leur objet. On doit même dire que l’économie de la foi n’a pas été modifiée, quoique la révélation se conserve maintenant dans la doctrine et le dogme ecclésiastiques ; car c’est toujours comme assertion de foi que la doctrine et le dogme servent de base à la vie chrétienne ; en tant que théorie doctrinale où théologie dogmatique, ils servent plutôt à maintenir l’harmonie de la croyance religieuse avec le développement scientifique de l’humanité. Il n’en est pas mois vrai, et nous avons Il n’en est pas mois vrai, et nous avons déjà déjà reconnu… établi…

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique Appendice 4 Essais Revue 4*, p. 111-112 [fol. 180-183] L’apologétique insiste sur des faits qui ne peuvent être que miraculeux, si ce sont des faits de l’ordre historique et phénoménal, les résurrections des morts, surtout celle de Lazare […] et la résurrection même de Jésus. Par malheur ni la résurrection de Lazare, ni celle du Sauveur ne sont des faits historiquement démontrés […] et ce ne sont pas non plus deux faits de même ordre. Au point de vue critique, la résurrection de Lazare (retour d’un mort à la vie naturelle) ne serait un fait historiquement établi que si le caractère historique du quatrième Évangile est suffisamment démontré. Or, il se trouve précisément que l’historicité du quatrième Évangile est sujette à caution […] La résurrection de Lazare appartient à la catégorie des faits humains et contingents, ou bien elle est un pur symbole. La résurrection de Jésus, au contraire, n’est pas un fait d’ordre historique et humain, et il n’est pas possible non plus d’y voir un symbole […] Ce ne fut pas un retour à la vie naturelle, qui aurait pu être physiquement constaté […] Ce fut l’entrée personnelle de Jésus dans la possession de sa gloire éternelle. Pour la première génération chrétienne et notamment pour Saint Paul, la résurrection du Christ ne fut pas le miracle d’ordre matériel sur lequel l’apologétique postérieure a tant insisté, ce fut la consécration messianique du Maître qu’on avait perdu, ce fut son immortalité glorieuse […] Le fait de la résurrection, sainement compris, n’appartient pas à l’ordre historique et humain. La résurrection de Jésus n’est pas la dernière étape de sa carrière terrestre […] mais le premier article de la foi des apôtres et le fondement spirituel du christianisme. 4**, p. 142-143 La vraie religion est faite pour être connue, expérimentée, vécue, et cette expérience intime en a toujours été la véritable démonstration, variable dans son expression logique selon les temps et même les personnes, certaine pour tous ceux qui croient, c’est-à-dire qui, voyant d’assez près la religion pour la bien connaître en elle-même, et par rapport à eux, ont le courage d’y adhérer volontairement. La volonté (*) intervient dans l’acte de foi parce que la religion révélée n’est pas une théorie que l’on ait à embrasser seulement par une conviction de raison. La démonstration la plus savante ne change rien à ces conditions essentielles de la foi.

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Rosanna Ciappa (*)Tous nos lecteurs savent comme le rôle de la volonté dans l’acquisition des vérités religieuses et morales a été mis en lumière par M. Ollé-Laprune, notamment dans son livre de la Certitude morale.

Mémoires 4**, t. I, p. 454-455 […] Mais le manuscrit montrait plus clairement l’impossibilité de maintenir ces concepts [les notions scolastiques du miracle et de la prophétie] et l’apologétique qu’ils soutiennent. Dans l’ensemble, et en faisant à la critique les plus larges concessions, dont leur philosophie ne percevait pas la nécessité, l’économie de la foi que j’essayais d’instituer ressemblait assez à celle que préconisaient Ollé-Laprune et Maurice Blondel, bien que mes idées sur la valeur essentiellement relative des symboles religieux eussent plus d’affinité avec celles de Sabatier, contre lequel je continuais de ferrailler dans cet article.

2. Textes publiés dans les livres rouges Comme pour les textes publiés dans la Revue du clergé français, de même pour ceux qui ont été publiés dans les livres rouges, et en particulier dans L’Évangile et l’Église62, on pourra suivre, avec profit, la piste suggérée par Loisy lui-même dans les Mémoires. La « critique du système de Harnack » et l’intention de répliquer à L’Essence du christianisme semblent avoir été déterminantes dans le revirement de perspective des Essais inédits par rapport aux textes édités. En fait, la détermination d’un objectif polémique plus précis auquel Loisy est, d’une certaine façon, contraint de coordonner la réponse apologétique, définit des modifications structurelles assez importantes dans le plan originaire des Essais, et en trouble en quelque sorte l’équilibre logique et formel. À cela doit s’ajouter le fait qu’entre 1897-1898 et 1901-1902, la pensée de Loisy a changé. En examinant les positions de Harnack, sa critique des Évangiles s’est faite plus radicale, comportant l’abandon de positions exégétiques jusqu’alors défendues, comme celle relative à l’authenticité de la déclaration sur la connaissance réciproque du Père et du Fils, contenue dans Matthieu et dans Luc, sur laquelle Harnack a construit tout son système. Il suffirait de ces seuls éléments pour différencier profondément les deux ouvrages. D’autre part, si le changement de contexte empêchait d’utiliser intégralement le texte inédit et suggérait la réécriture totale ou partielle de quelques chapitres, on peut aussi soutenir que Loisy avait autant de bonnes raisons pour puiser largement au riche matériel inédit préexistant dans les Essais. La première de ces raisons – comme il le rapporte dans Autour d’un petit livre63 – est que cet écrit avait été conçu, en son temps, comme une réponse coordonnée à l’important ouvrage systématique de Harnack sur l’Histoire des dogmes. Le même Harnack, ayant condensé

62. On a pensé que la confrontation entre les textes inédits et les textes publiés dans L’Évangile et l’Église serait beaucoup plus pertinente et historiquement plus significative. Autour d’un petit livre, en fait, naît comme fruit d’une ultérieure médiation. Il semble dépendre beaucoup moins des Essais, et être au contraire plus lié au contexte polémique des accusations et des critiques soulevées contre L’Évangile et l’Église auxquelles Loisy répond, sous forme épistolaire, tout en reprenant et en approfondissant quelques thèmes du premier livre. 63. Cf. la Lettre sur l’origine et le but du petit livre dans Autour d’un petit livre, Paris 1903, p. 7-8.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique dans L’Essence du christianisme une grande partie des idées dominantes dans la Dogmengeschichte, il ne lui fut pas difficile, même il lui sembla naturel, de transposer dans L’Évangile et l’Église quelques-unes des lignes déjà contenues dans les Essais. Cette confrontation, qui avait été indirecte et beaucoup moins nette à l’époque des grands ouvrages systématiques, se fait plus serrée et rapprochée dans les pamphlets polémiques, écrits pour la vulgarisation des premières années du vingtième siècle. Il faut ajouter enfin la raison qui, sans aucun doute, dut sembler à Loisy dirimante pour utiliser amplement les Essais inédits, c’est la même perspective apologétique dans laquelle se placent les deux ouvrages. « D’ailleurs le problème général reste le même » – remarque-t-il – ; le problème de fond, qui demeure identique, dans les Essais comme dans L’Évangile et l’Église, est de démontrer la cohérence et la légitimité du passage de l’Évangile à l’Église, de l’« annonce primitive du royaume des cieux » au « christianisme d’aujourd’hui »64. Les textes publiés dans L’Évangile et l’Église diffèrent des textes inédits correspondants selon les typologies déjà observées (adjonctions ou développements, suppressions, variations) auxquelles il faut ajouter les cas de modification substantielle dans le contenu et dans la forme de quelques chapitres qui ont été entièrement réécrits. Voici le tableau comparatif des textes parallèles, issu de la confrontation entre textes inédits et textes publiés dans L’Évangile et l’Église : Essais d’histoire et de philosophie religieuses

L’Évangile et l’Église

Chap. IV : « Jésus Christ » partie I, p. 167-174 [fol. 304-321]

Chap. II : « Le Royaume des Cieux » p. 92-107

[Textes très différents soit par rapport à leur structure formelle et à leur contenu, soit dans la perspective plus radicalement eschatologique de L’Évangile et l’Église.] Essais d’histoire : le Royaume de Dieu, prêché par Jésus, est avant tout une réalité morale qui consiste en la conversion des pécheurs repentis et pardonnés par la miséricorde de Dieu. Les béatitudes du sermon sur la montagne sont un manifeste qui contient le programme de fondation du Royaume, destiné avant tout aux pauvres et aux déshérités. Mais le Royaume est aussi un événement eschatologique : c’est « l’ordre divin des choses » introduit souverainement sur toute la terre. Dans la pensée de Jésus, l’élément moral et celui apocalyptique, la réalité visible du renouveau intérieur et la manifestation imminente du Royaume messianique sont unis entre eux et ne font qu’une seule et même chose. Même dans l’interprétation des paraboles dites du Royaume (le grain de sénevé, le levain, le semeur), l’accent n’est pas mis sur l’intervalle, sur la distance qui sépare la préparation de l’accomplissement, inévitable déformation de perspective due « à l’interposition de la longue série des siècles ». L’accent est mis au contraire sur le lien entre ces deux réalités : l’aspect moral et actuel anticipe et réalise mystérieusement l’accomplissement eschatologique. Le temps est abrégé.

64. Mémoires, I, p. 460.

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Rosanna Ciappa L’Évangile et l’Église : dans la première partie du chapitre se trouve un exposé synthétique de la pensée de Harnack qui, dans la définition du Royaume, accentue unilatéralement le point de vue moral de la rémission des péchés et de la réconciliation avec Dieu. La réponse polémique comprend trois points : (a) discussion exégétique des principaux passages synoptiques sur le Royaume : les paraboles, le sermon sur la montagne, le Notre Père, le passage, central pour Harnack, de Lc. 17, 20-21 : « Le Royaume de Dieu est en vous ou parmi vous ». On peut en conclure que, pour la pensée judaïque, résultant dans les Évangiles synoptiques, le royaume des cieux n’est qu’une grande espérance : en tant que tel, il ne peut se référer qu’à l’avenir, qu’à la proche restauration du monde et de l’humanité dans la justice ; (b) discussion historique : dans la vision de Harnack l’eschatologie serait « l’écorce » à éliminer parce qu’appartenant à la tradition israélite, tandis que le « cœur » à garder serait la réalité morale du Royaume. Mais Jésus n’a jamais prétendu abolir la tradition en se présentant comme le révélateur d’un principe nouveau. La notion historique de Royaume ne peut faire abstraction de ce que Jésus lui-même a entendu et présenté avec cette réalité et de l’importance qu’il y a attribuée ; (c)  l’historien doit résister à la tentation de « moderniser » l’idée de Royaume : en répliquant aux tendances « actualisantes » de la théologie libérale et de Harnack pour adapter l’idée de Royaume aux conditions et à la sensibilité du présent, Loisy finit par figer la perspective eschatologique. Tout pâlit face à la venue imminente du Royaume. Jésus semble profondément indifférent aux systèmes humains, au droit et à la justice, au problème de la répartition différente des richesses, aux institutions et aux pouvoirs constitués qu’il n’a besoin ni d’appuyer ni de contester. La forme historique de l’Évangile, tel que Jésus l’a prêché, est celle d’une suprême indifférence à l’égard des intérêts humains]. Chap. IV : « Jésus Christ » partie II, p. 174-183 [fol. 322-344]

Chap. III : « Le Fils de Dieu » partie I-II, p. 108-119

[Textes construits sous une forme différente et visant à des buts différents  : dans les Essais, une ébauche de christologie qui trace les traits de la revendication et de la conscience messianique de Jésus ; dans L’Évangile et l’Église, la polémique contre la christologie « faible » de Harnack pousse Loisy vers des positions christologiques s’inspirant de l’eschatologie radicale.] Essais : les traits principaux de cette christologie consistent avant tout dans la conscience que Jésus s’attribuait de « jouer un rôle unique et prééminent » dans l’économie du salut par rapport à la venue du Royaume. Sans être la profession explicite d’une doctrine sur sa personne (« le premier degré de l’abstraction christologique »), c’est toutefois la demande « d’une confiance en Dieu et en soi-même », en la mission qu’il est venu accomplir. Les titres messianiques les plus propres à désigner la conscience humano-divine de Jésus et le caractère spirituel et universel, non-politique et national, du Royaume, ce sont les auto-désignations de Fils de l’homme et de Fils de Dieu. Le premier, un titre « rigoureusement messianique », utilisé essentiellement dans des contextes où l’on fait allusion à la souffrance, souligne la mission d’un Messie particulier, qui n’est pas venu en premier lieu « pour régner », mais pour « servir », pour « sauver » et pour « souffrir ». Le titre de Fils de Dieu exprime un rapport religieux, indique une relation unique et intime qui lie Jésus au Père (Mt. 11, 25-30) et anticipe la réalité substantielle du Royaume 576

La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique dont Jésus devra procurer l’avènement. Mais on ne peut omettre la connotation historico-messianique du titre. Fils de Dieu équivaut à Messie. Jésus ne pouvait pas se définir autrement s’il voulait être compris par les Juifs. L’acception messianique de la filiation divine était comme la « traduction judaïque de sa conscience humano-divine ». L’Évangile et l’Église : les traits de la christologie de Loisy se précisent dans la confrontation avec les opinions de Harnack. Sur le plan exégétique, le passage Mt. 11, sur lequel Harnack fonde sa théorie du Fils de Dieu, n’a pas le sens d’une connaissance réciproque ou d’une révélation spéciale du Père que le Fils devrait transmettre, mais représente une réalité métaphysique, qui sert à signaler la haute dignité du Christ, assimilé à la Sagesse éternelle que Dieu seul connaît à fond, comme indique la ressemblance de Mt.11 avec la prière qui termine le livre de l’Ecclésiastique (LI) (c.51). Tout en étant donc un témoignage considérable de l’évolution de la christologie, ce passage doit être considéré, sous sa forme actuelle, comme un produit de la tradition chrétienne primitive, et il est étrange que Harnack n’ait fondé sa théorie que sur ce passage. Sur le plan de l’histoire, il ne faudrait pas écarter l’idée de Messie. Le Christ de Harnack, révélateur exclusif de la bonté divine, « a l’air de prendre la qualité de Messie comme une sorte de costume ou de déguisement dont il a besoin pour traiter avec les Juifs »65. Avec Harnack, de nombreux théologiens protestants sont gênés par cette notion judaïque qu’ils élimineraient volontiers de l’Évangile de Jésus. Mais le titre de Fils de Dieu, pour les Juifs, pour les disciples, pour Jésus lui-même, était équivalent à celui de Messie. Jésus s’est considéré le Messie, c’est-à-dire le messager et le prophète du Royaume, l’agent et le chef prédestiné. Chez lui la conscience filiale a précédé et préparé la conscience messianique, en lui ouvrant le sens de son rôle et de sa vocation. Mais puisque le royaume est essentiellement à venir, le rôle du Messie est essentiellement eschatologique. Il est le Messie désigné. L’objet de l’Évangile historique n’est donc pas seulement le Père, mais aussi le Fils parce qu’il a un rôle unique et essentiel dans l’avènement du Royaume. S’il est vrai que Jésus n’a pas enseigné de doctrines christologiques, il a toutefois demandé que l’on croie à sa personne et à sa mission d’« agent introducteur » du Royaume. « La question de la christologie ne se confond en rien avec la foi en Christ »]. Partie III, p. 183-190 [fol. 345-363]

Partie IV, p. 124-129

[Essais : On y analyse la valeur et la signification de la mort de Jésus comme des aspects fondamentaux de la christologie. Dans la conscience de Loisy chemine l’idée que le Messie doive préparer l’avènement d’un Royaume spirituel, même au risque de perdre la vie. La mort est dans l’ordre de la volonté de Dieu et est en même temps la condition providentielle du Royaume, elle fait partie de son « service messianique ». Jésus offre sa vie comme prix du rachat du péché : l’opposition du peuple, le péché qui lui ôte la vie, est aussi un empêchement à la venue du royaume tout comme l’offrande de sa vie a pour but d’obtenir le repentir et de « briser la dureté des cœurs », en accélérant l’avènement du Royaume. La mort, vue comme un service messianique, altère d’une certaine façon, la séquence

65. L’Évangile et l’Église, p. 81.

577

Rosanna Ciappa traditionnelle de l’eschatologie judaïque en y introduisant, avant l’avènement du Royaume, une idée insolite, la mort du Messie accompagnée de la souffrance. Ce service messianique est illustré par la Cène, où il ne s’agit plus de sauver Israël de la servitude de l’Égypte, mais le monde de la servitude du péché. Même la résurrection et la parousie, le retour glorieux du Christ, sont en vue du Royaume. L’Évangile et l’Église : le problème de la mort de Jésus est traité dans la partie conclusive du chapitre et très étroitement lié à l’exposition de Harnack. L’idée de la mort expiatrice n’a pas existé dès l’origine avec la netteté que lui donne Paul, comme l’affirme Harnack et elle n’a pas contribué, dans la même mesure que la résurrection, à fonder la christologie. Ce fut la résurrection qui fit le Christ ; « la mort n’était que la condition providentielle de la résurrection, voulue par Dieu, acceptée par Jésus ». Sur le plan exégétique, il n’est pas dit que le passage de Mc. 10, 45 sur le « prix du rachat », et les récits synoptiques de la dernière cène qui fondent la théorie de la mort ayant la valeur d’un sacrifice expiatoire, soient à attribuer à Jésus ou à la communauté primitive, mais ils semblent avoir été influencés par la théologie de Paul]. Partie IV, p. 190-196 [fol. 364-377]

Partie III, p. 120-123

[La partie conclusive du chapitre IV des Essais (partie IV), a été transposée « librement, mais quasi intégralement » dans la deuxième édition de L’Évangile et l’Église [chap. III, partie III] (cf. Mémoires, I, p. 458). Contre la théologie libérale et Harnack en particulier, Loisy maintient et accentue la forme messianique et judaïque de l’identité historique de Jésus, en la mettant en relation avec son rôle providentiel, lié à l’avènement du Royaume de Dieu. Il n’était pas possible que Jésus ne fût pas juif. S’il voulait devenir le sauveur du monde, il ne pouvait entrer dans cette mission sinon en prenant sur lui la tâche du Messie, « en se présentant comme l’agent du royaume, venu pour accomplir l’espérance d’Israël »66. Devenu ensuite l’espérance du peuple chrétien, il a rectifié « par voie d’interprétation » ces parties du symbolisme israélite qui s’avéraient inadéquates au grand mystère, « Dieu et la destinée providentielle de l’homme et de l’humanité ». L’idée messianique du royaume se présente comme le symbole concret de ce qui advint ensuite : « La foi à la résurrection du Christ… le progrès indéfini de l’Évangile dans le monde… l’anticipation du royaume des cieux dans l’Église… Qu’on ne dise pas que Jésus a touché seulement la monnaie de son espoir, et que la somme totale ne lui a pas été versée ! Pour la foi il est roi et Dieu dans l’éternité »67]. Chap. V : « L’Évangile et l’Église » p. 199-232 [fol. 378-462]

Chap. IV : « L’Église » p. 130-147

[Le chapitre des Essais sur l’Église, comme les suivants sur le dogme et sur le culte, sont construits selon la même économie  : à une exposition historique longue et documentée fait suite la partie plus proprement apologétique : justification des développements intervenus par rapport aux circonstances et aux néces-

66. Ibid., p. 104. 67. Ibid., p. 108-109.

578

La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique sités historiques ; légitimation théologique de ces développements par rapport à l’Évangile. Dans la transposition aux chapitres correspondants de L’Évangile et l’Église, l’excursus historique est remplacé par une exposition polémique des thèses de Harnack dans L’Essence du Christianisme. Dans la partie apologétique on ne relève pas de variations importantes, sinon dans l’ordre de l’exposition des idées et dans la suppression de la dernière partie du chapitre des Essais (p. 224-232 [fol. 441-462]) sur la théorie du développement chrétien. La thèse est que même si, au point de vue historique, on ne peut pas dire que l’Église a été fondée par le Christ, elle est cependant fondée sur le Christ ; l’Église représente donc le développement légitime et historiquement cohérent de l’Évangile]. Chap. VI : « L’Église et le dogme chrétien » p. 235-273 [fol. 463-563]

Chap. V : « Le dogme chrétien » p. 148-167

[Aucune variation substantielle entre le texte inédit et les textes édités. Une grande partie du chapitre sur le dogme chrétien est littéralement identique dans le chapitre correspondant de L’Évangile et l’Église. Toutefois de nombreux développements explicatifs s’avèrent supprimés : en premier lieu le long excursus historique introductif (p. 235-253 [fol. 463-509]), remplacé par l’exposition critique des thèses de Harnack ; en outre quelques sections sur la variabilité du dogme et sur la nécessité de son développement. On y soutient la thèse de la légitimité historique et du fondement évangélique des trois principaux dogmes qui ont marqué la diffusion et l’expansion du christianisme hors des limites de la Palestine : le dogme trinitaire et christologique, le dogme augustinien de la grâce, le dogme de l’Église, organisme d’institution divine, commandée par un seul chef avec la plénitude des pouvoirs de juridiction et de magistère]. Chap. VII : « L’Évangile et le culte catholique » p. 277-317 [fol. 586-692]

Chap. VI : « Le culte catholique » p. 169-191

[Tout comme les deux précédents, le chapitre des Essais sur le culte a, lui aussi, un contenu plus ample et riche que le chapitre correspondant de L’Évangile et l’Église qui, toutefois, en reproduit littéralement d’amples sections. Quelques thèses y sont exprimées plus nettement, en particulier la longue section sur le développement du culte marial s’avère abrégée et moins significative (cf. aussi Mémoires, I, p.  464). La thèse apologétique est que le développement du culte catholique et de tout le système sacramentel trouve sa racine et son fondement dans l’Évangile. IV. Christologie et eschatologie Les différences les plus marquées entre textes inédits et textes publiés qui, comme il ressort de la confrontation analytique proposée précédemment, touchent les points cruciaux de l’eschatologie et de la christologie (les chapitres de L’Évangile et l’Église relatifs au « Royaume des Cieux » et au « Fils de Dieu ») témoignent aussi de la réalisation d’un parcours ayant imprimé sa marque, d’une mutation de perspective, attribuables à divers facteurs, qui poussent Loisy vers un terrain plus radical. On pourra se demander ce qui a changé ou ce qui s’est passé dans les années à cheval sur le XXe siècle, entre la rédaction définitive des 579

Rosanna Ciappa Essais inédit (1898-1899) et la publication du premier des livres rouges (1902), qui a amené Loisy à modifier substantiellement, et sur quelques articulations spécifiques, la perspective des Essais. Ce ne fut pas seulement l’occasion, représentée par la parution de L’Essence du Christianisme, à laquelle il avait l’intention de répliquer, mais plutôt le fait que, en approfondissant la confrontation critique avec les opinions de Harnack, il avait fini par prendre personnellement des positions plus extrêmes tant sur le plan de la critique textuelle que des orientations théologiques68. L’eschatologie semble représenter un tournant. On a déjà dit que Loisy, dès les années 1890, était entré en contact avec les grands courants de l’exégèse critique allemande et était au courant du débat ouvert à l’intérieur de la théologie libérale, où s’étaient manifestées de nouvelles exigences critiques qui en contestaient la méthodologie et quelques résultats scientifiques  : J. Weiss (et avant lui Wilhelm Baldensperger69) redécouvrait, dans la prédication historique de Jésus, la centralité absolue et radicale de la perspective eschatologique, de l’annonce du royaume de Dieu imminent, en renversant le stéréotype, cher aux théologiens libéraux, d’une image de Jésus maître de morale, porteur d’un message éthique, universel et non-historique. Loisy a partagé les conclusions les plus extrêmes de l’école eschatologique, comme en sont témoins non seulement la recension favorable qu’il consacra, en 1903, à la deuxième édition [1900] de l’ouvrage bien connu de J. Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes [1892]70, mais surtout le déplacement d’accent significatif qu’il est possible de constater dans le passage des Essais à la section correspondante de L’Évangile et l’Église. On peut ajouter que la radicalisation de la perspective eschatologique influence d’une façon voyante même la christologie. Si l’instauration du royaume est un événement historique, dramatique et futur, Jésus ne s’est pas cru Messie en acte, mais Messie seulement désigné pour un rôle à remplir à l’avenir ; il n’a donc pas attribué un caractère surnaturel à sa personne. La radicalité de ces formulations appartient cependant aux livres rouges, puisqu’elle représente le point d’arrivée d’un parcours dont il est possible de suivre les traces : dans la confrontation entre textes inédits et textes publiés ressortent les points d’articulation, les écarts intervenus.

68. Dans Mémoires, I, p.  456, Loisy explique que le chapitre des Essais sur Jésus-Christ a été transposé dans les chapitres correspondants de L’Évangile et l’Église : « C’est que la rédaction de ces deux chapitres a été conditionnée en quelque façon par les thèses de Harnack dans son Essence du christianisme auxquelles ma réponse a été coordonnée ; c’est aussi qu’entre 1897-1898 et 19001902, et en examinant les opinions de Harnack, ma critique des Évangiles s’est faite plus sévère, et que j’ai abandonné certaines positions que j’avais d’abord défendues, par exemple l’historicité de la déclaration concernant la connaissance réciproque du Père et du Fils dans le premier Évangile et dans le troisième, et celle des paroles relatives au pain-corps et au vin-sang du Christ dans la relation synoptique de la dernière cène… ». 69. Das Selbstbewusstsein Jesu im Lichte der messianischen Hoffnungen seiner Zeit, Strasbourg 1888. 70. Il est significatif que Loisy n’ait fait qu’en 1903 la recension de la deuxième édition du volume de Weiss, dont il apprécie la critique de la théologie libérale et de J. Wellhausen (Revue d’Histoire et de Littérature religieuses 8 [1903] p. 302) ; d’autre part, le fait qu’il ait signalé tardivement l’ouvrage de Weiss n’implique pas qu’il ne le connaissait pas ou qu’il n’ait pas été influencé, déjà auparavant, par la perspective eschatologique.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique Éthique et eschatologie Parti peut-être de l’exigence d’acquérir à la tradition catholique les résultats de la science critique protestante la plus à jour, Loisy se trouve comme poussé vers un terrain de discussion en quelque sorte plus avancé, qui pose l’alternative, toute propre au protestantisme libéral, entre l’interprétation éthique et l’interprétation eschatologique des Évangiles. Cette alternative est déjà présente dans la section des Essais consacrée à la prédication de Jésus sur le royaume de Dieu. L’exigence d’une connexion, d’un lien entre les deux dimensions, réalité morale et accomplissement eschatologique, ressort nettement au premier plan, avec le résultat d’abréger et de supprimer fondamentalement la distance temporelle, l’intervalle qui les sépare, inévitable déformation de perspective par effet du prolongement du temps eschatologique71. Il y a même, dans la lecture des paraboles dites du Royaume (le grain de sénevé, le levain, le semeur), une accentuation marquée du lien, ou du rapport de proportion entre le résultat et sa cause apparente, entre Évangile et Royaume, qui n’est pas un simple miracle de la puissance divine, mais qui est lié, et en quelque sorte conditionné, par l’acceptation de l’homme (« la semence croît selon la nature du terrain ») : l’événement eschatologique est comme anticipé et est déjà mystérieusement advenu, dans la foi de celui qui croit à la vie éternelle72. On peut observer une ligne de développement dans la pensée de Loisy. D’une part la perspective des Essais inédits représente le dépassement de l’ébauche présente dans le premier commentaire aux Synoptiques73 (qui les précède immédiatement), où l’on insistait sur le caractère éthique et spirituel du Royaume, et où l’accent était mis sur l’attente patiente, sur l’intervalle nécessaire entre annonce et réalisation ; d’autre part, les Essais inédits représentent, à leur tour, une étape intermédiaire par rapport à la perspective plus radicalement eschatologique des textes publiés dans L’Évangile et l’Église. En opposition avec l’interprétation de Harnack, qui, dans L’Essence du Christianisme, accentue unilatéralement le caractère moral (la rémission des péchés), intérieur et actuel, du Royaume, Loisy en souligne la dimension historique et future d’événement eschatologique imminent. Et cela avant tout sur la base d’une exégèse, devenue plus radicale, des principaux textes synoptiques qui s’y rapportent et en particulier du seul texte, Lc.  17, 20-21, qui semblerait appuyer plus solidement l’idée d’un royaume essentiellement intérieur (« Le Royaume de Dieu est en vous »)74. Sur le plan historique aussi, la conception du Royaume de Dieu ne peut faire abstraction de l’eschatologie judaïque. L’historien – on le dit en opposition avec Harnack – devrait « résister à la tentation » d’« actualiser » l’idée de Royaume afin de l’harmoniser avec la sensibilité moderne. Jésus ne pouvait s’exprimer que grâce à des formules et à des symboles offerts par la tradition judaïque à laquelle il appartenait. D’où il s’ensuit que la perspective eschatologique prévaut nettement sur la perspective éthique et il s’agit là d’un retournement significatif de la position initiale ; on pourrait dire plutôt, avec une expression souvent utilisée à propos de l’écrit de J. Weiss dont Loisy devait avoir tenu compte, le total

71. Essais, p. 172 [fol. 316-317]. 72. Ibid., p. 172 [fol. 317]. 73. Les Évangiles Synoptiques, t. I, Amiens 1894 ; t. II, Amiens 1896. 74. L’Évangile et l’Église, p. 51-54.

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Rosanna Ciappa « conditionnement eschatologique de l’éthique »75. Face à la venue imminente du Royaume, il semble qu’il n’y ait pas de place pour la construction d’une éthique. La forme historique de la prédication évangélique est celle d’un profond détachement vis-à-vis des intérêts humains, de la famille, de l’ordre social, du droit, de la politique, des institutions, que Jésus n’avait besoin ni de fonder ni de contester, parce que dans la perspective de la fin imminente, ils lui étaient indifférents 76. Dans son radicalisme substantiel, l’éthique évangélique ne se crée pas indépendamment de la perspective eschatologique dont elle est partie intégrante, et prétendre l’en détacher pour en faire (comme Harnack) l’« essentiel » de l’Évangile et du Royaume, signifie se proposer l’idée d’une doctrine « sublime », mais incomplète et impraticable. La polémique de Loisy, avec l’interprétation, en termes d’éthique culturelle, du message évangélique de la part de la théologie libérale, ressort ici clairement avec l’adhésion aux thèses de l’eschatologie conséquente. Revendication et conscience messianique On a déjà dit que l’accentuation unilatérale de la perspective eschatologique a une retombée sur le plan de la christologie. Le quatrième chapitre des Essais, dont le titre est Jésus Christ, sans être une « biographie », est conçu dans son ensemble comme un bref résumé de christologie qui anticipe les lignes essentielles et constitue un intéressant précédent du chapitre correspondant de L’Évangile et l’Église. L’influence d’une critique relativement modérée, qui s’en tient « à peu près » aux positions de H. J. Holtzmann dans son ouvrage bien connu sur les Évangiles synoptiques, est amplement reconnaissable et reconnue par Loisy lui-même sous les traits de cette reconstruction77. On peut en avoir une vérification précise. Comme Holtzmann, donc surtout sur la base de l’Évangile de Marc, Loisy admet la thèse d’un développement linéaire et progressif de l’affirmation de la conscience messianique de Jésus, qui aurait sa manifestation la plus explicite dans la confession de Pierre ; c’est seulement à partir de cette confession, qui marque un tournant dans le développement théologique et narratif, que Jésus aurait commencé à insister avec les disciples sur la nécessité que le Messie passe à travers la souffrance et la mort. Comme la plupart des théologiens libéraux, Loisy accepte dans la substance la reconstruction fondée sur le « schéma de Marc » avec quelques accentuations particulières : la revendication messianique de Jésus naît et s’affirme avant tout comme auto-conscience de son propre mandat, comme conscience de jouer un rôle « unique et prééminent » dans l’économie du salut et par rapport à l’avènement du Royaume. Sans être le premier niveau de l’« abstraction christologique », il s’agissait, de la part de Jésus, d’une demande de confiance en Dieu et en soi-même,

75. Il faut remarquer que tandis que, dans la deuxième édition de son écrit, Weiss a apporté des atténuations significatives au conditionnement eschatologique de l’éthique, Loisy a, au contraire, maintenu cette perspective dans L’Évangile et l’Église, en la radicalisant ultérieurement dans la deuxième édition de son Commentaire aux Synoptiques  : Les Évangiles Synoptiques, I, Ceffonds 1907. 76. L’Évangile et l’Église, p. 62-65. 77. H.  J.  HOLTZMANN, Die synoptischen Evangelien. Ihr Ursprung und geschichtlicher Character, Leipzig 1863.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique dans son enseignement et dans la mission qu’il était venu accomplir78. Les autodésignations elles-mêmes de Fils de l’Homme et de Fils de Dieu qui expriment le fond de sa conscience humano-divine, sont les titres messianiques les plus propres à signaler le caractère spirituel et universel, non- politique et national du Royaume et du Messie qui en procure l’avènement. Le premier, « un titre rigoureusement messianique », qui rappelle le texte apocalyptique de Daniel 7, 13, n’est utilisé qu’à partir de la confession de Pierre et dans un contexte de souffrance, pour souligner la mission particulière d’un Messie qui ne vient pas en premier lieu pour « régner » mais pour servir, pour sauver et pour souffrir79 ; le deuxième, Fils de Dieu, indique le caractère « spirituel » d’une relation unique de connaissance mutuelle avec le Père (Mt. 11, 25-30) qui anticipe la réalité substantielle du Royaume dont Jésus devrait procurer l’avènement, et qui par conséquent le rend reconnaissable et le reconnaît comme « le Messie promis à Israël ». Il est significatif que l’intériorisation du titre, retenu comme substantiellement indicatif de la relation psychologique entre le Père et le Fils, dans une perspective singulièrement proche de celle de Harnack, n’exclut pas, implique même pour Loisy, l’acception historico-messianique de la filiation divine : Fils de Dieu équivaut à Messie. Jésus ne pouvait se définir autrement s’il voulait être compris par les Juifs80. Enfin, l’idée même de la mort de Jésus comme aspect constitutif de la christologie est étroitement liée à son identité messianique ou plutôt, en tant que la mort est dans l’ordre de la volonté divine et est la condition providentielle du Royaume, elle représente un « service messianique pour le rachat du péché et le salut de l’humanité. » On peut ajouter que la position centrale de la mort dans la christologie des Essais inédits finit par altérer, en quelque sorte, la séquence traditionnelle de l’eschatologie judaïque, en y introduisant, avant l’avènement du Royaume et du jugement final, une idée insolite, peu familière à la mentalité judaïque : celle de la mort du Messie accompagnée de la souffrance, qui devient donc « le point culminant » de l’activité de Jésus, et relègue au second plan l’accomplissement eschatologique final81. Jusqu’ici se retrouvent les traits d’une christologie de matrice libérale : l’affirmation d’une forte prétention messianique de la part de Jésus, qui toutefois dans la théologie libérale s’accompagne d’une conscience messianique aux contenus faibles, d’une christologie faible. Et en effet, non seulement Harnack, mais de façon surprenante même un historien du judaïsme tel que J. Wellhausen, tout en ne contestant pas l’existence d’une revendication messianique, finissaient par la

78. Essais, p. 175 [fol. 325]. Plus explicitement, dans L’Évangile et l’Église (p. 97), Loisy distinguera entre la foi dans le message, qui était la « promesse du royaume », et la foi dans la mission de Jésus, pour dire que s’il est vrai que Jésus « n’a pas enseigné de doctrines christologiques, il ne s’ensuit pas que sa prédication et la foi qu’on y pouvait avoir n’eussent aucun rapport avec la foi à sa personne » ; « La question de la christologie ne se confond nullement avec la foi au Christ ». 79. Essais, p.  178 [fol.  332]. Loisy a partagé seulement en partie la thèse bien connue de H.  LIETZMANN (Der Menschensohn. Ein Beitrag zur neutestamentliche Theologie, Fribourg 1896) selon qui l’expression « Fils de l’homme » n’aurait pas de caractère messianique, du fait qu’en hébreu et en araméen elle signifierait simplement « homme », distinguant les divers contextes littéraires où l’expression aurait valeur messianique de ceux où elle ne l’aurait pas. Cf. la recension de Lietzmann dans Revue d’Histoire et de Littérature religieuses, t. 1 (1896), p. 559-561. 80. Essais, p. 178-181 [fol. 333-339]. 81. Ibid., p. 182-183 [fol. 342-344].

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Rosanna Ciappa vider de contenus proprement christologiques82, soit en niant le caractère surnaturel de cette revendication soit en éliminant toute référence au contexte judaïque de l’idée messianique, considérée comme une simulation, ou le déguisement fictif d’une idée religieuse plus pure que Jésus fut contraint d’accepter pour satisfaire les exigences culturelles de la conscience contemporaine, mais qui n’impliquait aucune reconnaissance particulière de la « qualité » de sa personne. Ils valorisent le caractère éthique et universel de la prédication de Jésus, pas les aspects retenus contingents au point de vue historique et liés à l’eschatologie judaïque. En opposition avec ces tendances de la christologie libérale, niant tout lien avec l’histoire, dans L’Évangile et l’Église, Loisy mûrit un point de vue nouveau, et en approfondissant les lignes déjà tracées dans les Essais inédits, il prend nettement ses distances par rapport à la théologie libérale, allant jusqu’à embrasser des positions christologiques s’inspirant de l’eschatologie radicale. Le point le plus délicat de ce passage consiste bien dans la sauvegarde et la valorisation de la « forme judaïque » du messianisme historique, qui n’a pas été une équivoque, ou un fléchissement à surmonter pour percevoir la portée spirituelle et universelle à laquelle il renvoie ; au contraire, elle doit être maintenue parce qu’elle répond, à elle seule, à la dimension historique dans laquelle Jésus a vécu. Mais valoriser la forme judaïque de l’identité de Jésus signifie inévitablement la mettre en relation avec son rôle providentiel lié à la venue du Royaume. Le titre de Fils de Dieu, et l’idée elle-même de la filiation divine, considérée dans son acception judaïque, n’ont un sens que par rapport au Royaume à instaurer, non par rapport à une expérience psychologique de connaissance intime et exclusive avec le Père83. En précisant sa christologie, Loisy rectifie quelque peu la position des Essais inédits aussi bien sur le plan doctrinal que sur celui de l’exégèse. La relation de filiation, qui se construit dans la sphère de la connaissance réciproque du Père et du Fils (cf. Mt. 11, 25-30 = Lc. 10, 21-24), ne tient pas à une réalité psychologique « dont on ne voit pas la possibilité par rapport à Dieu », mais à une relation métaphysique, « d’où ressort la haute dignité du Christ »84. Jésus n’est pas devenu Fils parce qu’il a connu d’abord Dieu comme Père, au contraire, il a connu Dieu comme Père parce qu’il était le Fils. Il était créé comme tel ; et sur le plan de la critique textuelle, subtilement « séduit » par l’idée de prendre une revanche sur Harnack, il conteste l’authenticité de Mt. 11, le passage sur lequel paradoxalement le grand critique fondait sa théorie sur le Fils de Dieu, et qui (« malheur suprême pour un critique protestant »), dans sa forme actuelle a peu de possibilités d’être attribué à Jésus, mais semble plutôt « un produit de la tradition chrétienne des premiers temps »85. Enfin, l’optique exclusivement eschatologique où il se place

82. Pour Harnack le titre de Fils de Dieu restreindrait la sphère de la filiation divine à la conscience spéciale du Père que Jésus eut et communiqua aux hommes ; le titre de Messie serait un vêtement ou une simulation pour traiter avec les Juifs, mais n’impliquerait aucune reconnaissance de la personne de Jésus : « l’Évangile, comme Jésus l’a prêché, n’annonce pas le Fils mais seulement le Père » (Das Wesen des Christentums, Leipzig 1903, p.  91) ; pour Wellhausen, qui partage la thèse radicale de H. Lietzmann, le titre de Fils de l’homme n’indiquerait pas la figure apocalyptique du livre de Daniel, mais indiquerait la nature humaine, non-divine du Messie, et le caractère éthique, non-apocalyptique, de sa prédication. 83. L’Évangile et l’Église, p. 89. 84. Ibid., p. 76. 85. Ibid., p. 78-79.

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La réforme du régime intellectuel de l’Église catholique influence aussi l’idée et le sens de la mort de Jésus : alors que dans les Essais inédits elle est encore au premier plan par rapport au prolongement du temps eschatologique, dans L’Évangile et l’Église, la perspective est pratiquement renversée : l’idée eschatologique est dominante et, en tant que Messie désigné, Jésus n’aurait eu conscience de sa mort ni ne l’aurait formellement prévue (les annonces de la passion sont des prophéties ex eventu), en pensant que son avènement glorieux précéderait la mort, ou plus probablement en retenant qu’il l’exclurait totalement86 ; ainsi même les récits synoptiques de la Cène et le logion de Mc. 10, 45 sur le prix du rachat, qui attribuent à la mort la valeur d’un sacrifice salvifique et expiatoire, ne seraient pas un enseignement authentique de Jésus, mais ils auraient été influencés par la théologie de Paul87 ; la radicalité exégétique semble fonctionnelle pour soutenir le tournant eschatologique. Le point le plus délicat, dans le passage de la christologie des Essais à celle de L’Évangile et l’Église, consiste donc dans la correspondance entre l’identité messianique de Jésus et le rôle qu’il jouera en vue de l’avènement imminent du Royaume. Jésus se considère comme un Messie qui n’est pas encore dans l’exercice de cette fonction, mais qui est seulement la personne « désignée » pour la remplir. Son rôle est imposé « par la condition actuelle du Royaume »  : « Comme le royaume est essentiellement à venir, le rôle du Messie est essentiellement eschatologique »88. C’est un passage délicat qui affaiblit la christologie de Loisy en l’exposant aux critiques qui furent dirigées ponctuellement contre lui par les milieux du traditionalisme catholique : un titre, celui de Messie, qui – remarque M. J. Lagrange dans une recension assez critique89  – serait simplement « fonctionnel », non-distinctif du caractère divin de Jésus. Jésus n’aurait supposé rien de surnaturel dans sa personne sinon sa « désignation » à son rôle futur. Les aboutissements d’une christologie qui, en quelques années, a nettement pris ses distances par rapport à la théologie libérale et est l’expression d’une perspective influencée par les positions de l’école eschatologique de J. Weiss, sont ici évidents et ils furent rigoureusement signalés. La relation étroite que Loisy établit entre l’idée du Royaume de Dieu comme réalité historique et eschatologique, plutôt que religieuse et morale, et le rôle d’un Messie qui n’a devant soi que « la perspective de son avènement », est le résultat de la redécouverte du lien avec le judaïsme, et répond en même temps à l’exigence de rendre plus fidèle à l’histoire la perspective intérieure et abstraite de tout contexte historique, qui était celle de Harnack et de la théologie libérale. Traduction : Annalisa Coucourde

86. Dans cette radicalisation de la perspective eschatologique, Loisy fait un chemin en un certain sens inverse à celui de Weiss qui, dans la deuxième édition de son ouvrage, avait atténué le caractère radical de sa conception eschatologique en introduisant l’idée de la nécessité de la mort comme condition de la réalisation du Royaume (Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes, [Dritte Auflage], Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1964, p. 100-103). 87. L’Évangile et l’Église, p. 113-114. 88. Ibid., p. 84-86. 89. M. J. LAGRANGE, Revue biblique 12 (1903), p. 292-313.

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L’ APOLOGÉTIQUE HISTORIQUE D’ALFRED LOISY ENJEUX HISTORIQUES ET THÉOLOGIQUES D’UN LIVRE INÉDIT

Christoph Theobald

Alfred Loisy n’a pas voulu éditer ses Essais d’histoire et de philosophie religieuse (1899). « La publication de mon ex-apologie du christianisme catholique est une impossibilité », écrit-il en 1912 au baron Friedrich von Hügel1, réitérant ce jugement en 1930 : « J’espère bien que (mon essai) ne sera jamais publié intégralement »2. La fermeté de ces affirmations contraste singulièrement avec les hésitations que l’auteur laisse paraître une quinzaine, voire une trentaine d’années auparavant, au moment où s’achève dans son esprit le plan de « son livre » : « Surtout ne me parlez pas de mon grand ouvrage qui n’existera peut-être jamais », écrit-il au baron (21 juin 1897) ; ou encore : « À mesure que mes notes s’allongent, je suis envahi par la crainte que mon beau livre ne paraisse qu’après ma mort » (8 août 1897)3. Ce contraste est d’autant plus surprenant qu’à l’époque Loisy ne voit pas l’utilité de « détacher quelque partie pour la publier bientôt, parce que tout se tient » alors que, quand il refusera l’édition intégrale de l’œuvre, il aura déjà fait connaître au public la plupart de ses éléments. Comment comprendre cette évolution pour le moins paradoxale de son attitude par rapport à ses Essais ? Les motifs avancés dès 1912 sont clairs. En plus de la nécessité d’une certaine révision de la forme du livre inédit, Loisy fait valoir une difficulté de fond : il faudrait expliquer au lecteur ce qui, à ses yeux, tient encore et ce qu’il croit maintenant caduc ou faux. Or, ce commentaire autocritique, l’auteur le fournit effectivement en analysant son ouvrage dans deux écrits autobiographiques, ses Choses passées (1913)4 et ses Mémoires (1930)5 ; d’une manière différente d’ailleurs, comme le révélera leur comparaison détaillée. Mais ce ne sont pas seulement les positions

1. Lettre du 9 novembre de 1912, citée dans A. LOISY, Mémoires pour servir l’histoire religieuse de notre temps, trois volumes, E. Nourry, Paris 1930-1931 ; citation dans III, p. 257. 2. Mémoires, I, p. 443. 3. Lettres du 21 juin et du 8 août 1997, dans Mémoires, I, p.  439 et p.  444 ; Loisy ajoute dans la deuxième lettre : « […] s’il se trouve quelqu’un d’assez bienveillant pour le soustraire à la destruction, et d’assez osé pour le publier ». 4. A. LOISY, Choses passées, E. Nourry, Paris 1913, p. 174-206. 5. Mémoires, I, p. 445-477.

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Christoph Theobald critiques et philosophiques de Loisy qui, depuis la rédaction des Essais, ont évolué ; c’est surtout sa perception de la situation historique de l’Église. Dans Choses passées, il reconnaît les illusions qu’il s’est faites en pensant que « l’Église, en continuant de vivre, continuera de changer »6. Au lieu d’analyser la situation présente de l’Église comme une crise intérieure parmi d’autres, il la compare désormais à celle du paganisme décadent, aux premiers siècles de notre ère : « Il y eut substitution du christianisme jeune et vivant aux religions surannées, qui ne pouvaient se régénérer jusque dans leurs principes »7. Dans les Mémoires, il dira carrément que « le livre inédit a manqué son but ; il l’aurait manqué de même s’il avait été publié intégralement. » « Mais je crois pouvoir dire », ajoute-t-il, « que l’Église, en trompant mon espoir, a ruiné la foi que je lui gardais, ou plutôt qu’elle m’a contraint à la reporter ailleurs »8. Tout en se préservant contre un esprit de ressentiment9, c’est son propre cas que Loisy met ici dans la balance, non sans incriminer le « régime intellectuel » de l’Église catholique « qu’a perfectionné Pie X, […] avec l’achèvement qu’y donne “l’apostolat hiérarchique” de Pie XI »10. Ce jugement de fond qui lie l’échec de son livre inédit aux avancées de la recherche biblique et à son diagnostic actuel sur la situation historique de l’Église est-il sans appel ? Loisy le nuance en fait dans Choses passées quand il reconnaît que « l’Église ne pouvait pas changer son symbole » et que lui n’avait pas non plus « à lui fournir un autre ». La vraie question était donc plutôt, ajoute-t-il, de savoir s’il y avait possibilité de créer dans l’Église un courant de pensée libérale assez fort pour faire échec à l’absolutisme théologique tout en sauvegardant l’unité du catholicisme. L’hypothèse demeure encore peu réalisable ; mais de ce point de vue pratique, qui est le vrai, mon essai de conciliation paraît moins illusoire que l’hypothèse purement théorique et impossible que j’ai énoncée en premier lieu11.

Sans doute cette nuance explique-t-elle l’ouverture laissée dans la même lettre de 1912 au baron von Hügel où il refuse la publication de ses Essais, même après sa mort : Peut-être y aurait-il alors matière d’une étude par un survivant du modernisme qui aurait le courage d’analyser l’œuvre, […] de la discuter sérieusement et d’en citer certains morceaux mieux venus que le gros du développement12.

Cet appel discret à analyser l’ouvrage nous invite aujourd’hui à le situer dans le moyen et long terme d’une histoire de la théologie en tant que discipline complexe dont l’épistémologie ne s’est jamais réduite, même dans l’Église catholique, à ce qu’en a fait la néo-scolastique. Il ne s’agit certes pas de faire abstraction ni de l’absence de réception immédiate de l’œuvre, d’ailleurs impossible parce que seu-

6. Phrase extraite du chapitre conclusif de l’Essai. 7. Choses passées, p. 203 sqq. 8. Mémoires, I, p. 477 (nous soulignons). 9. Cf. Choses passées, p. 181 sqq. et p. 206. 10. Mémoires, III, p.  549 ; cf. Choses passées, p.  182 qui, dix-huit ans auparavant, émet le même diagnostic historique : « le “régime” a été tellement perfectionné par Pie X que la moindre discussion n’y peut plus même pénétrer ». 11. Choses passées, p. 192 sq. (nous soulignons). 12. Lettre du 9 novembre de 1912, citée dans Mémoires, III, p. 258.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy lement livrée « à compte-gouttes » aux lecteurs13, ni de la censure ecclésiastique qui a provoqué cette situation, appelée par les historiens « crise moderniste ». Mais plus de cent ans après, nous pouvons comprendre la genèse des Essais dans leur propre contexte –  selon le principe de « relativité historique » énoncé par Loisy lui-même  – et profiter de notre distance pour évaluer leur chance de réception critique dans une histoire de la théologie plus longue et mieux connue14 et discuter le jugement ultérieur de Loisy sur le destin du catholicisme. Une première partie de cette analyse a donc pour objectif de préciser le genre littéraire relativement original des Essais à partir de leur contexte de rédaction, en fonction des indications données par Loisy lui-même sur le sens de son entreprise et à la lumière de ce que révèle la structure interne de son livre inédit. Dans une deuxième partie, nous définirons le type d’apologétique mis en œuvre par l’auteur, dans le contexte des conflits d’interprétation au sujet du concile Vatican I (1870) et en comparaison avec d’autres types d’apologétique : celle de l’école romaine et celles de John Henry Newman et de Maurice Blondel, mais aussi celle de l’école catholique de Tübingen. Le livre inédit a-t-il manqué son but ? Cette question, reprise dans une dernière partie, nous conduira à évaluer les effets à long terme du programme de Loisy sur l’évolution du « régime intellectuel » de l’Église catholique jusqu’au concile Vatican II et après, ainsi que sur l’héritière de l’apologétique qu’est la théologie fondamentale. Il faudra en particulier se demander si ce que Loisy appelle dans Choses passées une « régénération jusque dans les principes »15 et dans les Mémoires, en termes plus sociologiques, « modernisation des institutions qui veulent durer »16 n’est pas ce que le concile Vatican II et la théologie de cette époque ont tenté de faire. I. Le « livre inédit » : un genre littéraire original Dans Choses passées et dans le premier volume de ses Mémoires, Loisy nous fournit un certain nombre de renseignements sur les circonstances et les motifs de composition de ses Essais, circonstances et motifs qui, liés à quelques indications sur le centre de gravité et sur l’évolution du titre de l’œuvre, nous font comprendre le geste original qu’elle représente ; une originalité qui paraîtra plus clairement encore au terme d’une analyse interne de sa structure.

13. Il nous faudra revenir sur le fait de la publication, à la fois modifiée (changements de position) et adaptée à de nouvelles circonstances (publication de L’essence du christianisme par A. von Harnack), de certaines parties du « livre inédit », d’abord sous le pseudonyme de Firmin et ensuite sous son propre nom ; cf. plus haut la contribution de Rosanna Ciappa. 14. Cf. par exemple les travaux sur l’histoire de l’école catholique de Tübingen : M. SECKLER (dir.), Aux origines de l’école de Tübingen. Johann Sebastian Drey « Brève introduction à l’étude de la théologie » (1819), avec des contributions du cardinal Joseph Ratzinger, du cardinal Walter Kasper et de Max Seckler. Traduction par Joseph Hoffmann, postface par Mgr Joseph Doré, Les Éditions du Cerf, Paris 2007. 15. Cf. supra, note 7. 16. Mémoires, I, p. 477.

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Christoph Theobald 1. Circonstances et motifs de composition Après la démission de ses fonctions à l’Institut catholique de Paris dans les circonstances que l’on sait, Loisy s’installe en septembre 1894 chez les Dominicaines du Tiers-Ordre enseignant à Neuilly où il a désormais la charge de l’aumônerie. « Ces dames, sincèrement dévouées à leur œuvre », écrit-il en 1913 et en 1930, « ne me demandaient rien d’autre que l’exactitude dans mon service et une participation discrète à l’éducation de la jeunesse qui leur était confiée » 17. Deux aspects de ce nouveau ministère joueront un rôle décisif dans l’idée de rédiger ce que vont devenir les Essais : l’enseignement du catéchisme et la fréquentation des Dominicaines, de certains religieux et du clergé local. Quant à la catéchèse, Loisy est plus explicite dans ses Mémoires que dans Choses passées18 . Il nous apprend qu’il n’improvisait jamais ni les deux grands catéchismes ni les petits sermons du dimanche et des retraites pour la première communion : Il s’est trouvé que la préparation de ces instructions a puissamment contribué à l’éclosion du modernisme, écrit-il en 1930, les conférences catéchétiques des dernières années (1897-1899) ayant été comme une édition populaire, anticipée, des articles que j’ai publiés en 1900-1901 sur La Religion d’Israël, et de certains chapitres de L’Évangile et l’Église19.

La première trace de son projet se trouve en effet dans une lettre adressée au baron von Hügel, datée du 15 septembre 1896  : « Mes catéchismes de persévérance m’ont donné l’idée d’une exposition de la doctrine catholique à l’usage de cette fin de siècle, quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors »20. Par ailleurs, Loisy note à quel point ses relations nouvelles, liées à son ministère, lui ont ouvert les yeux sur l’état de l’Église. Il ne cache pas son admiration pour les religieuses : Il m’était évident que le dévouement des saintes filles que je voyais se donner tout entières à l’éducation des enfants qu’on leur confiait ne tenait point aux formules abstraites de la théologie. Elles se soutenaient par la joie du sacrifice dont Jésus leur offrait l’exemple. […] Mes bonnes Dominicaines n’auraient jamais pu être hérétiques ; elles ne pensaient pas théologiquement ; et elles m’aidaient à comprendre que telle devait être la vraie manière de penser religieusement21.

Quant aux prêtres et religieux fréquentés au couvent de Neuilly et dans la paroisse, ils lui procurent une perception quasi-sociologique du clergé, en particulier des manières très différentes de se situer dans la société contemporaine : Beaucoup étaient préoccupés de questions actuelles, de ministère auprès des ouvriers, d’enseignement à donner au peuple croyant. Ceux-là aussi sentaient qu’il y avait quelque chose à faire ; quelques-uns même le disaient. Mais quoi ? Leur vie

17. Choses passées, p. 161 et Mémoires, I, p. 360. 18. Pour une évaluation critique de la relecture des faits par Loisy dans ses Choses passées et dans ses Mémoires, il faudrait disposer d’autres notes ou correspondances ; or, souvent ce n’est pas le cas. 19. Mémoires, I, p. 362 (cf. aussi Choses passées, p. 162). 20. Mémoires, I, p. 410. 21. Choses passées, p. 166 et Mémoires, I, p. 364 (je souligne).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy était prise dans les cadres traditionnels, et aussi leur pensée, qui n’osait pas s’en émanciper22.

Conjugués à ses travaux bibliques que l’exégète n’abandonne pas après sa destitution, ces deux versants catéchétique et relationnel de son nouveau ministère sont à l’origine de ses Essais. Pendant ces cinq années à Neuilly, Loisy continue certes à travailler sur la religion d’Israël et sur les Évangiles, ébauches des commentaires qui sortiront en 1903 (Le quatrième Évangile) et en 1908 (Les Évangiles synoptiques). Mais si, à l’Institut catholique, il a été absorbé par des enseignements spéciaux, ne pouvant méditer sur les choses de la foi que pendant les vacances23, son ministère à Neuilly le confronte désormais tous les jours avec le problème religieux que lui avait déjà posé son travail d’exégète24. Choses passées est très net sur l’enjeu considérable de cet élargissement : Un malaise existait dans l’Église catholique, surtout en France, et ce n’était pas seulement sur le terrain des études scripturaires que l’on avait besoin d’un peu d’air et de jour. Peu à peu, au cours de mes études, de mes réflexions, de mes observations, se forma dans mon esprit le plan d’un livre où je déposerais le fruit de ma petite sagesse25.

Tout en confirmant cette relecture, les Mémoires se font plus détaillées dans leur analyse de l’histoire de la rédaction des Essais ; elles l’intègrent dans une série de quatre chapitres consacrés à l’aumônerie de Neuilly (XIII), à la Revue d’histoire et de littérature religieuse (XIV), à la genèse du livre inédit (XV) et à une présentation des Essais (XVI), en déplaçant certains accents (comme nous le verrons encore). Deux nouveaux aspects du projet de Loisy, déjà présents dans Choses passées, apparaissent avec plus de netteté : son caractère systématique (1) et son inscription dans le paysage intellectuel de l’époque (2). 1. L’exégète avait élaboré en 1889, au début de son enseignement à l’Institut catholique, tout un « programme » ou « plan d’enseignement » dont il expose les grandes lignes dans sa petite revue Enseignement biblique destinée à faire connaître ses cours26 : les deux versants de ce vaste projet, inédit dans l’Église catholique de l’époque, sont constitués d’une introduction à l’« exégèse à la fois orthodoxe et scientifique » et d’un « commentaire critique et littéral de la Bible »27. « Volontiers j’aurais emprunté, commente-t-il en 1930, en en élargissant quelque peu l’application, les titres de Richard Simon, et parlé d’Histoire critique de la Bible »28. Quant à l’introduction (premier versant), elle s’organise autour de six questions qui orientent les six parties d’une histoire critique des deux Testaments :

22. Choses passées, p. 168 sq. 23. On trouve des extraits de ces méditations dans Choses passées, p. 53-146 et dans Mémoires, I, p. 66-223 (surtout p. 208-215). 24. Choses passées, p. 163 et identiquement Mémoires I, p. 362 sq. 25. Choses passées, p. 169 sq. 26. Cf. Choses passées, p.  85-92 (le texte du programme  : p.  85-89) et Mémoires, I, p.  172-179. En 1892, Loisy reprend ce programme et le pousse encore plus loin  : « Je pourrais reprendre et poursuivre mon histoire des dogmes à travers les siècles chrétiens et travailler directement, pour finir, à la réforme de la théologie » (Mémoires, I, p. 213). Cette note est sans doute la toute première manifestation de ce que deviendront les Essais. 27. Choses passées, p. 89. 28. Mémoires, I, p. 173.

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Christoph Theobald 1. L’histoire du dogme de l’inspiration ; 2. L’histoire du canon des Écritures ; 3.  L’histoire du texte et des versions de la Bible ; 4.  L’histoire de la composition des Livres saints ; 5. L’histoire du peuple de Dieu, de la théologie biblique et des institutions religieuses d’Israël ; 6. L’histoire de l’exégèse biblique29.

