ADVENTISTES SEPTIEME JOUR 2503823459, 9782503823454

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ADVENTISTES SEPTIEME JOUR
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LA VIOLENCE AU VILLAGE (XVe-XVIIe SIECLE)

Du même auteur

Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV'-XVIII' siècle). Essai,

Paris, Flammarion, 1978 (Traduction allemande, Stuttgart, Klett-Cotta, 1982; 2e éd., 1984; américaine, Bâton Rouge, Louisiana State U.P., 1985; italienne et japonaise en cours). Prophètes et sorciers dans les Pays-Bas, XVI'-XVIII' siècle (en collaboration avec Marie-

Sylvie DUPONT-BOUCHAT et Willem FRIJHOFF), Paris, Hachette, 1978. La sorcière au village (XV'-XVIII' siècle), Paris, Gallimard-Julliard, 1979. Les derniers bûchers. Un village de Flandre et ses sorcières sous Louis XW, Paris, Ramsay,

1981. Nos ancêtres les pqysans. Aspects du monde rural dans le Nord-Pas-de-Calais des origines à nos jours (en collaboration avec Gérard SIVÉRY et divers auteurs), Lille,

C.N.D.P.-C.R.D.P., 1983. Sorcières, justice et société aux 16' et 17' siècles, Paris, Imago, 1987. L'invention de l'homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l'Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988.

Robert Muchembled

LA VIOLENCE AU VILLAGE Sociabilité et comporte ments populaires en Artois du XVe au XVIIe siècle

EDITIONS BREPOLS

Sur la couverture: Pierre BRUEGEL le Jeune Le retour de l'auberge, vers 1620 Détrempe et huile sur panneau Don de la famille Maxwell à la mémoire de Madame Edward Maxwell Dim.: 41,3 X 64,8 cm Collection du Musée des Beaux-Arts de Montréal 955.1122 Photographie Brian Merrett

© 1989 - S.A. Brepols I.G.P. Imprimé en Belgique ISBN 2-503-82345-9 Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction (intégrales ou partielles) par tous procédés réservés pour tous pays.

INTRODUCTION

LA TRIBU DE L'HISTORIEN Pourquoi choisir de s'intéresser à la violence? Parce que l'historien est toujours un homme de son temps, il ne saurait se contenter d'exhumer les traces figées de phénomènes révolus. Ni de produire des catalogues d'anecdotes ou de faits curieux pour la fugace délectation d'amateurs de dépaysement et d'émotions fortes. Trait d'union entre le passé et le présent, il est d'abord celui qui cherche à dialoguer avec les morts. Aux vivants, il ne demande pas seulement de se souvenir de ces ombres mais de tenter de les comprendre. Certains esprits malicieux pourraient de ce fait rapprocher quelque peu son rôle de celui du sorcier ou du prêtre, dans les tribus étudiées par les ethnologues. Qu'il rencontre sur son chemin !'obsédante question de la violence n'a donc rien d'étonnant. Les civilisations disparues, ou celles que l'on dit primitives, n'ont pas le monopole en ce domaine. A l'aube du XXIe siècle, nos propres sociétés sont frappées de plein fouet par des violences dévastatrices. Sous leurs formes multiples, brutales ou symboliques, celles-ci sont installées, aujourd'hui comme autrefois, au cœur des relations humaines, des mécanismes de société et des rapports de pouvoir. Pour comprendre, il faut analyser et surtout comparer. La collection dont ce volume fait partie a l'ambition de le faire, pour marquer à la fois les ressemblances et les différences entre nous-mêmes et nos prédécesseurs. Mais comment est-il possible de réaliser cette sorte d'ethnologie historique de nos propres tribus? A vouloir trop embrasser, on risquerait assurément de mal étreindre: nul n'est en mesure de recomposer complètement la vie de millions d'hommes et de

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femmes durant plusieurs siècles. Chacun doit choisir son angle d'attaque du sujet, en partant de l'idée que la fraction peut parler pour le tout. Du moins en est-il ainsi quand la méthode est bonne : tout dépend de la qualité de la documentation et de la technique mise en œuvre par l'historien. Michael Kunze en donne un magistral exemple (1). Il suit pas à pas les pérégrinations d'une famille, le père, la mère et trois enfants, accusés de sorcellerie à Munich en 1600. A partir des pièces du procès et d'une patiente recherche de tous les autres témoignages écrits conservés, il nous fait littéralement voir et toucher le monde qu'ont connu ces personnages. De cercle en cercle, il recrée la Bavière parcourue par eux de leur naissance à leur mort tragique sur le bûcher. Ces humbles individus, dont les cendres sont dispersées par le vent en 1600, laissent ainsi bien malgré eux plus de traces que la plupart de leurs contemporains, tant les gens de plume se sont occupés de leur cas extraordinaire depuis quatre siècles. D'une manière identique, les sources judiciaires portent tout un univers. Elles servent de révélateurs chimiques pour rendre lisible le trame d'une existence quotidienne apparement effacée de nos mémoires. Leur abondance interdit cependant d'en faire un traitement exhaustif dans le cadre d'un royaume tel que la France, par exemple. Il faut donc observer un territoire moins vaste, porteur d'un modèle général. Le comté d'Artois fournit ce cadre de référence, du début du xve siècle au milieu du XVIIe siècle. Durant cette période, il se situe hors du royaume Très Chrétien, car il est sous la domination des ducs de Bourgogne puis des rois d'Espagne, leurs successeurs. Malgré cette longue séparation politique, les Artésiens appartiennent sans équivoque à la civilisation française. Très proches par le verbe et par la vision du monde de leurs voisins picards, ils permettent plus généralement de définir un modèle francophone de langue d' oïl. Ce dernier n'est évidemment pas totalement étranger à celui (1) Michael Kunze, Highroad to the Stake. A Tale of Witchcraft, Chicago, 1987.

INTRODUCTION

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qui prévaut au sud de la Loire, en terre d'oc. Il offre même certaines similitudes sociales et culturelles avec des populations germaniques ou néerlandophones, dans le cadre des Etats absolutistes catholiques du XVIIe siècle: la Bavière de 1600 en fournit un éclatant exemple, tout comme la Flandre sous les Archiducs. Il faudra bien un jour étudier systématiquement de telles ressemblances, constitutives parmi d'autres de la solidarité européenne en train de se renforcer sous nos yeux. Pour parvenir à ce lointain résultat, nombre d'enquêtes précises sont indispensables. Ma propre promenade dans l'Artois du passé vise ainsi à poser un jalon sur ce chemin et à définir une méthode. A la manière de l'ethnologue parcourant le jardin du Luxembourg ou prenant le métro pour analyser les mœurs de ses contemporains, j'ai choisi une voie apparemment indirecte: tenter de reconstituer les mentalités et les comportements collectifs de plusieurs générations d'un peu moins de 200000 provinciaux de 1400 à 1660 en utilisant des documents judiciaires. Car la violence joue alors un rôle social fondamental, dans cette région comme dans d'autres. Les paysans, en particulier, soit les trois quarts des habitants, vivent malgré elle, contre elle ou avec elle : ceci conduit à les placer au centre de l'étude, sans ignorer le reste des contemporains. Loin d'être immobile ou froide, leur société est en effet régie par une perpétuelle recherche d'équilibre interne, contre les dangers, les difficultés, les peurs de toute nature. Brutalité et agressivité n'y ont pas uniquement un effet destructeur ou déstabilisateur, comme nous avons appris à le penser depuis la confiscation de la violence opérée lentement par l'Etat, la justice et même l'Eglise à partir du XVIIe siècle. En ces temps où il n'était pas aisé d'exister, de telles pulsions participaient aussi souvent à une lutte collective pour la survie. A côté de dérapages et de crimes, la violence prenait de multiples formes sociales, rituelles et symboliques destinées à assurer la pérennité du groupe, au prix de secousses, d'explosions et de sacrifices, il est vrai. Il lui arrivait donc souvent de créer de la cohésion sociale. Elle s' enseignait. Elle participait à l'éthique

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des populations, notamment à celle des jeunes hommes. Ellf; appartenait, malgré ses excès, à la sociabilité ordinaire, y compris pour les citadins, les privilégiés, les riches ou les ecclésiastiques. Le chapitre premier décrit les temps, les lieux, les formes et la généralisation de la violence durant ces trois siècles. La banalité et l'ambivalence du phénomène s'expliquent mieux en faisant référence aux peurs, aux dangers, aux maladies, c'est-àdire aux causes de production de mécanismes de défense ordinaires et quotidiens, dirigés en particulier contre les étrangers, dont fait état le chapitre II. Le suivant permet d'accompagner l'individu au contact des autres, dans la vie de relations, lorsque le "moi" est conduit à paraître et à ne pas perdre la face, sur les théâtres de l'existence. Le chapitre IV, enfin, explore les mentalités paysannes : le sens de la vie et de la mort, les rires et les larmes, les fêtes et les jeux, la perception de la religion de chaque jour. Pour finir par une esquisse de la "civilisation des mœurs". Tardivement venue des villes, imparfaitement reçue dans les villages, celle-ci est l'avant-garde de mutations très profondes destinées à modifier radicalement la notion de violence, entre le xvme siècle et nos jours (2 ).

(2) Cet ouvrage est une version remaniée et allégée des deux premières parties de ma thèse de Doctorat d'Etat, Violence et société. Comportements et mentalités populaires en Artois (1400-1660). Dirigée par Pierre Goubert, auquel j'adresse ici toute l'expression de ma gratitude, celle-ci a été soutenue en 1985 à l'Université de Paris I (1125 p. dactyl. en trois volumes), où les spécialistes peuvent la consulter. Le chapitre premier du présent livre résume à très grands traits la première partie, pp. 88-322, puis les trois suivants donnent l'essentiel de la deuxième partie, pp. 323-617. Consacrée à une étude de la justice criminelle et des pouvoirs, la dernière partie reste inédite. Les contraintes de l'édition m'ont obligé à réduire au minimum indispensable les notes qui suivent. Celles-ci synthétisent près de 1500 références (T. III de la thèse, pp. 1001-1076). Le lecteur intéressé voudra bien se reporter à ce manuscrit en ce qui concerne les cotes d'archives proprement dites, trop nombreuses pour pouvoir être énumérées ici. Une brève présentation des sources manuscrites et une liste alphabétique de la bibliographie citée dans les notes figurent à la fin du volume (pour de plus amples renseignements, consulter la thèse, t. I, pp. 2-82).

