A petites doses .... 9782759803309

A la manière des docu-fictions catastrophes, Jean-Claude Artus emploie tout son talent littéraire à démontrer la nécessi

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Polecaj historie

A petites doses ....
 9782759803309

Table of contents :
PREMIÈRE PARTIE Vendredi 18 janvier
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
DEUXIÈME PARTIE Samedi 19 au lundi 21 janvier
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
TROISIÈME PARTIE Mardi 22 janvier
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
QUATRIÈME PARTIE Mercredi 23 janvier
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
CINQUIÈME PARTIE Jeudi 24 au dimanche 27 janvier
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
SIXIÈME PARTIE Lundi 28 janvier au vendredi 1er février
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
SEPTIÈME PARTIE Retour du paradis… pour l’enfer
Chapitre 65

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À petites doses…

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À PETITES DOSES… Jean-Claude ARTUS Thriller

17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France

Couverture : Pascal Ferrari Mise en Page : Arts Graphiques Drouais (28100 Dreux) Imprimé en France

ISBN : 978-2-7598-0415-3 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences 2009

Nous avons eu dessein que d’instruire et non d’offenser ; de contribuer au bien des mœurs, non d’y donner la moindre atteinte Erasme L’éloge de la folie (1508)

Avertissement : Toute ressemblance avec des personnes physiques ou morales relève de la fiction. Ce n’est pas le cas de la majorité des aspects médicaux et scientifiques utilisés pour les besoins du roman.

PREMIÈRE PARTIE

Vendredi 18 janvier

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Chapitre 1 Vendredi 18 janvier, 6 heures, Toussus-le-Noble. Hélicoptère sur Flamanville, via Cherbourg. Département de la Manche.

Les deux hélicoptères EC 120 B d’Eurocopter décollèrent très tôt de leur base de Toussus-le-Noble. La montre du tableau de bord indiquait à peine plus de 6 heures du matin et officiellement le plan de vol déposé devait les conduire dans la région de Cherbourg pour des travaux de grutage. La durée de vol ne dépasserait pas deux heures et demie ; la température extérieure était fraîche, le thermomètre indiquait − 4 °C. Au fur et à mesure que les appareils prenaient de l’altitude, la vue nocturne sur la région parisienne devenait féerique. Une fois la vitesse de croisière atteinte, le pilote put relâcher son attention. « Alors comme ça vous allez encore faire les guignols ! Vous en retirerez la considération du public et des médias et c’est nous qui allons avoir les emmerdes ! Enfin, je pense que le patron sait ce qu’il fait… » La voix du pilote dans le casque était désabusée. L’attitude de la jeune femme, à l’arrière, sur son siège, restait décontractée, son visage apparemment impassible. Il faut dire que son équipement masquait en grande partie sa figure. Pour se garantir du froid, elle avait déjà enfilé une cagoule de soie. Ainsi équipée, il n’était même pas possible de deviner la teinte de ses cheveux. Seuls étaient visibles ses yeux profonds, sans expression ; sous les reflets bleutés des écrans de l’appareil, impossible de leur donner une couleur. Sur l’autre siège arrière, vide, reposait un casque de moto avec une visière escamotable qui viendrait compléter la protection de son visage. Au sol de la cabine, à ses pieds, un sac à dos aussi clair que son vêtement paraissait assez lourd, en tout cas son volume était conséquent.

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« Excusez-moi, mais ce n’est pas un jeu de « guignol », comme vous le dites. Nous nous prêtons à une action citoyenne dont nous sommes fiers et le risque indéniable que nous prenons me semble autre que quelques soucis administratifs, même si vous allez probablement perdre pour quelque temps votre licence de vol. Vous étiez informé et le dédommagement que vous allez recevoir devrait compenser ces tracas. » Le ton sec ne donna pas envie au pilote de répondre. Le copilote à son côté était resté silencieux, tout au plus s’était-il retourné lorsque la passagère avait répliqué au pilote. Relativement grande, celle-ci devait bien dépasser les un mètre soixante-dix ; sa combinaison blanche ajustée laissait deviner un physique de sportive. Étonnamment, elle portait de grosses chaussures noires de chantier, ce qui alourdissait la silhouette de ses jambes moulées par la combinaison. De son baudrier pendaient plusieurs objets qu’il était difficile d’identifier dans la pénombre. Le second appareil, outre le pilote et son copilote, transportait un collègue de la jeune femme vêtu d’un équipement similaire, mais de couleur rouge. Les deux appareils avançaient à vive allure, légèrement décalés l’un par rapport à l’autre ; petits, légers, relativement silencieux, ces nouveaux modèles pouvaient voler à plus de 200 km/h. Dans le premier hélicoptère, le copilote se tourna sur son siège et sans se déplacer inspecta les éléments du treuil électrique. « Comme prévu, la météo est parfaite, dit-il à sa passagère. La visibilité est bonne, le vent quasi inexistant, mais la température sera vive. N’oubliez pas : après avoir endossé votre sac, enfilez vos gants et vérifiez que votre mousqueton est bien dégagé. » La jeune femme paraissait un peu moins décontractée. Elle avait coiffé le casque et s’affairait à vérifier sa bonne fermeture. La mer était de plus en plus visible. Les appareils avaient choisi de perdre de l’altitude et de contourner largement la ville de Cherbourg par le nord. Ils donnaient l’impression de se diriger en pleine mer. « Vous vous souvenez que nous vous déposons en premier et qu’il faudra agir vite, mais sans précipitation, car votre sécurité ne dépendra alors que de votre habileté et de votre entraînement. » Sous sa visière transparente, la jeune femme esquissa un sourire et ne put s’empêcher de claironner : « Vous savez, avec l’expérience que j’ai de la haute montagne, cet exercice est pour moi un jeu d’enfant ! J’ai bien étudié la structure sur laquelle vous allez nous poser et je peux vous dire que c’est du gâteau à côté des risques que nous acceptons pour l’alpinisme de haut niveau. »

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Le premier hélico avait perdu de l’altitude et volait très bas, proche d’un océan assez calme pour la saison. Il amorçait un large virage vers le sud-ouest alors que l’autre, plus haut, semblait s’éloigner encore en pleine mer. « Attention, nous sommes maintenant à moins de cinq minutes de l’objectif ; détachez-vous de votre siège, vérifiez votre sac et le libre accès du mousqueton. Dans trois minutes j’ouvre la porte et fais pivoter le treuil vers l’extérieur… » Le siège du copilote était dans une position lui permettant de diriger les opérations de treuillage ; du reste le crochet du câble était maintenant engagé dans le mousqueton du baudrier de la jeune femme. « Comme convenu lors de nos répétitions, dès que vous poserez le pied et que vous serez sécurisée, vous libérerez le câble. L’appareil ne sera pas à plus de quinze mètres de la cible ; quelle qu’en soit la raison, s’il y a un imprévu, un problème, étendez les deux bras à l’horizontale et laissezvous faire, nous dégageons en altitude en vitesse et annulons l’opération, je vous remonterai à bord plus tard. » Le casque opina. « À partir du moment où vous vous serez libérée, vous aurez moins de trois minutes pour rejoindre la cabine ; indéniablement vous serez l’objet de tous les regards des personnes présentes… Le deuxième hélico fera de même avec votre collègue, quatre minutes après. » L’air s’engouffrait par la porte ouverte, les embruns de l’océan envahissaient la cabine, le corps penchait à moitié à l’extérieur, la combinaison, bien qu’ajustée, flottait au vent malgré une vitesse maintenant réduite. L’appareil, à quelques mètres de la surface de l’eau, sembla en surgir lorsqu’arrivé proche de la falaise il prit de l’altitude pour déboucher sur l’immense chantier fortement illuminé. Plus d’une centaine d’ouvriers œuvraient au sol sur d’importants travaux de terrassement mais, comme prévu, ce matin les impressionnantes grues étaient désertes ; ponctuellement, les phases en cours ne nécessitaient pas leur service. Les renseignements autorisant cette intervention étaient bien confirmés et l’opération pouvait se dérouler selon le plan prévu. En vol stationnaire, l’hélicoptère vint se positionner juste au-dessus de la flèche de la grue sud ; la femme acrobate suspendue au filin se laissait descendre et il ne lui suffit que d’un léger mouvement pendulaire à l’arrivée, au niveau de la large poutre métallique, pour qu’elle puisse y poser les pieds. Quinze secondes après, stabilisée, elle libérait le filin et regagnait le pylône de la grue, apparemment sans la moindre difficulté, malgré les trente mètres de haut pour

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accéder enfin à la cabine. L’hélicoptère, de toute la puissance de ses pâles, dégageait quasi à l’horizontale vers l’océan, en prenant de la hauteur. Descendre quelques échelons fut très facile pour la jeune femme. Du sol sa combinaison blanche était le point de mire des ouvriers du chantier qui, surpris par le bruit de l’hélicoptère et la lumière de son projecteur dans l’aube naissante, n’en croyaient pas leurs yeux. Dès qu’elle arriva au niveau de la cabine, elle retira de son baudrier deux courtes élingues pour s’assurer au pylône. Sans baisser la tête, elle accéda à son sac dont elle s’était défaite. Avec un sourire non dissimulé, elle donna un coup sec avec un marteau pointu sur la petite trappe dont le verre explosa. Comme prévu, elle laissa tomber dans la cabine, les unes après les autres, la dizaine de bombes qu’elle décapsulait au fur et à mesure. Dès qu’elle eut terminé, elle releva la tête et aperçut le deuxième hélicoptère et son compagnon dans sa combinaison rouge posant les pieds, à son tour, sur la grue nord, à quelque quatre-vingts mètres de distance ; attentive à ses gestes, elle ne l’avait même pas entendu arriver. Elle s’apprêtait à dérouler l’immense calicot qu’elle avait accroché au pylône de la grue lorsqu’elle réalisa que l’opération semblait durer. Pour ce qu’elle apercevait, la combinaison rouge restait immobile sur la flèche de l’autre grue, l’hélicoptère toujours immobile au-dessus de lui. « Merde, que se passe-t-il ? Pourquoi ne bouge-t-il pas ? » Fixant un peu plus attentivement la scène dans la lueur du petit jour, elle distinguait le câble pourtant détendu. Enfin, le bras de la combinaison rouge indiqua explicitement au pilote qu’il pouvait dégager. Comme pour le décollage précédent, l’engin augmenta sa puissance et s’inclina pour s’éloigner mais brusquement sa manœuvre fut stoppée net par le filin tendu resté accroché à la structure métallique. L’appareil, déséquilibré, bascula ; dans un bruit épouvantable, ses pales se brisèrent sur la poutre. Sous le choc infligé à la grue, la combinaison rouge fut violemment projetée dans le vide. L’appareil, privé de son rotor, chuta lourdement sur la forêt de tiges métalliques des infrastructures en béton armé du futur réacteur EPR1 en construction de Flamanville. Il s’écrasa au sol dans un bruit sinistre couvert par le sifflement de la turbine emballée, avant de prendre feu. Les yeux exorbités sous la visière de son casque, la jeune femme poussa un cri d’épouvante alors que, dépliée le long du pylône, faseyait mollement la banderole portant une gigantesque inscription : Global Environment. 1. EPR : Réacteur à eau pressurisée, European Pressurized water Reactor.

Chapitre 2 Vendredi 18 janvier, 9 heures. TGV entre Lyon et Paris.

Angèle Delaunay allait avoir trente-huit ans. Brune aux cheveux frisés plutôt courts, elle gardait l’allure d’une étudiante attardée. Assez élancée, elle avait l’air sportif. Le plus souvent en jean et portant en bandoulière un sac besace en cuir noir, sa mise n’attirait guère l’attention, ce qui pour une journaliste n’était pas un handicap. Ses yeux gris avaient des reflets verts, leur expression était facilement changeante et son nez retroussé lui conservait un air enfantin. Ses lèvres bien dessinées restaient toujours prêtes au sourire. Depuis plusieurs années à présent, elle avait fait du journalisme son métier, sa passion. Journaliste free-lance, elle se spécialisait dans les impacts sanitaires liés aux modifications de l’environnement. Le sérieux et la qualité de ses investigations lui avaient permis d’être assez régulièrement sollicitée par deux journaux nationaux, dont elle signait les articles sous son nom et sous un pseudonyme. Ses réflexions l’avaient fatalement conduite à des questions sur les relations entre la production d’énergie, l’état sanitaire des populations et l’environnement. Les problèmes paraissaient aujourd’hui insolubles. Elle pensait : « Pour élever le niveau de vie d’un pays, son PIB, accéder à des systèmes de santé satisfaisants, il faut « produire » ; et pour « produire », l’énergie est indispensable et ce, en quantité de plus en plus importante… Malheureusement, les sources d’énergie renouvelables restent encore bien insuffisantes. Alors on extrait du charbon, on siphonne le pétrole ou le gaz dit « naturel » de leurs gisements, et leur combustion, pour la production d’énergie, est devenue le prix exorbitant à payer pour d’inquiétants impacts sur la biosphère. »