À Neuilly, Loisy abandonne la poursuite intégrale de ce programme ; non sans hésitation, dit-il dans Choses passées30. La réalité est cependant plus complexe : d’un côté (sur le deuxième versant de son projet), il poursuit le commentaire critique d’un certain nombre de livres bibliques, comme cela a été déjà noté ; de l’autre côté (sur le premier versant), il continue surtout à explorer le domaine de l’ancienne cinquième partie de son plan d’enseignement : l’« histoire d’Israël et de la fondation du christianisme » et l’« histoire des croyances bibliques »31. C’est sur cette partie que se grefferont ultérieurement les développements historiques les plus importants des Essais32 ; à l’exclusion des « discussions purement critiques sur l’origine des Livres saints et la nature de leur témoignage » – l’ancienne quatrième partie de son plan – dont il dira dans l’Avant-propos aux Essais qu’elles sont en dehors du cadre de son ouvrage. Avant de préciser ce déplacement vers l’histoire des origines chrétiennes, l’histoire biblique en général et l’histoire critique des dogmes, déplacement lié au climat intellectuel de l’époque, soulignons le caractère « systématique » et « englobant » du tempérament intellectuel de Loisy qui ressort de son programme d’enseignement de 1889 et qui se manifeste à nouveau au moment où se forme dans son esprit le projet des Essais. C’est ce que les Mémoires, en particulier les lettres dont elles font état, montrent avec la plus grande netteté. Aussi y trouve-t-on, dès la lettre déjà citée au baron von Hügel du 15 septembre 1896, « l’idée d’une exposition générale de la doctrine catholique », l’indication de sa perspective plurielle, son propre « point de vue théologico1 – apologético2 – polémico3 – pastoral4 »33, et un an après, quand une première rédaction est déjà passablement avancée, la remarque que « tout se tient »34. 2. Cette visée d’une unité systématique, englobant une pluralité de points de vue, s’impose à Loisy deux ans après son arrivée à Neuilly, en raison d’une confrontation de plus en plus intense avec une série d’auteurs qui lui révèlent l’étendue des positions tenues par rapport au présent et à l’avenir du christianisme. Le débat avec ces différentes conceptions lui est rendu possible grâce à sa participation à la Revue critique qui l’approvisionne de commentaires bibliques, surtout de travaux allemands, et d’ouvrages concernant l’histoire des religions, la philosophie de la

29. Choses passées, p. 86 ; plusieurs de ces « traités » ont été réalisés par Loisy : l’histoire du dogme de l’inspiration se trouve dans sa thèse De divina Scripturarum inspiratione, composée en 1883/1884 et refusée par le recteur de l’Institut catholique Mgr d’Hulst ; deux volumes sur l’histoire du Canon de l’Ancien et du Nouveau Testament, correspondant aux enseignements de 1889-1891, paraissent en 1890 et 1991 ; l’histoire du texte et des versions de la Bible fait l’objet de son enseignement de 1891-1892. 30. Choses passées, p. 163. 31. Choses passées, p. 88. 32. Cf. Essais, chap.  III et IV, mais aussi l’élargissement historique que constituent les chap.  V, VI et VII. 33. Mémoires, I, p. 410 (cf. supra, note 20). 34. Mémoires, I, p. 444 (cf. supra, note 3).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy religion, l’histoire de l’Église et des dogmes chrétiens35. Par ailleurs, point essentiel, la lettre précitée de septembre 1896 fait état de la demande de Loisy à son ami von Hügel de lui indiquer les livres de Newman qui lui seraient « utiles » et de les lui apporter36. L’essentiel de la confrontation théorique semble cependant s’être déroulé en 1897, juste au moment où débute la première rédaction des Essais. L’Avant-propos des Essais, apparemment rédigé en août 1898, énonce clairement l’importance de ce débat avec plusieurs auteurs dans la genèse du livre inédit : L’idée de ce livre a été suggérée à l’auteur par certaines publications importantes concernant la philosophie religieuse, les origines du christianisme et l’histoire des dogmes qui ont paru depuis quelques années, qui ont eu beaucoup de retentissement chez les protestants et ont même attiré l’attention des catholiques37.

Et Loisy mentionne immédiatement les ouvrages étudiés en 189738 : les trois tomes de la Dogmengeschichte d’Adolf von Harnack (1885 et 1890) et l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’Auguste Sabatier (1897), auxquels s’ajoutent L’Histoire israélite de Julius Wellhausen (1894) et la Théologie du Nouveau Testament de Heinrich Julius Holtzmann (1897). Un même « axiome » se trouve à l’arrière-plan de ces études : « la vraie religion chrétienne, la religion de Jésus est une foi sans dogmes, sans Église et sans sacrements, c’est-à-dire à peu près le contraire de ce qu’est le christianisme catholique »39. D’autres théories de la religion sont prises en compte, celle de Renan, objet d’une analyse très développée en 1894-1895 qui aboutira en 1896 à des articles dans la Revue anglo-romaine40, ou encore le rationalisme d’Albert Réville dont Loisy lit le Jésus de Nazareth (1897)41. Sur la base de l’ancienne cinquième partie du programme d’enseignement de 188942, une sorte de dédoublement se produit donc à cette époque : la recherche historique exige un renouvellement complet de la réflexion théorique. L’histoire du dogme de l’inspiration et l’histoire de l’exégèse (première et sixième partie du programme) s’inscrivent désormais dans un ensemble beaucoup plus vaste, formé de l’histoire des religions, d’Israël et des origines chrétiennes et de l’histoire critique des dogmes ; élargissement empirique qui produit une transformation complète de la « science religieuse »43 ; et cette mutation reflue à son tour sur la théologie.

35. Choses passées, p. 163 sq. et Mémoires, I, p. 363. 36. Lettre du 15 septembre 1896, citée dans Mémoires, I, p. 410, et lettre du 12 octobre 1896, citée dans Mémoires, I, p.  414. Voici la liste des ouvrages demandés  : Grammar of Assent ; Idea of a University ; An Essay on the Development of Christian Doctrine ; Via media, I ; Anglican Difficulties, II ; Essays critical and historical, II ; University Sermons. 37. Essais, Avant-propos, p. 00. 38. Cf. lettre du 21 juin 1997 au baron von Hügel, dans Mémoires, I, p. 438 ; cf. aussi Choses passées, p. 170. 39. Essais, Avant-propos. 40. Cf. Mémoires, I, p. 388 sq. 41. Pour une analyse plus détaillée de l’apport des auteurs mentionnés dès l’Avant-propos des Essais, cf. plus haut l’étude de Rosanna Ciappa. 42. Cf. supra, note 29. 43. Nous reviendrons plus loin sur les implications épistémologiques de cette transformation ; cf. plus haut, la contribution de Rosanna Ciappa qui montre comment Loisy, tout en s’inspirant de l’interaction entre critique littéraire et critique historique (communément attribuée à l’École de

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Christoph Theobald Si Loisy s’était donné en 1889 pour objectif de « déterminer avec précision les principes d’une exégèse à la fois orthodoxe et critique »44, la visée de ses Essais est infiniment plus ambitieuse  : « faire la synthèse de la tradition catholique en ce qu’elle a de substantiel, de vital, de permanent, et de la science critique en ce qu’elle a de consistant, de positif, de réellement vrai »45. Ce nouveau projet n’exige pas seulement une confrontation entre les données empiriques et les différentes théories d’interprétation qui veulent en rendre compte, mais il nécessite encore et surtout, pour le théologien, un débat avec l’apologétique catholique ; controverse difficile dans laquelle Loisy se munit d’un allié de taille en la personne du cardinal Newman, « le plus grand théologien catholique de ce siècle », comme il l’appelle dans le premier chapitre de ses Essais. Au moment où il commence la rédaction de son ouvrage –  sans doute en juin 189746  –, le projet s’est donc considérablement complexifié ; c’est ce qu’en définitive a révélé cette brève analyse des circonstances et motifs de composition des Essais. La pluralité des perspectives « théologico – apologético – polémico – pastoral (es) »47 qui a émergé progressivement pose d’elle-même la question de l’unité interne du livre. 2. Le centre de gravité des Essais et la modification de leur titre Les deux analyses de Loisy, dans Choses passées (1913) et dans ses Mémoires (1930), répondent différemment à cette question, nous l’avons déjà noté. Ces réponses sont à confronter avec ce que ses lettres au baron von Hügel nous révèlent de son intention. Dans Choses passées, Loisy définit son projet en opposition aux théories libérales et rationalistes : J’imaginai d’esquisser, en contraste de ces systèmes religieux, une interprétation philosophique et historique du catholicisme qui serait à la fois son apologie et le programme discret des réformes qu’il aurait à effectuer sur lui-même pour accomplir sa mission auprès du monde contemporain48.

Cette définition très concise, qui n’est pas très éloignée de « l’idée d’une exposition générale de la doctrine catholique » (15 septembre 1896)49, indique clairement la forme globale de l’œuvre comme étant philosophique et historique, tout en y intégrant une finalité « apologétique », clairement liée à la mission du catholicisme dans le monde moderne, et la condition de possibilité de celle-ci, à savoir un « programme discret de réformes ».

Tübingen), prend ses distances par rapport au schéma évolutif d’origine idéaliste, propre à la théologie libérale d’un Wellhausen et d’un Harnack, et s’inscrit plutôt dans le sillage de l’École historicoreligieuse (religionsgeschichtliche Schule) qui fait davantage ressortir la variété et la discontinuité de la réalité historique, tout en respectant (comme chez Gunkel) l’originalité théologique de la tradition d’Israël. 44. Choses passées, p. 89. 45. Essais, Avant-propos. 46. L’avant-propos de cette première version est daté  : Neuilly, 8 juillet 1897 (cf. Mémoires, I, p. 441). 47. Cf. supra, note 33. 48. Choses passées, p. 170. 49. Cf. supra, note 32.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy L’analyse détaillée de l’ouvrage dans Choses passées ne rappelle pas seulement que quatre des cinq chapitres historiques (III. La religion d’Israël ; IV. Jésus-Christ ; V. L’Évangile et l’Église ; VI. L’Évangile et le dogme chrétien) ont été enseignés, sous une forme plus simple, dans les conférences catéchétiques au couvent des Dominicaines ; elle situe aussi de manière précise le « programme des réformes : Un chapitre fort délicat, intitulé : « le Régime intellectuel de l’Église catholique », servait de transition entre les chapitres historiques et ces chapitres de discussions théoriques [IX. Le dogme et la science ; X. La raison et la foi ; XI. La religion et la vie], où les vues réformatrices l’emportaient décidément sur les considérations apologétiques50.

Loisy regrette alors de ne pas avoir publié ce chapitre pendant qu’il était encore dans l’Église. Cette critique aurait pu être grandement utile […]. Dans son enseignement, sans qu’elle s’en aperçoive, l’Église catholique vit sur la science de l’antiquité, incorporée à sa tradition. Même dans son catéchisme et dans la prédication populaire, elle contredit chaque jour les données les plus élémentaires de la science moderne, en sorte que la crise de la foi existe maintenant, à l’état latent, dès l’école primaire51.

La visée réformatrice est ici clairement située par rapport au diagnostic pastoral ou missionnaire d’une crise de la foi. D’où la formulation implicite du centre de gravité des Essais, dans l’évaluation finale de 1913, comme tentative de « régénération jusque dans les principes »52. Si Choses passées met l’accent sur la finalité apologétique et missionnaire du « livre inédit », les Mémoires déplacent clairement son centre de gravité vers le chapitre sur le régime intellectuel de l’Église catholique. Loisy n’hésite pas à parler ainsi en 1930 de son De libertate scientifica et ecclesiastica reformatione : L’esquisse primitive montre que l’idée fondamentale et dominante de tout ce travail a été la réforme du régime intellectuel du catholicisme romain : rien de plus, rien de moins, et tout le reste, critique, histoire, philosophie, considérations sociales, y étant coordonné53.

Considéré dans Choses passées comme transition, le chapitre sur le régime intellectuel du catholicisme devient donc ici central. Loisy en veut pour preuve que dans « l’esquisse » dont il vient d’être question –  « griffonnage à peine lisible, comme écrit sous le coup d’une inspiration vive et pressée » dans les derniers jours de juin ou les premiers jours de juillet 1897, juste avant l’élaboration complète de la première version54 – ce seul chapitre sur la réforme reçoit « quelque développement »55, en référence à la réponse du Saint-Office sur le Comma Johanneum (15 janvier 1897). Certes, le climat global de l’année 1897 est marqué par cette surprenante déclaration d’authenticité de Jn 5, 7 publiée à la suite de Providentissimus et au même moment que la nouvelle constitution de l’Index

50. Choses passées, p. 181. 51. Choses passées, p. 181 sq. 52. Cf. supra, note 15. 53. Mémoires, I, p. 443. 54. Mémoires, I, p. 441 sq. (cf. supra, note 46). 55. Mémoires, I, p. 441 ; l’expression étant imprécise, il n’est pas possible de lui faire porter la thèse de la centralité du chapitre sur le régime intellectuel du catholicisme.

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Christoph Theobald qui soumet à une censure préalable non seulement les ouvrages, mais aussi tous les articles à thématique religieuse ; et Loisy craint pour la Revue d’histoire et de littérature religieuse. Mais si, dans sa correspondance, il se montre relativement distant par rapport aux effets possibles de ces mesures 56, gêné d’être « rappelé encore du côté de Providentissimus » en raison de sa collaboration à un mémoire adressé par Mgr Mignot à Léon XIII, alors qu’il est en train de lire Newman avec enthousiasme (5 décembre 1896)57, dans ses Mémoires il se dit « stimulé » par ces interventions romaines pour la rédaction de son ouvrage58. Cette relecture plus polémique ou « réformatrice » étant enregistrée, la correspondance de Loisy avec le baron von Hügel, en particulier ses deux lettres du 21 juin et du 8 août 1897, également retenues dans les Mémoires, donnent une vision plus équilibrée. La lettre du 21 juin, qui annonce pour la première fois le plan de l’ouvrage, ajoute en post-scriptum une remarque décisive sur sa finalité apologétique : Je suis persuadé que depuis dix-huit siècles, aucun apologiste n’a eu plus d’embarras et meilleure volonté que je n’en ai en ce moment. Il y a des blocs très énormes à remuer et des thèses très délicates à développer. L’idée de la relativité, que j’ai appliquée à l’Écriture, doit être appliquée aussi à l’enseignement de l’Église, pour rendre compte du passé et ménager l’avenir59.

Outre la référence implicite aux premiers apologistes du christianisme, Origène en particulier dont Loisy avait étudié en 1895-1896 le Contre Celse et dont la pensée revient sur le devant de la scène dans le chapitre IX des Essais sur « la science et la foi », l’idée de relativité historique, élargie à toute l’économie de la tradition biblique et chrétienne, voire à toute l’histoire religieuse de l’humanité, paraît ici comme le véritable centre de gravité du projet en voie de réalisation. Dans Choses passées et dans ses Mémoires, Loisy raconte comment l’idée lui en est venue : Ce fut le résultat d’une sorte de fermentation intérieure, non d’une réflexion tendant consciemment à édifier un système. L’idée fondamentale de ma thèse sur l’inspiration biblique apparut subitement à mon esprit au milieu d’une nuit où je dormais mal, dans les premiers mois de l’année 188360.

La lettre du 8 août 1897 est encore plus explicite quant à ce centre de gravité : Mon travail d’apologétique se poursuit lentement. […] J’en suis au dernier paragraphe concernant Notre Seigneur [chap.  IV], et je montre comment la conception apocalyptique du royaume des cieux, avec le messianisme de la parousie était une relativité indispensable, faute de laquelle l’Évangile n’aurait pu commencer sur la terre, et qui ne porte aucun préjudice à la valeur du fond. Mais la question est

56. Cf. Mémoires, I, p. 430. 57. Cf. Mémoires, I, p. 421. 58. Cf. Mémoires, I, p.  438  : « Ce beau décret exerça aussi sur moi une influence que n’auraient pu prévoir les cardinaux et consulteurs du Saint-Office ; il me stimula dans le travail pour lequel j’avais prié von Hügel de me documenter en me procurant les principaux écrits de Newman » (nous soulignons). Cette toute première remarque de Loisy sur l’influence du décret du Saint-Office est plus anodine que la démonstration qu’il propose dans la suite à partir de « l’esquisse » (cf. supra, note 54), intitulée Religion, histoire et théologie et retrouvée en 1926 avec un paquet de notes prises sur le traité d’Origène Contre Celse et avec la première rédaction complète des Essais. 59. Mémoires, I, p. 439. 60. Choses passées, p. 75 ; cf. Mémoires, I, p. 132.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy extrêmement délicate en ce qui touche à la dignité personnelle du Sauveur et à la façon de comprendre de telle sorte l’Évangile réel, qu’il ne soit pas une illusion enthousiaste dont la première victime aurait été celui même qui l’a prêché. Là me paraît être la vraie difficulté. La difficulté théologique de la divinité de Jésus-Christ est quelque chose d’insignifiant en soi, et qui ne mérite pas d’arrêter le critique, tandis que cette question de fait est très grave et fondamentale […] C’est […] le long de cette difficulté que glissent tous ceux que la critique conduit hors la foi positive ; et c’est pour ne pas la regarder en face que notre apologétique est foncièrement nulle […]61.

Et Loisy ajoute la remarque déjà citée que « tout se tient », revenant, une fois encore, sur la place de la visée réformatrice : « Même le chapitre sur le régime intellectuel du catholicisme ne devient inoffensif qu’après les chapitres sur le développement religieux, qui aident à bien comprendre les excuses et les défauts du susdit régime »62. Terminée le 1er janvier 1898, la première rédaction, jugée immédiatement « très insuffisante » par son auteur63, porte le titre Essais d’histoire et de critique religieuses. Sept mois plus tard (30 juillet 1898), Loisy commence une seconde rédaction qu’il semble achever le 4 mai 189964. Elle a un double titre  : La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuses, le premier titre ayant été raturé par l’auteur à une date ultérieure 65. Il désigne pourtant le diagnostic pastoral, rappelé plus haut 66, qui sous-tend l’ensemble du développement apologétique. La substitution de philosophie religieuse au deuxième terme, critique religieuse – de saveur simonienne, on s’en souvient67 –, se comprend aisément : redondant par rapport au concept d’histoire, ce dernier ne faisant pas droit au versant théorique de l’ouvrage qui est effectivement en débat avec différentes conceptions ou philosophies de la religion. La théologie a disparu du titre, alors qu’elle figurait encore sur « l’esquisse » intitulée Religion, histoire et théologie et dans la lettre du 15 septembre 1896 à von Hügel, première trace du projet68. Sans doute ce terme est-il déjà connoté trop négativement d’un point de vue culturel et trop identifié à des déductions anhistoriques pour pouvoir être utilisé dans le titre d’un ouvrage qui veut proposer « quelque chose de sensé pour tout le monde et de réconciliant pour les gens du dehors »69. Quant au terme d’Essai, commun

61. Mémoires, I, p. 443 sq. 62. Mémoires, I, p. 444 (cf. supra, note 3 et note 34). 63. Mémoires, I, p. 441-443. 64. C’est la date que Loisy indique lui-même. Mais, dans le chapitre VIII sur le Régime intellectuel de l’Église catholique il cite « L’Encyclique au clergé de France, publiée en septembre 1899 ». 65. Mémoires, I, p. 442 sq. Loisy s’en explique en 1930 : « À une date ultérieure, j’ai raturé, peut-être comme trop prétentieux ou trop voyant, le premier titre ». 66. Cf. supra, note 50. 67. Cf. supra, note 28. 68. Cf. supra, notes 33 et 53. 69. Cf. supra, note 20. Cf. aussi A.  SABATIER, Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire (1897), Fischbacher, Paris 19037, p. XIII sq. : « Il faudrait être Dieu pour comprendre tous les secrets de l’action divine. Comment l’esprit fini embrasserait-il la vie de l’esprit infini ? Que signifient dès lors les dilemmes ou les propositions contradictoires que nous tirons de nos idées, toujours imparfaites par quelques endroits, pour en déduire des conditions ou des règles de conduite valables pour l’Éternel ? Je dois déclarer une fois pour toutes que je n’accorde plus aucune

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Christoph Theobald aux deux rédactions, il est sans aucun doute emprunté à Newman70 ; il indique la liberté et l’ambition de l’auteur qui, sans trop d’appareil critique, tente de reprendre à nouveaux frais la totalité de la question en jeu, comme il ressort de l’introduction de l’ouvrage : Le présent livre n’est pas un ouvrage d’histoire savante, ni de philosophie profonde, ni de théologie transcendante, ni de triomphante apologétique ; c’est, comme on vient de le dire, un simple essai où l’histoire, la philosophie, la théologie, l’apologétique se combinent à doses très modérées, et qui est avant tout l’expression sincère du problème religieux contemporain, selon qu’il a été donné à l’auteur de le saisir71.

Cette précision qui se cache derrière la désignation Essais n’est pas encore l’indication d’un genre littéraire mais s’en approche, comme il ressort aussi du programme qui suit immédiatement : On s’est efforcé, autant qu’on a pu d’interpréter le témoignage que la science historique rend à la religion, de déterminer le sens et la portée de ce témoignage, les fondements de la certitude en matière de croyances religieuses et morales, l’économie de la foi et la mission de l’Église, enfin de montrer non seulement la solution permanente que le catholicisme fournit au problème religieux, mais le programme qui semble devoir s’imposer à lui pour qu’il la réalise d’une façon de plus en plus effective, et ne se borne pas à la proposer ou à la promettre72.

Les cinq étapes qui scandent ce résumé – (1) sciences des religions, (2) épistémologie de ces sciences, (3)  question de fondement en matière de croyances religieuses et morales, (4) économie de la foi et mission de l’Église, (5) catholicisme comme programme – nous conduisent vers la structure argumentative de l’ouvrage comme ultime marque du « geste » original qu’il représente. 3. La structure interne de l’œuvre L’Avant-propos présente succinctement le plan des Essais73 ; d’autres indications sont données au cours de l’exposé et en particulier à la fin des chapitres VII

valeur aux raisonnements de cet ordre. Certains théologiens, partant d’une idée de Dieu, de sa justice ou de son intelligence, qu’ils assimilent ingénument à la nôtre, croient pouvoir en conclure à ce qui doit être ou se passer dans l’histoire et dans la nature » ; il s’agit de l’orthodoxie protestante et de la dernière encyclique sur l’unité où Léon XIII ne raisonne pas autrement. 70. Signalons la grande proximité de ce terme par rapport à celui d’« esquisse », utilisé par Auguste Sabatier, auteur contemporain le plus cité dans l’Essai de Loisy et réfuté point par point. La comparaison des trois parties de l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire (la religion et son origine, le christianisme et son essence et le dogme et sa nature) avec les trois parties (cf. plus loin) des Essais révèle l’importance que Loisy accorde à une réflexion seconde d’ordre épistémologique, peu présente chez Sabatier. 71. Essais, Avant-propos, p. 40. 72. Essais, Avant-propos, p. 40 sq. 73. Essais, Avant-propos, p.  43. On trouvera une première analyse de la structure des Essais, fondée uniquement sur les extraits de Choses passées et des Mémoires, dans C. THEOBALD, Maurice Blondel und das Problem der Modernität. Beitrag zu einer epistemologischen Standortbestimmung zeitgenössischer Fundamentaltheologie (“Frankfurter Theologische Studien”, no 35), Knecht, Frankfurt a. M. 1988, p. 296-303, p. 322-325 et p. 410-412.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy et VIII74. De cet ensemble d’indices résulte une organisation tripartite aisément repérable (1) qui procède elle-même d’un certain type d’argumentation que nous analyserons dans la suite (2), avant de profiler l’originalité que représente le genre littéraire du livre inédit (3). 1. Une première partie est formée de deux chapitres appelés par l’auteur respectivement « introduction générale » et « introduction particulière », la première donnant un aperçu des différentes théories d’interprétation du christianisme (« le rapport où se trouvent les systèmes nouveaux soit à l’égard de la conception réelle et vraiment scientifique du christianisme, soit à l’égard de ce qu’on peut appeler sa conception populaire et traditionnelle »), la seconde pointant les « deux idées sur lesquelles repose toute la discussion : l’idée de la religion et celle de la révélation ». Vient ensuite une deuxième partie composée de deux chapitres qui exposent l’histoire des origines chrétiennes (l’histoire du monothéisme israélite et la vie de Jésus) et de trois autres consacrés à l’histoire du christianisme, l’enjeu apologétique étant le débat interconfessionnel entre un « christianisme social, soutenu et réglé par l’Église, et le christianisme individuel, soutenu mais non réglé par l’Écriture » : « Trois chapitres ne seront pas de trop pour établir l’harmonie intime, la correspondance essentielle, la continuité réelle et vitale qui existe entre l’Évangile et l’Église, le dogme, le culte catholique ». Une troisième partie enfin, formée de cinq chapitres, a pour objectif de faire comprendre, en opposition à l’individualisme protestant, « comment le catholicisme reste seul en possession de répondre aux exigences légitimes de l’esprit moderne aussi bien qu’aux besoins éternels de l’âme humaine ». Pour cela, il faut étudier l’Église catholique telle qu’elle est aujourd’hui, dans son régime intellectuel et en sa manière d’articuler les dogmes et la vision scientifique du monde, la raison et la foi, ainsi que la religion et la vie, tout en anticipant quelque peu sur son avenir. Cette partie est basée sur la distinction entre « l’essentiel et le principal, indispensable à la conservation du vrai christianisme » et « l’accidentel et l’accessoire qui peut être discutable, regrettable même et, en ce cas, réformable ». 2. Cette organisation tripartite de l’œuvre se déduit aisément de la structure de l’argumentation sous-jacente à l’ensemble du parcours. Son impulsion vient de l’extérieur de la théologie, à savoir d’une mutation historico-culturelle sans précédent qui se manifeste en particulier dans l’émancipation de toutes les sciences de la juridiction ecclésiale : Nous assistons, écrit Loisy dans l’Avant-propos, à une transformation complète de la science religieuse, et la théologie aurait tort de s’en désintéresser sous prétexte qu’elle sait d’avance que répondre aux interrogations de la raison. Qu’elle se rappelle ce qui lui est arrivé dans le cas de Galilée75.

L’enjeu de cette transformation est la scientificité même de la théologie ; intuition déjà exprimée avec grande précision dans une note de 1992 : « Autre chose est la théologie, autre chose est la religion ».

74. Essais, chap. VII, p. 317, et chap. VIII, p. 356 sq ; à partir du chap. IX, on trouve de plus en plus de références internes aux chapitres précédents. 75. Essais, Avant-propos, p. 39.

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Christoph Theobald La religion est éternelle. La théologie n’est que la théorie, toujours perfectible, de la religion… Aujourd’hui la forme, passagère comme les autres, qui convient à la religion éternelle, doit être plus rationnelle, plus scientifique, plus positive qu’autrefois76.

La distinction entre le fond et la forme est en effet une manière de gérer l’expérience moderne de la relativité historique de toutes les formulations ou expressions culturelles77 ; manière, nous l’avons vu, qui s’impose à Loisy dès 188378. Étant au principe de toute l’argumentation, elle fait immédiatement comprendre pourquoi il commence ses Essais (1er chapitre) par la comparaison de différentes formes de christianisme : les systèmes nouveaux échafaudés par le protestantisme libéral et le rationalisme en opposition frontale à la conception populaire et traditionnelle du catholicisme – face-à-face marqué par des préjugés non élucidés –, et la forme que Loisy appelle de ses vœux, à savoir une « conception réelle et vraiment scientifique du christianisme », cette dernière étant consciente de son caractère passager ou historique. Sur cette base, « l’apologiste » développe une argumentation qui repose sur un triple fondement. À l’arrière-plan du parcours des Essais se situe sa propre pratique de l’exégèse critique, à la fois littéraire et historique, élargie aux domaines des sciences de la religion79 et de l’histoire du christianisme (1er pôle). Celle-ci aboutit à une immense reconstruction « positive » ou scientifique de l’histoire du judaïsme, des origines chrétiennes et du développement de l’Église sous ses différents aspects, hiérarchiques, doctrinaux et cultuels ; grand « récit historique », confié à la deuxième partie de l’ouvrage, qui constitue en même temps l’apologétique proprement dite du catholicisme (2e pôle). Ce n’est pas un hasard si quatre des cinq chapitres de cette partie centrale des Essais ont été enseignés, sous une forme simplifiée, chez les Dominicaines de Neuilly dans les conférences pour les « grandes »80. Leur visée principale est en effet de « transformer la démonstration logique et rationnelle (du catholicisme), désormais sujette à caution, en démonstration historique et réelle », « étant donné que la religion se démontre elle-même à toute âme de bonne volonté qui la connaît suffisamment » : Le catholicisme n’a qu’à prendre plus intimement conscience de lui-même et de son passé, qui est l’histoire de la religion dans le monde, afin de pouvoir se mieux définir et se faire mieux connaître aux hommes tel qu’il est et tel qu’il doit, tel qu’il veut être : c’est toute l’apologie dont il a besoin en tant que vraie religion81.

Si les systèmes nouveaux du rationalisme et du libéralisme protestant s’appuient essentiellement sur « le sentiment religieux » de l’individu, jugé d’ailleurs différemment dans ces deux courants de pensée, la conception traditionnelle du

76. Mémoires, I, p. 210 (nous soulignons). 77. Cf. déjà supra, notes 59 et 60. 78. Cf. Dialogue fictif entre un jeune savant et sa mère l’Église, écrit durant l’été 1883 : « (Positives ou négatives) bien peu de mes décisions ont un caractère absolu – c’est l’Église qui parle –, ou plutôt ce qui est absolu en elles n’est pas leur forme, toujours relative à l’état des esprits dans le temps où je les porte, mais cette vérité essentielle qui en est le fondement, et qu’elles expriment d’une manière proportionnée aux nécessités de telle ou telle époque » (Mémoires, I, p. 125 ; nous soulignons). 79. Cf. les contributions de François Laplanche, p. 510-515 et 520-525, et de Rosanna Ciappa, p. 561565 et 579-585. 80. Cf. supra, notes 19 et 50. 81. Essais, chap. I, p. 60.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy catholicisme s’est édifiée sur « une instruction substantiellement divine » comme « thèse à démontrer », faisant appel au raisonnement discursif de l’homme82. Il en résulte que leurs défenses et polémiques respectives impliquent, chaque fois, un préjugé d’ordre philosophique (concernant les concepts de « religion » et de « révélation »83) qui, soit déforme l’histoire réelle du christianisme, soit l’ignore tout simplement, la réduisant dans le cas du catholicisme à une exégèse spirituelle transformée en « idée générale » et démonstration atemporelle. Mais ces considérations relèvent déjà d’une réflexion seconde qui sous-tend bien évidemment la pratique historienne de Loisy (1er pôle) et sa reconstitution « apologétique » de la conscience historique du catholicisme (2e pôle) ; elle est développée pour ellemême dans la première et la troisième partie des Essais (3e pôle). Dans cette métaréflexion, « l’apologiste » fait intervenir l’épistémologie des sciences historiques, jointe à une réflexion apologétique qu’on situerait aujourd’hui dans le domaine de la théologie fondamentale. Celle-ci prendra davantage de relief dans la comparaison avec d’autres types d’apologétique du XIXe siècle que nous proposerons par la suite. Pour l’instant il suffit de préciser le lien entre l’épistémologie de l’histoire et ses enjeux apologétiques, avec le seul but de cerner le genre littéraire des Essais. 3. Du côté de la pratique historienne, outre l’articulation circulaire de la critique littéraire et de la critique historique, la distinction entre le fond et la forme, greffée sur l’expérience de la relativité historique, a été déjà mentionnée comme étant de l’ordre du principe. Si Loisy est viscéralement soupçonneux par rapport à toute abstraction métaphysique 84 et milite pour la reconnaissance de l’incomplétude des sciences85, il est bien conscient que leur pratique véhicule nécessairement une philosophie86, voire une épistémologie qu’il explicite dès le chapitre II des Essais quand il distingue la curiosité qu’éveille en l’homme la perception, le sentiment du bien et le sentiment religieux de dépendance à l’égard de Dieu, fondant respectivement la science, la morale et la religion : « La science et la vertu n’en subsistent pas moins comme quelque chose de réel entre les facultés humaines qui les produisent et l’objet infini qu’elles s’efforcent d’atteindre. » Et ce qui vaut pour la science et pour la morale est aussi valable dans le domaine de la religion qui ne peut exister ni subsister sans croyances et sans rites traditionnels entretenus par les hommes pieux. Elle est quelque chose de réel et de consistant entre le sens du divin dans l’homme et le Dieu que l’homme ne saurait embrasser87.

82. Essais, chap. I, p. 52 et 58. 83. Cf. Essais, chap. II. 84. Cf. déjà son Dialogue fictif entre un jeune savant et sa mère l’Église  :  « Je me méfie des raisonnements qui se développent dans les nues et qui ne touchent pas la réalité des choses » (Mémoires I, 126) ; cf. aussi Essais, chap. I, p. 67. 85. Cf. Essais, chap. II, p. 89 sq et chap. IX, p. 365. 86. Cf. aussi la Lettre du 11 février 1903 à Maurice Blondel  : « Je n’ai jamais pensé qu’une métaphysique ne fût pas indispensable à l’histoire. Mais il y a métaphysique et métaphysique. Quand je réclame l’autonomie de la critique, ce n’est point, certes, que je mette tout dans la critique des textes ou des faits, mais c’est tout simplement pour que le travail préliminaire de la vraie histoire, la discussion des textes et des faits, ne soit pas dès l’abord rendu impossible pour une théologie qui croit tout savoir avant de rien examiner » (R. M ARLÉ, Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse, Aubier, Paris 1960, p. 81). 87. Essais, chap. II, p. 90 (nous soulignons).

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Christoph Theobald Tout en ne subsistant que dans les individus, science, morale et religion ont donc aussi une existence impersonnelle dans leurs formules, règles, croyances et rites, au point de former des traditions exploitées au profit de tous par l’enseignement et par l’éducation. Ces traditions relèvent d’un modèle d’analyse très spécifique qui combine le « psychologique » et le « social »88 pour saisir les deux versants individuel et impersonnel de leur statut symbolique ; le terme « symbole » étant le concept clé de l’épistémologie de Loisy, présent dès le premier chapitre pour désigner le rapport toujours relatif que l’humanité entretient, dans les sciences, la morale et la religion, avec l’impénétrable réel en le figurant et le représentant89. D’où finalement la détermination précise du champ des sciences et de l’histoire en particulier, telle qu’on la trouve au début du chapitre IX des Essais qui revient d’ailleurs à la figure de Galilée évoquée dès l’Avant-propos : Le monde a deux faces, la face visible, phénoménale, matérielle, directement observable, qui est le domaine de la science, et la face invisible, intérieure, spirituelle, pressentie plutôt que perçue, désirée plutôt qu’observée, qui est le domaine de la foi. L’objet paraît commun et il ne l’est pas, bien qu’il soit au fond le même pour la foi et pour la science. Car la foi et la science ne le regardent pas du même côté. La foi le regarde par le côté esprit ; la science le regarde par le côté de la matière. Relativement à notre intelligence, les lignes d’investigation sont parallèles et indéfinies ; elles peuvent se prolonger toujours sans se rencontrer, sans se heurter, sans se confondre, bien qu’elles ne cessent pas de se regarder l’une l’autre et de se gouverner en quelque façon l’une par l’autre90.

C’est ce perspectivisme épistémologique qui fonde l’autonomie des sciences et celle de la théologie, tout en rendant possible leur éventuel « concordat » 91. La jonction entre la métaréflexion épistémologique de Loisy et la perspective apologétique de son entreprise se fait par le biais de la théorie newmanienne du développement, exposée à la fin du premier chapitre des Essais. C’est surtout la question de la vérité en contexte historique qu’elle permet de traiter92, dans la mesure où « le plus grand théologien de ce siècle » développe des critères pour discerner le vrai développement du faux. La condition générale du vrai développement est l’unité du type, qui doit se maintenir à travers toutes les transformations, celles-ci, d’ailleurs, pouvant être aussi considérables dans leur ordre spirituel que celles qui se produisent dans l’ordre physiologique pour la vie animale, depuis son état embryonnaire jusqu’à son état parfait93.

L’intérêt du concept de « type » est précisément de traduire les préoccupations normatives ou identitaires de la théologie en termes d’histoire. C’est l’enjeu principal de la lecture à la fois admirative et critique que Loisy fait de l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1846) : Newman n’a pas insisté sur les

88. Ce modèle s’affinera tout au long de la carrière intellectuelle de Loisy ; cf. par exemple sa Leçon d’ouverture du cours d’Histoire des religions au collège de France, Paris 1909. 89. Essais, chap. II, p. 90. 90. Essais, chap. IX, p. 365. 91. Essais, chap. IX, p. 395. 92. Loisy reprend cette question de la vérité plus amplement dans le chap.  II des Essais sur les concepts de Religion et de révélation : ibid., p. 93 sq. 93. Essais, chap. I, p. 76 sq.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy origines chrétiennes ni appliqué son idée à toute l’histoire de la religion, et, pour ce qui est du développement du christianisme, il l’a trop réduit au mouvement des idées94. La « scientificité » de l’histoire motive aussi le regard critique que Loisy porte sur la définition de la religion et de la révélation par le protestantisme libéral : Cette définition n’est pas prise de l’histoire ni de la réalité actuelle des religions ; c’est une définition de leur origine psychologique, dont on fait la définition de la religion même et qu’on présente comme le type idéal auquel doit se ramener et se réduire toute religion […] Une pareille question n’est pas à trancher a priori ou au nom de la seule expérience personnelle. L’expérience des siècles a aussi le droit de se faire entendre, et le témoignage universel de l’humanité dans tous les temps est recevable en un débat qui intéresse tous les hommes95.

Du côté de l’apologétique, Loisy précise donc « l’unité du type, qui doit se maintenir à travers toutes les transformations », en définissant, dans le chapitre II des Essais, les trois termes de « religion », de « révélation » et de « dogme », tous les trois accessibles à la recherche historienne et abordés dans ce cadre épistémologique. « L’apologiste » n’y défend pas seulement la distinction entre religion et révélation pour pouvoir discerner historiquement le vrai développement du faux 96, il donne aussi sa place à l’élément intellectuel dans la religion et la révélation, tout en évitant d’identifier cette dernière avec des « propositions doctrinales nettement déterminées par Dieu »97 ; ce qui rendrait en effet tout développement historique inconcevable. Cette approche très nuancée lui permet, au contraire, d’affirmer la différence entre l’expérience de la révélation et de la foi, d’un côté, et le dogme, de l’autre, d’expliquer ensuite comment de l’élément intellectuel (de la révélation) sort le dogme, si la foi doit se développer dans un milieu philosophique et savant, pour que le développement intellectuel de l’homme dans l’ordre religieux soit en rapport avec son développement intellectuel dans l’ordre scientifique98,

et de conclure, enfin, à l’historicité de toutes les figures et représentations de la foi, y compris leurs formulations dogmatiques. On comprend immédiatement pourquoi la forme provisoire qui convient aujourd’hui au christianisme doit être « plus rationnelle, plus scientifique, plus positive qu’autrefois ». Établi par l’histoire, celle des religions, des origines chrétiennes et de la tradition catholique (y compris le concile Vatican I auquel nous reviendrons) pour en montrer l’unité, et légitimé en même temps par une réflexion apologétique, le type chrétien a donc un versant individuel et un versant social et maintient, au sein

94. Essais, chap. I, p. 80-82. 95. Essais, chap. II, p. 87 sq. 96. Cf. Essais, chap. II, p. 99 : « Puisque l’on admet qu’il n’y a qu’une vraie religion et une révélation parfaite, beaucoup de religions se sont gravement écartées de ce type, non pas seulement en n’y atteignant pas, mais en altérant le type intérieur qu’elles tenaient de leur origine, en refusant de l’améliorer, en devenant un obstacle au progrès religieux de leurs adhérents. La relativité inhérente à toute réalisation humaine de vérité, de justice et de piété n’excuse pas de tels défauts. Toute religion qui cesse d’élever l’homme au-dessus de lui-même manque à sa foi, est une religion humaine et non divine, une fausse religion ». 97. Essais, chap. II, p. 97. 98. Essais, chap. II, p. 97.

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Christoph Theobald même de son statut « symbolique », la relativité historique de sa forme et l’absolu du fond. C’est dans le chapitre IX, déjà cité à propos de l’épistémologie de la pratique scientifique et historienne, qu’on trouve la formulation achevée du « type », la distinguant précisément du dogme comme tel : Sans doute on fixe la formule dogmatique en se réglant à la fois sur la tradition ancienne du christianisme et sur la science du temps présent. Mais la tradition ellemême n’était déjà que l’interprétation de la foi dans le langage et selon la culture intellectuelle d’un temps et d’un milieu donnés. C’est donc une relativité qui se greffe sur une autre relativité ; il n’y a d’absolu que le fond indescriptible, l’objet ineffable de la perception intime que les prophètes, Jésus, les apôtres ont exprimé les premiers. Et ce n’est pas seulement l’absolu entrevu qui, incompréhensible en lui-même, demeure toujours intraduisible ; mais l’impression même du divin, de l’absolu, qui est aussi quelque chose d’absolu en tant qu’elle est réelle, n’est exprimable aussi que par images et par à peu près99.

Voulant éviter, à la suite de Newman, toute confusion entre le « type » et le « dogme »100, Loisy introduit encore dans le même chapitre un autre terme pour désigner la possible jonction –  le « concordat » nécessairement provisoire entre science et théologie ou son « programme », selon ses propres expressions –  : le concept de « formule organique » ou de « règle de conduite » ; concept qui honore parfaitement le statut de métaréflexion formelle, à la fois épistémologique et juridique101, qu’il donne à son apologétique : Ce ne sont donc pas des formules proprement doctrinales qui pourraient servir de bases au concordat dont nous parlons, mais des formules organiques, des règles de conduite fondées sur la nature des termes à concilier. Le premier de ces principes serait la nécessité fondamentale de l’accord, d’où résulte l’obligation d’y travailler : il faut tendre à l’union future à travers la séparation présente. Le second principe à admettre serait la relativité de toutes les formules, dogmatiques et scientifiques, d’où résulte leur mutabilité inévitable, condition du progrès dogmatique et scientifique de l’adaptation des vérités religieuses aux états variables de l’humaine culture. Ces deux règles ne sont pas le concordat effectif ; elles en sont les conditions préliminaires et la sauvegarde permanente. Le concordat lui-même doit se réaliser perpétuellement en se renouvelant toujours par l’effort intelligent des théologiens et des savants de bonne volonté. Il va sans dire que ce travail continuel s’accomplira sous la haute surveillance de l’Église, et que les décisions autorisées, quand elles seront nécessaires, ne pourront être prises que par la puissance hiérarchique […]102.

Notons que ces développements se trouvent dans le chapitre IX qui porte le titre « Le dogme et la science ». Sur la base de l’analyse proposée ici, nous le considérons comme le chapitre central des Essais. Initialement prévu sous le titre « La science et la foi », Loisy rapporte dans ses Mémoires que « ce chapitre s’est dédoublé aussitôt qu’il s’est mis à l’ouvrage : 9° Le dogme et la science ; 10° La raison et la foi »103. La dernière partie de l’actuel chapitre IX a un statut « programmatique » ; elle établit

99. Essais, chap. IX, p. 383 sq. 100. Essais, chap. I, p. 83. 101. Dans un autre contexte, le célèbre Conflit des facultés de Kant exerce une même fonction. 102. Essais, chap. IX, p. 399. 103. Mémoires, I, p. 439.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy en effet l’équivalence entre l’historicité du christianisme et sa réformabilité, et cela à l’endroit le plus sensible du catholicisme qui est sa conception du dogme, elle aussi historique d’après Loisy. Ce qu’il développe dans le chapitre précédent sur le régime intellectuel est donc une conséquence de son programme et porte sur son application concrète104, bien évidemment établie sur la base ou à partir d’une analyse critique des derniers actes pontificaux105 et sur une sorte de sociologie du clergé106. On peut cependant se demander si le lien que Loisy établit spontanément entre historicité et réformabilité ne reproduit pas inconsciemment le préjugé – l’idée d’un « type idéal »107 – qu’il reproche au protestantisme libéral108. S’il est juste de dire qu’il n’explicite pas réellement la fonction critique du concept de « type » qui comporte un versant historique et un versant idéal ou utopique et devrait permettre, selon Ernst Troeltsch, de prendre conscience du rapport circulaire entre celui qui l’établit (Loisy, l’Église ?) et les données historiques à sa disposition, on ne peut nier que « l’apologiste » le détermine réellement à partir de sa pratique historienne. * Que tirer de cette brève analyse du plan tripartite des Essais et de leur structure argumentative pour la détermination de leur genre littéraire ? Le livre inédit appartient de toute évidence à l’ensemble des « apologies » de la tradition chrétienne, brièvement évoquées dans le premier chapitre avec une insistance sur leur grande variété historique109. Loisy qualifie sa propre conception comme « démonstration historique et réelle du christianisme » ; plus tard, il parlera d’une « apologie historique de la religion »110. Son originalité vient de la combinaison inédite de deux niveaux de discours : le long récit historique du judaïsme ancien, des origines chrétiennes et du développement de l’Église jusqu’au catholicisme contemporain et le métadiscours sur les présupposés épistémologiques et apologétiques de ce récit. Ce métadiscours est lui-même intégralement informé par l’histoire : il s’appuie sur la comparaison de différentes formes de christianisme (protestantisme orthodoxe, libéral, catholicisme, etc.) et, comme on vient de le voir, des

104. Voici comment Loisy revient dans le chapitre IX au chapitre précédent sur Le régime intellectuel du catholicisme : « La recommandation annexée à la constitution Dei Filius est en soi d’ordre purement moral et disciplinaire. Cette recommandation a sa raison d’être ; l’effet, bon ou mauvais, dépend de l’application. […] Le choix et l’application de ces mesures sont affaire de régime intellectuel. Nous n’avons pas à revenir maintenant sur ce sujet. La question qui s’impose à nous est plus profonde, c’est celle du rapport essentiel qui existe entre le dogme et la raison cultivée, la science faite ou qui se fait » (Essais, chap. IX, p. 389 sq). 105. Loisy s’appuie aussi sur les documents concernant l’affaire du Comma Johanneum, reçus le 20 juin 1897 et restitués le 31 juillet, au début de la rédaction des Essais ; cf. aussi supra, p. 395 sq, surtout les notes 55 et 58. 106. Cf. supra, p. 390 sq. 107. Cf. supra, note 94. 108. Cf. par exemple E.  TROELTSCH, « Essence du christianisme » (1903/1913), dans Histoire des religions, destin de la théologie, Œuvres III, Les Éditions du Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève 1996, p. 192 : « Loisy a voulu remplacer le concept d’essence par celui d’Église. Là se manifestent chez lui les restes d’une pensée catholique et dogmatique, de frappe non historique ». 109. Cf. Essais, chap. I, p. 58. 110. Cf. Lettre du 11 février 1903 à Maurice Blondel : « Je ne vois pas que beaucoup de gens aient eu l’idée d’une apologie historique de la religion. Or, cette idée a été la folie de mon existence » (R. M ARLÉ, Au cœur de la crise moderniste, p. 82).

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Christoph Theobald apologies que ces formes impliquent. Par cette historicisation radicale du catholicisme, Loisy est amené à introduire l’idée de réformabilité. Mais tout en montrant que la forme actuelle de la théologie et de l’apologétique catholiques devra devenir plus scientifique ou plus historique, il considère cette forme, à la suite de toutes les autres, comme relative par rapport à « la réalité même de la foi »111 et par rapport à « la conscience » réelle que le catholicisme a de lui-même ou est appelé à « prendre plus intimement de lui-même »112. L’apologétique historique ne peut donc pas avoir la force contraignante d’une démonstration rigoureuse, mais elle relève du modèle d’argumentation développé par Newman, fondé sur l’accumulation de probabilités113. Puisqu’il lui incombe de discerner « la vraie religion et le vrai Dieu, s’ils existent », « la simple considération de l’histoire », pourtant essentielle comme il vient d’être montré, doit être secondée par une philosophie religieuse114 qui ne craint pas de renvoyer à l’expérience réelle de la foi, expérience qui lui échappe nécessairement. Dans la mesure où la comparaison de différentes formes de christianisme, de systèmes, de théories et de leurs démonstrations respectives fait partie du type d’apologie proposé par Loisy et constitue même son originalité, il convient de prolonger maintenant son intuition et de situer ses Essais parmi d’autres tentatives apologétiques du XIXe et du début du XXe siècle. II. Un type d’apologétique parmi d’autres Dans l’histoire de la théologie catholique, le concile Vatican  I (1869-1870) représente un seuil et une autorité qui a suscité une série de conflits d’interprétation115. Puisque ses deux constitutions sur la foi catholique, Dei Filius, et sur l’Église, Pastor aeternus, traitent pour une part non négligeable de l’apologétique, il n’est pas étonnant que Loisy les commente très largement dans ses Essais. Étant donné l’étendue des références à ces documents, on peut même montrer qu’il définit sa propre apologie historique en se référant de manière respectueuse et critique à ce concile. L’identité de sa proposition se profilera donc davantage quand on la compare à d’autres apologies et à leurs interprétations du même concile, celle des rédacteurs, appartenant à l’École romaine, et de leurs successeurs, mais aussi celles d’un Newman et d’un Blondel, avant de remonter en deçà de Vatican I et de donner du relief à la pensée de Loisy sur l’arrière-fond de « l’encyclopédie » pratiquée par l’École catholique de Tübingen.

111. Cf. ce que Loisy dit de la foi des Dominicaines de Neuilly : supra, note 21. 112. Cf. Essais, chap. I, p. 60. 113. Cf. Essais, chap. II, p. 107. 114. Cf. l’introduction du chap. I des Essais, p. 47. 115. Pour une analyse historique du concile Vatican I, cf. C. THEOBALD, « De Vatican I aux années 1950 », dans B. SESBOÜÉ et C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4 : La parole du salut. Doctrine de la Parole de Dieu, Révélation, foi, Écriture, Tradition, Magistère, Desclée, Paris 1996, p. 227-344.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy 1. Sur les traces du concile Vatican I À regarder de près les citations ou références au concile Vatican  I dans les Essais, on repère rapidement qu’elles se distribuent de manière très réfléchie. Les trois premiers chapitres de la constitution Dei Filius116 sur Dieu créateur de toutes choses (1), la révélation (2) et la foi (3) sont presque intégralement cités et commentés dans les deux chapitres qui constituent la première partie du livre inédit, tandis que le quatrième chapitre de la même constitution, portant sur foi et raison (4), est très largement présent dans les deux premiers chapitres de la troisième partie de l’ouvrage. On pouvait s’y attendre ; une exégèse attentive du texte conciliaire montre en effet que le développement épistémologique ou formel sur les rapports entre foi et raison, traités à la fin de Dei Filius, se déduit du contenu même du dogme ; voire de ses principes, tels qu’ils sont précisés dans les trois premiers chapitres qui traitent des rapports entre Dieu, le monde, le genre humain et l’Église dans l’ordre de la création et de la révélation surnaturelle ; la spécificité du premier concile des temps modernes est précisément ce passage du contenu à la forme, faisant partager à cette dernière la valeur normative du dogme proprement dit 117. Il est remarquable que Loisy adopte cette même césure entre les chapitres III et IV de Dei Filius, intercalant entre les deux sa longue deuxième partie sur l’histoire du judaïsme biblique, des origines chrétiennes et de l’Église. C’est précisément dans les chapitres V et VI de cette deuxième partie, sur l’Évangile et l’Église et sur l’Évangile et le dogme, qu’on trouve les références à la deuxième constitution conciliaire sur l’Église, Pastor aeternus. La perspective est un peu différente puisqu’il s’agit, dans ces deux chapitres, d’une relecture de l’histoire du christianisme et non pas d’une exégèse du texte conciliaire, le seul passage situé dans son contexte et discuté étant le dernier paragraphe du chapitre IV sur le magistère infaillible du pontife romain. Notons cependant que Loisy n’hésite pas à commenter, dans son chapitre VI, la fin de Dei Filius sur l’interprétation des dogmes déclarés de manière infaillible par l’Église, jonction entre les deux constitutions dont on verra plus tard l’importance dans l’histoire de la théologie post-conciliaire. Quels sont, sur la base de ce premier repérage, les points essentiels de la lecture conciliaire de Loisy ? 1. La toute première partie (I) du premier chapitre des Essais sur « les théories générales de la religion » commence par une analyse critique de la « théorie catholique », sorte d’abrégé de l’ensemble du projet de Loisy, qui s’appuie sur une citation quasi complète des trois premiers chapitres de la constitution Dei Filius118 .

116. On trouve le texte dans G. ALBERIGO (dir.), Les conciles œcuméniques. 2. 2 : Les décrets. De Trente à Vatican II, Les Éditions du Cerf, Paris 1994, p. 1634-1659 et dans DENZINGER-HÜNERMANN (=DH), Symboles et définitions de la foi catholique (37e édition, 1991), Paris, Les Éditions du Cerf, 1996, nos 3000-3045 et nos 3050-3075. 117. Pour davantage de précisions, cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p.  227-246. Située dans l’histoire de la théologie romaine du XIXe siècle, la constitution Dei Filius superpose la doctrine des « principes dogmatiques », telle qu’elle est exposée pour la première fois par Perrone dans son traité Des locis theologicis (1843), et l’apologétique, telle qu’on la trouve dans son traité De vera religione (1835). 118. Sans doute pour raccourcir quelque peu ce très long extrait, Loisy omet deux citations bibliques (1 Co 2, 9 ; He 11, 1), la fin du chap. 2 sur l’interprétation des Écritures (DH, no 3007) qu’il commentera

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Christoph Theobald Après un résumé de la « thèse catholique » à partir de l’attribut divin de l’immutabilité119, l’auteur reprend alors brièvement la logique de la triple démonstration de la foi catholique selon l’ordre observé par le concile : la preuve philosophique de l’existence de Dieu ; la preuve rationnelle de la possibilité de la révélation avec la preuve, au moyen des miracles racontés dans les deux Testaments et des prophéties qu’on y signale, du caractère surnaturel de la religion mosaïque et de la divinité de Jésus-Christ ; la preuve, enfin, que le Christ a fondé l’Église, celle qui n’est autre que l’Église romaine, la seule à être une, sainte, catholique et apostolique. Loisy rappelle que le cadre de cette démonstration est celui qui a été tracé par Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle et parachevé dans l’Histoire des variations120, et que la théologie moderne a complété sur un seul point, la preuve suffisante de l’Église par elle-même, attribuée par les Essais à Lacordaire. L’originalité de la lecture critique de Loisy qui suit ce bref exposé consiste dans sa manière de dégager de cette argumentation un triple postulat, de le déconstruire et le traduire pour aujourd’hui à partir de la critique historique : le postulat théologique, c’est-à-dire la conception absolue de la révélation primitive et de l’identité matérielle des croyances religieuses, surtout en ce qui regarde la notion de Dieu, dans toute la série des temps, depuis les origines de l’humanité jusqu’à nous ;

le postulat messianique, c’est-à-dire l’idée que la mission de Jésus-Christ et la religion chrétienne sont autorisées par des prédictions claires et incontestables qui remontent aux premiers jours du monde, qui se sont précisées de plus en plus dans l’Ancien Testament et se sont à la fois confirmées et reproduites dans le Nouveau par rapport à l’Église ;

et enfin le postulat ecclésiastique qui consiste à admettre […] que l’Église, avec sa hiérarchie, ses dogmes et son culte, a dû exister et qu’elle existe toute formée dans les Évangiles et dans le

au chap. VII de ses Essais, une partie des deux paragraphes du chap. 3 sur les « signes » (DH, no 3009 sq.) qu’il citera dans le chap. II et, enfin, la finale du chap. 3 sur la position différente de ceux qui ont accédé à la foi catholique par rapport à tous les autres (DH, no 3014). 119. « Telle est la thèse catholique de la religion, authentiquement formulée par le concile oecuménique du Vatican. Il y a un Dieu immuable, esprit infiniment parfait, qui, se suffisant à luimême de toute éternité, a librement produit, dans le temps le monde et l’homme. Il y a une seule vraie religion révélée par ce Dieu créateur » (Essais, p. 49). Cette mise en valeur de l’immutabilité de Dieu se comprend dans la perspective historique de Loisy qui la reprend et la critique plus explicitement dans la deuxième partie du chap. IX des Essais (« Le dogme et la science ») qui porte sur la notion de Dieu : « Ce ne sont pas seulement les dogmes considérés par la théologie comme spécifiquement chrétiens qui sont sujets à ce développement perpétuel, c’est l’idée fondamentale de tout dogme, la notion même de Dieu. Comme cette notion est le point cardinal de toute croyance et de toute théologie, l’endroit où la raison et la foi se rencontrent nécessairement et doivent trouver la solution de leurs antinomies, si cette solution existe, il importe de nous y arrêter un peu, avant d’expliquer le rapport normal du dogme révélé et de la science humaine » (Essais, chap. IX, p. 373). Notons cependant que, dans le texte de Dei Filius, l’attribut d’immutabilité (incommutabilis substantia) ne vient qu’à la fin de toute une série d’attributs précisés en opposition par rapport à l’idée panthéiste et matérialiste d’un « Dieu » en processus de perfectionnement infini. 120. Bossuet revient à plusieurs reprises sur le devant de la scène des Essais ; ce qui est une manière de reprendre à frais nouveaux son conflit avec Richard Simon.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Nouveau Testament, sauf quelques particularités accessoires de définitions et de pratiques121.

La limite de ces postulats est que le croyant et le théologien pensent y reconnaître des faits, alors qu’ils ne savent pas distinguer les faits au sens historique du terme de l’idée générale qui pour eux les résume et les représente et qui en réalité est une vue de la foi. Cette distinction décisive, introduite par l’exégèse critique, est en effet inconnue au concile Vatican I, même si des pères conciliaires comme Mgr Meignan, évêque de Chalons-sur-Marne et futur protecteur de Loisy, et Mgr Dupanloup ont essayé de faire valoir l’immense travail de l’exégèse critique et ont milité, comme l’historien des conciles Mgr Karl Joseph von Hefele, pour que l’histoire soit respectée en tant que « lieu théologique ». L’attitude de la majorité par rapport à la lecture historique de la Bible et par rapport à l’histoire des dogmes est plutôt marquée par une expérience négative de la modernité qui a engendré ces approches et libéré par là des forces inouïes de relativisation. Malgré la conscience méthodologique des principaux acteurs conciliaires et malgré leur conception formelle et juridique du « dogme », la rencontre de cette dernière avec l’histoire s’est donc produite sous le signe d’une exclusion mutuelle. Il aurait fallu changer de vision du monde ; et c’est sur ce point névralgique que Loisy met le doigt, non pas pour détruire simplement l’argumentation classique mais pour la reconstituer sur d’autres bases en en dégageant la valeur symbolique : convertie en argument expérimental, la preuve métaphysique de Dieu qui soustend le postulat théologique devient « la formule de l’unité permanente du vrai Dieu, de la vraie foi, de la vraie religion dans tous les temps » ; abordé de manière historique, le postulat messianique s’avère être « le symbole ancien et toujours vivant du salut universel par la manifestation de Dieu dans l’humanité » ; le postulat ecclésiastique enfin, quand il est repris dans une perspective de développement, se présente comme « le symbole traditionnel d’une vérité insuffisamment perçue et incomplètement exprimée », à savoir « que l’Évangile n’a jamais cessé de se réaliser dans l’Église et ne s’est jamais réalisé qu’imparfaitement en dehors d’elle »122. L’ensemble de cette lecture à la fois critique et positive de Dei Filius aboutit, comme il a été noté, à une brève histoire des multiples formes d’apologétique catholique où Newman intervient pour fonder un nouveau type de certitude morale, plus adapté à l’histoire du catholicisme et à l’expérience individuelle de la foi. Dès lors, Loisy a fait le tour de son projet, même s’il doit encore s’expliquer avec des adversaires qui ne sont plus tout à fait les mêmes que ceux du concile Vatican I, le rationalisme d’un Renan (II) et le protestantisme libéral (III), avant d’exposer comme antidote son interprétation de la théorie newmanienne du développement (IV). 2. Le chapitre II des Essais qui porte sur les deux concepts clés de Religion et de révélation, continue dans sa troisième partie (III) la lecture de Dei Filius en se référant aux paragraphes du troisième chapitre de la constitution sur les signes, omis dans la toute première citation, et ajoute le canon 4 du même chapitre : Quiconque dit que nul miracle ne peut arriver et que, par conséquent, tous les récits qui en sont faits, même ceux qui sont contenus dans la sainte Écriture, sont à reléguer parmi les fables et les mythes, ou bien que les miracles ne peuvent jamais être

121. Essais, chap. I, p. 51. 122. Essais, chap. I, p. 53-57.

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Christoph Theobald connus avec certitude et que la divine origine de la religion chrétienne n’est pas légitimement prouvée par là, est anathématisé123.