CHAPITRE PREMIER

LA VIOLENCE, LE SANG ET LE PARDON (1400-1660)

Nos ancêtres du XVe, du XVIe et du XVIIe siècle étaient-ils des êtres sauvages et brutaux? Les sources judiciaires du temps en donnent nettement l'impression, car le sang coule d'abondance dans toute la société et la violence imprime sa marque sur de nombreux actes de la vie quotidienne. Pourtant, ces hommes n'étaient nullement des primitifs régis par une sorte de loi de la jungle. Leurs comportements ne peuvent être purement et simplement jugés à l'aune des sensibilités des gens du XXe siècle. L'historien doit chercher à comprendre de tels phénomènes par rapport à la civilisation dans laquelle ils s'insèrent et non pas d'après les préjugés qu'il a assimilés dans sa propre culture. Il lui faut ainsi tenter d'expliquer pourquoi et comment les conditions d'existence de ces époques déchaînent une irrépressible violence sanguinaire. Mollement poursuivie par les autorités, fréquemment pardonnée par le prince, celle-ci n'est alors pas complètement définie comme une criminalité: elle constitue souvent la trame presque ordinaire des relations humaines et de la sociabilité propre à divers groupes de population. Bien qu'il ne soit pas intégré au royaume de France avant 1640, le comté d'Artois fournit un cadre territorial d'étude pour tester un modèle générique, à la fois valable dans l'ensemble du domaine francophone et dans de nombreuses autres régions de l'Europe moderne (1 ). Après une courte présentation de ce (1) Voir par exemple M. Bourin et B. Chevalier, "Le comportement criminel

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milieu, l'analyse de la documentation constituée par les lettres de rémission permet de définir une société réellement saturée de violence.

UN MONDE IMMOBILE? Aujourd'hui intégré dans le département du Pas-de-Calais, en compagnie du Boulonnais, l'Artois appartient pour l'essentiel aux plateaux de craie septentrionaux du Bassin Parisien. Ce Haut-Pays est prolongé au nord par le Bas-Pays artésien, autour d'Aire-sur-la-Lys, de Béthune et de Lens, c'est-à-dire par un morceau de la plaine flamande (2). La province dépend officiellement de la couronne de France à partir de 1226. Saint Louis l'érige en comté dès 1237 et elle passe par mariage aux mains de Philippe le Hardi, troisième fils du roi Jean le Bon, en 1384. Son destin se confond par la suite avec celui du duché de Bourgogne. Après la mort de Charles le Téméraire en 1477 et un intermède français, l'Artois revient à la maison de Habsbourg qui règne sur les Pays-Bas espagnols. En 1529, François Ier abandonne la suzeraineté toute théorique qu'il conservait sur le comté. Il faut attendre 1640 pour voir le roi de France reconquérir la capitale, Arras, ainsi que l'essentiel du pays;

dans les pays de la Loire moyenne, d'après les lettres de rémission (vers 1380 - vers 1450)", Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 88, 1981, pp. 245-263; B. Geremek, Truands et misérables dans l'Europe moderne (13501600), Paris, 1980; J.A. Sharpe, Crime in Early Modern England, 1550-1750, Londres, 1984; etc. (bibliographie détaillée dans R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 52-68). (2) A. Demangeon, La Picardie et les régions voisines: Artois, Cambrésis, Beauvaisis, Paris, 1905. Voir aussi R. Muchembled, Violence et société..., op. cit., t. I, pp. 89-sq. Les noms de lieux cités dans le présent ouvrage sont identifiés dans ma thèse dactylographiée.

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l'Artois dit réservé, autour d' Aire et de Saint-Omer, est à son tour annexé par Louis XIV en 1676-1677(3 ). "Monde plein", à la fin du Moyen Age, l'Artois présente des caractères plus proches de ceux de la France septentrionale que de la Flandre voisine. Comme le plateau picard qu'il prolonge, le comté est constitué d'un semis très serré de petits villages compacts. Vers 1469, un dénombrement permet d'évaluer la population rurale à 130000 habitants, soit une densité de 30 au km 2 environ, pour près de 800 communautés villageoises. S'y ajoutent 40000 citadins, au bas mot, répartis dans une dizaine de villes: seules Arras, la capitale, et Saint-Omer peuvent passer pour "grandes" à l'époque, avec 10 à 12000 habitants chacune, à côté de Béthune, Hesdin et Aire-sur-la-Lys (3 à 4000 habitants), ou surtout de Lens, Bapaume, Thérouanne, SaintPol et Pernes (600 à 1000 habitants). La partie du comté appartenant à la plaine flamande concentre les trois quarts des citadins et la plupart des rares gros villages de l'ensemble. Elle se différencie ainsi du plateau moins urbanisé et moins densément peuplé. Selon André Bocquet, auteur d'une remarquable étude démographique, l'Artois avait porté avant 1299 le double de sa population de 1469 (4 ). Le mouvement ultérieur est très mal connu, mais il semble se caractériser par une stagnation globale jusqu'à une poussée de population vers 1725. Il est raisonnable de penser que la province a vécu au rythme d'une certaine "histoire immobile", caractéristique de la démographie paysanne d' Ancien Régime, dans le long terme, tout en connaissant à l'échelle de la vie humaine les fameuses "dents de scie" mises

(3) Jean Lestocquoy (dir.), Histoire des territoires ayant formé le département du Pas-de-Calais, Arras, 1946. Bibliographie dans R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. 1, pp. 68-82. (4) A. Bocquet, Recherches sur la population rurale de l'Artois et du Boulonnais pendant la période bourguignonne (1384-1477), Arras, 1969.

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en évidence par Pierre Goubert pour le Beauvaisis (5 ). Pourtant, ce véritable grenier à blé, exportateur de céréales vers la Flandre, aurait pu nourrir plus des 170000 à 200000 provinciaux qui y vivaient. De puissants freins l'en empêchèrent pendant plusieurs siècles. Les riches potentialités de ce territoire de 5000 km 2 le distinguent en effet de maintes régions françaises aux sols pauvres. Mais ces avantages sont pratiquement annulés par la situation géo-politique du comté. Des ducs de Bourgogne à la conquête française, ce dernier constitue une sorte de "ventre mou" de l'Etat auquel il appartient. Pratiquement constante, la menace française ne se desserre que pendant quelques décennies en trois siècles, durant les périodes de paix correspondant au règne de Philippe le Beau et au début de celui de Charles Quint, de 1493 à 1521, puis à "l'âge d'or" des Archiducs, entre 1598 et 1633. La guerre est ainsi très souvent le maillon central d'une chaîne de fléaux successifs. Plus qu'une forteresse assiégée, l'Artois est un boulevard militaire presque permanent vers le cœur des Pays-Bas. Aucun obstacle naturel important ni aucune ligne de forteresses ne défendent le passage vers la plaine flamande, avant le fameux "pré carré" de Vauban. Les habitudes militaires de ces périodes occasionnent de ce fait des ravages très importants, en particulier sur le plateau, où seule la capitale, Arras, est en mesure de résister à des troupes étrangères. Exactions et pillages, destructions de récoltes, rançons exigées des habitants se conjuguent fréquemment avec les disettes et les pestes pour briser des dynamismes et des appétits vitaux qui n'en reprennent pas moins leur importance dès que les conditions le permettent. Il faut attendre l'intégration complète et définitive du comté au royaume de France pour voir enfin se rompre le cercle de fer

(5) P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l'histoire sociale de la France du XVII< siècle, Paris, 1960.

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de la guerre, de la famine et des maladies, après 1677 et surtout après 1713 (6 ). Finalement, l'Artois bourguignon puis espagnol est moins un monde immobile dans ses structures que bloqué dans ses potentialités. Considéré comme un glacis défensif des Pays-Bas par ses souverains, le comté est convié à développer une forte méfiance envers les voisins français, bien que la langue et la culture soient identiques des deux côtés de la frontière étatique. Une législation impérieuse, surtout à partir du XVIe siècle, interdit ou limite fortement les échanges commerciaux avec l'ennemi (7 ). Toutes choses qui ne se révèlent pas suffisantes pour empêcher une intégration complète de la province au royaume de France, à partir du règne de Louis XIV. Jusqu'au traité de Cambrai en 1529, d'ailleurs, l'organisation administrative et judiciaire du comté suit le modèle français, le Parlement de Paris jugeant en appel et en dernier ressort les affaires civiles et criminelles de la province. Les liens officiels sont coupés par la création en 1530 d'un Conseil d'Artois, souverain en matière criminelle, mais subordonné au Grand Conseil de Malines dans le domaine civil. Les pratiques ne se modifient cependant pas très profondément, sauf pour les villes qui gagnent plus d'autonomie et de reconnaissance de leurs privilèges, surtout en matière judiciaire, sous le régime espagnol. La plus grande partie du comté relève d'un groupe coutumier préciputaire, dit ici picard-wallon et également représenté dans diverses régions françaises. Y règne un esprit "très fortement communautaire" permettant de favoriser le ménage au détriment du lignage. En cas d'héritage, les filles sont toujours désavantagées. Le préciput donne le droit aux parents d'octroyer un avantage à l'un de leurs descendants avant tout partage avec ses frères (6) Précisions dans R. Muchembled, Violence et société..., op. cit., t. 1, pp. 95-108. (7) Ibid., pp. 109-113.

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et sœurs. Seule la frange septentrionale del' Artois, qui correspond en gros au Bas-Pays, se rattache à un groupe coutumier flamand situé aux antipodes du précédent. Là règne le principe de l'égalité entre les héritiers, sans possibilité aucune d'avantager l'un d'eux et sans exclusion des bâtards (8 ). L'Artois calcaire, aux petits villages groupés, aux villes peu nombreuses, privilégie donc l'alliance conjugale et la terre, attribuant celle-ci aux enfants qui acceptent de s'y maintenir. Il prolonge sans transition très nette, à part dans le domaine politique, la France du nord de langue picarde. Quant à l'Artois alluvial, petit morceau méridional de la plaine flamande, il fait plutôt confiance à la consanguinité, au lignage et à l'égalitarisme successoral, dans un monde plus urbanisé, aux villages souvent plus importants mais à l'habitat plus desserré. Les différences ethniques et linguistiques entre cette zone et le reste de la province sont faibles, car un millénaire de brassages les a atténuées depuis l'arrivée des Francs. Les Artésiens de langue flamande sont rares, même à Saint-Omer, où ils ne se rencontrent guère que dans le quartier du Haut-Pont. Le contraste avec le reste du comté est vraisemblablement dû pour l'essentiel à des conditions d'existence, de transmission des patrimoines, de vie familiale, qui produisent des comportements collectifs spécifiques, sous la puissante influence de la Flandre proche. Le sang des blessés et des morts, celui des sorcières torturées avant d'être brûlées coule plus dans cette dernière ou dans le BasPays artésien que sur les plateaux calcaires. Faut-il y voir la conséquence d'un égalitarisme précoce qui serait également à l'œuvre dans la Normandie rurale, particulièrement marquée par la violence criminelle à l'époque moderne {9 )? (8) Ibid., pp. 114-120 et J. Yver, Egalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris, 1966 (carte des coutumes). (9) Les travaux des élèves de Pierre Chaunu sur la Normandie sont répertoriés dans A. Abbiateci, F. Billacois (et al.), Crimes et criminalité en France, 17'18' siècles, Paris, 1971, p. 286. A compléter par la note 1, ci-dessus.