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Devant son ordinateur, elle travaillait dans le TGV pour se rendre de Lyon à Paris où elle devait participer à la réunion préparatoire des Entretiens sur l’Environnement voulus par le président de la République. Cette grand-messe devait se tenir dans les mois à venir et apparaissait comme l’un des axes forts de la politique promise par le chef de l’État. La documentation du dossier était abondante et assez bien structurée. Les parties prenantes allaient de l’État aux associations écologiques, dont les plus importantes étaient indéniablement Global Environment et Tout pour la Nature. Les collectivités locales, les fédérations patronales, les syndicats, tous représentés, constituaient le plus gros des participants. Il n’était pas prévu de faire appel à la commission des débats publics pour solliciter les citoyens, aussi l’accent était-t-il mis sur l’importance de la présence des journalistes pour que le public soit tenu au courant autrement que par ses élus ou ses représentants syndicaux. Très étonnamment, on avait oublié les sociétés savantes scientifiques et médicales s’occupant des risques sanitaires. En tout cas, c’est le constat que faisait Angèle, surtout depuis qu’elle avait entendu les récriminations de Pablo quelques semaines auparavant. Comment pouvait-il se faire – faisait remarquer Pablo – que pour aborder les problèmes de santé, souvent évoqués dans les médias dès lors que le risque écologique était brandi, l’on puisse se passer de représentants de la communauté médicale ? Cette aberration lui apparaissait de plus en plus choquante. Angèle, convaincue du souci écologique, considérait comme très préoccupantes les informations sur la dégradation de notre milieu. Elle analysait les fondements relatifs à la dégradation de la nature, les incidences sur l’écologie, l’économie et la santé humaine, d’ailleurs peut-être moins précisément chiffrées qu’en termes d’activités industrielles, pour lesquelles il était questions de milliards d’euros. « Bien sûr tout est lié, à commencer par les considérations sur la biodiversité. Est-elle vraiment affectée par son temps d’adaptation trop long par rapport à la vitesse d’évolution des paysages imposés par le génie humain – ou la folie humaine ? Et ces interrogations ne sont-elles pas seulement dues à notre ignorance ? Après tout les spécialistes affirment que nous ne connaissons pas plus de 10 % des micro-organismes vivants. « Je ne comprends pas que le principal facteur, celui de la courbe d’évolution de la démographie sur notre planète, n’interpelle pas plus nos grands penseurs. À elle seule cette courbe reste la principale

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interrogation de laquelle découlent toutes les autres. De l’extrapolation de cette courbe devrait naître la peur de l’avenir contre laquelle quelques technocrates tourmentés n’ont su qu’inventer le fameux principe de précaution. » Dans sa recherche, Angèle avait suivi tout l’historique de cette démarche ; si dans un premier temps elle avait été plutôt séduite par ce concept, elle trouvait maintenant totalement stupide qu’il soit devenu un « principe » décliné idiotement dans tous les domaines. Légitimement édicté lors de la forte suspicion du réchauffement climatique, son application à tous les domaines pouvait conduire aux pires inepties. Tout au plus devrait-il être une méthode mais en aucun cas un « principe ». Quoi qu’en disent ses initiateurs, avec un tel principe notre société risquait fort de s’autostranguler ! Après un DEUG de droit et une qualification de clerc de notaire, une formation à Sciences-Po permettait à Angèle de considérer les contraintes politico-économiques des échanges internationaux. Mais depuis quelques temps elle était convaincue de l’importance des informations à caractère scientifique. De leur qualité dépendraient les explications des conséquences sanitaires et celles, nombreuses, des éventuels changements climatiques à craindre. Malheureusement elle restait béotienne, voire totalement ignare, en matière de connaissances scientifiques et médicales, aussi la rencontre de Pablo l’avait doublement séduite : sa personnalité d’écorché vif mais surtout son aptitude, rare chez un scientifique, à instruire simplement des considérations complexes. Angèle, avec quelques notions de base, n’était pas devenue une spécialiste mais adhérait plus facilement au raisonnement scientifique. Même si leur rencontre avait eu lieu dans un moment de souffrance, Pablo l’avait beaucoup marquée… Il était devenu un bon copain mais l’évocation des circonstances dans lesquelles elle l’avait connu lui rappelait de tristes souvenirs. C’était vers la fin octobre, au centre anticancéreux de Lyon, lorsqu’elle venait d’apprendre le terrible diagnostic qui frappait Dominique. Elle avait un cancer du sein. En termes de rencontres, c’était celle avec Dominique qui devait bouleverser sa vie. Elles s’étaient connues trois mois auparavant au tribunal de Lyon lors d’un procès qui opposait un groupe pétrolier propriétaire d’une raffinerie de Feyzin à une association de riverains. Ces derniers reprochaient à l’industriel des rejets intempestifs dans l’atmosphère, cause de

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cancers, car d’après eux, ces rejets ne correspondraient plus aux limites réglementaires. Dominique était l’avocate de la défense. Flamboyante, sûre d’elle, elle donnait l’impression d’une parfaite maîtrise du dossier. Une bonne quarantaine d’années et un physique imposant de comédienne, elle était charismatique. Elle parvint à faire triompher son client sans aucune difficulté. Après les plaidoiries et le verdict, Angèle voulut interroger l’avocate. L’entrevue avait eu lieu dans une brasserie, en face du palais de justice. De fil en aiguille, leur conversation alla du procès aux questions sociétales puis à d’autres sujets plus personnels. Elles se découvrirent des intérêts communs pour les pratiques sportives et de cette interview, un rendez-vous fut pris pour une partie de tennis. Elles se découvrirent et s’apprécièrent. Après un dîner dans un grand restaurant, elles terminèrent la soirée chez Dominique, rue Zola, dans son magnifique appartement. D’amies, elles devinrent vite amantes, comblèrent leur solitude respective et leur besoin affectif… Et leur passion n’avait fait que croître jour après jour. Leur première rencontre avait eu lieu au début du mois d’octobre ; à la fin de celui-ci, un cancer du sein diagnostiqué chez Dominique manqua d’entacher leur bonheur. Cette épreuve, loin de nuire à leur amour, l’avait renforcé. Pour Angèle, Dominique, était à présent sa seule famille. Ses parents, elle neuropsychologue, lui chirurgien cardiaque dans une clinique privée, adoraient voyager. Ils avaient disparu, tout deux, dans un accident de voiture à l’autre bout du monde, en Indonésie ; cela faisait plus de vingt ans. Les formalités, dans la circonstance, furent épouvantables. Fille unique de parents eux-mêmes sans fratrie, à la douleur qu’elle en éprouva s’ajouta la solitude. Certes, sans problèmes matériels. Elle ne connaîtrait, de principe, jamais de difficultés financières, ayant reçu en héritage plusieurs biens immobiliers parisiens lui assurant une rente confortable et régulière. Angèle en était là de ses réflexions lorsqu’elle prit conscience que les contacts du genou de son voisin sur sa cuisse, qu’elle croyait par inadvertance, devenaient trop réguliers. Son regard sévère se posa sur l’homme mûr du siège contigu ; il fut accueilli par un sourire engageant. Angèle fixa d’un regard réprobateur cet homme à la mise soignée. Un rasage précis mettait en évidence ses moustaches cirées ; un parfum de vieux cuir, teinté de lavande, témoignait d’un after-shave de qualité. Son sourire plutôt conquérant découvrait une dentition trop « honnête » pour être entièrement naturelle. Ses cheveux encore abondants étaient

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attentivement fixés par quelque gel miraculeux pour escamoter un début de tempes dégarnies. « Oh pardon madame, excusez-moi de vous avoir dérangée, j’espère ne pas avoir perturbé votre lecture, mais je vois que vous vous intéressez aux questions environnementales… – Oui monsieur, mais je n’apprécie pas votre façon de faire ! » Le ton était glacial, à la limite de l’impolitesse. « Moi-même, je dois dire, je connais particulièrement les problèmes d’hydrologie et de sécheresse, que j’ai étudiés lors de mes missions en Afrique centrale… » Angèle ne supportait pas ce type d’individu, qui avec leurs « je », « moi », « mes »… finissaient toujours par des : « acceptez mon invitation… » Elle hésita une fraction de seconde à lui répondre méchamment ; elle préféra se lever, rassembla ses affaires puis, s’excusant à peine, alla s’asseoir sur un fauteuil isolé. Il y avait plusieurs places libres dans le wagon. Angèle considérait tout contact physique inopportun comme préambule de l’agression. C’était plus fort qu’elle mais peut-être avait-elle quelques raisons de ce comportement ? Si aujourd’hui elle était heureuse, comblée, cela n’avait pas toujours était le cas. Son premier choc, elle le dut à un « bon » ami de la famille en qui elle avait toute confiance. Il voulut la violer, elle n’avait pas douze ans. Elle n’en avait jamais fait état à personne, pas même à ses parents. Son comportement vis-à-vis de ses copains adolescents en fut très nettement modifié. Fille unique de parents assez « absents », elle n’avait personne à qui se confier. Le « mâle » était devenu par essence suspect et il n’était plus possible de lui accorder la moindre confiance. Une répulsion physique incontrôlée la rendait désagréable avec les garçons, au grand étonnement de toutes ses copines. Étudiante à Sciences-Po, elle rencontra Jacques, fils de bonne famille, et devint sa petite amie. Une intimité croissante les conduisit au mariage. D’un amour platonique au début de leur vie commune, ils devinrent de plus en plus « amants ». Leurs rapports sexuels, empruntés, devenaient un peu plus épanouis. Angèle n’avait pas parlé à son mari de son traumatisme de la prime adolescence. Les rapports intimes commençaient à moins l’effrayer mais une retenue instinctive la privait encore de l’orgasme. Son deuxième choc survint lors du retour inopiné, suite à de vives douleurs au niveau du bassin, d’un déplacement professionnel. Elle trouva son mari en galante compagnie dans leur lit. Elle s’enfuit.

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Installée dans le premier hôtel que lui indiqua un chauffeur de taxi, elle se coucha après avoir avalé un tube de comprimés d’antalgiques. Ensuite plus rien. Elle ne se souvenait plus de rien. Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était en réanimation, les bras ligotés de multiples tubulures. L’infirmière l’informa qu’elle venait de subir une intervention chirurgicale assez grave car elle avait été découverte pratiquement exsangue suite à une importante hémorragie génitale. Elle eut assez de force pour demander que l’on avertisse son avocat d’interdire toute visite. On lui apprit qu’elle avait eu une grossesse extra-utérine et que dans l’urgence elle avait subi une hystérectomie. Elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfants. Son avocat s’occupa de son divorce, elle ne revit jamais son mari. Elle partit vivre près de New York et y suivit une formation de journaliste. Durant cette période, elle fit de nombreux voyages. Mais depuis, elle avait gardé une allergie maladive aux contacts masculins. Après s’être intéressée à l’humanitaire en Afrique, lassée de l’inefficacité des ONG, elle s’en était éloignée pensant que dans certains pays elles avaient du mal à distinguer leur prétendu droit d’ingérence et leurs actions strictement humanitaires. En revanche, elle ne put se résoudre à délaisser complètement ses bonnes œuvres. Grâce à ses moyens financiers personnels confortables, elle avait créé une fondation et finançait l’assainissement de l’eau dans un village du Burkina Faso. Elle projetait de faire construire une école. Meurtrie de ne pas avoir fondé de famille et surtout de ne pouvoir avoir d’enfants, elle restait néanmoins préoccupée de l’avenir. Il serait celui des jeunes enfants, en qui elle voulait mettre toute sa confiance. Ces évocations de son passé la rendaient mélancolique. Elle avait la faiblesse de ne pouvoir les surmonter et de donner des excuses à son isolement, peut-être même à son égocentrisme. Sa réussite professionnelle lui donnait une assurance parfois hautaine qui, associée aux séquelles de sa jeunesse, faisait qu’elle n’était pas toujours d’un premier contact facile. Enfin, ces sentiments étaient du passé… À part l’incident qui l’avait conduite à changer de place dans le train, Angèle avait travaillé pratiquement toute la durée du trajet qui la conduisait à Paris. Elle serait à l’heure à la réunion préparatoire des Entretiens sur l’Environnement. Dans plusieurs circonstances, son travail de journaliste d’investigation l’avait conduite à rencontrer des responsables d’associations. Parfois séduite par l’engagement bénévole, souvent agacée par la conviction bornée de certains, elle avait du mal à se faire une idée

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générale du rôle du milieu associatif. En définitive, pour des associations importantes comme Global Environment, leurs objectifs et plus encore les moyens de leurs actions lui paraissaient opaques. Ce n’est qu’au travers de leur site Internet ou de leurs publications qu’elle pouvait s’en faire une idée. Le contact avec leur responsable n’avait jamais pu se concrétiser. Ce n’était probablement pas sans raison que Global Environment avait choisi cette date pour mener son action contestataire mais l’accident, pourtant tellement improbable, allait avoir un effet inverse. Max Pousseret, le président, aurait bien du mal à récupérer la situation pour garder le leadership des associatifs. À la réflexion, Angèle n’appréciait pas beaucoup Global Environment, trop de zones d’ombres restaient impénétrables. Le déni de l’association pour les communautés d’ingénieurs, d’experts scientifiques ou médicaux l’interpellait même si la puissante association évoquait en permanence les arguments de ses propres experts. Arrivée à la gare de Lyon, elle préféra le RER au taxi pour se rendre à la réunion. Elle prit le temps de saluer, avant la séance, nombre de ses confrères journalistes, qui, comme elle, venaient « couvrir » l’événement. Et l’événement programmé du jour était la mise en place des groupes de réflexion dont on pouvait prévoir l’importance sur les conclusions de ces Entretiens sur l’Environnement. Tout le monde ne parlait que des prolongements possibles qu’allait connaître l’affaire de Flamanville. Chacun spéculait sur les arguments que Global Environment allait utiliser pour gérer la crise de l’accident mortel de l’hélicoptère. À l’aise dans cet aréopage, Angèle était souvent interpellée par ses collègues journalistes mais aussi par les hommes politiques de tous bords, même si elle n’était pas toujours d’accord avec leurs arguments. Elle trouvait qu’ils confondaient, quand ils en avaient besoin, convictions et raisonnements argumentés. Et elle savait le dire à travers ses articles de presse. À tort ou à raison, elle passait pour l’une des meilleures spécialistes d’investigation sur les problèmes environnementaux. Aussi les démarches des associations de défense de l’environnement ne pouvaient pas la laisser indifférente. Avec vingt minutes de retard, l’animateur de la réunion monta enfin sur l’estrade et allait, pensait-on, ouvrir la séance. À la grande surprise générale, il annonça que suite aux événements de la journée, et par manque de consensus parmi les principaux invités, la réunion était reportée à une date ultérieure. Une pagaille générale éclata au sein de l’assemblée. Certains sifflaient cette décision, d’autres l’approuvaient, pensant qu’il n’était pas possible de désigner sereinement les responsables