Loisy procède de la même manière que précédemment. Il commence par exposer la logique interne du raisonnement conciliaire : À prendre les déclarations conciliaires dans la rigueur des termes et l’esprit général de leur rédaction, il paraîtra en effet, conformément à la notion vulgaire de la révélation, que celle-ci aura consisté en un corps de doctrines déposées toutes faites et miraculeusement dans les intelligences humaines, et que ces doctrines, n’étant pas susceptibles de démonstration rationnelle, ont été néanmoins prouvées certaines par des signes extérieurs qui étaient de nature à les autoriser, à savoir les miracles et les prophéties. Ces faits d’ordre physique et d’ordre intellectuel ne sont pas explicables par les lois qui régissent le monde et l’intelligence humaine ; ils procèdent directement de la toute puissance et de la science divines ; ils viennent à l’appui de la doctrine révélée et manifestent péremptoirement qu’elle vient de Dieu124.

Étant donnée la position de l’apologète par rapport à la certitude morale, on n’est pas étonné qu’il ne nie pas mais reconnaisse qu’« on ne peut nier que les formules du Vatican ne s’entendent mieux de preuves rationnellement indiscutables que des probabilités accumulées dont nous a entretenus déjà le cardinal Newman ». Selon lui, le concile présuppose simplement les notions scolastiques du miracle et de la prophétie, sans qu’elles reçoivent l’explication que demandent maintenant la philosophie et l’exégèse. D’où le travail à fournir par la théologie positive et une apologétique sincère pour laquelle Loisy s’appuie sur Maurice Blondel125 et Augustin126, ainsi qu’une analyse des principales prophéties et miracles bibliques, afin de proposer une formulation nouvelle des « preuves de la révélation chrétienne » : (Elles) gardent leur valeur, pourvu qu’on sache les comprendre. La preuve des miracles devient l’histoire de tous les biens que la religion a procurés à l’humanité dans le christianisme et dans l’Église. La preuve des prophéties devient l’analyse des rapports harmoniques et constants du développement religieux considéré dans toute son ampleur, pour tous les âges de sa durée. De cette contemplation résultent les probabilités accumulées qui commandent la foi à une âme de bonne volonté. N’admettre, au point de vue rationnel, qu’une certitude morale de la révélation n’est pas renier la tradition catholique ni favoriser le système de la révélation purement sentimentale en attendant que l’on tombe dans le système de la religion illusoire dont une certaine science a l’intention de nous délivrer 127.

3. Dans le même chapitre ainsi que dans le chapitre X sur la raison et la foi, l’apologète prend position par rapport à la fameuse « connaissance naturelle de

123. Cf. DH, no 3009 et no 3034, cités dans Essais, chap. II, p. 106. 124. Essais, chap. II, p. 106 sq. 125. Cf. Maurice BLONDEL, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux, dans Œuvres complètes. II : 1888-1913. La philosophie de l’action et la crise moderniste, PUF, Paris 1997, p. 108 ; cf. infra, p. 653-655. 126. De utilit.credendi, 16. De civitate Dei, 2,18. 127. Essais, chap. II, p. 117.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Dieu », abordée surtout dans le deuxième chapitre de Dei Filius128. Ce point est décisif, nous le verrons plus loin, pour situer l’apologie historique de Loisy sur l’échiquier de la théologie contemporaine : « Lorsque les théologiens et le concile du Vatican affirment que l’homme peut connaître Dieu avec certitude par la lumière de la raison naturelle, ils semblent admettre la possibilité d’une religion naturelle fondée sur la raison »129. Il faut distinguer en réalité deux versants de la question, celle, d’ordre dogmatique, de la distinction et de l’articulation de la nature et du surnaturel130 et celle, d’ordre épistémologique, de la « connaissance naturelle de Dieu ». C’est ce deuxième versant que Loisy aborde. Il note bien que, dans l’esprit du concile, cette connaissance est une possibilité abstraite et non un cas réel, sans se demander d’ailleurs pour quelle raison le concile maintient cette possibilité 131. Mais deux aspects lui semblent provoquer « une sorte de malentendu et d’équivoque » : l’apparente réduction de la certitude à son aspect purement rationnel, au mépris de son élément moral, et « l’habitude que la théologie scolastique a prise de considérer Dieu comme objet de science ». Sur ces points, une révision s’impose : La théologie de l’avenir ne manquera pas de rectifier les formules insuffisantes dont on se sert maintenant, et elle tâchera de mieux exprimer l’intime correspondance de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, de mieux délimiter le rôle de l’intelligence dans l’acquisition des vérités religieuses et morales, de mieux distinguer l’ordre de la science et l’ordre de la conscience ; par là sans doute elle réussira à les mieux associer, on pourrait presque dire à les réconcilier. Peut-être trouvera-t-elle qu’il n’existe qu’une seule connaissance de Dieu, réelle et vraie, rationnelle et suprarationnelle, naturelle et surnaturelle, acte de l’homme et don de la grâce divine132.

L’insistance sur l’unité de la connaissance de Dieu est, pour une large part, la position du traditionalisme modéré, défendue en particulier pendant le concile Vatican I par le cardinal Dechamps, qui n’affirme pas, comme le traditionalisme (condamné par le concile), la nécessité de la foi chrétienne pour connaître l’existence de Dieu mais exige une référence aux conditions concrètes de l’existence humaine et, à ce titre, à la tradition133. Cette première tentative de positionner Loisy dans le contexte nécessitera cependant qu’on y apporte plus que des nuances : il change en effet de paradigme en abordant la tradition dans une perspective de critique historique. Le chapitre X sur la raison et la foi poursuit sa réflexion sur l’unité de la foi et de la connaissance de Dieu, sans revenir d’ailleurs explicitement au texte conciliaire. Loisy refuse l’hypothèse théologique de l’état de pure nature comme étant dépourvue de réalité, ce que « les théologiens eux-mêmes […] reconnaissent bien qu’elle ne manque pas de fondement logique » :

128. DH, p. 3004 : « La même sainte Église, notre Mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées… ». 129. Essais, chap. II, p. 118. 130. Nous reviendrons ultérieurement à cette question, abordée dès le premier chap. des Essais. 131. Nous reviendrons sur ce point plus loin, p. 626 sq. 132. Essais, chap. II, p. 119 (nous soulignons). 133. Pour davantage de précisions, cf. infra, p. 620.

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Christoph Theobald On conçoit un être doué de raison et capable de trouver Dieu par le raisonnement ; et l’on dit que cet être aurait pu connaître Dieu naturellement, sans le secours de la grâce et de la révélation, jusqu’à la fin des temps. Seulement cet être n’a jamais existé. Ce n’est pas l’homme dans les conditions de son existence terrestre 134.

Cette existence, y compris la raison humaine, Loisy la considère comme radicalement historique, tout en misant sur la présence du surnaturel chez tous les hommes et à tous les âges depuis le commencement. Cela ressort aussi de sa manière de retracer, dans le même chapitre et à la suite de Newman, les trois étapes de la conversion : le passage d’« une sorte de religion naturelle » à « ce qu’on pourrait appeler la foi au christianisme général, c’est-à-dire la foi en Jésus, pour autant qu’elle peut se distinguer pratiquement de la foi à l’Église catholique et à ses dogmes » et « le passage de la simple foi au Christ, de l’individualisme chrétien, à la foi de l’Église catholique, au christianisme social »135. Chaque passage est un enrichissement de la « foi première » et celle-ci est déjà marquée par le surnaturel. Les formules de Loisy ne sont pas très éloignées de certaines élaborations contemporaines : Pour croire un premier fonds de bonté est requis. Le commencement de la foi est le sentiment de la responsabilité morale, qui repose sur la croyance au devoir et à Dieu. On peut voir dans ce premier degré de la foi une sorte de religion naturelle […] parce que ces éléments constituent ce que l’on pourrait appeler la révélation générale, les rudiments de foi qui se rencontrent, sous une forme ou sous une autre, relativement parfaite ou altérée, partout où il y a des hommes. Nous ne voulons pas dire qu’un degré de surnaturel ne puisse être déjà réalisé dans cette foi, mais que ce degré de religion inférieur au christianisme est comme naturel par rapport à lui136.

4. Comme il a déjà été signalé, le quatrième chapitre de Dei Filius n’est abordé que dans la troisième partie des Essais137. Dès l’introduction au chapitre VII sur le régime intellectuel de l’Église catholique, Loisy propose de distinguer l’ordre des principes, abordés au chapitre suivant sur le dogme et la science, et « l’attitude réelle de l’Église et des théologiens dans tous les cas particuliers où le mouvement de la science est venu à l’encontre d’opinions reçues » : S’il ne s’agit que de principes abstraits, les savants catholiques sont les plus libres des hommes ; toutes les sciences, a dit le concile du Vatican, sont libres dans leur ordre, selon leur objet et leurs méthodes propres. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir si, dans la pratique, le contrôle de la théologie, dont le concile du

134. Essais, chap.  X, p.  425. Pendant les débats conciliaires sur la constitution Dei Filius, les partisans du traditionalisme modéré ont réussi en effet à obliger les rédacteurs de préciser le statut formel de l’ordre naturel que le rédacteur principal, Franzelin, et la majorité conciliaire concevaient comme une réplique quasi-complète de l’ordre surnaturel (« l’hypothèse de la nature pure ») ; d’où le passage explicite, dans le texte conciliaire, à la « condition présente du genre humain » (DH, no 3005, cité implicitement par Loisy) ; pour davantage de précisions, cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p. 279-283. 135. Essais, chap. X, p. 414. 136. Essais, chap. X, p. 410 sq. Cf. K. R AHNER, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme (1976), Centurion, Paris 1983, surtout p. 150-158. 137. Nous reviendrons ultérieurement sur l’exception déjà notée supra, p. 607.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Vatican affirme aussi la nécessité, ne s’est pas exercé et ne s’exerce pas encore au détriment de la science et de la liberté dans l’ordre scientifique […] 138.

L’exemple par excellence, qu’il traite en lien avec Dei Filius, est pour Loisy l’autonomie de l’exégèse critique, née malgré la théologie et n’ayant aucun droit à l’existence dans l’Église. Il rappelle donc que la question n’a pas été vraiment abordée par le concile, qui ne s’est opposé explicitement qu’à la critique anticatholique et antireligieuse. Par cette observation historique, il limite la portée de « la règle établie par le concile de Trente et confirmée par le concile du Vatican »139 – paragraphe qu’il avait d’ailleurs omis dans sa toute première citation140 : (Cette règle) s’applique au commentaire doctrinal, théologique ou pastoral de l’Écriture considérée comme source de l’enseignement chrétien ; elle défend d’en extraire des dogmes contradictoires à ceux de l’Église ou différents de ceux-ci ; elle prescrit d’y retrouver les dogmes de l’Église là où l’Église les voit, de suivre en général dans l’interprétation dogmatique de l’Écriture l’analogie de la foi, c’est-àdire l’enseignement de l’Église dans le temps présent. (Elle) n’atteint pas réellement l’exégèse historique dont les conclusions n’ont rien d’absolu et ne contiennent pas plus la négation que l’affirmation d’aucun dogme141.

Dans le chapitre IX, qui revient à la question des principes, Loisy cite d’abord le deuxième paragraphe du quatrième chapitre de Dei Filius sur les possibilités et les limites de la théologie pour légitimer sa propre position quant à l’historicité ou à la relativité des formules dogmatiques, toujours construites moyennant analogies et symboles, l’infini de Dieu n’étant jamais soumis directement à l’expérience humaine. Nous avons déjà cité la formulation achevée qu’il propose ici du « type » chrétien : Ce n’est pas seulement l’absolu entrevu qui, incompréhensible en lui-même, demeure toujours intraduisible ; mais l’impression même du divin, de l’absolu, qui est aussi quelque chose d’absolu en tant qu’elle est réelle, n’est exprimable aussi que par images et par à peu près142.

138. Essais, chap.  VIII, p.  322 (nous soulignons), avec une citation implicite de DH, no 3015 (« … il existe deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur objet ») et de DH, no 3019 (« L’Église ne défend certes pas que ces sciences, chacune dans son domaine, se servent de leurs propres principes et de leur propre méthode »). 139. DH, no 3007. 140. Cf. supra, note 118. 141. Essais, chap.  VIII, p.  322 ; dans le même chapitre, Loisy se situe aussi par rapport à la règle négative de Trente et de Vatican I qui interdit « d’interpréter la Sainte Écriture […] contrairement au consentement unanime des Pères » (DH, no 3007) : « Le consentement des théologiens vient compléter le consentement unanime des Pères, beaucoup plus difficile à établir dans la pratique. Rien de plus commode à alléguer que ce suffrage dans les occasions où il ne faudrait pas s’en servir ; rien de plus malaisé à définir dans les occasions où il est recevable et doit faire autorité. On a pu invoquer contre Galilée le consentement unanime des Pères et des docteurs ; ce consentement des Pères était beaucoup moins formel contre Arius, et pour l’infaillibilité du Pape. Il existe, d’une certaine manière, en faveur de l’origine mosaïque du Pentateuque ; on serait fort empêché d’en extraire une conception réelle et historique du développement de la religion révélée depuis le commencement jusqu’à nous. C’est ce critérium dangereux que les théologiens associent aux symboles de foi, aux définitions des conciles et à l’Écriture pour l’appliquer incessamment dans leurs controverses avec les hommes de science » (VIII, p. 329). 142. Cf. supra, note 99.

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Christoph Theobald C’est cette formule que Loisy appuie sur le passage conciliaire qui, dans un environnement textuel plutôt marqué par une métaphysique de la lumière, souligne subitement l’obscurité qui marque toute théologie d’une frappe antirationaliste : (la raison éclairée par la foi) n’est jamais rendue capable d’entendre les mystères divins comme les vérités qui constituent son objet propre, car ils dépassent tellement par leur nature l’intelligence créée que, même transmis par la révélation et reçus par la foi, ils restent cachés sous le voile de la foi même et comme enveloppés de ténèbres, tant que nous sommes éloignés du Seigneur en cette vie mortelle ; car nous marchons avec la foi, non avec la vue143.

L’essentiel du chapitre IX sur dogme et science est cependant consacré à établir la distinction de ces domaines, pour rendre possible à la fois l’autolimitation des sciences et de la théologie et leur collaboration, voire fonder un véritable « concordat » entre elles. Sans se référer au célèbre paragraphe 1 du quatrième chapitre de Dei Filius sur les « deux ordres de connaissance, distincts non seulement par leur principe, mais aussi par leur objet »144 ni au troisième sur l’impossibilité d’une contradiction entre foi et raison, précisant pour les cas d’une « apparence de contradiction » la fonction du magistère145, Loisy appuie tout son « programme » de réforme sur le quatrième paragraphe de la constitution, qu’il cite in extenso : Non seulement la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais elles se portent un mutuel secours, puisque la droite raison démontre les fondements de la foi et, éclairée de sa lumière, cultive la science des choses divines, tandis que la foi délivre et garantit d’erreurs la raison, et la fournit de connaissances multiples. C’est pourquoi, bien loin que l’Église s’oppose à la culture des arts et des sciences humaines, elle l’aide et l’encourage de plusieurs manières. Car elle n’ignore ni ne dédaigne les avantages qui en découlent pour la vie des hommes ; elle reconnaît même que, ainsi qu’elles sont venues de Dieu, le Seigneur des sciences, elles conduisent pareillement, étant convenablement traitées, à Dieu, avec le secours de sa grâce. Elle ne défend certes pas que ces sciences, chacune dans son domaine, se servent de leurs propres principes et de leur propre méthode ; mais, en reconnaissant cette liberté légitime, elle veille soigneusement à ce qu’elles ne se chargent pas d’erreurs, en s’opposant à la doctrine divine ou bien qu’elles n’accaparent, en dépassant leurs propres limites, et ne bouleversent les choses de la foi 146.

Ayant traité du régime intellectuel de l’Église catholique au chapitre précédent, l’apologète tente maintenant de distinguer clairement les principes de son application, pour éviter que « la recommandation morale et disciplinaire, annexée à la Constitution147, n’annule le paragraphe en question en mettant à nouveau la science sous une tutelle que celle-ci a depuis longtemps rejetée. » Le commentaire critique du texte met ensuite plusieurs points en valeur. Loisy s’était déjà expliqué, dans les

143. DH, no 3016, cité intégralement dans Essais, chap. IX, p. 384. 144. DH, no 3015 ; cf. cependant supra, note 138. 145. DH, nos 3017 et 3018. 146. DH, no 3019, cité dans Essais, chap. IX, p. 388 sq.. 147. DH, no 3045, cité dans Essais, chap.  IX, p. 389 : « Comme il ne suffit pas d’éviter la perversité hérétique, si l’on ne fuit encore soigneusement les erreurs qui s’en approchent plus ou moins, nous rappelons à tous le devoir d’observer aussi les constitutions et les décrets par lesquels ces opinions mauvaises, qui ne sont pas énumérées en détail, ont été proscrites et défendues par le Saint Siège ».

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy deux premiers chapitres des Essais, sur l’ambiguïté possible de la « démonstration des fondements de la foi » par la raison148 et sur une façon minimaliste de considérer la « science des choses divines » comme « un simple classement méthodique des vérités révélées » ou comme « l’adaptation d’une terminologie savante aux notions contenues dans le dépôt de la révélation »149. Sur ces points qui concernent la place de la raison en théologie, il retient un élément négatif, à savoir que la raison humaine n’est pas à considérer comme la source première et l’arbitre des vérités religieuses qui sont l’objet de la théologie, et un élément positif, à savoir que la raison donne à ces vérités une forme intellectuelle, didactique, savante150.

Il prête ensuite toute son attention au mouvement inverse du texte quand celuici affirme que « la foi fournit à la raison des connaissances multiples ». C’est sans doute le point névralgique sur lequel Loisy s’éloigne le plus des présupposés métaphysiques des principaux rédacteurs de Dei Filius, présupposés qu’on a identifiés plus tard avec le texte conciliaire lui-même. Celui-ci ne connaît en effet ni le processus d’interprétation complexe qui, à partir de l’élément intellectuel de la révélation, n’a cessé de produire des formules dogmatiques comme jonction critique d’une tradition ancienne et de la science du temps présent, ni la mutation des sciences modernes qui refusent l’hypothèse d’une doctrine philosophique immuable pour se contenter d’une réserve agnostique par rapport au fond des choses : L’agnosticisme de la science est, en pareille matière, un progrès sur le dogmatisme ancien, et il se prête infiniment mieux, sinon à l’explication rationnelle qu’il ne faut pas chercher, du moins à l’aveu raisonnable du mystère ; il aide à placer le mystère où il est véritablement, dans les choses et non dans les idées ou les formules151.

À vouloir imposer, au nom de la foi, à la science d’aujourd’hui une doctrine philosophique immuable que la révélation ne contient pas, « l’on rétrécirait maladroitement toute la théorie de la révélation qui résulte de la constitution vaticane, on la fausserait même si l’on réduisait à ces proportions le secours que la foi apporte à la raison »152. L’enjeu ultime est donc l’interprétation loisyste de la théorie de la révélation de Vatican I à laquelle nous reviendrons ultérieurement153 puisque, dans

148. Cf. le point 2 de notre analyse. 149. Essais, chap.  IX, p.  390. Cette interprétation de la conception conciliaire de la théologie minimise la portée du paragraphe 2 du chap. 4 de Dei Filius sur les possibilités et les limites de la théologie (DH, no 3016), pourtant cité intégralement par Loisy : « Il est vrai que la raison éclairée par la foi, quand elle cherche avec soin, piété et modération, acquiert avec le secours de Dieu une certaine intelligence des mystères qui est très utile, tant par l’analogie des choses qu’elle connaît naturellement, que par le lien des mystères mêmes entre eux et avec la fin dernière de l’homme » (Essais, chap. IX, p. 384 ; la suite du paragraphe est citée plus haut, note 140) Or, ici le concile donne comme objectif à la théologie d’unifier l’ensemble organique des articles de la foi à partir d’un principe que l’inspirateur du paragraphe, Mgr Gasser, désigne comme « la fin ultime de Dieu qui se révèle et la fin ultime de l’homme » ; conception « organique » ou « systématique » influencée par l’école catholique de Tübingen (J. S. Drey) et par M.-J. Scheeben. 150. Essais, chap. IX, p. 390 (nous soulignons). 151. Essais, chap. IX, p. 392 ; cf. aussi supra, p. 602, en particulier note 90. 152. Essais, chap. IX, p. 391. 153. Voir infra, p. 623 sq., 629 sq., et 363-365.

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Christoph Theobald ses Essais154, elle ne s’appuie pas sur un commentaire du texte romain. Quant « au secours que la foi apporte à la raison » dans le cadre de la théorie de la révélation, Loisy le déplace du plan notionnel au niveau expérimental : La religion, la révélation, la vraie théologie, et par là nous entendons celle qui se fonde sur l’observation psychologique et historique, apportent à la science profane, à la connaissance purement rationnelle et extérieure de l’univers un contingent précieux d’expériences d’un autre ordre, qui lui donnent une conscience plus nette de ses propres frontières, qui la moralisent pour ainsi dire et la sauvent pour l’éternité en lui montrant la face idéale et divinement réelle, le caractère mystérieux et intimement vivant, le sens religieux et transcendant des choses155.

S’appuyant sur son interprétation de la théorie conciliaire de la révélation, l’ensemble du commentaire du quatrième chapitre de Dei Filius par Loisy aboutit en définitive à une épistémologie des sciences, religieuses en particulier, et de la théologie qui, loin du rationalisme ambiant, mise sur leur capacité d’autolimitation et milite pour leur collaboration parce que « distinction n’implique pas séparation » et parce que « l’homme est un, bien que son activité soit multiple »156. Le « concordat » qui en découle et dont Loisy propose les règles formelles peut être considéré comme une tentative de « réécriture » du quatrième chapitre de la constitution conciliaire, dans les conditions d’une vision historique du monde. Sur cet arrière-fond, il faudrait analyser le chapitre XI des Essais, sur la religion et la vie, qui donne à ce concordat une forme concrète en traitant du rôle social et politique de l’Église. 5. Le dernier paragraphe du quatrième chapitre de Dei Filius sur l’interprétation infaillible du « dépôt de la foi »157 par l’Église est le seul à être abordé dans la deuxième partie des Essais ; étant en quelque sorte le sceau posé par les Pères sur la première constitution du concile, il fait le lien avec la seconde, Pastor aeternus, sur l’Église. Dans le chapitre VI sur l’Église et le dogme chrétien, Loisy cite et commente un extrait de ce passage, y ajoutant immédiatement le canon correspondant : Il faut garder perpétuellement, dit le dernier concile œcuménique, le sens des dogmes sacrés que la sainte mère Église a une fois déclaré et jamais on ne doit s’écarter de ce sens sous l’apparence et le prétexte d’une intelligence plus haute […] Si quelqu’un dit qu’il peut arriver que l’on attribue un jour aux dogmes proposés par l’Église, à raison des progrès de la science, un sens autre que celui que l’Église a compris et comprend, qu’il soit anathème 158.

Conformément à la pointe historique du chapitre VI des Essais qui analyse d’abord les trois phases du dogme catholique –  dogme trinitaire et christologique, dogme de la grâce et dogme ecclésiastique –, qui montre ensuite la nécessité interne de ce développement et en défend pour finir la légitimité et la vérité, le paragraphe conciliaire est situé par Loisy dans un contexte où l’Église n’a pas encore pris conscience de son historicité :

154. Cf. Essais, chap. II, p. 95-106 et notre résumé, p. 603, en particulier note 97. 155. Essais, chap. IX, p. 392. 156. Essais, chap. IX, p. 397. 157. DH, no 3020. 158. DH, nos 3020 et 3043, cités dans Essais, chap. VI, p. 267 ; Loisy omet le début de DH, no 3020.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Ce que Vincent de Lérins [cité dans le dernier paragraphe de Dei Filius], les théologiens modernes et le concile du Vatican disent du développement dogmatique s’applique en réalité à la phase proprement intellectuelle de tout développement, non aux phases primordiales et à l’éclosion même des dogmes, ou bien figure sous une formule abstraite, tout un travail dont cette formule n’est pas l’expression historique.

D’où le travail doctrinal qui, d’après Loisy, s’impose désormais à l’Église : C’est la notion même du développement qui a besoin d’être maintenant l’objet du développement dogmatique et il ne s’agit pas de la créer a priori, mais de se représenter plus exactement ce qu’a été le développement chrétien159.

C’est précisément ce que, dès le premier chapitre, l’apologète se propose de faire avec l’aide du cardinal Newman. Situé dans ce contexte, le dernier paragraphe de la première constitution stipule certes que « l’Église […] ne s’attribue pas le droit d’altérer le sens de ses énoncés dogmatiques en substituant à ce sens primitif un autre sens qui serait supposé plus vrai ». Mais Loisy ajoute immédiatement qu’elle « se réserve le droit d’interpréter elle-même ses formules dogmatiques, ce qui serait superflu si les formules qu’elle établit devaient être suffisantes pour tous les hommes dans tous les temps » ; et il fait valoir – comme « une remarque banale » – sa propre conception de la relativité historique de tous les symboles et de toutes les définitions dogmatiques, non sans rappeler au passage qu’il n’y a point d’accroissement sans déchet : Un changement considérable et surtout un changement radical dans cet état de la science déterminera nécessairement de nouveaux rapports entre la foi religieuse et la conception scientifique du monde, et l’ancienne formule conçue dans une autre atmosphère intellectuelle, sans être frappée de nullité, ne se trouvera plus dire tout ce qu’il faudrait ou le dire comme il conviendrait. Il pourra être nécessaire de distinguer entre le sens matériel de la formule, déterminé par les idées reçues dans l’antiquité, et son sens proprement religieux et chrétien, l’idée fondamentale qui peut se concilier avec d’autres vues sur la constitution du monde et la nature des choses160.

6. C’est dans la même partie historique du livre inédit que Loisy aborde la constitution sur l’Église, Pastor aeternus, et en particulier le quatrième chapitre sur le magistère infaillible du pontife romain. Dans le chapitre V des Essais sur l’Évangile et l’Église, il retrace l’histoire de l’ecclésiologie et de la papauté jusqu’au concile Vatican  I et résume, de manière précise, les circonstances et les enjeux du débat sur l’infaillibilité : « La définition fut donc rédigée et promulguée avec certains correctifs dont la majorité infaillibiliste ne s’était pas avisée d’abord »161 ;

159. Essais, chap. VI, p. 264. 160. Essais, chap. VI, p. 267. 161. Essais, chap.  V, p.  210. Voici comment Loisy décrit la structure ecclésiale, telle qu’elle se présente depuis Vatican I : « Quoi qu’il en soit des titres et des formules, toute l’autorité doctrinale, administrative et liturgique est centralisée à Rome, et dans la personne du Pape. Le rôle des évêques se borne en fait, comme celui de préfets ecclésiastiques, à faire observer ponctuellement dans leur diocèse toutes les décisions romaines. Ce n’est pas que leur ministère chrétien, la mesure de leur influence réelle sur les âmes en soit diminuée, ni qu’un évêque ne puisse encore maintenant comme toujours, exercer une action personnelle dans l’Église par ses talents, ses écrits, la considération

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Christoph Theobald il justifie ensuite ce développement et montre en quel sens il peut être considéré, d’un point de vue historique, comme étant fidèle aux origines : On sait en quel sens l’Église existait près de Jésus, établie par lui. Pour qu’il soit réellement le fondateur de l’Église catholique il n’est pas nécessaire qu’il ait eu présente à l’esprit et qu’il ait d’avance prédit à ses apôtres toute la carrière que l’Église devait remplir après lui et qui maintenant encore est loin d’être terminée ; il suffit qu’il ait confié l’Évangile à la société de ses disciples, pour le faire valoir jusqu’à la fin des temps. Pour que saint Pierre ait été réellement le premier chef de l’Église, il n’est pas nécessaire qu’il ait eu formellement en pensée la théorie de l’Église que renferment les décrets du concile du Vatican et que développent les encycliques du Pape Léon XIII, ni qu’il ait eu la conscience claire d’être le modérateur suprême d’une telle Église ; il suffit qu’il ait eu, de par la désignation et la volonté de Jésus, la part principale dans l’œuvre de la prédication apostolique, qu’il en ait été comme le centre et l’arbitre162.

Tandis que Pastor aeternus se contente de quelques citations bibliques et fournit un long « argument de tradition » – concession faite à la minorité conciliaire163 –, Loisy propose un véritable argument historique qui inclut les origines chrétiennes. Dans la première et la dernière partie du chapitre VI des Essais, sur l’Église et le dogme chrétien, la question de l’infaillibilité revient sur le devant de la scène. Tout en défendant la définition qui « s’est dégagée en quelque sorte de la réalité », Loisy pressent que « l’avenir fera sans doute sur la véritable nature de l’autorité ecclésiastique des remarques qui ne manqueront pas de réagir sur le mode et les conditions de son exercice » ; et, prenant pour exemple la distinction souhaitable entre le pouvoir temporel du pape et son pouvoir spirituel ou encore le débat sur « une interprétation plus stricte ou plus large » de la définition conciliaire, il annonce déjà ces futurs développements « sur les anomalies que présente l’exercice de l’autorité enseignante dans l’Église »164. Ce n’est qu’à la fin du chapitre qu’il légitime l’infaillibilité en fonction de sa conception de l’histoire doctrinale de l’Église et de la nécessaire correspondance entre le langage de l’Église et la vision du monde d’une époque donnée : Pour que ce travail intense de la pensée religieuse qui correspond au mouvement de la vie dans l’Église, puisse être poursuivi régulièrement et sans péril, l’infaillibilité de l’Église est une condition naturelle et indispensable au lieu d’être un obstacle permanent. Il est certain aussi que la forme doctrinale de la religion est relative, et il n’est pas moins certain que cette forme relative est nécessaire, que les transformations perpétuelles de cette forme relative sont à la foi la condition et l’écueil de sa conservation parmi les hommes. Une Église infaillible peut seule maintenir

publique dont il jouit, mais son initiative proprement épiscopale est évidemment réduite. L’histoire du développement hiérarchique dans l’Église catholique ramène donc à l’histoire du pontificat romain. Mais ce développement ne peut aller plus loin dans la direction qu’il a suivie jusqu’à nos jours. Les transformations qui ne peuvent manquer de s’y produire ultérieurement n’atteindront que le mode d’action et non la constitution réelle ou théorique de la primauté » (cf. ibid., p. 611). 162. Essais, chap. V, p. 226. 163. Pour davantage de précisions historiques cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p. 315-344, en particulier p. 326 sq. 164. Essais, chap. VI, p. 252.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy l’équilibre entre la tradition qui sauvegarde l’héritage de la vérité acquise et l’effort permanent inévitable, utile en soi, de la raison humaine pour adapter la vérité ancienne aux états nouveaux de la pensée philosophique165.

Aussi surprenant que cela puisse être, Loisy n’a aucune difficulté à défendre une infaillibilité de l’Église et du Pontife romain, débarrassée du malentendu de l’immobilisme, comme condition même de l’historicité bien comprise de la tradition chrétienne. * Que résulte-t-il de cette analyse détaillée de la matrice conciliaire des Essais ? L’extrême importance des deux textes conciliaires pour profiler et comprendre l’apologétique de Loisy ne peut être niée, ni sa volonté de les honorer en leur totalité soupçonnée d’être un acte politique ou de manquer d’honnêteté. Aucune difficulté n’est en effet passée sous silence, les accords sont notés et, quand il y a des distances à prendre, elles sont marquées nettement et soumises à débat. Le principe de lecture est clairement d’ordre historique : ici et là, le contexte est présenté ; mais l’effort principal est consacré à repérer ce qu’on pourrait appeler « l’inconscient historique » du texte conciliaire pour l’en dégager et lui donner ainsi une nouvelle autorité. C’est le sens de la mise en valeur des trois « postulats théologique, messianique et ecclésiastique » et du projet d’en proposer une traduction sur la base d’une exégèse critique, unifiée par la théorie newmanienne du développement que Loisy complète pour l’adapter à sa nouvelle fonction historique. Pour ce qui est des autres points, ils découlent de ce principe de lecture du texte conciliaire. Et d’abord la prise de distance nette par rapport à la forme des preuves apparemment supposée par Dei Filius, ainsi que la proposition de fonder, avec Newman, la certitude de la foi sur une accumulation de probabilités, celles-ci étant davantage adaptées à la liberté de la foi et à l’histoire (point 2). Pour ce qui est de l’interprétation ecclésiale des Écritures et des dogmes (points 4 et 5), Loisy l’accepte sans réserve mais la distingue nettement de leur relecture critique et historique. Sans doute est-ce l’épistémologie des sciences religieuses et de la théologie (point 4), sous-jacente aux deux premières parties des Essais et explicitée dans la troisième, qui introduit l’écart le plus significatif par rapport au texte de Dei Filius ; en particulier par rapport à son quatrième chapitre dont elle reproduit la forme métaréflexive et juridique (« concordat »), tout en éliminant le présupposé plus ou moins conscient d’une doctrine philosophique immobile comme véhicule nécessaire de la révélation. L’effort de Loisy consiste à distinguer, d’un côté, les malentendus qui se produisent en raison d’une application étroite des normes du quatrième chapitre de Dei Filius – au sein de ce qu’il appelle le régime intellectuel de l’Église catholique – et, de l’autre, les principes mêmes d’une épistémologie à renouveler dans les conditions intellectuelles et spirituelles de la modernité, principes qui appellent d’eux-mêmes un exercice mesuré de l’infaillibilité ecclésiale et pontificale (point 6). À l’arrière-plan de ces points se profile un débat plus fondamental sur la relation entre la nature et le surnaturel dont Loisy discute le versant épistémologique (point 3), s’inscrivant d’ailleurs dans un courant plus ou moins proche du traditionalisme modéré. Quant au rapport même entre création, révélation surnaturelle et destinée surnaturelle du genre humain, il en traite bien sûr de manière

165. Essais, chap. VI, p. 271.

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Christoph Theobald détaillée en s’opposant à la conception « vulgaire » de la révélation qui comprend celle-ci comme ensemble de « propositions doctrinales nettement déterminées par Dieu »166 ou « comme introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans un cerveau humain »167. Mais il le fait sans se référer directement au texte du concile ; nous y reviendrons donc ultérieurement. Comment évaluer cette interprétation à la fois respectueuse et critique de Vatican  I sans faire intervenir prématurément des jugements ultérieurs liés à l’éclatement de la « crise moderniste », sinon en la situant sur l’échiquier des lectures majeures du dernier quart du XIXe siècle ? 2. Le concile Vatican I : enjeux d’interprétation Les enjeux d’interprétation des deux constitutions du concile Vatican I paraissent avec une plus grande netteté quand on perçoit leur statut de « textes de compromis ». Indéniablement, ils ont une forme « systématique » et révèlent, à ce titre, la haute conscience méthodologique de leurs principaux rédacteurs qui ont défendu, envers et contre tout, l’objet formel des documents : l’opposition du « magistère extraordinaire »168 aux « erreurs des Temps modernes », relues et connectées selon un lien généalogique, sorte d’envers négatif du « lien qui relie les mystères de la foi entre eux et avec la fin dernière de l’homme »169. Cette corrélation entre « défense de la vérité catholique » et « réprobation des doctrines dangereuses » (Prologue du Dei Filius) est essentielle, et d’abord pour comprendre le statut des textes qui ne prétendent nullement proposer la totalité de la foi catholique (ce qui est la fonction du « magistère ordinaire et universel » de l’Église) ; d’où le caractère formel et juridique de leurs affirmations et, plus globalement, du concept restreint de « dogme », discuté depuis le XVIIIe siècle (Philippe Néri Chrisman) et consacré par le concile170. Mais l’opposition au rationalisme et au traditionalisme permet aussi de saisir pourquoi le concile traite de l’ouverture de la raison à « Dieu principe et fin de toutes choses » et de l’identité de la révélation dans le cadre abstrait d’une question de droit, le simple retrait dans le domaine de la foi ou l’appel à la tradition ne pouvant pas contrer le rationalisme des Lumières ni sa réception par certains théologiens semi-rationalistes (Anton Günther et Jakob Frohschammer) qui revendiquent précisément comme un droit l’autonomie de la raison par rapport à toute autorité. Un certain nombre de Pères conciliaires cependant, attachés à un traditionalisme modéré, se situent dans une perspective plus augustinienne : ils préfèrent considérer l’homme tel qu’il existe concrètement, refusant qu’il soit isolé de ce qui le constitue, comme son éducation par la famille et la société qui lui ouvrent l’accès effectif aux vérités morales et religieuses nécessaires à son humanité ; ils saluent aussi l’adoption de la « méthode de la providence »171, introduite par le

166. Essais, chap. II, p. 97 et 106. 167. Essais, chap. II, p. 100. 168. Dei Filius, chap. 3, DH, no 3011. 169. Dei Filius, chap. 4, DH, no 3016 ; cf. aussi supra note 140. 170. Pour davantage de précisions, cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p.  244  sqq., p. 259 sqq. 171. La meilleure présentation de cette « méthode de la providence » reste celle de Maurice Blondel dans F.  M ALLET (M.  Blondel), « L’œuvre du Cardinal Dechamps et la méthode de l’apologétique »,

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy cardinal Dechamps, qui consiste à contempler les effets de la Providence dans l’histoire de l’Église et surtout dans son existence actuelle (via empirica). Dans Dei Filius, ces deux orientations juridique et « historique » n’ont jamais pu être ajustées ; et le débat sur le quatrième chapitre de Pastor Aeternus ranime le conflit entre ceux qui défendent l’exemption absolue du Souverain Pontife et ceux qui veulent intégrer, dans la définition juridique de l’infaillibilité pontificale, l’utilisation des « moyens humains » comme condition de son exercice172, discussion âpre arbitrée, une fois encore, par les modérés. À regarder de plus près ces zones de tension, on peut les réduire à trois. Un premier ensemble de questions disputées porte sur le rapport organique entre l’Écriture, la tradition et le magistère ecclésial en lien avec la distinction plus ou moins nette entre la révélation et sa forme dogmatique173. Un deuxième complexe de questions se dégage autour de la capacité et de la place de la raison par rapport à la révélation et dans « la démonstration des fondements de la foi »174. Sur cette base, la question épistémologique des rapports entre foi et raison et plus largement l’encyclopédie des sciences religieuses et de la théologie fournissent un troisième terrain de débat et d’affrontement175. Notons encore que les rédacteurs principaux des deux constitutions conciliaires appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les travaux de Heribert Schauf176, « l’école romaine ». Walter Kasper a fortement contribué à nuancer le jugement sur ces théologiens dont il met en valeur l’originalité 177. Il ne montre pas seulement l’influence de Johann Adam Möhler sur eux, affinant le jeu d’opposition entre « théologiens allemands » et « théologiens romains » ; il précise aussi les rapports entre la théologie du Collège romain de la Compagnie et la néo-scolastique naissante : rapportée en ses origines au premier recteur, le P. Taparelli d’Azeglio et à la rédaction de la Civiltà cattolica, elle ne gagna que très lentement du terrain ; ni Giovanni Perrone, ni Carlo Passaglia et Clemens Schrader, ni Johannes Baptist Franzelin ne sont uniquement influencés par elle178. Ce n’est qu’à partir de 1879 que le vent tourne quand Léon XIII, disciple de Luigi Taparelli, choisit lui-même

APhC  151 (1905), p.  68-91 ; id., « Les controverses sur la méthode apologétique du Cardinal Dechamps », APhC 151 (1906), p. 449-472, p. 625-646 ; id., « L’œuvre du Cardinal Dechamps et les progrès récents de l’apologétique », APhC 153 (1907), p. 561-591. 172. Cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p. 328-332. 173. Cette première zone de tensions concerne la doctrine des principes dogmatiques (De locis theologicis) ; cf. supra, note 117. 174. Cette deuxième zone de tensions concerne l’apologétique (De vera religione) ; cf. supra, note 117. 175. Cette troisième zone de tensions concerne à nouveau la doctrine des principes dogmatiques (De locis theologicis) mais constitue, à partir de J.  S.  Drey, un ensemble autonome traité dans l’encyclopédie théologique. 176. H.  SCHAUF, Carl Passaglia und Clemens Schrader. Beitrag zur Theologiegeschichte des 19. Jahrhunderts, Rome 1938 ; cf. cependant la lettre de Loisy à von Hügel du 15 janvier 1898 qui rapporte une remarque du cardinal Parocchi sur « l’école romaine qui doit donner le ton à l’univers » (Mémoires, I, p. 488). 177. W. K ASPER, Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule (Giovanni Perrone, Carlo Passaglia, Clemens Schrader), Herder, Fribourg 1962. 178. Kasper repère non seulement des influences allemandes mais aussi un retour à la tradition positive d’un Denis Petau ; ce n’est que chez Franzelin (1816-1886) que l’élément spéculatif gagne du terrain.

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Christoph Theobald pour les principaux collèges romains des professeurs franchement thomistes, les Pères Giovanni Maria Cornoldi et Camillo Mazzella 179 et, plus tard, Santo Schiffini et Louis Billot180. C’est plutôt dans cette nouvelle constellation que s’articulent les réactions de Loisy. Nous profilerons d’abord la position de Loisy dans son opposition à « l’école romaine » d’après 1879, avant de la situer par rapport à la « nébuleuse » du traditionalisme modéré. a. Aux prises avec les ténors de « l’école romaine » Sur le premier terrain de débat identifié à l’instant, deux points déterminent la position de l’école romaine : le concept de révélation et le rapport entre le « dépôt de la foi » et son interprétation ecclésiale. q Critique de la « conception traditionnelle et vulgaire » de la révélation 1. Pour ce qui est d’abord de la conception de la révélation et de la foi surnaturelles, deux aspects sont à retenir qui relèvent d’une sorte d’évidence jamais réellement discutée : leur objet formel, à savoir l’autorité et la vérité divines affirmées en opposition directe au rationalisme, et leur contenu matériel, à savoir les « vérités communiquées de manière déterminée par Dieu, au point d’être achevées dans des formules doctrinales, au sens pleinement dogmatique du terme »181. Dès les travaux de Giovanni Perrone (1794-1876), ce concept positiviste et intellectualiste est acquis : dans une attitude contre-révolutionnaire, on met en avant l’autorité de Dieu comme rempart face au relativisme, non sans la protéger contre tout soupçon d’arbitraire en l’enracinant dans la véracité divine. Chez Franzelin (1816-1886), cette conception s’est complexifiée, dans la mesure où la révélation consiste non seulement dans la Parole per se, mais aussi dans l’agir de Dieu, à savoir dans « les choses ou les faits divins », y compris l’Église, qui exercent simultanément la fonction de motifs de crédibilité, attestant au fidèle que la parole est vraiment Parole de Dieu182. Mais puisque ces circonstances historiques de l’agir concret de Dieu sont de l’ordre de « choses révélées per accidens », le concept même de révélation se détermine en dernière instance à partir « des vérités à croire dont la connaissance est nécessaire pour que l’homme puisse accéder à sa destinée surnaturelle »183. Ce concept intellectualiste est si déterminant qu’on le retrouve quand Franzelin traite de l’inspiration des Écritures 184. Avec toute la théologie romaine

179. Depuis la réorganisation de la Curie romaine, en 1892, le secrétaire d’État, le cardinal Rampolla, s’appuie sur le cardinal jésuite Mazzella et son confrère, le P. Salvatore Brandi, depuis 1991 rédacteur de la Civiltà ; cf. C. WEBER, Quellen und Studien zur Kurie und zur Vatikanischen Politik unter Leo XIII (“Bibliothek des deutschen historischen Instituts in Rom” 45), Tübingen, 1973, p. 129 sqq. Dans le chap.  IX des Essais, p. 393, Loisy met le cardinal Mazzella et A. Réville dans la même catégorie du rationalisme vulgaire. 180. Cf. ibid., p. 10 et p. 15 sqq. et E. HOCEDEZ, Histoire de la théologie au 19e siècle, III : Le règne de Léon XIII, DDB, Bruxelles 1947, p. 47 sqq. 181. I. P ERRONE, Il protestantismo et la regola di fede, I, Rome 1853, 4 (3) et Praelectiones theologiquae quas in Coll. Rom. S.I. habebat, I, 23e édition, Ratisbonne 1854, p. 161 sq., note 11. 182. Cf. J. B. FRANZELIN, Tractatus de divina Traditione et Scriptura, 3e éd., Rome 1882, Appendice, chap. IV, p. 671 et p. 681. 183. Cf. ibid., thèse 19, 228, thèse 21, 262, et thèse 23, 279. 184. Cf. la contribution de François Laplanche, p.  530 sq., qui s’appuie sur F.  BERETTA, « De l’inerrance absolue à la vérité salvifique de l’Écriture. Providentissimus Deus entre Vatican  I et

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy et le concile Vatican I, il l’aborde à partir de son objet formel, l’autorité (auctoritas) même de Dieu ; mais il comprend cette autorité comme celle d’un auteur littéraire dont les pensées, à savoir les « choses et assertions » contenues dans les Écritures « en toutes leurs parties », sont vraies, tandis que les « signes ou mots » qui les expriment –  leur objet matériel  – relèvent du choix des hagiographes, instruments et non pas auteurs, dont l’inspiration garantit infailliblement que leur langage concorde absolument avec les pensées de Dieu 185. À la suite d’un certain nombre d’interventions de la minorité conciliaire, Vatican I n’a pas voulu entériner cette opinion théologique de Franzelin et ne s’est donc prononcé ni sur le sens du concept d’auteur divin ni sur l’étendue de l’inspiration, confirmant simplement, selon les dires même de Franzelin, les décrets de Florence et de Trente qui parlent des « livres de l’Ancien et du Nouveau Testament dans leur intégrité, avec toutes leurs parties » 186 en référence à la canonicité des Écritures et non pas à l’étendue de leur inspiration. Or, il semble que le cardinal Mazzella, qui suit l’opinion de Franzelin sur l’auteur littéraire des Écritures et sur l’étendue de leur inspiration – au point de parler « des choses et des assertions que Dieu a voulu faire écrire » 187 –, l’a introduite dans l’encyclique Providentissimus Deus de Léon XIII 188, s’opposant ainsi aux positions des « écoles moyenne et large » de Mgr d’Hulst dans son célèbre article sur la question biblique 189. Retenu par Vatican I dans ses limites formelles et juridiques, le concept autoritaire et intellectualiste de la révélation devient dès lors une arme redoutable contre l’exégèse critique. Loisy ne retourne pas simplement à la conception formelle ou juridique de la révélation de Vatican I, basée sur les concepts d’autorité et de véracité divines, mais interroge plus fondamentalement celle-ci à partir de son point de vue historique. Tout en maintenant l’aspect intellectuel et gnoséologique de la révélation 190, mais sans du tout faire intervenir ni l’autorité 191 ni la véracité divines, il s’interroge en historien sur la manière dont elle s’est concrètement produite. L’élément juridique n’est nullement absent de sa pensée, comme nous l’avons vu 192 ; mais il n’est plus fondé sur la révélation. Et s’il refuse bien évidemment l’amalgame entre

Vatican II », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 46 (1999/3), p. 461-501 ; cf. aussi G. COURTADE, « J. B. Fanzelin. Les formules que le magistère de l’Église lui a empruntées », RSR 40 (1952/1et 2), p. 317-325. 185. Cf. Tractatus de divina Traditione et Scriptura, p. 329-359 (De divinis scripturis, thèse 2 et 3). 186. DH, no 3006. 187. D. M AZZELLA, De virtutibus infusis. Praelectiones scholastico-dogmaticae, 3e éd., Rome 1884, p. 526. 188. DH 3291-3293. 189. Cf. la contribution de François Laplanche, p. 533 sq.. 190. Cf. supra, p. 602 sqq. et note 98. 191. Le concept d’« autorité de Dieu » n’intervient qu’une seule fois dans les Essais, chap. X, p. 417, quand Loisy traite de la liberté de la conscience et de la foi et les exempte de tout pouvoir exercé sur elles du dehors : « L’autorité de Dieu est la seule qui existe pour la conscience et pour la foi. Le ministère ecclésiastique, la hiérarchie, le dogme ne s’interposent pas entre la foi individuelle et Dieu comme des écrans, mais comme des verres de télescope ; ce n’est pas eux qu’on regarde, mais on doit voir Dieu au travers ; ils doivent montrer Dieu. Ils sont un instrument, d’ailleurs imparfait, mais non imperfectible et le seul régulièrement institué suffisamment organisé pour le salut des hommes ». 192. Cf. supra, p. 604 (en particulier note 101) et p. 614-616.

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Christoph Theobald l’auteur de tel ou tel livre biblique et Dieu comme « auteur littéraire » 193, c’est qu’il tente d’expliquer, au sein d’un tout autre paradigme, la genèse historique de la révélation chez Jésus de Nazareth et de la tradition substantiellement inaugurée par lui, jusqu'à ce qu'elle devienne Écriture. On comprend donc qu’il ne peut qualifier la définition de l’école romaine, voire celle de Vatican  I, que comme « conception populaire et traditionnelle », ou « vulgaire ». 2. La même approche historique et un même jugement interviennent aussi à propos du rapport entre la révélation comme « dépôt de la foi » et son interprétation ecclésiale. Mais sur ce point il est moins aisé de situer la position de Loisy puisqu’il partage avec l’école romaine et l’école catholique de Tübingen l’insistance antiprotestante sur le principe de la tradition vivante. Depuis Perrone, l’école romaine n’a cessé en effet de faire valoir le lien organique entre la révélation et la tradition, celle-ci étant la manifestation vivante de l’Évangile dans l’Église194 ; et pour Franzelin, l’Église de tous les siècles et de tous les lieux est, avec toute son histoire, le grand commentaire réel et la confirmation du véritable sens que nous catholiques croyons et démontrons comme exprimé dans les paroles du Christ et des apôtres195.

Loisy lui-même n’est pas loin des formules du théologien jésuite quand, dans le chapitre I de ses Essais, il montre que la vérité du postulat ecclésiastique « consiste en ce que l’Évangile n’a jamais cessé de se réaliser dans l’Église et ne s’est jamais réalisé qu’imparfaitement en dehors d’elle »196. Progressivement et, au moins partiellement, sous l’influence de J. A. Möhler197, s’est introduite dans cette conception de la tradition vivante la différence essentielle entre la révélation et son interprétation dans et par l’Église. Franzelin la défend au moment du concile, notamment dans le débat sur l’inspiration198. Le sens ultime de la définition formelle et juridique de celle-ci, fondée sur l’autorité de Dieu, est précisément de rendre l’Écriture indépendante par rapport au jugement de l’Église qui, en reconnaissant son inspiration, s’y soumet ; ce qui correspond à la distinction entre le temps constitutif de la révélation et la tradition ultérieure, voire entre l’inspiration des Écritures, intimement reliée à la révélation, et l’assistance promise à l’Église quand elle l’interprète. Cette distinction se trouve aussi dans le dernier paragraphe de Dei Filius : La doctrine de la foi que Dieu a révélée n’a pas été proposée à l’esprit des hommes comme une découverte philosophique mais comme un dépôt divin, confié (traditum) à l’Église du Christ pour qu’elle le garde fidèlement et le déclare infailliblement199.

193. Cf. Mémoires I, p. 306. 194. I. P ERRONE, Il protestantismo et la regola di fede, III, chap. 1, art. 2, 40 sq. 195. J. B. FRANZELIN, Tractatus de divina Traditione et Scriptura, thèse 11, 97. 196. Essais, chap. I, p. 57. 197. C’est la thèse défendue par Walter Kasper dans Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule (Giovanni Perrone, Carlo Passaglia, Clemens Schrader). 198. Cf. l’intervention de Franzelin devant la Députation de la foi, le 11 janvier 1870, dans Mansi 50, 317 C – 340 C. 199. DH, no 3200.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Loisy omet cette phrase introductive dans sa citation du paragraphe200 pour au moins deux raisons, nous semble-t-il. En historien, il ne cesse de s’insurger contre l’idée d’immobilité et de souligner plutôt la créativité de l’Église dans le processus d’interprétation ; ce qui ressort avec force de sa dernière leçon d’Écriture à l’Institut catholique de Paris, publiée en novembre 1893 dans l’ultime numéro de l’Enseignement biblique : La Bible reste vraie, écrit-il, comme le croyaient les Pères, vraie à condition d’être interprétée. La Bible est vraie, mais l’Église est infaillible. Un livre si vrai qu’il soit, ne peut s’interpréter lui-même, se proportionner à l’état intellectuel, moral, social des temps pour lesquels il n’a pas été écrit. Voilà pourquoi le commentaire ecclésiastique a varié de caractère et de forme suivant les différentes époques. Il a besoin d’être toujours nouveau, tandis que la Bible a besoin de rester ce qu’elle est. […] Ce que le progrès de la science scripturaire paraît enlever au prestige de l’Écriture manifeste la nécessité du magistère ecclésiastique. La critique fait ainsi l’apologie de l’Église contre les sectes fondées sur l’autorité de la Bible seule 201.

Loisy avait déjà défendu cette position dans sa thèse de 1884 sur l’inspiration biblique, thèse qui s’appuie sur Irénée et Tertullien pour fonder « la notion catholique du magistère vivant que les imperfections mêmes de l’Écriture rendent indispensable »202. S’il ne met pas en valeur la soumission du magistère au dépôt de la foi et à l’Écriture, identifiée par l’école romaine à la Parole de Dieu écrite sous la dictée de l’Esprit Saint, c’est aussi parce qu’il passe sous silence l’aspect d’autorité divine dans le concept d’inspiration et de révélation203. C’est une deuxième raison qui permet de comprendre l’omission de la formule introductive du dernier paragraphe de Dei Filius204. Le concept de « complétude » de celle-ci disparaît sous le choc de l’histoire et avec lui disparaît aussi celui d’une « époque constitutive » ; ce qui ne signifie pas nécessairement la disparition de l’inspiration et de la vérité des Écritures mais la situe désormais dans la relation aux rédacteurs et lecteurs de leur époque de composition : Toutes les défectuosités qui nous frappent dans l’Écriture […] étaient pour la Bible une condition de succès, on pourrait dire une qualité indispensable. En ce sens, on peut dire que ces imperfections contribuaient à rendre la Bible vraie pour le temps où elle a paru […] Conçoit-on la révélation complète dès le début ? Elle eût été inintelligible. L’imagine-t-on compliquée d’une révélation scientifique dont nul ne se serait aperçu avant les temps modernes ? Elle eût été en partie inutile […]205.

Cette différence par rapport à Vatican I et à la position d’un Franzelin est de taille, et nous y reviendrons. Elle est d’autant plus compréhensible que la différence entre la révélation et son interprétation dans et par la tradition vivante de l’Église perd sa pertinence effective quand le théologien jésuite met le témoignage

200. Cf. supra, note 158. 201. A. LOISY, La question biblique et l’inspiration des Écritures, texte cité dans Mémoires, I, p. 263. 202. Mémoires, I, p.131. 203. Cf. supra, p. 623. 204. Cf. supra, note 199. 205. A. LOISY, La question biblique et l’inspiration des Écritures, texte cité dans Mémoires, I, p. 263.

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Christoph Theobald de cette tradition (consensus patrum) et la doctrine définie par l’Église (sensus ecclesiae) sur un même plan206. Le concile ne l’a pas suivi sur ce point, maintenant une relative indépendance de l’Écriture et de la tradition (testimonium) par rapport au jugement (judicium) et à la proposition de la foi (definitio et declaratio) par le magistère ecclésial. Cela ressort en particulier du fait que le « consensus des Pères » reste, dans la ligne de Trente, une norme purement négative pour le commentaire des Écritures – Loisy le note d’ailleurs207 –, laissant intacte la « profondeur » du sens de l’Écriture et de la tradition qui dépassent ce que le magistère en dégage comme doctrine ou dogme effectivement contenu en elles. Or, dans l’argument de tradition qui, dans l’encyclique Providentissimus Deus, est censé fonder le fait que Dieu est « auteur littéraire » des Écritures et que leur inspiration s’étend à toutes leurs parties, on revient à la manière de procéder de Franzelin en concordance avec sa conception magistérielle de la tradition 208. Probablement à l’instigation du cardinal Mazzella, ce qui est resté à Vatican I une opinion est désormais considéré comme « la foi ancienne et constante de l’Église » et comme interprétation authentique des conciles de Florence, de Trente et de Vatican I appuyée sur le « consensus unanime des Pères » au sens positif du terme, sans qu’on s’aperçoive que le rapport de la Bible aux sciences et à l’histoire est une question toute nouvelle209. Loisy s’oppose donc avec force à cette procédure anhistorique, faisant par ailleurs remarquer que le cardinal Franzelin lui-même avait avoué, dans une lettre à Mgr d’Hulst datée du 23 février 1883, que, selon les mots de Loisy, « les théologiens font le consentement des Pères en les interprétant rétrospectivement d’après les définitions de l’Église »210. Sur ce premier terrain de débat qui relève de la doctrine des principes dogmatiques (De locis theologicis), Loisy se trouve donc dans une opposition frontale aux tenants de l’école romaine des deux dernières décennies du XIXe siècle. L’enjeu principal est sa critique virulente de la conception autoritaire et intellectualiste du concept de révélation qui, quand l’école romaine est affrontée aux questions scientifiques et historiques, prend des allures franchement fondamentalistes. L’apologiste parisien souligne donc la créativité historique de l’Église et des théologiens, au point de mettre en question l’idée même de complétude de la révélation en ses débuts, tout en refusant cependant qu’on oublie la différence entre cette créativité et ce que l’historien peut dire des Écritures quand il les situe dans leur contexte d’origine. Est-ce une réédition des célèbres conflits entre la théologie romaine en son rapport aux témoignages de la tradition et la théologie germanique qui s’intéresse à l’historicité des témoins211 ? Nous le verrons par la suite. q Critique du « rationalisme vulgaire » Sur le deuxième terrain qui relève de l’apologétique (De vera religione), l’école romaine s’appuie sur la distinction, acquise au XVIIIe siècle, entre la foi comme adhésion au contenu de la révélation (son objet matériel), fondé sur l’autorité et la véracité de Dieu (son objet formel), et l’affirmation (au moins logiquement anté-

206. Mansi 50, 80 B-81 A. 207. Cf. supra, note 141. 208. Cf. Mansi 50, p. 79 sq. 209. Cf. supra, note 141. 210. Cf. Mémoires I, p. 86, note 1 et p. 177 sq. 211. Cf. W. K ASPER, Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule, p. 397.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy rieure) du fait de la révélation qui nécessite qu’on fasse valoir, à son sujet, des motifs de crédibilité. Luttant sur le double front du rationalisme et du traditionalisme (fidéisme), le concile Vatican  I établit, à partir de la révélation même, la possibilité et la nécessité théologiques d’une justification rationnelle de la foi, sans entrer dans un débat sur les types de démonstration, mais en maintenant un lien intrinsèque entre les « secours intérieurs du Saint-Esprit » et les « preuves extérieures »212. Or, dans son Votum préconciliaire213, Franzelin n’avait pas seulement négligé le « fait interne » mais s’était opposé aussi aux perspectives de l’école catholique de Tübingen, en particulier celle d’un Johann Evangelist Kuhn, qui situe les praeambula fidei et les motifs de crédibilité au sein même du cercle herméneutique entre la foi et son intelligence, la foi étant déjà supposée dans sa démonstration. Vingt ans plus tard, la position dominante214 est celle qu’on trouve dans les œuvres de Mazzella215 et de Billot216, qui poussent jusqu’au bout la distinction entre l’adhésion de la foi à la vérité révélée et la connaissance préalable de l’autorité divine et de la révélation. Jean-Vincent Bainvel vulgarisera cette position en 1898 en distinguant même la « foi de simple autorité » du disciple de la « foi scientifique » appuyée sur des motifs de crédibilité217. On trouve cette distinction déjà, au moins implicitement, dans l’encyclique Aeterni Patris (1879) sur la philosophie chrétienne qui, dans son analyse des quatre « usages bien réglés de la philosophie » transforme les preambula, à savoir la possibilité (Dei Filius) de la raison naturelle de prouver l’existence de Dieu et la crédibilité du fait évangélique, en démonstration effective qui, par exemple dans le cas de la philosophie païenne, précède la foi218 . Dans sa partie apologétique, l’encyclique Providentissimus adopte la même conception d’une démonstration préalable et rigoureuse des autorités de la foi, de Dieu, de l’Église et des livres inspirés : Il est un autre travail […], lit-on dans l’encyclique, qui est d’établir solidement l’autorité des Livres saints eux-mêmes. Ce résultat ne pourra être assuré dans sa plénitude et son universalité que par l’enseignement vivant et infaillible de l’Église ; c’est l’Église, en effet, qui « par elle-même, à cause de sa miraculeuse propagation, de son éminente sainteté, de son inépuisable fécondité en tous biens, de son unité,

212. DH, no 3009 ; cf. le rapport de Mgr Martin, dans Mansi 51, 313 D. Pour davantage de précisions, cf. C. THEOBALD, Histoire des dogmes, t. 4, p. 292-296 et p. 298-303. 213. Cf. H. J. POTTMEYER, Der Glaube vor dem Anspruch der Wissenschaft. Die Konstitution über den katholischen Glauben « Dei Filius » des ersten Vatikanischen Konzils und die unveröffentlichten Voten der vorbereitenden Kommission, Herder, Fribourg 1968, p. 256-260. 214. Cf. R. AUBERT, Le problème de l’acte de foi. Données traditionnelles et résultats des controverses récentes, E. Warny, Louvain 1945, p. 226-264. 215. C. M AZZELLA, De virtutibus infusis. Praelectiones scholastico-dogmaticae (1879), 3e éd., Rome 1884, p. 139-610 (traité de la foi). 216. L. BILLOT, De Ecclesia I, Rome 1898 ; De virtutibus infusis, Rome 1901. 217. J.-V. BAINVEL, La foi et l’acte de foi, Paris 1898. 218. Encyclique de N.T.S.P. Léon XIII sur la philosophie chrétienne Aeterni Patris, 4 août 1879, dans Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, vol. 1, Paris, Bayard, p. 46-49 ; cf. surtout ibid., p. 46 sq.  : « De là vient que certaines vérités, proposées d’ailleurs à notre foi par l’enseignement divin, ou qui se rattachent par des liens étroits à la doctrine de la foi, ont été reconnues, convenablement démontrées et défendues par les philosophes païens eux-mêmes, uniquement éclairés de la raison naturelle (naturali tantum ratione prae-lucente) ».