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Au contact de deux Etats, de deux aires coutumières très opposées, de deux systèmes de peuplement contrastés, l'Artois offre un observatoire historique privilégié. Son destin l'agrège à la puissante civilisation bourguignonne, d'où émerge le dynamisme urbain et commercial de la République des ProvincesUnies. Mais sa géographie, sa langue, sa culture, le rattachent à la moitié nord du royaume de France. L'étude de la violence dans ce cadre doit donc moins déboucher sur la mise en valeur de spécificités purement régionales que sur la définition d'un modèle général.

LE SANG PARDONNÉ D'abondantes sources, les lettres de rémission, permettent de cerner la criminalité pardonnée par le prince dans ses principales caractéristiques statistiques, temporelles et géographiques. A condition, bien sûr, de manier ces écrits avec la prudence qui s'impose.

Du sang et des chiffres Le chercheur est souvent tributaire de documents qui n'ont pas été rédigés à son intention. Les lettres de rémission fournissent une excellente illustration de ce fait. Elles découlent d'un droit souverain, loin.tain ancêtre de la grâce présidentielle exercée en France jusqu'à l'abolition de la peine de mort. Le monarque en délivre un grand nombre à la fin du Moyen Age: un millier, par exemple, pour les six départements actuels relevant de la Loire moyenne, pour la seule période 1380-1450 (10). Certains grands vassaux s'arrogent le droit d'agir de manière identique, en usurpant la prérogative royale. Tel est le cas des puissants

(10) M. Bourin et B. Chevalier, art. cit., p. 246.

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ducs de Bourgogne dans leurs Etats, dont fait partie l'Artois. L'individu gracié reçoit donc une lettre originale attestant qu'un pardon a été obtenu. Un double est copié dans les registres de la chancellerie bourguignonne, dits del' Audience, à la chambre des comptes ducale créée à Lille en 1385. Cette institution efficace contrôle en effet les recettes et les dépenses du duc dans l'ensemble de ses possessions territoriales. Or le bénéficiaire d'une rémission doit verser une amende au trésor princier, ce qui amène à conserver soigneusement la mémoire de la chose. Les Archives Départementales du Nord, à Lille, possèdent de ce fait 145 gros volumes de parchemin dans lesquels sont enregistrés les actes ducaux, puis ceux des rois d'Espagne, presque sans interruption de 1386à1660. Les lettres de rémission, octroyées à un criminel non encore jugé, ou celles de rappel de ban, simples variantes des précédentes mais qui annulent une sentence de bannissement déjà prononcée, occupent la majeure partie des 43000 pages de cette imposante collection. Les pièces relatives au seul comté d'Artois et systématiquement étudiées dans le présent ouvrage représentent environ un quart du total (11 ). S'y ajoutent, pour la période antérieure à 1529, les lettres de pardon délivrées par le roi de France, puisque l'Artois était alors sous sa souveraineté (12). Au total, 3468 documents ont pu être collectés pour la période considérée. L'historien doit alors se demander quelle est la validité de telles sources. Elles sont en réalité composées de deux parties très différentes. L'une, presque figée, correspond à un acte de chancellerie, comportant protocoles, titulature princière et formules juridiques. Il est possible d'en faire une étude spécifique, (11) Ces sources sont analysées par R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. 1, pp. 121-130. Sur les aspects diplomatiques et juridiques, consulter]. Foviaux, La rémission des peines et des condamnations. Droit monarchique et droit moderne, Paris, 1970 (pp. 83-86 à propos du rappel de ban).

(12) Conservées aux Archives Nationales, série JJ, elles ont aussi nourri l'ouvrage de Roger Vaultier, Le folklore pendant la guerre de Cent Ans, d'après les lettres de rémission du Trésor des Chartes, Paris, 1965.

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sur le thème du dialogue entre le souverain et ses sujets, ou encore à propos de la notion de miséricorde royale, notamment dans ses aspects sémantiques. Il faudrait assurément y consacrer un autre livre. Car celui-ci se limite à l'étude, déjà riche et complexe, des mentalités et des comportements révélés dans la deuxième partie des rémissions : le récit du demandeur. Ce dernier personnage est un coupable. Il adresse une humble requête au prince pour obtenir son pardon. Souvent incapable d'écrire, il demande à un intermédiaire de rédiger pour lui le document initial et de suivre le développement de l'affaire. Médiations. Mensonges, peut-être? Il ne faut certes pas exclure la volonté de survivre en trahissant les faits et les causes, de la part du délinquant. Le juriste intercesseur peut lui-même chercher l'efficacité au prix de certains travestissements de la réalité. Ces textes renferment donc une vérité que l'on peut qualifier de judiciaire. C'est-à-dire un subtil composé de demi-teintes, à propos du fait criminel rapporté. Le coupable raconte, fréquemment avec force détails, une histoire conflictuelle qu'il tente de tirer à son avantage. S'il peut émettre des appréciations négatives au sujet de la victime ou passer sous silence ce qui a eu lieu sans témoin, il ne peut pourtant pas falsifier réellement les faits ou dire ce qu'il veut. La procédure exige en effet qu'il soit présent en personne lors de la demande de grâce, puis qu'il reste en prison jusqu'à l'entérinement de celle-ci. Une enquête est effectuée pour vérifier ses allégations. Conduite par des officiers du siège du délit, elle peut aboutir à un rejet de la requête. Meurtriers et gens de loi le savent bien, si l'on en juge par le faible nombre des refus en question: 117 cas, soit 4 % du total (13 ). L'issue est en effet redoutable pour le prisonnier, puisqu'il est alors condamné à mort. Les lettres de rémission ne méritent donc ni confiance excessive ni méfiance systématique. Elles appartiennent à un genre juridico-

(13) R. Muchembled, Violence et société.. ., op. cit., t. I, p. 128.

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littéraire qui peint les coupables sous des couleurs angéliques et les victimes sous des traits souvent horribles. La grâce souveraine ne peut s'offrir qu'à ce prix. Sinon, elle serait ellemême ouvertement un acte de pure injustice. Aussi ne faut-il pas chercher à faire avec ces seules sources une véritable histoire de la criminaiité: en ce domaine, elles ne fournissent guère que des statistiques et des éléments sociologiques sur un monde fortement marqué par la violence. Leur principale richesse est ailleurs. Evoquant des drames sanglants et fréquents, elles replacent systématiquement les acteurs dans le cadre de la plus grande banalité quotidienne possible. Un accord tacite existe à ce sujet entre le prince et le criminel. Ce dernier insiste donc beaucoup sur des circonstances atténuantes, à la fois présentées sous la forme d'excuses absolutoires formelles et d'une peinture de sa propre normalité. Il se décrit comme un être ordinaire, bien intégré dans sa société, victime d'une sorte de dérapage inouï (même s'il est récidiviste). Il signale souvent longuement les enchaînements ayant conduit au drame, sans hésiter parfois à remonter très loin dans le temps. Son récit s'encombre généralement de détails sans relation avec les faits imputés, mais propres à ajouter des touches de conformisme ou de banalité à l'autoportrait ainsi brossé. Seul le funeste acte final est censé se situer sur un registre différent. En d'autres termes, les lettres de rémission sont régies par une règle impérative de vraisemblance. Un puissant consensus global gomme ou atténue les aspects spécifiquement criminels du récit du demandeur pour faire émerger ce qui le rend semblable aux gens normaux. Derrière chacune de ces histoires tragiques individuelles apparaît avec force la vie en société du temps: structures mentales et comportements collectifs sont de ce fait accessibles à l'historien. Leur authenticité est garantie par les procédures d'entérinement des lettres de rémission: les gens de loi opérant le contrôle sont choisis dans les sièges locaux; ils connaissent bien, en général, les mœurs, les coutumes,

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les pratiques signalées par les coupables, ce qui interdit à ceuxci de mentir en ce domaine. Les historiettes sanglantes et sans suite racontées dans ces milliers de documents prennent donc sens de façon beaucoup plus large. Elles débouchent sur la reconstitution d'une vision du monde collective, à la fois propre aux Artésiens et à de nombreux Français des siècles considérés. De 1386 à 1660, les rois de France et surtout les ducs de Bourgogne ou leurs successeurs ont octroyé 3468 lettres de rémission à des Artésiens. Les crimes de sang ayant entraîné mort d'homme représentent 97 % de ce total (14). Le rythme d'émission des grâces est lent au xve siècle, avec 301 cas. Il s'accélère à l'époque de Charles Quint (927 pardons de 1500 à 1555), se ralentit un peu au temps de Philippe II (536 cas de 1556 à 1598), atteint un sommet inégalé sous les Archiducs (1158 exemples de 1599 à 1633), pour connaître ses basses eaux par la suite (346 pardons de 1635 à 1660). Compte tenu de l'existence de plusieurs coupables dans certaines affaires, le nombre exact des homicides répertoriés s'établit à 3198 et concerne 3888 accusés différents, dont certains n'ont pas obtenu ou demandé l'indulgence princière. Ce contingent est presque uniquement masculin, les femmes ne représentant de manière négligeable que 0,36 % des agresseurs. Une pesée globale permet de calculer qu'un Artésien sur 10000 environ, bénéficie chaque année de la clémence ducale ou royale après avoir commis un homicide. Et si l'on rapporte les chiffres à la dizaine de générations ayant vécu sur ce sol de 1386 à 1660, la rémission d'un crime a été accordée à 2 habitants sur 1000. Comme la plupart des impétrants sont des hommes, on peut raisonnablement déduire que près d'l % des mâles artésiens ont été graciés pour crime de sang durant cette période,

(14) Ibid., pp. 131-239, pour tout ce qui suit, ici résumé à très gros traits.