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des groupes de travail. Les journalistes, désappointés, discutaient entre eux et commentaient la situation. Angèle décida de rentrer plus tôt que prévu de Paris. Elle n’avait pas eu de nouvelles de Dominique depuis qu’elle était partie de Lyon. L’annulation de cette réunion était déjà l’objet de multiples polémiques. La principale était que s’il n’était pas possible de tenir la séance en l’absence de Global Environment, le poids que certains décideurs accordaient à l’association apparaissait trop clairement. Le mécontentement était grand. Angèle avait pris le parti des déçus et elle surenchérissait sur l’opacité de leurs vrais objectifs et sur leurs responsabilités dans le drame du jour. Rancunière, elle n’avait pas digéré d’être éconduite lors de ses demandes de rendez-vous. Elle appela Pablo, sans résultat. Depuis l’arrêt prématuré de son « essai clinique », elle le trouvait morose et dépressif. Même si elle comprenait sa profonde déception, elle s’inquiétait de le voir particulièrement affecté. Elle aurait préféré qu’il pousse une saine colère, criant à tout va que notre monde marchait sur la tête. En définitive, elle aimait bien ses emportements parce qu’ils dénonçaient souvent un manque de bon sens et se terminaient par la dérision.

Chapitre 3 Vendredi 18 janvier, Lyon. Quartier Saint-Jean, rue du Bœuf.

Paul Gomes, dit Pablo, avait appris par la radio dès 9 heures l’accident de Flamanville. Il finissait de prendre son petit-déjeuner, chez lui, rue du Bœuf, dans le vieux quartier de Lyon au pied de la colline de Fourvière. Contrairement à ses habitudes, il avait traîné avant de partir pour son laboratoire. Le drame de Flamanville ne l’avait pas ému et ses réflexions contre la puissance des associations n’étaient pas tendres. Depuis toujours, les gesticulations de Global Environment l’exaspéraient. En fait, c’était surtout la publicité qui en était faite auprès du public qui le rendait furieux. « Eh bien voilà, nous y sommes… en plus d’être des ignares et de prétendre donner des leçons de sagesse à la terre entière sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas, les voilà devenus des assassins ! Bande de c… » Et comme il était remonté sur la plupart les sujets dénoncés par la puissante association, le nucléaire, les OGM, les bébés phoques… il était sans pitié pour ses membres. « Qu’ils y laissent leur peau s’ils le veulent, ce n’est pas grave, mais qu’ils évitent de tuer de braves gens ! » Pablo avait quarante et un ans. De type méditerranéen, pas très grand, la peau mate, plutôt trapu, son regard noir peu engageant s’éclairait quand il parlait de choses qui l’intéressaient. Une large cicatrice marquait le côté droit de son front. Pour la cacher, il laissait négligemment tomber une mèche de cheveux noir corbeau sur son œil droit. Mais régulièrement d’un mouvement de main il la relevait pour dégager son regard. Le rasage quotidien n’arrivait pas à éclaircir ses joues, qui restaient charbonneuses.

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Pablo était un homme complexe. Intelligent mais très personnel, il était très exigeant avec lui-même et ne comprenait pas qu’il n’en soit pas de même avec tout son entourage. Après des études de médecine, il avait préféré la recherche aux soins des patients. Il était chercheur dans une unité INSERM localisée dans un bâtiment du centre anticancéreux à Lyon. Ses travaux en cancérologie étaient importants. Depuis quelques temps il travaillait sur un nouveau traitement des métastases du foie, objet d’une évaluation par des « essais cliniques ». Mais depuis deux à trois mois, tout allait mal pour Pablo, aussi était-il particulièrement déprimé. Il avait successivement quitté sa compagne et connu de graves problèmes professionnels. Il en voulait à la terre entière. La séparation, avec Léa, avait été brutale et même s’il ne la regrettait pas, elle l’avait perturbé. Il se souvenait de cette rupture. La soirée avait mal commencé. Comme fréquemment, il était rentré tard, amenant avec lui un bocal de recueil des urines. Léa lui reprochait ses arrivées tardives, elle ne voulait pas comprendre les contraintes de son travail. En plus des fréquentes rancœurs de sa compagne, le soir, il devait accepter de plus en plus fréquemment ses refus. Croyant, mais assez peu pratiquant, Pablo devait beaucoup à la lecture de la Bible. La foi l’aidait à surmonter ses nombreux doutes. Il déposa son livre lorsque Léa débarqua dans la chambre, l’air courroucé. « Qu’est-ce encore que ce bocal à urine de « merde » qu’il y a dans les toilettes, c’est encore pour tes excréments radioactifs ? – Léa, tu le sais bien, c’est le contrôle trimestriel radiotoxicologique de mes urines. Je t’ai expliqué que c’est pour notre protection lorsque nous manipulons des traitements radioactifs pour les malades. – Toute cette radioactivité, c’est de la connerie. » Sur cette déclaration sans appel elle se dirigea vers la salle de bain. Pablo entendit qu’elle prenait une douche ; il pensa que cela la calmerait… et puis, sans être habituelle, cette toilette tardive était assez souvent le prélude à quelques rapports intimes… Même sans affection exagérée, Pablo reconnaissait que Léa était un « bon coup ». Il se détendit de l’agacement de ce début de soirée et sentit une érection poindre. Elle se confirma lorsque Léa, nue, rentra dans la chambre. Pour lui être agréable – elle aimait bien les compliments de cette nature – il la félicita une fois de plus sur la rondeur et la tonicité de ses fesses et sur la vaillance de ses seins dont les tétons agressifs vous regardaient droit dans les yeux. « Viens te coucher contre moi ma chérie, je vais te faire oublier tes tracas. »

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Vêtue d’une nuisette transparente qui ne cachait rien de son anatomie et encore moins sa toison pubienne dorée, Léa se coucha, tournant le dos à Pablo. Il avança délicatement une main caressante pour éprouver la fermeté d’un sein. La réponse ne se fit pas attendre. « Bas les pattes, salaud, ne t’imagine pas que tu vas me « sauter » pour te faire pardonner tes retards quotidiens. – Ne soit pas sotte Léa… » Le ton monta brusquement et Léa, faisant volte-face, lui cracha au visage… « Et en plus il me traite d’idiote ! Tu peux te la mettre où tu veux ta queue polluée mais ne compte pas sur moi pour te satisfaire et encore moins pour accepter tes attouchements de vicieux. Tu t’es vu à poil dans une glace, tes gambilles blanches comme un urinoir, tes gros mollets de cycliste minable, ton torse velu sans pectoraux, ta tronche de fouineur et ton regard noir. Tu t’es vu du haut de tes « travaux » dont tu me casses les oreilles, auxquels je ne comprends rien, qui ne servent à rien, d’ailleurs tu ne trouves rien, tu n’es qu’un « rien » ! » Dans un réflexe qui le surprit lui-même, il lui administra une violente gifle en pleine figure dont la sonorité lui fit mal. Le regard étonné, deux à trois longues secondes passèrent avant que Léa ne se mette bruyamment à pleurer. Elle n’avait pas besoin de simuler… Elle n’eut même pas le temps de se préparer pour de violentes récriminations que Pablo avait sauté dans son pantalon, enfilé un pull à col roulé. Il prit ses chaussures à la main et quitta la chambre. Dans le vestibule il endossa sa veste fourrée et quitta l’appartement. En milieu de matinée, il avait téléphoné à « Momo », son technicien au laboratoire, pour lui dire qu’il était souffrant et qu’il prenait sa journée. Il trouva assez facilement un petit hôtel tranquille et propre, pas très éloigné – en tout cas à vélo – du centre anticancéreux. À la fin septembre il repéra enfin un appartement à louer dans le vieux Lyon, au pied de Fourvière. Il téléphona et tomba sur une mégère qui le reçu au bout d’une fourche. « Pour louer mon appartement ? Il y a peu de chance que cela soit possible. Si vous avez des enfants, hors de question. Si votre chat ou votre chien doit vous accompagner, il vaut mieux les faire « piquer » avant de venir car ils risqueraient bien de mourir empoisonnés dans d’atroces souffrances. Et si votre femme passe l’aspirateur après vingt heures il se pourrait bien qu’il y ait une panne générale d’électricité.

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– Mme Dujardin, votre appartement peut m’intéresser ; je suis sans enfants, seul, sans chien, sans chat. – Et votre voiture ? Sachez que vous ne pourrez pas la garer proche de chez moi. J’habite rue du Bœuf. – Mme Dujardin, je n’ai pas de voiture… – Vous commencez à me plaire. Appelez-moi, Sophie. J’ai bien un appartement à louer, assez spacieux, deux chambres et salle à manger, cabinet de toilette – vous dites, vous, les jeunes, « salle de bain » – et cuisine bien sûr. Il vient d’être rénové et comme j’ai besoin d’argent pour éponger tous ces travaux, je demande, charges comprises, pas moins de 300 000 francs, mais vous payez votre électricité. Si vous ne pouvez pas payer, ce n’est pas la peine de vous déplacer. » Pablo marqua un moment de silence, ne réalisant pas très bien le coût du loyer. « Vous voulez dire par an ? – Et puis quoi, à ce prix, vous ne voudriez pas aussi que je vous fasse le ménage ? – Attendez, 300 000 par mois ! – Bien sûr et payables d’avance, par chèque ou en liquide. » Pablo, incrédule, cherchait à convertir en euros dans sa tête. 45 000 euros par mois ! « Pardon madame, n’êtes-vous pas sûre de vous tromper d’un zéro, ne serait-ce pas 4500 euros ? – Monsieur, j’ai quatre-vingt-cinq ans, je vais très bien mais ne me demandez pas de traduire dans votre jargon ce que je demande pour loyer. Je ne crois pas me tromper en vous disant que cela fait 3 000 francs, nouveaux, par mois. – Madame, je viens vous voir tout de suite ! »

Chapitre 4 Vendredi 18 janvier, 8 heures. Chantier de Flamanville, département de la Manche. L’incendie de l’hélicoptère avait été rapidement éteint par les extincteurs du chantier et les moyens de secours des différentes entreprises, mis en œuvre immédiatement. L’état des victimes fut vite connu. Le corps enveloppé de la combinaison rouge, celui d’un jeune homme de vingthuit ans, était empalé sur plusieurs tiges métalliques verticales débordant largement des parois de béton. Les hurlements du malheureux sur son point de chute n’avaient pas duré plus de deux ou trois minutes. Au moins six à sept lances le transperçaient de part en part. Le corps martyrisé, maintenant inerte et devenu silencieux, se vidait de son sang. Le mur de béton se teintait d’un rouge sombre. Au sol, à proximité, quelques fragments de l’engin se consumaient lentement. L’incendie de l’appareil avait pu être maîtrisé dans les minutes qui suivirent sa chute par les divers extincteurs des véhicules du chantier. Le pilote était mort sur le coup et si le copilote paraissait avoir échappé au violent traumatisme, le bas de son corps était affreusement brûlé. Lorsqu’il put être dégagé de la carlingue, il hurlait de douleur mais perdit connaissance dès qu’il fut déposé sur la civière ; à part ses brûlures, son état vital ne paraissait pas trop mauvais, sa respiration était presque normale. Ce n’est qu’après le quart d’heure d’efforts qu’il fallut pour le brancarder que l’on se rendit compte que sous la cabine de l’hélicoptère gisait le corps d’un ouvrier complètement écrasé et calciné. Son identification ne put se faire que par déduction et par le témoignage de ses collègues. Il était coffreur sur le chantier, quarante-deux ans, marié, père de deux enfants. Le bilan était terrible. Pratiquement le premier informé après les spectateurs du site, le pilote du premier hélicoptère demanda à se poser à Cherbourg pour se rendre à la police.