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Christoph Theobald de son indestructible stabilité, présente un perpétuel motif de crédibilité et une preuve irréfutable de sa mission divine » (Dei Filius, chapitre III). Mais parce que l’autorité divine et infaillible de l’Église repose elle-même sur l’Écriture sainte, il faut avant tout établir la valeur historique de celle-ci. Par ces livres, témoins très sûrs de l’antiquité, on pourra ainsi mettre hors de doute la divinité du Christ, sa mission, l’institution de la hiérarchie dans l’Église, et la primauté conférée à Pierre et à ses successeurs219.

La « démonstration des dogmes à partir des autorités bibliques » 220 précède donc ce qui relève de l’acte de foi ecclésial proprement dit pour que celui-ci ne repose pas sur un cercle vicieux. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les fortes réserves de l’encyclique envers la « critique supérieure » (la critique littéraire) qui, « pour juger de l’origine, de l’intégrité et de l’autorité de n’importe quel livre », se réfère « uniquement aux preuves intrinsèques », négligeant que « les preuves fournies par l’histoire ont plus de force que toutes les autres »221. La critique littéraire est en fait ressentie comme menace pour l’argument apologétique (« les prophéties, les miracles et tout ce qui dépasse l’ordre naturel ») parce que, selon l’encyclique, elle risque de véhiculer une « fausse philosophie »222. Dès le premier chapitre de ses Essais, Loisy pointe les trois postulats sousjacents à ce type de défense223. Selon sa perspective historique, il conteste d’abord l’indépendance des praeambula par rapport à la foi : Si les preuves de la foi ont changé selon les époques, c’est que les preuves données, de valeur transitoire, n’étaient pas les seules raisons de la foi, qu’elles ne la supportaient pas réellement, et que la foi plutôt, en un sens, portait les preuves, en attendant qu’elle les laisse tomber pour en prendre d’autres, mieux appropriées aux circonstances et à l’esprit du temps224.

La raison théologique de ce renversement est celle que la plupart des apologistes de l’époque connaissent et que Joseph Kleutgen considère comme la crux theologorum225, sans pour autant en tirer les mêmes conséquences que Kuhn, Newman et Loisy : Quand même les anciennes preuves de la religion subsisteraient dans toute leur vigueur, écrit ce dernier, ce ne seraient que des probabilités accumulées […]. S’il en était autrement, on ne comprendrait pas que la foi fût un acte libre et méritoire, ni que la théologie pût y voir un don spécial de Dieu226.

À l’arrière-plan de cette critique théologique on trouve, au chapitre IX des Essais, le reproche de « rationalisme vulgaire » sous-jacent à l’apologétique de

219. Lettre encyclique de N.T.S.P. le pape Léon XIII… De l’étude de l’Écriture Sainte, Providentissimus Deus, 18 novembre 1893, dans Lettres apostoliques de S.S Léon XIII, vol. 4, Bayard, Paris 1893, p. 2931 (passage qui n’est pas reproduit dans DH). 220. Ibid., p. 29. 221. Ibid., p. 33. 222. Ibid. 223. Cf. supra, p. 608 sq. 224. Essais, chap. I, p. 58 (nous soulignons). 225. Cf. R. AUBERT, Le problème de l’acte de foi, p. 234. 226. Essais, chap. I, p. 59.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy l’école romaine, en parfaite cohérence avec sa « notion vulgaire de la révélation » déjà examinée227 : Combien de fois au cours de cette étude, note Loisy, n’avons-nous pas rencontré sur notre chemin la vieille erreur scolastique, héritage du rationalisme grec, qui consiste à croire que la vérité connue de nous est adéquate aux choses et que la raison de l’homme est souveraine dans l’ordre de la vérité. La théologie s’est faite avec cette arrière-pensée, qui n’a jamais été érigée en dogme et qui ne pouvait pas l’être ; elle lui a fait subir seulement un correctif ; elle a supposé que la vérité complète se trouvait dans l’esprit de l’homme en vertu de la révélation […]. Et d’autre part la raison rebutée par la théologie, séparée de la foi, n’a pas cessé de croire à sa toute-puissance [celle précisément que Providentissimus fustige comme « fausse philosophie »]. Elle aussi, de temps en temps reconnaît sa faiblesse tout en continuant à juger dogmatiquement de ce qui lui échappe. Rien ne ressemble mieux à un certain esprit des théologiens scolastiques de nos jours que l’esprit du rationalisme vulgaire. Le Cardinal Mazzella et M. Albert Réville sont deux esprits qu’on dirait avoir été coulés dans le même moule : la différence essentielle qui existe entre les deux vient de ce que le premier déroule son raisonnement à droite sur les textes de la tradition, et le second à gauche sur les faits de l’histoire. Que la théologie et la science apprennent d’abord à se connaître elles-mêmes, il leur sera ensuite plus facile de se mettre d’accord228. q La raison théologique : exercice d’une hégémonie ou capacité critique d’autolimitation Cette dernière considération de Loisy appartient déjà au troisième terrain de débat sur les rapports entre foi et raison et, plus largement, sur l’encyclopédie des sciences religieuses et de la théologie (De locis theologicis). Certes, Providentissimus s’inspire du « perspectivisme » du quatrième chapitre de Dei Filius qui suppose l’impossibilité d’une contradiction réelle entre tous ces domaines et rapporte celles qui peuvent surgir lors du débat à une transgression indue de leurs limites respectives229. Mais la référence constante aux « règles d’une bonne et saine philosophie »230 montre clairement qu’à l’époque la régulation magistérielle porte plutôt sur la défense d’une certaine « vision du monde » intimement liée à la philosophie thomiste231, ne laissant qu’une liberté très relative dans l’exercice des techniques exégétiques. Cette canonisation d’un seul type de philosophie n’existe pas dans la constitution Dei Filius ; elle est l’œuvre de Léon XIII et de l’équipe mise en place par lui en 1879232. Loisy repère parfaitement ce passage de l’anti-rationalisme conciliaire

227. Cf. supra, p. 610 et 620. 228. Essais, chap. IX, p. 392 sq. 229. Cf. Lettre encyclique Providentissimus Deus, p. 37 ; cf. aussi supra, notes 144 et 145. 230. Lettre encyclique Providentissimus Deus, 29. 231. Cf. Lettre encyclique Aeterni Patris, p. 42-75. 232. Cf. supra, p. 621 sq. et les notes 179 et 180. P. Vallin estime que « la restauration autoritaire de la scolastique et du thomisme en particulier est une régression par rapport à la plus grande richesse intellectuelle d’un premier 19e siècle », tout en notant qu’« elle s’insère dans un mouvement plus large où le militantisme catholique sort de l’agitation politicienne pour privilégier une action sociale en profondeur » (« Indications de recherche », dans Le Centenaire de l’encyclique Aeterni Patris, Nouvelles de l’Institut Catholique de Paris, mars 1980, p. 69). Précisant davantage les contours du groupe dont est

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Christoph Theobald vers un rationalisme inconscient qu’il appelle « vulgaire »233. Celui-ci n’est pas seulement l’effet d’une absence de sens historique mais résulte aussi et surtout d’une certaine compréhension de la « raison » théologique et scientifique elle-même, incapable d’entrer dans un processus critique d’auto-limitation234. Dans son chapitre sur le régime intellectuel de l’Église catholique, Loisy évoque les articles des Pères Brucker et Méchineau dans Études et se réfère à un ouvrage de Hermann Schell235 et à une biographie du cardinal Manning236 pour attribuer la responsabilité de cette figure de la « raison ecclésiale » aux jésuites : Aussi le régime intellectuel de l’Église catholique, s’il est en grande partie l’œuvre des Jésuites, est aussi ce qui rend possible l’hégémonie d’une congrégation religieuse qui n’est pas plus qualifiée que d’autres à prendre la direction des affaires ecclésiastiques, qui ne la prend en réalité que par artifice, qui ne peut l’exercer et ne l’exerce que par une sorte de tyrannie237.

Sans doute injuste en sa forme extrême238 et surprenante quant à l’appui cherché auprès d’un infaillibiliste extrême du concile Vatican I, cette accusation atteint cependant une tendance réelle de l’école romaine d’après 1879 à « contenir l’esprit catholique dans le cercle fermé de la théologie »239 et en fait une analyse inédite en terme de pouvoir. * Pour finir, l’opposition frontale de Loisy à l’école romaine est, pour une part, motivée par sa propre volonté de dégager les textes conciliaires de la conception vulgaire de la révélation et de la raison imposée par Rome. Mais ce dégagement, l’auteur des Essais l’opère bien évidemment en fonction de sa propre approche historique de la doctrine des principes (De locis theologicis) et de l’apologétique

sortie l’encyclique (G. Pecci, certains jésuites de la Civiltà et surtout C. Mazzella et G. Cornoldi), Vallin montre qu’aux yeux de Cornoldi (1822-1892), un des défenseurs les plus influents du néo-thomisme, l’adoption de la thèse hylomorphiste stricte était le « test ultime d’orthodoxie » parce qu’elle permettait d’affirmer, au nom même de l’union du composé humain, la juridiction de la philosophie catholique sur les sciences et aussi sur le politique (ibid., p.  71 sq.). Ce qui expliquerait les indications plutôt « concordistes » en matière épistémologique et politico-sociale dans la troisième partie de l’encyclique. 233. La critique plus détaillée, par Loisy, de cette confusion entre une doctrine philosophique immuable et la révélation a été abordée supra, p. 615 sq. 234. Cf. supra, notes 156 et 227. 235. H. SCHELL, Der Katholizismus als Prinzip des Fortschritts, Würzburg 1897. 236. E. Sh. P URCELL, Life of Cardinal Manning, Archbishop of Westminster, 2 vol., Macmillan and Co, New York-Londres, 1895-1896. 237. Essais, chap. VIII, p. 347. 238. Cf. surtout Essais, chap.  VIII, p. 346 sq. Un peu plus haut (p. 331), Loisy rend cependant justice à Maldonat et Petau : « Dès l’abord, et tant que la controverse protestante eut un intérêt vital pour les Églises d’Allemagne, de France, des Pays-Bas, les catholiques durent étudier de plus près l’histoire de leur Église et celle de leur tradition, discuter le sens des écrits bibliques, remonter aux textes originaux de l’Écriture. On doit dire qu’ils s’y engagèrent très résolument, et que les Jésuites donnèrent alors l’exemple. Maldonat aurait pu être le fondateur de l’exégèse historique s’il avait eu des disciples. Mais ses œuvres même ne furent pas publiées après sa mort dans leur intégrité : son admirable commentaire des Évangiles a été mutilé par ses éditeurs, qui étaient pourtant de la même Société. Petau, de son côté, aurait pu inaugurer l’histoire des dogmes chrétiens, mais il dut atténuer ses conclusions et laisser incomplète une œuvre que personne après lui n’eut la tentation de reprendre dans le même esprit ». 239. Essais, chap. VIII, p. 346.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy (De vera religione). Sur les différents terrains du débat, la comparaison a révélé trois points d’insistance, intimement liés entre eux, qui ne s’opposent pas seulement aux positions extrêmes de l’école romaine mais touchent aussi au sens du document conciliaire lui-même : l’aspect d’autorité et de véracité divine dans la conception de la révélation ainsi que l’idée de sa complétude en ses débuts, clairement affirmés par le texte mais omis ou mis en question par Loisy. Quant à sa contestation d’une philosophie chrétienne immobile, elle n’atteint pas directement la constitution Dei Filius qui ne l’implique pas nécessairement, il le note expressément240. Mais dans la mesure où elle est liée aux deux premiers points et repose sur l’idée que l’apologiste de Paris se fait de l’histoire, elle concerne quand même la « théorie de la révélation qui », selon lui, « résulte de la constitution vaticane ». L’auteur des Essais est-il isolé dans cette position que la comparaison a permis de préciser davantage ? Apparemment non. Ayant pris acte du statut des documents conciliaires comme textes de compromis, nous l’avons déjà situé dans un courant proche du traditionalisme modéré241. Loisy lui-même pense avoir comme allié « le plus grand théologien catholique de ce siècle », John Henry Newman, et s’appuie à plusieurs reprises sur « un philosophe chrétien » comme Maurice Blondel. Ce positionnement est à vérifier maintenant et à mettre au profit d’une définition plus précise du type d’apologétique propre à l’auteur des Essais. b. Construire avec des éléments de l’œuvre apologétique de John Henry Newman Alors que « l’école romaine » est fortement impliquée dans la rédaction et dans l’interprétation officielle des constitutions de Vatican I, Newman, de son côté, a décliné l’invitation au concile. Nous savons quelle est sa position par rapport à Pastor aeternus grâce à sa Lettre au Duc de Norfolk (1874) dont Loisy ne semble pas avoir eu connaissance242. Notons aussi que sa Grammaire de l’assentiment paraît le 21 février 1870, entre la première et la seconde lecture conciliaire du schéma sur la Foi catholique, et traite exactement des mêmes questions d’apologétique que le concile. Son Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845), enfin, se situe au moment de sa conversion au catholicisme et prélude à son débat, devenu amical, avec Perrone à Rome en 1847 ; débat qui s’est d’ailleurs exprimé dans un mémoire, appelé plus tard par Newman lui-même De catholici dogmati evolutione243, annoté et commenté, dès sa réception, par le fondateur de l’école romaine. À cette époque, Newman est dans la position de celui qui, en pleine possession de sa propre pensée, doit apprendre le langage et la conceptualité de la théologie

240. Cf. supra, note 152. Loisy parle de manière prudente de « la théorie de la révélation qui résulte de la constitution vaticane ». 241. Cf. supra, p. 611 sq (point 3) et p. 619 sq. 242. Cf. cependant sa mention du duc de Norfolk dans Mémoires, I, p. 546 ; par ailleurs, le pamphlet de W. E. Gladstone sur « Les décrets du Vatican et le loyalisme civil des catholiques » auquel s’oppose la lettre de Newman, avait déjà utilisé à propos de Newman l’expression « le plus éminent théologien que la communion romaine possède aujourd’hui » (dans J. H. NEWMAN, Lettre au Duc de Norfolk et correspondance relative à l’infaillibilité, Textes newmaniens VII, DDB, Paris 1970, p. 65). 243. Le texte a été publié seulement en 1935  : T. LYNCH, « The Newman-Perrone Paper on Development », Gregorianum 16 (1935), p. 401-445.

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Christoph Theobald classique244, alors que Loisy, formé dans cet univers, tente de s’en dégager et d’en mettre au jour les postulats cachés. Et tandis que Newman se trouve en face d’un interlocuteur relativement ouvert au débat, Loisy se heurte à une école fermée et totalement identifiée au magistère ecclésial. Tous les deux partagent un même sens historien, inconnu chez les plus ouverts de l’école romaine, s’affrontent à une même difficulté, à savoir la différence historique entre ce que nous connaissons du christianisme primitif et les Églises ou corps ecclésiaux qui s’y réfèrent aujourd’hui plus ou moins légitimement, et proposent une théorie pour la résoudre. Mais Loisy est devant un défi intellectuel plus complexe et plus rude, dans la mesure où ses interlocuteurs sont les sciences des religions, qui situent l’ensemble de la tradition biblique dans un contexte beaucoup plus large. Il le note dans son compte rendu de la théorie du développement245, ayant intercalé, dans le premier chapitre des Essais, entre sa critique de la théorie catholique (I) et la présentation de Newman (IV), un premier débat avec ses propres interlocuteurs (II et III). Vu la situation où il se trouve, il ne peut plus s’agir pour lui, comme encore pour Newman, de pallier simplement « l’absence de toute théorie scientifique chez les défenseurs de la tradition »246 mais d’y impliquer l’idée de réforme qui consiste en fin de compte à distinguer la visée du magistère romain de l’expression qu’elle a trouvée dans la théologie de l’école romaine d’après 1880. Pour ce qui est enfin de la forme des écrits de Newman, elle est aussi éloignée que celle de Loisy des traités romains, qu’il s’agisse des Praelectiones d’un Perrone, du Tractatus de divina Traditione et Scriptura d’un Franzelin ou encore du De virtutibus infusis d’un Mazzella. Mais tandis que Newman déploie sa pensée progressivement, surtout dans son Essai sur le développement, dans sa Grammaire de l’assentiment et dans sa Lettre au Duc de Norfolk, textes spéculatifs fortement charpentés mais traversés par d’innombrables analyses historiques, Loisy l’expose dans un seul ouvrage dont cinq chapitres traitent in extenso de l’histoire du judaïsme, des origines chrétiennes et de l’histoire du christianisme jusqu’à nos jours. Pour profiler et comprendre ces différences, parcourons à nouveau les trois terrains de débat identifiés plus haut. q Religion et révélation chez Newman et chez Loisy : la figure de Jésus Christ dans l’histoire Sur le premier chantier, celui de la doctrine des principes, les deux questions centrales, celle de l’identification de la révélation et celle de son développement historique, sont abordées par Newman dans son Essai et dans sa Grammaire247. Cette

244. Cf. O. CHADWICK, From Bossuet to Newman. The idea of Doctrinal Development, University Press, Cambridge 1957, p. 164-184. 245. Cf. supra, p. 602 sq. 246. Cf. Essais, chap.  I, p. 82. Loisy cite ici très largement la fin de l’introduction de l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, Textes newmaniens IV, DDB, Paris 1964, p. 53-56. 247. Pour ce qui est de la structure de la Grammaire de Newman, rappelons que l’ouvrage est fondé sur une double distinction, celle entre « l’assentiment notionnel » et « l’assentiment réel » (traitée dans la première partie) et celle entre « l’inférence » et « l’assentiment » (traitée dans la deuxième partie), cette dernière étant destinée à sauvegarder à la fois la relativité ou le conditionnement de l’inférence et l’absoluité de l’assentiment. Chacune des parties se termine par un chapitre théologique à mettre en lien : le chap. V sur « appréhension et assentiment en matière de religion », le chap. X sur « inférence et assentiment en matière de religion ».

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy dernière se termine par un long chapitre, « Inférence et assentiment en matière de religion », qui comporte deux parties : « 1. Religion naturelle » ; « 2. Religion révélée ». Jusque dans leur vocabulaire, elles peuvent être considérées comme matrice du chapitre II des Essais de Loisy, intitulé Religion et révélation. 1. À première vue, Newman reproduit simplement le concept de révélation et la différence entre la nature et le surnaturel tels qu’on les trouve dans la théologie de l’école, codifiée par Vatican I : « Le christianisme est une révélation révélée », écrit-il au début du dernier chapitre de la Grammaire. C’est un message bien déterminé de Dieu à l’homme, distinctement transmis par les instruments qu’Il a choisis et qui doit être reçu comme tel et par conséquent être positivement reconnu, embrassé et maintenu comme vrai, pour la raison qu’il est divin, non comme vrai d’après les fondements intrinsèques, non comme probablement vrai ou partiellement vrai, mais comme une connaissance absolument certaine dans un sens où rien d’autre ne peut l’être, parce qu’elle vient de Celui qui ne peut ni tromper, ni être trompé248.

On aura reconnu les formules du concile Vatican I249 : l’aspect d’autorité et le caractère obligatoire de la foi qui en découle sont clairement affirmés, la révélation révélée étant un enseignement d’autorité qui se porte témoignage à lui-même, qui se tient ensemble comme un tout, en contraste avec l’assemblage d’opinions qui de toutes parts l’environnent, et qui parle à tous les hommes, comme étant toujours et partout un et identique à lui-même, et demandant à être reçu intelligemment par tous ceux à qui il s’adresse, comme une doctrine, une discipline et une dévotion, directement données d’en haut250.

Newman souligne ensuite, non sans se référer à l’Écriture, que le christianisme est une « religion qui s’ajoute à la religion de la nature » et que de même que la nature a un droit intrinsèque sur nous […], de même ce qui est audelà et au-dessus de la nature, le surnaturel, doit aussi apporter avec lui des lettres de créance valables attestant son droit à exiger notre hommage251.

Cette articulation est cependant formulée, et sans doute pour la première fois, de telle façon que tout risque d’extrinsécisme est évité : Le christianisme ne supplante la nature ni la contredit ; il la reconnaît et en dépend, et cela nécessairement ; car comment est-il possible qu’il puisse prouver ses titres, si ce n’est par un appel à ce que les hommes possèdent déjà ? Quelque miraculeux qu’il soit, il ne peut se dispenser de la nature252.

248. J. H.  NEWMAN, Grammaire de l’assentiment, Textes newmaniens VIII, DDB, Paris 1975, p. 470. 249. Cf. DH 3008 : « Nous croyons vraies les choses qu’il nous a révélées, non pas à cause de leur vérité intrinsèque perçue par la lumière naturelle de la raison, mais à cause de l’autorité de Dieu même qui se révèle, lequel ne peut ni se tromper ni nous tromper » (cf. supra, p. 623 sq.). 250. Grammaire de l’assentiment, p. 470. 251. Ibid., p.471 ; Newman identifie finalement la religion « naturelle » ou le « Dieu de la nature » au Père de Jésus et au « Dieu inconnu » auquel Paul fait appel dans son discours d’Athènes. 252. Ibid., p. 471 (nous soulignons).

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Christoph Theobald La manière de traiter de la « religion naturelle » est alors très éloignée du concept formel et juridique de nature tel qu’on le trouve dans l’école romaine et à Vatican I. Plusieurs fils d’argumentation s’enchevêtrent ; mais de cet ensemble, « trois voies » d’accès à la religion naturelle se dégagent : la conscience, la voix de l’humanité et le cours du monde. Loin d’engager une démonstration scientifique de Dieu, Newman propose une approche expérimentale et historique dont l’ouverture principale réside dans la conscience253. Celle-ci est comprise comme « juge » : expérimentée comme bonne ou mauvaise conscience, elle « nous rappelle toujours par menaces ou par promesses que nous devons faire le bien et éviter le mal ». Consécutif à l’accomplissement de ce que nous appelons bien ou mal, « ce sens spécifique de plaisir ou de déplaisir » est à distinguer du sens moral comme règle de conduite. Contrairement à tous les autres sens, la conscience ne se repose pas sur elle-même, mais cherche vaguement à atteindre quelque chose qui est au-delà d’elle-même. Elle discerne confusément une sanction plus haute qu’elle-même pour ses décisions, comme en témoigne ce sens aigu d’obligation et de responsabilité qui les informe. De là vient que nous avons coutume de parler de la conscience comme une voix254.

C’est celle de Dieu, perçu d’abord comme Juge et Maître d’une justice distributive, la conscience prononçant sans aucun doute que Dieu existe et que l’homme lui est étranger ; information originelle de la religion naturelle qu’on retrouvera jusque dans « l’enseignement d’autorité » de la révélation. Par rapport aux deux autres voies de connaissance, à savoir l’histoire des sociétés et des religions255 et le cours du monde marqué par l’absence de Dieu et la souffrance256, la conscience singulière joue en effet le rôle de critère absolu de jugement, en particulier par rapport aux religions du monde qui sont à « ajuster aux intimations de notre conscience »  : « aucune religion ne vient de Dieu qui contredit notre sens du bien et du mal »257. L’articulation de la « religion révélée » avec la « religion naturelle » s’est produite de la même manière. Dans la deuxième partie du chapitre X, Newman reprend quasiment tous les éléments déjà exposés dans la première partie : la ritualité avec, en particulier, la pratique d’expiation, la perception des souffrances du monde mais aussi des bénédictions, voire l’« interprétation du cours des choses selon laquelle chaque événement ou chaque fait dans son ordre devient providentiel »258, la prière, les révélations et surtout le rite du sacrifice et l’idée de substitution dont Newman dégage la signification sociale et l’articulation avec la conscience : Le fardeau final de responsabilité quand nous serons appelés au jugement, est le nôtre propre ; mais parmi les moyens qui nous préparent à ce jugement il y a les efforts et les peines acceptées par les autres en notre faveur. Sur ce principe de

253. La doctrine newmanienne de la conscience est présentée à deux endroits de la Grammaire, au chap. V, p. 167-174, et au chap. X, p. 472-474. 254. Ibid., p. 170. 255. Ibid., p. 474-479. 256. Ibid., p. 479-482. 257. Ibid., p. 478 et p. 500. 258. Ibid., p. 484.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy substitution, par lequel nous nous approprions ce que les autres font pour nous, s’érige toute la structure de la société259.

La religion naturelle est donc, selon Newman, la prédisposition nécessaire à l’accueil de la religion révélée ; elle fait naître le pressentiment qu’une révélation sera donnée260 ; « préparation » qu’il analyse aussi bien dans la perspective des conditions d’accueil261 que dans son substrat historique, « la nation hébraïque et la religion mosaïque »262. Une constante opposition à ce qu’il appelle la « religion artificielle de la civilisation »263 caractérise sa démarche qui s’appuie sur l’Éthique à Nicomaque pour légitimer « qu’une préparation spéciale de l’esprit soit requise dans tout secteur séparé de la recherche et de la discussion »264. Or, la civilisation moderne et sa philosophie reconnaissent bien le sens moral mais, selon lui, ignorent la conscience : « il n’est pas étonnant que la religion qui en résulte ne puisse sympathiser avec les espoirs et les craintes de l’âme qui veille, ou avec ces terribles pressentiments exprimés dans le culte et les traditions des païens »265. Quant à la « religion révélée » elle-même, son aspect intellectuel, qui est au premier plan de la conception romaine, n’est nullement nié par Newman mais, lui aussi, profondément modifié. C’est tout l’enjeu de la distinction, développée dans la première partie de la Grammaire et explicitée au chapitre V, entre « assentiment notionnel » et « assentiment réel ». Tandis que le premier suppose l’appréhension intellectuelle d’une proposition ou d’une formule dogmatique, le second, sans être intrinsèquement opérant, se représente l’objet dont il s’agit dans la proposition par l’imagination, vise les choses représentées par les impressions qu’elles ont laissées sur l’imagination, les « réalise » et stimule ainsi les puissances de l’âme d’où pourra procéder une action266. On comprend dès lors pourquoi Newman enracine l’assentiment réel en matière de religion dans la conscience puisqu’en présentant à elle-même l’image au Juge, celle-ci exerce une influence profonde sur nos actions et émotions, en faisant naître en nous le respect et la vénération, l’espoir et la crainte, la crainte surtout, sentiment qui est le plus souvent étranger, non seulement au goût, mais au sens moral 267.

259. Ibid., p. 488. 260. Ibid., p. 504. 261. Ibid., p. 497-513 (points 1 à 5). 262. Ibid., p. 513-527 (points 6 à 7). 263. Ibid., p. 478 sq. et p. 497 sq. 264. Ibid., p. 495 sq. 265. Ibid., p. 479. 266. Cf. Ibid., p. 135-157 ; surtout p. 139 : « Et ce rôle que l’expérience du monde accomplit pour illustrer les auteurs classiques, le sens religieux cultivé l’accomplit vis-à-vis de la Sainte Écriture. Pour les gens dévots et de vie intérieure, la Parole Divine parle de choses, non simplement de notions. Et encore, pour les inconsolés, les tentés, les inquiets, les souffrants, il se produit par le moyen de leurs épreuves mêmes, un élargissement de pensée qui leur permet d’y voir ce qu’ils n’y avaient jamais vu auparavant. […] En lisant, comme nous le faisons, les Évangiles depuis notre enfance, nous courons le risque de nous familiariser avec eux au point d’être insensibles à leur force et de les considérer comme une simple histoire. Le but donc de la méditation est de les “réaliser” ; de faire en sorte que les faits qu’ils relatent se dressent devant notre esprit comme des objets tels que peut se les approprier une foi aussi vivante que l’imagination qui les appréhende ». 267. Ibid., p. 170.

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Christoph Theobald Or, tandis que donner un assentiment notionnel est un acte de théologie, donner un acte d’assentiment réel est un acte de religion. Tout en distinguant les deux actes et en allant jusqu’à dire que « la théologie peut subsister sans la vie de la religion », Newman affirme que la religion ne peut se maintenir sur son terrain d’aucune manière sans la théologie. Le sentiment, qu’il soit imaginatif ou émotionnel, a besoin pour se maintenir de l’appui de l’intellect, lorsqu’il est impossible de faire appel à l’exercice des sens.

Ce qui est précisément le cas dans la religion révélée, fondée sur la croyance en la Sainte Trinité ; « et c’est ainsi que la dévotion a besoin de s’appuyer sur le dogme »268. À distance de l’école romaine et du concile Vatican I, Newman réhabilite donc l’imagination et l’expérience entre l’intellect et l’action. Cela ressort en particulier quand il présente la nouveauté de la religion révélée qui s’appuie certes sur des prédispositions, qu’elles soient d’ordre anthropologique comme l’expérience de la conscience ou d’ordre historique comme le prophétisme de la religion mosaïque, mais qui relèvent en ultime instance de ce qu’il appelle « la vue autocratique indépendante que (le Christ) prend de sa propre religion ». Cette nouveauté repose sur deux piliers : d’abord sur le type d’universalisme prêché par lui, et qui consiste à refuser la violence et à miser, au contraire, sur la victoire par la souffrance, tout en mettant ses disciples en garde contre une anticipation du renversement attendu pour la fin des temps269 ; ensuite sur la relation entre lui et l’histoire de l’avènement et de l’établissement du christianisme270 : Le libérateur universel, si longtemps attendu, quand Il vient, au lieu de s’attacher des sujets et d’agir directement sur eux par l’effet d’une grâce et d’une majesté visibles, quitte le monde, mais il se trouve que par ses prêcheurs, Il a imprimé son Image, ou l’idée qu’on se fait de Lui, dans les esprits de ses sujets individuellement et cette Image, saisie et vénérée dans l’esprit de chacun, devient un principe d’association et un lien réel entre ces hommes271.

Newman termine alors sa présentation de la religion révélée et l’argumentation en sa faveur par une longue valorisation de l’efficacité historique et actuelle de cette Image272, capable de « guérir la seule blessure profonde de la nature humaine » et livrant en cela le secret de son énergie et de sa mystérieuse puissance face à de redoutables adversaires273. Le chapitre II des Essais s’inscrit dans cette matrice théologique, tout en la modifiant de manière très significative à partir de la pratique historique de l’auteur. Loisy se trouve en effet face à d’autres adversaires, cela a déjà été signalé ; il veille donc surtout à définir les concepts de « religion » et de « révélation » dans le contexte des sciences des religions et, contrairement à ce que fait Newman, réserve sa manière de distinguer la nature et le surnaturel pour la fin du

268. Ibid., p. 183 sq. 269. Ibid., p. 527-536 (point 8). 270. Ibid., p. 536-564 (point 9). 271. Ibid., p. 544. 272. Ibid., p. 565-570 (point 10). 273. Cf. Ibid., p. 565.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy chapitre274. L’organisation de son parcours s’éclairera donc au fur et à mesure, compte tenu aussi qu’il traite de l’approche historique et apologétique de la religion d’Israël, de Jésus-Christ et de l’Église dans les chapitres suivants. Pour ce qui est de la « religion », définie dans la première partie du chapitre (I)275, nous l’avons déjà présentée plus haut, montrant que Loisy l’aborde de concert avec la science et la morale, la situant en tant que tradition (rites, croyances, etc.) entre « le sens du divin dans l’homme et le Dieu que l’homme ne saurait embrasser »276. Plus systématique, cette phénoménologie de la religion reste cependant très proche de celle de Newman ; mais des différences significatives émergent. Certes, la conscience est présente ; mais loin de bénéficier d’une analyse aussi précise que chez Newman277 qui met à nu son « aspect sévère » ou dramatique en tant que sens et voix et la fait fonctionner comme critère absolu de jugement, au point de rendre plausible l’idée d’un Dieu Juge et le caractère obligatoire de la foi, elle partage chez Loisy son règne avec l’intelligence et un instinct religieux particulier. Et ce sens, il le définit, dans la ligne de Schleiermacher, comme « accablement et aspiration qu’on peut appeler infinie » 278 : Ce qui jette l’homme aux pieds de Dieu, ce qui décide l’intelligence à le voir et la conscience à l’invoquer, c’est le sentiment de son indigence qui réclame un soutien, un protecteur tout-puissant, et qui s’empresse vers lui avant de le connaître, qui déjà, l’affirme sans le nommer. Ce sentiment, c’est-à-dire la faculté religieuse vient au secours de l’intelligence et de la conscience, et par le mouvement conjoint de ces trois puissances, qui sont les trois formes de sa vie spirituelle, l’homme atteint Dieu279.

Quand Loisy traitera, au chapitre X des Essais, de la liberté et de l’obligation de la foi280, dans des formules qui se rapprochent du Décret de Vatican II sur la liberté religieuse Dignitatis humanae281, il reviendra encore à la même distinction :

274. Cf. supra, p. 611 sq. 275. Essais, chap. II, p. 87-95. 276. Cf. supra, p. 601. 277. Cf. supra, p. 634 sq et Grammaire de l’assentiment, p. 167-174 et p. 472-474 ; voici ce que Loisy écrit à von Hügel, le 26 janvier 1897, au sujet de ce que Newman affirme de la conscience : « Je trouve même qu’il va trop loin quand il affirme une sorte de révélation directe de Dieu à la conscience, qui ferait de la preuve morale une sorte d’intuition de Dieu. C’est dans cette région de la conscience que se trouve le sens du divin, l’endroit par lequel nous accrochons l’infini. Mais l’argument tiré de la conscience, si on le considère comme argument, n’est qu’une preuve à côté des autres, c’est-à-dire une probabilité de plus » (Mémoires, I, p. 432). 278. Essais, chap.  II, p.  92 ; cf. aussi Essais IV, p.  169 où on trouve à propos de Jésus la formule proche de Schleiermacher : « le sentiment de la dépendance absolue à l’égard d’un Dieu bon » (Cf. aussi chap. II, p. 103). 279. Essais, chap. II, p. 94 sq. 280. Le chap. X des Essais traite d’abord de la liberté de la foi (I), ensuite de l’autorité de l’Église par rapport à la foi (III) et enfin de l’obligation de la foi qui « résulte de sa nature même et de son objet » (III). 281. Deux formules de ce chapitre peuvent être considérées comme une esquisse des formulations plus complexes et plus équilibrées de Dignitatis humanae : « La foi ne s’impose pas, ne se commande pas du dehors ; elle est essentiellement libre à l’égard de tout pouvoir humain ; même dans la conscience individuelle où est son siège propre, où elle est réellement vivante, elle n’est pas une adhésion inévitable de la raison ou un mouvement irrésistible de l’instinct, mais un acte libre de la volonté réfléchie ; elle n’est pas une connaissance, ni un besoin purement naturels, mais un devoir

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Christoph Theobald fondant l’obligation sur la perception de la vérité morale et sur la faculté de tendre au bien – et non, comme chez Newman, sur la voix de la conscience qui la juge –, il se réfère ensuite à « l’expérience des siècles et la nôtre » pour affirmer que « le bien ne se réalise que très imparfaitement sans la religion et que la religion seule donne à la vie morale son élan et sa puissance de développement ». L’obligation morale et l’obligation de considérer le monde religieusement s’enracinent donc dans un « multiple besoin » de l’homme dont la « loi » est celle du « progrès en lui », voire « la loi de chercher Dieu par l’effort et de ne l’atteindre qu’en s’élevant perpétuellement au-dessus de lui-même »282. Ajoutons par rapport à Newman que l’« image » et l’« imagination » qui se logent nécessairement dans ce mouvement sont complétées chez Loisy par le concept de « symbole »283 dont il souligne d’entrée de jeu l’anthropomorphisme et l’historicité284. Passant du côté de la révélation, dans la deuxième partie (II)285, la pensée de Loisy se fait beaucoup plus laborieuse : il s’oppose à la conception vulgaire de la révélation dont il a été déjà question et, au même titre, à la conception libérale, tout en tentant de revenir de ces deux « symboles » ou « théories » incomplètes vers le « fait très complexe dont ils ne contiennent pas l’analyse » et de proposer donc une conception « qui la représente dans le sujet, c’est-à-dire dans son origine psychologique et dans son développement historique »286. Cette théorie « généalogique » qui s’inscrit parfaitement dans la phénoménologie de la religion de la première partie du chapitre, reproduit en filigrane les distinctions essentielles d’un Newman entre l’assentiment notionnel et l’assentiment réel ou entre les articles de foi et le recours effectif des organes de la révélation à Dieu. Cependant, l’action divine dans l’homme inspiré ne consiste pas seulement dans les impressions de crainte et de confiance comme le pensent les libéraux ; elle s’associe aussi, comme chez Newman, le travail de l’imagination et de l’intelligence du croyant ; aspect intellectuel traditionnellement désigné par le terme de révélation. C’est sur cet élément intellectuel en constante évolution que se greffera le « dogme » et son histoire en correspondance avec l’histoire des sciences et des visions du monde287. De cela résulte une première définition qui, tout en soulignant la position indispensable du sujet ou organe de révélation, ajoute l’aspect nécessaire de la communication :

de l’individu envers lui-même et envers la société, envers Dieu. Liberté et obligation, tels sont les deux caractères distinctifs de la foi, que nous considérons d’abord dans son libre développement » (Essais, chap.  X, p. 409 ; cf. Dignitatis humanae, no 2, § 1) ; « L’obligation existe de croire à la vérité morale nettement perçue : du reste on y croit toujours lorsqu’on la perçoit nettement. Le devoir est de la chercher pour la trouver, la percevoir comme il faut et y adhérer. La moralité humaine consiste en ce que notre nature est capable de ce devoir et de son accomplissement » (Essais, chap. X, p. 424 ; cf. Dignitatis humanae, no 2, § 2). 282. Essais, chap. X, p. 425 sq. ; cette « loi du progrès » est comme enveloppée par « la grâce de Dieu qui nous permet de surmonter notre faiblesse et qui crée en nous le vouloir efficace du bien dans la plénitude de la liberté ». L’ensemble de ce développement s’inscrit dans le débat sur la « nature pure » et le surnaturel ; cf. supra, p. 612 sq., surtout note 136. 283. Cf. supra, p. 602. 284. Essais, chap. II, p. 96. 285. Essais, chap. II, p. 95-106. 286. Essais, chap. II, p. 96. 287. Cf. supra, p. 602-604.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Si l’on admet que du fond de l’âme religieuse au contact du divin jaillit pour l’intelligence une lumière qui sera communicable à d’autres âmes, on admet que la révélation est une communication divinement faite de vérité divinement vraie, quoique toujours /[fol. 145] humainement perçue et formulée. Il n’en faut pas davantage pour sauver l’idée vraiment traditionnelle de la révélation288.

Derrière cette première approche s’en profile une deuxième 289 qui, tout en suivant encore l’argumentaire de Newman, apporte de nouveaux accents. S’opposant maintenant directement au traditionalisme vulgaire et à sa conception mythologique de la révélation290, Loisy distingue le surnaturel proprement dit du miraculeux et de l’extraordinaire, maintenant avec la tradition théologique que la révélation relève d’un « exercice ordinaire des facultés humaines »291. C’est la symbolique de la lumière et de l’illumination divine qu’il introduit ici en articulant le travail humain et l’action divine : « C’est l’homme qui cherche, mais c’est Dieu qui l’excite ; l’homme qui voit, mais c’est Dieu qui l’éclaire. La révélation se réalise dans l’homme, mais elle est l’œuvre de Dieu en lui, avec lui et par lui »292. Du côté de l’homme, l’historien peut donc analyser la genèse de la révélation dans le sujet, insister sur les reprises de ce qu’offre l’ordre religieux, sur le jeu des associations de métaphores et la perception de nouveaux rapports, « l’originalité » résidant dans « le jugement du sujet qui les assemble et qui, en les réunissant, les transforme et les agrandit »293. De là résulte une nouvelle définition de la révélation, plus précise que la précédente, intégrant le caractère anthropomorphique de toute symbolique : Le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable. La révélation n’est et ne peut être que du divin humanisé, on pourrait presque dire humainement personnifié, les progrès notables de la doctrine religieuse portant la marque très personnelle des hommes qui en ont été les instruments providentiels. Un rapport d’ordre surnaturel a été profondément senti dans une âme qui l’a réalisé en elle-même et l’a ensuite exprimé dans un symbole assez vivant pour provoquer en d’autres âmes la perception du même rapport sous une forme analogue et participante de la vie divine qui s’est répandue dans le symbole primitif294.

Sur cette définition symbolique (au sens réel du terme) de la révélation, Loisy greffe enfin, dans la troisième partie du chapitre (III)295, une réinterprétation des signes ou miracles auxquels il avait interdit de parasiter la compréhension de l’action de Dieu dans l’homme inspiré ; et sur ce chemin il retrouve les affirmations de Vatican I sur les miracles296 et sa propre manière d’interpréter les trois postulats

288. Essais, chap. II, p. 98. 289. Essais, chap. II, p. 100-106. 290. Cf. Grammaire de l’assentiment, p. 508-510, surtout p. 510 : « Je pense donc que les circonstances dans lesquelles nous parvient une révélation qui se présente comme telle, peuvent d’elles-mêmes impressionner à la fois notre raison et notre imagination, par un sentiment de sa vérité, alors même qu’aucun appel n’est fait à une intervention strictement miraculeuse ». 291. Essais, chap. II, p. 104 (avec une référence à la charité comme vertu infuse). 292. Essais, chap. II, p. 102. 293. Essais, chap. II, p. 101. 294. Essais, chap. II, p. 102 (nous soulignons). 295. Essais, chap. II, p. 106-116. 296. Cf. supra, p. 609 sq (point 2).

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Christoph Theobald sous-jacents à ce texte297. Comme chez Newman, miracles et prophéties sont interprétés dans le sens de « miracles de providence », à savoir à partir de la possibilité, inscrite dans la religion naturelle, « de donner une interprétation du cours des choses selon laquelle chaque événement ou chaque fait dans son ordre devient providentiel »298. Si Loisy critique, plus que le Cardinal anglais, les détails de l’exégèse spirituelle des Pères, il en retient cependant avec lui299 le « principe » : « l’intime et constante harmonie des idées et des choses dans un mouvement religieux qui s’est développé progressivement sous la conduite de la Providence »300. C’est ce qu’il appelle « le sens providentiel » des Écritures, et qu’il applique à l’histoire de la religion d’Israël, aux origines chrétiennes et à l’histoire du christianisme : Ce qui est aujourd’hui pour l’âme religieuse le miracle par excellence, la preuve durable de la religion, est la religion même avec son progrès lent et magnifique depuis les humbles origines jusqu’à Jésus, et depuis Jésus dans l’Église301.

En maintenant, dans un esprit historien et critique autre que celui de Newman, la distinction entre les « faits » (en tous les sens du terme) et leur « sens providentiel », Loisy honore en même temps en historien la créativité religieuse des organes de la révélation. L’articulation entre la religion et la révélation est traitée plus particulièrement à la fin de la deuxième partie (II) et dans la quatrième partie (IV) du chapitre II des Essais. C’est sur ce point, réservé plus haut302, que la différence par rapport à Newman est la plus forte ; ce qui explique peut-être la remarque critique de Loisy, regrettant que le Cardinal soit « peu explicite sur la façon dont la révélation même entre dans le développement et s’y rattache ». « Quelquefois même on pourrait se demander, ajoute-t-il, s’il ne l’a pas conçue comme un pur élément divin qui aurait été introduit dans l’humanité par une sorte de violence »303. Au vu de la Grammaire, cela est sans doute injuste mais révèle la perspective différente de Loisy, qui aborde la révélation au sein même de l’histoire des religions. Pour cette raison, il refuse le concept de « nature » au sens abstrait de Vatican I304 et reste même réservé par rapport à celui de « religion naturelle » qui reçoit pourtant chez Newman une signification plus historique305. Il y a des religions (au pluriel) et elles « se sont [toutes] données en quelque façon pour des religions révélées »306. Le « symbole de la révélation primitive, transmise d’âge en âge depuis Adam, et d’où procéderaient par voie d’altération tous les cultes païens » est à réinterpréter

297. Cf. supra, p. 607-609 (point 1). 298. Grammaire de l’assentiment, p. 484 ; cf. supra, note 258. 299. Cf. ibid., p. 508-527. 300. Essais, chap. II, p. 115. 301. Essais, chap. II, p. 109. 302. Cf. supra, p. 611 sq., p. 619 sq et p. 625. 303. Essais, chap. I, p. 81. 304. Cf. Essais, chap. II, p. 118 sq et chap. X. 305. Loisy utilise ce concept surtout au chap.  X, p. 411, où il parle du « premier degré de la foi », présente en toutes les religions et en lien avec une « révélation générale », comme « une sorte de religion naturelle », nuançant immédiatement le sens de cette expression : « Nous ne voulons pas dire qu’un degré de surnaturel ne puisse être déjà réalisé dans cette foi, mais que ce degré de religion inférieur au christianisme est comme naturel par rapport à lui. Cette religion naturelle doit être présupposée, selon Newman, à toute conversion au christianisme » ; cf. aussi Essais, chap. X, p. 425. 306. Essais, chap. II, p. 98 ; cf. dans le même sens Grammaire de l’assentiment, p. 486 sq.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy en ce sens. Loisy suppose donc une « économie surnaturelle », « révélation générale » coextensive à toute l’histoire de l’humanité307, telle qu’elle s’exprimera dans la théologie du XXe siècle, proposant une formulation qu’on retrouvera plus tard au concile Vatican II, dans le Décret Nostra Aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes : Ces théories (celles de la « révélation primitive ») supposent dans tous les cultes la présence d’éléments sains par le moyen desquels la vérité de Dieu peut se faire jour dans l’âme de tout homme et la grâce de Dieu se communiquer à quiconque a bonne volonté308.

Loisy pose à cet endroit la question de la vérité et de la vraie religion. Mais au lieu de l’aborder comme Newman à partir de l’expérience de la conscience et de ce qu’elle implique d’un point de vue à la fois éthique et religieux309, il indique un critère de vérité interne et historiquement repérable qui s’appuie sur la thèse théologique, rappelée à l’instant, selon laquelle (l’) action divine sur le commun des âmes est de même ordre que l’action révélatrice dans les hommes inspirés. Entre le pauvre sauvage que Dieu éclaire pour qu’il trouve la vie dans son culte chétif et le prophète qui sert d’organe à la vérité religieuse la plus complète qui puisse être conçue par une intelligence humaine et exprimée en langage humain, il n’y a qu’une différence de degré dans la lumière et d’étendue dans l’objet de la foi. La lumière et l’objet de la révélation à tous ses degrés demeurent substantiellement les mêmes, ou bien il y aurait plusieurs économies de religion et de révélation pour l’humanité310.

Ce critère qui doit juger de défauts évidents dans le domaine religieux, est alors formulé de manière négative – comme les formules classiques du dogme – et de telle façon qu’il ne blesse ni la relativité historique ni l’absolu de la révélation : La relativité inhérente à toute réalisation humaine de vérité, de justice et de piété n’excuse pas de tels défauts. Toute religion qui cesse d’élever l’homme au-dessus de lui-même manque à sa foi, est une religion humaine et non divine, une fausse religion311.

Le caractère formel de ces développements pourrait donner l’impression que Loisy sous-estime la nouveauté de la figure du Christ, tant mise en valeur par

307. Cf. supra, note 136, avec une référence plus explicite au chap. X des Essais. 308. Essais, chap. II, p. 99 ; cf. Nostra Aetate, no 2 qui, sans aucunement faire intervenir la distinction du naturel et du surnaturel, présente une brève histoire de la religion, proche de la première partie du chap.  II des Essais et qui aboutit à la conclusion suivante : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Jn 14, 6), dans lequel les hommes trouvent la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu se réconcilie toutes choses ». 309. Grammaire de l’assentiment, p. 478 sq. et p. 500. 310. Essais, chap. II, p. 99. 311. Essais, chap. II, p. 99 ; cf. supra, note 96.

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Christoph Theobald Newman312 et à peine nommée dans le deuxième chapitre des Essais313. Mais c’est dans les chapitres III et IV qu’on passe du cadre formel à l’histoire effective, les deux versants restant entrecroisés dans le chapitre matriciel de la Grammaire. Notons d’abord que, tout en retraçant l’évolution de la religion d’Israël (point à peine esquissé chez Newman), les deux auteurs défendent grosso modo la même position, Newman dans un style plus dramatique, Loisy de manière plus brève et plus distante. Retenons les formules essentielles : Dans l’ensemble, résume Newman, je remarque donc d’un côté que, le judaïsme ayant été le canal des traditions religieuses qui se perdent dans la profondeur de leur antiquité, c’est bien entendu un immense atout pour le christianisme de réussir à prouver qu’il est héritier légitime de cette religion première. Et il n’est pas de moindre importance d’un autre côté pour la signification de ces traditions primitives d’être capable de préciser qu’elles ne furent pas perdues avec leur dépôt original mais qu’elles furent transférées lors de l’échec du judaïsme à la garde de l’Église chrétienne314.

Quant à Loisy, il s’inspire de la même « théorie de substitution » pour présenter le contexte où naît le christianisme : Dans cet amalgame les pharisiens représentent le judaïsme vivant, avec ses bons éléments et aussi son esprit étroit, le legs du nationalisme, du ritualisme, de tout le passé voulant s’imposer à l’avenir. Les sadducéens représentent le pouvoir politique de la hiérarchie. Les esséniens étaient constitués en secte, sorte de judaïsme ascétique, établi en dehors de la Loi par des influences encore indéterminées […]. Ainsi l’œuvre de Moïse et des prophètes atteignait son point de maturité, si même elle ne l’avait dépassé ; tout progrès devenait impossible, entre deux écueils qu’il suffit de nommer : l’extravagance et la mondanité. Pour grandir encore elle avait besoin de rompre son enveloppe traditionnelle, comme le germe qui rompt le grain ou le noyau qui le contient. […] C’est par le christianisme que le judaïsme a vécu et qu’il a tenu toutes ses promesses. La religion israélite depuis ses origines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, a malgré des alternatives d’obscurcissement passager, un développement constant et un progrès régulier. Quelque chose d’extraordinaire s’est opéré dans l’âme de ce peuple qui n’a rien été dans l’ordre politique et la succession des empires, rien même dans le mouvement de la civilisation, et qui, à un moment donné par le christianisme, rejeton légitime de la prophétie israélite, s’est trouvé tout dans l’histoire du monde315.

Sur cet arrière-fond, fourni par la matrice newmanienne et les chapitres II et III des Essais, le chapitre IV sur Jésus Christ, chef-d’œuvre d’équilibre exégétique et théologique, peut enfin livrer toutes ces nuances que nous faisons apparaître grâce à quelques citations qui ne peuvent remplacer la lecture de ce texte. Il est composé dans le sillage de l’ouvrage de H. J. Holtzmann sur les Évangiles synoptiques et en adoptant avec lui le schème de Marc tenu pour le plus plausible d’un point de

312. Cf. supra, p. 336. 313. Essais, chap.  II, p. 101 ; pour la première fois Loisy fait ici allusion à ce qui est d’après lui la difficulté fondamentale de l’apologétique, et qu’il abordera dans le chap. IV des Essais. 314. Grammaire de l’assentiment, p. 519 sq. 315. Essais, chap. III, p. 162.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy vue historique316, non sans références implicites, redisons-le, à la Grammaire. Ce n’est que dans la quatrième partie de ce chapitre (IV) que le lien se fait entre Jésus et la révélation de Dieu317, telle que, d’un point de vue formel, le chapitre II l’avait présentée. Partant de l’idée moderne de « portrait de Jésus » (à défaut d’une vie de Jésus qui n’est pas faisable)318, les trois premières parties déploient d’abord « l’ensemble des notions » qui « constitue, autant qu’il nous est donné de la connaître, la façon dont Jésus lui-même envisageait son ministère ». Loisy établit en effet une sorte d’équivalence entre la « science de Jésus » ou sa « doctrine, comme connaissance et pensée – vocabulaire théologique –, comme témoignage de ses convictions intimes et du travail qui s’est opéré dans son esprit » – vocabulaire spirituel ou psychologique – et ce qu’on lit dans les Évangiles synoptiques [– vocabulaire exégétique –] touchant le royaume des cieux (I), et ce que ces Évangiles nous révèlent touchant la notion du Fils de l’homme et du Fils de Dieu (II), l’idée fondamentale de l’eucharistie, l’annonce de la résurrection et l’espérance du retour glorieux (III)319.

La première partie s’appuie d’emblée sur le schème de la forme et du fond intimement liés entre eux, pour montrer comment s’unissent chez Jésus deux conceptions du royaume, apparemment contradictoires : celle plus apocalyptique et théologique qui pointe vers un avenir proche et celle qui souligne son élément moral et actuel (I). La deuxième partie expose la position de l’exégète théologien par rapport aux deux titres principaux de Jésus, celle du Fils de l’homme et celle du Fils de Dieu (II), d’ailleurs tous les deux privilégiés par Newman320 ; le premier étant rigoureusement eschatologique ou messianique (c’est la thèse majoritairement soutenue par les historiens) en rapport avec l’annonce de la Passion, ajoute Loisy, et le second ne signifiant pas autre chose que Messie. Mais, ajoute-t-il immédiatement en ce lieu stratégique, le titre de « Fils de Dieu » avait aussi pour Jésus lui-même un sens plus profond que l’acception vulgaire. Le « Fils de Dieu » et le Dieu « Père » sont des idées corrélatives ; et de même que l’idée du Père céleste dans les Synoptiques est purement religieuse et morale, l’idée du Fils de Dieu n’a pas non plus par elle-même et directement, une signification philosophique. […] Appliquée à Jésus, l’idée de filiation divine marque d’abord un rapport religieux, une présence intime et vivante de Dieu, impossible à décrire en langage humain et qui ne peut s’exprimer que par des termes analogiques et figurés321.

316. Cf. Le compte rendu du chapitre IV des Essais dans la contribution de Rosanna Ciappa, p. 582584. 317. Cf. Essais, chap. IV, p. 191. 318. Cf. J. P.  M EIER, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. I. Les sources, les origines, les dates (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2004 ; II. La parole et les gestes (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2005 ; III. Attachements, affrontements, ruptures, Les Éditions du Cerf, Paris 2005 ; IV. La loi et l'amour (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2009. L’ouvrage revient à plusieurs reprises sur l’idée de « portrait » ; cf. surtout III, p. 403-437. 319. Essais, chap. IV, p. 191. 320. Grammaire de l’assentiment, p. 528 sq. 321. Essais, chap. IV, p. 179.

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Christoph Theobald Par la brèche ouverte ici entre déjà l’interprétation théologique : C’est parce qu’il avait conscience d’être « Fils » que Jésus s’est dit Messie, et non parce qu’il a eu conscience d’être Messie qu’il s’est dit « Fils ». Ni dans sa pensée ni dans sa carrière l’idée messianique n’est un point de départ ; elle est plutôt une conclusion. C’est pour s’être senti avec le Père céleste dans un rapport unique et pour avoir compris que dans cette union intime étaient contenus le commencement et la réalité substantielle du royaume, dont lui-même se trouvait ainsi chargé de procurer l’accomplissement, qu’il s’est reconnu et présenté comme le Messie promis à Israël322.

Rapportée à la vision initiale que Jésus aurait eue en sortant du Jourdain, à moins que celle-ci soit l’expression de tout un travail psychologique, cette lecture théologique est autorisée, d’un point de vue historique, par la perspective de la mort. C’est précisément parce que Jésus part de sa conscience de Fils pour arriver à l’affirmation de sa qualité messianique qu’il s’est montré si libre par rapport à tout idéal de messianisme politique : L’interpellation de la mort dans l’eschatologie messianique en change tout à fait le caractère ; car c’est la mort de Jésus qui devient le point culminant de son activité, et l’eschatologie proprement dite est renvoyée au second plan, sur une ligne indécise et flottante, d’où elle ne pourra produire dans la conscience chrétienne les troubles qu’elle a excités dans la conscience juive. Jésus se montra prophète et plus que prophète lorsqu’il proclama que sa mort était la condition de sa gloire et du royaume annoncé, lorsqu’il écarta toute idée d’un triomphe immédiat et qu’il se résolut à souffrir au lieu de régner323.

C’est précisément l’enjeu de la troisième partie de ce chapitre (III) de rendre ceci plausible en tentant d’accéder au « travail qui s’est opéré dans la conscience de Jésus » ; « travail parfaitement original et tout moral »324, ajoute Loisy. Partant de la confession de Césarée qui unit étroitement l’annonce de la Passion et la reconnaissance de Jésus comme Messie, il profile l’alternative qui se présente à Jésus face à l’indifférence et l’hostilité : ou renoncer à l’entreprise ou courir la chance inévitable d’y perdre la vie. Le temps n’était pas venu d’agir sur les gentils. Le Messie devait tenir jusqu’au bout son rôle en Judée et y préparer l’avènement du royaume, quand même la mort serait la condition du triomphe. Le problème qui se posait devant Jésus était des plus simples, ou, pour mieux dire, il n’y avait pas de problème ; le cours des événements lui manifestait la volonté de la Providence, et il était résolu à suivre sa voie, dût cette voie le conduire au dernier supplice. Le reste appartiendrait à Dieu, qui ne faillirait pas à ses promesses, ni à son Christ, qui ne l’abandonnerait pas dans la mort, et qui amènerait par des moyens à lui connus la consommation de son règne sur la terre325.

La thèse centrale de Loisy est donc que Jésus embrassait en esprit sa propre mort comme une partie de son service messianique : « c’était une condition d’accomplissement pour le royaume, puisque le Messie devait la traverser ; et c’était la

322. Essais, chap. IV, p. 180 (nous soulignons). 323. Essais, chap. IV, p. 183 ; cf. aussi Grammaire de l’assentiment, p. 531-534. 324. Essais, chap. IV, p. 186. 325. Essais, chap. IV, p. 184 (nous soulignons).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy condition définitive, puisque le Messie ne pouvait rien au-delà de ce sacrifice »326. C’est cette thèse qui, selon Loisy, permet de comprendre la signification du dernier repas où Jésus lègue à ses disciples « l’impression toute vive de cet incomparable service »327. L’identification théologique de la révélation s’appuie sur ce parcours historique, tout en affrontant dans la dernière partie (IV) du quatrième chapitre et dans la suite de l’ouvrage deux questions, posées par la recherche exégétique, qui n’étaient pas encore celle de Newman : La mort qu’il n’avait pas cherchée, mais qu’il avait acceptée sans crainte ni regret, le prit et donna à sa parole la seule considération dont elle eut besoin pour être impérissable. L’espérance qui l’avait soutenu ne l’a point trahi. Mais peut-être est-il nécessaire d’expliquer aux âmes de petite foi comment Jésus, avec sa conception du royaume, ses préoccupations messianiques et la pensée de son prochain retour, ne s’est pas réellement trompé et n’a pas trompé les autres. Une autre question qui se pose en même temps, celle de savoir à quel titre l’Église peut se recommander de Jésus, si Jésus n’a jamais eu en vue que le royaume des cieux, sera traitée ultérieurement. Ce qu’il importe d’établir maintenant est que l’Évangile n’a pas été une illusion dont la première, la plus noble, la plus touchante victime aurait été celui mène qui l’a prêché328.