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c'est-à-dire que deux foyers sur cent, en comptant celui de la victime, ont été concernés par ces drames. Très théoriques et très arbitraires, de tels calculs servent simplement à montrer l'importance de l'homicide et des crimes de sang dans cette civilisation. Car les crimes pardonnés ne représentent qu'une faible fraction de la délinquance apparente visant les personnes, qui n'est elle-même qu'une petite partie de la violence réelle exprimée: celle-ci n'est pas toujours suivie de poursuites, donc de mentions documentaires. Nul spécialiste ne peut dire avec certitude quelle est la valeur du "chiffre noir" lié à la dernière notion. Aux siècles modernes, qui plus est, le nombre des affaires restant inconnues de la justice est certainement beaucoup plus élevé que de nos jours, car la violence n'est pas alors nettement criminalisée (1 5 ). Une comparaison précise encore ces différences : le bilan annuel de la gendarmerie du Pas-de-Calais pour 1978 fait état d'un taux annuel de 2 pour 10000 habitants en matière de grande criminalité, soit autant que celui des homicides pardonnés en Artois (16 ). Toutes proportions gardées et toutes choses n'étant pas identiques, on s'en doute, le nombre des blessés sur le sol artésien est aujourd'hui proportionnellement à peine aussi élevé que celui des meurtriers graciés par le prince voici quatre siècles. Ce qui apparaît comme une singulière tolérance du souverain de la fin du Moyen Age ou de l'époque moderne est cependant lié à des conditions d'exercice de la justice. Celle-ci n'est redoutable qu'en apparence. Les délinquants esquivent aisément

(15) R. Muchembled, "Anthropologie de la violence dans la France moderne (XV'- XVIII' siècle)", Revue de synthèse, t. CVIII, série générale, 1987, pp. 31-55. (16) Statistiques publiées par le journal La Voix du Nord, 3-4 février 1980. Le Pas-de- Calais compte aujourd'hui 1400000 habitants et couvre un territoire plus vaste que l'Artois des temps modernes. La grande criminalité concerne les vols avec violence et surtout les coups et blessures, les homicides étant devenus rares de nos jours.

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ses effets, en Artois comme ailleurs {17). Trois impétrants de rémission sur cinq se sont enfuis après leur crime et moins de 12 % du total étaient en prison au moment du dépôt de leur requête. Les très larges mailles du filet judiciaire laissent donc bien aisément passer les coupables d'homicide, à la différence des voleurs, et surtout des hérétiques ou des sorciers, tous pourchassés de manière plus systématique. Qu'elles entraînent ou non la mort de la victime, les blessures sont considérées comme des faits d'une grande banalité. Leur fréquence dissuade les officiers d'agir vigoureusement en ce domaine, sauf en cas de flagrant délit. Les pardons princiers ne sont donc pas à proprement parler une expression de toute-puissance. Ils définissent plutôt une manière d'imprimer la marque de la justice royale sur des individus qui échappent le plus souvent à des poursuites ordinaires: enfuis, devenus soldats, réfugiés en terre sainte, voire parfois rentrés subrepticement au logis avec la complicité des proches, ces criminels impunis mettent en évidence la faiblesse d'un pouvoir incapable de les atteindre. En les graciant, le souverain affirme le contraire, tout en exerçant sa fonction sacrée, car nombre de rémissions sont octroyées un vendredi saint, en l'honneur de la Passion du Christ. L'acte n'est que bénéfices: pour le Trésor, à cause de l'amende encaissée; pour la symbolique royale, qui transforme le désordre en ordre et le sang versé par des meurtriers en élément de Rédemption collective, grâce à l'intercession du monarque. Cette subtile alchimie permet de faire face le mieux possible à de puissantes vagues de violence venues du cœur même de la société. En l'absence de forces policières suffisantes et d'une répression qui serait efficace, les lettres de rémission assument une lente transition entre le temps de la vengeance privée et

(17) B. Guenée, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la 'fin du Moyen Age (vers 1380-vers 1550), Strasbourg, 1963, pp. 277-294.

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celui de l'obéissance à un roi absolu: les sujets de ce dernier seront plus autocontraints qu'auparavant. Elles nouent un dialogue entre le pouvoir et les peuples, entre la volonté de changement et les résistances. Aussi contiennent-elles toujours une clause exigeant que les parties aient fait de manière privée la paix du sang, pour éteindre le mécanisme traditionnel de la vengeance familiale (18 ). Preuve, s'il en est, de l'importance d'un niveau infrajudiciaire et quotidien de la violence dont doit tenir compte le pouvoir établi, durant ces siècles de transition vers une justice réellement plus efficace. Dans ces conditions, les documents révèlent dans quelles conditions, où, quand et comment la vie ordinaire des populations glisse aisément vers des conflits aigus entre les personnes.

La misère ou la coutume? Rythmes et lieux de la violence La courbe des grâces princières n'est qu'un indice à propos de la violence en général. Elle présente l'intérêt d'exister pour toute une province pendant près de trois siècles, alors que les sources traditionnelles sont lacunaires, mal conservées et ne fournissent pas d'indicateur global (19 ). Le graphique présentant les moyennes quinquennales d'émission de lettres de rémission est d'abord lié à la volonté du souverain, on l'a vu. Les pointes du règne de Charles Quint ou de celui des Archiducs montrent la progression de l'autorité princière, alors que le temps de Philippe II correspond à un affaiblissement, contemporain de la révolte des Pays-Bas contre le monarque espagnol, comme la période ultérieure à 1640

(18) R. Muchembled, Violence et société..., op. cit., t. I, pp. 164-165 et Ch. Petit-Dutaillis, Documents nouveaux sur les mœurs populaires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XV' siècle. Lettres de rémission de Philippe le Bon, Paris, 1908. (19) Voir à propos de l'Artois, R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. III, pp. 619, 850-851, etc.

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traduit le rétrécissement d'un territoire dont les Français occupent la plus grande partie. Mais la miséricorde royale a plus ou moins d'occasions de s'exercer: en d'autres termes, la violence sanguinaire se fait plus ou moins intense selon les moments considérés. Une comparaison avec la courbe des prix des céréales à Douai, par exemple, traduit des corrélations avec les conditions de vie, à l'échelle du long ou du moyen terme. La conjoncture économique produit ainsi des pulsations d'agressivité sanguinaire, suivies de grâces plus nombreuses qu'auparavant, en particulier au niveau des intercycles trentenaires (2°). La dégradation des conditions d' existence se manifeste donc dans un laps de temps équivalent à une génération moyenne de l'époque. Les crises frumentaires, c'est-à-dire les accidents du court terme, n'ont en ce qui les concerne aucune relation directe avec le phénomène. Dans l'ensemble, la violence des populations, mesurée à travers la criminalité pardonnée, ne se développe pas de manière linéaire, à la différence de la situation relevée en Normandie à la même époque (2 1 ). Relativement discrète pendant tout le XVe siècle, elle s'emballe dans les années 1520, au moment d'une grande crise économique et sociale. Elle adopte alors un mouvement sinusoïdal, deux temps forts encadrant deux temps faibles, jusqu'en 1660. Il est possible de parler en ce domaine d'effets de générations, liés à la fois à la conjoncture politique - pour la rémission - et au contexte socio-économique - pour l'homicide. Il faudrait pouvoir tester ce modèle "alternatif" dans d'autres régions, pour savoir s'il représente mieux la réalité que le système continu d'évolution de la violence au vol défini par Pierre Chaunu et ses élèves. Une minutieuse étude cartographique des rémissions arté(20) Comparer le graphique présenté ci-dessous à la courbe des prix du grain à Douai, réalisée par M. Mestayer, "Les prix du blé et de l'avoine de 1329 à 1793", Revue du Nord, t. XLV, 1963, pp. 157-176 et graphique h.-t. (21) Voir ci-dessus, note 9.

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siennes, conduite en distinguant les cinq grandes périodes signalées ci-dessus (22 ), montre la prédominance de la violence rurale. Les cas urbains atteignent un peu moins du cinquième de l'ensemble, ce qui correspond presque exactement au poids démographique des citadins dans la province. Les documents permettent donc mieux d'atteindre les mécanismes internes de la civilisation rurale, alors prédominante, que ceux des cités. Une différence géographique de tailles' observe en outre sur une carte. Au temps des Archiducs, par exemple, le phénomène est particulièrement éclatant. Durant ces décennies de paix, de prospérité, de progrès démographique et d'implantation en profondeur de la Contre-Réforme, les pardons royaux atteignent de stupéfiants sommets. Ce qui permet de distinguer clairement deux zones très contrastrées, alors même qu'aucune différence significative dans l'évolution ne risque de fausser l'observation. La bordure septentrionale du comté se singularise: non seulement par un grand nombre d'homicides pardonnés dans les villes, mais également par des chiffres très élevés dans nombre de villages, notamment dans ceux du pays de Lalleu, excroissance artésienne pénétrant en terre flamande. Or, précisément, le comté de Flandre semble produire plus d'homicides pardonnés que l'Artois lui-même, si l'on en juge par des études partielles (2 3). L'importance des coutumes dans la vie des populations ne doit pas être négligée pour expliquer de tels contrastes. Car il est probable que les comportements collectifs de type "flamand" induisent une violence sanguinaire encore plus grande que dans l'Artois "picard-wallon" défini plus haut. Faut-il y voir l'impact de l'égalitarisme successoral pratiqué en Flandre et dans l'Artois

(22) Détails dans R. Muchembled, Violence et société.. ., op. cit., t. I, pp. 181201 (notamment les cinq cartes réalisées dans ce cadre chronologique). (23) R. Canfin et J.-M. Dubois, Etude des mœurs et de la criminalité pardonnée dans les Pays-Bas méridionaux au XVIe siècle (1554-1581), mémoire de maîtrise inédit, Université de Lille Ill, 1972, p. 115 et cartes pp. 109-114.

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LA VIOLENCE, LE SANG ET LE PARDON Les saisons de la violence (1386-1660) Mois

15001558

15591600

16011635

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Total

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29 32 35 44 64 54 52 39 46 36 34 32

56 53 75 82 108 124 128 93 92 86 70 62

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Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août Sept. Octobre Nov. Déc.