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L’information du drame de Flamanville était tombée dans la matinée, dès 9 heures. La plupart des radios avaient interrompu leurs programmes pour faire part de l’information mais par manque de précisions, elles s’abstenaient de tout commentaire. Sur les chaînes de télévision d’information continue, pour situer le drame, on commençait à montrer des photos d’archives récentes du chantier. Il n’était fait état que de la nature de l’accident et du nombre de victimes, et s’il n’était pas possible d’ignorer le commanditaire de l’action à l’origine de l’accident, on n’insistait pas trop sur le bien-fondé de celle-ci… Sur place les responsables de la maîtrise d’œuvre s’assuraient de la gestion de l’état de crise. Immédiatement après les secours médicaux, le malheureux survivant avait été conduit à Cherbourg. La préfecture et les services de la police informés prenaient leurs dispositions. La sécurité des deux réacteurs de production voisins, sur cet immense site de plus de soixante hectares, n’était en rien menacée, mais l’information devait être confirmée. La température de la fin de matinée était maintenant montée à 8 °C, un timide soleil hivernal éclairait le triste spectacle du chantier figé. L’ensemble des intervenants était choqué par ce drame. Dans les discussions, il commençait à être question d’un manque de sécurité de l’espace aérien, de l’évaluation des dégâts infligés à la grue nord, sans comprendre ce qui s’était passé pour la grue sud dont la cabine, du sol, semblait être devenue opaque. La condamnation de la folie des commanditaires était unanime, alors que la signature de l’association narguait les personnes présentes et, un peu plus tard, les objectifs de la presse. Il avait fallu grimper au pylône de la grue sud pour aider la jeune femme à descendre de son perchoir. Tétanisée au tiers inférieur de la hauteur, elle était bloquée. Choquée par le terrible spectacle qu’elle avait eu le triste privilège de suivre dans les moindres détails, dans un réflexe de survie elle s’était sécurisée sans pouvoir prendre la décision de bouger. Arrivée au sol, il lui fut impossible de prononcer la moindre syllabe si bien que lorsque la police arriva on ne savait si la priorité de son état relevait du médical ou du judiciaire. Dans le milieu de la matinée les informations de l’événement, maintenant soutenues par des photographies et le récit du déroulement de l’action, faisaient l’objet de flashs sur les chaînes radiophoniques et sur les médias télévisuels. À midi, des débats entre chroniqueurs et responsables politiques des différents partis invités tournaient en rond. Si la plupart condamnaient les risques de l’action envisagée et leurs conséquences, d’autres rappelaient, même timidement, que la liberté d’expression devait

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rester souveraine et qu’un accident, pour aussi dramatique qu’il soit, restait un accident et ne pouvait être le prétexte d’une restriction de liberté. La « désobéissance citoyenne », chère à bon nombre de contestataires, malgré le drame, devait persister ; la dangerosité du nucléaire en général et de ce type de nouveau réacteur en particulier devait être révélée à la population. Et après tout, la décision autoritaire de cette construction n’était-elle pas responsable du risque pris ? Dans certains entretiens, le débat était vif, la sécurité du site devait être considérée comme défaillante. Et s’il avait été question d’une attaque militaire sérieuse contre les deux réacteurs en fonctionnement, que se serait-il passé ? Les garants du respect de la loi, de la démocratie, n’avaient pas de mots assez durs pour condamner ces actions irresponsables qui, lorsqu’elles étaient réussies, au travers de la fenêtre des médias, attiraient plutôt la sympathie du public et ridiculisaient l’« autorité » et l’industriel. Il fallait que les journalistes rappellent régulièrement le terrible bilan de cet accident pour ramener les uns et les autres à plus de modération dans leurs propos. Il résultait quand même de ces discussions que Global Environment ne pourrait pas échapper à ses responsabilités. Pour ces raisons, sans doute, et peut-être par pudeur, ses responsables étaient absents.

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Chapitre 5 Vendredi 18 janvier, 11 heures, Paris. Hôtel Ibis, gare de Lyon. Commissariat de police de Cherbourg. Police judiciaire, quai des Orfèvre, Paris. Slava, de son vrai nom Miloslava Abramovicz, était franchement atypique. Elle possédait deux passeports, un premier lituanien, au nom Slava Habram, et un autre, russe, à son vrai nom, ce qui en fonction de son mode de vie lui rendait service. Le passeport de l’Union européenne lui facilitait les formalités de passage aux frontières. Elle n’avait pas de domicile principal, sur ses pièces d’identité étaient portées des adresses où se trouvaient effectivement des boîtes à lettres à son nom mais où elle n’allait jamais. En permanence en déplacement, elle passait plus de temps en avion et dans des hôtels de tout genre que nulle part ailleurs, y compris sur son lieu de travail. Ses moments de détente, elle les vivait dans un appartement anonyme, mis à sa disposition, à Moscou, pas très loin de la Place Rouge ou à Cuba, à La Havane, dans l’Hôtel NH Parque Central où elle avait ses habitudes. Elle aimait son style colonial espagnol, son emplacement au cœur des vieux quartiers et les jeunes cubains qu’elle y invitait. Un de ses principaux moyens d’existence était la parfaite maîtrise de plusieurs langues, le russe, l’anglais, le français, l’allemand et bien sûr l’hébreux. Lorsqu’elle voyageait en Espagne, à Cuba ou en Italie, elle se débrouillait encore assez bien. Outre ce réel avantage, elle était particulièrement intelligente et disposait de moyens financiers quasi illimités, ce qui lui était nécessaire pour son travail. Son ordinateur et ses trois téléphones mobiles complétaient l’essentiel de sa panoplie. Son physique était moins atypique que ses moyens d’existence. Un peu plus que la quarantaine, elle mesurait un mètre soixante-neuf, ne dépassait pas les cinquante-neuf kilos, ce qui n’en faisait pas une faible femme !

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Les cheveux coupés ultracourt, d’un roux proche du rouge, n’étaient pas très souvent visibles car elle portait régulièrement des perruques, comme d’autres des chapeaux. Son regard était étrange, presque toujours caché par des lunettes plus ou moins teintées car elle ne supportait que difficilement des lentilles colorées de contact. Il faut dire qu’elle avait des yeux vairons, un de couleur vert clair et l’autre marron foncé. Ses habits ne correspondaient pas aux moyens financiers du personnage ; elle s’habillait de façon plutôt classique mais toujours avec des vêtements la laissant libre de ses mouvements. Plus d’une fois dans le passé, elle avait dû sa survie à son aptitude à savoir se battre, à condition de disposer de toute la liberté de ses gestes. Ses mains et ses pieds, rapides et violents, lui servaient d’armes redoutables et, une fois au moins, meurtrières. Sur son passé, du reste, elle ne souhaitait pas se pencher, de peur d’avoir le vertige. Son visage était assez quelconque, ses lèvres, mal dessinées, laissaient apercevoir une dentition éclatante particulièrement régulière. Sauf pour agrémenter certaines perruques, elle ne se maquillait que peu. En revanche, elle portait pratiquement en permanence des gants, de soie chez elle, qu’elle gardait même pour dormir, et de cuir à l’extérieur, lorsqu’il faisait froid. Ses bagages déposés à l’hôtel Grillon, elle avait préféré dormir dans un hôtel Ibis proche de la gare de Lyon. Elle surfait sur son ordinateur avant de prendre en fin de matinée un TGV pour Lausanne, via Genève, pour rejoindre un de ses bureaux. Même si son visage n’en avait rien montré, l’information qui venait de s’afficher sur l’écran de son PC ultra portable l’agaçait. Ses traits étaient restés impassibles mais pour ceux qui la connaissaient bien, la fixité de son regard aurait traduit une vive préoccupation. Elle resta ainsi figée pendant quatre à cinq minutes puis avec une rapidité stupéfiante, elle envoya un train d’e-mails, avec pour certains des allers-retours qui n’avaient pas l’air de la satisfaire. Elle sortit de son sac un de ses combinés téléphoniques mobiles et après s’être assuré que le système de cryptage fonctionnait bien, elle eut une conversation d’une bonne dizaine de minutes en russe. La fin de l’entretien n’eut pas l’air de lui plaire. Pour autant, sans humeur apparente, elle rangea ses appareils dans son sac à dos et se déshabilla pour prendre une douche. Sans taille marquée, son corps triste avec ses nombreuses cicatrices s’offrit aux jets de la douche pendant une bonne dizaine de minutes. Son sein gauche atrophié était déformé par une large cicatrice, vestige d’une importante brûlure. Lors d’une mission en Tchétchénie, elle avait été kidnappée, violentée. Le tortionnaire voulait la faire parler et la tourmen-

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tait avec une barre de fer chauffée à blanc. Elle réussit à lui crever les deux yeux et l’étrangla de ses propres mains ; elle avait appris à le faire. Jamais, jamais oublier le danger. Aussi refusa-t-elle la plastie pour sa poitrine. Elle ouvrit le bagage à main qui pour l’instant lui tenait lieu de valise. Elle en sortit une flasque de vodka qu’elle allait porter à ses lèvres, mais brusquement elle se ravisa. Pensant qu’elle allait voyager, elle ne souhaita pas que l’odeur de son haleine puisse la faire remarquer. Elle fouilla son sac et opta pour l’un de ses sex toys préféré, une paire de boules de Geishas qu’elle introduisit dans son vagin. Les mouvements des petites billes d’acier la détendraient durant son voyage en train. Elle s’habilla, fit un tour d’inspection et quitta la chambre. * * * La police n’avait pas eu besoin d’enquêter longuement pour retrouver les protagonistes du drame du début de la matinée. À Cherbourg, la jeune acrobate, le pilote et le copilote furent rapidement interrogés. À Paris, le responsable de Global Environment et la société de location d’hélicoptère avaient été convoqués à la préfecture de police, quai des Orfèvres. Après avoir reçu les responsables du chantier, les policiers de Cherbourg obtinrent rapidement du pilote et du copilote l’essentiel de ce qu’ils pouvaient dire. Abattus par la mort et le piteux état de leurs collègues, ils ne semblaient pas avoir de raisons de cacher quoi que ce soit. Jusqu’à la veille de l’aventure ils ne connaissaient que vaguement la destination de leur expédition. Ils devaient se présenter de très bonne heure à l’aéroport de Toussus-le-Noble et devaient y trouver les dernières instructions. On leur avait bien dit que la « course » pourrait être périlleuse, mais sans plus. Les deux pilotes chevronnés avaient un nombre considérable d’heures de vol, notamment en montagne et dans les pires conditions. Ils avaient été sollicités pour ce travail par Hélico-Ambiance, société avec laquelle ils travaillaient assez régulièrement. Leurs appareils étaient des engins sûrs aux performances remarquables. Ils savaient en revanche qu’ils seraient amenés à intervenir très momentanément en zone d’accès « interdit », mais cela était arrivé tellement de fois qu’ils n’y avaient pas prêté grande importance. Bien qu’affectés par le drame, ils n’éprouvèrent pas le besoin de signaler qu’ils devaient toucher une solide prime… Bien sûr, ils ne connaissaient pas les commanditaires et ce n’est que juste avant le départ du vol qu’ils apprirent que l’action serait revendiquée par Global Environ-

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ment. Les deux passagers leur étaient inconnus mais sachant qu’ils seraient treuillés, ces derniers les avaient rassurés en leur disant qu’ils étaient des « pros » de ce type d’exercice. Les policiers recueillirent leur déposition et leur signalèrent qu’ils devaient rester à la disposition de la justice mais qu’il leur était interdit de rapatrier leur engin, mis sous scellés. Pour ce qui était de la jeune femme, l’interrogatoire fut moins facile. Si elle accepta de décliner son identité – Geneviève Bonacorsi, trente-quatre ans, demeurant, selon son travail, à Chamonix ou chez ses parents à Corté, en Corse – lorsqu’on lui posait des questions sur la motivation de cette action, sur ce qu’elle avait fait sur la grue, sur comment elle avait été choisie, elle restait muette, le regard dans le vide. On lui demanda si elle connaissait l’autre acrobate qui était mort. Elle se mit à sangloter et à manifester bruyamment sa douleur, elle ne sut dire de lui, et répéter, uniquement qu’elle l’aimait à la folie. Par la suite, lorsqu’on connut son identité, par la société Hélico-Ambiance, on apprit que, comme elle, Gérard Landon était guide de haute montagne, en instance de divorce, et papa d’une fillette de trois ans. À Paris, les policiers allaient de surprise en surprise… Le président de Global Environment, Max Pousseret, était dans ses petits souliers. Oui, il acceptait de revendiquer l’action dans le fond, mais était gêné pour parler de la forme… Non, il ne connaissait pas les acrobates engagés qui devaient déployer les banderoles sur les pylônes. S’ils étaient membres de Global Environment, ce ne pouvait être qu’en tant que généreux donateurs mais pas en temps que membres actifs. Après vérification des listings des membres à jour de leur cotisation, il résultat qu’ils étaient effectivement inconnus de la puissante association écologique. « Oui, mais quand même, ce sont bien vos banderoles qu’ils devaient déployer, et la mission d’envahir les postes de pilotage des grues avec des mousses expansives, c’est bien vous ? – OK, c’est bien notre matériel, mais c’est tout ! L’intention n’était pas criminelle. Vous le savez bien, notre seul but est d’attirer l’attention des braves gens sur le terrible risque que ce réacteur nucléaire va faire courir aux générations futures… – Sauf que vos canulars vont vous coûter très cher, d’une part pour le retard pris par le chantier et d’autre part pour les dégâts occasionnés, car au cas où vous ne le sauriez pas, votre mousse était particulièrement corrosive et la cabine de grue et son équipement électronique sont à remplacer. Sans compter les avaries sur l’autre grue… »