Que ces questions sont absolument décisives, la lettre de Loisy à von Hügel du 8 août 1897 l’avait déjà noté : « C’est […] le long de cette difficulté, écrit-il, que glissent tous ceux que la critique conduit hors la foi positive ; et c’est pour ne pas la regarder en face que notre apologétique est foncièrement nulle »329. Appuyé sur les trois premières parties, Loisy réintroduit alors la distinction entre le fond et la forme ainsi que son principe de relativité, ressaisi dans le concept de « l’absolu conditionné » : L’Évangile vivant était divin et humain, même juif en tant qu’humain ; sans cela il n’aurait pas été l’Évangile ; il avait besoin d’être divin et humain pour être réel ; et s’il est vrai que sans le fond divin il aurait été une illusion, il convient d’ajouter que sans sa forme juive il n’aurait pas existé ; c’est par le moyen de cette forme qu’il est entré dans l’histoire. Sa divinité n’en subit aucun préjudice, puisqu’on ne peut lui imputer à désavantage ce qui lui a permis de prendre pied sur la terre et de s’y manifester. […] L’Évangile, paraissant en Judée et ne pouvant même paraître ailleurs, devait, qu’on me pardonne la barbarie de l’expression, être conditionné judaïquement. L’extérieur juif est le corps dont l’Évangile est l’âme. Supprimons le corps par hypothèse et l’âme s’évanouira dans l’air comme un souffle léger. Ne disons pas que la forme juive de l’Évangile fut un défaut puisque ce fut la condition indispensable de son existence, l’élément terrestre qu’il vivifia et qui lui permit d’être sensible, intelligible, agissant, entraînant parmi les hommes. Cette forme juive contribua à la perfection transitoire et relative de l’Évangile, puisqu’elle contribua à lui donner l’être réel et à fonder sa durée, tout comme le corps contribue à la perfection contingente et relative de notre vie, puisque sans le corps il n’y a pas de vie humaine.

326. Essais, chap. IV, p. 186. 327. Essais, chap. IV, p. 186. 328. Essais, chap. IV, p. 190. 329. Cf. supra, note 61.

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Christoph Theobald Le messianisme avec la parousie et le règne triomphant de Dieu sur la terre est donc le corps de l’Évangile, corps sans lequel l’Évangile n’aurait été qu’une possibilité métaphysique, une essence invisible, intangible, même inintelligible, par défaut de symbole approprié à nos moyens de connaissance, et non quelque chose de vivant dans l’humanité. Il faudra toujours un corps à l’Évangile, être vivant et humain330.

Décisive, cette réponse aux questions historiques détermine ultimement la signification du terme révélation : « Les assertions qu’on vient de lire s’enchaînent selon la logique de la foi qui trouve en Jésus la révélation de Dieu, si l’Évangile est la vraie religion »331. Cette formule conclusive de Loisy récapitule tout l’itinéraire accompli depuis le deuxième chapitre des Essais. Sans être une définition « métaphysique », l’identité théologique de Jésus, « sa divinité » ressort de la lecture historique des textes, à condition de les interpréter selon la logique de la foi, celle qui y repère le travail psychologique et spirituel. L’apologiste de Paris rejoint ici ce que le cardinal Newman avait appelé « la vue autocratique indépendante que (le Christ) prend de sa propre religion » 332. Il ne cesse d’insister sur la liberté de Jésus, une toute dernière fois dans la conclusion de son chapitre christologique : Quant à l’avenir, on dirait qu’il se l’est figuré trop simple, que son espérance touchant l’avènement définitif du royaume était à la fois trop rudimentaire, trop imaginative, trop éloignée de la réalité pour qu’on puisse l’exempter d’illusion. Mais ce serait juger bien mesquinement du plus grand acte de foi qui ait jamais été accompli sur la terre. Jésus mourut confiant dans l’avenir de son œuvre et dans sa propre immortalité, dans son propre triomphe. Sa confiance ne provenait pas d’un effort pour se dissimuler l’insuccès présent, pour surmonter les souffrances physiques et les terreurs de la mort, mais du même sentiment intime qui ne lui permettait pas même de supposer que la vie divine qui était en lui dût s’évanouir avec son dernier souffle, et que le royaume fût perdu avec lui, que lui-même fût perdu pour le royaume, parce qu’il aurait subi la mort. Non, le Messie vivrait à jamais, et le royaume viendrait333 !

2. Par rapport à la « christologie » de Newman, Loisy conduit jusqu’au bout l’inscription de la révélation dans l’histoire des religions, tentant de penser réellement ce qu’il appelle « l’absolu conditionné » et il le fait, comme nous venons de le voir, à un niveau de réflexivité bien différent de celui du Cardinal anglais. Ces différences significatives, sans être des contradictions, s’affirment encore quand on aborde la question du développement historique de la révélation et de sa complétude en ses débuts. Dans son débat avec Perrone en 1847, Newman avait déjà abordé cette question de front, tentant de faire comprendre à son interlocuteur l’idée de développement334. Rappelons l’insistance antiprotestante de l’école romaine depuis Perrone et de l’école catholique de Tübingen sur le principe de la tradition organiquement liée à la révélation dont elle est la manifestation vivante dans l’Église. Newman partage

330. Essais, chap. IV, p. 191 sq. 331. Essais, chap. IV, p. 191 (nous soulignons). 332. Cf. supra, p. 636. 333. Essais, chap. IV, p. 194 (nous soulignons). 334. Cf. supra, note 242 ; cf. aussi O. CHADWICK, From Bossuet to Newman, p. 164-184 et W. K ASPER, Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule, p. 119-130.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy cette position, Loisy aussi ; nous l’avons déjà montré 335. Or, dans son débat avec le fondateur de l’école romaine, Newman propose une articulation entre révélation et développement historique qui distingue nettement entre révélation ou « idée chrétienne », comme il dit, et doctrine ou dogme, distinction que le premier refuse336. Leur conception du « dépôt de la foi » les sépare, le premier l’identifiant à des affirmations ou des vérités données d’emblée en leur totalité, le second le comprenant de telle façon qu’il implique constitutivement le développement. C’est précisément l’analogie de « l’idée » qui doit faire comprendre ce lien intime. Or, ce concept clé de l’épistémologie newmanienne, parfaitement présenté par Loisy au début de son exposé sur Newman337, n’a rien de l’idée platonicienne mais est par principe incarnée. Elle est en quelque sorte l’autre versant de l’« assentiment réel » dont il a été question plus haut338 : L’idée qui représente un objet réel ou supposé tel s’étend à la somme de ses aspects possibles quelle que soit leur variété dans les consciences individuelles ; et plus les aspects sous lesquels elle se présente à des esprits divers sont eux-mêmes variés, plus elle a de force et de profondeur, plus sa réalité s’impose339.

Le développement s’avère comme constitutif de l’idée, dans la mesure où celle-ci est de nature à retenir l’attention et à prendre possession de l’esprit ; et puisqu’elle vit réellement dans l’esprit de ceux qui l’ont reçu, elle ne peut y rester passive mais « devient en eux un principe actif »340. Contre Perrone qui ne connaît qu’un développement externe quoad nos, refusant que l’histoire touche à l’espace interne du depositum341, Newman n’hésite pas à affirmer « que l’idée, en le modifiant, est modifiée à son tour, ou tout au moins influencée, par l’état de choses où elle se fraie sa voie, et dépend de bien des manières des circonstances qui l’entourent »342. On comprend dès lors que son historicité constitutive nécessite une critériologie pour discerner, face à toutes sortes de corruptions, le développement légitime qui occupe la deuxième partie de l’Essai. Si Newman réussit à rassurer Perrone en affirmant nettement la clôture et la complétude de la révélation343 – liée à la « vérité centrale de l’Évangile », l’Incarnation344 –, son analogie entre le développement doctrinal de l’Église et le développement de l’enfant est refusé par son interlocuteur parce que, à ses yeux, elle met l’acquis de la clôture initiale à nouveau en question. Pour le théologien anglais la

335. Cf. supra, p. 624. 336. Perrone refuse clairement la formulation de Newman : « Cum Verbum Dei non nisi progressu temporis transeat in dogmata et objectivum fiat… », dans T. LYNCH, « The Newman-Perrone Paper on Development », Gregorianum 16 (1935), p. 413. 337. Cf. Essais, chap. I, p. 76. 338. Cf. supra, p. 335 sq. et le texte de la Grammaire, cité dans la note 271. 339. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, p. 60. 340. Ibid., p. 62 sq. 341. The Newman-Perrone Paper, p. 429 : « Intrinsecum incrementum nullum factum est. – Non fuit nisi incrementum extrinsecum seu actus fuit numerus articulorum explicite credendorum ». 342. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, p. 65. 343. The Newman-Perrone Paper, p. 418 et p. 430 : « maneat autem vera traditio, non fiat instauratio veritatis ». 344. Essais sur le développement de la doctrine chrétienne, p.  62 et p.  390 sq. ; cf. aussi supra, p. 636.

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Christoph Theobald totalité du depositum ne sera en effet « réalisée » ou présente à la conscience ecclésiale que quand l’histoire en aura exploré « la somme de ses aspects possibles ». Cette position qui garde ouverte la « profondeur » infinie de la tradition et qui souligne – Loisy la suivra345 – la créativité de tout acte de réception, est en effet assez étrangère à l’idée que la théologie romaine et Vatican I se font du dépôt de la foi et d’une époque constitutive de la révélation. Mais comme le montrent les formules de son mémoire adressé à Perrone346, Newman ne parvient pas vraiment à penser en même temps clôture et ouverture347. De ce point de vue, la position de Loisy semble être plus claire. Il utilise, certes, la notion newmanienne d’« idée », en particulier quand il passe de la lecture des évangiles au travail spirituel et psychologique de Jésus qui atteste son identité théologique ; il y énumère un « ensemble d’idées » qui est pour l’historien la science du Christ et qui « se résume dans l’idée du Royaume », et non pas dans celle de l’Incarnation comme chez Newman qui fait intervenir tout de suite la théologie johannique. On peut dire, ajoute-t-il, si l’idée du royaume est réelle, l’Évangile est divin, et Jésus lui-même est Dieu. Qu’on veuille bien ne pas chercher dans ces propositions un argument syllogistique, reprend-il à la suite de Newman 348. La divinité de Jésus n’est pas un théorème de géométrie, et elle ne peut pas être l’objet d’une démonstration mathématique. Les assertions qu’on vient de lire s’enchaînent selon la logique de la foi qui trouve en Jésus la révélation de Dieu, si l’Évangile est la vraie religion 349.

Mais jamais Loisy n’identifie cette « idée » avec la terminologie du « dépôt », trop liée à la conception intellectualiste de la révélation et de la tradition350. Il insiste certes sur l’unicité du Christ351, voire sur sa filiation divine352, mais il en rend compte en terme de « degré » ou de « perfection » au sein d’une économie

345. Cf. supra, p. 625. 346. Cf. surtout The Newman-Perrone Paper, p. 414 sq. : « Donec autem in formam dogmaticam conjecerit Ecclesia hanc vel illam partem depositi sui, fieri potest ut non pleni sibi conscia sit qui ea de re sentiat. Quo in sensu dici potest Ecclesiam, totum licet fidei depositum a principio habentem, plus scire in theologia nunc quam prioribus saeculis » (annotation de Perrone  : Hoc dicere non auderem !) ; ibid., p. 418 : « Harum autem legum (il s’agit des lois du développement) illa praecipua est, ea, quibus adaugetur depositum (annotation de Perrone : Non adaugetur depositum, semper enim hoc immutabile mansit !), proprie non esse nova, sed quasi evolutiones eorum quae ibi jam locum habent ; ita ut revera crescat dogma Christianum, non coagmentetur ; maneat autem vera traditio, non fiat instauratio veritatis ». 347. Dans sa Lettre au Duc de Norfolk, il reprend simplement les formules de Vatican  I sur la distinction entre l’inspiration et l’assistance de l’Esprit et l’idée d’une « époque constitutive » : « Aux Apôtres, toute la révélation a été donnée. À l’Église, la révélation est transmise. Aucune vérité absolument nouvelle ne nous a été livrée depuis la mort de saint Jean. L’Église n’a reçu la mission que de conserver dans sa plénitude et dans son intégrité ce “noble dépôt” de vérité que lui ont légué les Apôtres » (Lettre au Duc de Norfolk et correspondance relative à l’infaillibilité, Textes newmaniens VII, p. 362). 348. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, p. 62, déjà cité implicitement dans Essais, chap. I, p. 59. 349. Essais, chap. IV, p. 191. 350. Cf. l’unique occurrence de ce terme au chap. IX des Essais, p. 390, où il commente le chap. 4 de Dei Filius. Cf. cependant l'utilisation inhabituelle « dépôt de l'Évangile » au chap. I, p. 83. 351. Cf. supra, p. 646 et note 332. 352. Cf. Essais, chap. IV, p. 178-181.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy surnaturelle ou d’une « révélation générale » coextensive à toute l’histoire de l’humanité353. Aussi utilise-t-il le concept de « révélation progressive » : « Si certaine qu’elle soit, la révélation ne cesse pas d’être progressive »354 ; progressivité intimement liée à la condition historique de l’être humain, tout en étant orientée par l’idée du « royaume » et l’espérance qui lui correspond : L’esprit prophétique est déjà à beaucoup d’égards, l’esprit de l’Évangile. Le cadre seul est national et la masse des Juifs a voulu s’en tenir à ce cadre de l’espérance israélite. Combien homogène cependant, combien logique dans son renouvellement perpétuel a été cette espérance, envisagée dans son idée, un principe spirituel, depuis les anciens prophètes jusqu’à la prédication du royaume et à l’apocalypse johannique. […] C’est la forme seule, la couleur imaginaire de l’espérance qui est relative et imparfaite ; le fond, c’est-à-dire la foi au triomphe de la justice et de la miséricorde éternelles est un fait admirable et vraiment surnaturel ; l’épuration progressive de cette foi, sa réalisation dans l’Évangile et dans l’Église est la continuation du même miracle spirituel 355.

Ainsi se dessine un débat qui prendra toute son ampleur au XXe siècle : en face d’une conception de la révélation fondée sur l’autorité et la véracité de Dieu356 qui a été maintenue et nuancée par Newman à partir de l’expérience de la conscience et de son développement, s’affirme l’idée d’une révélation générale et progressive, culminant en Christ, qui s’appuie sur les sciences des religions et l’idée théologique d’une « économie surnaturelle » inscrite en toute l’humanité357. L’apologétique chez Newman et Loisy : accumulation de probabilités et certitude de la foi Sur le deuxième terrain du débat, l’apologétique proprement dite (De vera religione), Loisy suit très fidèlement la pensée de Newman qu’il reprend dans la quatrième partie du chapitre II des Essais (IV)358. Avec la Grammaire, il distingue entre l’accumulation de probabilités, seule valable dans « l’ordre de la religion », et la certitude de la révélation qui découle de « l’expérience intime qui est faite (des preuves) et du rapport vital qui s’établit entre l’âme qui cherche et la vérité qui s’offre »359, la négation de la certitude de la foi par le protestantisme libéral étant attribuée à la confusion chez les théologiens romains entre la « démonstration catholique » et la « démonstration » d’un « théorème de géométrie ». Comme Newman, Loisy applique ce rapport simultanément aux conditions d’accueil de la révélation –  « la théorie de la connaissance religieuse »360  – et à l’histoire où q

353. Cf. supra, p. 611 sq., p. 619 sq, p. 625, p. 639 et en particulier la note 136. 354. Essais, chap. II, p. 120. 355. Essais, chap. II, p. 116. 356. Ce sera aussi la conception de Karl Barth dans Dogmatique, I/1 et 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu (1932), Labor et Fides, Genève 1953 et 1954. 357. Ce sera aussi la conception d’un Wolfhard Pannenberg, dans Offenbarung als Geschichte, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 1963, et, d’une tout autre manière, d’un Karl Rahner dans « Weltgeschichte und Heilsgeschichte », Schriften zur Theologie, Band V, Benziger, Zürich-EinsiedelnCologne 1964, p. 115-135. 358. Cf. supra, p. 626-628 sq. 359. Essais, chap. II, p. 118. 360. Essais, chap. II, p. 119.

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Christoph Theobald les probabilités sont faites de « coïncidences accumulées »361, formant « l’intime et constante harmonie des idées et des choses dans un mouvement religieux qui s’est développé progressivement sous la conduite de la Providence »362. S’il y a une différence à noter entre les deux approches apologétiques, elle est de l’ordre de l’accent. Tandis que Newman développe une véritable « théorie de la connaissance religieuse », fondée sur son analyse de la conscience, cet aspect est peu explicité chez Loisy, qui fait davantage confiance à la force de conviction qui s’éveille dans le sujet grâce à l’exposé « objectif » de l’histoire de la religion d’Israël, des origines chrétiennes et du développement chrétien et catholique : Ce qui est aujourd’hui pour l’âme religieuse le miracle par excellence, la preuve durable de la religion, est la religion même avec son progrès lent et magnifique depuis les humbles origines jusqu’à Jésus, et depuis Jésus dans l’Église363.

 L’épistémologie chez Newman et Loisy : la question de l’accès au « réel » Cette différence d’accent ou de style se répercute sur l’ensemble de leurs « épistémologies », voire sur leurs conceptions des rapports entre science et dogme, raison et foi (De locis theologicis). Et c’est d’abord leur articulation de la pratique de l’histoire et de la philosophie qui les différencie. Comme l’indique le titre Grammaire de l’assentiment qui fait référence aux règles pour parler et écrire correctement, Newman est attaché à la logique, voire à la formation correcte de propositions et aux conditions permettant de leur donner notre assentiment. Et il teste ces règles dans tous les domaines de la vie et du savoir humain, avant de les appliquer, de manière spécifique, aux croyances et à la foi chrétienne. Une même manière de procéder est appliquée dans l’Essai sur le développement où Newman établit un classement de différents types – développements mathématiques, physiques, matériels (ressources nationales), ou encore logiques, historiques, éthiques et métaphysiques – avant de parler plus spécifiquement du développement de la doctrine chrétienne. Ce sens de la différenciation qui s’appuie souvent sur Aristote et son Éthique à Nicomaque364 peut s’accorder parfaitement à ce qu’en stipule le quatrième chapitre de Dei Filius sur la différence des « deux ordres de connaissance ». Il est aussi accordé au principe dogmatique du catholicisme365, consistant précisément à donner du poids à une série spécifique de « propositions », même si la distinction entre assentiment notionnel et assentiment réel introduit l’imagination et l’expérience des sujets, absentes de la théologie romaine. Si Loisy reproche discrètement à Newman « d’avoir semblé un peu trop réduire (le développement) au mouvement des idées, au progrès de la croyance, à la détermination des dogmes »366, c’est qu’il conçoit les rapports entre sa pratique d’historien et la philosophie d’une autre manière. Même s’il distingue plus nettement que Newman les parties théoriques et la partie proprement historique de ses Essais, il tente de laisser émerger la théorie du sein même de l’histoire des religions, du q

361. Cf. Grammaire de l’assentiment, p. 508-510. 362. Essais, chap. II, p. 115 ; cf. supra, note 300. 363. Essais, chap. II, p. 109. 364. Cf. supra, note 264. 365. Ce principe est le premier de neuf principes, découlant de l’idée d’Incarnation ; cf. Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, p. 391 sqq. 366. Essais, chap. II, p. 81.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy judaïsme et du christianisme, tout en menant constamment un débat avec d’autres types de théorisation. Le « notionnel » métaphysique et théologique est critiqué dans la mesure où il refuse son enracinement dans la relativité historique. On pourrait dire que ce « notionnel » trouve chez Loisy une autre figure objective que chez Newman, celle du récit historique où l’historien détecte un « réel » fondamentalement historique laissant paraître « l’absolu » toujours sous une forme conditionnée. Même si Loisy vise, comme Newman, l’unité de l’existence humaine et donc la collaboration des facultés bien différenciées de l’intellect, du sens moral et du sens religieux, il aborde la différenciation moderne d’une tout autre manière. Elle est fondée selon lui sur la différence fondamentale entre la face visible, phénoménale, matérielle, directement observable du monde, qui est le domaine de la science, et sa face invisible, intérieure, spirituelle, pressentie plutôt que perçue, désirée plutôt qu’observée, qui est le domaine de la foi367.

Cette distinction permet l’autonomie respective des sciences et de la théologie et leur capacité d’autolimitation et d’apprentissage mutuel, l’autonomie des sciences étant ultimement fondée sur leur agnosticisme : La science […] a franchi l’étape durant laquelle l’esprit humain pouvait se contenter d’abstractions. L’agnosticisme de la science est, en pareille matière, un progrès sur le dogmatisme ancien, et il se prête infiniment mieux, sinon à l’explication rationnelle qu’il ne faut pas chercher, du moins à l’aveu raisonnable du mystère ; il aide à placer le mystère où il est véritablement, dans les choses et non dans les idées ou les formules368.

Un sens aigu de l’anthropomorphisme de toutes nos représentations de Dieu369 lui interdit sans doute d’accéder, à travers ses aspects infiniment variés, à la « réalité » même de son idée alors que l’« illatif sens »370 le permet à Newman, sans lui donner pour autant de réaliser, ici et maintenant « la somme de ses aspects possibles ». * En conclusion de cette comparaison, nous pouvons retenir que l’architecture théorique qui porte les Essais de Loisy a été très largement construite avec les éléments essentiels de l’apologétique de Newman, même si l’on ne peut s’empêcher

367. Essais, chap. IX, p. 365 ; cf. supra, note 90. 368. Essais, chap. IX, p. 392 ; cf. supra, note 151. 369. Essais, chap.  IX, p. 380 sq : « Admettons, il le faut bien, que toutes nos idées sur Dieu, même celles qui nous représentent le Dieu de la révélation sont des anthropomorphismes plus ou moins déguisés moyennant lesquels nous imaginons un être assez transcendant à tout ce qui est pour voir, produire et embrasser d’un seul acte d’intelligence, de volonté, de puissance, tout ce qui a été, fut et sera. Est-ce là Dieu ? Non, ce n’est qu’un symbole, et un symbole très imparfait de l’être divin, car ce n’est à le bien prendre que l’image d’un homme surhumain, dont l’activité ne connaîtrait pas les limitations que le temps, l’espace imposent à l’activité ordinaire des hommes. Combien il serait téméraire d’affirmer qu’une telle idée exprime adéquatement le rapport effectif de Dieu avec le monde. Dieu et le monde sont plus réels que cette idée. Ce n’est pas avec l’idée mais entre eux qu’ils ont rapport. Le rapport de Dieu avec le monde, rapport de création et de conservation, le rapport de Dieu avec l’homme, par l’éveil, les progrès, la béatification de la conscience morale sont mystérieux comme Dieu, comme le monde, comme l’homme. Tout est mystère et il n’est pas trop tôt qu’on s’en aperçoive. La meilleure expression de ce mystère ne l’est jamais que relativement, étant toujours symbolique, incomplète, perfectible ». 370. Cf. Grammaire de l’assentiment, p. 423-464.

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Christoph Theobald de penser que l’apologiste de Paris se couvre quelque peu de l’autorité du « plus grand théologien catholique » de son époque pour rendre accessible la nouveauté inquiétante de son approche. Les différences entre ces deux pensées mettent en effet davantage en relief l’originalité des Essais. Si l’apologétique de Newman s’enracine dans une analyse de ce qu’on peut appeler « la dramatique » de la conscience humaine, celle de Loisy propose une vision plus « optimiste », voire « progressiste » de l’histoire humaine ; ce qui n’est pas sans refluer sur leur « idée de Dieu », le premier maintenant son autorité sans nier qu’il est aussi bénédiction, le second fondant « l’obligation » de croire en Lui sur une « loi » de progrès moral et religieux immanente à l’humanité, faute de pouvoir embrasser Son « incompréhensibilité ». Et tandis que le premier maintient la distinction entre « religion naturelle » et « religion révélée », le second l’abolit dans une « révélation générale » coextensive à l’histoire qui trouve son point culminant de perfectionnement en Jésus-Christ et dans le développement chrétien. Les deux penseurs sont parfaitement conscients que l’interprétation « providentielle » de cette histoire est un acte qui rassemble, ex eventu pourrait-on dire, un certain nombre de probabilités et de coïncidences historiques. Mais Loisy souligne jusqu’au bout la « relativité » contextuelle de toutes les figures de l’histoire ; ce qui l’oblige à adopter un « agnosticisme philosophique » qu’il interprète dans le sens d’une théologie négative  : « Dieu se révèle sans se donner. Il se laisse deviner sans se laisser embrasser » 371. Pour ce qui est de ces présupposés philosophiques de son approche et de leur répercussion théologique, il croise à plusieurs reprises la pensée de Maurice Blondel dont il sera question maintenant. c. En partenaire du « philosophe chrétien » Maurice Blondel Appartenant à peu près à la même génération que Loisy, Blondel soutient et publie sa célèbre thèse sur « L’Action » (1893) pendant l’année où Loisy est destitué de son poste de professeur à l’Institut catholique de Paris et au moment où paraît l’encyclique Providentissimus. Comme on le sait372, le chef-d’œuvre du philosophe suscite des conflits importants, d’abord du côté de la philosophie universitaire et ensuite dans le camp de l’apologétique néo-scolastique. Voulant défendre le statut philosophique de sa démarche, Blondel rédige en effet en 1896 sa Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux373. C’est cette série de six articles, publiés dans les Annales de philosophie chrétienne, qui deviendra la cible de l’Abbé Gayraud et du Père Schwalm ; Blondel est taxé de kantien et on détecte dans son œuvre du subjectivisme, du fidéisme et du naturalisme374. Trois ans après Loisy, il se trouve donc dans une situation analogue, protégé cependant par son

371. Essais, chap. IX, p. 382. 372. Cf. R. VIRGOULAY, Blondel et le modernisme. La philosophie de l’action et les sciences religieuses (1896-1913), Le Seuil, Paris 1980 ; C. THEOBALD, Maurice Blondel und das Problem der Modernität, cité supra, et P. GAUTHIER, Newman et Blondel. Tradition et développement du dogme, Les Éditions du Cerf, Paris 1988. 373. Texte publié dans Maurice Blondel. Œuvres complètes II. 1888-1913 : La philosophie de l’action et la crise moderniste, PUF, Paris 1997, p. 101-173. 374. Cf. H. BOUILLARD, Blondel et le christianisme, Le Seuil, Paris 1961, p. 34-39.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy statut d’enseignant laïc, d’abord à l’université de Lille et, depuis décembre 1896, à Aix-en-Provence. À plusieurs reprises, Loisy se réfère, dans ses Essais, à la Lettre sur l’apologétique, sans connaître directement Blondel. Les deux pensées se croiseront seulement en 1903 dans un échange épistolaire, après la parution de l’Évangile et l’Église (1902) ; échange qui conduira le philosophe à publier en 1904, après lecture d’Autour d’un petit livre (1903), trois nouveaux articles dans la Quinzaine sous le titre Histoire et dogme. Les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne375 . Ajoutons encore que Blondel découvre un an plus tard l’œuvre du cardinal Dechamps, célèbre représentant du « traditionalisme modéré » à Vatican I où il défend contre Franzelin l’articulation des « deux faits, extérieurs et intérieur » ; découverte qui permet à Blondel de s’inscrire plus explicitement dans ce courant intellectuel et spirituel376. Loisy se réfère trois fois à la Lettre sur l’apologétique et une quatrième fois de manière implicite. La toute première occurrence, au chapitre II des Essais, concerne la théorie du miracle (partie III) : Comme pour la philosophie aucun des faits contingents n’est impossible ; comme l’idée de lois générales et fixes dans la nature, et l’idée de nature elle-même n’est qu’une idole ; comme chaque phénomène est un cas singulier et une solution unique, il n’y a sans doute, si l’on va au fond des choses, rien de plus dans le miracle que dans le moindre des faits ordinaires ; mais aussi il n’y a rien de moins dans le plus ordinaire des faits que dans le miracle. Le sens de ces coups d’État qui provoquent la réflexion à des conclusions plus générales en rompant l’assoupissement de la routine, c’est de révéler que le divin est, non pas seulement dans ce qui semble dépasser le pouvoir accoutumé de l’homme et de la nature, mais partout, là même où nous estimerions volontiers que l’homme et la nature se suffisent. Les miracles ne sont donc vraiment miraculeux qu’au regard de ceux qui sont déjà mûrs pour reconnaître l’action divine dans les événements les plus habituels. D’où il résulte que la philosophie, qui pécherait contre sa propre nature en les niant, n’est pas moins incompétente pour les affirmer, et qu’ils sont un témoignage écrit dans une autre langue que celle dont elle est juge377.

La distinction entre le phénomène et le fond, décisive dans la démarche de Loisy, se trouve donc ici, et dans une commune opposition au rationalisme cartésien378.

375. Texte publié dans Maurice Blondel. Œuvres complètes II. 1888-1913 : La philosophie de l’action et la crise moderniste, PUF, Paris 1997, p. 390-453. L’échange de lettres entre Loisy et Blondel a été publié par René Marlé dans Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse, p. 70-113 ; cf. aussi C. THEOBALD, Maurice Blondel und das Problem der Modernität, p. 288-309 et p. 401-420. 376. « L’œuvre du Cardinal Dechamps et la méthode de l’apologétique », APhC 151 (1905), p. 68-91 ; « Les controverses sur la méthode apologétique du Cardinal Dechamps », APhC 151 (1906), p. 449472, p. 625-646 ; « L’œuvre du Cardinal Dechamps et les progrès récents de l’apologétique », APhC 153 (1907), p. 561-591.  377. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 108, cité dans Essais, chap. II, p. 108 sq. 378. Cf. Essais, chap.  II , p. 109 : « Il est assez curieux que la plupart de nos apologistes, au lieu de remonter dans la tradition chrétienne (Augustin) pour se mieux pénétrer de son esprit, gardent avec un soin jaloux la conception de la nature que leur a fourni le rationalisme cartésien : un ensemble de mouvements mathématiquement réglés, toujours identiques, étant produits par les mêmes ressorts, agissant de la même manière. Rien n’est moins certain que cette immutabilité de la nature, que cette

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Christoph Theobald La deuxième et la troisième occurrence se trouvent dans le chapitre VIII des Essais sur le régime intellectuel de l’Église catholique. Blondel est appelé à la barre pour témoigner en faveur de l’autonomie de la philosophie et Loisy rappelle son affirmation « qu’il n’y a pas, à proprement parler, de philosophie chrétienne, ni jamais de philosophie définitive »379. La raison en est que, loin d’être statique, la philosophie a elle-même une histoire et procède selon une « loi de transformation et de croissance » ; ce que Blondel rappelle effectivement à la fin de la première partie de sa Lettre380 dont Loisy cite l’extrait suivant, non sans noter qu’il « contredit les instructions de Léon XIII touchant la philosophie de saint Thomas d’Aquin » : Poser d’emblée les mêmes affirmations initiales et doctrinales qu’au XIIIe siècle, c’est non seulement se fermer tout accès auprès des esprits qui vivent des pensées de notre temps, mais encore vainement chercher à retrouver pour soi-même un équilibre qui a été définitivement rompu, parce qu’il n’était stable qu’avant certaines distinctions faites, avant certains problèmes soulevés. Penser littéralement aujourd’hui comme il y a quatre cents ans, c’est inévitablement penser dans un autre esprit qu’alors381.

Ajoutons encore que, dans le chapitre suivant qui traite des rapports entre dogme et science, Loisy s’inspire implicitement de la Lettre de Blondel quand il commence (I) par déterminer la relation entre les deux faces, phénoménales et spirituelles, du monde : La foi le regarde par le côté esprit ; la science le regarde par le côté de la matière. Relativement à notre intelligence, les lignes d’investigation sont parallèles et indéfinies ; elles peuvent se prolonger toujours sans se rencontrer, sans se heurter, sans se confondre, bien qu’elles ne cessent pas de se regarder l’une l’autre et de se gouverner en quelque façon l’une par l’autre382.

Dans son paragraphe sur « l’extension abusive des sciences dans le domaine de la philosophie et de l’apologétique » Blondel utilise en effet la métaphore des « parallèles » pour décrire les enjeux épistémologiques de sa conception « conventionnaliste » des sciences : Ce n’est point des unes qu’on peut passer aux autres ; et les sciences se développent indéfiniment sans rencontrer ce qu’on voudrait vainement leur faire signifier ; car elles n’ont point à s’inquiéter d’atteindre ou de révéler le fond des choses : elles ont seulement à constituer un système de relations de plus en plus cohérentes, à partir de différentes conventions où entre une part d’arbitraire humain, et dans la mesure où chacune de leurs diverses hypothèses est contrôlée ou appliquée en fait383.

conception de la matière ayant pour toute loi l’étendue, pour toute propriété un mouvement imprimé du dehors ». 379. Essais, chap.  VIII, p.  330 ; sans référence explicite au texte de la Lettre sur l’apologétique, cette affirmation s’y trouve effectivement  : « […] au sens où l’on entend ordinairement ce mot “la philosophie chrétienne” n’existe pas plus que la physique chrétienne […] » (Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 134 sq.) ; cf. cependant ibid., p. 140. 380. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 118-122. 381. Ibid., p. 121. 382. Essais, chap. IX, p. 365 ; cf. supra, notes 90 et 367. 383. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 105.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Loisy reprend même la thèse historique de Blondel qui attribue le rationalisme en sciences et en théologie à la scolastique qui, héritant de la conception grecque de la raison, attribue à celle-ci le pouvoir divin d’« envelopper l’ordre entier de la pensée et de la réalité » : Combien de fois au cours de cette étude, écrit Loisy, n’avons-nous pas rencontré sur notre chemin la vieille erreur scolastique, héritage du rationalisme grec, qui consiste à croire que la vérité connue de nous est adéquate aux choses et que la raison de l’homme est souveraine dans l’ordre de la vérité 384.

On peut se demander si ces références n’ont qu’un caractère éclectique. Qu’elles concernent, toutes, l’épistémologie de Loisy, laisse présager une influence plus structurante du philosophe sur l’exégète dont l’analyse permettra de différencier, davantage encore, le type d’apologétique de ce dernier. Rappelons pour cela d’abord la structure tripartite de la Lettre sur l’apologétique385, analogue à celle des Essais386. La première partie aurait pu inspirer à Loisy l’orientation de son premier chapitre ; elle commence en effet par passer en revue diverses formes d’apologétique et parmi elles, en troisième lieu, l’apologétique historique et, en sixième et dernière position, l’ancienne apologétique doctrinale attribuée au thomisme. Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux premières références de Loisy à la Lettre (dans les chapitres II et VIII des Essais) concernent précisément ces deux types. Mais la perspective critique des deux auteurs est bien différente. Le philosophe pose un double principe : il refuse tout type d’apologétique en qui « la notion même du surnaturel demeure vague et ambiguë » et n’atteint pas « la raison formelle [de l’enseignement chrétien], son exigence mortifiante et cependant nécessaire pour la nature »387 ; il exige par ailleurs que l’apologétique soit vraiment philosophique, qu’elle honore donc la structure systématique de la philosophie et la nécessité « scientifique » reliant toutes les conditions de la destinée humaine. Or, tandis que l’apologétique historique pense établir la réalité de la révélation mais ne se soucie pas de montrer « la nécessité pour nous » d’y adhérer et « l’impossibilité » concomitante de toute démonstration de produire la foi, l’apologétique classique se contente de la proposition du surnaturel dans une rationalité qui appartient à un autre âge. De son côté, Loisy ne cherche ses critères de jugement des « théories » du catholicisme, du rationalisme d’un Renan et du protestantisme libéral ni dans une définition précise de la « notion du surnaturel » ni dans une philosophie religieuse, mais dans une phénoménologie historique des religions et du christianisme. Cela donne évidemment une tout autre forme à la deuxième partie de leurs entreprises, historique dans le cas de Loisy et philosophique dans la Lettre de Blondel. Partant d’une définition formelle de la révélation surnaturelle, ce dernier argue du fait « que le don, gratuit, libre et facultatif en sa source, devient pour le destinataire, inévitable, imposé et obligatoire » pour montrer que « de cette

384. Essais, chap.  IX, p.  392 sq. ; cf. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 141-151. 385. Pour une analyse détaillée, cf. C. THEOBALD, Maurice Blondel und das Problem der Modernität, p.  88-91 et p.  388-409 et Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, Les Éditions du Cerf, Paris 2007, p. 281-298 ; cf. aussi ibid., p. 236-279. 386. Cf. supra, p. 599. 387. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 111 sq.

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Christoph Theobald exigence il faut qu’il y ait trace dans l’homme purement homme et écho dans la philosophie la plus autonome »388, alors que le premier construit sa théorie généalogique de la révélation surnaturelle sur la base d’une phénoménologie de la religion d’Israël, des origines chrétiennes et de l’histoire du christianisme. Cette différence est bien évidemment capitale et nous y reviendrons. Pour la dernière partie, les deux parcours se rejoignent à nouveau dans un commun intérêt pour l’épistémologie, abordée, dans les deux cas, dans la trame de l’histoire moderne des sciences et de l’histoire ou de la philosophie, le concile Vatican  I et surtout le quatrième chapitre de Dei Filius exerçant dans les deux cas une certaine régulation. Si Loisy envisage un nouveau « concordat » entre les sciences et le dogme catholique, Blondel établit ce qu’il appelle « perfectionnement réciproque de la conscience religieuse par le libre progrès de la philosophie ». Si la structure de la Lettre et des Essais montre des ressemblances non négligeables, les différences portent essentiellement sur la conception de la révélation surnaturelle, la manière d’envisager l’apologétique et plus particulièrement les rapports entre l’apologétique historique et philosophique ainsi que l’épistémologie de la théologie en rapport avec les enjeux historiques et philosophiques de la modernité. Et nous retrouvons ici les trois chantiers de l’époque, largement ouverts depuis les débats menés avec l’école romaine. q La révélation surnaturelle : « don de Dieu qui oblige » ou « divin humainement personnifié » Au principe de la Lettre sur l’apologétique se trouve ce que Blondel appelle « la raison formelle de l’enseignement chrétien », à savoir sa conception de la révélation ou de « la relation de cet ordre surnaturel avec le naturel »389. Le philosophe insiste sur l’absolue gratuité du don :

Tout ce que nous tirons de nous n’est rien de ce que nous avons à recevoir ; et jamais par cette voie, nous ne rencontrerons la difficulté véritable, nous y tournerions le dos, puisque ce n’est pas l’objet du don, mais la forme et le fait du don qui est l’obstacle390.

Mais plus radicalement, c’est l’obligation qu’implique le don du côté du destinataire qui constitue le lien nécessaire entre la nature humaine et le surnaturel : C’est la porte où, si l’on n’entre pas, on n’est pas chrétien ; et pour la franchir, il faut admettre, affirme Blondel, que, impuissants à nous sauver, nous sommes puissants pour nous perdre à jamais […] ; et que le don, gratuit, libre et facultatif en sa source, devient, pour le destinataire, inévitable, imposé et obligatoire : en sorte qu’il n’y a pas, semble-t-il, symétrie entre les alternatives, puisqu’enfin ce que nous ne pouvons faire de nous-même nous devient personnellement imputable si nous ne l’avons pas fait, et puisqu’un don gracieux se change en une dette rigoureuse391.

388. Ibid., p. 126 sq. ; c’est la réponse que Blondel donne à la question philosophique ou épistémologique qui ouvre la deuxième partie de la Lettre : « Comment poser le problème philosophique en face de la religion, pour que la religion ne soit pas seulement une philosophie, et pour que la philosophie ne s’absorbe en rien dans la religion ». 389. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 111 sq. 390. Ibid., p.125. 391. Ibid., p. 125 sq.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Et Blondel cite à l’appui la finale de Dei Filius (raccourcie ad usum philosophi), en particulier la phrase que Loisy omet : La doctrine de la foi […] n’a pas été proposée comme une découverte philosophique à faire progresser par la réflexion de l’homme ; mais […] le sens qui doit être conservé à perpétuité est celui que notre Mère la sainte Église a présenté une fois pour toutes et jamais il n’est loisible de s’en écarter sous le prétexte et au nom d’une compréhension plus poussée392.

Les deux aspects principaux de la conception romaine de la révélation, l’autorité divine et l’enseignement de vérités à croire393, se trouvent ici, une fois de plus, singulièrement nuancés. Certes, Blondel insistera toujours, jusque dans son petit traité de la foi, publié en 1907 sous le pseudonyme de F. Mallet, sur la différence radicale entre la nature et le surnaturel ainsi que sur l’obligation de croire qui en résulte394 ; mais il montre en même temps qu’en raison de l’imputabilité de l’attitude neutre ou négative vis-à-vis de la révélation, le surnaturel doit avoir une trace dans la nature ou en tout être humain. Sans que l’homme soit nécessairement conscient de cette responsabilité inamissible, il entretiendrait aujourd’hui « une sorte d’inquiétude hostile ou de soupçon irrité ; comme s’il y avait, dans le fond même de la conception catholique, une révoltante dureté dont on s’indigne au nom d’un idéal nouveau de justice et de bonté »395. Or, ce « grand et inévitable mal de l’homme en face du divin »396 renvoie à la « secrète extension de la vie surnaturelle » dans la nature, par principe ignorée mais en travail dans les consciences397 : si ni la théologie ni la philosophie ne peuvent porter un jugement sur le mystère réel de l’action ou sur la singularité de chaque conscience398, « plaçant en chacun ce qui juge chacun », il devient concevable de considérer « certaines formes intrinsèquement insuffisantes ou fausses de croyance et d’action » comme des véhicules de « l’esprit qui souffle où il veut et comme il veut dans les âmes » ; mais la philosophie doit établir en même temps « ce que la conscience requiert invinciblement pour demeurer sincère et conséquente avec elle-même » et exiger encore une adhésion explicite à la pratique chrétienne, une fois la concordance entre les exigences internes de la conscience et leur détermination externe par le christianisme étant reconnues399. Blondel s’avère ici proche de Newman avec qui il partage la conception dramatique de la destinée humaine, même si le philosophe de l’action conçoit l’articulation entre les deux ordres de la nature et du surnaturel de manière plus intrinsèque et sous une forme de nécessité dialectique étrangère au style de pensée du cardinal anglais.

392. DH, no 3020, cité dans la Lettre, 158 ; cf. supra, note 158.622 393. Cf. supra, p. 00 sq. 394. Qu’est-ce que la foi ?, Bloud, Paris 1907, p. 21. 395. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 126. 396. Ibid. 397. Blondel traite de cet aspect plus explicitement dans les points 4 à 6 de la dernière partie de la Lettre sur l’apologétique, p. 160-164. 398. Cf. supra, note 376. 399. Blondel s’appuie ici sur deux canons du chap. 3 de Dei Filius, à savoir sur « une distinction trop peu remarquée entre les hommes qui ont reçu et qui possèdent la vérité vivante et complète en eux et ceux qui ne la possèdent pas ou ne la connaissent que du dehors » (DH 3036, cité deux fois dans Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 112 sq. et p. 160) et sur la jonction antilibérale des deux faits externe et interne (DH, no 3033, cité ibid., p. 162).

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Christoph Theobald Cela ressort encore davantage du traitement blondélien de l’aspect doctrinal de la révélation, voire de sa « lettre définie [et] de sa pratique révélée » que le philosophe distingue de son esprit 400. Il identifie donc le surnaturel comme lien toujours plus profond entre deux pôles en tension de plus en plus forte aujourd’hui : l’extension infinie du règne invisible de la grâce au sein de la nature et l’intransigeante rigueur dogmatique et pratique, la première étant identifiée à l’âme de l’Église, la seconde à son corps401. C’est parce que le don surnaturel implique en sa racine même la responsabilité du récepteur, le soumettant à la loi secrète de sa conscience, que la révélation doit prendre, elle aussi, la forme légale d’une doctrine et d’une pratique définies qui obligent celui qui reconnaît en elles ce à quoi sa conscience aspire, à avouer en même temps qu’il leur résiste. Comme Perrone, Blondel ne fait intervenir ici aucune considération historique402, ne distinguant jamais la révélation et la tradition doctrinale de l’Église, celle-ci étant l’expression autorisée d’une pratique révélée, attendue par tous les êtres humains et déjà à l’œuvre dans leur conscience. C’est plutôt cette distinction formelle et universelle de deux ordres que le philosophe met en valeur, tout en fondant – ultimement – leur liaison et leur harmonie sur une théologie de la grâce et du Christ qu’il expose à la fin de sa Lettre. Si Loisy milite dans ses Essais pour la dogmatisation de la théorie du développement historique403, Blondel se fait champion d’une thèse de christologie philosophique : Entre ces deux opinions théologiques jusqu’ici libres, écrit-il, l’une selon laquelle l’Incarnation du Verbe n’a pour raison que la faute originelle en vue de la Rédemption sanglante, l’autre selon laquelle le plan primitif de la création enveloppait le mystère de l’Homme-Dieu, en sorte que la chute aurait seulement déterminé la forme douloureuse et humiliée du Christ avec la surabondance de grâce et de dignité qui est le fruit de cette surabondance d’amour, il se peut qu’un jour l’Église décide, et qu’elle décide en faveur de la seconde thèse404.

L’échiquier des conceptions de la révélation s’enrichit ici d’une nouvelle position, située à distance de l’école romaine et en proximité par rapport à Newman. Pour la première fois le concept de don gratuit prend autant d’importance pour définir la révélation, sans annuler pour autant celui de la loi mais en l’intégrant, au point de se laisser traduire en termes de structure ou de nécessité philosophique, en réserve par rapport au mystère de la conscience singulière, lieu où travaille la grâce405. Sur cet arrière-fond, la position de Loisy prend un relief tout particulier ; il a lu la Lettre de manière restrictive et devait la lire ainsi. Certes, il partage avec Blondel et le traditionalisme modéré l’idée d’un surnaturel coextensif à toute

400. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 160-164. 401. Ibid., p. 160-162. 402. Sur ce point, Blondel évoluera à la suite de l’échange épistolaire avec Loisy ; cf. supra, note 375. 403. Cf. supra, note 159. 404. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 166-169 (points 8 à 9 de la dernière partie de la Lettre). 405. Pour davantage d’explication, cf. Le christianisme comme style, p. 258-269.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy l’humanité406 qu’il désigne par le terme « révélation générale ». Mais tandis que le philosophe insiste non seulement sur la différence toujours plus grande des deux ordres, mais aussi sur leur lien – en raison même de ce qu’est pour lui le don du surnaturel chrétien –, l’historien poursuit l’idée de deux faces d’un même monde radicalement historique ; deux faces qui, selon lui, se développent ensemble mais de manière parallèle sans qu’on puisse passer de l’une à l’autre. Et si l’on doit adopter le regard de la foi, il est impossible de se mettre dans la perspective de Dieu. Une de ses formules déjà citées prend ici tout son sens : « Dieu se révèle sans se donner. Il se laisse deviner sans se laisser embrasser »407. Et tandis que Blondel comprend le surnaturel comme communication divine, Loisy ne peut pas transgresser la limite absolue de l’anthropomorphisme, au-delà de laquelle il n’y a que l’inaccessibilité de Celui que nous appelons « Dieu ». C’est ce qui ressort du chapitre II des Essais sur « religion et révélation », du chapitre IV sur Jésus-Christ et, enfin, de la deuxième partie du chapitre IX sur « Dieu » : Le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable. La révélation n’est et ne peut être que du divin humanisé, on pourrait presque dire humainement personnifié, les progrès notables de la doctrine religieuse portant la marque très personnelle des hommes qui en ont été les instruments providentiels408.

Dès lors le surnaturel ne peut être conçu qu’en terme de « travail de Dieu dans l’homme ou de l’homme avec Dieu »409 ; formule qui revient fréquemment sous la plume de l’historien410 pour souligner que la grâce est ce qui vainc les innombrables résistances en l’humanité sur le chemin de son élévation au-dessus d’ellemême : La poussée sublime qui aboutit au christianisme et s’y continue est une manifestation vitale dont le principe intérieur échappe au contrôle direct de l’expérience scientifique. […] La religion qui s’est réalisée dans l’humanité et, en un sens par elle, s’y est réalisée aussi comme malgré elle, et en l’élevant au-dessus d’elle-même. Née en nous, elle nous domine et cette lumière qui nous dépasse est justement le secours dont nous avons besoin411.

Le chapitre X, enfin, nous fournit la formulation achevée du surnaturel qui ressemble étrangement à ce que la Lettre dit de sa présence dans la loi de la

406. Voici la définition que Blondel donne de ce « surnaturel » à la fin de la quatrième partie de L’Action (1893) : « Absolument impossible et absolument nécessaire à l’homme, c’est là proprement la notion du surnaturel : l’action de l’homme passe l’homme ; et tout l’effort de sa raison, c’est de voir qu’il ne peut, qu’il ne doit pas s’y tenir. Attente cordiale du messie inconnu ; baptême de désir, que la science humaine est impuissante à provoquer, parce que ce besoin même est un don. Elle en peut montrer la nécessité, elle ne peut le faire naître » (dans Maurice Blondel. Œuvres complètes I. 1893 : Les deux thèses, P.U.F., Paris 1995, p. 422). 407. Cf. supra, note 371. 408. Cf. supra, note 294. 409. Essais, chap. II, p. 102. 410. Cf. par exemple Essais, chap.  II, p.  102  : « C’est l’homme qui cherche, mais c’est Dieu qui l’excite ; l’homme qui voit, mais c’est Dieu qui l’éclaire. La révélation se réalise dans l’homme, mais elle est l’œuvre de Dieu en lui, avec lui et par lui ». 411. Essais, chap. II, p. 105 ; cf. aussi supra, notes 311 et 354 : Loisy fait de « l’élévation de l’homme au-dessus de lui-même » le critère de vérité par excellence ; critère qui se reflète dans l’idée d’une « révélation progressive »

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Christoph Theobald conscience ; elle est cependant à interpréter dans la perspective spécifique d’une conception généalogique qui vient d’être précisée : L’homme est obligé moralement de suivre cette loi de son être autant qu’il en a conscience ; il doit vouloir sa perfection morale, comme il veut naturellement être ; il abdique en renonçant à s’élever. Il est d’ailleurs évident que cette obligation est en rapport avec les lumières de l’individu, comme il est certain que sa perception nette est attachée à l’idée de Dieu, le devoir étant pour ainsi dire Dieu même à réaliser en nous par le secours de Dieu. Nous ne pouvons être dispensés d’affirmer Dieu et le devoir au-dessus de nous, la loi du progrès en nous, l’obligation de l’effort volontaire pour réaliser le devoir et le progrès, notre impuissance à remplir le devoir qui nous sollicite, la grâce de Dieu qui nous permet de surmonter notre faiblesse et qui crée en nous le vouloir efficace du bien dans la plénitude de notre liberté. Tout cela est compris dans la notion du devoir humain 412.

Cette différence de perspective se manifeste bien évidemment quand il s’agit d’expliciter le lien intime entre la révélation et Jésus de Nazareth. Pour Loisy, ce lien est donné dans le symbole du royaume et la manière « messianique » de Jésus de mettre en jeu son existence pour son avènement ; Blondel trouve ce lien dans la « réalité concrète du Verbe », « l’Emmanuel, cause finale du dessein créateur »413. Deux visions différentes du monde s’affirment ici, sans que, pour le moment, il soit possible de dépasser, d’un point de vue théologique, le conflit qui s’annonce. Il ne semble pas d’ailleurs que les deux protagonistes s’en soient aperçus avant 1903.  L’apologétique philosophique et l’apologétique historique : deux formes de pensée en attente d’articulation Cette ignorance est d’autant plus compréhensible que Loisy rejoint Blondel quand celui-ci affirme l’autonomie des sciences, de l’histoire et de la philosophie. Mais sans doute ne perçoit-il pas le rôle particulier que le philosophe fait jouer à l’apologétique philosophique et quel poids il accorde aux arguments de crédibilité. Si Blondel est réservé par rapport à une conception « objectivante » de l’apologétique historique, c’est qu’à ses yeux elle risque de mélanger différents points de vue, sans répondre à la question décisive qu’il formule ainsi : q

D’où vient que je dois tenir compte de ce fait (chrétien), alors que je puis légitimement me désintéresser de tant d’autres faits également réels ? […] Il ne suffit pas d’établir séparément la possibilité et la réalité, mais […] il faut encore montrer la nécessité pour nous d’adhérer à cette réalité du surnaturel414.

Or, impliquée dans la définition blondélienne du surnaturel et transférée dans le champ d’une philosophie autonome ayant juridiction sur toute la destinée humaine, cette nécessité n’est que d’ordre phénoménologique. Par ce biais, la place de la liberté de la foi est « réservée » même si sa structure et l’asymétrie des alternatives, le oui ou l’indifférence, voire le non, relèvent de la nécessité à la fois philosophique et théologique. Blondel se situe ici de manière très précise par rapport à toute l’apologétique néo-scolastique ou historiciste :

412. Essais, chap. X, p. 425 (nous soulignons) ; cf. aussi supra, note 282. 413. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 168 sq. 414. Ibid., p. 107.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Aussi longtemps, écrit-il dans la dernière partie de sa Lettre, qu’on attribuait (aux conclusions philosophiques) un sens, si je puis dire, réaliste ou ontologique, il fallait renoncer à vouloir tirer de la philosophie une preuve apologétique trop concluante, afin de réserver la part indéterminable de la grâce.

Mais dès qu’elles expriment l’exigence interne de la conscience et ce que celleci postule quant à l’achèvement de sa destinée, « ces conclusions philosophiques ont dans toute leur étendue une valeur apodictique » parce qu’elles sont limitées et « n’entament le mystère ni du réel ni du surnaturel »415. L’apologétique historique ne peut donc être que seconde par rapport à l’apologétique philosophique qui doit préalablement répondre à la question de savoir pourquoi, au nom de ce qu’il perçoit de sa destinée, l’homme est obligé de s’intéresser au fait chrétien416. Sur ce point Loisy ne suit pas Blondel parce qu’il articule autrement les deux versants du titre de ses Essais d’histoire et de philosophie religieuse. S’il résout le dilemme de la démonstration apodictique et de la liberté de la foi plutôt dans le sens newmanien de l’accumulation d’un certain nombre de probabilités et de coïncidences historiques, quitte à s’expliquer sur la certitude de la foi, ce n’est pas parce qu’il ignorerait le statut phénoménologique de tout parcours historique, mais parce que la conscience historique lui paraît première. Et présupposer ne fût-ce que la « raison formelle » de l’enseignement chrétien lui paraît prématuré dans une situation où l’histoire des religions et la pluralité des types de christianisme rendent son identité, son « essence », dira A. von Harnack en 1900, indécise. L’apologétique historique ne peut donc être seconde mais nécessite, dans l’acte même de la théorisation du fait chrétien, une philosophie de l’histoire et de la religion qui, dans les Essais, reste à vrai dire très inchoative417. Ainsi, dans les travaux de Blondel et de Loisy, deux formes d’apologétique se dessinent, qu’on pourrait appeler, l’une « transcendantale » et l’autre « herméneutique » ; deux formes dont l’articulation n’est pas encore à l’ordre du jour.  Le différend épistémologique : maintenir « l’objectivisme rationnel » de la théologie ou œuvrer en faveur de son statut herméneutique Cette différence significative se répercute sur le terrain de l’épistémologie et en particulier sur la définition de la théologie dans ses rapports avec la philosophie et l’histoire. Reprenant et réinterprétant à sa manière le premier paragraphe du quatrième chapitre de Dei Filius418, Blondel distingue clairement l’« emploi de la raison » de la « philosophie » en tant que discipline ou « science » ; et tandis que cette dernière consiste dans « l’application autonome de la raison à elle-même », les q

415. Ibid., p. 165 (point 7 de la dernière partie de la Lettre). 416. Cette question centrale est abordée à la jonction de la 4 e et de la 5e et dernière partie de L’action (1893). Blondel la reprend à la fin du point 9 de la troisième partie de la Lettre : « En sorte qu’après avoir d’abord écarté, pour définir la notion du surnaturel, toutes les questions de fait ou de personne, nous serions amenés enfin, par cette voie unique et d’une manière à la fois discrète et impérieuse, à susciter, sous sa forme la plus précise, le besoin de la réalité concrète du Verbe, à préparer en ce point seul que seul le philosophe peut toucher l’insertion de l’apologétique historique… » (Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 169). 417. Cf. supra, p. 605. 418. DH 3015, cité dans Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 153 et p. 155 ; cf. aussi supra, notes 138 et 144.

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Christoph Theobald sciences et la théologie appliquent la raison de manière hétéronome à une matière ou à un objet, qu’il soit donné par les sens ou par la révélation. La théologie suppose […] cette organisation rationnelle d’éléments qui ne sont plus dus à la raison ; et, en ce sens, elle applique une forme si l’on veut philosophique à des éléments étrangers à la philosophie : par là ses résultats, restant toujours distincts des vérités rationnelles rationnellement obtenues, ont une fixité, une portée, une valeur tout autres, même alors qu’ils semblent rejoindre ou recouvrir ceux de la philosophie proprement dite419.

Sur la base de cette distinction, Blondel adopte de nouveau une perspective dialectique420. D’un côté, il renforce le « rationalisme théologique », lié au principe d’autorité et à la fixité de la révélation421, tout en étant le fruit d’une véritable réflexion spéculative, selon l’authentique esprit du deuxième paragraphe du quatrième chapitre de Dei Filius422 : L’usage de la raison dans l’enceinte du dogme et sous la discipline de la foi consiste donc à pénétrer sans fin les infinies profondeurs d’une vérité fixe, qu’elle ne cherche pas à renouveler, mais à comprendre. Il y subsiste sans doute une ample liberté d’investigation ; et un champ illimité reste ouvert à la réflexion spéculative, puisque le sens du dogme demeure inépuisable. Il n’en est pas moins vrai que, partie du certain et de l’immobile, la raison qui, en s’unissant étroitement à la foi, constitue la théologie, fournit des explications définitives, propose des interprétations et organise un système de démonstrations qui, sans être jamais absolument clos, demeure acquis423.

Mais de l’autre côté, Blondel critique de manière virulente toute théologie qui, à la manière des opposants de Galilée (!), confond le rationnel théologique et le rationnel scientifique et philosophique et qui abuse de la certitude et de la fixité de l’un contre la liberté et la mobilité de l’autre : Que d’excès à corriger, et quels progrès à espérer des mœurs de certains théologiens qui, liant leurs préjugés d’école avec les vérités révélées et leur solide rationalisme théologique avec leur pseudo-théologie rationnelle, transformant en hérésies, avec une inconsciente perfidie sourdement efficace et d’autant plus périlleuse, des divergences au moins tolérables424.

On comprend que cette critique soit signée des deux mains par Loisy et lui fasse omettre les nuances que Blondel introduit en justifiant pour la théologie et uniquement pour celle-ci « l’objectivisme rationnel de la scolastique » et l’affirmation de Léon XIII que « la foi ne peut guère recevoir de la raison de plus nombreux ou de plus puissants secours que ceux qu’elle doit à S. Thomas »425. Or l’exégète ne critique pas seulement une théologie qui abuserait de son autorité, liée à la révélation, il en propose une réforme beaucoup plus radicale qui, au nom de l’histoire, met en question « l’objectivisme rationnel » que le philosophe considère pour essentiel.

419. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 152-155 (point 1 de la troisième partie de la Lettre). 420. Ibid., p. 155-160 (points 2 et 3 de la troisième partie de la Lettre). 421. Blondel cite ici DH, no 3020 ; cf. supra, note 392. 422. Cf. DH, no 3016 et supra, note 149. 423. Les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, p. 158. 424. Ibid., p. 155 sq. 425. Ibid., p. 158 ; cf. supra, p. 653 sq.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Loisy ne peut en effet concevoir de théologie en dehors d’un lien intime avec la science et la philosophie d’une époque donnée. Si Loisy reprend des formules de Blondel, il ne se contente pas de la seule forme philosophique de la théologie, il met en valeur sa forme scientifique ou historique : La nature de la théologie n’est pas d’être divine et absolue. C’est la raison qui a fait la théologie avec la révélation et la science, en appliquant celle-ci à celle-là. La théologie est une philosophie de la révélation ; elle n’est pas la révélation ; elle n’est pas la religion ; elle n’est pas la foi, ni, à proprement parler, l’objet de la foi. Elle n’est que la science de la foi, un moyen de se la représenter et de la présenter au monde ; mais elle n’est pas la foi même et tout son prix vient de ce qu’elle est une interprétation de la foi. Sa valeur de traduction, comme celle de toutes les traductions, dépend d’une double condition, fidélité à l’original qu’il s’agit d’interpréter, connaissance de la langue dans laquelle se fait la traduction426.

On ne peut souligner plus fermement le statut herméneutique de la théologie, son rôle étant de maintenir en toute fidélité l’intelligibilité de la foi pour les savants comme pour les ignorants427. C’est le sens ultime du « concordat » que Loisy propose428 et qui doit garantir l’autolimitation des sciences et de la théologie, tout en rendant possible leur collaboration : Car autre chose est l’investigation des phénomènes religieux, lesquels, en tant que phénomènes relèvent de la science et de l’histoire, et autre chose est l’emploi religieux de ces connaissances pour l’interprétation des faits qui demeurent l’objet propre de la foi, à savoir l’existence de Dieu, la mission surnaturelle de Jésus, l’action permanente de l’Esprit divin dans les âmes. Ces faits sont à la base de la croyance chrétienne et catholique depuis l’origine : on ne conçoit pas sans eux le christianisme. Mais leur interprétation rationnelle se modifie selon les expériences qu’on en a, les progrès de la connaissance historique de la religion et le développement général de la science de l’univers 429. *

Cette dernière des trois comparaisons aura montré que, loin d’être éclectique, le rapport des Essais de Loisy à la Lettre de Blondel semble être structurel, non seulement au niveau du plan tripartite qui leur est commun, mais aussi dans leur manière de définir et de défendre, face à la théologie et sur les traces du concile Vatican I, l’autonomie des sciences et de la philosophie. Une différence fondamentale, sans doute non perçue par Loisy, sépare cependant les deux penseurs. Ils n’ont pas la même conception de la révélation surnaturelle qu’ils envisagent soit à partir de la raison formelle de l’enseignement chrétien, soit de manière généalogique comme action de Dieu en l’homme, travail qui rend possible l’élévation de l’humanité audessus d’elle-même. Et cette divergence principielle les conduit à articuler différemment l’apologétique historique, l’apologétique philosophique et la théologie. Notons cependant que leurs travaux se caractérisent tous deux par un niveau de métaréflexion430 qu’on chercherait en vain dans d’autres travaux de l’époque, qu’il s’agisse

426. Essais, chap. IX, p. 393 (nous soulignons). 427. Essais, chap. IX, p. 398. 428. Cf. supra, p. 614-616 (point 4). 429. Essais, chap. IX, p. 400 (nous soulignons). 430. Cf. supra, p. 592-594 et p. 599-601.

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Christoph Theobald des manuels de l’école romaine d’après 1879 ou des ouvrages des théologiens libéraux ou rationalistes évoqués par Loisy dans le premier chapitre des Essais. Quand on élargit en effet le regard sur l’ensemble des parcours apologétiques présentés ici, on se trouve devant un réseau de concepts impossibles à saisir en eux-mêmes parce qu’en état d’évolution constante les uns par rapport aux autres : 1.  Les concepts centraux de religion et de révélation, ce dernier étant plus ou moins identifié à celui de surnaturel, ne peuvent être définis en dehors de leur relation à des données anthropologiques et philosophiques et, en particulier, à la notion et à l’expérience de la conscience, différemment honorée par Newman, Loisy, Blondel ou encore par la théologie libérale. 2. Et puisque le catholicisme se définit au XIXe siècle de plus en plus fermement à partir du principe antiprotestant de tradition, il ne peut pas ne pas envisager les rapports entre celle-ci, l’Écriture inspirée et leur interprétation dogmatique, relevant d’une autorité compétente et jugée infaillible ; ensemble de rapports complexes qui à leur tour déterminent la signification des concepts centraux de religion et de révélation. 3. Dans le contexte polémique qui se dessine dès le XVIe siècle et qui traverse plusieurs phases, oppositions confessionnelles, combats avec le déisme des Lumières puis avec les athéismes et positivismes du XIXe siècle, l’argument de crédibilité passe progressivement au premier plan de la théologie, non sans se différencier en plusieurs modèles et en prenant une forme davantage systématique. 4. L’histoire des religions, des origines chrétiennes et du dogme catholique intervient dans ce réseau relativement ouvert de concepts ; elle ne provoque pas seulement des réactions diversifiées mais suscite aussi et surtout une réflexion épistémologique nouvelle, déjà amorcée à propos des rapports entre philosophie et théologie. Les auteurs présentés ici, y compris Loisy, prétendent tous honorer les textes normatifs de Vatican I et leur manière de réguler le jeu des rapports énumérés à l’instant ; ce qu’on ne peut leur refuser, à moins de canoniser comme seule légitime l’interprétation que donne de ce concile l’école romaine des années d’après 1879. Comparer l’ensemble des lectures d’un document qui, pour l’historien, reste un texte de compromis permet dès lors de préciser l’originalité de l’interprétation de Loisy. Les trois caractéristiques signalées dès le départ se sont progressivement confirmées et précisées431  : 1.  Loin d’abolir l’altérité du surnaturel, l’entrée de l’histoire des religions, des origines chrétiennes et du développement catholique dans l’apologétique historique interdit de considérer la forme que lui donne le concile comme présupposé de la recherche historique et exégétique et conduit l’apologète à taire son aspect d’autorité et de véracité divines ainsi que son expression intellectualiste, au profit d’une théorie généalogique, sans doute moins dramatique que la conception de Newman et de Blondel, mais surtout progressive. 2. Cette idée d’une révélation à la fois générale et progressive, comprise comme travail de Dieu dans l’homme ou de l’homme avec Dieu, n’enlève rien à l’unicité de Jésus ni à la perfection qu’atteint en lui la révélation de Dieu ; même si cette perfection requise pour les débuts reste en un sens incomplète parce que la révélation n’aurait pu vivre, se propager et se perpétuer si elle ne s’était pas dépouillée de sa forme initiale. 3. Le renoncement à une philosophie chrétienne fixée une fois pour toutes, enfin, et la mise en valeur correspondante de la structure anthropomorphique de toute l’histoire de la révélation, au-delà de laquelle il n’y aurait que

431. Cf. supra, p. 629-631 sq, 652 et 663.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy l’inaccessibilité de Dieu, sont l’aspect le plus délicat de la perspective de Loisy qui pense pour autant pouvoir le rattacher à la « théorie de la révélation qui, selon lui, résulte de la constitution vaticane ». Contester d’emblée ce jugement serait sortir de l’histoire et anticiper sur la crise moderniste et les condamnations romaines ; opération d’autant plus dommageable que la comparaison a révélé des formes de pensée, voire des visions du monde différentes, sur le moment à peine explicitées et donc pas encore soumises à un débat réel, surtout quant à savoir si la prise de conscience de l’anthropomorphisme radical n’est pas une manière nouvelle de laisser la place au don d’un certain type d’accès à Dieu. Mais avant de revenir à cette question, décidable seulement dans un processus historique de longue durée, il faut revenir au caractère systématique des différentes conceptions comparées ici. Les trois phases polémiques du catholicisme posttridentin et moderne évoquées plus haut ont eu pour effet de mettre la question de sa crédibilité au premier plan et de conduire progressivement à la question de ses « fondements ». Un exposé organique ou systématique des principes de la foi et de sa démonstration se met en place dès le début du XIXe siècle, non seulement à la suite de l’idéalisme allemand, mais aussi pour honorer une nécessité pédagogique. On a vu que l’école romaine distingue les deux traités De locis theologicis et De vera religione. Les écrits apologétiques d’un Newman, son Essai et sa Grammaire entre autres, entreraient difficilement dans ce cadre préétabli. Blondel publie surtout des prolégomènes d’une apologétique philosophique dont il affirme lui-même la systématicité, avant de concevoir plus tard, dans la ligne du cardinal Dechamps, un parcours complet, intitulé L’esprit chrétien432. Le livre inédit de Loisy enfin est une manière toute spécifique de résoudre, dans le contexte d’une historicisation radicale du christianisme, le problème de ses principes et de sa démonstration. Nous avons déjà souligné l’influence prépondérante exercée par l’école catholique de Tübingen dans la systématisation et la différenciation interne de la doctrine des principes et de l’apologétique moderne, appelée pour la première fois en 1859 par un disciple de Johann Sebastian Drey « théologie fondamentale »433. C’est en situant les Essais de Loisy dans ce processus que nous pourrons mieux comprendre la forme « systématique » du parcours « théologico – apologético – polémico – pastoral »434 qu’ils proposent. 3. Une « théologie fondamentale » en voie d’élaboration : partenaire sans le savoir de l’école catholique de Tübingen Les conflits entre la théologie romaine et la théologie germanique ont été évoqués plus haut435. Ils s’enracinent pour une part dans une manière différente de concevoir ce qu’est en train de devenir la « théologie fondamentale ». Chez le fondateur de l’école romaine, Giovanni Perrone, elle se distribue en deux traités séparés qui précèdent la dogmatique proprement dite : le traité De vera religione (1835)

432. Cf. R. SAINT-JEAN, L’apologétique philosophique. Blondel 1893-1913, Aubier, Paris 1966. 433. J.-N.  EHRLICH, Leitfaden für Vorlesungen über die allgemeine Einleitung in die theologische Wissenschaft und die Theorie der Religion und Offenbarung als I. Theil der Fundamental-Theologie, Prague 1859 ; Leitfaden für Vorlesungen über die Offenbarung Gottes als Thatsache der Geschichte. II. Theil der Fundamental-Theologie, Prague 1862. 434. Cf. supra, note 47. 435. Cf. supra, p. 621 et p. 626.

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Christoph Theobald et le traité De locis theologicis (1843). Le premier, l’apologétique proprement dite, reprend la forme bipartite héritée du XIXe siècle qui distingue la démonstration de la révélation chrétienne (contra incredulos) et l’argument en faveur de l’Église catholique (adversus heterodoxos) ; le second, appelé aussi doctrine des principes, reprend d’une manière neuve le célèbre traité de Melchior Cano en proposant la constitution interne de l’Église catholique (regula fidei proxima), telle qu’elle se manifeste dans l’articulation de l’Église, de l’Écriture et de la Tradition. Tandis que l’apologétique est de l’ordre des Praeambula, portés par la philosophie, le traité des principes appartient déjà à la théologie, l’Église catholique faisant le lien entre ces deux versants puisqu’une fois prouvée comme lieu extérieur de la vérité, sa constitution interne permet d’y accéder réellement 436. À la même époque, la théologie germanique, plus particulièrement le père fondateur de l’école catholique de Tübingen, Johann Sebastian Drey, s’inspire d’une autre tradition qu’il poursuit, d’une manière originale et selon un principe compréhensif d’intégration et d’unification, et cela sur plusieurs plans437. Sa Brève introduction à l’étude de la théologie qui prend en considération le point de vue scientifique et le système catholique (1819) unifie en effet plusieurs disciplines ou traités jusqu’alors séparés et le restant encore pour longtemps dans d’autres écoles. Comme l’indique le titre, la perspective encyclopédique ou épistémologique est déterminante438 ; ce qui s’explique par le processus de différenciation et d’articulation des sciences dans les sociétés occidentales, pensé dans les « encyclopédies » de l’idéalisme allemand, et par l’enracinement de l’ouvrage dans la réforme universitaire de Wilhelm von Humboldt (1810). Mais en réalité, Drey combine trois fonctions différentes, jusqu’alors réparties dans des enseignements différents  : celle de l’introduction à la théologie en tant que discipline propre, située au début des études pour délimiter son objet et ses méthodes, celle de l’encyclopédie, destinée à penser la théologie au sein d’une pluralité de sciences et comme un ensemble structuré de plusieurs disciplines, celle enfin d’une propédeutique dont le but est l’initiation à la pratique de la théologie. Sur ce dernier point, Drey est particulièrement vigilant, ne craignant rien plus que la fragmentation de disciplines qui ne suscitent plus aucun intérêt existentiel du côté du débutant – « comme s’il s’agissait de feuilles mortes que peuvent fouler deux marcheurs sans savoir d’où le vent les a apportées »439. Le théologien de Tübingen y pare par sa manière de relier intimement – deuxième niveau – l’aspect formel ou épistémologique de la théologie au contenu de la foi, ce dernier étant au fondement de la science de la foi qui s’en déduit440.

436. Cf. W. K ASPER, Die Lehre von der Tradition in der Römischen Schule, p. 29-40. 437. Pour ce qui suit, cf. l’étude exhaustive de Max Seckler, « Pour comprendre la “Brève introduction” », dans l’introduction à son édition de la Brève introduction à l’étude de la théologie (1819), dans Aux origines de l’école de Tübingen, p. 61-160. 438. Dans l’introduction, Drey classe son ouvrage dans le genre des encyclopédies (ibid., p. 165167). 439. Aux origines de l’école de Tübingen, p. 167 (avant propos). 440. Ibid., p.  168 (avant-propos). C’est le point distinctif le plus important par rapport à Fr.  D.  E.  SCHLEIERMACHER, Kurze Darstellung des theologischen Studiums, zum Behuf einleitender Vorlesungen (1810 et 1830), éd. Scholz (1910), Hildesheim 19614 ; trad. fr. : Le statut de la théologie. Bref exposé, Les Éditions du Cerf, Paris 1994. Drey l’exprime dans le § 84 : « Étant donné que l’esprit de la philosophie plus récente d’une manière générale a travaillé non seulement dans le sens d’une

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Tandis que la première partie de sa Brève introduction (Introduction générale : § 1-106) se tourne plutôt vers l’objet (religion, révélation et christianisme) pour y fonder la théologie, la seconde partie (Présentation encyclopédique des parties principales de l’étude de la théologie : § 107-388) explicite davantage le versant épistémologique de celle-ci. L’unité entre ces deux versants, le contenu et sa forme scientifique, ressort avec force dans la manière d’introduire dès la première partie la philosophie de la religion et l’anthropologie philosophique. Loin de reproduire la distinction entre préambules philosophiques et principes dogmatiques, habituelle à l’âge des Lumières et maintenue dans l’école romaine, Drey donne à la théologie elle-même le rôle d’auto-fondation, mais en recourant pour cela à la forme de pensée philosophique –  orientation fondamentale qui restera déterminante dans toute l’école catholique de Tübingen. L’apologétique n’est donc pas séparée des principes de la théologie, mais en quelque sorte enveloppée par et dans leur fondation. C’est le troisième niveau d’intégration compréhensive qu’il faut souligner : fonder la scientificité de la théologie et proposer une démonstration raisonnable de la foi catholique, c’est une seule et même chose. Même si Drey publiera, entre 1838 et 1847, une apologétique en trois volumes qui suit la triple démonstration (religiosa, christiana, catholica), celle-ci est déjà impliquée dans le développement théologique des principes dans la première partie de la Brève introduction et esquissée plus explicitement dans la deuxième partie (§ 221-247). Ajoutons encore – dernier niveau d’intégration – que le titre de la Brève introduction met en lien intrinsèque le point de vue scientifique et le système catholique. Le concept de « système » est celui de Kant : « J’entends par système, écrit-il dans la Critique de la raison pure, l’unité des connaissances multiples sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’une totalité »441. Loin d’être anhistorique, le système implique pour l’idéalisme allemand la dimension historique ; c’est ainsi que Drey utilise ce terme, l’appliquant à des entités socioculturelles comme les religions et confessions, parmi lesquelles le catholicisme, leur « idée » directrice étant appelée « esprit » qui imprime sa marque sur leur « essence » en son développement historique442. Sans se servir du vocabulaire systémique, Newman donnera une même signification à la notion d’« idée »443.

fondation rigoureuse des choses à partir de leurs principes les plus profonds, mais également, de façon tout aussi rigoureuse, dans le sens de la forme scientifique de leur disposition et du caractère systématique de la mise en œuvre, ceux qui, ces derniers temps ont composé des introductions à l’étude de la théologie en ont fait également leur but principal. Parmi les premières tentatives de ce type, il faut nommer […], qui néanmoins, à côté d’un formalisme plus rigide, portent également la marque de l’indécision de la philosophie critique » (Aux origines de l’école de Tübingen, p. 220). 441. E. K ANT, Critique de la raison pure, B 260 sq. 442. Cf. surtout son « programme », paru au même moment que la Brève introduction, pour inaugurer la Theologische Quartalschrift : « Vom Geist und Wesen des Katholizismus », ThQ 1 (1819), p. 8-23 ; p. 193-210 ; p. 369-391 ; p. 559-574. 443. Cf. supra, note 339. Sur le développement du dogme, cf. le manuscrit de Drey, Ideen zur Geschichte des katholischen Dogmensystems, dans J. R. GEISELMANN, Geist des Christentums und des Katholizismus. Ausgewählte Schriften katholischer Theologie im Zeitalter des deutschen Idealismus und der Romantik, Mayence 1940, p. 455-465.

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Christoph Theobald Pour comprendre cette ultime articulation entre le système catholique et la science théologique, il faut remonter au début de la Brève introduction et au lien entre les concepts clés de « religion » et de « révélation », à la fondation de la tâche théologique dans la religion révélée et à la manière de situer la science à côté, voire au sein même de l’acte de foi. qî,A Brève introduction de Drey : fonder l’unité du « système catholique » et du « point de vue scientifique » sur l’articulation intrinsèque entre la foi et le savoir 1. Pour ce qui est des concepts structurants de « religion » et de « révélation », Drey les définit et les articule dans la toute première section (§ 1-15 et 16-28) et y ajoute quelques paragraphes sur le christianisme (§ 29-37). Ne pouvant pas tenir compte de la complexité spéculative de ce parcours historico-théologique, présentée sous une forme strictement philosophique – on n’est pas loin d’une des grandes intuitions de Blondel –, nous en restituons seulement les étapes essentielles, sans abandonner notre regard synoptique sur les Essais de Loisy. La « religion » repose, selon Drey, sur « le présupposé, ressenti de façon obscure ou reconnu de façon claire », selon lequel toute la réalité « dépend » de façon permanente de son origine qu’est Dieu. Mais elle n’est pas seulement un sentiment ; elle est aussi une vision du monde ou une manière d’envisager la totalité de l’univers. La conscience y joue un rôle essentiel, étant le lieu d’une scission permanente de l’homme par rapport à lui-même et par rapport au réel qui l’entoure : Avec la même résolution que celle par laquelle la volonté propre tend à se créer son propre monde au sein du monde universel, la volonté de Dieu qui régit ce monde vient s’opposer à la volonté propre et lui proclame comme une loi d’airain cela même qui, auparavant, mettait le cœur en mouvement comme un doux attrait de la spontanéité. Cette proclamation de la loi est la conscience dont l’obligation (catégorique et consciente) précède tout agir et qui, lorsque cet agir n’est pas conforme à la loi, poursuit l’action accomplie sous la forme d’une colère et d’une menace. C’est la scission intérieure de l’homme. (§ 13)444

De cette scission, ni la nature ni la conscience elle-même ne peuvent libérer la conscience humaine : Il faut donc admettre – conclut Drey, avançant son argument apologétique central – une ordonnance des choses plus élevées, une ordonnance dont la lumière vient se porter au-devant de l’homme divisé et par-dessus la nature telle qu’elle lui apparaît maintenant. Cette ordonnance des choses, c’est la révélation, celle qu’on appelle ainsi dans la langue courante. (§ 15)445

La définition plus précise de cette « révélation », donnée au début de la deuxième partie de la même section, aurait pu être signée par Loisy : La révélation de Dieu est la présentation de son essence dans une réalité autre qui n’est pas Dieu, et comme telle en dehors de lui. En dehors de Dieu, il y a l’univers, et lui seul ; toute révélation de Dieu ne peut donc advenir que dans l’univers, et cet univers lui-même, et rien d’autre, est cette révélation. […] La révélation elle-même,

444. Brève introduction, p. 177 sq. 445. Ibid., p. 178 (nous soulignons).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy comme la religion, existe donc depuis le commencement ; elle perdure et ne peut jamais prendre fin. Sous ce rapport, est également l’unique, c’est-à-dire que rien ne peut être révélé à l’homme concernant Dieu sinon en lui ou dans la nature, rien qui ne se rapporterait à sa relation ou à celle de la nature à Dieu. Pour cette raison précisément, parce qu’elle est la seule possible, elle est également la révélation entièrement complète, entièrement suffisante. (§ 16 et 17)446

Conçue, à la suite des Lumières, comme une éducation, elle s’oriente vers l’idée d’« un royaume moral dans l’univers » (§  59)447 comme son accomplissement, déchiffré dans « les saintes Écritures des juifs » : Les directives et les révélations ont certes été consignées auprès de ce peuple, mais […] n’étaient pas destinées à lui seul, […] elles devaient comprendre tous les peuples une fois qu’elles se seraient développées davantage et faire d’eux, en les liant de façon visible et dans une lumière plus vive, une unique grande réalité constituée de tous les hommes et de toutes les nations sous la Seigneurie de Dieu. Un tel Royaume de Dieu, le monde l’était depuis le commencement ; c’est un tel royaume qu’annonçait à l’homme la première révélation aux origines ; mais de même que l’homme s’éleva au-dessus de celle-ci en méconnaissant le Royaume de Dieu, de même cette révélation plus développée s’éleva à son tour au-dessus de l’homme et, dans une ordonnance des choses plus hautes, fit advenir ce même Royaume de Dieu comme un mystère. – Tel est le cours historique de la révélation jusqu’au Christ. (§ 27)448

Dans la dernière partie de cette section inaugurale, Drey traite donc du Christ et du christianisme en tant que religion positive et Église. Citons le paragraphe central de l’ensemble du parcours, pour en percevoir toute la précision : Considérée comme révélation purement et simplement, le christianisme est le sommet de toutes les révélations antérieures, et il l’est tout particulièrement parce que, dans le Christ, Dieu s’y est révélé aux hommes de la manière la plus parfaite. L’idée du devenir homme de Dieu et l’idée de l’homme-Dieu sont inséparables de la révélation ultime. – La révélation à son sommet, et donc considérée également parvenue à sa fin, ne peut avoir opéré autre chose que le rétablissement des relations d’unité originaires sous la forme d’une union volontaire et consciente ; et c’est avec cet effet qu’elle doit être pensée. L’idée d’une réconciliation universelle, de même que l’idée d’un médiateur et d’un réconciliateur universel, est donc tout à la fois nécessaire au christianisme et constitutive. – Dans et par cette union, l’idée d’un Royaume de Dieu, exprimée à l’origine dans l’univers […] est à nouveau reconnue, de façon aussi bien théorique que pratique. C’est pourquoi cette idée apparaît également comme l’idée la plus haute du christianisme, comme celle qui porte en elle-même et fait procéder d’elle-même toutes les autres ; et c’est pourquoi le Christ, qui fait qu’elles sont reconnues universellement, est également la tête visible du royaume, de même que l’Église est la représentation visible et sa perception par les sens. (§ 32)449

446. Ibid., p. 179 (nous soulignons). 447. Ibid., p. 201 (§ 59). 448. Ibid., p. 183 sq. 449. Ibid., p. 186 sq.

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Christoph Theobald Ajoutons simplement que Drey n’a aucune difficulté à interpréter « de façon juste », comme il dit, le rapport de la révélation surnaturelle à la révélation naturelle avec des formules qui se retrouveront presque littéralement chez Loisy : En tant qu’action de Dieu, la première n’est absolument pas autre chose que la seconde ; de même, l’effet des deux est identique : l’esprit irradie à partir de l’esprit, allumant des pensées ici et là comme depuis le commencement ; la puissance originaire façonne et modifie ici et là comme depuis le commencement. Que cela se répète, que de telles manifestations se concentrent par période, est-ce non naturel ou est-ce peut-être seulement sur-naturel ? Sur-naturel, sans doute, par rapport à ce que l’homme, dans son égarement, fait de sa nature et de la nature extérieure, mais naturel par rapport à ce que l’homme et la nature ont toujours été et demeurent toujours devant Dieu au regard de la foi. Et c’est pourquoi aussi le miracle n’est posé que comme un signe destiné à celui qui ne croit pas, alors qu’il devient nature pour celui qui croit. (§ 24)450

2. Pour ce qui est de la « théologie » dont Drey traite dans la deuxième section, il l’enracine dans la religion elle-même et y décrypte sa genèse (§ 38-47), avant d’en fonder la position spécifique, voire la scientificité au sein du christianisme (§ 48-56). Dans son état le plus développé, la théologie est en effet « science de la religion » (§ 37), « science de la religion chrétienne » (§ 53) ou encore « science du christianisme » (§ 56). Max Seckler souligne le double sens de ces expressions : la religion est aussi bien objet que sujet de la théologie ; « celle-ci est alors la science de la religion qui se saisit elle-même »451. Le parallélisme, déjà rencontré chez Newman, entre le développement de la religion dans le sujet et dans la collectivité 452 joue à plein pour fonder les trois principaux aspects de cette science. Elle exerce avant tout la fonction d’auto-élucidation de la religion, d’autant plus nécessaire que « le sentiment religieux a besoin, lui aussi, d’une purification et d’une élucidation quant à son concept et quant à son objet » (§ 8)453 et que ce qui correspond à l’état de l’enfance454 peut revenir sous la forme du fondamentalisme. D’où l’insistance sur la fonction critique de la théologie. Cette capacité réflexive d’auto-élucidation arme aussi la religion pour le conflit entre une pluralité de visions du monde, ce qui est sa fonction herméneutique. Elle a enfin une visée pratique, dans la mesure où la critique ne se situe pas en dehors ou au-dessus de la religion positive, mais en

450. Ibid., p. 181 sq. ; cf. supra, les notes 288, 291-294 (révélation surnaturelle) et les notes 125, 301 et 377 (miracle). 451. Brève introduction, p. 117 sq. 452. Cf. supra, p. 646 sq. 453. Brève introduction, p. 174. Cf. aussi la description génétique plus complète de la théologie au § 38 : « La théologie, comprise comme manière purement intellectuelle de s’occuper de la religion, naît en l’homme de façon nécessaire ; c’est-à-dire qu’elle naît selon les lois nécessaires de la nature de l’homme dans son ensemble, en particulier selon ces lois qui font qu’il cherche à rendre plus clair ce qu’il ressent comme quelque chose qui en soi est obscur, à le fixer comme quelque chose qui en soi est passager, de manière à rendre permanent dans le concept ce qui a mis son cœur en mouvement comme un plaisir ou comme un déplaisir passager ; de manière à pouvoir éveiller librement et renouveler autant qu’il le voudra, moyennant le concept, ce qui à l’origine a agi sur lui comme une impulsion intérieure ou extérieure » (Brève introduction, p. 189 sq.). 454. Brève introduction, p. 182 (§ 26), p. 191-193 (§ 40-44).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy son sein où elle œuvre en faveur d’une saisie plus pure de son « essence » ; ce qu’on pourrait appeler aussi la fonction réformatrice de la théologie455 : Bien qu’étant un savoir, la théologie est en même temps déjà pratique en elle-même, puisque, aussi bien, on ne doit jamais savoir uniquement pour savoir, et que la religion, objet de la théologie, est entièrement et éminemment pratique. Le christianisme en particulier a proclamé la réalisation de ses idées parmi les hommes comme ce qui détermine le nouvel âge du monde, et pour cette réalisation il n’a pas désigné seulement les moyens, mais même l’organisme et le mécanisme qui sont donnés tous deux dans l’Église 456.

3. L’unité entre le point de vue scientifique et le système catholique dont il est question dans le titre de la Brève introduction se fonde donc en dernière instance dans l’articulation intrinsèque entre la foi et le savoir ou la science. L’audacieux §  45, annoté par l’auteur et commenté ultérieurement dans son apologétique, mérite d’être cité intégralement : L’ensemble général de ce changement [à savoir l’émergence d’une théologie sous l’aspect d’un système], ou de ce nouveau traitement, qui affecte l’ensemble des concepts religieux, consiste dans le fait qu’une certitude immédiate de la perception cède le pas à une certitude médiatisée par la réflexion, et que la simple foi cède le pas à un savoir [et Drey ajoute en marge : « à vrai dire : à la foi vient s’ajouter le savoir ; la religion repose à présent sur la foi et le savoir tout à la fois ; la première ne cesse pas »]. Et de même que c’est par là seulement que se constitue une théologie proprement dite, c’est là également que nous trouvons la tâche et la destination de celle-ci, son concept plus rigoureux qui n’est autre que la construction de la foi religieuse par un savoir457.

Drey est bien conscient de l’enracinement culturel de son encyclopédie qui tente de « ranger la théologie de façon digne dans la série des autres sciences positives »458 ; mais l’enjeu est plus fondamentalement la théologie même de la foi et la manière de concevoir cette dernière, dans une démarche de « construction » ou d’auto-fondation, comme obsequium rationabile : la dimension apologétique de la théologie, explicitée dans la deuxième partie de l’ouvrage et dans les trois volumes du manuel d’apologétique, est impliquée ici, au point de départ, dans la doctrine même des principes. qî,ES Essais de Loisy : fonder « la conception réelle et scientifique du christianisme » sur une « foi qui ne peut se passer entièrement de la gnose » Ce rapide résumé permet de constater des ressemblances stupéfiantes avec les Essais de Loisy, en dépit d’importantes différences, dues en grande partie à la distance historique et culturelle et au style nettement plus spéculatif de la pensée de Drey, qu'il expose un peu à la manière de l’Éducation du genre humain de Lessing, sous forme de brefs paragraphes ou thèses soigneusement numérotés et articulés.

455. Cf. en particulier Brève introduction, p.  199 sq. (§  56) ; cf. aussi J.  S.  DREY, Revision des gegenwärtigen Zustandes der Theologie (1812), dans J. R. GEISELMANN (éd.), Geist des Christentums, Mayence 1940, p. 83-97. 456. J. R. GEISELMANN, Geist des Christentums, p. 197 (§ 52). 457. Brève introduction, p. 193 (§ 45). 458. Ibid., p. 199 (§ 56).

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Christoph Theobald Ce qui se montre d’abord grâce à cette comparaison, c’est une même démarche d’intégration et d’unification dans un esprit scientifique, voire « encyclopédique » au sens que J. S. Drey donne à ce terme. Sur ce dernier point, l’avant-propos et les deux premiers chapitres des Essais ne laissent aucun doute : Loisy y annonce d’emblée son but qui est de développer « la conception réelle et vraiment scientifique du christianisme » et de la défendre par rapport à certains systèmes nouveaux, peu scientifiques, et par rapport à sa conception vulgaire 459. Certes, la théologie ou le théologien a disparu du titre et deux autres « personnages », l’historien et le philosophe, semblent prendre le relais 460. Mais l’enjeu principal reste bel et bien la réforme même de la théologie, abordée explicitement dans le chapitre IX après avoir été mise en œuvre dès le départ : ses trois fonctions critique, herméneutique et pratique ou réformatrice sont en effet fondées au chapitre II ; elles « reposent », dit Loisy dans l’avant-propos, « sur l’idée de la religion et celle de la révélation ». Comme chez Drey, la théologie est en effet une nécessité parce qu’elle est déjà impliquée dans l’élément intellectuel, voire social de la religion et de la révélation. Or, cette intellectualité qui s’appuie sur l’imagination et la symbolique est structurellement historique ou relative ; c’est ce que montre la science historique des religions et c’est pour cette raison que celle-ci doit donner sa forme à la théologie. Loisy n’a pas la même conception de la science que Drey qui reste fondamentalement marqué par une vision spéculative de « l’idée » et du « concept », même si l’histoire et l’exégèse critique ont une place de choix dans son système461. La démarche de l’exégète de Paris s’oriente en quelque sorte de manière inverse par rapport à celle du théologien de Tübingen : elle n’est pas déductive mais inductive, déployant progressivement et selon un modèle de rationalité probabiliste (Newman) les implications philosophiques et théologiques de ce qu’une phénoménologie historique lui a appris de la religion et de la révélation. Ceci explique aussi, au moins pour une part, les différences proprement théologiques entre ces deux penseurs : si tous les deux considèrent « l’idée du royaume moral dans l’univers » comme « l’idée centrale du Nouveau Testament »462, Loisy donne une autre place aux « idées » – descendantes ou déductives – du devenir homme de Dieu et de l’homme-Dieu, relevant d’après lui d’une « théorisation » théologique tardive, tandis que Drey les traite en lien immédiat avec l’annonce du Royaume des cieux par Jésus. Ces différences repérées, il faut maintenir cependant que la démarche

459. Essais, Avant-propos, p. 41 et chap. I, p. 75 ; cf. supra, p. 599-601 (point 2). 460. Essais, chap. I, p. 60. 461. Brève introduction, p. 254 sq. (§ 141 sq.) : « Aucune étude historique, y compris celle qui porte sur l’histoire des livres bibliques, ne peut être menée sans critique. […] Si l’absence presque totale de critique à des époques plus anciennes était une grande faute, l’absence d’une théorie approfondie de celle-ci à l’époque moderne est une faute qui n’est guère moins grande ; la confusion sans fin de l’histoire de la Bible et la division des critiques en deux camps diamétralement opposés ne doivent être considérées tout d’abord que comme une conséquence de cette absence pour une discipline biblique qui, plus que toutes les autres, serait susceptible d’être traitée de façon systématique. Combien de temps a passé depuis Richard Simon, et qu’est-ce qui a été fait pour une théorie rigoureuse de la critique ? ». 462. Essais, chap. IV, p. 191 (cf. aussi supra, note 349) et Brève introduction, p. 201 sq. (§ 59 sq. ; cf. aussi supra, note 447).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy de fondation rationnelle de la théologie et l’esprit d’intégration sont dans les deux cas les mêmes. Ce diagnostic est renforcé encore par la place précise que, dans son parcours, Loisy donne à l’apologétique. Loin de suivre l’exposé linéaire de l’école romaine, organisé sous forme de traités, il intègre, comme Drey, l’argument de crédibilité dans l’exposé des principes de la religion et de la révélation, le situant dans la troisième partie (III) du chapitre II des Essais, avant de l’honorer pour lui-même dans la traduction historique des trois postulats apologétiques, à laquelle est consacrée toute la deuxième partie de l’ouvrage (chapitres III à VII). Là encore il se trouve en accord avec l’intuition fondamentale d’un Drey qui enracine la défense scientifique de la foi dans son contenu même. Ce contenu historique et théologique de la foi, exposé dans la deuxième partie, Loisy l’a d’ailleurs enseigné d’abord en substance dans ses « catéchismes de persévérance » de Neuilly463. L’articulation intrinsèque de la foi et du savoir ou de la science, clé de voûte de la Brève introduction de Drey (§ 45)464, est abordée, en termes tout à fait analogues, dans l’introduction au chapitre IX des Essais465, véritable centre de gravité de ce livre inédit466. « La foi n’a jamais pu se passer entièrement de la gnose », affirme Loisy au départ, liant ce fait à sa migration culturelle. Il repère donc, dès le Nouveau Testament, deux figures, celle de « l’apôtre des gentils » qui « met une différence entre la foi commune et la gnose » et celle de « Jean qui connaît aussi plusieurs degrés de vérité » mais qui « paraît vouloir les renfermer tous dans la foi ». Origène, dont Loisy vient d’étudier le Contre Celse467, occupe une position intermédiaire. D’un côté il distingue clairement foi et gnose  : « la théologie est la science de la foi, elle n’est pas objet de foi » ; ce qui s’explique, d’après Loisy, dans un contexte où on tient les articles de foi pour immuables et reste conscient de « l’imperfection relative » des spéculations théologiques. Mais de l’autre côté, il se faisait une idée compréhensive, mais très intellectuelle de la révélation, dans laquelle toute la hiérarchie des vérités trouvait sa place, comme les ignorants et les doctes avaient aussi leur place dans l’Église. La gnose n’était pour lui qu’une autre forme de la révélation, qui n’était pas à la portée du vulgaire comme la foi.

Tout en consacrant donc l’immutabilité de la formule de foi, « il ruinait, sans le vouloir, l’immutabilité de l’idée représentée par la formule » par sa manière d’y introduire « plusieurs sens coordonnés ». Cette contradiction, conclut l’historien, ne frappait pas Origène, parce qu’il était traditionnel dans ses spéculations, et que, à défaut d’un sentiment très net de la relativité historique des doctrines, il avait ce qu’on pourrait appeler le sentiment de leur relativité statique, d’une sorte d’équivalence entre le symbole concret du fidèle et la théorie du théologien.

Dans la suite, l’Église suit plutôt la position de saint Jean, de saint Irénée et de Tertullien en renforçant progressivement la tendance qui consiste « à englober

463. Cf. supra, notes 19 et 20. 464. Cf. supra, note 457. 465. Essais, chap. IX, p. 463 sq. 466. Cf. supra, p. 596 sq. et p. 604 sq. 467. Cf. supra, p. 596.

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Christoph Theobald l’explication du symbole dans le symbole même, à introduire la théologie dans la foi », faisant donc participer le symbole aux évolutions de la théologie, tout en subordonnant la connaissance rationnelle expérimentale, historique du monde et de l’homme au dogme traditionnel, jusqu’aux « grandes encyclopédies que l’on appelait Sommes théologiques » qui prétendent être « en même temps des Sommes philosophiques et scientifiques ». Dès lors et d’une manière tout à fait analogue à la conférence de Drey sur la Réforme de l’actuel état de la théologie (1812)468, Loisy esquisse le fait historique que depuis ces Sommes « il existe une science constituée en dehors de la foi et de la théologie » et que leur relation au sein même de la théologie en rapport avec le dogme est un problème réel. C’est ce problème qu’il tente de résoudre sous la forme d’un « concordat » qui s’appuie sur la métaphore des deux faces, visible ou phénoménale et invisible ou spirituelle, d’un monde radicalement historicisé469. C’est sa manière d’articuler de manière intrinsèque la foi et la science, tout en maintenant leur différence, exigée par leur historicité respective. L’allusion aux « grandes encyclopédies » que sont les Sommes du Moyen Âge nous reconduit enfin vers la question du genre littéraire des Essais470 . Il ne fait pas de doute qu’il s’agisse d’une sorte d’« encyclopédie », au sens qu’on donne à ce terme à la fin du XVIIIe siècle et dans la Brève introduction de Drey, à savoir d’une manière de penser la théologie au sein d’une pluralité de sciences et comme un ensemble structuré de plusieurs disciplines. Mais sans doute doit-on qualifier les Essais surtout comme un genre d’« introduction » à l’apologétique historique. Loisy avait déjà excellé dans ce genre, lui donnant une forme systématique dans le domaine de l’exégèse biblique471, avant d’être interrompu sur cette lancée par sa destitution. Faute de pouvoir former des étudiants en théologie à l’Institut catholique de Paris, il se trouve désormais devant l’auditoire du « catéchisme de persévérance » et face à une population dont il mesure et analyse la crise de la foi. C’est ce qui renforce le « caractère propédeutique » de son parcours, en particulier de sa deuxième partie. C’est sans doute aussi cette situation et le fait qu’il ne se considère ni comme théologien ni comme professionnel de l’apologétique qui peuvent expliquer le titre à la fois plus modeste et plus ambitieux d’Essais d’histoire et de philosophie religieuse. * La proximité, voire le partenariat inconscient avec les bases épistémologiques et théologiques de l’école catholique de Tübingen qu’on vient de déceler n’est pas sans poser de questions. Depuis les débuts de cette école, le climat global de l’Église catholique et de la société a bien évidemment changé et l’héritage des Lumières dans la pensée de son fondateur, J. S.  Drey, a été soupçonné, dès le pontificat de Grégoire XVI (1831-1846), d’être source du « semi-rationalisme »472 qui sera condamné à Vatican  I.  Et on a vu l’évolution de l’école romaine vers une néo-scolastique de plus en plus extrinséciste qui s’impose depuis 1879 par le biais d’un certain nombre de mesures pontificales. L’infatigable lecteur qu’est

468. Cf. supra, note 455. 469. Cf. supra, note 367. 470. Cf. supra, p. 605 sq. 471. Cf. supra, notes 27-29. 472. Cf. M. SECKLER, « Pour comprendre la “Brève introduction” », dans Aux origines de l’école de Tübingen, p. 64-66.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy Loisy connaît admirablement bien les évolutions de l’exégèse allemande et leurs reprises théologiques par la théologie libérale et par ceux qui, dans le monde protestant, commencent à s’en distancier473. Fr. von Hügel l’introduit dans le monde anglophone, lui faisant connaître en particulier l’œuvre du Cardinal Newman. L’école catholique de Tübingen, par contre, est encore peu connue en France. Loisy aurait pu s’y intéresser grâce à l’œuvre de Georges Goyau474 qui l’avait aidé en 1893 au moment de sa destitution475 et qui, fervent de Möhler et de la Tübinger Theologische Quartalschrift, fera la publicité de cette école dans ses ouvrages sur l’Allemagne religieuse, parus en 1905 et 1909476. Mais nous serons alors en pleine crise moderniste où Tübingen sera assimilé au modernisme477. La comparaison qu’on vient d’effectuer nous permet de qualifier de tragique cette confusion polémique et surtout l’absence de communication entre le Loisy des Essais et les intuitions novatrices d’un J.  S.  Drey. Venant de plus loin, le souffle intellectuel de la Brève introduction aurait pu l’aider à expliciter et à structurer davantage ce qui, d’un point de vue philosophique et théologique, reste hésitant dans sa pensée. Mais cette dernière remarque relève déjà d’une histoire paradoxale de la réception du livre inédit. III. Un livre inédit qui a manqué son but ? Ce n’est pas au moment de la première révision de son manuscrit que Loisy pouvait émettre le jugement qu’il portera en 1930 sur son livre inédit, à savoir qu’il « a manqué son but ; (qu’)il l’aurait manqué de même s’il avait été publié intégralement ». En 1898, alors que son travail n’est pas encore achevé, il décide en effet de commencer à en publier des extraits. Voici comment il rapporte les circonstances de cette décision dans ses Mémoires : Cette publication fut décidée en août ou en octobre, –  je n’ai pas retenu la date précise,  – dans une promenade que je fis au Bois de Boulogne avec M.  Joseph Bricout, mon ancien élève à l’Institut catholique, alors vicaire dans une paroisse de Paris. M. Bricout était d’esprit assez ouvert et de caractère prudent. Il avait été à l’école de Mgr d’Hulst et n’estimait pas que toute nouveauté fût condamnable. Les principes généraux de mon apologétique lui parurent susceptibles d’être présentés utilement à ses lecteurs [ceux de la Revue du clergé français]. Du reste, nous ne nous lancions pas à l’étourdie. Les premiers articles de Firmin furent soumis par moi, avant la publication, au jugement de M. Monier, censeur théologique

473. Cf. supra, la contribution de Rosanna Ciappa. 474. Cf. M. SECKLER, « Pour comprendre la “Brève introduction” », dans Aux origines de l’école de Tübingen, p. 75 sqq. 475. Cf. Mémoires, I, p. 311. 476. G. GOYAU, L’Allemagne religieuse. Le catholicisme, I et II (18-1848), Paris 1905 ; III et IV (18481870), Paris, 1909. 477. Cf. E. VERMEIL, Jean-Adam Möhler et l’école catholique de Tübingen (1815-1840). Étude sur la théologie romantique en Wurtemberg et les origines germaniques du modernisme, Paris 1913 ; cf. M. SECKLER, « Pour comprendre la “Brève introduction” », dans Aux origines de l’école de Tübingen, p. 77-81 et la longue recension du Père de Grandmaison dans les Recherches de science religieuse 9 (1919), p. 387-409 qui défend l’école contre le reproche de modernisme.

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Christoph Theobald au-dessus de tout soupçon, et quant à la connaissance des dogmes catholiques, et quant à l’orthodoxie478.

Un passage dans une lettre du 22 novembre 1898 à von Hügel donne d’autres précisions, sans nous éclairer sur les motifs de la décision en contradiction au moins apparente avec la remarque, faite au baron en août de l’année précédente, que « tout se tient »479 : Quant au grand ouvrage (apologétique), lui annonce-t-il maintenant, j’en débiterai le plus possible par petits morceaux sous un pseudonyme, et, comme on ne me croit pas si occupé de matières théologiques, on ne se doutera pas tout de suite d’où cela vient480.

On sait que cette série d’articles qui commence le 1er décembre 1898 avec celui sur « Le développement chrétien d’après le Cardinal Newman » est interrompue, le 23 octobre 1900, sur l’ordre du cardinal Richard, après la sixième livraison sur « La Religion d’Israël : les origines »481. Quant à la critique de L'Essence du christianisme de Harnack, publiée le 10 novembre 1902 sous le titre L’Évangile et l’Église, Loisy l’appelle, dans une lettre du même jour adressée à von Hügel, la « résurrection, fort imprévue, de Firmin »482. Elle en constitue en effet la suite, en puisant essentiellement dans les chapitres IV à VII des Essais. Dans une lettre du 18 mai au même destinataire, il avait raconté comment l’idée d’écrire l’ouvrage lui était venue : Je continue mon commentaire des Synoptiques et je trouve des choses intéressantes, mais quelquefois difficiles à dire. Il me semble que Strauss a eu raison de voir dans Matthieu 21, 25-30 une imitation d’Ecclésiastique 51 […]. Le morceau pourrait bien être l’œuvre d’un prophète chrétien, qui serait intermédiaire entre le Christ de l’histoire et celui de Jean. J’ai presque envie de jouer un tour à Harnack, en montrant que le texte qui porte tout son système, – idée du Dieu-père et conscience filiale de Jésus, – ne présente pas plus de garanties que les textes de Jean. Comme on vient de traduire en français son Essence du christianisme, cela me ferait une belle occasion483.

Mgr Mignot d’Albi, auquel Loisy avait soumis son manuscrit pour approbation, lui répond le 17 septembre : Je viens d’achever, après deux retraites, la lecture de votre manuscrit. Vous n’avez encore écrit rien d’aussi complet ni d’aussi objectif : c’est vous dire que j’en suis

478. Mémoires, I, p. 495 sq. 479. Mémoires, I, p. 444 (cf. supra, notes 3, 34 et 62). 480. Mémoires, I, p. 501. 481. Voici un extrait de la lettre du Cardinal à la Revue du clergé français, publiée en tête du premier numéro de novembre : « Cet article [il s’agit du 6e de la série] est en contradiction avec la constitution Dei Filius, promulguée dans le concile du Vatican ; il est pareillement en contradiction avec les règles données par le Souverain Pontife Léon  XIII pour l’interprétation des livres de la Sainte Écriture dans l’encyclique Providentissimus Deus » (Mémoires, I, p.  564). Les notes gardées par Loisy de sa rencontre avec le Cardinal, le 28 décembre 1900, illustrent cruellement ce qui sépare ces deux hommes  : la différence fondamentale entre deux visions du monde et le sentiment d’injustice que Loisy continue d'éprouver quant à la destitution de son poste d’enseignant à l’Institut catholique (Mémoires, II, p. 14-19). 482. Mémoires, II, p. 156. 483. Mémoires, II, p. 121.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy fort satisfait et que je regretterais vivement que cette étude, qui est tout autre chose qu’une réfutation de Harnack, ne fût pas publiée. Je ne pense pas que l’on puisse vous condamner, et, tout au contraire, cette publication vous placera au premier rang des critiques chrétiens484.

C’est encore Mgr Mignot qui, le 1er janvier 1903, donne à Loisy le conseil de publier une seconde édition avec « quelques notes explicatives », pour prévenir une éventuelle condamnation et des malentendus qui s’expriment dans la campagne entamée contre l’ouvrage 485. Dès le 7 novembre, l’exégète avait déjà pensé à une seconde édition légèrement augmentée486 et il y revient plus explicitement les 19 et 20 novembre487. Quant à l’« explication » dont parle Mgr Mignot, il préfère une « brochure explicative » qui s’intitulerait Autour d’un petit livre ; projet qui est approuvé par l’archevêque, le 5 janvier. La condamnation de L’Évangile et l’Église par le Cardinal de Paris, le 19 janvier 1903, en retarde la rédaction que Loisy reprend le 22 février, tout en hésitant jusqu’en juin à la publier488. C’est au début octobre que paraissent conjointement la deuxième édition de L’Évangile et l’Église, le commentaire du Quatrième Évangile, en préparation depuis plusieurs années, et Autour d’un petit livre, ce volume étant le dernier rejeton des Essais de Neuilly489. Voilà les trois étapes, réduites aux faits essentiels, de la publication –  « par petits morceaux » – des Essais dans lesquels, redisons-le, « tout se tient ». Comment interpréter cet enchaînement dramatique et, surtout, comment comprendre la décision initiale dont personne ne pouvait prévoir les effets successifs, et qui a conduit Loisy vers son jugement, rapporté plus haut, sur l’échec de son livre inédit ? Avant de l’évaluer dans une histoire plus longue, il nous faut tenter de répondre à cette question. 1. Retraitement et recadrage de l’apologétique de Neuilly Plusieurs aspects du dossier doivent être d’abord rappelés selon leur ordre chronologique pour pouvoir instruire correctement la question. Loisy publie ses six articles de la Revue du clergé français sous le pseudonyme de A. Firmin, ajoutant ce nom bien reconnaissable à sept autres, tous utilisés entre 1896 et 1900490. Dans ses correspondances, il en parle par moments avec humour, s’en expliquant à plusieurs reprises : « C’est uniquement pour ne pas attirer

484. Mémoires, II, p. 133. 485. Mémoires, II, p. 178. 486. Note du journal du 7 novembre, dans Mémoires, II, p. 155 (il s’agit du nouveau chapitre Sources évangéliques). 487. Note de journal des 19 et 20 novembre, dans Mémoires, II, p. 159-161 : « Ce qui est vrai, c’est que mes deux chapitres concernant l’Évangile […] se trouvent donner une idée insuffisante, pas assez positive, du Christ et de son œuvre personnelle, en sorte que cette partie ne paraît pas tout à fait proportionnée à la suite. J’ai légitimé le développement chrétien et catholique, je n’ai pas légitimé l’Évangile ». Cette remarque conduit Loisy à introduire une addition concernant le Christ dans la deuxième édition. 488. Mémoires, II, p. 245 sq. 489. Cf. Mémoires, II, p. 239 sq. 490. Cf. l’analyse détaillée du phénomène de la pseudonymie et du cas Loisy dans É.  POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (1962), Albin Michel, Paris 19963, p. 621-647, plus particulièrement p. 635-637.

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Christoph Theobald l’attention sur mon nom que je prends d’autres, écrit-il en 1897 à von Hügel, mais ce n’est pas pour me cacher », ajoutant dans ses Mémoires  : « la vraie raison de mes pseudonymes est là tout entière ; ils ne me cachaient pas réellement, mais ils rendaient moins criante, si je l’ose dire, l’abondance de mes publications »491. Ils signalent bien évidemment une situation difficile de communication dans l’Église : « Si la science est libre parmi nous, c’est évidemment d’une liberté un peu gênée », avait-il écrit un an auparavant au baron492. Certes, Loisy bénéficie d’un certain nombre de protections, de celle de Mgr Mignot surtout qui l’avait déjà sollicité en 1895 pour un mémoire demandé par Léon XIII sur la question biblique et qui ne cessera de jouer un rôle prudentiel dans ses décisions493 ; et il faudrait nommer bien d’autres personnages ecclésiaux de premier plan qui ont correspondu avec lui ou sont venus le voir durant toutes ces années494. Mais l’hypothèse qu’il tente de faire passer l’ouvrage inédit, jugé impubliable dans les circonstances d’une liberté sous surveillance, par une stratégie discrète et progressive – « débiter le plus possible par petits morceaux sous un pseudonyme » – ne se laisse pas invalider. On accorde d’autant plus de crédit à cette interprétation que Loisy lui-même insiste sur les nombreuses « atténuations » qu’il a apportées dans les articles pour la Revue du clergé français495. Il faut cependant ajouter qu’il garde en même temps le souci de se faire comprendre et « de venir en aide » aux apologistes en difficulté face aux résultats de la recherche historique496 ; ce qui déclenche, après L’Évangile et l’Église, l’idée d’une « brochure explicative ». Et rien n’indique que sa foi, sa manière de « concilier les données de l’histoire avec les principes de la doctrine catholique » et le « dévouement à l’Église » aient changé durant toutes ces années, comme il ressort de sa lettre de mai 1901 au P. Lepidi, « maître du Sacré Palais »497 et d’une longue note de son journal, datée du 13 octobre 1902, à la veille de la publication de L’Évangile et l’Église. Nous en reproduisons la finale, bien significative de son état d’esprit : Je n’aurais pas pensé il y a dix ans à écrire ce que je viens d’écrire. En ce temps-là je voyais moins bien qu’aujourd’hui où est la vraie force de la religion, et j’étais surtout préoccupé des parties faibles du catholicisme et du danger qu’il court du côté de l’intelligence et de la doctrine. Ce péril est tout aussi grand que je le croyais. Mais il y a des ressources dont je ne mesurais pas la puissance. Nous ne voyons que

491. Mémoires, I, p. 428 ; cf. aussi ibid., p. 524 : « Tout mon personnel est occupé. L’aumônier des dominicaines prêche une retraite de première communion ; l’abbé L. fait des articles pour le Bulletin critique et la Revue du clergé, un certain Sharp rédige pour la même revue un petit boniment sur l’Apocalypse, Firmin se repose un peu sur ses lauriers. » (lettre du 20 juin 1899 à von Hügel). 492. Mémoires, I, p. 413. 493. Cf. par exemple sa toute première réaction (19 août 1902) quand Loisy le consulte sur la publication éventuelle de L’Évangile et l’Église : « D’après ce que vous me dites, je pense que, dans l’intérêt de notre cause, mieux vaut ajourner à l’année prochaine l’étude sur Harnack. Toutefois nous en recauserons, et je prends votre manuscrit pour l’emporter à Albi. » (Mémoires, II, p. 126). 494. Cf. par exemple les relations de grande franchise entre Loisy et le cardinal Mathieu de Toulouse (Mémoires, I, p. 522 sq. et II, p. 145-148 et p. 161-166). 495. Cf. Mémoires, I, p. 452. 496. Mémoires, II, p. 160 (note de journal du 19 novembre 1902 ; cf. supra, note 487). 497. Mémoires, II, p. 37-39 ; Loisy ne cache pas au P. Lepidi que l’article censuré par le cardinal Richard sur les origines de la religion israélite « ne forme qu’une partie » de son « travail apologétique ».

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy l’extérieur des choses. Nous sommes conduits, avec tout le reste, par une puissance qui ne nous dit pas son secret 498.

Le souci de faire passer sa pensée – l’argument d’« utilité » déjà évoqué499 – se manifeste plus particulièrement encore dans l’ordonnance des articles de la Revue du clergé français et dans le soin qu'il apporte à organiser plus clairement sa pensée et à la proposer de manière progressive. En évoquant d’abord l’autorité de Newman et en campant ensuite l’adversaire, le protestantisme libéral de Sabatier, il crée un point de départ positif pour développer, en constante opposition au libéralisme, les principes généraux de son apologétique, suivis de l’exposé sur la religion d’Israël, etc. Commencer la série par les deux premiers paragraphes du premier chapitre des Essais, la critique des trois postulats de l’apologétique catholique 500 et du rationalisme qui s’y oppose frontalement, aurait risqué d’indisposer le lecteur non prévenu. Son projet d’influencer de manière positive l’intelligence de la foi de ses lecteurs reste en effet tributaire, rappelons-le, de son analyse de la crise de la foi et surtout de l’esprit pastoral des Essais qui ne se démentira pas quand se pose, en 1902, la question de son épiscopat à Monaco ou à Saint-Jean de Maurienne501. Le but poursuivi par Loisy lors de la toute première décision de publier ses Essais sous la forme d’articles semble donc assez clair. Les deux phases suivantes et les décisions de publier L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre, répondent, sur le fond, à une même intention. Mais elles sont aussi l’effet d’une double évolution. La première, liée aux malentendus provoqués par le premier livre rouge et, sans doute, aux conflits qui entourent sa nomination aux Hautes Études, est d’ordre épistémologique. L’exégète est conduit à souligner davantage la différence des points de vue : « Le tout est dominé par une seule idée », écrit-il le 30 juin 1903 au baron, lui faisant part de sa décision de publier finalement Autour d’un petit livre, « à savoir que le point de vue théologique n’est pas celui de l’histoire »502. L’idée de « concordat », si décisive dans le chapitre IX des Essais, semble avoir disparu au profit du problème plus urgent du respect des limites, des différences et des autonomies, et cela sans doute sous le coup de la menace d’une condamnation au silence503.

498. Mémoires, II, p.  151 ; l’ensemble de cette note révèle cependant l’inquiétude de Loisy par rapport aux enjeux de ces publications (ibid., p. 149 ; cf. déjà Mémoires, I, p. 545, à propos de l’article sur « les preuves et l’économie de la révélation » de la Revue du clergé français). 499. Cf. supra, note 478. 500. Notons que la présentation de ces trois postulats dans le compte rendu des Mémoires, I, p. 449, radicalise leur critique. La dernière partie de la formule centrale ne se trouve pas dans les Essais : « Ces trois postulats, sur lesquels repose tout l’édifice de la croyance et du système catholique, ne sont pas seulement, si on les prend dans toute leur rigueur, indémontrables, ils sont démontrés faux par l’histoire ». 501. Cf. la lettre de Loisy au cardinal Mathieu du 27 octobre 1902, dans Mémoires, II, p. 146 sq. (cf. supra, note 494). Le cardinal Richard reconnaît lui-même, dans son entretien du 28 décembre 1900 avec Loisy, son travail pastoral chez les Dominicaines : « J’ai été très édifié de ce que vous avez fait pendant cinq ans chez les Dominicaines » (Mémoires, II, p. 18 sq. ; cf. supra, note 481). 502. Mémoires, II, p. 246 ; Loisy défend déjà la même perspective comme étant celle de L’Évangile et l’Église dans une note du 19 novembre 1902 (cf. supra, note 496), mais en disant son désir de « venir en aide » aux apologistes. 503. Cf. surtout Mémoires, II, p. 238.

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Christoph Theobald Le même déplacement ressort encore d’une longue méditation, datée des 16 et 17 novembre 1902, où Loisy revient aux deux chapitres des Essais sur « le régime intellectuel de l’Église catholique » et sur « le dogme et la science » : Clair, conclut-il, que le remède à la situation ne peut venir que d’un changement d’esprit, soit en ce qui regarde la façon de traiter les personnes, soit en ce qui regarde celle d’entendre les questions. Pour les personnes, respect de la pensée et de la conscience d’autrui […]. Pour les choses, admettre que la recherche proprement historique, même en matière de religion, est œuvre licite, indépendante du contrôle théologique […].