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1 cm - 50 cas

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Répartition mensuelle des crimes de sang de 1386 à 1660

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LA VIOLENCE AU VILLAGE 1 cm - 20 cas

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1559-1600

1636-1660

Répartition mensuelle, par périodes, des crimes de sang

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alluvial? Pour le prouver, il serait nécessaire d'étudier en profondeur les formes de la vie familiale et les querelles de partage des terres ou des biens, en les comparant à celles du plateau artésien préciputaire. En attendant, il est tout au plus possible d'avancer l'hypothèse. En signalant le cas de la Normandie aux coutumes égalitaires: n'est-elle pas une terre de révoltes, de crimes de sang nombreux et de sorcières fréquemment exécutées, comme la Flandre et beaucoup plus que le HautPays artésien ? Le pardon royal, si aisément accordé au début du XVIIe siècle, efface bien le délit. Mais il ne limite nullement le recours à la violence et il ne détruit pas les enchaînements de la brutalité sanguinaire. Certaines zones paraissent même se lancer dans une fureur homicide plus intense qu'ailleurs. Loin d'atténuer ces mouvements, la paix ne fait qu'exacerber les choses, vers 16001633. L'amende de sang souvent modique exigée par le prince ne se révèle d'ailleurs en rien être un frein suffisant (24 ). Au fond, le meurtre est un fait si banal qu'il est difficile de le définir comme un crime au sens du XXe siècle. Les circonstances dans lesquelles il advient le montrent parfaitement. Saisons meurtrières, fêtes sanglantes Tableau et graphiques (25 ) définissent un rythme annuel de la violence homicide en Artois. Assurée dans plus de 92 % des cas, l'identification du mois concerné met en valeur mai, juin et juillet. Par la suite, les combats considérés diminuent par paliers, jusqu'à un minimum situé en janvier et février. Fatigue des moissons? Corps exténués de paysans surchargés de travail? L'explication serait trop simple. Elle est d'ailleurs fausse, puisque le printemps, d'avril à juin, dépasse globalement (24) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 202-205. (25) Tableau des saisons de la violence et graphiques mensuels des crimes de sang, ci-dessus.

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l'été dans ces statistiques et que le mois d'août, celui des récoltes, voit nettement s'affirmer une diminution des conflits sangumaires. Un rythme socio-biologique se dessine pourtant bien ici. Mais il est lié aux moments de délassement, dans l'espace extérieur ou à la taverne, et non pas aux travaux proprement dits, on le verra plus loin. Le point critique de flambée de l'agressivité oscille, selon les périodes, entre la fin du printemps et le début de l'été. La variation dépend en réalité des décisions des autorités. Sous Charles Quint ou à l'époque des Archiducs, par exemple, celles-ci interdisent certaines fêtes du mois de mai, pour les reporter en juin et surtout en juillet. Cette agressivité de saison chaude n'exclut pas totalement des causes hormonales: les rituels amoureux des jeunes gens se placent précisément en mai et en juin, avant les grands travaux, au moment où s'éveille aussi le printemps. Les pratiques culturelles de la cour aux filles, des plantations de "mais" - arbres et arbustes - devant les maisons de celles-ci, coïncident ainsi avec des faits biologiques pour produire des rivalités et faire de ces périodes des saisons meurtrières. Galants et sanglants: tels sont fréquemment les dimanches et les jours de fête au village comme à la ville. Alors qu'ils ne dépassent vraisemblablement pas en tout un quart de l'année, ils fournissent l'occasion de 1348 des homicides pardonnés, soit 42 % du total. Encore est-il possible que des jours obligatoirement chômés figurent dans le reste de l'échantillon, aucune précision n'étant parfois donnée dans les textes (26 ). La ventilation effectuée sur la totalité de la semaine, quant à elle, a une valeur relative, car elle ne concerne que le quart des lettres de rémission étudiées (2 7 ). Le dimanche arrive évi(26) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 213-217. (27) A propos des fêtes, signalées deux fois plus souvent que le dimanche, le jour exact est rarement indiqué.

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demment en tête, avec 55 % des exemples, suivi par le lundi (15 %) et le mardi (10 %). On décèle là l'importance des loisirs qui colorent le lundi d'une réticence à retrouver les travaux et les peines. Le reste de la semaine fournit des pourcentages faibles, avec un minimum de 3 % le vendredi et un maximum de 7 % le samedi, sorte de palier vers l'explosion brutale d'agressivité du jour dit du Seigneur. Le temps de la sociabilité, des fêtes et des contacts humains est donc plus propice à la violence que celui du labeur ou que le vendredi de la Passion du Christ.

L'ivresse au crépuscule Bien qu'elle ne soit spécifiée que dans 3 7 % des cas, l'heure du crime semble bien concorder avec cette physiologie de la violence. Le matin ou le midi ne sont signalés que rarement. L'aprèsmidi, avec 17 %, talonne la nuit, laquelle n'offre apparemment son manteau obscur que dans 22 % des exemples. Les Artésiens préfèrent engager des combats le soir. Cet instant fugitif, variable selon les saisons, est mentionné dans 55 % des lettres comportant une précision en ce domaine. A la brune, vers soleil couchant, entre chien et loup, quelque chose paraît faire monter la tension chez ces hommes. Alors que s'achève la journée de travail, que les gens profitent devant leur porte de ce qui reste de lumière, ou qu'ils achèvent à la taverne une beuverie de plusieurs heures un jour de fête, la violence envahit la scène plus aisément qu'à d'autres moments. Angoisse due à l'approche de la nuit inquiétante? Enervement lié un changement de rythme, du travail au repos, du plaisir à l'instant du départ? Il faudrait d'autres recherches pour le dire. Mais même si la majorité des meurtres se passait à d'autres moments, puisque la précision manque dans trois cas sur cinq, l'importance spécifique de ce crépuscule mal vécu ne disparaîtrait pas totalement. N'est-ce pas, entre

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autres, le moment désagréable de quitter les rêves alcoolisés de la taverne pour regagner péniblement son logis (28 )? Le lieu du combat est défini dans un peu plus d'une lettre de rémission sur deux. Les rues et chemins, avec 17 % des mentions, et les maisons, avec 12 %, arrivent loin derrière la taverne, créditée de 55 %. Les descriptions permettent parfois de noter que le cabaret a servi de toile de fond à une querelle vidée dans un autre lieu: 1490 homicides pardonnés sont ainsi plus ou moins directement en relation avec le débit de boisson. Le sang coule dans la bière, habituellement consommée en Artois, ou sous son emprise, dans près d'un cas étudié sur deux. Les autorités ont beau multiplier les règlements et les interdictions, à partir de 1531. Elles ne réussissent pas à déraciner aisément des pratiques établies. La taverne n'est pas pour autant une véritable école de masse du crime. Elle est plutôt le lieu d'une sociabilité conflictuelle des jours de fête et des dimanches. Dans la promiscuité, les fumées de l'ivresse définissent les conditions de heurts inéluctables, en particulier à la sortie, vers la tombée du jour. Beaucoup d'homicides ne sont au fond que des dérapages, voire des continuations brutales de relations sociales ordinaires, sous l'emprise d'une émotion forte ou de l'alcool. Beaucoup d'autres ont lieu dehors, sur la place, sur les chemins, parfois même dans les églises ou les cimetières: ils suivent également les lignes de force d'une société unanimement violente, dont il importe maintenant de chercher les motivations.

(28) Comme le montre Pierre Bruegel le Jeune, Ivrogne expulsé de l'auberge (vers 1620), Musée des Beaux-Arts de Montréal. Une rixe est par ailleurs représentée à la porte même de la taverne.

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UNE SOCIETE VIOLENTE Le port d'armes presque systématique explique la fréquence des combats. Les acteurs ne visent pourtant pas obligatoirement la mort de l'adversaire. Toutes les couches sociales sont concernées par une telle brutalité banale et quotidienne, en particulier les jeunes hommes à marier pour lesquels l'agressivité fait partie d'une éthique spécifique. Cette sociabilité conflictuelle, basée sur une défense constante du sens de l'honneur, n'est pas vraiment considérée comme une criminalité, malgré les homicides qui en résultent, avant une évolution des principes judiciaires décelable dès le deuxième tiers du xvne siècle.

Epées, couteaux et blessures Les meurtriers et leurs victimes combattent très rarement à main nue. Dans le cadre d'une violence généralisée, plus que d'une véritable criminalité, les suites dramatiques de ces rixes proviennent surtout de l'incapacité de la médecine du temps à réparer les blessures ainsi occasionnées. Plus de 82 % des meurtriers pardonnés par le prince définissent l'objet dont il se sont servis contre leur adversaire. A côté d'instruments divers, saisis au cœur du drame dans 12 % des cas, figurent des bâtons, ferrés ou non, dans 9 % des exemples et pratiquement autant d'armes à hampe, du type de l'épieu ou de la hallebarde. Les armes blanches, couteaux, dagues, épées, etc., représentent 61 % du total (29 ). Ces faits témoignent d'un port d'armes fréquent, partout et en toutes occasions, malgré les interdictions réitérées des autorités. Le bâton peut avoir d'autres usages, pour aider le

(29) Voir R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, tableaux pp. 227 et 231.