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Un lourd silence rappelait le terrible drame… Avec morgue, comme pour lui-même, Max Pousseret laissa échapper entre ses dents : « Oh, vous savez, pour le temps de retard pris sur ce chantier, ils sont des spécialistes… ils se sont déjà fait épingler par l’Autorité de sûreté nucléaire, pour manque de sérieux dans le ferraillage ; vous voyez la confiance que l’on peut leur faire ! – Malgré vos appuis politiques, dans la circonstance, vous ne devriez pas trop faire le mariole… Mais enfin, c’est bien vous qui avez fait appel à la société Hélico-Ambiance que représente madame, ici présente… », argua le policier en se tournant vers une femme brune, la cinquantaine, assise droite sur sa chaise, une serviette en « croco » sur les genoux. « Mais pas du tout, nous ne connaissons pas cette société… – Vous vous moquez de moi… » Le ton du policier montait. « C’est vrai, monsieur le policier, notre société n’a jamais travaillé pour Global Environment », déclara la représentante de la société avec un certain mépris. Le policier n’y comprenait plus rien ! « À la fin, pouvez-vous m’expliquer ? – Je vous le répète, cette action voulue par Global Environement a été entièrement sous-traitée… – Oui, monsieur le policier, il n’y a pas de mystère, Hélico-Ambiance a été saisie de cette mission par une société, suisse croit-on savoir, Second Time, dont nous avons la garantie bancaire. – Mais je crois rêver ! M. Pousseret ne connaîtrait pas votre société et vous ne connaîtriez que les coordonnées bancaires de votre client ? – Mais c’est courant, monsieur. La société Second Time est apparemment une agence de voyages de luxe ou d’événementiel avec laquelle il nous arrive de travailler. Moyennant finances, elle fait ce que souhaite le client et en l’occurrence ses objectifs doivent probablement rejoindre ceux de l’association que préside M. Max Pousseret. C’est tout ce que nous pouvons dire. » Prenant les devants de la probable question du policier, elle ajouta : « Ne me demandez pas le nom du responsable de l’agence et encore moins celui de son client ; nous ne les connaissons pas et vous comprenez que notre clientèle, à qui nous proposons jets privés et bateaux de plaisance de luxe, a droit à la confidentialité. » « Surtout aux tarifs que nous leur proposons », oublia-t-elle d’ajouter.

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Le policier, probablement écœuré par la tournure que prenait l’interrogatoire, sortit du bureau. Quelques instants plus tard, sans mot dire, il présenta à l’un et à l’autre leur déposition respective pour signature. Eux aussi devaient rester à disposition de la justice. Le commissaire en charge du dossier devait rédiger une note pour le procureur car il y avait eu morts et destruction de matériel. Si les décès pourraient probablement être considérés, après enquête, comme accidentels, les dégradations et le retard occasionné sur le chantier, relevaient d’actes délictueux. Et ils auraient un coût. « Comment et pourquoi sous-traitent-ils leurs actions ? C’est bien la première fois depuis que je récolte les dossiers des esclandres de Global Environment, et Dieu sait s’ils en ont à leur actif, que je vois ça ! » Son collègue, à qui il faisait la remarque, en était aussi étonné que lui. « Ils ont des sponsors et des appuis politiques un peu partout, mais ce serait quand même troublant que des sponsors, aux moyens engagés pour cette action, n’y retrouvent pas leur compte. À part un groupe pétrolier comme Mondial qui en a les moyens et qui aurait des intérêts dans l’affaire, je ne vois pas. – Tu veux rire, Mondial n’est pas fou. Ils sont trop proches du gouvernement pour prendre un tel risque et surtout je te signale qu’ils sont en train de se placer pour prendre part aux projets nucléaires. Ils voient bien le vent tourner. Quant aux partis politiques, si de principe l’opposition n’est pas pour la réalisation de l’EPR, on sait bien qu’ils ne sont pas contre et certains ne se gênent pas pour l’afficher. Reste les « écolo » ? Pour eux il n’y a pas de mystère, ils appuient à fond Global Environment, mais je les vois mal avoir les moyens de se payer une telle action en sous-main, et puis c’est trop dangereux pour eux. – Moi, je pense à l’international. Depuis toujours, on sait que Global Environment a des accointances avec des groupes pétroliers étrangers. Aujourd’hui, s’il y en a qui peuvent se faire du souci pour l’avenir de leur pays dans trente à quarante ans, ce sont bien les pays producteurs et notamment ceux du Moyen-Orient. – Tu as probablement raison, il faudrait que les autorités cherchent dans cette direction. Dans l’immédiat, de toute façon, cela nous importe peu si Global Environment assume la responsabilité de l’acte. – Nous verrons bien. » Fataliste, le commissaire quitta son collègue avec un haussement d’épaules.

Chapitre 6 Vendredi 18 janvier, Lyon. 15 heures, laboratoire de recherche, centre anticancéreux. 18 heures, studio, pied de la Croix-Rousse. Toute la matinée le crachin n’avait cessé de tomber sur la ville de Lyon, mais le temps semblait vouloir s’éclaircir. Pablo était resté chez lui pour travailler à la rédaction d’un article scientifique. Il ne devait se rendre à son bureau que pour le début de l’après-midi. Le trajet de la rue du Bœuf au centre anticancéreux était assez long mais Pablo ne répugnait pas, dès que le temps le permettait, à utiliser son vélo. Peut-être par attachement, il préféra son ancienne bicyclette au bicycle pliable qu’il avait reçu la semaine précédente. L’effort à fournir pour le trajet lui permettrait de dissiper la rage qui l’animait. Abattu par son problème professionnel depuis déjà plusieurs semaines, Pablo se rendait à son travail même s’il était pratiquement au chômage technique. Tous ses collègues de travail étaient au courant de ses déboires mais ne pouvaient pas grand-chose pour lui. Pablo ne trouvait pas pour autant de réconfort dans leurs regards compréhensifs et restait silencieux à tous les encouragements qu’il recevait. Sans programme de travail précis, il ne savait que faire d’autre que ranger son laboratoire, pourtant déjà l’objet d’un classement méticuleux des différentes fioles et autres petits appareils de paillasse. Momo était déjà passé par là. N’en pouvant plus de cette inactivité, même s’il avait le projet de préparer quelques cours pour un enseignement de master, il s’enferma dans une petite pièce qui donnait directement sur le laboratoire. Ces six mètres carrés constituaient son bureau. Personne d’autre n’y entrait, il en gardait jalousement la clé. Il faut dire que pour les rencontres et autres réunions de travail, une salle était à sa disposition. Assis dans la pénombre, le regard sur son ordinateur éteint, ses épais sourcils noirs

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se réunissaient en accent circonflexe. D’un geste incessant, il n’arrêtait pas de relever la mèche pendante sur son front droit. Plus que jamais il exprimait sa déconvenue professionnelle et parlait tout seul. Les jours se suivaient et son humeur alternait entre excitation et accablement profond. Il lui arrivait de pleurer de rage. « Les andouilles, si proche du but… Et voilà que cet inspecteur nous oblige, pour de sombres raisons réglementaires, à stopper cet essai clinique malgré de premiers résultats très prometteurs. Et tout cela pour un problème de débit de ventilation ! Quand je pense à l’attitude de cet inspecteur, j’aurais dû lui casser la gueule… » L’incident s’était produit un peu plus de huit semaines plus tôt, alors qu’il était à l’apogée de ses expérimentations. Pablo avait accepté en dehors de son travail de médecin-chercheur d’être la « PCR », personne compétente en radioprotection, pour l’établissement. C’est lui qui devait s’assurer de la mise en œuvre des moyens de protection contre les effets de la radioactivité. Il tenait scrupuleusement à jour les quantités de produits radioactifs utilisés pour les traitements proposés aux quinze patients de l’essai clinique. La plupart de ces substances avaient une durée de vie radioactive assez courte. Il suffisait d’attendre dix fois cette durée pour qu’il en reste moins de 1/1 000. Les déchets d’iode 131, de demi-vie de huit jours, étaient évacués au bout de neuf à dix mois, il n’en restait qu’un milliardième9. Cette gestion était rigoureuse. Pablo et Momo étaient « amicalement » traités de flics de la radioactivité car ils n’hésitaient pas à dénoncer, auprès des autres utilisateurs, toutes les situations qui ne garantissaient pas avec rigueur les recommandations réglementaires. Dans certaines situations, Momo s’agaçait de la minutie avec laquelle Pablo traitait ces contrôles. « Pablo, tu ne crois pas que tu en fais trop à être aussi maniaque ? Ce ne sont pas de telles quantités de radioactivité qui peuvent représenter le moindre danger. – Bien sûr que non, Momo, il faudrait des quantités au moins cent mille fois plus importantes pour qu’il puisse exister un début de risque… Mais là n’est pas la question, la détection de la moindre trace de radioactivité témoigne de la présence de quelques rares atomes et le fait de ne rien trouver confirme la rigueur de nos méthodes de travail. Et à vouloir évaluer par les souris nos substances fabriquées, nous devons être très exigeants, sans quoi nous ne pourrons pas juger de la sensibilité de notre technique.

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– Si je comprends bien, la radioprotection induit en définitive le contrôle de qualité. Certes il le faut, mais ne crois-tu pas qu’un peu plus de conscience professionnelle résoudrait le problème de fond ? Je me marre doucement quand j’entends le fameux « j’écris ce que je fais et je fais ce que j'ai écrit ». Ce n'est pourtant pas difficile de le dire « avec amour du travail bien fait » mais il y a des mots que l'on ne dit plus, qu'il ne faudrait plus dire. Sociologiquement incorrect ? – Momo, tu exagères, aujourd’hui les gens souhaitent le faire « autrement », seulement il paraît encore difficile de le définir, cet « autrement ». Mais la rigueur, ils devraient l’avoir comme nous pour la gestion de la radioprotection – Tu aurais dû être inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire, rien ne t’aurait échappé. – Tiens, justement, à propos de l’ASN, nous allons incessamment avoir une inspection, voyons les locaux qu’ils doivent inspecter. » Le local de gestion en décroissance recevait tous les déchets radioactifs de l’établissement. À côté de ce local se situait celui des cuves de stockage recueillant les urines des patients traités par iode radioactif 131 – par irathérapie, comme disent les spécialistes – soit pour des cancers de la thyroïde soit, pour ceux dont s’occupait Pablo, pour des métastases du foie. « C’est quand même marrant que cet iode, le même que celui du fameux nuage de Tchernobyl ou encore des rejets des centrales électronucléaires, puisse être un médicament et dans d’autres cas un polluant. – Tu sais, Momo, il en est de même avec de nombreuses molécules chimiques ; à petites doses, elles ont des vertus thérapeutiques, mais à plus fortes doses elles deviennent toxiques. C’est presque toujours le cas pour les médicaments. » Ils notèrent les quelques points de détail qui pourraient leur attirer des remarques ; Pablo allait les signaler aux services techniques. Lorsque les inspecteurs arrivèrent, quelques jours plus tard, Pablo avait préparé tous les imprimés nécessaires aux vérifications… Tous les documents étaient à jour. Les résultats de recherche de contaminations, ceux des dosimétries individuelles, témoignaient d’une bonne organisation de l’exposition ; les contrôles des urines – contrôles radiotoxicologiques – ne montraient aucune présence de radioactivité dans les urines des différents manipulateurs. Malgré l’excellente tenue de tous les registres présentés aux inspecteurs, Pablo ressentait le parti pris délibéré de la suspicion.

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À petites doses…

« Bon, tout paraît en ordre ; vos conditions de travail sont « acceptables », vos documents, que j’espère sincères, sont complets, allons jeter un coup d’œil à vos déchets et effluents radioactifs. – « Acceptables » – « que j’espère sincères », il exagère un brin ce nouvel inspecteur », pensa Pablo. » La visite des locaux se passa très mal, l’inspecteur cherchait délibérément la provocation pour la moindre broutille. « Mais vous avez vu le sol, il est écaillé partout. C’est inadmissible, là et là, regardez… Ou vous êtes aveugles, ou inconscients », criait l’inspecteur en essayant d’arracher une pellicule de peinture de la taille d’une pièce de un euro ! « Qu’avez-vous à répondre monsieur « la personne compétente » ? » Ulcéré, Pablo essayait de garder son calme, mais ainsi apostrophé il ne put s’empêcher de répondre d’une voix basse et quasi menaçante : « Monsieur, nous ne sommes pas devant un tribunal pour que vous nous parliez ainsi. Vos accusations et autres suspicions sont inadmissibles. Pour ce qui est de la peinture, qui n’est effectivement pas en bon état, je tiens à votre disposition différents courriers, datés, qui font état de ma demande à notre service technique. » Furieux que Pablo lui tienne tête, l’inspecteur demanda à visiter les chambres d’hospitalisation. « Mais ce n’est pas possible, elles sont actuellement occupées par des patients en cours de traitement. – Alors faites-moi voir les dernières mesures du débit de ventilation et confirmation du taux horaire de renouvellement de l’air. Je suppose que vous avez aussi le contrôle des filtres à charbon actif sur la conduite d’extraction ? » De retour dans le laboratoire, Pablo lui montra les documents relatifs à sa demande. À leur lecture, le visage de l’inspecteur marqua un sourire narquois. « Je constate que votre dernier contrôle transmis remonte à un peu plus d’un an et qu’en réponse nous avions attiré votre attention sur le débit de renouvellement d’air, qui était un peu au-dessous du seuil nécessaire. Qu’avez-vous fait depuis ? » Pablo fronça ses épais sourcils noirs, marqua un temps de réflexion puis, sans se démonter, lui répondit que les filtres avaient été changés et contrôlés et que leur remplacement avait logiquement amélioré le débit d’extraction de l’air. « Oui, « logiquement », mais vous ne l’avez pas vérifié… »