La suite du texte montre bien que Loisy admet parfaitement « une rectification, par la foi éclairée, des conclusions générales de la science incrédule »504 ; mais on n’y trouve plus aucune allusion à l’« harmonie positive » qui « devra s’établir entre la religion et la science »505. À la même époque et dans le même contexte, il exprime pour la première fois l’idée de republier le chapitre sur « le régime intellectuel de l’Église catholique », voire une « apologie de sa vie » où figurerait, en final, ce chapitre506. C’est la première trace du déplacement du centre de gravité des Essais, déplacement qui conduira Loisy à parler en 1930 du livre inédit comme de son De libertate scientifica et ecclesiastica reformatione507. Peut-on constater aussi une évolution entre les Essais et leur retraitement ultérieur sur le plan exégétique et théologique ? Seule une analyse détaillée des textes peut le montrer508. Deux exemples contrastés permettent d’évaluer l’orientation précise de ces changements.  Les articles de la Revue du clergé français Pour ce qui est d’abord des articles de la Revue du clergé français, plusieurs modifications de forme et de fond sont à noter. Comparés au caractère souvent très laborieux des deux premiers chapitres des Essais, les cinq articles –  le sixième reprend le début du chapitre III du livre inédit – représentent un effort considérable de clarification dont profitent en particulier les développements sur la définition de la Religion, sur l’idée de révélation et sur les preuves et l’économie de celleci. L’introduction de subdivisions numérotées (I…) et la manière de défaire des passages trop compliqués et de les recomposer de manière plus linéaire509 aident grandement à la lecture. S’ajoute à cela une progression plus nette. Sabatier est, d’un bout à l’autre, l’adversaire dont l’introduction des articles expose la thèse et la caricature du catholicisme qu’elle implique, pour lui opposer immédiatement ce q

504. Mémoires, II, p. 158 sq. 505. Cf. Essais, chap.  IX, p. 397 sq, passage à comparer avec Autour d’un petit livre, Picard, Paris 1903, p. 187-219 (Lettre à un jeune savant, sur l’origine et l’autorité des dogmes). 506. Cf. Mémoires, II, p. 101 (lettre du 23 février 1902 von Hügel), 158 (note du 16 novembre 1902) et 171 (note du 24 novembre 1902). 507. Cf. supra, p. 595. 508. Pour une comparaison synoptique très précise des textes, cf. supra, la contribution de Rosanna Ciappa. 509. On peut comparer par exemple la deuxième partie du chapitre II des Essais sur la révélation (p.  95-106) et la manière de séparer dans l’article la définition de la révélation chrétienne, surtout à partir du Nouveau Testament (Revue du clergé français 21 [1899], p. 251-256), et l’approche de la question de sa vérité (ibid., p. 256-261).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy qui sera défendu comme véritable position catholique. Des formulations trop théoriques et appartenant au métadiscours, par exemple la distinction entre symbole et fait historique sont enlevées dans l’article sur « l’idée de révélation »510, comme des allusions purement critiques aux théologiens. La difficile question centrale, à savoir « [s’]il faut maintenant concevoir la révélation comme l’introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans une intelligence humaine et un cerveau humain »511 n’est abordée que dans la troisième partie de ce texte et mise ici explicitement sous l’autorité de saint Thomas. Le débat épineux sur la distinction du concile Vatican I entre nature et surnaturel est soigneusement évité. Par ailleurs, cet article central apporte aussi une clarification de fond. Dès la première partie, Loisy établit le principe de toute son argumentation : la distinction entre « vérité » et « doctrine »512. Dans une analyse historique plus ample que dans les Essais, il repère plusieurs phases de développement entre la profession baptismale des premiers chrétiens et la doctrine sanctionnée officiellement par l’Église ; seules les assertions de foi, impliquées dans la profession baptismale, pouvant réclamer le statut de révélation. La formulation de sa thèse est désormais plus nuancée, dans la mesure où elle relie l’expérience d’intuition – notion absente dans les Essais – et le jugement ou l’assertion de foi : « Les vérités de la révélation, écrit-il, sont vivantes dans les assertions de la foi avant d’être analysées dans les spéculations de la doctrine ; leur forme native est une intuition surnaturelle et une affirmation de la foi… »513. C’est précisément cette articulation qui permet à l’apologiste de se référer, dans la troisième partie de l’article, au De prophetia du Docteur angélique (IIa IIae, q. 171-174) qui analyse les visions et apparitions dont parlent prophètes et apôtres : la révélation ne réside pas dans leur caractère anormal ou extraordinaire mais dans le jugement qui, sous la lumière divine et la faisant jaillir, assemble leur matériau imaginatif et les idées qui y sont associées 514. Les mêmes critères de clarification et de progressivité déterminent aussi la rédaction plus heureuse de l’article sur « les preuves et l’économie de la révélation ». La discussion détaillée des grands miracles bibliques est éliminée, mais la réinterprétation positive de l’exégèse spirituelle, amorcée dans les Essais, plus largement développée515. Notons surtout les modifications de la troisième partie où Loisy réintroduit très avantageusement quelques développements du début du premier chapitre du livre inédit, consacré à la critique et à la transposition des trois postulats et à un premier débat sur l’apologétique. Il fallait bien, à la fin de ce cinquième article et avant d’aborder la religion d’Israël, ouvrir de manière critique le chantier de l’apologétique proprement dite, introduire la notion d’« apologétique historique » et établir un lien entre la démonstration historique qui devra venir dans la suite et l’accumulation de

510. Cf. par exemple la formule introductive de la deuxième partie du chap. II des Essais, p. 96 : « la définition [de la révélation] censée traditionnelle n’apparaît plus comme une définition, mais comme le symbole d’un fait très complexe dont elle ne contient pas l’analyse réelle… ». 511. Cf. Essais, chap.  II, qui introduit immédiatement la notion « conception vulgaire » de la révélation (p. 96), avant de formuler la question centrale d’une manière plus brutale : « Faut-il, après cela concevoir la révélation comme l’introduction violente et imprévue d’idées toutes faites dans un cerveau humain ? » (p. 100).. 512. La postérité de cette distinction décisive sera abordée plus loin, p. 688 sq. 513. Revue du clergé français 21 (1900), p. 254. 514. Revue du clergé français 21 (1900), p. 263 sq. 515. Revue du clergé français 22 (1900), p. 134-138.

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Christoph Theobald probabilités selon le cardinal Newman516. Par ailleurs, cette partie enracine davantage la démarche de Loisy dans la tradition française de l’apologétique philosophique en faisant référence à l’idée de « certitude morale » d’un Ollé-Laprune517. Cette brève comparaison synoptique ne confirme pas seulement notre hypothèse que la décision de publier les Essais sous forme d’articles correspond bel et bien à un effort pédagogique qui tient davantage compte de la mentalité effective des lecteurs ; elle fait aussi comprendre en quoi l’effort de Loisy d’articuler sa pensée de manière plus claire et plus progressive compense les inconvénients qui résultent de la disparition du schéma global où « tout se tient ».  L’Évangile et l’Église et Autour d’un petit livre Si les modifications de fond ne sont que minimes dans le cas des articles de la Revue du clergé français, elles prennent plus d’importance dans L’Évangile et l’Église et dans Autour d’un petit livre518, montrant davantage encore que la recherche de Loisy continue, non seulement pendant la révision de ses Essais en 18981899, mais encore après, et désormais en interaction plus intense avec ses travaux sur les évangiles synoptiques et sur le quatrième évangile. Dans une longue note du 13 octobre 1902, datée de la veille de la publication de L’Évangile et l’Église et pouvant être considérée, avec deux autres notes des 19 et 20 novembre, comme une interprétation autorisée des intentions de l’auteur, Loisy reprend les trois mêmes points délicats qui l’ont déjà occupé dans son apologétique de Neuilly : « La manière d’entendre la divinité du Christ, le genre d’autorité qui appartient à l’Église, la nature de l’action divine dans les sacrements » 519. Il faut se souvenir ici de sa lettre à von Hügel du 8 août 1897 pour mesurer exactement l’enjeu des changements : q

J’en suis au dernier paragraphe concernant Notre Seigneur [chap. IV], et je montre comment la conception apocalyptique du royaume des cieux, avec le messianisme de la parousie était une relativité indispensable, faute de laquelle l’Évangile n’aurait

516. On peut comparer Essais, chap. I et Revue du clergé français 22 (1900), p. 140-146. 517. Cf. Mémoires I, p. 454 sq. 518. Cf. supra, l’analyse des textes et leur interprétation dans la contribution de Rosanna Ciappa. 519. Mémoires, II, p. 150 ; dans son commentaire ajouté en 1930, Loisy note : « on remarquera que je n’ai aucunement compté le grief d’agnosticisme ». La suite de la note mérite d’être citée intégralement parce qu’elle montre à la fois comment Loisy conçoit, au moment où paraît L’Évangile et l’Église, le travail de la théologie et comment il aborde la question centrale qui, dès le chapitre IX des Essais (troisième partie ; p.  395 sq. ; cf. aussi ibid., p.  379) est celle de Dieu. On remarquera alors qu’en 1902 sa position fondamentale est toujours la même : « Mais si l’ancienne théologie croyait pouvoir définir scientifiquement toutes ces choses, nous devons, au moins en ce qui regarde la première et la troisième [question], commencer par dire qu’elles sont indéfinissables, et, après cela seulement, proposer des analogies qui en donnent une idée intelligible. Pour le tout, il faut remonter jusqu’à l’idée de Dieu, au grand mystère, que ce brave Hébert nous explique avec tant d’assurance. La distinction essentielle de Dieu et du monde est à maintenir comme le mystère fondamental. Les déductions rationnelles conduiraient au monisme. La conscience humaine proteste. Tous les êtres particuliers sont comme tels essentiellement distincts de l’Être infini dont ils procèdent et en qui ils subsistent. L’ancienne théologie concevait le monde comme une sorte d’extériorisation de Dieu, on pourrait dire d’incarnation, si ce terme ne convenait mieux à la manifestation spéciale de Dieu dans l’ordre humain. Il y a donc une incarnation de Dieu qui se poursuit dans l’humanité. Cette incarnation a une signification particulière, décisive, unique, en celui qui a promulgué la loi d’amour et qui est mort pour ce service rendu aux hommes… ».

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy pu commencer sur la terre, et qui ne porte aucun préjudice à la valeur du fond. Mais la question est extrêmement délicate en ce qui touche à la dignité personnelle du Sauveur et à la façon de comprendre de telle sorte l’Évangile réel, qu’il ne soit pas une illusion enthousiaste dont la première victime aurait été celui même qui l’a prêché. Là me paraît être la vraie difficulté. La difficulté théologique de la divinité de Jésus-Christ est quelque chose d’insignifiant en soi, et qui ne mérite pas d’arrêter le critique, tandis que cette question de fait est très grave et fondamentale 520.

Nous nous autorisons de cette note pour focaliser notre attention sur la première des trois questions. D’un point de vue formel521, Loisy redistribue la matière du chapitre IV des Essais sur deux chapitres de L’Évangile et l’Église : I. (II. dans la deuxième édition) Le Royaume des Cieux qui correspond à la première partie du chapitre IV des Essais et II. (III. dans la deuxième édition) Le Fils de Dieu, équivalent des parties III à IV du même chapitre du livre inédit. Comme dans les articles de la Revue du clergé français, l’ensemble est développé en opposition à la théologie libérale, L’Essence du christianisme de Adolf von Harnack ayant remplacé l’Esquisse d’une philosophie de la religion d’Auguste Sabatier. Un autre point formel à remarquer est l’inversion des parties III et IV du chapitre christologique des Essais, de sorte que le traitement apologétique de la question de l’apparente « illusion enthousiaste » de Jésus vient avant l’approche de la signification historique et théologique de la mort et de la résurrection. Sur le fond de ce repérage textuel, se dégage un triple résultat. D’un point de vue exégétique, Loisy adopte désormais l’eschatologie conséquente de Johannes Weiss522, considérant que les deux références essentielles sur lesquelles Harnack fonde sa vision de l’essence du christianisme, Lc 17, 20-21 et Mt 11, 25-30523, ne présentent pas plus de garanties d’authenticité historique que les textes de Jean. Résistant donc à « la tentation de moderniser l’idée du royaume »524, contraire à la critique historique et à l’herméneutique théologique, il ne reprend donc plus l’affirmation des Essais selon laquelle « l’idée apocalyptique et l’idée morale [du royaume] se pénètrent mutuellement »525 : L’idée du royaume céleste n’est donc pas autre chose, écrit-il en 1902, qu’une grande espérance, et c’est dans cette espérance que l’historien doit mettre l’essence de l’Évangile, ou bien il ne la mettra nulle part, aucune autre idée ne tenant autant de place et une place aussi souveraine dans l’enseignement de Jésus526.

520. Cf. supra, notes 61 et 329. 521. Cf. l’analyse précise de Rosanna Ciappa, supra, p. 575-578. 522. Cf. la contribution de Rosanna Ciappa, supra, p. 579 sq. 523. L’Évangile et l’Église, chez l’auteur, Belleville 19032, p. 54-56 et p. 74-82 ; cf. aussi supra, note 483. 524. L’Évangile et l’Église, p. 56. 525. Essais, chap. IV, p. 172 ; cf. supra, p. 643. 526. L’Évangile et l’Église, p.  41. La dernière partie du chapitre sur « le Royaume des cieux » est d’une interprétation délicate. C’est l’opposition à une actualisation hâtive à la manière de Harnack qui conduit Loisy à souligner le caractère « irrécupérable » de la perspective eschatologique de Jésus : « Quelles qu’aient été la valeur intrinsèque et l’efficacité morale de l’espérance dont le Christ a été l’interprète, rien n’était fait, dans le temps même où cette espérance se manifesta, pour la concilier avec toutes les réalités auxquelles elle s’est depuis accommodée » (ibid., p. 71).

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Christoph Theobald Il s’ensuit, pour ce qui est de l’identité même de Jésus, une prise de distance analogue à l’affirmation des Essais « qu’il s’est reconnu et présenté comme le Messie promis à Israël »527 : C’est la clé de la singularité qui se remarque dans l’attitude [de Jésus], lit-on en 1902 : Comme le royaume est essentiellement à venir, le rôle du Messie est essentiellement eschatologique. Le Christ est le président de la société des élus. Le ministère de Jésus n’était que le préliminaire au royaume des cieux et au rôle propre du Messie. En un sens, Jésus était le Messie, et, en un autre sens, il ne l’était pas encore. Il l’était, en tant qu’appelé personnellement à régir la nouvelle Jérusalem. Il ne l’était pas encore, puisque la nouvelle Jérusalem n’existait pas, et que le pouvoir messianique n’avait pas lieu de s’exercer. Jésus avait donc devant lui la perspective de son propre avènement 528.

D’un point de vue apologétique, il faut noter ensuite que Loisy reprend, dans la troisième partie du chapitre sur « le Fils de Dieu », « librement mais presque en entier » la partie finale (IV) du chapitre correspondant des Essais529. Ce qui veut dire que, nonobstant la radicalisation de sa position exégétique quant à l’idée du royaume et à la messianité du Christ, le raisonnement fondamental des Essais tient encore à ses yeux. Cela ressort en tout cas avec force de ses notes des 19 et 20 novembre 1902, déjà citées plus haut530. Loisy rapporte ici une fois de plus un songe : Je rédige mon supplément pour le chapitre du Fils de Dieu. J’ai vu cette nuit en songe que Harnack, en écartant la conception eschatologique du royaume et l’idée juive du Messie, morcelle l’Évangile et ne l’explique pas, scinde le Christ et ne le grandit pas. La vérité de l’Évangile est symbolisée dans l’espérance du royaume, et la grandeur de Jésus apparaît dans la fonction messianique, qui est l’esquisse historique, le point de départ nécessaire, et aussi l’image de son rôle universel. Il n’y a qu’à développer cela, et le chapitre du Christ sera complet531.

La veille, Loisy s’était promené avec deux théologiens (dont l’Abbé Klein) troublés par la conception eschatologique du royaume, taxée d’illusion : « Le Christ dont le royaume aurait été l’unique pensée serait un petit personnage. Klein a même dit avec emphase que Jésus, dans ce cas, serait moins grand que Socrate ». L’apologiste continue sa méditation : Autant vaudrait dire que tel chef-d’œuvre musical est plus beau que telle poésie, tel tableau ou tel chef-d’œuvre d’architecture. Le moindre grain de bonté importe plus à l’humanité que la plus haute philosophie. Et donc Jésus, comme Sauveur, défie tous les Socrates, même appuyés par tous les forts de l’économie sociale 532.

D’un point de vue théologique enfin, le fait de déplacer le traitement de la cène et de la mort de Jésus, abordées par les Essais dans la troisième partie du chapitre christologique, vers la fin du long développement sur « le Fils de Dieu » permet de

527. Essais, chap. IV, p. 180 ; cf. supra, p. 644, note 322. 528. L’Évangile et l’Église, p. 87. 529. L’indication est donnée par Loisy lui-même dans Mémoires, I, p. 458. Cf. surtout la formule centrale de cette partie que Loisy reprend littéralement dans L’Évangile et l’Église, p. 108 sq. 530. Cf. supra, note 487. 531. Mémoires, II, p. 160. 532. Mémoires, II, p. 159 ; cf. aussi L’Évangile et l’Église, p. 107 sq.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy créer plus aisément un lien avec les chapitres suivants sur l’Église. Loisy introduit ici un dernier complément par rapport au livre inédit. La mort comme expiation et le lien entre cette interprétation et la cène sont affirmés comme relevant de la théologie paulinienne alors que, dans les Essais, Jésus « embrassait en esprit sa propre mort comme une partie de son service pour le royaume »533. Mais ce n’est pas sa mort qui est décisive pour la naissance du christianisme ; elle n’est que « la condition providentielle de la résurrection »534. C’est la première fois que l’exégète se prononce sur cette question : tout en s’opposant à Harnack, il articule dans un parfait équilibre l’unité de la foi des apôtres et du message de Pâques, « l’évolution religieuse du judaïsme dans les temps qui ont précédé immédiatement l’ère chrétienne », évolution qui « n’a pas peu contribué à préparer le terrain où une telle croyance pouvait naître », et, enfin, la conviction que « l’impression de la vie et de la mort de Jésus serait nulle sur une humanité qui n’aurait pas en elle le désir plus ou moins conscient de tout ce que Jésus lui apporte, et qui n’attendrait pas déjà ce qu’il lui promet »535. C’est à Mgr Mignot, qui est à l’origine de la « brochure explicative » intitulée Autour d’un petit livre536, qu’est adressée la quatrième lettre sur la divinité de Jésus-Christ. Ce texte remarquable confirme l’enjeu des deux chapitres correspondant de L’Évangile et l’Église, tout en l’inscrivant dans un cadre plus ample qui conduit Loisy à la formulation du problème herméneutique, tel qu’il se pose désormais à la christologie : Le problème christologique, qui a fait, durant des siècles, la vie et le tourment de l’Église chrétienne, n’est pas à reprendre comme s’il n’avait pas été discuté et tranché. Les expériences du passé ne sont pas à répéter. Me soupçonner de vouloir restaurer quelque vieux système, condamné par les anciens conciles, serait se méprendre singulièrement sur ma façon d’apprécier les erreurs d’autrefois et l’orthodoxie d’aujourd’hui. Le Christ est Dieu pour la foi. Mais les gens nous demandent maintenant de leur expliquer Dieu et le Christ, parce que nos définitions sont conçues en partie dans une autre langue que la leur. Une traduction s’impose. Ainsi entendu, le problème christologique est encore actuel. En nous taisant sur ce grave sujet, ou en nous bornant à réciter le formulaire traditionnel, nous livrons au doute

533. Cf. Essais, chap. IV, p. 186 et L’Évangile et l’Église, p. 112-117. 534. L’Évangile et l’Église, p. 113 et p. 117. 535. L’Évangile et l’Église, p.  117-124. Loisy reproduit dans ce bref parcours sur la résurrection les éléments essentiels de son apologétique, les appliquant à la Résurrection de Jésus  : 1.  Le type d’argumentation : « L’historien réservera son adhésion, parce que la réalité objective des apparitions ne se définit pas pour lui avec une précision suffisante. […] Si on regarde (le fait des apparitions) indépendamment de la foi des apôtres, le témoignage du Nouveau Testament ne fournit qu’une probabilité limitée, et qui ne semblera pas proportionnée à l’importance extraordinaire de l’objet attesté. Mais n’est-il pas inévitable que toute preuve naturelle d’un fait surnaturel soit incomplète et défaillante ? » (ibid., p.  119) ; 2.  Le rapport entre le fond et la forme  : « La foi des apôtres n’est pas le message : elle va droit au Christ toujours vivant et l’embrasse comme tel. Par rapport à cette foi, la représentation imaginative ou la conception théorique de la résurrection et le caractère des apparitions sont chose secondaire. Cependant la foi n’est pas indépendante du message. Quoi que la critique puisse penser des difficultés et des divergences que présentent les récits concernant la résurrection du Sauveur, il est incontestable que la foi des apôtres a été excitée par les apparitions qui ont suivi la mort de Jésus… » (ibid., p. 119 sq.). 536. Cf. supra, note 485.

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Christoph Theobald et à l’incrédulité beaucoup d’âmes qui ne savent même pas qu’elles auraient le droit de chercher, avec l’Église et avec nous, à mieux entendre l’Évangile 537.

Tout en confirmant donc ce que Loisy indique lui-même dans ses Mémoires, à savoir que, « si les lettres ont pu être composées très rapidement, c’est que leur substance a été emprunté, pour une large part, aux Essais de Neuilly »538, Autour d’un petit livre est le « fruit d’une ultérieure méditation » et « semble dépendre beaucoup moins des Essais, et être au contraire plus lié au contexte polémique des accusations et des critiques soulevées contre L’Évangile et l’Église auxquelles Loisy répond, tout en reprenant et en approfondissant quelques thèmes du premier livre »539. * En dépit des modifications substantielles de la pensée de Loisy sur le plan exégétique, ces quelques analyses font apparaître une étonnante continuité entre le livre inédit, les articles dans la Revue du clergé français et les deux petits livres rouges de 1902 et 1903. Le schéma global des Essais manifeste progressivement ses ressources, jusque dans l’affrontement du nouveau défi de l’eschatologie conséquente, sans apparaître pour autant publiquement. Cet arrière-plan explique la rapidité et la force, voire l’assurance avec lesquelles leur auteur réagit, à plusieurs reprises, après la première censure du 23 octobre 1900. Loisy est exégète-historien et apologiste, même si, à partir de la publication de L’Évangile et l’Église, ce « concordat » qui suppose la capacité d’autolimitation des deux parties est de moins en moins reconnu par l’environnement ecclésial et social. Il est aussi polémiste, comme il ressort des articles publiés sous pseudonyme et du premier livre rouge, tous conçus en opposition au protestantisme libéral. Mais paradoxalement, l’esprit polémique est beaucoup moins accentué dans ces articles et ouvrages que dans les Essais ; avec un certain génie pédagogique et plus attentif à l’état d’esprit de ses lecteurs et opposants au sein de l’Église catholique, il s’emploie à faire passer son apologétique et à rendre possible un véritable « changement d’esprit, soit en ce qui regarde la façon de traiter les personnes, soit en ce qui regarde celle d’entendre les questions »540. 2. Une « régénération jusque dans les principes » Au moment où Loisy relit l’histoire de la crise moderniste dans ses Mémoires, une autre génération est en train de prendre le relais dans l’Église. Voici ce qu’en dit le P. Yves Congar dans ses notes, rédigées entre 1946 et 1949 : Je dus moi-même enseigner, pendant le premier trimestre de l’année 31-32, remplacer le P. Chenu, parti au Canada, et enseigner la première question de la Somme et la notion de dogme. C’est alors que je pris un contact sérieux avec la pensée des Modernistes et en particulier avec Loisy, dont les Mémoires venaient de paraître peu auparavant. Je lus ces trois gros volumes. Dès lors se forma en moi, avec une réaction critique très ferme, la conviction que notre génération avait pour mission de faire aboutir, dans l’Église, ce qu’il y avait de juste dans les requêtes et les problèmes posés par le modernisme. Au cours des grandes vacances suivantes, avant

537. Autour d’un petit livre, p. 155 sq. 538. Cf. supra, note 489. 539. Rosanna Ciappa, p. 574, note 62. 540. Cf. supra, note 504.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy et après le chapitre général qui se tint au Saulchoir, nous causâmes le P. Chenu et moi à cœur ouvert, et dans la fraîcheur de ce qui était pour moi découvertes et premières perceptions. Nous tombâmes profondément d’accord. Et sur cette mission, et sur la nécessité de « liquider » la « théologie baroque ». Nous commençâmes un dossier sur ce thème. Le dossier n’a jamais abouti à une publication. Il y a quelques mois, au début 46, je fis remarquer au P. Chenu que notre dossier était devenu sans objet, puisque la « théologie baroque » se liquide chaque jour et que les Jésuites sont parmi les plus féroces de ses liquidateurs…541

Ce témoignage montre que Congar a connu le livre inédit, sous la forme où il est présenté par Loisy lui-même dans ses Mémoires, et qu’il en tire une mission pour toute une génération de théologiens. Quoi qu’il en soit de la réalisation de cette mission, ce simple fait nuance le constat d’échec formulé par Loisy en 1912 et en 1930542. Comme Loisy s’est loyalement appliqué à « servir l’histoire religieuse de son temps »543, il est légitime de profiter de la distance historique nous séparant de lui pour évaluer son jugement qui porte, en dernière instance, sur le destin du catholicisme. On peut utiliser ses propres catégories pour interroger la capacité du christianisme catholique de « se régénérer jusque dans les principes »544 ou de s’inscrire, à sa façon, dans le mouvement de « modernisation des institutions qui veulent durer »545. Quelques remarques sur le concile Vatican  II et la théologie fondamentale de cette époque pourront suffire pour suggérer en conclusion comment, de concert avec l’héritage de Newman, de Blondel et de l’école de Tübingen, celui de Loisy entre dans les mutations ecclésiales et théologiques de la deuxième moitié du XXe siècle.  Le concile Vatican II Comme les documents du concile Vatican I, le corpus de Vatican II (1962-1965) est composé de textes de compromis ; cette perspective historique ne lui enlève rien de son statut normatif, comme l’avait remarqué Loisy dans ses Essais pour toutes les formules de foi546. Plusieurs points décisifs de l’apologétique historique de Loisy y sont abordés et résolus en son sens, sans qu’on puisse leur attribuer une paternité historique précise. 1. Sans doute l’acquis le plus important, sur ce registre, est-il la « nouvelle définition » des rapports entre l’inspiration des Écritures et leur vérité, point abordé par Loisy, on s’en souvient, dans la perspective de la « relativité historique »547, et dont l’interprétation par Mgr d’Hulst a valu au premier sa destitution de son q

541. Y. CONGAR, « Mon témoignage », Journal d’un théologien (1946-1956), Les Éditions du Cerf, Paris 2000, p. 24. 542. Cf. supra, notes 1 et 8. 543. Cf. le sous-titre de ses Mémoires, « pour servir à l’histoire religieuse de notre temps ». 544. Cf. supra, note 6. 545. Mémoires, I, p. 477 ; on peut expliciter le même enjeu en terme de « sécularisation interne » (F.-A. ISAMBERT, « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie 7 [1976], p. 573-589) qui se définit comme processus par lequel la réduction d’emprise du système religieux sur l’ensemble de la société est progressivement « acceptée de l’intérieur et jugée légitime par le groupe religieux lui-même ». 546. Cf. Essais, chap. II, p. 121 sq. 547. Cf. supra, note 59.

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Christoph Theobald poste de professeur. Après beaucoup de débats548, le chapitre III de la constitution sur la révélation divine et sa transmission, Dei Verbum, détermine la raison formelle ou la perspective sous laquelle il faut envisager la vérité des Écritures : leur vérité est celle de la « révélation donnée pour le salut de toutes les nations », celle « que, pour notre salut (nostrae salutis causa), Dieu a voulu voir consignée dans les Lettres sacrées »549. Et puisque le texte considère les hagiographes comme de « vrais auteurs », ayant « plein usage de leurs facultés et de leurs moyens »550, l’exégèse critique est en principe reconnue dans son autonomie, sans empêcher la lecture théologique des textes bibliques selon « l’analogie de la foi »551. Cela étant dit, Dei Verbum reste, sur le point de la vérité des Écritures, un texte de compromis parce que la note de renvoi à Providentissimus reprend la thèse étroite de l’école romaine552. 2.  Un deuxième acquis, introduit par Jean  XXIII dès son discours d’ouverture (11 octobre 1962), porte sur le rapport entre « vérité » et « doctrine », principe fondamental de toute l’argumentation de Loisy553. Le pape intervient sur la question de la réception et de l’interprétation de la « doctrine chrétienne », prenant une double distance par rapport au quatrième chapitre de Dei Filius : il n’affirme pas seulement pour la première fois la différence fondamentale entre le dépôt de la foi, pris ici comme un tout et sans référence à une pluralité interne qui relève déjà de l’expression, et la forme historique qu’il prend à telle ou telle époque ; il insiste par ailleurs – comme implication de cette conception herméneutique de la foi – sur la fonction fondamentalement pastorale du magistère ecclésial554. Nous touchons ici aux points essentiels du débat ; comme il ressort de la difficile réception de cette conception herméneutique par le concile, et d’abord de la tentative de la curie de

548. Cf. F. BERETTA, De l’inerrance absolue à la vérité salvifique de l’Écriture, p. 493-499 (cf. supra, note 184) ; malheureusement ce texte n’aborde la position de Loisy qu’indirectement à travers celle de Mgr d’Hulst ; cf. aussi C. THEOBALD, « L’Église sous la Parole de Dieu » (2001), chap. IV dans Histoire du concile Vatican II. 1959-1965. V. concile de transition. La quatrième session et la conclusion du concile, Les Éditions du Cerf-Peeters, Paris-Louvain 2005, p. 337-437, surtout p. 378-381 et p. 404409. 549. Dei Verbum, no 11, § 2. 550. Dei Verbum, no 11, § 1 ; cf. supra, page 623 sq. 551. Dei Verbum, no 12. 552. Cf. DH 3293 (cf. supra, note 188). 553. Cf. supra, note 512. 554. Voici le célèbre passage du discours Gaudet mater ecclesia de Jean XXIII : « Il faut que cette doctrine authentique soit étudiée et exposée suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne. Car autre est la substance du dépôt de la foi, autre la formulation dont on la revêt ; et il faut tenir compte de cette distinction – avec patience au besoin –, en mesurant tout selon les formes et les proportions d’un magistère à caractère surtout pastoral » (Jean XXIII, Paul VI, Discours au concile, Paris, Centurion, 1966, p. 64, note) ; l’édition critique de A. Melloni, dans G. A LBERIGO, A. M ELLONI, G. BATELLI et S.  TRINCHESE, Fede tradizione profezia. Studia su Giovanni XXIII e sul Vaticano II, Brescia 1984, p. 239-283 ; texte retraduit par nous : la version latine (faite par la curie) omet la mention des « méthodes de recherche » et de « la présentation dont use la pensée moderne » ; elle déplace la distinction entre « la substance du dépôt » et « la formulation dont on la revêt » vers celle entre « le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine » et « la forme sous laquelle ces vérités (pluriel) sont énoncées » ; elle ajoute enfin le canon de Vincent de Lérins, cité par Vatican I. (Cf. C. THEOBALD, « La constitution dogmatique Dei Filius de Vatican I », dans B.  SESBOÜÉ et C.  THEOBALD, Histoire des dogmes, vol.  4, Desclée, Paris 1996, p.  310-312 et C. THEOBALD, « Le concile et la “forme pastorale” de la doctrine », ibid., p. 477-480).

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy corriger la formule de Jean XXIII au moment de la publication de son discours et de remplacer la distinction historique du pape Roncalli entre « la substance du dépôt » et « la formulation dont on la revêt » par celle, plus doctrinale et plus proche de Vatican  I, entre « le dépôt lui-même de la foi, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine » et « la forme sous laquelle ces vérités sont énoncées ». 3. Or, cette orientation fondamentale de Vatican II, engagée par Jean XXIII, a des répercussions non négligeables sur trois des questions de principe abordées par Loisy dans ses Essais : l’idée de la révélation, celle du développement de la doctrine et le problème de la clôture de la révélation. Pour ce qui est du premier point, la constitution Dei Verbum de Vatican  II décrit le depositum fidei dans son unité substantielle non pas d’abord en terme de « vérités doctrinales » mais comme un événement, l’événement d’auto-révélation et d’auto-communication de Dieu Lui-même555. Il est en effet surprenant, pour l’historien de la théologie, d’observer que la détermination de la « révélation surnaturelle » comme « auto-révélation libre de Dieu » par le concile Vatican I joue un rôle si mineur dans le texte même de la constitution Dei Filius556, dans les commentaires de l’époque, voire dans les Essais de Loisy. Cette détermination est en quelque sorte recouverte par une autre idée, à savoir l’instruction du genre humain par l’autorité divine, relayée par celle de l’Église catholique. Or, c’est autour du concept d’« auto-révélation » que la théologie catholique de la révélation basculera dans un nouveau « cadre de référence » qui est celui de la « communication » et du « dialogue ». Loisy avait bien perçu la question de la communication de la révélation par celui qui l’a reçue à d’autres que lui, moyennant un symbole vivant historiquement marqué (et toujours inadéquat) de la vérité557. Il ne parvient pas à traduire l’événement même de la révélation et du salut en termes de communication. C’est précisément ce que fait Dei Verbum 2 : Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne – le numéro 6 dira « se communiquer » – et faire connaître le mystère (sacramentum) de sa volonté grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l’Esprit Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine.

Rappelons la provenance hégelienne ou idéaliste du concept d’« auto-révélation » de Dieu dans l’histoire de l’humanité, entré dans les textes de Vatican  I par l’école de Tübingen et réactivé après la première guerre mondiale par Karl Barth en opposition radicale à la théologie libérale558. À partir de la fin des années cinquante nous trouvons le même concept d’auto-révélation et son explicitation

555. Dei Verbum, 2 et 6, § 1. 556. DH, no 3004 : « […] il a plu à Sa sagesse et à Sa bonté de se révéler lui-même au genre humain ainsi que les décrets éternels de sa volonté par une autre voie, surnaturelle celle-là ». 557. Cf. supra, notes 288 et 294. 558. Pour le théologien bâlois, il s’agissait de sauvegarder, par le concept trinitaire d’auto-révélation de Dieu et dans une perspective de théologie politique, la Seigneurie de Dieu et l’identité prophétique de la théologie, dans une situation où le protestantisme culturel ou l’humanisme catholique risquaient de devenir complices des situations politiques et culturelles que nous connaissons. Cf. surtout K. BARTH, Dogmatique. Premier volume : La doctrine de la parole de Dieu, tome premier : Le Dieu trinitaire, Labor et Fides, Genève 1953.

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Christoph Theobald trinitaire sous la plume de Karl Rahner559 qui, comparé à Barth, souligne tout autrement l’aspect d’auto-communication de Dieu ou de don de soi qu’il implique. C’est précisément en débat avec le modernisme que Rahner publie en 1965, entre la troisième et la dernière session du concile et avec un autre peritus, Joseph Ratzinger, une Quaestio disputata, intitulée Révélation et tradition, dédiée à Hans Urs von Balthasar. « Il se peut, reconnaît le théologien jésuite, qu’on ne parvienne que bien plus tard à maîtriser la question que soulèvent les hommes d’une époque, même à travers une hérésie ». « Pour le modernisme » – et Rahner ajoute avec une prudence plutôt rare à son époque : « si du moins nous acceptons l’idée globale et systématique qu’en présentent les condamnations ecclésiastiques » – « le mot “révélation” désignait l’évolution du besoin religieux, évolution immanente et nécessaire de l’histoire humaine » ; et le théologien allemand de rétablir immédiatement la symétrie entre cet immanentisme « moderniste » et l’extrinsécisme de la théologie courante d’alors560. Dépassant donc cette opposition – Loisy l’avait déjà tenté –, il indique le point qui faisait problème à l’époque de Loisy et qui grâce au concept d’auto-communication reçoit chez le théologien jésuite un traitement autre, même si la ressemblance entre son texte et l’article de Loisy est indéniable : Aux yeux de l’homme (moderne) qui se comporte comme si Dieu était une énigme éternellement indéchiffrable, ce n’est pas à vrai dire le Deus absconditus du christianisme, entouré de sa lumière inaccessible, qui est la pierre d’achoppement et de scandale. Ce qui le choque, c’est plutôt la doctrine qui prétend qu’il y a une histoire de la révélation où Dieu lui-même trace une voie unique parmi toutes celles dont parle l’histoire des religions, et au sein de laquelle Il descend parmi les hommes en se manifestant dans la chair561.

Alors que Loisy souligne ici, peut-être trop unilatéralement, que « le divin en soi est pour nous l’inaccessible et l’indéfinissable »562 – affirmation qui signe un ultime agnosticisme historique –, Rahner comprend la révélation, avec Vatican II et d’une manière dialectique, comme « la communication de Dieu tel qu’il est », à savoir comme « mystère qui n’est que l’en soi du pour nous de Dieu dans l’histoire et dans la transcendance (humaine) »563. En l’Homme-Dieu – comme il dit – la révélation atteint son sommet unique et définitif, à savoir « l’unité absolue et irrévocable de la communication transcendantale que Dieu fait de lui-même à l’humanité et de son caractère de communication historique » ; en Lui se manifestent « à la fois Dieu lui-même en tant que communiqué, l’accueil humain de cette communication et la manifestation historique définitive de cette parole et de cet accueil »564. C’est à partir de ce centre unique que la totalité de l’histoire spirituelle de l’humanité peut être considérée comme histoire de la révélation, à condition toutefois de considé-

559. Cf. ses deux grands textes herméneutiques de 1959 sur Le concept de mystère dans la théologie catholique (Écrits théologiques, VIII, DDB, Paris 1967, p.  51-103) et sur la théologie du symbole (Écrits théologiques, IX, DDB, Paris 1968, p. 7-47). 560. K. R AHNER et J. R ATZINGER, Révélation et tradition (1965), DDB, Paris 1972, p. 15-17 (Le texte de Rahner date du mois de mai 1964). 561. Ibid., p. 17 sq. 562. Cf. supra, note 408 et notre commentaire, p. 659 sq. 563. Révélation et tradition, p.  23 (nous traduisons) ; affirmation qui implique déjà le mystère de la Trinité. 564. Ibid., p. 23.

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy rer cet « événement toujours sous un double aspect »565 : la révélation est déjà – en chaque être humain – ouverture à la transcendance et proximité absolue et pardonnante de Dieu et en même temps l’objectivation historique ou l’auto-interprétation historique de cette relation à la fois transcendantale et surnaturelle de l’homme à Dieu, auto-interprétation qui atteint son sommet dans l’événement du Christ. Dei Verbum ne couvre pas l’ensemble de cette puissante théologie de la révélation d’un de ses rédacteurs les plus influents ; et certainement pas sa pensée transcendantale qui serait d’ailleurs à comprendre au sein du débat sur le « Surnaturel », inauguré en 1946 par Henri de Lubac et poursuivi dans la « Nouvelle théologie ». Mais il revient à Rahner d’avoir exploré et mis en valeur les principaux enjeux et acquis du modèle de communication qui sous-tend en particulier le chapitre I du texte conciliaire, même si l’on ne peut nier que, pour des raisons historiques évidentes, Dei Verbum reste un texte de compromis. Sur deux autres questions, celle du développement doctrinal et celle de la clôture de la révélation, ce document conciliaire reprend des positions proches de celle de Loisy et de Newman, tout en maintenant des formulations dialectiques. Le paragraphe 2 du no 8 de Dei Verbum sur la tradition566 introduit clairement l’idée du développement en en élargissant les facteurs historiques et en refusant de le réduire à sa composante doctrinale. Mais en parlant de la tradition comme un acte de « perception », il maintient la tension entre la clôture de la révélation, affirmée dans le premier chapitre de la constitution567, et l’orientation (Ecclesia tendit) « vers la plénitude de la divine vérité », orientation qui conduit Loisy à souligner le caractère historiquement relatif de ses manifestations. Le texte conciliaire garde en effet ouverte la question plus précise de savoir comment concevoir ce rapport et l’historicité de la révélation qui implique une véritable créativité du côté des récepteurs568 ; ce qui ressort aussi de l’utilisation de deux types de vocabulaire, celui de « révélation » et celui de « parole de Dieu », qui ne sont pas vraiment ajustés l’un à l’autre dans le texte conciliaire. Par rapport à toutes ces questions, la minorité du concile qu’on peut grosso modo identifier aux successeurs de l’école romaine réussit à introduire des formules de compromis qui révèlent un conflit plus fondamental concernant le lien entre la révélation et la forme historique qu’elle a prise grâce à la philosophie et à la théologie scolastique, lien considéré par certains comme indissoluble. Sur ce point, nous croisons à nouveau une des préoccupations centrales des Essais. Certes, le concile a opéré tout un travail doctrinal de premier plan dans le domaine

565. Ibid., p. 21. 566. Cf. Dei Verbum, no 8, § 2 : « Cette tradition qui vient des apôtres se poursuit dans l’Église (cf. Dei Filius, chap. IV, DH 320) sous l’assistance du Saint-Esprit : en effet, la perception des choses aussi bien que des paroles transmises s’accroît, soit par la contemplation et l’étude des croyants qui les méditent en leur cœur (cf. Lc 2, 19 et 51), soit par l’intelligence intérieure qu’ils éprouvent des choses spirituelles, soit par la prédication de ceux qui, avec la succession épiscopale, reçurent un charisme certain de vérité. Ainsi l’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu » ; cf. aussi no 3, § 3. 567. Cf. Dei Verbum, no 4, § 2. C’est en fait la position du cardinal Newman dans son débat avec Perrone ; cf. supra, p. 647 sq. 568. Cf. supra, p. 648 sq.

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Christoph Theobald de l’anthropologie569 et il serait intéressant de comparer la deuxième partie de la constitution Gaudium et spes qui s’appuie sur une tradition de pensée sociale avec le chapitre XI des Essais sur « la religion et la vie ». Mais dès que l’assemblée touche aux questions sensibles, comme celle de la liberté religieuse et surtout celle des relations de l’Église avec les religions non chrétiennes570, le problème philosophique fondamental du rapport du christianisme à la vérité resurgit et provoque les conflits que nous connaissons. Et ces conflits se radicaliseront dans la période postconciliaire quand le pluralisme radical des cultures et des religions prendra de plus en plus d’ampleur dans la conscience mondiale. Ces quelques réflexions sur l’œuvre du concile Vatican II suffisent pour montrer qu’on peut parler légitimement d’une réception, certes juxta modum, des principes apologétiques de Loisy ; réception sans doute difficile à identifier avec précision, à cause de la censure de son œuvre et en raison d’autres influences parallèles comme celle de Newman, de Möhler via Congar, de Blondel via de Lubac, etc. La « régénération du catholicisme jusque dans ses principes » est en tout cas en travail dans les travaux du concile. Celui-ci opère une « modernisation  de ses institutions » qui n’est pas une simple adaptation mais la tentative de redéfinir leur rapport à l’histoire dans une interaction continuelle avec les principes fondamentaux de la révélation chrétienne. Le destin de la théologie fondamentale Quant à la théologie fondamentale571, il faut noter sa disparition relative à l’époque du dernier concile. Pour une part, elle est abordée à l’intérieur de la théologie dogmatique. Après la chute du système néo-scolastique, un « tout fondamental » s’impose en effet à la conscience ecclésiale  : chaque question, chaque mystère devient l’occasion d’une réflexion fondamentale sur l’accès au christianisme ; sousjacent à cette évolution, le cercle herméneutique impose sa puissance de relativisation. Pour une autre part, la théologie fondamentale subit une fragmentation toujours plus grande et couvre désormais une multitude de tentatives, parcellaires ou régionales, de parler de la foi dans le contexte de la société contemporaine. Ce n’est qu’avec le Traité fondamental de Karl Rahner, publié en 1976, qu’on trouvera une première conception unifiée, suivie à partir de 1984 d’une nouvelle série de manuels indiquant le début d’une période de « normalisation »572. Notons surtout

569. Cf. la première partie de la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes et, plus particulièrement, l’exposé préliminaire sur La condition humaine dans le monde d’aujourd’hui (nos 4-10) et les développements sur la « dignité de la conscience morale » et la « grandeur de la liberté » (nos 16 et 17). 570. Cf. supra, note 308. 571. Pour davantage de précisions, cf. R. VAN DER GUCHT et H. VORGRIMLER, Bilan de la théologie du XXe siècle, t. 2 : Les disciplines théologiques – portraits de thélogiens – l’avenir de la théologie, Casterman, Tournai-Paris 1970, p. 9-51. 572. Cf. H. FRIES, Fundamentaltheologie, Styria, Graz 1984 ; H. WALDENFELS, Manuel de théologie fondamentale (=  Kontextuelle Fundamentaltheologie ; 1985), Les Éditions du Cerf, Paris 1990 ; W. K ERN, H.  J.  POTTMEYER, M. SECKLER (éd.), Handbuch der Fundamentaltheologie, 1. Traktat der Religion ; 2. Traktat Offenbarung ; 3. Traktat Kirche ; 4. Traktat Theologische Erkenntnislehre. Schlussteil : Reflexion auf Fundamentaltheologie, Herder, Fribourg 1985-1988 ; R. FISICELLA, La rivelazione : evento e credibilità. Saggio di teologia fondamentale, Bologne 1985. Cf. aussi deux encylopédies parues ultérieurement : G. RUGGIERI, Enciclopedia di teologia fondamentale, Marietti,

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L’ apologétique historique d’Alfred Loisy que, pour maintenir l’unité de la théologie fondamentale en dépit de la fragmentation légitime des disciplines, Rahner, dès l’introduction de son Traité, s’inspire de Newman pour situer ce qu’il appelle désormais un « premier niveau de réflexion fondamentale »573. Max Seckler a raison quand il situe la proposition de Rahner à côté de la Brève introduction d’un J. S. Drey, qui est, d’après lui, « le premier modèle, structuré de façon cohérente, d’une théologie fondamentale intrinséciste ». C’est ce modèle que « le dernier Rahner – et avec lui la théologie fondamentale – ne retrouvera qu’après avoir tâtonné durant toute une vie »574. Pendant toute cette époque, l’exégèse historique n’a pas seulement connu la « première quête » qui se termine au début du XXe siècle avec « l’eschatologie conséquente » de Johannes Weiss, Alfred Loisy et Albert Schweitzer ; elle a connu l’épisode de Rudolf Bultmann, la « nouvelle » ou « deuxième quête » avec Ernst Käsemann et d’autres élèves luthériens et catholiques de Bultmann, aux alentours du concile Vatican II ; elle connaîtra dans la suite la « troisième quête »575 et le bilan en voie d’élaboration de John Paul Meier576. Ces travaux attendent d’être intégrés dans la doctrine théologique des principes du christianisme et dans une apologétique qui soit à leur hauteur. Peut-être une impulsion à accomplir aujourd’hui cette tâche peut-elle venir de l’apologétique historique de Loisy. Il n’est pas du pouvoir de l’historien de la théologie de démentir la conviction de Loisy selon laquelle « le livre inédit a manqué son but » et qu’« il l’aurait manqué de même s’il avait été publié intégralement ». Mais lever le caractère hypothétique de la deuxième partie de son affirmation et publier son manuscrit, cent ans après son achèvement, c’est lui donner la chance d’une possible fécondité qui, en tout état de cause, échappe à tout auteur.

Palerme 1987 et R. LATOURELLE et R. FISICELLA, Dictionnaire de théologie fondamentale, BellarminLes Éditions du Cerf, Montréal-Paris 1992. 573. Traité fondamental de la foi, p. 22 sq. : « Il existe un illative sens, pour parler avec le cardinal Newman, aussi bien et justement à propos de ces choses qui impliquent des décisions totales ; une convergence de probabilités, une certitude, une décision dont on puisse rendre compte avec probité, et qui soit d’un même mouvement connaissance et acte libre ; elle rend possible – pour l’exprimer d’une manière paradoxale – la scientificité de la non-scientificité que légitiment ces questions vitales ». 574. Aux origines de l’école de Tübingen, p. 114 sq. 575. Pour une analyse détaillée de cette longue histoire plusieurs fois centenaire, cf. D. M ARGUERAT, E. NORELLI, J.-M. POFFET (éd.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, « Le monde de la Bible » 38, Labor et fides, Genève 1998. 576. J. P. M EIER, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire, I. Les sources, les origines, les dates (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2004 ; II. La parole et les gestes (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2005 ; III. Attachements, affrontements, ruptures (collection “Lectio divina”), Les Éditions du Cerf, Paris 2005.

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NOTICES BIOGRAPHIQUES Concernant les principaux personnages mentionnés par Loisy

BRUCKER Joseph (1845-1926) Joseph Brucker, entré dans la Compagnie en 1860, accomplit jusqu’en 1871 les longues étapes de la formation jésuite. Il remplit ensuite diverses tâches d’enseignement, selon un parcours rendu sinueux par les mesures d’expulsion visant la Compagnie. Au milieu de cette carrière professorale, il est appelé à la rédaction des Études en 1873 et il sera le directeur de la revue à la fin du siècle. Adversaire tenace des ouvertures exégétiques non seulement de Loisy, mais aussi de Lagrange, il fut cependant parfois plus nuancé qu’on ne l’a dit. Retiré au scolasticat d’Enghien (Belgique) les dernières années de sa vie, il put malgré ses infirmités trouver la force de terminer un important ouvrage : La Compagnie de Jésus. Esquisse de son Institut et de son histoire, Beauchesne, Paris 1920. BRUNETIÈRE Ferdinand (1849-1906) Né à Toulon, Brunetière gagne Paris, où se manifestent très tôt ses aptitudes à la critique littéraire. Ayant échoué au concours de l’École Normale en 1870, il donnera cependant de nombreux articles ou conférences dans différentes revues ou Écoles d’enseignement supérieur. Habitué des colonnes de la Revue des Deux Mondes, il en devient le directeur en 1893 en même temps qu’il est élu membre de l’Académie française. Sa critique littéraire entend réserver tous les droits à la morale dans l’appréciation de l’œuvre d’art  : il pourfend donc le naturalisme et l’amoralisme de la littérature française de la fin du XIXe siècle. Il attaque avec vivacité le scientisme ambiant (Revue des deux mondes, 1er janvier 1895), ce qui attire une polémique animée par la chimiste Marcellin Berthelot. Finalement, il apparaît comme le chef de file du mouvement de conversion qui se dessine parmi les écrivains et les artistes de la France républicaine. Loisy partage sa répulsion vis-à-vis de l’idolâtrie de la science mais lui reproche de ne pas comprendre l’esprit et la méthode scientifiques. CAIRD Edward (1835-1908) Professeur de philosophie morale à Glasgow (1866), puis à Balliol College (Oxford) à partir de 1893, il est considéré comme l’un des principaux représentants du courant néo-hégélien anglais. Il commença à publier des travaux sur la pensée kantienne (The Critical Philosophy of Immanuel Kant, 1889, 2 vol.), puis une monographie sur Hegel (1893). Il fit éditer ses Gifford Lectures (The Evolution of Religion, 2 vol., 1893 ; The Evolution of theology in the Greek Philosophers, 695

1904). Réfléchissant sur les rapports de la conscience et de ses expressions religieuses, il établit comme Hegel que le christianisme est la religion absolue, parce qu’il dépasse le conflit de l’intériorité (comme scission d’avec le monde) et de l’extériorité (comme expression sans âme de l’aspiration religieuse). COSQUIN Emmanuel (1841-1919) D’abord journaliste, Emmanuel Cosquin se consacra rapidement à l’étude des contes, d’abord en s’appuyant sur le folklore régional (Contes de Lorraine), puis en élargissant son étude aux contes orientaux. Il devint correspondant de l’Institut et écrivit plusieurs articles dans la Revue biblique. GORE Charles (1853-1932) « Fellow » de Trinity College, figure marquante de l’anglo-catholicisme, il chercha à soutenir la vérité d’un certain nombre de positions catholiques (sur l’épiscopat, la présence réelle). Prédicateur renommé, il fut consacré évêque de Worcester en 1902 et occupa successivement les sièges de Birmingham (1905) et Oxford (1911), dont il démissionna en 1919. Il continua à produire des ouvrages remarqués sur la foi chrétienne. GRATRY Alphonse (1805-1872) Entré à l’École polytechnique en 1825, Gratry démissionne à la sortie de l’École pour rejoindre à Strasbourg le cercle formé autour de Bautain. Il retrouve la foi, est ordonné prêtre en 1832. Docteurs ès lettres en 1833, il est nommé par l’archevêque de Paris directeur du collège Stanislas, puis aumônier de l’École Normale Supérieure en 1846. En désaccord profond avec le directeur des études, Étienne Vacherot, sur l’histoire du christianisme ancien et sur la métaphysique, il démissionne en 1851 avant de publier sa critique du grand ouvrage de Vacherot : Histoire critique de l’école d’Alexandrie (1846-1851). Le titre de la réfutation de Vacherot par Gratry est d’ailleurs éloquent : Une étude sur la sophistique contemporaine (1851). Ensuite, Gratry travaille avec le père Pététot à la restauration de l’Oratoire en France, cherchant à créer des foyers de vie intellectuelle et spirituelle. Son désaccord avec le parti ultramontain sur la définition de l’infaillibilité entraîne sa sortie de l’Oratoire. Cependant, Gratry se soumet après le vote de la définition. Vieilli et fatigué, il se retire en Suisse où il meurt en 1872. Alphonse Gratry illustre dans sa personne et son œuvre les contradictions qui tiraillent l’apostolat intellectuel des catholiques français au XIXe siècle. Par toute une partie de lui-même, ce catholicisme appartient à l’Université et ses principaux maîtres y sont respectés même des anticléricaux. Pourtant, le conflit est persistant tant sur les questions d’histoire que sur les fondements de la philosophie (le rapport du fini et de l’infini). Peu ouverts aux questions venues de la critique historique, les champions du catholicisme déploient beaucoup de talent pour barrer la route à l’hégélianisme qu’ils connaissent à travers Cousin et Renan, et dont ils déplorent le « panthéisme ». Les intentions apologétiques, très explicites chez Gratry, se trouvent un peu gauchies par l’orientation du débat vers le plan philosophique. Même si ce type de démarche n’est pas sans légitimation, l’orientation scientifique et critique de l’apologétique est en quelque sorte obturée par la fixation sur le panthéisme.