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Aux lisières des mondes habités, dans les forêts en particulier, il faut bien souvent perdre tout espoir en voyageant. Brigands et déserteurs y abondent et ne font pas de quartier. VRANCX, Sebastiaan (1573-1647), Marchands attaqués par des pillards (bois), coll. privée

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marcheur notamment. Terminé par une pointe métallique, il sert dans ce cas à repousser les chiens ou à affronter des adversaires. Quant aux lances, aux poignards ou aux épées, elles définissent sans ambiguïté un besoin de sécurité face aux multiples dangers du temps. Limitées à 6 % de l'ensemble, rares avant le deuxième tiers du xvne siècle, les armes à feu véhiculent les mêmes notions: ne font-elles pas principalement leur apparition durant la guerre contre la France, avec la bénédiction des pouvoirs, pour servir théoriquement à repousser les ennemis du souverain? Les tableaux de Bruegel confirment ces notations : les paysans dansent, s'amusent, boivent et mangent sans quitter l'arme qui pend à leur ceinture, sauf pour la déposer à portée de main ou contre un mur proche. L'épée n'est d'ailleurs pas alors l'apanage des nobles ou des gens riches. Au XVIe siècle, elle est maniée au bas mot par deux meurtriers pardonnés sur cinq. Par la suite, elle se raréfie à la ceinture des roturiers, sans doute sous l'effet de la législation princière: de 1600 à 1660, les couteaux représentent 36 % des armes meurtrières identifiées contre 20 % pour les épées et 10 % pour les armes à feu. Il est vrai que le maniement des larges et courtes épées populaires et des longs couteaux "taillepain" des paysans n'est pas très différent: les combattants frappent de taille plus souvent que d'estoc. D'autant que des édits royaux obligent souvent à briser la pointe des couteaux, dans l'espoir illusoire de limiter les conséquences des rixes si fréquentes. Les chiffres relevés dans les sources définissent une violence généralisée. A l'image des autres Européens de ces époques, les Artésiens ont assurément le sang chaud. D'autant que des milliers de comparses, non comptabilisés, observent les combats et y prennent souvent une part active. Pour tous les protagonistes, il s'agit plus d'une expression publique de virilité et d'un spectacle que de la manifestation d'attitudes déviantes ou marginales. La localisation des blessures mortelles subies par les victimes précise les aspects culturels de la question. Des statistiques

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Soulager la souffrance? Le médecin en est-il capable, malgré ses fioles, ses onguents et ses instruments? Bien souvent, sa "science" inexacte et imparfaite ne peut que retarder l'inéluctable ... , quand elle ne le provoque pas. Combien de blessés sont morts d'infection, puisqu'on ignorait l'existence des microbes? Trépanés, d'autres doivent leur trépas à une sorte d'acharnement thérapeutique que certains demandeurs de lettres de grâce dénoncent pour mieux dégager leur propre responsabilité. TENIERS, David le Jeune (1610-1690), Le médecin de village (toile; 1650 ou 1680), Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles

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peuvent être dressées pour les quatre cinquièmes de cette tragique cohorte, soit 2672 personnes. Près de la moitié des défunts, 46 % exactement, ont été blessés à la tête, c'est-à-dire essentiellement au crâne, beaucoup plus rarement au cou, à la gorge, à l'œil ou à la face. En deuxième position, avec 20 %, viennent les coups portés à la poitrine et au "corps" en général. Le reste se répartit entre les membres, le ventre (4 %), le bas-ventre (4 %), etc. La rareté des localisations concernant le dos (4 %) permet de noter que les guets-apens ou les attaques par traîtrise sont peu fréquents, ou difficilement pardonnés (30). La plupart des combats sont donc des chocs frontaux. Le fait de viser fréquemment la tête résulte à la fois de considérations techniques et culturelles. Cette partie fortement valorisée de l'être humain (31 ) est presque systématiquement protégée par une coiffure ou un chapeau, susceptible d'amortir le choc dans certains cas. Utilisant essentiellement des armes blanches, maniées de taille, les agresseurs sont évidemment tentés d'asséner leurs coups de haut en bas, si bien que le crâne est une meilleure cible que le corps. Mais cherchent-ils surtout à tuer? Pensentils au contraire ainsi vaincre et humilier l'adversaire sans obligatoirement le faire mourir? En effet, un coup de pointe au ventre ou au cœur serait sans doute plus efficace dans une optique purement destructrice. L'étude des délais s'écoulant entre la blessure et la mort de la victime permet de cerner une violence sanguinaire très éloignée d'un art de tuer. Sur 2859 cas, soit près de neuf homicidés sur dix, 9 % meurent sur place, 29 % "tôt après" et 20 % dans les trois ou quatre jours qui suivent. Mais 26 % des blessés survivent entre huit et vingt et un jours et 8 % dépassent même le cap des trois semaines. Seule une minorité succombe immédiatement sous les coups d'un adversaire. Beaucoup de ceux qui agonisent

(30) Ibid., pp. 232-239. (31) Voir plus loin, chapitre III du présent ouvrage.

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quelques heures se vident de leur sang. Quant à la plupart des autres, ils doivent leur trépas aux insuffisances de la médecine et de la chirurgie de l'époque. L'infection à elle seule explique la disparition de plus d'un tiers du contingent. Des soins inadaptés, de redoutables trépanations réitérées plusieurs fois ouvrent la route du repos éternel pour des centaines d'autres. Au fond, les lettres de rémission permettent de tenir compte de ces contingences, alors que la justice ordinaire ne les admet pas comme circonstances atténuantes. Et il ne semble pas que les coupables fassent systématiquement preuve d'une volonté criminelle. Ils savent bien que l'homicide est poursuivi, qu'il implique pour eux la fuite, l'appauvrissement, voire la ruine, avant d'obtenir une grâce. Brutaux dans les relations sociales quotidiennes, ils n'hésitent pas à frapper, mais en cherchant plutôt à occasionner une blessure, banale dans leur monde, qu'à entraîner le décès de l'adversaire. Le crâne est vraisemblablement leur cible privilégiée pour ces raisons : les sources ne parlent pas de ceux qui guérissent de leurs blessures, parce que les officiers ne s'intéressent pas à ces choses sans importance. Là passe une frontière entre les paix de sang privées, scellées entre les familles concernées, et les poursuites judiciaires déclenchées par la mort du blessé. Surtout meurtrière par ses conséquences inéluctables, la violence apparaît donc comme un fait de civilisation. Le plus souvent, les agresseurs ne deviennent des criminels que par l'impuissance de la médecine à guérir leurs victimes. Il faut donc imaginer la présence de nombreux éclopés, d'individus au crâne fendu, attendant de guérir ou de mourir, dans les villes et les villages du temps. Tous peuvent subir ce sort, comme tous peuvent en être l'instrument. Certains combats sont cependant plus délibérément acharnés et meurtriers. Leur nombre paraît augmenter dans la première moitié du XVIIe siècle. En témoignent des corps plus souvent transpercés qu'auparavant, à l'arme blanche ou par la balle d'un fusil par exemple. De telles plaies donnent désormais moins de

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chances de survie aux victimes. Peut-être la perception des fonctions vitales s'est-elle modifiée, sous l'effet des progrès médicaux? Les infections mortelles sont par ailleurs en nette régression. Indices convergents d'une criminalisation en cours des affaires de sang (32)? Un tel mouvement ne peut en tout cas être parfaitement décrit que dans le long terme. Vers 1660, en Artois, la violence sanguinaire reste encore majoritairement une sorte de dérapage de la sociabilité ordinaire qui prévaut dans l'ensemble de la société.

Tous violents! Ils n'en meurent pas tous, mais beaucoup s'y adonnent: aucun groupe social n'est en mesure d'échapper à la loi de la violence, dont les jeunes hommes de diverses conditions sont les champions par excellence. Le métier ou l'état social n'est indiqué qu'une fois sur deux à propos des impétrants de lettres de rémission. Le même renseignement manque pour trois victimes sur quatre. Dans ces conditions, l'analyse sociologique des 10000 protagonistes concernés par les drames en question reste imparfaite (33 ). Au moins permet-elle de mettre en évidence la généralisation des affaires de sang. Tous les ordres et tous les niveaux sociaux sont représentés. Certes, les plus titrés et les plus riches des nobles, des ecclésiastiques ou des patriciens des cités sont rares dans cette foule bigarrée. A l'autre extrémité de l'échelle des conditions, les déclassés, les mendiants, les marginaux et les brigands proprement dits sont également peu représentés. Comme le pourcentage de femmes est pratiquement négligeable, les acteurs les plus nombreux de ces violences aboutissant à une (32) Voir ci-dessus, note 15. (33) Aux accusés et aux victimes s'ajoutent des complices et des comparses :R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 259-271.

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mort d'homme se recrutent surtout parmi les masses populaires masculines des villes et surtout des campagnes. Preuve supplémentaire, s'il en est besoin, de conduites proches de la vie ordinaire et non pas d'une criminalité située sur les franges du monde normal. En d'autres termes, la violence, comme le cimetière, se situe au centre même des communautés d'habitants. Elle est une dimension inéluctable de l'existence. Certains milieux arment cependant mieux que d'autres leurs membres pour y faire face. Une ligne de partage statistique, qu'il conviendrait de nuancer de multiples manières (3 4 ), distingue ainsi des "gagnants" et des "perdants". Les premiers sont plus souvent vainqueurs que vaincus dans les combats, ce qui les amène à recevoir fréquemment la grâce princière: nobles ou leurs serviteurs, laboureurs, manouvriers ruraux, appartiennent à cette catégorie. Les seconds fournissent plus souvent des victimes que des triomphateurs: parmi eux figurent notamment les ecclésiastiques, les serviteurs ruraux, les bergers ou les vachers, les cabaretiers et les soldats. La situation des derniers rappelle la sourde hostilité habituelle que leur voue la population. Malgré leur connaissance des techniques guerrières, il leur arrive souvent de succomber sous le nombre ou d'être l'objet de réactions très agressives dès leur apparition dans un lieu. Quant aux cabaretiers, ils payent un lourd tribut à la mort parce qu'ils œuvrent dans le lieu privilégié des affrontements et tentent de sauvegarder leurs propriétés autant que leur réputation au milieu d'incessants conflits entre les consommateurs. Les taverniers symbolisent assez bien l'aspect familier de la violence et de la mort, au cœur des villages ou des villes. Les adversaires sont rarement de purs inconnus : au fond, on ne se blesse guère qu'en se connaissant et qu'en se reconnaissant, c'est-à-dire sous l'emprise de passions fortes, définies plus loin.

(34) Ibid., pp. 261-267 (Faute de place, il n'est pas possible de le faire ici).

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La famille elle-même n'est pas épargnée: outre les conflits de générations, les tensions entre beaux-frères débouchent aisément sur des conséquences tragiques. Voisinage et jalousie sont aussi les mamelles de la discorde {35 ). Méprisé, repoussé au loin, l'étranger est l'objet de sentiments brutaux à l'occasion. Mais avec lui, le feu ne couve pas longtemps sous la cendre et ne produit donc pas d'interminables vengeances en chaîne. Le moteur secret de la violence est en effet constitué par une éthique collective, dont les jeunes garçons assimilent les valeurs en attendant le mariage. L'âge des meurtriers pardonnés est très rarement donné avec précision dans les documents. Il n'apparaît guère que comme une circonstance atténuante : la tolérance princière est en effet systématique pour les membres des bandes de jeunesse, à la suite d'un combat mortel. Elle ne fait d'ailleurs que prolonger l'opinion commune des adultes du lieu concerné, pour lesquels il faut bien que jeunesse se passe. Seules les précisions apportées sur la situation familiale des accusés permettent d'approcher le phénomène. Les mentions "fils de", "jeune homme", "jeune fils" ou "à marier", traitées avec la prudence nécessaire, dans le cadre de 2563 lettres de rémission fournissant la situation familiale des accusés {soit les deux tiers du total), aboutissent à définir un contingent de 1514 célibataires, soit 59 % de l'échantillon {36). L'agressivité juvénile n'est pas ici un vain mot. Elle augmente d'ailleurs nettement au xvne siècle, pour atteindre 70 % de l'effectif considéré, contre 49 % au XVIe siècle. Ces chiffres traduisent d'abord une intensification des conflits entre jeunes

(35) Ibid., pp. 271-292. (36) Ibid., pp. 248-259 (notamment pp. 252-254, au sujet des précautions méthodologiques indispensables en ce domaine).