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L’inspecteur affichait carrément un sourire cynique. Habituellement calme, ces provocations à répétition déstabilisaient Pablo. Il ne comprenait pas ce comportement. Lors des précédentes visites, à quelques remarques sibyllines près, tout se passait bien. Lorsqu’ils se quittèrent, meurtri mais n’acceptant pas d’en rester là, Pablo demanda à l’inspecteur, aux sous-entendus franchement odieux, à qui il avait à faire. L’autre, surpris et hautain, déclama son identité et son titre. « Gaétan Lemercier, inspecteur principal depuis un mois. Je remplace Jean-Pierre Garcia qui a demandé sa mutation dans un autre service. Je suis accompagné d’un stagiaire… » − qu’il ne jugea pas utile de nommer. Alors Pablo comprit la raison de ce comportement. Il voulait jouer au petit chef lors de ses premiers contacts et de plus devant un stagiaire ! Furieux, il s’était promis d’écrire, sous le couvert du directeur de l’établissement, au directeur général de l’ASN au siège central de l’Autorité de sûreté nucléaire, place du Colonel Bourgoin, à Paris, pour signaler le comportement inadmissible de ce « monsieur » Gaétan Lemercier. Les dernières séances du traitement sur les métastases hépatiques des patients étaient proches. Leurs effets allaient être déterminants. Jusquelà, les données biologiques et de l’imagerie étaient excellentes. Pablo ne ménageait pas sa peine, d’une part pour assurer la production de la précieuse molécule et d’autre part pour prodiguer les encouragements nécessaires aux patients. Dans son laboratoire, il ne confiait à personne d’autre les techniques d’extraction, de purification et de dosage de la miraculeuse protéine. Avec l’aide de Momo, il régnait sur ces paillasses rutilantes et bien organisées malgré l’encombrement des batteries d’appareils plus sophistiqués les uns que les autres : spectrographes, compteurs à bas bruit de fond, analyseurs… Personne d’autre que lui ou Momo n’avait le droit d’assurer le ménage de son matériel… Il passait beaucoup de temps avec les patients ; des heures durant, il leur téléphonait pour les accompagner mais aussi pour noter le moindre signe clinique. L’isolement dans ces chambres protégées durait cinq jours, sans voir personne. Et même si ces pièces étaient agréables, dotées d’Internet, pour certains patients le temps était particulièrement long. Pablo chouchoutait tout spécialement Claire, maman de deux petites filles de six et huit ans ; ces séparations d’une semaine étaient, pour elle, des périodes de véritable calvaire. Au départ du traitement son pronostic était catastrophique, mais au fur et à mesure des administrations son état s’était spectaculairement amélioré.

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À quelques jours du dernier traitement, Pablo ne dormait plus. Excité, il ne tenait pas en place. Ses tics de balayage de sa mèche de cheveux étaient incessants. Il lui arrivait, en pleine nuit, malgré le froid glacial de ce début décembre, de prendre son vélo et d’aller de la rue du Bœuf au centre, dans son laboratoire, pour voir si ses souris se portaient bien. Il n’hésitait pas, non plus, à contacter ses patients, chez eux ou dans leur chambre lorsqu’ils restaient hospitalisés. Enfin, l’issue des traitements. Et au bout, dans quelques semaines, des résultats qui permettraient de croire à la guérison. Son besoin de reconnaissance, peut-être un orgueil exacerbé, allaient pouvoir s’exprimer. À la réussite de ses travaux, à celle de toute une équipe, il pourrait enfin révéler son secret… et ses publications justifiant sa découverte lui vaudraient une juste reconnaissance de son travail. La veille des derniers traitements, le directeur de l’établissement convoqua Pablo. Ce type de rencontre n’était pas exceptionnel, bien au contraire. Les deux hommes prenaient plaisir à échanger leurs points de vue sur l’orientation des recherches, mais là, il semblait que la convocation était protocolaire. Lorsque Pablo rentra dans le bureau du directeur, il crut que le plafond lui tombait sur la tête. Assis devant le bureau, Gaétan Lemercier, l’inspecteur principal qui avait dirigé la visite, souriait d’un air mielleux. Il ne lui dit qu’à peine bonjour et garda le silence. Gêné, le directeur prit la parole : « Nous avons un gros problème, Pablo, dont je porte probablement la lourde responsabilité… L’absence du contrôle du renouvellement d’air des chambres protégées nous vaut la suspension de leur utilisation pour quelque temps. J’aurais dû répondre à votre demande mais les difficultés financières, certes passagères, de notre établissement m’ont fait différer cette dépense… » Pablo, atterré, ne dit rien… Puis au bout de quelques secondes d’un silence de plomb, avec une voix la plus neutre possible, il proposa : « Écoutez, monsieur l’inspecteur, nous allons faire ces contrôles dans les plus brefs délais et nous pourrons d’ailleurs prendre tout notre temps dès que nos patients vont libérer ces chambres après leur dernier traitement. C’est l’affaire de deux semaines maximum… Nous pouvons même faire ces traitements en dix jours, je viendrai moi-même le week-end s’il le faut… » Sa voix prenait de l’intensité, sa main sans cesse relevait la mèche folle.

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Le sourire de l’inspecteur s’accentuait, à tout moment il donnait l’impression qu’il allait éclater de rire. Le directeur, de plus en plus à la peine, finit par rompre le silence insoutenable. « Pablo, il n’est pas question de deux semaines ou de dix jours, notre suspension d’utilisation d’iode radioactif est d’effet immédiat. Je suis navré, mais nous ne pouvons pas transgresser cette interdiction. Je vous assure que nous allons remuer ciel et terre pour faire les travaux dans les meilleurs délais et vos traitements pourront se faire dans quinze jours, trois semaines… – Au mieux cinq semaines, car vous oubliez, monsieur le directeur, que le contrôle, cette fois, c’est nous qui allons le faire faire ! Et encore en espérant que ses résultats soient bons. » Et là, l’inspecteur laissa clairement apparaître sa satisfaction. Pablo ne sut que devenir pitoyable, implorant. – Non, monsieur l’inspecteur, je vous en supplie, nos malades ne vont pas résister ; avant ce traitement nous les préparons médicalement et psychologiquement, nous n’avons pas le droit de les décevoir… » Le directeur était blafard mais gardait le silence. « Arrêtez vos caprices de chercheur gâté, ne croyez pas me responsabiliser avec votre sensiblerie pour « vos » patients. Vous vous prenez tous pour des dieux… Non, vous n’êtes pas au-dessus des lois ni de la réglementation ! » Au moins dix seconde s’écoulèrent avant que Pablo ne renonce à lui sauter dessus pour l’étrangler… Il quitta brusquement le bureau et claqua la porte aussi fort qu’il le put. * * * Ces souvenirs pénibles que ressassait Pablo n’en finissaient pas de le meurtrir. Il alluma enfin son ordinateur pour continuer le rangement des fichiers informatiques dont il avait entrepris de faire le nettoyage. À l’ouverture de son PC s’afficha la page d’accueil, où les premiers développements de l’action manquée de Global Environment clignotaient. Ils n’allaient pas calmer sa rancœur. Il associa l’organisation incriminée à l’Autorité de sûreté, pour les vilipender : « D’un côté des imbéciles heureux dont la mission serait de sauver le genre humain et de l’autre des connards qui pensent que les règlements stupides garantissent de la bêtise ! »

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Abattu, les coudes sur le bureau, la tête entre les deux mains, il pensait à Claire et à ses enfants. Le spectacle de ces deux petites filles en larmes, il y avait quelques jours, lors des obsèques de leur maman, resterait définitivement gravé dans sa mémoire. Il priait souvent pour elles, pour qu’elles trouvent dans leur malheur la foi rédemptrice et pour les préserver de la bêtise humaine. Immobile et triste à l’évocation de ces moments difficile, il fixait d’un air absent sa lampe de bureau jusqu’à l’éblouissement. Au bout de sept à huit minutes ses yeux s’allumèrent et son regard prit une drôle d’expression. Il se leva et quitta son bureau. Il ne lui était plus possible de se concentrer. Il décida d’aller voir Aicha. La communication téléphonique fut des plus brèves. Il prit ses affaires, retrouva son vieux et fidèle vélo et se dirigea vers la Croix-Rousse. Pour son équilibre physique et psychologique il retrouvait, certaines fins d’après-midi, une jeune Ghanéenne, Aicha, étudiante à la faculté de droit qui, pour conforter ses allocations, disait-elle, faisait « commerce de son corps ». Ils avaient sympathisé à l’occasion d’une journée « portes ouvertes » de son laboratoire pour les étudiants étrangers. Elle officiait à quelques minutes de son nouveau domicile… Son petit studio, simple mais correct, était situé au pied de la colline de la Croix-Rousse. Très respectueuse de son hygiène et consciente du caractère marqué de son odeur corporelle, elle forçait sur les doses d’eau de toilette ou autres parfums, pas toujours de grande qualité. Pablo appréciait sa réserve, le velouté de sa peau et peut-être pour se donner bonne conscience considérait que c’était sa façon à lui de pratiquer un « commerce équitable ». Directement du consommateur au producteur ! Un incident se produisit en fin d’après-midi lorsqu’il sortit de l’impasse où il retrouvait la Ghanéenne. Il regagnait l’avenue derrière laquelle se situait son studio. Son vélo attaché à la grille d’un arbre était entouré d’un cercle de plusieurs énergumènes sautant et poussant des borborygmes voulant imiter une danse du scalp. Deux molosses excités aboyaient à leurs pieds. Trois garçons hirsutes aux multiples piercings et deux filles largement tatouées aux cheveux roses constituaient ce groupe. Tous, une cannette de bière à la main, sautaient, à tour de rôle et à pieds joints, sur le vélo à terre. Ils l’avaient désolidarisé de l’arbre en dévissant la roue avant. Ivres, ils s’acharnaient à détruire ce qu’ils pouvaient de la malheureuse bicyclette. Il n’en restait que les roues, édentées de leurs rayons, le cadre tordu et une moitié du guidon plié en deux au niveau de la potence. Accablé, Pablo recula du groupe, d’autant qu’à cette heure la nuit était tombée et la rue était déserte. Il prit quelques minutes de réflexion,

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hésitant à tenter de récupérer l’épave de son vélo. Les gesticulations de ces jeunes clochards et les aboiements des chiens l’en dissuadèrent. Il s’apprêtait à appeler la police lorsqu’il réalisa que cela ne servirait qu’à lui créer des ennuis sans qu’il espère récupérer son vélo, maintenant détruit, et surtout sans que les coupables n’en tirent le moindre enseignement correctif. Il passa, honteux de ne pas réagir, devant la scène de vandalisme. Les cinq individus étaient maintenant vautrés dans l’encoignure d’une porte, s’échangeant une cigarette plus que douteuse. Une des jeunes femmes, allongée sur le sol, tendait son visage, la bouche ouverte, aux lapements d’un des deux chiens. Sordide… Pablo, meurtri de laisser sa bicyclette aux turpitudes des ces hors-laloi, éprouva un sentiment de lâcheté mêlé d’impuissance. « Ce n’est pas possible qu’une société accepte un tel laisser-aller, ici des graffitis pour le seul plaisir de souiller, de salir les efforts de la propreté « établie », là le scandale du vandalisme du mobilier urbain et un peu partout la déchéance humaine qui affiche sa médiocrité, sa provocation pour les valeurs séculaires de notre civilisation. Et dire que parmi eux il y a probablement du talent, du génie. Comment notre société, nos politiques, peuvent-ils être aussi couards pour s’empêcher de réagir ? » Il regagna son appartement tout en ressassant des sanctions possibles, les plus sordides. Dorénavant, il irait à son travail avec son nouveau bicycle pliant. Pour le protéger du vol ou du vandalisme il pourrait le faire suivre partout : le fameux vélo pliable anglais, Brompton, se montait et se démontait en moins de vingt secondes, montre en main.

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Chapitre 7 Vendredi 18 janvier, 17 heures, Lausanne. Agence Second Time. Arrivée à la gare Cornavin de Genève, Slava avait loué une voiture pour regagner Lausanne. Le trajet d’une soixantaine de kilomètres lui permettrait de reprendre ses esprits après la sieste qu’elle s’était accordée durant le parcours en TGV. Elle s’arrêta sur une aire d’autoroute pour un encas. La circulation aux abords de Lausanne devenait dense, les éclairages citadins publics prenaient avantageusement le relais de la clarté grisâtre de cette fin de journée. La nuit tombait sur la ville et les passants sur les trottoirs luttaient contre le vent, porteur de fraîcheur et d’humidité venues du lac. Le stationnement au sous-sol de l’immeuble lui permit de gagner directement son bureau de l’agence Second Time. Il n’était pas plus de 17 h 30. L’immeuble de pierre de taille était situé non loin de la gare, au pied de la cathédrale, derrière la rue Centrale. Arrivée dans ses locaux, elle salua poliment, sans effusion particulière, les deux employées de l’agence ; elle se montrait chaleureuse mais limitait son propos à des échanges de banalités sur les conditions météorologiques et sur l’activité générale de son agence. L’une des employées était plus particulièrement responsable de l’activité, l’autre assurait les tâches de secrétariat et celles, beaucoup plus rares, d’accueil. Officiellement, l’activité de l’agence se partageait entre l’organisation de séjours touristiques en Europe pour la jet-set russe et la création d’« événementiels », toujours pour la nouvelle nomenklatura proche du pouvoir. Les clients ne se déplaçaient pas très souvent à l’agence, pour ne pas dire jamais ; les contacts avec les organisateurs se faisaient essentiellement par téléphone et par les autres formes d’échange de courrier. Si la venue du « public » était exceptionnelle, l’organisation de voyages de luxe nécessitait une activité soutenue occupant correctement les deux femmes, toutes deux polyglottes.