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Notices biographiques HARNACK Adolf von (1851-1930) Fils d’un théologien protestant, professeur de Théologie aux universités de Giessen, Marburg (1886) et Berlin (1889) où il est recteur en 1900 et directeur de la bibliothèque royale de Berlin en 1906. Il est alors proche du chancelier BelthmannHolweg qu’il encourage dans la voie d’un réformisme politique et social en sousestimant les tendances autoritaires du régime. Mais il est surtout connu comme un protestant libéral qui a laissé derrière lui une œuvre considérable dans le champ de l’histoire des origines du christianisme et des dogmes. Au cours de l’année universitaire 1899, il donne une série de seize conférences publiques, publiées en 1900 sous le titre L’essence du christianisme, ouvrage largement réédité (100e édition en 1913) et rapidement traduit (médiocrement en français en 1902). Ennobli en 1914, Harnack, comme d’autres universitaires allemands, soutint vigoureusement la cause prussienne quand la guerre survint. HOLTZMANN, Heinrich Julius (1832-1910) Théologien protestant allemand, il enseigne d’abord à Heidelberg où il gravit tous les échelons de la carrière universitaire de 1858 à 1874. Puis en 1874, il accepte à Strasbourg la chaire de Nouveau Testament qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1904. Il s’intéresse tout à la fois à la dogmatique, à la théologie pratique, à l’histoire du christianisme et à la prédication. Mais c’est avant tout un spécialiste du Nouveau Testament : sa somme sur la théologie du Nouveau Testament (Lehrbuch der Neutestamentlichen Theologie) en 2 volumes est publiée en 1896-1897. Il est considéré comme l’inventeur de la théorie des deux sources (proto-Marc et recueil de logia dit Quelle) auxquelles puisèrent les rédacteurs et de Mathieu et de Luc. HULST Maurice d’ (1846-1896) Maurice Le Sage d’Hauteroche d’Hulst, après avoir fait ses études cléricales au séminaire de Saint Sulpice, est ordonné prêtre en 1865 et obtient à Rome les doctorats de théologie et de droit canonique. Secrétaire du cardinal Guibert, il devient vicaire général de Paris en 1875. Il est chargé de préparer la fondation de l’Institut catholique et organise à Paris les premiers « congrès scientifiques internationaux » des catholiques. En même temps, dans la mouvance orléaniste, il devient député de Brest en 1892. Il prêche plusieurs carêmes à Notre Dame. Son souci de dialogue ave le monde contemporain l’amène à prendre la défense de la « nouvelle » école d’exégèse, principalement représentée par Loisy. Il représente une importante figure d’intellectuel catholique au début de la Troisième République, soucieux de mettre en place des institutions nouvelles où pourraient se confronter les récents résultats des sciences et les données traditionnelles de la foi. Pour la réalisation de ces ambitions, il a trouvé un excellent collaborateur en la personne de l’abbé Paul de Broglie, professeur d’apologétique à l’Institut catholique de Paris. Les initiatives de ces deux guides s’inspiraient d’une générosité intellectuelle qui n’avait pas toujours prévu les obstacles qui allaient barrer la route à Loisy. HUMMELAUER Franz von (1842-1914) Jésuite autrichien, il enseigne après de longues années de préparation (18621877) dans divers collèges de théologie (1877-1908), puis remplit un ministère pastoral à Berlin (1908-1911) avant de se retirer au noviciat de ‘s-Heerenberg (Pays Bas) où il s’éteint le 12 avril 1904. Après des publications personnelles sur 697

la Genèse, il participa avec Cornely et Knabenbauer à la publication à Paris, chez Lethielleux, d’un vaste Cursus Scripturae Sacrae, où il rédige pour sa part les notices des livres du Pentateuque, de Samuel, de Ruth et de Judith. Mais ce qui l’a fait le mieux connaître est une simple petite brochure sur l’inspiration scripturaire : Exegetisches zur Inspirationsfrage (1904). Hummelauer insiste sur la nécessité pour l’exégète de prendre en compte la situation dans laquelle s’exprime un passage biblique. Est-ce de l’histoire à la manière antique ? Est-ce une tradition familiale ? Une « narration libre » ? Hummelauer introduit ainsi ce qui va devenir le problème du genre littéraire, finalement résolu par l’autorité romaine dans l’encyclique de 1943. En pleine crise moderniste, les hypothèses de Hummelauer reçurent mauvais accueil et furent durement critiquées par Mangenot. Dans la notice qu’il lui a consacrée dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible, Augustin Bea est plus équitable. JOGAND (voir TAXIL) LACORDAIRE Jean-Baptiste-Henri (1802-1861) Après s’être préparé à la carrière d’avocat par des études de droit effectuées à Dijon, Henri Lacordaire retrouve la foi. Il devient prêtre (1827) et aumônier du lycée Henri IV (1829). Au lendemain de 1830, il participe aux côtés de Lamennais à l’aventure de l’Avenir. Après la condamnation romaine de 1832, il se sépare de son maître et l’attaque même dans ses Considérations sur le système philosophique de M. de Lamennais (juin 1834). Il se fait connaître comme prédicateur de carême à NotreDame (1835-1836). En 1838, Lacordaire veut rétablir les Dominicains en France. Après s’être formé à Rome, il lance en 1843 une efficace campagne de fondations de nouvelles maisons de l’Ordre en France. La révolution de 1848 est l’occasion d’un retour à la vie politique comme député et comme directeur de la revue Le démocrate. Il participe avec Ozanam et Maret à la fondation de L’Ère nouvelle. Il quitte la politique après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte. Il dirige à partir de 1854 un collège à Sorèze et fait connaître ses qualités de pédagogue. En 1856, il participe à la fondation du Correspondant, nouvel organe du catholicisme libéral. Dans l’Ordre des dominicains, son influence se réduit au bénéfice de la tendance plus conservatrice du français Jandel, laquelle prévaut à partir de 1856. Pour Loisy, Lacordaire appartient au camp de ceux dont l’Église a méconnu les intentions. LAROCHE Adrienne (en religion, Mère Marie du Sacré-Cœur) (1856-1901) Jeanne-Julie-Adrienne Laroche est née à Jumeaux (Puy de Dôme) le 17 janvier 1856. Après ses années de collège, elle entre dans l’Ordre de Notre Dame, au monastère d’Issoire. Dès le noviciat, elle constate que la formation des enseignantes destinées aux collèges catholiques de jeunes filles est d’un niveau très inférieur à celle que reçoivent à Fontenay ou à Sèvres, dans les Écoles Normales Supérieures, les futures maîtresses de l’enseignement public ; elle décide alors de fonder une école normale supérieure catholique de jeunes filles. Éconduite par l’évêque de Clermont, elle gagne Paris où elle reçoit les encouragements de Mgr d’Hulst et de plusieurs universitaires catholiques. Mais l’archevêque de Paris, le cardinal Richard, est hostile à son initiative. Elle a, en effet, décrit de manière très négative l’état de l’enseignement catholique féminin en France (Les religieu698

Notices biographiques ses enseignantes et les nécessités de l’apostolat, 1898, La formation catholique de la femme contemporaine, 1899) et cette franchise ne lui sera jamais pardonnée. L’archevêque d’Avignon s’intéresse à son tour à son œuvre et elle se transporte au couvent de Cavaillon. Plusieurs évêques publient des lettres élogieuses pour recommander ses publications mais les idées de Marie du Sacré-cœur deviennent l’objet de violentes polémiques entre la presse intransigeante (notamment La Croix) et les journaux plus ouverts aux requêtes de la société moderne. Un fort comité de soutien, comprenant de nombreux évêques et d’éminents laïcs, se forme autour du livre et des idées de la religieuse. Mais l’obstination du cardinal Richard et les menées de nombreux réseaux intransigeants font peur aux évêques qui retirent l’un après l’autre leur soutien. Les autorités romaines, criblées de lettres de dénonciation, cèdent à leur tour : le livre est blâmé par la Congrégation des Évêques et des réguliers (17 mars 1899). Aucun couvent ne veut plus accepter Marie du Sacré-cœur, Léon XIII la reçoit paternellement, bénit ses bonnes intentions et la félicite de sa soumission. Il l’autorise à vivre dans un appartement tout en gardant l’habit religieux. Victime d’un accident, elle meurt à Mauriac (Cantal) le 6 juillet 1901. MANNING Henry, Edouard (1808-1892) Le futur cardinal était le fils d’un député tory qui siégea trente ans à la Chambre des députés. Après des études à Oxford et un revers de fortune de sa famille, le jeune Manning, marqué par les idées évangéliques qui l’influencèrent durablement, fut ordonné ministre anglican. En 1850, il se convertit au catholicisme ; veuf depuis treize ans, il put, sans difficulté, être ordonné prêtre. Ses compétences et son immédiat ultramontanisme le firent nommer en 1865 archevêque de Westminster. Il soutint au concile le dogme de l’infaillibilité et fut nommé cardinal en 1875. Il était par ailleurs proche de Gladstone. Il se fit remarquer par ses positions sociales, favorables aux ouvriers, soutenant même la grève des dockers de 1889. Ses idées sociales se retrouvèrent dans l’encyclique Rerum Novarum (1891). Grâce à lui, le catholicisme acquit un nouveau prestige en Grande-Bretagne. MAZZELLA Camillo (1833-1900) Prêtre en 1855, il entra deux ans après dans la Compagnie de Jésus et fut nommé professeur à l’Université Grégorienne en 1878. Il fut nommé cardinal en 1886, fut successivement préfet de la Congrégation de l’Index, puis de celle des Études (18931897), enfin évêque de Palestrina. La nomination de Mazzella à la Grégoriennne s’inscrit dans le projet de restauration thomiste du pape Léon XIII. Celui-ci avait une grande confiance en Mazzella et lui confia la rédaction de la lettre au cardinal Gibbons sur l’américanisme, dont il adoucit le ton. Mazzella a publié ses cours à la Grégorienne. On peut constater que son thomisme s’inspire beaucoup de la pensée de Suarez et que la théologie qu’il enseigne s’attaque aux problèmes déjà débattus au temps de la scolastique baroque (prédestination et liberté, raison et grâce dans l’acte de foi, etc.). MÉCHINEAU Lucien (1849-1919) Après avoir reçu dans la Compagnie la formation qui allait faire de lui un professeur de philosophie et de théologie, Lucien Méchineau acquiert une compétence biblique en suivant différents cursus d’études scripturaires : à Rome, à Paris, à Innsbruck, de nouveau à Paris, à Beyrouth (1882-1887). Ainsi préparé, il aborde 699

la tâche de professeur d’Écriture Sainte : il l’exerce à Jersey (1887-1902), à Chieri, près de Turin (1902-1906), enfin à Rome, à l’Université grégorienne (1906-1919). Ce transfert final à Rome n’est pas innocent : membre de la Commission biblique créée par Léon  XIII en 1903, il défend les positions les plus conservatrices en matière d’authenticité de livres saints. En même temps, adjoint à la direction des Études depuis 1893, il y développe une campagne d’attaques contre l’école « large » ou « progressiste », que le père Lagrange ne pardonnera pas à la Compagnie. MIGNOT Eudoxe-Irénée (1842-1918) Eudoxe-Irénée Mignot (1842-1918), vicaire général de Soissons (1887), évêque de Fréjus (1890), puis archevêque d’Albi (1899), avait été l’élève de Hogan à Saint Sulpice. Il a publié des articles réunis en livre sur les études ecclésiastiques, articles qui témoignent d’une forte culture dans la connaissance des sources chrétiennes (Lettres à son clergé sur les études ecclésiastiques, 1908 ; L’Église et la critique, 1910). Il était donc tout disposé à la bienveillance envers Loisy. Les deux hommes s’étaient rencontrés en avril 1888, au cours d’un congrès scientifique international des catholiques, et leur amitié se renforça de leur lien commun avec le « baron » von Hügel. Mignot lut de près L’Évangile et l’Église et communiqua à Loisy des réserves que celui-ci utilisa pour la rédaction de Autour d’un petit livre. Il intervint auprès de la papauté pour éviter la condamnation de Loisy. La personnalité de Mignot, adversaire de l’Action française et ami du Sillon, fut très discutée dans l’épiscopat français. La publication des Mémoires de l’exégète en 1930-1931 fut l’occasion de dénoncer en Mignot un esprit faible, trompé par les manœuvres tactiques de Loisy. Jusqu’à sa mort, en effet, survenue le 18 mars 1918, il témoigna à Loisy d’une indéfectible amitié. Quoi qu’il ait pu souffrir de l’excommunication de Loisy, il la considéra peut-être comme une condition de libre expression pour un esprit trop indépendant et trop sincère pour prodiguer de fausses soumissions. MONTALEMBERT Charles de (1810-1870) Charles de Montalembert est né à Londres le 15 avril 1810 d’un père émigré et d’une mère écossaise, de confession protestante. Il fait la connaissance de Lamennais en 1830 ; il est séduit par la personnalité de son aîné et s’engage à ses côtés dans la rédaction de L’Avenir. Il se soumet à la condamnation portée par l’encyclique Mirari vos, mais demeure attaché à la liberté de l’Église par rapport à l’État, liberté qu’il défend dans de célèbres discours à la Chambre des Pairs. Il soutient la loi Falloux, mais, de plus en plus, il se consacre à une carrière d’écrivain dont les intentions apologétiques sont claires (Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, 1836 ; Les Moines d’Occident depuis saint Benoît jusqu’à saint Bernard, 1860-1877, les deux derniers volumes posthumes). Cette dernière œuvre a contribué à la réhabilitation du Moyen Âge. De la vie et de la carrière de Montalembert, Loisy a retenu le refus romain d’admettre la nécessité d’une révision de la théologie catholique de la liberté religieuse. NEWMAN John Henry (1801-1890) Newman offre l’une des plus hautes figures religieuses du XIXe siècle. Il représente la tradition érudite et humaniste de l’Université d’Oxford, dont il est élu « fellow » le 14 février 1822. Prêtre de l’Église d’Angleterre en 1824, il est en même temps vicar de l’église Saint Mary. Il est travaillé par le violent désir de réformer 700

Notices biographiques l’Église anglicane, trop soumise au pouvoir temporel et trop peu soucieuse de la sainteté de ses membres. Pour lui, le modèle, qui satisfait à la fois l’érudit et l’homme d’Église, est celui de l’Église ancienne telle que nous la font connaître les études patristiques. Aussi propose-t-il au jeune public universitaire d’Oxford une réforme religieuse appuyée sur un retour aux Pères. Cet enseignement dépasse l’enceinte de l’Université : Newman le diffuse dans sa prédication et dans les célèbres Tracts qu’il publie de concert avec son ami Pusey. Cette rigoureuse interrogation théologique et spirituelle couvre une dizaine d’années et se termine par l’adhésion de Newman à l’Église catholique. Admis dans celle-ci le 8 octobre 1845, il est ordonné prêtre à Rome le 30 mai 1847 et revient en Angleterre avec le projet, approuvé par Pie IX, d’y fonder une communauté oratorienne, qu’il dirigera, près de Birmingham. En 1852, il accepte la proposition de l’épiscopat irlandais de fonder et de diriger à Dublin une université catholique. Il s’acquittera de cette tâche pendant cinq ans et finira par démissionner en 1857, tant l’écart est grand entre ses vues et celles de l’épiscopat irlandais. Cet épisode illustre les rapports difficiles qui se nouèrent entre Newman et ses nouveaux coreligionnaires. Si sa conversion avait scandalisé les anglicans, l’originalité de son catholicisme irrita les catholiques pour lesquels les rejoindre revenait à détester les plus chères convictions protestantes. Amoureux d’un christianisme authentiquement anglais, non ultramontain, éloigné des formes de piété méditerranéennes, Newman était une étrange recrue. Sur ses convictions profondes et ses sentiments intimes, il s’est expliqué dans ses lettres, ses journaux et papiers personnels. Mais il a aussi livré au public une réflexion théologique aiguë garantissant l’authenticité de sa démarche. Plusieurs des grands travaux de Newman ont inspiré Loisy, avant tout An Essay on the Development of Christian Doctrine (1845), ouvrage où Newman montre que les changements présentés par l’expression de la foi catholique au cours des temps sont une nécessité incontournable de la vie de l’esprit et qu’il est possible, en usant de certains critères, de sélectionner les changements qui apparaissent légitimes. Un autre problème posé par la conversion, et que Newman avait lui-même vécu, était celui du rôle de la raison dans l’acte de foi. La vérité du catholicisme s’imposait-elle au terme d’un raisonnement logique ? Dans sa Grammar of Assent (1870), Newman faisait la part de l’affectivité et de la volonté dans la croyance. De différentes manières, il s’opposait donc aux thèses de la néoscolastique concernant la foi et le dogme et tard encore, dans le XXe siècle, Newman resta suspect de « modernisme ». Dans le débat sur l’infaillibilité pontificale, Newman prend une position conciliatrice. Il se soumet à la définition du concile mais n’en demeure pas moins ferme sur les limites du pouvoir du pape et défend la liberté des catholiques dans sa célèbre Lettre au duc de Norfolk (27 décembre 1874). Cet aristocrate catholique obtient de Léon XIII la nomination de Newman à la dignité de cardinal (15 mars 1879), l’Église lui pardonnant ainsi, selon le mot acéré de Loisy, « le mal qu’elle lui avait fait ». OLLIVIER François-Jean-Marie (en religion, Marie-Joseph) (1835-1910) Né à Saint Malo, ordonné prêtre à Rennes en décembre 1858, il entre dans l’ordre dominicain en 1862 et devient un prédicateur de renom. Invité à prêcher le Carême à Notre-Dame durant la Commune, il s’en prend de front aux maîtres de Paris et, arrêté, échappe à la mort de justesse. Puis, après trois ans de priorat au couvent d’Amiens (1891-1894), il voyage en Europe centrale et en Orient. De nou701

veau, il prêche le carême à Notre-Dame en 1897 et défend les positions du catholicisme intransigeant. Le 8 mai 1897, il prononce l’éloge funèbre des 104 victimes de l’incendie du bazar de la charité, en présence des plus hautes autorités de l’État. Cette allocution cause un grand scandale, car le prédicateur voit dans le drame un effet de la vengeance divine contre l’incrédulité qui a envahi la France. Ollivier ne craint pas de citer Ezéchiel : « Dans le morne silence qui enveloppe Paris et la France depuis quatre jours, il semble qu’on entend l’écho de la parole biblique : “Par les morts couchés sur votre route, vous saurez que je suis le Seigneur” ». La République s’estima visée au cœur et le grand prédicateur ne reparut plus dans la chaire de Notre-Dame ; il consacra ses dernières années à des ouvrages de piété qui lui ont valu une notice dans le Dictionnaire de Spiritualité. RENAN Ernest (1823-1892) Après avoir quitté le séminaire en 1845, Renan prépare l’agrégation de philosophie qu’il obtient en 1848. Docteur ès lettres en 1852, il est employé à la Bibliothèque Nationale, au département des manuscrits orientaux. En janvier 1862, il est appelé à la chaire des langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France. Mais il est destitué, en 1863, à la suite de sa présentation de Jésus comme « homme incomparable ». En même temps, sa Vie de Jésus (1863) obtient un colossal succès. Il retrouve sa chaire au Collège en avril 1870 et devient en France le pionnier de l’histoire « indépendante » des religions. Il publie alors ses grandes œuvres : l’Histoire des origines du christianisme (sept volumes depuis La vie de Jésus à Marc-Aurèle et la fin du monde antique, 1882) ; l’Histoire du peuple d’Israël (1887-1893, les deux derniers volumes étant posthumes). Loisy admirait le philologue et l’hébraïsant, mais était réservé devant l’œuvre historique. Quant au parcours personnel de Renan, Loisy y voyait le résultat inévitable du conservatisme catholique dans le domaine exégétique. RÉVILLE Albert (1826-1906) Albert Réville est une grande figure du protestantisme libéral en France. Sa carrière pastorale l’ayant amené à présider l’église « wallonne » de Rotterdam de 1851 à 1873, il s’initia aux Pays-Bas à l’exégèse scientifique néerlandaise (notamment à celle d'Abraham Kuenen). Il se fit connaître du public français par des séries d’articles dans diverses revues, notamment la Revue de théologie de Strasbourg, et Renan le fit entrer à la Revue des Deux Mondes. Cette notoriété lui valut d’occuper la première chaire d’histoire des religions au Collège de France, fondée en 1880. En 1886, il obtint la direction d’études de l’histoire des dogmes à la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études, direction d’études nouvellement créée. Réville s’est signalé aussi par son engagement politique républicain et dreyfusard. Sa conception de l’histoire des religions s’inspire d’une philosophie de l’évolution humaine : elle rejette comme mythologique toute explication de cette évolution par le « surnaturel » (Prolégomènes de l’histoire des religions, Paris, 1880). Dans le domaine exégétique, Réville s’inscrit dans le fil de la tradition critique allemande, qui déconstruit l’image traditionnelle de la rédaction des livres bibliques, y compris ceux du Nouveau Testament (Études critiques sur les antécédents de l’histoire évangélique et la vie de Jésus, Paris 1906, 2e éd. ; Histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ, Paris 1907, 4e éd.).

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Notices biographiques SABATIER Auguste (1839-1901) Étudiant à la Faculté de théologie protestante de Montpellier, Sabatier a aussi effectué un séjour d’études en Allemagne (1863-1864) : ainsi est-il marqué à la fois par la piété du Réveil et par la science allemande. Élu comme candidat des évangéliques à la chaire de dogmatique réformée de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, il va s’efforcer de franchir le fossé entre la foi et la critique. Sur les traces de Schleiermacher, il soutient que le sentiment religieux donne naissance aux dogmes et non pas l’inverse. Cette expression dogmatique varie au cours des époques et elle demande, pour être saisie justement, l’usage de la science historique et de la psychologie. Ainsi faut-il en Jésus-Christ distinguer une pure conscience, traversée par la certitude de se savoir Fils, dans un climat de parfaite innocence, des représentations juives qui expriment ce sentiment filial (par exemple l’appel aux catégories de royaume, de Messie, etc.). Cette approche à la fois spirituelle et historico-critique des Évangiles et des textes bibliques en général explique la naissance des bonnes relations entre l’Université laïque de la France républicaine et les Instituts de théologie protestants. La place des protestants dans le corps enseignant de la Section des sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études illustre cette convergence entre histoire et théologie. L’influence intellectuelle de Sabatier s’est développée bien au-delà de son enseignement par ses nombreuses publications, notamment  : l’article « Jésus-Christ » (1890) pour l’Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger ; Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, Paris 1897 ; Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Paris 1907 – posthume. SCHELL Hermann (1850-1906) D’origine badoise, Hermann Schell fait ses études de philosophie à Würtzburg et manifeste sa vigueur spéculative dès sa thèse, « Die Einheit des Seelenlebens nach Aristoteles ». Il fait preuve d’une grande profondeur de vue dans sa thèse de doctorat en théologie : « Das Wirken des Dreieinigen Gottes », où l’essence divine est conçue comme autoproductrice et où le jaillissement trinitaire est éclairé par ce recours à une fécondité transcendante (Deus causa sui). En ce sens, Schell se range parmi les grands théologiens ayant illustré la scolastique romaine et allemande du XIXe siècle. Loisy, qui le range dans le camp des théologiens traditionnels, a cependant été attiré par les vues réformatrices soutenues par Schell dans Der Katholizismus als Prinzip der Fortchrittes (1897). Les voici en peu de mots. Comment expliquer que le catholicisme allemand, en soi principe de progrès, ait pris tant de retard sur le protestantisme ? Il lui manque une marge suffisante d’initiative personnelle, l’esprit d’obéissance y est cultivé à la manière jésuite. L’attitude vis-à-vis du protestantisme empreint l’ensemble de l’ethos catholique et c’est tout ce qui se trouve en dehors de la sphère catholique qui appelle condamnation. Il devrait passer dans le catholicisme un souffle de liberté, qui se traduirait par une meilleure prise en compte des Églises locales et de leurs cultures. Les vues hardies de Schell déclenchèrent en Allemagne une polémique nourrie, que l’auteur de la brochure sur « catholicisme et progrès » entendit clore en publiant en 1898 un ouvrage un peu plus conciliant : Die Neue Zeit und der alte Glaube. Mais le résultat ne fut pas parfaitement atteint, et les adversaires de Schell obtinrent en 1899 la mise à l’index de ses deux écrits.

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STRAUSS David Friedrich (1808-1874) David Friedrich Strauss est l’élève de Ferdinand Christian Bauer à Bleubeuren et à Tübingen, puis il enseigne à Maulbronn. C’est au cours d’un séjour de deux ans à Berlin (1831-1832) qu’il se familiarise avec la pensée de Hegel et le travail de Schleiermacher sur la vie de Jésus. Revenu comme assistant à Tübingen (18321835), il y publie sa retentissante Vie de Jésus (Das Leben Jesus, kritisch bearbeitet, 1835-1836, 2 vol. ; traduction française par Littré, 1839-1840). Le point de vue herméneutique de Strauss marque un grand tournant : il faut rejeter aussi bien l’explication « supranaturaliste » des Évangiles, que leur explication « naturaliste » ramenant les faits divins à des phénomènes du monde quotidien. L’explication vraie est l’explication « mythologique », qui recouvre l’idée sous le fait  : la narration constitue une manière d’affirmer une croyance théologique. Par exemple, l’apparition de Moïse et d’Élie dans le ciel de la Transfiguration a pour but de situer Jésus par rapport à la loi (Moïse) et aux prophètes (Élie). L’utilisation des schèmes vétérotestamentaires pour dire le fait de Jésus recouvre ainsi une intention théologique et déploie le sens religieux du personnage. L’herméneutique de Strauss lui valut la perte de son poste au séminaire de Tübingen, car elle réduisait à peu de chose, pensait-on, l’historicité des Évangiles. Appelé ensuite à l’Université de Bâle en 1839, Strauss dut renoncer à sa fonction sous la pression populaire et vivre de sa plume. Il évolua sensiblement vers l’hégélianisme de gauche. Mais Loisy ne pouvait que se sentir interpellé par l’appel de Strauss : la nécessité d’un « travail critique » sur les livres évangéliques qui utilise les textes de l’Ancien Testament comme clef de lecture. TAXIL Léo (Gabriel Jogand, dit) (1854-1907) Après avoir reçu une éducation catholique, il participe à la Commune de Marseille et, condamné à un an de prison, se réfugie en Suisse. Expulsé, il gagne Paris en 1878 et se signale par la publication de divers ouvrages anticléricaux, jusqu’en 1885, année où il se convertit ou feint de se convertir. C’est alors qu’il commence à publier un feuilleton ayant pour titre Le Diable au XIXe siècle ou les Mystères du Spiritisme. Le héros de ces brochures, un certain docteur Bataille, visite tous les lieux où Satan est connu ou adoré et décrit les divers attraits du satanisme dans le cadre de la Franc-maçonnerie ; puis une autre prophétesse apparaît : Diana  Vaughan, qui raconte pendant deux ans ses expériences sataniques, puis ses émois de convertie. Certains évêques et la pressse assomptionniste croient dur comme fer aux « révélations » de Diana Vaughan et entraînent l’adhésion de nombreux prêtres et fidèles. Ils ne seront détrompés que lorsque Taxil lui-même expliquera en 1897 le mécanisme de cette supercherie et se dira heureux d’avoir mystifié tant de croyants. Il revient alors clairement à ses publications anticléricales. THENON Léon-Jules-Adolphe (1831-1881) Placé dans sa jeunesse dans une institution dont les élèves suivent les cours du lycée Charlemagne, Léon-Jules Thenon perçoit les dangers de tels établissements pour la jeunesse catholique si elle ne reçoit pas par ailleurs de forts soutiens. Entré à l’École Normale, il devient membre de la conférence de Saint Vincent de Paul qui se réunit dans les locaux du patronage Sainte Mélanie, 11 rue des Fossés Saint Jacques. Il gardera toujours beaucoup d’attachement pour cette œuvre dont il deviendra président. Il enseigne ensuite au lycée de Saintes, toujours intéressé par 704

Notices biographiques l’œuvre des patronages et la fondation de conférences de Saint Vincent de Paul. En 1856, il est envoyé en mission à l’école d’Athènes. À son retour, il participe activement au conseil de Sainte Mélanie et provoque la fondation du patronage de Sainte Rosalie (quartier de la Glacière). En 1862, après une année de retraite à Issy les Moulineaux, il entre au séminaire Saint Sulpice et devient prêtre. La participation aux catéchismes de persévérance l’amène à se préoccuper de l’aide spirituelle à apporter aux jeunes lycéens vivant en externat. C’est alors qu’il fonde les « externats de lycéens catholiques », mû par un profond respect pour l’Université et les valeurs dont elle est porteuse. Le premier de ces établissements est l’école Bossuet. Installée au patronage de Sainte Mélanie, elle migre ensuite à l’École de théologie des Carmes où elle se développe puissamment. Ensuite, en vue de la fondation de l’Institut catholique, l’archevêque de Paris oblige Thenon à quitter les Carmes et à s’installer rue Madame. Il y décède le 29 décembre 1881. L’allocution qui suit les funérailles le 9 janvier 1882 est prononcée par l’abbé Paul de Broglie, ami et collaborateur de Mgr Maurice d’Hulst. VACHEROT Étienne (1809-1897) Normalien en 1827, agrégé de philosophie (1833), docteur ès-lettres, Étienne Vacherot assiste Victor Cousin dans la préparation de ses cours. En 1837, il est nommé maître de conférences et, en 1838, directeur des études à l’École Normale Supérieure, et à partir de 1839, devient suppléant de Cousin à la Sorbonne. Ayant lui-même pratiqué l’histoire des religions dans le champ du christianisme ancien (Histoire critique de l’école d’Alexandrie, 1846-1851), il fait le procès de l’indigence du clergé français en matière de connaissances historiques et affirme la possibilité de conduire une exploration des religions sans référence à une explication surnaturelle : les religions sont des produits de l’esprit humain et seulement cela (« La théologie catholique en France », Revue des Deux Mondes, 1868 et La Religion expliquée par la psychologie, 1869). Ainsi s’explique chez Vacherot, comme chez Renan, l’intérêt pour le « panthéisme » de Spinoza et de Hegel. La révélation, comme production de l’Infini, ne peut se discerner que dans le mouvement immanent de l’esprit humain : il n’existe pas de surnaturel séparé. Ces positions, ainsi que ses options républicaines, furent pour lui l’occasion de diverses sanctions sous le Second Empire. VAUGHAN Herbert (1832-1903) Herbert Vaughan appartient à une famille demeurée fidèle après le schisme, qui, de ce fait, a souffert des tracasseries qu’ont subies les catholiques aux siècles passés. Toutes ses sœurs devinrent religieuses et cinq de ses sept frères entrèrent dans les ordres, deux furent même évêques dont Roger, premier archevêque catholique de Sydney. Herbert, après des études à Rome, fut ordonné à 22 ans. En 1869, il fonda à Londres le Collège missionnaire Saint Joseph. Il est nommé évêque de Salford en 1872. Comme délégué de la hiérarchie anglaise, il est intimement mêlé aux travaux qui aboutirent à Rome le 8 mai 1881 à la constitution Romanos Pontifices réglant les rapports entre les évêques et les ordres religieux. En 1892, il succéda à Manning comme archevêque de Westminster et l’année suivante, il reçut le chapeau de cardinal.

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FRANÇOIS LAPLANCHE IN MEMORIAM

En souvenir de François Laplanche, à qui cet ouvrage doit tant, on trouvera ici l’hommage qui a été lu lors de son enterrement à Angers et le rappel des travaux scientifiques qu’il a faits ou dirigés Né en 1928, décédé en 2009. François Laplanche était docteur en théologie de l’Université catholique d’Angers (1965) ; diplômé de la 5e section (Sciences religieuses) de l’EPHE (1974) et docteur de 3e cycle en histoire (1975) ; docteur ès lettres et sciences humaines (1984). Chargé de cours à l’Université catholique de l’Ouest (1965-1976) puis attaché de recherche au CNRS (1976), chargé de recherche et directeur de recherche (1984). En 1993, âgé de 65 ans, il quitte le CNRS. François Laplanche était docteur honoris causa de l’Université de Genève (Faculté de théologie), 1995.

Hommage prononcé par Claude Langlois, le 16 avril 2009, en l’église Saint-Martin-des-Champs (Angers) François était un très grand savant. Mais aussi une vocation tardive puisqu’il est entré au CNRS à plus de 45 ans, fort d’autres expériences. La retraite pour lui fut seulement le temps de la continuité et aussi de la disponibilité. Car il avait une autre passion, expliquer, faire comprendre, former les plus jeunes, mettre avec prodigalité à leur disposition son immense savoir. Il avait aussi cette capacité rare, non d’élever le débat, mais de l’ouvrir et de l’illuminer de l’intérieur. Son domaine de recherche était pour l’essentiel l’histoire de l’exégèse. Or cette histoire était entrée dans une phase entièrement nouvelle avec le protestantisme. Celui-ci en effet avait découvert, au XVIIe siècle, que l’affirmation abrupte de la sola scriptura (l’écriture seule) devait s’affronter à une science des textes et à une épaisseur d’histoire. Il en résultait que l’illumination de la foi ne pouvait parvenir à chacun que par les cheminements d’un temps obscur sinon enténébré. Cela, François nous l’a fait comprendre en étudiant une grande école d’exégèse protestante, représentative de l’Église réformée de la France du Nord, l’école de Saumur. Sa longue recherche qui aboutit à sa thèse d’État, publiée en 1986, était passée par des quêtes érudites concernant l’exégèse et la controverse qui se sont étendues à une Europe partagée en confessions antagonistes. Il aurait pu s’en tenir là et faire fructifier son vaste talent reconnu de ses pairs. Dans les dernières années de son passage au CNRS et surtout dans les années qui ont suivi, il a eu la hardiesse extrême d’élargir son champ 715

de compétence en amenant jusqu’à nous l’histoire de l’exégèse. Et il dut cette fois s’affronter à une histoire qui pour les Catholiques fut une blessure jamais fermée, le Modernisme. Comme il le dit avec trop de modestie dans son dernier ouvrage, La crise des origines : mon « propos est seulement de transmettre la mémoire des acteurs et des témoins de cette histoire-là ». En fait à chaque fois qu’il raconte, il dresse le contexte, il fait aussi comprendre les enjeux intellectuels et religieux. Il a montré notamment comment, dans la France post-révolutionnaire, c’est à Lamennais que l’on doit la conception organique de la « science catholique » qui a été longtemps la matrice d’une recherche désireuse de concilier la science et l’inspiration ; il a éclairé le moment Loisy par un colloque, organisé à l’EPHE en 2004, dont il a été l’organisateur scientifique. Et il avait préparé, dans ces dernières années, l’édition du grand manuscrit de Loisy, où l’exégète catholique disait comment il souhaitait voir son Église se réformer. Cette recherche, obstinée et magnifique, de toute une vie ne peut se détacher de l’intime de sa croyance et de ses convictions. Que l’on me permette, pour le faire comprendre, de lui rendre la parole. Ce qu’il dit de Cappel, le principal représentant de l’école de Saumur, me paraît pouvoir, sans sollicitation aucune, s’appliquer à lui-même, historien de l’exégèse : Si l’on admet […] que le scribe aussi est un prophète, ce travail de la foi inscrit en l’homme la présence de la Parole originaire. L’Origine alors n’est pas perdue, mais sa trace ne se conserve que dans la longue mémoire des hommes, dont les textes sacrés constituent comme les « archives ». L’exégète qui reconstitue la vérité de ces textes dans un effort probe, informé, ouvert à la critique d’autrui, se propose-t-il un autre but que d’offrir à ses lecteurs une possibilité d’écoute de la Parole, pleinement croyante et pleinement humaine 1? À quoi font écho les derniers mots de son grand livre de 2006 où il élargit la perspective de son travail, en citant un propos de Paul Ricœur qu’il avait tenu à transcrire dans Trajets, la revue des cahiers universitaires catholiques, en 1996-1997. « Lisons-le donc en hommage à sa mémoire » nous proposait François, en des paroles que nous ne pouvons pas nous empêcher de faire nôtres, mais en pensant à lui, à travers Ricœur : Si vraiment les religions doivent survivre, elles devront satisfaire à de nombreuses exigences. Il leur faudra en premier lieu renoncer à toute espèce de pouvoir autre que celui d’une parole désarmée. Elles devront en outre faire prévaloir la compassion sur la raideur doctrinale. Il faudra surtout – et c’est le plus difficile – chercher au fond même de leurs enseignements ce surplus non-dit grâce à quoi chacune peut espérer rejoindre les autres, car ce n’est pas à l’occasion de superficielles manifestations […] que les vrais rapprochements se font, c’est en profondeur seulement que les distances se raccourcissent2 .

1. L’Écriture, le sacré et l’histoire, 1986, p. 732-733. 2. La crise de l’origine, 2006, p. 604.

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LISTE DES OUVRAGES DE FRANÇOIS LAPLANCHE : thèses dactylographiées et publications personnelles ou collectives.

1965 Orthodoxie et prédication : l’œuvre d’Amyraut et la querelle de la grâce universelle (“Études d’histoire et de philosophie religieuses” 59), Presses universitaires de France, Paris 1965, 358 p. 1975 « Religion, culture et societé dans le discours apologétique de la théologie réformée en france au XVIIe siecle (1576-1669) », thèse de 3e cycle sous la direction de Richard Stauffer, EPHE, Sciences religieuses, 2 vol., 1975 [Publication en 1983]. 1981 François LEBRUN (dir.), avec la collaboration de J.  AVRIL, J.-M.  BIENVENU, S. CHASSAGNE, F.  LAPLANCHE, J.-L.  MARAIS, Le Diocèse d’Angers (“Histoire des diocèses de France” 13), Beauchesne, Paris 1981, 307 p. 1983 « L’écriture, le sacré et l’histoire  : le protestantisme français devant la Bible dans la première moitié du XVIIe siècle », 1983, 5 vol. dactyl. (38, 1024, 121, 354 f. ), thèse d’État, Paris-Sorbonne [Publication 1986]. L’Évidence du Dieu chrétien : religion, culture et société dans l’apologétique protestante de la France classique. 1576-1670, Association des publications de la Faculté de théologie protestante, Strasbourg 1983, 342 p.  1986 L’Écriture, le sacré et l’histoire : érudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle (“Studies van het Instituut voor intellectuele betrekkingen tussen de westeuropese landen in de zeventiende eeuw” – “Études de l’Institut de recherches des relations intellectuelles entre les pays de l’Europe occidentale au XVIIe siècle”, 12), APA-Holland University Press, Amsterdam-Maarsen 1986, XXXVI-1017 p. 1987 Jean BAUBÉROT, Jacques BÉGUIN, François LAPLANCHE, Émile POULAT, Claude TARDITS, Jean-Piere VERNANT, Cent ans de sciences religieuses en France à l’École Pratique des Hautes Études (“Sciences humaines et religions”), Les Éditions du Cerf, Paris 1987, 175 p. 1988 Chantal GRELL et François LAPLANCHE (textes réunis par), Les Religions du paganisme antique dans l’Europe chrétienne : XVIe-XVIIIe siècles. Colloque tenu en Sorbonne les 26 au 26 mai 1987 (“Mythes, critiques et histoire” 2), introduction par François Laplanche, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris 1988, 222 p. 717

1992 Chantal GRELL et François LAPLANCHE (textes réunis par), La République des Lettres et l’histoire du judaïsme antique : XVIe-XVIIIe siècles. Colloque tenu en Sorbonne en mai 1990, organisé par l’Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne (“Mythes, critique et histoire” 6), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris 1992, 207 p. Claude LANGLOIS et François LAPLANCHE (dir.), La science catholique : l’“Encyclopédie théologique” de Migne (1844-1873) entre apologétique et vulgarisation, Sciences en situation et Éditions du Cerf, Paris 1992, 276 p. 1994 La Bible en France entre mythe et critique : l’humanité”), Albin Michel, Paris 1994, 315 p.

XVIe-XIXe

siècle (“L’évolution de

1996 Jean-Marie MAYEUR et Yves-Marie HILAIRE [dir.], Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, vol. 9 : François LAPLANCHE (dir.), Les sciences religieuses. Le XIXe siècle : 1800-1914, Beauchesne, Paris 1996, XXXVI-678 p.  1998 Bible, sciences et pouvoirs au XVIIe siècle (“Lezioni della scuola di studi superiori in Napoli” 19), Bibliopolis, Naples 1998, 144 p. 2001 Jean-Marie MAYEUR et al. (dir.), Histoire du christianisme : des origines à nos jours, t. XIV : François LAPLANCHE (sous la responsabilité de), Anamnèsis, Desclée, Paris 2001, 750 p. UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE L’OUEST, Pierre HAUDEBERT, Nöel-Yves TONNERRE, François LAPLANCHE et al., La foi à l’aube du 3e millénaire, L’Harmattan-Éditions de l’UCO, Paris-Angers 2001, 205 p. Numéro spécial de Impacts : revue de l’Université catholique de l’Ouest, vol. 35, no 2-3. 2005 Catherine SECRETAN et François LAPLANCHE (éd.), De l’édit de Nantes à la Révocation : croyant, sujet et citoyen, Revue de synthèse 2005/1, 5e série, Éditions Rue d’Ulm, Paris, 264 p. 2006 La crise de l’origine : la science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle (“L’évolution de l’humanité”), Albin Michel, Paris 2006, 707 p. 2007 François LAPLANCHE, Ilaria BIAGIOLI, Claude LANGLOIS (dir.) Alfred Loisy cent ans après. Autour d’un petit livre. Actes du colloque international tenu à Paris, les 23 au 23 mai 2003 (“Bibliothèque de l’École des Hautes Études. Sciences religieuses” 131 ; Série “Histoire et prosopographie de la section des sciences religieuses” 4), Brepols, Turnhout 2007, 351 p.

718

INDEX DES NOMS PROPRES

Pour l’essentiel, cet index concerne les personnages auxquels Loisy se réfère, tous ceux qui ont fait histoire avec lui, par le partage de la science ou comme acteurs de la controverse. Mais le sujet traité a conduit à cadrer plus large, il faut donc préciser les règles pour justifier les noms inclus et ceux qui n’y figurent pas. On a pris en compte tous les personnages à qui Loisy faisait référence, dans la longue histoire qu’il déroulait, à l’exception de ceux de la Bible. Pour les études concernant Loisy, on a tracé une autre limite, en excluant l’historiographie savante (à partir d’Emile Poulat) mais en prenant en compte philosophes et théologiens (comme Karl Rahner), évoqués pour mettre en perspective le positionnement de Loisy dans son Eglise. En gras, la présence de passages plus importants ou la présence d’une notice biographique. A Abélard Adéodat Alain Alexandre III Alexandre VI Alexandre d’Alexandrie Allignol frères Ambroise de Milan Amiaud, Arthur Anselme de Cantorbéry Antoine de Padoue Apollinaire de Laodicée Aristote Arius Athanase Auguste Augustin

B Bainvel, Jean-Vincent Balthasar, Hans Urs von Bandineli, Robert Bañez Barth, Karl Batiffol, Mgr Pierre Baur, Ferdinand Christian Benoît de Nursie

289 477 Voir Emile Chartier 289, 318 206, 230 367 19 210, 477 514, 522 243, 286 20, 294, 304, 314-316 241-242 13, 79, 256, 266, 325, 349, 351, 650 202, 240, 243, 286, 292, 329, 368, 613 29, 219, 240-242, 367-368, 377, 420, 494496, 513 479 27, 38, 58, 79-83, 109, 210, 219, 241, 243250, 258-260, 266, 272, 274-275, 285-286, 352, 355, 368, 377-378, 380, 383, 404, 457, 477, 521, 535, 551, 610, 653, 698 627 690 Voir Alexandre III 247 649, 689-690 525 563 700 719

Bérenger de Tours Bergson, Henri Bernard de Clairvaux Berthelot, Marcellin Billot, cardinal Louis, jésuite Birot, chanoine Louis Bismarck Blondel, Maurice Boniface VIII Borromée Bossuet

Bousset, Wilhelm Boutroux, Emile Brandi, Salvatore, jésuite Bremond, Henri Bricout, Joseph Broglie, duc Albert de Broglie, abbé Paul de Brucker, Joseph, jésuite Brunetière, Ferdinand Brunschvicg, Léon Burnouf, Eugène C Caird, Edward Calliste (ou Callixte), pape Calmet, Dom Augustin Calvin Canet, Louis Cano, Melchior Célestius (disciple de Pélage) Celse Champollion, Jean-François Charlemagne Charles Borromée Chartier, Emile, pseudo Alain Chateaubriand Chenu, Marie-Dominique, dominicain Cheyne, Thomas Kelly Chrisman, Philippe Néri, franciscain Christine de Valois

720

286 546-547 289, 292-293, 340, 700 547, 695 622, 627 525, 550 232, 480 109, 124, 330, 337, 359, 520, 547, 549, 574, 589, 598, 601, 605-606, 610, 620, 631, 652665, 668, 687, 692 205, 220, 229, 271, 445, 480, 483, 490 Voir Charles Borromée 18-19, 39-40, 42, 50, 52, 56-58, 125-126, 136, 138, 141, 160, 208, 228, 323, 331, 344, 352, 359, 368, 379-380, 457, 503, 508, 542543, 561, 608, 632, 646, 705 561, 563 546-548 622 491 675 333, 521 338, 512, 519, 525-529, 531-533, 539, 697, 705 346, 531-533, 537, 630, 695 40, 404, 547, 549, 695 546 511, 521 261, 695-696 201, 217, 283-284 422 38, 42, 455, 515 11, 24, 32, 86, 567 666 246, 368 58, 339, 376, 596, 673 520 219, 221, 231, 284 495 546 503 686-687 511 620 472

Index des noms propres Clément, pape Clément VIII Clément d’Alexandrie Cochin, Augustin Comte, Auguste Congar, cardinal Yves, dominicain Constantin Copernic Cornelius, pape Cornely, Rudolf Cornoldi, Giovanni Maria, jésuite Cosquin, Emmanuel Cousin, Victor Cyprien de Carthage Cyrille d’Alexandrie D Darlu, Alphonse Darwin, Charles Dechamps, Cardinal Victor-Auguste Delitzsch, Friedrich Denis [ou Denys] (saint) Denys l’Aréopagite Descartes Desjardins, Paul Didiot, Jules Digard, Georges Dillon, Emile Joseph Dioclétien Dioscure, patriarche d’Alexandrie Döllinger, Ignaz von Drey, Johann Sebastian Dreyfus, capitaine Driver, Samuel Rolles Duchesne, Louis

210, 217 248 363, 543 521 545 686-687, 692 202-203 73 284 534, 536, 698 622, 630 328, 696 66, 127, 379, 696, 705 202, 210, 219, 259, 284, 326, 542 242, 494 546 330, 488 611, 620-621, 653, 665

Duhm, Bernard Dujardin, P. Duns Scot, Jean Dupanloup, Félix

511, 564 294 289 455, 85, 451-452, 547 526 522 539 259 242 334 589, 615, 621, 665-675, 693 15, 452 511 218, 334, 359, 507-508, 512, 522, 525-526, 554 562 563 247-249, 274, 293 609

E Etienne, pape Euclide Eugène IV Eusèbe de Césarée Eutychès

210 329 288 58, 240, 274, 513 242, 386

721

F Falloux, Alfred de Fénelon Fichte, Johan Gottlieb Fillion, Claude, Sulpicien Firmilien de Césarée Firmin, A, pseudonyme de Loisy Flavien de Constantinople François d’Assise Franzelin, Johannes-Baptist, jésuite Frohschammer, Jakob G Galilée Gambetta, Léon Gasser, Mgr Vincent Gayraud, abbé Hippolyte Gibbons, cardinal James Ginoulhiac, Mgr Jacques, Marie Achille Girodon, abbé Paul Gladstone, William Ewart Gondon, Jules Gore, Charles Goux, Mgr Pierre-Antoine Goyau, Georges Graf, Karl Heinrich Grandmaison, Léonce de, jésuite Gratry, Alphonse, oratorien Grégoire VII Grégoire IX Grégoire XVI Grégoire de Nysse Guibert, Cardinal Joseph Hippolyte Guizot, François Gunkel, Hermann Günther, Anton H Halévy, Elie Harnack, Adolph von

Hébert, Marcel Hecker, Isaac, fondateur des paulistes 722

462, 521, 700 344, 455 507 525 202 23, 565, 589, 675, 678 242 340 530-532, 534-535, 543, 612, 621-627, 632, 653 620 14, 39, 73, 81, 270, 327, 329, 331, 334-335, 351, 365, 369, 373, 455, 500, 526, 535, 539, 599, 602, 613, 662 462 615 652 550, 699 543 526 631, 699 86 327, 334, 696 543 509, 519, 522, 530-541, 675 562 543, 561, 563, 675 466, 696 204-205, 220-221, 231, 445 325 445, 674 100 315, 697 520-521 561, 563-564, 594 543, 620 546 23, 25, 37, 39, 68, 74, 86, 202, 208, 241, 268, 274, 291, 315-316, 325, 511, 523, 558559, 564-565, 567, 574, 576-585, 589, 593594, 661, 676-678, 683-685, 697 682 550

Index des noms propres Hefele, Mgr Karl Joseph von Hegel, Georg Wilhelm Friedrich Hemmer, chanoine Hippolyte Henri IV Herder, Johann Gottfried von Hildebrand Hilgenfeld, Adolf Hippolyte de Rome Hoepfl, Hildebrand, bénédictin Hogan, Jean-Baptiste, sulpicien Holtzmann, Heinrich Julius

Humboldt, Wilhelm von Hummelauer, Franz von Huvelin, Henri, abbé

609 695-696, 704-705 510, 551 472 507 495-496 524 202, 229, 284 538 525, 527-529, 539, 541, 700 37, 39, 173, 175, 179, 182, 558, 561-562, 582, 593, 642, 697 20, 304, 376 243 367, 420 31, 33, 554, 557 20, 304 11, 31, 524, 539-540, 548, 551, 554-555, 557-558, 587-588, 590, 592-594, 596-597, 621, 637, 645, 675-677, 678, 679, 680, 682, 700 289 27, 324-325, 346, 358, 456, 500, 508-509, 512, 519, 521, 525-527, 531-534, 537, 539, 554-555, 561, 592, 623, 626, 675, 687, 697698, 705 666 100, 697-698 551

I Ibas d’Edesse Innocent III Irénée de Lyon

242 204, 221, 355, 445 216, 239, 255, 290, 364, 625, 673

J Jastrow, Morris Jaugey, abbé Jean-Baptiste Jeanne de France Jensen, Peter Jeremias, Alfred Jérôme (saint) Jogan, Gabriel, Joiniot, Alfred Jordan, Edouard Jülicher, Adolf Julien d’Eclane Justin (saint)

511 520 472 564 564 114, 244, 292, 477 Voir Taxil, Léo 509, 550 522 511, 561 246, 368 58, 255, 290

Homère Honorius, pape Hosius de Cordoue Houtin, Albert Hubert (saint) Hügel, baron Fiedrich von

Hugues de Saint-Victor Hulst, Mgr Maurice d’

723

K Kant, Emmanuel Klein, Félix Kleutgen, Joseph, jésuite Knabenbauer, Joseph König, Eduard Kuenen, Abraham Kuhn, Johann Evangelist L Laberthonnière, Lucien Lachelier, Jules Lacordaire, Jean-Baptiste Henri, dominicain Lagneau, Jules Lagrange, Marie-Joseph, dominicain Lamennais, Félicité de La Palisse, Monsieur de Laroche, Adrienne, voir Marie du Sacré-Cœur. Leibniz, Gottfried Wilhelm Le Hir, Arthur, sulpicien Lejay, Paul Lemire, abbé Henri Lenormant, Charles Lenormant, François Léon, pape Léon X Léon XIII

53, 507, 510, 548, 604, 667, 695 550, 684 628 698 164 511, 562-563, 702 627-628 24, 520, 547 546 50-51, 344, 414, 456, 503, 608, 698 546-547 537-538, 554, 557, 565, 585, 695, 700 209, 456, 503, 549, 698, 700 484

542 338, 512 510, 522 550 520-521 514, 518, 520, 522, 526, 531 203, 210, 242, 367, 494-496 207, 230, 242 15-16, 24, 29, 226, 323-325, 331-332, 334, 337, 355, 361, 370, 399, 445, 455, 474, 480, 489, 491, 495, 500, 508-510, 519, 525, 534538, 540-541, 547, 550, 553, 596, 598, 618, 621-623, 627-629, 654, 662, 676, 678, 699701 Léon, Xavier 546-547 Lepidi, Albert, dominicain 678 Leroy, Marie-Dalmace, dominicain (337),359 Lichtenberger, Frédéric 523, 703 Lorin, Henri 509, 541 Louis XII 472 Lubac, Henri de, jésuite 691-692 Lucifer de Gagliari 369 Luther, Martin 38, 42-43, 68, 71, 73, 207, 222, 227, 233, 448, 455, 490, 515 M Mahomet Maistre, Joseph de

724

97, 194, 448, 490, 572 81, 86, 344

Index des noms propres Maldonat (Maldonado, Juan), jésuite Mallet, F. (pseudonyme de Maurice Blondel) Mangenot, chanoine Eugène Manning, cardinal Henry Edward Maret, Henri Margival, Henri Marguerite de Valois Marie du Sacré-Cœur, née Adrienne Laroche Martin de Tours Maspero, Gaston Mathieu, cardinal François-Désiré Mazzella, cardinal Camillo, jésuite Méchineau, Lucien, jésuite Meignan, Mgr Guillaume Ménégoz, Eugène Michon, abbé Jean-Hippolyte Migne, abbé Jacques Paul Mignot, Mgr Eudoxe-Irénée Möhler, Johann-Adam Molina Monier, Sulpicien Montalembert, Charles de Montefiore, Claude G. Mun, Albert de N Naquet, Alfred Nestorius Newman, cardinal John Henry

Newton Nolhac, Pierre de Novatien

331, 359, 630 620, 657 537, 698 340, 343-347, 360, 630, 699, 705 525, 698 522 472 456, 500-501, 698-699 294 514 678-679 393, 404, 534, 622-623, 626-627, 629-630, 632, 699 346, 630, 699-700 45, 508-509, 516, 609 73, 559 19 19, 718 111, 525, 527-528, 534, 539-540, 550, 554, 596, 676-678, 685, 700 81, 529, 544, 621, 624, 675, 692 248-249, 274, 293, 386 675 19, 261, 333, 456, 503, 700 511 333 472 242-243, 274, 386 14, 25, 27, 57, 59, 75-86, 107, 228, 234, 281, 291, 315, 331-334, 344, 359, 369, 386, 397, 410-411, 413, 415-416, 434-435, 442, 457, 518, 524, 526-527, 529, 531, 537, 544-545, 555, 565, 567-570, 589, 593-594, 596, 598, 602, 604, 606, 609-610, 612, 617, 619, 628, 631-652, 657-658, 661, 664-665, 667, 670, 672, 675-676, 679, 682, 687, 691-693, 700701 81 522 202, 239, 294, 369

O Ollé-Laprune, Léon 520, 568, 574, 682 Ollivier, Marie-Joseph, dominicain 340, 360, 398, 701-702 Oppert, Jules 514 725

Origène

Ozanam, Frédéric P Pannenberg, Wolfhard Papias de Hiérapolis Parocchi, cardinal Lucido Maria Pascal, Blaise Passaglia, Carlo, jésuite Pécaut, Félix Peisson (ou Peysson), abbé Zéphirin Pélage Perrone, Giovanni, jésuite Pesch, Christian, jésuite Petau, Denis, jésuite Philon Pie V Pie VII Pie IX Pie X Pie XI Pierre Lombard Platon Portal, Fernand, lazariste Prat, Ferdinand Priscillien Pull, Robert Purcell, E S. R Rahner, Karl, jésuite Rampolla, Cardinal Mariano Ratzinger, Joseph (futur Benoît XVI) Ravaisson, Félix Reitzenstein, Richard Renan, Ernest

Reuss, Edouard Réville, Albert

726

58, 82, 202, 239-241, 244, 247, 255, 257, 265, 284, 332, 339, 352, 363-364, 368, 376-378, 398, 403, 457, 493-496, 543, 556, 596, 673 698 649 513 621 39, 56, 65, 247, 411, 455, 561 621, 624 463-464 563 203, 246, 368 607, 621-622, 624, 631-632, 646-648, 658, 665, 691 538 331, 621, 630 239, 256-257, 376-377, 427 248, 483 209, 483 209, 370, 445, 480, 483, 532, 701 32, 495, 509, 538, 588 588 289 13, 239, 256-257, 266, 376-377 512, 524 538 326 318 360, 630 612, 649, 689, 690-693 509, 519, 522, 540, 622 589, 690 546 561 18, 25, 38-39, 62-66, 74, 85, 108, 126, 130131, 134, 136-137, 142-144-145, 147-151, 156, 182, 336-337, 358, 360, 374-375, 403, 412, 440, 451, 453, 471, 490-507, 510-512, 521, 545, 547, 560-563, 590, 593, 609, 655, 696, 702, 705 511, 523, 561-562 38-39, 143, 164, 393, 404, 560, 593, 622, 629, 702

Index des noms propres Ribot, Théodule Richard, Mgr, Cardinal et archevêque de Paris Richelieu Ritschl, Albrecht Robespierre, Maximilien Rohling, August Rousseau, Jean-Jaques Ryle, Edward Herbert S Sabatier, Auguste

Sartiaux, Félix Scharp, pseudonyme de Loisy Scheeben, Matthias Joseph Schell, Hermann Schelling, Friedrich Schiffini, Santo, jésuite Schleiermacher, Friedrich Schœlcher, Victor Schrader, Clemens, jésuite Schwalm, Marie-Benoît, dominicain Schweitzer, Albert Scot Semeria, Giovanni, barnabite Simon, Jules Simon, Richard, oratorien Socrate Spinoza, Baruch Strauss, David Friedrich T Taine, Hippolyte Taparelli d’Azeglio, Luigi, jésuite Taxil, Léo, pseudonyme de Gabriel Jogand Tertullien Thenon, Léon-Jules Théodore de Mopsueste Théodoret

545, 547 333, 566, 676, 678-679, 698-699 232 523 66 530-531 66 511 13-15, 25, 37, 39-40, 43-44, 68-70, 72-74, 86-87, 90-96, 99, 109-110, 116, 121, 123, 126, 130, 146, 164, 268, 290, 300, 312, 384, 410, 415-416, 423-424, 442, 450, 453454, 457-459, 463, 523, 559-560, 562, 565, 567, 574, 593, 597-598, 679-680, 683, 703 33, 554, 557 678 615 27, 340-344, 347, 360, 407, 456, 500-501, 524, 630, 703 515 622 523, 637, 666, 703-704 521 621, 624 652 693 Voir Duns Scot 31 66, 127, 462 228, 323, 331, 359, 373, 422, 455, 508, 591, 608, 672 194, 424 514, 520, 705 108, 182, 676, 704 67 621 327, 342, 455, 698, 704 202, 239, 243, 259, 284, 287, 356, 364, 625, 673 18, 468, 704-705 242 242 727

Thomas d’Aquin Thureau-Dangin, François Thureau-Dangin, Paul Tischendorf, Konstantin von Troeltsch, Ernst Turmel, Joseph V Vacant, Chanoine Alfred Vacherot, Etienne Vaughan, Diana, personnage de fiction créé par Léo Taxil Vaughan, cardinal Herbert Vernes, Maurice Victor, pape Vigile, pape Vigouroux, Fulcran, Sulpicien Vincent de Lérins Vincent de Paul Voltaire W Wallon, Henri Weiss, Johannes Wellhausen, Julius Winckler, Hugo Z Zahn, Theodor Zanecchia, Domenico, dominicain Zigliara, Tommaso-Maria, cardinal, dominicain Zola, Emile

728

40, 52, 58, 204, 247-249, 274, 288, 293, 337, 352, 355, 378, 382-383, 403, 408, 457, 533, 535, 538, 542, 654, 662, 681 31, 521-522 31, 490, 521 511 605 510 516, 537 466, 543, 696, 705 342, 704 327, 555, 705 563 201, 210, 217 202 525, 537 82, 86, 264, 543, 617, 688 340, 704-705 63, 66, 375, 422, 462 521 511, 524, 561, 564, 580-582, 585, 683, 693 37, 39, 325, 511, 558, 561-562, 564, 580, 583584, 593-594 561, 564 511 537-538 537, 538 15

BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES, SCIENCES RELIGIEUSES

vol. 105 J. Bronkhorst Langage et réalité : sur un épisode de la pensée indienne 133 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50865-8 vol. 106 Ph. Gignoux (dir.) Ressembler au monde. Nouveaux documents sur la théorie du macro-microcosme dans l'Antiquité orientale 194 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50898-6 vol. 107 J.-L. Achard L'essence perlée du secret. Recherches philologiques et historiques sur l'origine de la Grande Perfection dans la tradition ìrNying ma pa' 333 p., 155 x 240, 1999, PB, ISBN 978-2-503-50964-8 vol. 108 J. Scheid, V. Huet (dir.) Autour de la colonne Aurélienne. Geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome 446 p., 176 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50965-5 vol. 109 D. Aigle (dir.) Miracle et Karâma. Hagiographies médiévales comparées 690 p., 11 ill. n&b, 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-50899-3 vol. 110 M. A. Amir-Moezzi, J. Scheid (dir.) L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe. L'invention des origines. Préface de Jacques Le Brun 246 p., 155 x 240, 2000, PB, ISBN 978-2-503-51102-3 vol. 111 D.-O. Hurel (dir.) Guide pour l'histoire des ordres et congrégations religieuses (France, XVIe-XIXe siècles) 467 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51193-1 vol. 112 D.-M. Dauzet Marie Odiot de la Paillonne, fondatrice des Norbertines de Bonlieu (Drôme, 1840-1905) XVIII + 386 p., 155 x 240, 2001, PB, ISBN 978-2-503-51194-8 vol. 113 S. Mimouni (dir.) Apocryphité. Histoire d'un concept transversal aux religions du Livre 333 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51349-2

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vol. 114 F. Gautier La retraite et le sacerdoce chez Grégoire de Nazianze IV + 460 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-51354-6 vol. 115 M. Milot Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec 181 p., 155 x 240, 2002, PB, ISBN 978-2-503-52205-0 vol. 116 F. Randaxhe, V. Zuber (éd.) Laïcité-démocratie : des relations ambiguës X + 170 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52176-3 vol. 117 N. Belayche, S. Mimouni (dir.) Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition 351 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-52204-3 vol. 118 S. Lévi La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas XVI + 208 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51534-2 vol. 119 J. R. Armogathe, J.-P. Willaime (éd.) Les mutations contemporaines du religieux VIII + 128 p., 155 x 240, 2003, PB, ISBN 978-2-503-51428-4 vol. 120 F. Randaxhe L'être amish, entre tradition et modernité 256 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51588-5 vol. 121 S. Fath (dir.) Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion XII + 379 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51587-8 vol. 122 Alain Le Boulluec (dir.) À la recherche des villes saintes VIII + 184 p., 155 x 240, 2004, PB, ISBN 978-2-503-51589-2 vol. 123 I. Guermeur Les cultes d'Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse XII + 664 p., 38 ill. n&b, 155x240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51427-7 vol. 124 S. Georgoudi, R. Piettre-Koch, Fќ. Schmidt (dir.) La cuisine et l’autel. Les sacrifices en questions dans les sociétés de la Méditérrannée ancienne XVIII + 460 p., 23 ill. n&b, 155 x 240. 2005, PB, ISBN 978-2-503-51739-1

730

vol. 125 L. Châtellier, Ph. Martin (dir.) L’écriture du croyant VIII + 216 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51829-9 vol. 126 (Série “Histoire et prosopographie” n° 1) M. A. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory (dir.) Henry Corbin. Philosophies et sagesses des religions du Livre 251 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-51904-3 vol. 127 J.-M. Leniaud, I. Saint Martin (dir.) Historiographie de l'histoire de l'art religieux en France à l'époque moderne et contemporaine. Bilan bibliographique (1975-2000) et perspectives 299 p., 155 x 240, 2005, PB, ISBN 978-2-503-52019-3 vol. 128 (Série “Histoire et prosopographie” n° 2) S. C. Mimouni, I. Ullern-Weité (dir.) Pierre Geoltrain ou Comment « faire l’histoire » des religions ? 398 p., 1 ill. n&b, 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52341-5 vol. 129 H. Bost Pierre Bayle historien, critique et moraliste 279 p., 155 x 240, 2006, PB, ISBN 978-2-503-52340-8 vol. 130 (Série ìHistoire et prosopographieî n° 3) L. Bansat-Boudon, R. Lardinois (dir.) Sylvain Lévi. Études indiennes, histoire sociale II + 536 p., 9 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52447-4 vol. 131 F. Laplanche, I. Biagioli, C. Langlois (dir.) Autour d'un petit livre. Alfred Loisy cent ans après 351 p., 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52342-2 vol. 132 L. Oreskovic Le diocèse de Senj en Croatie habsbourgeoise, de la Contre-Réforme aux Lumières VII + 592 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52448-1 vol. 133 T. Volpe Science et théologie dans les débats savants du XVIIe siècle : la Genèse dans les Philosophical Transactions et le Journal des savants (1665-1710) 472 p., 10 ill. n&b, 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-52584-6 vol. 134 O. Journet-Diallo Les créances de la terre. Chroniques du pays Jamaat (Jóola de Guinée-Bissau) 368 p., 6 ill. n&b, 155 x 240, 2007, PB, ISBN 978-2-503-52666-9

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vol. 135 C. Henry La force des anges. Rites, hiérarchie et divinisation dans le Christianisme Céleste (Bénin) 276 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-52889-2 vol. 136 D. Puccio-Den Les théâtres de “Maures et Chrétiens”. Conflits politiques et dispositifs de réconciliation (Espagne, Sicile, XVIe-XXIe siècle) 240 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 137 M. A. Amir-Moezzi, M. M. Bar-Asher, S. Hopkins (dir.) Le shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg 445 p., 155 x 240, 2008, PB, ISBN 978-2-503-53114-4 vol. 138 R. Koch-Piettre Architecturer l’invisible. Autels, ligatures, écritures. 430 p., 155 x 240, 2009, PB, 978-2-503-53172-4 vol. 139 M. Yahia Šāfiʿī et les deux sources de la loi islamique. 552 p., 155 x 240, 2009, PB vol. 140 A. A. Nagy Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité. 306 p., 155 x 240, 2009, PB, ISBN 978-2-503-53173-1 vol. 141 C. Langlois, C. Sorrel (dir.) Le temps des congrès catholiques. Bibliographie raisonnée des actes de congrès tenus en France de 1870 à nos jours. 448 p., 155 x 240, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53183-0 vol. 143 B. Heyberger (dir.) Abraham Ecchellensis (1605-1664). 240 p., 156 x 234, 2010, PB, ISBN 978-2-503-53567-8 À paraître J. Ducor, H. Loveday Le Sūtra des contemplations du Buddha Vie-Infinie. Essai d'interprétation textuelle et iconographique. 440 p., 156 x 234, 2010, PB

Réalisation : Cécile Guivarch

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