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gens ainsi qu'entre célibataires et adultes (37). L'indulgence du souverain suit le même mouvement, pour atteindre son sommet absolu entre 1600 et 1635, dans une période de paix et d'active Contre-Réforme catholique aux Pays-Bas: 644 jeunes Artésiens obtiennent alors une rémission, contre 589 pendant tout le XVIe siècle. Pourquoi les Archiducs paraissent-ils admettre mieux encore que leurs prédécesseurs cette sorte de droit des adolescents à faire presque impunément couler le sang, en particulier celui de leurs semblables? N'est-ce pas un indice parmi d'autres d'une difficulté croissante d'adaptation de ce groupe d'âge à la société? Traditionnellement bien acceptée, la turbulence des jeunes atteint en effet à cette époque un niveau inégalé, sur fond de poussée démographique, après une longue période de guerre. Le temps est d'ailleurs celui d'un retard croissant de l'âge au mariage, en Europe occidentale (38 ). Il est probable que les jeunes Artésiens subissent de ce fait des frustrations plus intenses qu'auparavant, ce qui majore davantage le taux déjà très élevé de leur violence spécifique. Et les grâces accordées par le souverain montrent que la justice ordinaire est incapable de juguler ce phénomène. La morale et la religion ne réussissent pas à créer d'un seul coup et partout l'homme nouveau qu'elles rêvent de faire apparaître (39 ). Dans cette période de transition, l'éthique ancienne de brutalité virile rejoint des passions intensément vécues et des formes parfois nouvelles de criminalité sanguinaire pour saturer de violence cette société provinciale.

(37) Voir plus loin, chapitre III, à propos des bandes de jeunes hommes. Les statistiques concernant les victimes ne portent que sur un tiers du total. On y repère 75 % de célibataires, dont 406 cas situés entre 1600 et 1635 (R. Muchembled, Violence et société..., op. cit., t. 1, p. 258). (38) A. Armengaud, La famille et l'enfant en France et en Angleterre du XVJe au XVIJJe siècle. Aspects démographiques, Paris, 1975, pp. 31-34 et 171-175. (39) R. Muchembled, L'invention de l'homme moderne, Paris, 1988.

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La parade des passions et de l'honneur Les causes des combats mortels décrits dans les lettres de rémission relèvent en effet plus souvent de mécanismes de conservation que de pulsions pathologiques. L'agressivité n'est pas toujours ni purement destructrice. Henri Laborit prétend qu'elle a été conditionnée génétiquement pour "la survie de l'espèce dans un environnement hostile" (40 ). L'analyse des motivations, explicites ou non, des meurtriers pardonnés semble lui donner raison. Les Artésiens vivent en effet habituellement une sociabilité conflictuelle, encore aggravée dans l'espace étroit de la taverne ou des lieux publics, lorsque la promiscuité risque d'apporter un danger mortel, dans une foule qui empêche l'individu menacé de fuir aisément un ennemi. Signalée dans la moitié des cas, pour le moins, l'ivresse ne sert qu'à révéler le fond des choses. Car les protagonistes déploient une violence essentiellement réactionnelle: leurs principaux mobiles sont l'honneur (22 %), la solidarité avec un individu agressé (18 %), la vengeance (17 %), les questions d'intérêt (16 %), voire les jeux et les plaisanteries qui tournent mal (13 %). La pathologie n'est pas complètement absente de certains des exemples précédents. Elle n'y est en tout cas jamais, dominante. Le goût du sang proprement dit ne s'exprime que dans des formes marginales de comportements: folie et attitudes irraisonnées (3 %) ou expressions de xénophobie (6 %). Encore certains exemples de la dernière rubrique définissent-ils parfois une cohésion collective et un sentiment d'appartenance face à un inconnu, ce qui renforce le ciment communautaire (41 ). Le sens de l'honneur n'est pas réservé aux nobles ou aux puissants. Il anime en réalité plus d'un acteur sur deux: outre

(40) H. Laborit, L'agressivité détournée. Introduction à une biologie du comportement social, Paris, 1970, p. 179. (41) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 292-300.

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les 22 % de cas définis comme tels, il intervient sous diverses formes, notamment dans le cadre de la vengeance, de l'amour, de la lutte pour l'espace entre voisins ou entre bergers, etc. Chacun doit impérativement tenir sa place, se faire respecter en public, d'autant qu'il porte en même temps que le sien l'honneur de ses parents, de ses amis, de ses concitoyens. L'opinion publique juge et arbitre les conflits y ayant trait. Des injures très variées jusqu'au milieu du XVIe siècle, puis plus figées mais plus fréquentes par la suite, au point de se trouver dans un document sur quatre au milieu du xvne siècle, composent un véritable code verbal (42 ). De plus en plus axées sur les faits sexuels, au cours de la période, elles font partie de mécanismes de défis et de vengeances connus de tous. L'escalade en paroles peut amener la violence physique, mais aussi se limiter à des affrontements symboliques. Le point d'honneur est donc un élément de régulation des rapports sociaux, avant le recours à la brutalité sanguinaire, en dernier ressort. Dans cette société fortement marquée par l'endogamie, l'un des thèmes principaux de friction concerne la pureté des femmes, garante de l'honneur et du prestige des hommes de la famille, tout comme dans d'autres cultures (43 ). Envoyer un fils "au cul sa mère" est un défi trop grave pour ne pas être lavé dans le sang, par exemple. Epouses, filles et sœurs portent aussi la honte ou le prestige de leur groupe d'origine. Qu'elles le veuillent ou non, les femmes induisent des cycles interminables de conflits, dont certains homicides pardonnés ne sont qu'une très provisoire conclusion. La brutalité des jeunes hommes, en particulier, se relie à la nécessité de se faire une place sur un marché matrimonial encombré, en brillant aux yeux de tous, en séduisant les demoiselles et leurs pères par la mise en actes d'une éthique (42) Ibid., pp. 301-311, pour de plus amples précisions sur ce sujet. (43) J. Pitt-Rivers, Anthropologie de l'honneur. La mésaventure de Sichem, Paris, 1983; J.G. Peristiany, Honor and Shame. The Values of Mediterranean Society, Londres, 1965.

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virile. Pour ces garçons, la parade de l'honneur a un sens vital, fût-ce au prix du sang répandu (44 ).

Du rite au crime A côté de ces formes rituelles de violence sanguinaire s'amorce au xvne siècle la progression d'une furie destructrice plus désespérée. Le crime se profile plus souvent qu'auparavant dans les lettres de rémission, y compris de la part de célibataires. Tandis que le prince entérine l'existence d'une sociabilité conflictuelle en graciant un nombre croissant de meurtriers, il renforce sa justice ordinaire, édicte des interdictions nombreuses visant les danses villageoises, les tavernes ou les fêtes, etc., et soutient l'action de l'Eglise tridentine contre les superstitions ou la brutalité villageoise (45 ). Ces deux mouvements contradictoires s'exercent durant le premier tiers du xvne siècle, provoquant des frustrations croissantes dans les populations, notamment chez les jeunes hommes à marier. Quant aux autorités locales, elles ne peuvent voir d'un très bon œil se multiplier les lettres de rémission, car celles-ci amènent les meurtriers à ne pas craindre le supplice que leur promet le droit commun. Tout converge donc pour accentuer le glissement de l'homicide, aisément toléré jusque-là, vers le domaine du délit impardonnable. De 1636 à 1660, les rémissions se raréfient dans un Artois qui se rétrécit sous les coups des troupes françaises. Elles diminuent de plus en plus au XVII siècle, par exemple dans le ressort du parlement de Tournai (46 ). L'ancien dialogue ainsi établi entre le 0

(44) R. Muchembled, L'invention de l'homme moderne, op. cit. (45) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. I, pp. 311-315. (46) R. Muchembled, "Anthropologie de la violence ... ", art. cit., pp. 51-52. Les lettres de rémission concernant l'Artois après 1660 ont disparu, ce qui oblige le chercheur désirant prolonger son regard ou ses hypothèses à choisir des régions proches, telle la Flandre wallonne, dans le ressort du parlement de Tournai.

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prince et des sujets turbulents n'est plus de mise, au temps où les pouvoirs civils et religieux renforcent leur contrôle sur la société. Les violents glissent donc lentement vers les marges de cette dernière. Héritiers de cette pénalisation des affaires de sang, nous ne pouvons plus admettre au xxe siècle que leur aspect nocif et destructeur, au terme du processus qui a permis le triomphe de la modernité étatique et de la justice publique sur le droit de vengeance privé. Cette mutation profonde des mentalités et des comportements collectifs est probablement liée au dynamisme de l'Europe moderne, partant à la conquête du monde. Elle relègue dans un passé totalement révolu le temps où la culture des masses populaires était marquée d'un sceau d'intense brutalité. La violence était certes souvent un élément de déséquilibre et de destruction. Mais les hommes avaient également réussi à vivre avec elle, malgré elle. Ils ne pouvaient pas en faire l'économie. Au moins tentaient-ils de produire du lien social et de la vie avec ce qui semblait devoir créer principalement des dangers, des ruptures et des douleurs. Tissée dans la trame de l'existence, l'agressivité était alors aussi une source d'énergie nécessaire pour survivre dans un monde difficile. Et de ce fait, les lettres de rémission racontent finalement mieux l'histoire de la vie quotidienne que celle du crime. A la manière d'un ethnologue, il reste maintenant à tenter de mieux comprendre ces êtres du passé, en retrouvant leur conception du temps, de l'espace et des autres, puis leurs formes de sociabilité et enfin leurs joies et leurs peines, c'est-à-dire leur vision du monde.