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Slava n’avertissait jamais de sa venue et n’avait en principe aucune raison d’attendre de message. Après ces quelques minutes d’échange de politesses, elle gagna par un escalier intérieur un petit appartement situé à l’étage au-dessus des bureaux. Le logement était relativement vaste, sobrement décoré, et avant tout fonctionnel. Quelques objets d’art meublaient des niches éclairées et à part une tenture ancienne d’Europe centrale, il n’y avait pas de tableaux aux murs. Un bureau occupait la plus grande partie de la pièce principale. Slava y déposa le contenu de son sac à dos, son PC et ses téléphones, qu’elle mit en charge. D’un placard mural situé dans un dégagement, au fond de la pièce en L, pouvait se déployer un lit. Proche, une porte donnait sur une salle de bain et un une kitchenette. Le réfrigérateur contenait toujours de quoi réaliser un petit-déjeuner ou satisfaire à une fringale et surtout une indispensable bouteille de vodka Gold Flakes Supreme, depuis toujours sa préférée. Il fallait maintenant qu’elle fasse le bilan du piètre résultat de l’action qu’elle avait vendue à son commanditaire. Le montant de l’addition, sans être trop élevé, pouvait lui attirer de désagréables remarques. Elle refit mentalement le calcul des sommes engagées. Le paiement des quelques renseignements sur l’état du chantier, 5 000 euros ; les dédommagements d’éventuels frais de justice et amendes de Global Environment, si l’intervention s’était limitée à la dégradation des deux cabines des grues et aux frais d’avocats, de l’ordre de 80 000 euros ; les défraiements des deux acrobates, 20 000 euros chacun ; les pilotes, deux fois trente mille, et les deux copilotes 15 000 pour chacun. À cette somme devait être ajoutée la location des deux hélicoptères, négociée à 10 000 euros. À côté de l’impact escompté, la somme de 250 000 euros était dérisoire, même avec les 10 % de commission personnelle. Seulement voilà, les choses ne s’étaient pas vraiment bien passées… Et ce n’était pas la caution de 500 000 dollars qu’elle avait versée et qu’elle devrait négocier qui la souciait, mais bien le risque d’impact négatif que pouvait avoir indirectement cette action pour son client. Pour cette société commanditaire, comme pour d’autres, il fallait avant tout et régulièrement rappeler au public les conséquences inacceptables du nucléaire. Malheureusement, l’absence d’accidents de l’industrie nucléaire depuis la catastrophe de Tchernobyl finissait par rassurer l’opinion publique, comme le montrait le « baromètre du nucléaire » en France. En dehors de quelques incidents, le plus souvent montés en épingle par les médias et largement exploités par les associations comme Tout Sauf le Nucléaire, TSN, les sondages montraient une hostilité de moins en moins

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forte envers l’énergie nucléaire. Aussi était-il effectivement nécessaire de pratiquer, périodiquement, et de principe avec régularité, une piqûre de rappel, en créant des alertes, vraies ou fausses, sur les risques de la radioactivité. Là, les victimes du nuage de Tchernobyl en France, là-bas les sinistrés des expositions aux essais des armes atomiques, à côté une fuite malencontreuse d’uranium naturel appauvri venant ajouter quelques dizaines de kilogrammes aux tonnes de ce même uranium charriées par le Rhône, ici la misère des sols pollués par les scories du minerais naturel de l’uranium… Toutes les circonstances devaient être exploitées et lorsqu’il ne se passait rien, il fallait nécessairement créer un événement. Et Slava savait y contribuer, c’était son métier, mais jamais directement ; elle traitait toujours en sous-main. Avant de décrocher son téléphone, elle regarda sur Internet ce qui se disait sur les conséquences du drame. Pour le moment on était dans la phase de l’apitoiement sur les victimes, leur famille, leurs enfants. À des degrés divers, ils étaient l’objet de l’émotion publique. Slava espérait quand même de Global Environment que l’association obtiendrait rapidement le soutien de ses amis politiques. Même s’il n’était que de circonstance, ils leur viendraient en aide pour dissocier, la phase d’émotion passée, les quelques victimes du drame accidentel du risque délibérément imposé par les industriels à des millions de personnes. Sur l’étanchéité entre Second Time et la puissance association d’écologistes, elle était tranquille. Global Environment savait trop ce que devait leur existence à l’ex-URSS et aujourd’hui à ses successeurs au Kremlin pour ne pas accepter les « dons » de Second Time. Et quand de plus leurs intérêts convergeaient, le contrat de confiance ne pouvait qu’être satisfait. De toute façon aucun contact personnel n’avait jamais eu lieu. Le versement se faisait souvent sous forme de subventions de généreux donateurs, le plus souvent étrangers, avec des listings difficilement contrôlables. Pour le matériel nécessaire, Global Environment donnait son aval sur la maquette de la banderole et sur la nature d’éventuelles dégradations mais n’avait même pas à se préoccuper des détails. Les équipements des acrobates et leur sac à dos leur étaient livrés par porteur directement à leur domicile. Très probablement la police, par la société Hélico-Ambiance, remonterait jusqu’à Second Time, mais elle était en Suisse et de toute façon la procédure pour gérer ce type de situation était assurée. Des avocats étaient assez bien payés pour la mettre en œuvre. Vu les sommes régulières qu’elle versait, par le biais de son agence, à la société Hélico-Ambiance, elle avait droit à une stricte confidentialité,

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du reste éprouvée par l’expérience. Là encore, les avocats de l’agence de location des luxueux moyens de transport y veillaient. Quant à la relation entre son client et l’agence Second Time, elle pouvait être tranquille, puisqu’elle en était elle-même le lien ! Prête pour une âpre discussion, elle mit en route son brouilleur et composa le numéro d’un collaborateur proche du responsable de la société nationale russe Gazbrim. Elle n’eut pas besoin de le mettre au courant de la situation, il était déjà parfaitement informé du fiasco. Et il sut lui faire part, en termes directs, de son mécontentement : « Incapable, aventurière de grand chemin aux méthodes non réfléchies, … » rien ne manquait. Indéniablement ces deux-là ne s’aimaient pas ; peut-être des vestiges de leur jeunesse respective… Elle poursuivait sa formation, espérant être recrutée par le KGB, quand lui, à cette époque, ne pensait qu’à s’enrichir du marché noir sous la protection d’un père haut gradé dans l’armée. Leurs parcours s’étaient souvent croisés mais maintenant, liés aux mêmes objectifs, ils étaient parallèles. Ils travaillaient tous les deux pour la société nationale gazière russe ; mais si lui avait d’importantes responsabilités au quotidien sur l’exploitation, elle œuvrait pour le long terme, pour les débouchés de l’immense richesse des gisements de gaz russe. Lorsqu’il la traita de minable, son regard, comme toujours, resta impassible et son attitude parfaitement contrôlée. Après quelques secondes de silence, sans geste tempétueux, elle raccrocha. De ses doigts toujours gantés de soie, elle composa rapidement un numéro qu’elle ne laissa sonner qu’une fois. Elle réitéra son appel et ne laissa sonner que deux fois. Montre en main, elle vérifia qu’elle attendait deux minutes avant de relancer sa demande. Dès la première sonnerie, une voix amicale lui répondit. Leur conversation en russe paraissait détendue. Elle exposa à son interlocuteur l’échec de sa mission mais apparemment l’autre n’avait pas l’air de lui en tenir rigueur, aux expressions du visage de Slava. Il était rare de voir ses traits aussi détendus. Ses yeux vairons retrouvaient une expression riante et la bizarrerie de leur couleur ajoutait à son regard quelque chose d’attachant. La conversation était maintenant émaillée de fous rires et délibérément on ne parlait plus d’accident ou d’impair. La discussion se termina par des propos affectueux. De rieur, le regard de Slava devint presque triste. Ses derniers mots furent teintés de mélancolie. « Bonsoir, président… » Il était instructeur lorsqu’à seize ans, elle rêvait déjà d’intégrer le service d’espionnage. Ils ne s’étaient jamais perdus de vue et savaient ce

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qu’ils se devaient mutuellement. Parce qu’il avait une totale confiance dans sa clairvoyance et dans ses capacités d’action, en 2007, il lui avait confié un énorme travail. La réussite du projet South Stream ! Slava savait, mieux que quiconque, combien l’économie russe ne pouvait ignorer, au-delà de l’aspect géopolitique, l’importance qu’elle devrait retirer de la vente de son gaz à l’Europe occidentale, en particulier. Or pour cette Europe occidentale, le discours, la politique énergétique de la France, devait devenir, à côté de la minime fraction du « renouvelable », de plus en plus, pour grande partie, d’origine nucléaire. Son avancée technologique dans ce domaine en faisait un exemple et une richesse qui devait convaincre les autres pays d’Europe à se convertir à la meilleure solution pour l’avenir : rendre l’Union européenne de plus en plus autosuffisante, à un prix bien plus compétitif que le pétrole ou le gaz et avec une pollution carbone la plus basse au kilowatt/heure produit. Cette inflexion des politiques et des opinions publiques pouvait mettre à mal les projets de Gazbrim et de ce fait l’avenir économique de la Fédération des Russies. Après avoir réussi et ainsi confirmé la faisabilité du transport sous-marin depuis 2003, le gazoduc Blue Stream qui reliait la Russie à la Turquie, Gazbrim envisageait maintenant d’augmenter et de diversifier les gazoducs vers l’Europe centrale et méridionale. Slava avait déjà, très ponctuellement, collaboré avec la société italienne GNI pour effacer le mauvais exemple de la France, qui en plus de son nucléaire achetait avant tout à l’Algérie ses produits gaziers. Le projet qui devait conduire, par gazoduc sous-marin, de la Russie jusqu’à Varna, en Bulgarie, les 31 milliards de mètres cubes annuels, était déjà dans les cartons. Il ne manquait plus maintenant qu’à décider la Serbie, la Grèce, la Hongrie et l’Autriche. L’Autriche pour recevoir un immense réservoir souterrain au départ de l’Europe occidentale, et la Grèce, d’où partirait le gazoduc sous-marin à travers l’Adriatique vers l’Italie. Ainsi seraient servies « à domicile », les augmentations de 70 à 100 milliards de mètres cubes par an nécessaires d’ici 2020. Cette mode des réacteurs EPR ne se propageait pas trop dans tous ces pays ! C’est dire si les importants moyens mis à disposition de Slava pour une action de « sape » des opinions publiques en amont étaient ridiculement faibles par rapport aux enjeux économiques actuels et surtout futurs. Slava savait bien que dans les pays démocratiques, il était en définitive bien plus important d’agir sur les citoyens que sur les politiques ! Apparemment Global Environment, malgré l’importance du gaz carbonique produit, et donc son énorme contrainte écologique, se satisfaisait

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de cette philosophie. Peut-être parce que ce gaz était assuré d’être « naturel » ? Slava en était là de sa réflexion et s’apprêtait à se coucher lorsqu’un des deux autres téléphones se mit à sonner. Au regard impassible qu’elle jeta sur l’écran de son cellulaire, elle reconnut le numéro du directeur de Gazbrim. Il commençait pourtant à se faire tard à Moscou. Toujours en russe, la conversation avait l’air plus sereine. Le directeur lui fit part des deux communications qu’il venait d’avoir avec son proche collaborateur et avec le président. Slava lui présenta ses excuses pour cet échec, il les accepta. Pour confirmer sa conscience professionnelle, elle lui promit de compenser très rapidement cet échec par une autre action qu’elle avait en projet, et de bien plus grande envergure. Elle le remercia de l’avoir appelée et pour lui être agréable lui fit une remarque sur son ardeur à être à son bureau à une heure aussi tardive. Plutôt honnête, le directeur lui indiqua en riant qu’il n’avait pas de mal à être encore éveillé à cette heure tardive moscovite, car il était en vacances dans les Alpes françaises à Courchevel. Il n’alla quand même pas jusqu'à lui décrire les agaceries que lui prodiguait une jeune brunette, nue, assise sur ses genoux.