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Un bon soldat n'est-il pas surtout un soldat mort? Terrorisés par les armées, les paysans déchargent souvent leur hostilité contre les hommes de guerre isolés ou ivres. A leur tour d'avoir peur, comme l'exprime le visage de celui qui tombe en se défendant. Vinckboons peint la joie sauvage de toute une famille acharnée à prendre une sanguinaire revanche sur ceux qu'ils craignent tant habituellement. Seul le chien, trop occupé à mordre une jambe, ne montre pas les dents ... VINCKBOONS, David (1576-1632), La joie des paysans (bois), Rijksmuseum, Amsterdam

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Tout un symbole: les bruits et les fureurs de la guerre à deux pas d'une simple chaumine. Bon gré mal gré, les paysans sont conviés au spectacle quotidien de la violence et sont bien souvent eux-mêmes entraînés à y prendre part. WOUWERMAN, Philips (1619-1668), Combat de cavaliers (toile), Gemaldegalerie der Akademie der bildenden Künste, Vienne

CHAPITRE II

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A l'image de la province d'Artois tout entière qui se présente comme une citadelle assiégée, rempart des Pays-Bas contre la France, jusqu'en 1640(1 ), chaque communauté rurale ou urbaine fonde sa sécurité sur le rejet des éléments étrangers ou ennemis. Les fortifications des villes ont pour équivalent dans les campagnes des barrières psychologiques qui se veulent efficaces: évidemment, elles sont aisément emportées par la force et ne peuvent pas dissuader une troupe armée; au moins font-elles plus concrètement barrage, en temps normal, contre ceux qui ne sont pas natifs du lieu. L'espace est en effet quadrillé et cloisonné. Il est perçu comme tel par les populations, qui ne se contentent jamais en ce domaine de l'à-peu-près, à la différence de la perception qu'elles ont du temps, mais qui engagent de rudes conflits pour en défendre les bornes. Les principaux dangers viennent de l'extérieur, ce qui implique une surveillance constante des marges du terroir et des marginaux, et par extension une méfiance instinctive contre tout ce qui vient du dehors, à laquelle s'alimente une vive xénophobie, tant dans les villes que dans les villages. La réalité donne fréquemment raison à ces êtres humains frileux et craintifs, car les peurs foisonnent autour d'eux: seule une lutte de tous les instants permet, tant bien que mal, de les contenir le plus loin possible du centre de la paroisse, ou de les en expulser si elles s'y sont installées. (1) Voir ci-dessus, chapitre premier.

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DE L'A-PEU-PRES A L'INTANGIBLE: LE TEMPS ET L'ESPACE Faute de pouvoir dominer le temps et la durée, les Artésiens tentent de contrôler l'espace. Ils l'investissent, le cloisonnent en élevant des barrières invisibles à l'œil nu, puis ils le défendent individuellement ou collectivement contre tout empiétement. Ce sens aigu de l'appropriation s'exerce particulièrement aux limites du terroir et de celui des autres, mais aussi au cœur de la paroisse, dans les lieux intimes, telles les maisons, ou encore dans les endroits de rencontre.

Le temps de l'à-peu-près "Ainsi, partout: fantaisie, imprécision, inexactitude" (2). La remarque de Lucien Febvre à propos des contemporains de Rabelais s'applique aisément aux Artésiens de la fin du Moyen Age autant qu'à leurs descendants, devenus sujets de Louis XIII. Leur sens de la durée est en effet très approximatif. Leur manière de compter, plus généralement, ne s'embarrasse guère d'un souci de rigueur. Ils n'en sont pourtant pas incapables. Sans doute n'en voient-ils pas l'intérêt, tout simplement, car ils sont susceptibles de défendre leur espace avec acharnement, voire avec mauvaise foi, on le verra plus loin. En fait, leurs structures

mentales privilégient le concret et le visible. Les chiffres n'ont de valeur qu'en fonction des émotions et des sentiments qu'ils font naître: l'ivrogne se rend parfaitement compte que l'écot est établi à son détriment, par exemple. De la même manière, le temps qu'ils vivent est "flottant" pour eux, selon l'expression de Lucien Febvre, non seulement parce qu'ils n'ont pas, le plus souvent, le moyen de le mesurer, mais surtout parce que cela

(2) L. Febvre, Le problème de l'incroyance au XVI< siècle. La religion de Rabelais, Paris, rééd., 1968, p. 367.

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ne leur servirait à rien de le faire. D'autant plus que la durée est moins un sens qu'un phénomène intellectuel qui exige des efforts pour être pleinement perçu et que l'être humain n'a pas prise sur son écoulement: rien n'incite vraiment les masses populaires de ces périodes à chercher à immobiliser le temps, à le définir rigoureusement, à la différence des marchands de l'époque moderne ou des hommes du xxe siècle finissant. Nul ne paraît réellement souhaiter l'exactitude en ce domaine. Les scribes et les juges se contentent sans peine des approximations formulées par les meurtriers. Tel homicide a eu lieu "environ sept ans" avant, la victime mourant sept ou huit heures après avoir été blessée. Tel autre date du "quaresme dernier'', ou bien de la "saison d'esté'', c'est-à-dire, ajoute le narrateur, de la période qui s'étend entre Pâques ou la Pentecôte et la Saint-Jean, vers huit ou neuf heures du matin. En règle générale, les faits sont d'autant moins bien datés que l'on remonte dans le temps, au-delà de quelques années: "voici quatre-cinq ans". Les principaux repères chronologiques, on le sait, sont les saisons, les jours de fête et les moments marqués par des circonstances exceptionnelles, toute rupture étant plus aisément mémorisée que la succession monotone des travaux et des jours. De ce fait, les meurtres commis pendant les périodes de loisir et de jeux sont mieux définis temporellement que ceux qui prennent place les jours ouvrables, à moins que leur auteur ne les situe par rapport à des cérémonies ou à des divertissements antérieurs ou bien postérieurs. Une attention un peu plus grande à ces phénomènes est décelable à partir du dernier tiers du XVIe siècle dans les campagnes. Certains accusés s'excusent en effet de ne pouvoir préciser davantage: le drame s'est déroulé un an et demi auparavant, "sans autrement cotter le jour'', dit l'un, en ajoutant que le blessé est décédé "certains jours après". Un autre parle de "six ans, sans aultrement scavoir cotter le temps'', la victime survivant trois semaines ou un mois. Mais il ajoute que cela s'est passé le jour de la Saint-Marc. L'historien identifie alors

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le 25 avril 1578 et se demande pourquoi l'intéressé reste aussi vague, tout en donnant au lecteur les moyens d'une datation précise. D'autres coupables vont encore plus loin, car ils mélangent précision et approximation: tel celui qui situe son geste 7-8 ans avant et qui aussitôt après cite la sentence de bannissement du 23 août 1570 qui l'a frappé pour cet homicide; ou tel autre qui affirme que le cas est vieux de 6-7 ans, car il remonte au 20 septembre 1579; cet autre encore, qui cite le jour de Saint-JeanBaptiste Décollace [29 août] 1601, voici 9-10 ans(3). Il est facile d'affirmer, d'après ces exemples et à la suite de Lucien Febvre, que les hommes des XVIe et XVIIe siècles ne savaient pas bien calculer(4 ). L'explication est cependant trop simple et incomplète. Il est vrai qu'ils manient les chiffres avec maladresse et qu'ils sont particulièrement hésitants lorsqu'ils déterminent des intervalles temporels, puisqu'ils s'accordent toujours une marge d'une unité, comme des écoliers peu sûrs du résultat. L'à-peu-près imprègne profondément leurs structures mentales, durant toute la période considérée, le mot "environ" servant souvent à relativiser une opération quelconque: il faut se souvenir que celle-ci est rarement menée par écrit, dans un monde fortement analphabète (5 ). Héritée d'un univers massivement paysan, cette attitude mentale perdure tout en étant concurrencée par un souci nouveau d'exactitude : ainsi se comprend l'utilisation d'un double système de références dès les dernières décennies du XVIe siècle. Ceux qui regrettent mollement de ne pas pouvoir mieux dater leur acte et ceux qui donnent la précision tout en évaluant de manière traditionnelle le temps écoulé depuis l'homicide, se réfèrent à la fois à la conception populaire de la durée et au calendrier proposé par les élites sociales. (3) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. III, notes 3 à 10, p. 1029. (4) L. Febvre, op. cit., p. 363. (5) F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire. l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, t. 1, Paris, 1977.

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Depuis une ordonnance de Requesens, datée du 16 1mn 1575 et applicable six mois plus tard, l'année commence le premier janvier dans les Pays-Bas (6 ). La coïncidence avec les faits notés ci-dessus n'est probablement pas fortuite: l'effort d'application de cette décision introduit lentement une datation plus exacte, au moins dans les textes officiels et dans les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. Les meurtriers manient un peu plus qu'avant ces notions, lorsqu'ils s'adressent au prince, sans pour autant oublier les manières traditionnelles d'évaluer la durée. Ceux qui savent écrire n'hésitent-ils pas de la même façon, au XVIe siècle, entre les chiffres arabes et romains, pour aboutir fréquemment à combiner les deux(7)? Les mentalités n'évoluent jamais avec brutalité. Les innovations techniques induisent des mutations mentales sans faire totalement disparaître les attitudes antérieures. Malgré l'importance relative des villes en Artois, par comparaison avec la France, le temps des marchands ne s'impose pas à tous. La vie du citadin est pourtant plus régulièrement rythmée que celle du paysan. La cloche du soir, par exemple, pousse les buveurs à quitter la taverne, à Aire-sur-la-Lys, en 1536. A Béthune, elle sonne "la brune approchant", en été comme en hiver, au xvne siècle. L'horloge modifie la perception du temps et explique notamment la définition par un Arrageois, le 9 juillet 1537, d'un moment dont il veut marquer la brièveté: un quart de demi-heure. Qui pourrait manier une telle formule s'il ne se référait à une division homogène de la journée en 24 tranches? Mais le son ne porte l'information qu'à ceux qui sont habitués à la décoder: tel paysan meurtrier raconte qu'il cheminait le 7 septembre 1636, vers huit ou neuf heures du soir et qu'il entendit les heures

(6) R. Muchembled, Violence et société... , op. cit., t. III, note 13, p. 1029. (7) L. Febvre, op. cit., pp. 362-363.

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sonner à La Bassée : sur sa demande, quelqu'un lui précisa que l'horloge annonçait neuf heures (8 ). La perception du temps est un phénomèn e complexe et abstrait. Le borner exactemen t et le fractionne r en unités identiques exige d'importa nts efforts intellectuels. Encore fautil avoir des raisons de le faire : les gouvernants, les hommes