DEUXIÈME PARTIE

Samedi 19 au lundi 21 janvier

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Chapitre 8 Samedi 19 janvier, 14 h 30, Bordeaux. Rue piétonnière Sainte-Catherine. C’était une magnifique journée d’hiver. Le beau temps de ce samedi faisait suite à une longue semaine pluvieuse. La météo ne s’était pas trompée : « amélioration et rafraîchissement des températures dès vendredi soir, beau temps pour le week-end ». De la place de la Comédie à celle de la Victoire, la rue piétonnière Sainte-Catherine de Bordeaux était très fréquentée. Récemment réaménagée, les luxueux dallages de la chaussée en faisaient une promenade incontournable, lieu de rencontre des spécialistes du shopping et des amuseurs de rue. Partant de la place de la Comédie et de son Grand Théâtre, la déclivité favorisait la pratique du roller, au grand dam des passants assez souvent heurtés par les néophytes de ce moyen de locomotion. La foule de passants déambulait entre les deux rangées d’immeubles, pour la plupart de style « début des années 1900 ». Les pierres de taille, le plus souvent blondes, en étaient les principaux matériaux. Plutôt étroite, sa verdure en été était assurée par deux longues rangées de bacs en forme de cubes contenant des arbustes ; dès le printemps ils offraient le sentiment de la renaissance de la végétation et l’été une ombre propice lorsque le soleil était au zénith. En ce samedi d’hiver, les squelettes de ces végétations se fondaient avec les lampadaires stylisés et autres enseignes promotionnelles. Historiquement lieu quasi exclusif des boucheries et des maraîchers, la voie piétonnière accueillait aujourd’hui de nombreux bars, des centaines de boutiques de vêtements et autres articles ménagers ou de loisirs, sans oublier les enseignes des principaux grands magasins. Les restaurants, pour la plupart de restauration rapide, s’y succédaient, parfois en terrasse, avec des odeurs de friture, de beignets ou de crêpes. Pour ce

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qui était des cannelés, spécialité pâtissière de Bordeaux, les meilleurs se trouvaient dans deux ou trois pâtisseries réputées. Dans la plus grande tradition bordelaise, quelques boutiques proposaient encore des objets du monde entier. À la réflexion, il ne manquait pas grand chose dans cette rue sauf peut être un chapelier… Dans la partie la plus basse de la rue pouvait être admirée la chapelle Sainte-Catherine du XIe siècle, très liée à l’ordre de Malte. Pas très loin de là, un regard attentif aurait pu discerner un bas-relief témoignant de la présence souterraine de cours d’eau canalisés qui allaient se jeter dans la proche Garonne. Mais depuis une décennie, le spectacle de la rue s’était enrichi de l’expression de la culture gothique et punk. Des bars en étaient devenus des lieux de rendezvous bien connus. En ce début d’après-midi, la foule devenait dense mais restait concentrée dans cet axe principal au détriment de la mythique Galerie Bordelaise, à deux pas du Grand Théâtre, qui se mourait à petit feu. La circulation pédestre, largement perturbée par les badauds de toutes sortes et les « acteurs de rue », aurait infligé au promeneur pressé une bonne demi-heure pour aller de bout en bout. Cette rue parfaitement rectiligne de plus d’un kilomètre de longueur drainait, dans la capitale des vins, l’essentiel des badauds lèche-vitrines. L’ambiance sonore, qui échappait aux pétarades de tout véhicule motorisé, provenait de sonorisations de magasins largement ouverts sur la rue, malgré la saison. À ce fond musical polyphonique, et déjà de niveau sonore élevé, il fallait ajouter les multiples conversations à haute voix des passants, l’oreille vissée à leur téléphone mobile. Pour leur plus grand bonheur, les commerçants ne voyaient pas poindre l’apathie consumériste suivant habituellement la période des fêtes. Les soldes prenaient le relais. Privés de leur passe-temps favori par les intempéries, de nombreux jeunes gens circulaient en rollers et skateboard, à l’agacement des simples piétons. De nombreux chiens, dont certains apparemment errants, se soulageaient en urinant contre les vitrines. Lorsque les commerçants les voyaient s’ensuivaient des invectives à leur encontre et surtout à celle des jeunes clochards vers lesquels les jeunes chiens retournaient en gambadant, l’air satisfait de leurs espiègleries. Les groupes de quémandeurs étaient assez nombreux tout au long de la voie piétonnière. Toujours accoutrés de tenues extravagantes, affublés des piercings les plus dérangeants, certains se contentaient de faire l’aumône ou d’interpeller le passant bourgeois impassible, d’autres

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s’essayaient à l’art du jonglage en manquant éborgner quelques piétons de leur diabolo ou autre massues qu’ils projetaient en l’air. Une constante de ces groupes était qu’ils avaient tous et toutes à portée de main bières et cigarettes, rarement manufacturées. Le contraste entre magasins de luxe et le triste spectacle de la misère humaine, trop fréquent dans ces rues citadines, était choquant. La grand-mère avançait, d’une démarche empruntée mais à pas rapides pour l’âge que lui donnaient ses habits noirs. Vêtue d’un manteau classiquement boutonné, plutôt long, de chaussures à talons mi-plats, elle tenait au bras un cabas de cuir noir, apparemment assez lourd. Elle portait d’épais gants foncés. Son chapeau, justifié en raison de la saison, était démodé ; il était orné d’une voilette tombant juste devant ses yeux cerclés d’une paire de lunettes aux verres ronds. Elle marqua un temps d’arrêt pour regarder avec intérêt le jeune jongleur plutôt malhabile qui s’essayait à lancer trois puis quatre balles à la fois. Il appartenait à un groupe de cinq personnes dont quatre, assises, se passaient un mégot quand ce n’était pas une canette de bière. « Dites moi, votre exercice doit vous donner soif, mon jeune ami. Ne voulez-vous pas goûter une bonne bière que je prépare comme autrefois ? » Ce disant, sa main sortait de son sac une bouteille de verre de trois quarts de litre, à l’ancienne, à bouchon de porcelaine avec une rondelle en caoutchouc. Elle la tendit au jeune homme qui, intrigué, avait fini par se rapprocher d’elle. Il l’ouvrit facilement et en but une longue gorgée. « Putain, elle déménage la bière de la mémé », dit-il en s’essuyant d’un revers de manche la bouche et en tendant le flacon à une jeune femme aux cheveux teints en mauve. À son tour elle en but deux bonnes gorgées avant de passer la bouteille à sa copine en train de chercher des puces à son chien. « Elle est bizarre mais marrante la pisse de grand-mère », ajouta l’androgyne au collier de chien à piques. Il en restait juste assez pour les deux autres qui, déjà éméchés, ne firent aucun commentaire. La grand-mère, l’air satisfait, s’éloigna dès que la bouteille fut arrivée aux lèvres du dernier assoiffé. Elle s’éloigna rapidement sans attendre le moindre remerciement, qui de toute façon ne fut jamais prononcé. Elle sourcilla juste lorsqu’elle entendit le bruit du verre brisé de la bouteille projetée contre l’angle d’une porte cochère. En l’espace d’une petite heure, la même scène, ou en tout cas l’équivalent, se produisit au total six fois tout au long de l’interminable rue.

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Les groupes de jeunes clochards variaient de trois à six habituellement et leurs âges probables de vingt à trente-cinq ans. Les plus aimables en remerciement lui avaient proposé en se moquant d’elle une bouffée d’un joint douteux. Un des membres du deuxième groupe, qui n’avait pas apprécié le goût, avait recraché la bière, éclaboussant au passage le bas des jambes d’une passante. Il était furieux et quitta le groupe. La grand-mère, partie de la place de la Victoire, arrivait enfin devant le théâtre, place de la Comédie, lorsqu’à l’autre bout de la rue piétonnière, les vomissements commencèrent. Les estomacs malmenés des malheureux buveurs de cette bière probablement frelatée étaient agités de spasmes incoercibles. Les vomissements partaient en jets puissants, les estomacs déjà débordants, parfois de bière ou d’autres mauvais vins, s’exprimaient pour une libération de leur contenu. Ils étaient secoués de violentes contractions mais ne faisaient rien pour protéger de leurs souillures les bas-côtés de la rue, pas plus que les nombreux passants de cette belle après-midi d’hiver. Quelques personnes, apitoyées par leur état, leur proposaient de l’eau ; elle surenchérissait les vomissements. D’autres, outrés par leurs comportements les injuriaient. « Allez donc dégueuler dans vos squats, tas de minables. Si au lieu de boire comme des arsouilles, de vous tatouer comme des indiens ou de vous transformer en fakirs avec vos piercings, vous vous mettiez au travail, vous n’en seriez pas là ! » Le résultat était qu’au niveau de la voie occupée par les mendiants, le sol devenait dégoûtant, maculé de vomissures que les chaussures des piétons transportaient, malgré eux, un peu partout dans les magasins et ailleurs, un peu plus loin, sur la chaussée. Parfois leurs chiens profitaient de l’aubaine pour laper les vestiges alcoolisés de leur maîtres. Les différents attroupements et les altercations qu’ils provoquaient finirent par attirer l’attention de la police municipale. Les agents cherchaient à ramener un peu d’ordre et comme deux équipes, assez éloignées l’une de l’autre, se retrouvèrent dans la même situation, à travers leurs communications et sur les indications de la vidéosurveillance, il fut convenu d’appeler le SAMU, d’abord pour dégager la rue de ces citoyens perturbateurs, ensuite parce que l’on conclut assez facilement qu’ils étaient probablement victimes d’un empoisonnement collectif dont un minimum d’enquête montrerait la cause. Une heure après, la rue était enfin dégagée de ces personnages indésirables. Les vestiges de leurs déjections furent largement dispersés par les milliers de chaussures des passants et les

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autres individus du même acabit furent priés d’aller voir ailleurs. La belle après-midi de cette fin de mois de janvier, rue Sainte-Catherine, pouvait redevenir calme et enfin sereine… Dans les toilettes d’une brasserie du quai Louis XVIII, une grandmère quittait son accoutrement. Elle avait enlevé son chapeau à voilette, quitté ses gants et au-dessous de son manteau elle se défit d’une espèce de chasuble qu’elle plia soigneusement. Son déguisement rangé dans son lourd cabas, la personne ainsi transformée se dirigea vers le tram qu’elle prit, en direction de la gare Saint-Jean. Il était aux environs de 17 heures et la température amorçait la baisse prévue. Les premiers soins dont bénéficièrent les vingt-neuf personnes amenées aux urgences furent d’abord un bon nettoyage et un antispasmodique qui calma les ultimes vomissements pour les unes et les nausées pour les autres. Cinq à six heures après, elles commençaient à aller mieux et pour la plupart demandaient à regagner leurs squats, d’autant que pour celles qui avaient des chiens, elles souhaitaient les récupérer. Les dernières purent quitter les urgences vers 23 heures.

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Chapitre 9 Samedi 19 janvier, 22 heures, Lyon. Quartier Saint-Jean, rue du Bœuf.

Pablo venait de la gare de Lyon Part-Dieu avec son vélo Brompton pliable, une valise accrochée sur le dos par un système de sangles. Il était un peu plus de 22 h 30. Comme chaque fois qu’il rentrait tard, il prenait la plus grande attention à ne pas faire du bruit. Sophie, sa logeuse, avait l’oreille sensible et s’il la réveillait, elle savait lui en faire crûment la remarque, même amicalement. Il arrivait justement sur le palier, ayant pris les précautions habituelles, lorsque la porte de Sophie s’ouvrit. Il sursauta. « Eh, d’où venez-vous M. Gomez, à cette heure si tardive… Vous en avez une drôle de valise sur le dos. Justement, je vous attendais. » Même si elle avait la gouaille facile, Sophie n’avait pas l’air bien en forme. « J’espère que je ne vous ai pas réveillée ? – Bien sûr que non, puisque je suis encore habillée. Allez ranger votre vélo d’acrobate et la valise, et venez me voir… faut que j’vous cause. » Pablo déposa le vélo dans son entrée et la valise qui servait à l’emballer, dans son bureau. Devant le miroir du vestibule, il vérifia qu’il n’était pas trop décoiffé et constata que malgré la fatigue, son visage était plutôt détendu. « Alors comme ça, vous revenez de Marseille, vous avez dû profiter du soleil ! Ici il a fait mauvais toute la journée. Asseyez-vous. Vous prendrez bien une infusion… – Ne vous dérangez pas, madame Sophie, mais ce sera avec plaisir… – Eh bien voilà, la « madame » Sophie, elle a fait venir son médecin. Ce bougre d’âne n’a rien trouvé de mieux que de me convaincre qu’il

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fallait m’hospitaliser, moi, Sophie Dujardin, alors que l’hôpital, je n’y ai jamais été que pour aller voir les autres ! – Je suppose qu’il a raison, madame Sophie, depuis quelques temps je vois bien que vous soufflez pour monter les escaliers. Il faut vous soigner et faire confiance aux médecins, votre cœur doit avoir besoin d’aide. – Vous êtes tous pareils, les médecins, vous croyez que les malades, ils n’ont que ça à faire ! Parce que si mon cœur à besoin d’aide, moi aussi ! Comment vais-je faire pour mon Patrick ? » Ce disant, elle passait amoureusement sa main contre l’aquarium d’un gros poisson rouge aux yeux globuleux. « Qui va lui donner à manger ? Qui viendra, en mon absence, lui tenir compagnie ? Vous ne le croiriez pas, mais il adore qu’on lui parle ce poisson. Je le connais bien mon Patrick. » Elle en avait la larme à l’œil. « Mais madame Sophie, il n’y a pas de problème, cela me fera plaisir de vous rendre ce service, et puis vous savez, Patrick me connaît maintenant, il m’a déjà vu plusieurs fois et j’espère que nous discuterons bien tous les deux. Soyez rassurée, vous pouvez partir tranquille, je donnerai de vos nouvelles à Patrick. Si vous pensez qu’il ne s’ennuiera pas chez moi, je le prends en pension. – Vous êtes trop brave, M. Gomez. J’ai toujours pensé que vous étiez un chic type depuis que vous êtes venu pour louer l’appartement. Jamais de bruit, pas de femmes de mauvaise vie qui viennent vous voir et puis, dites, ce cadeau de Noël qui m’a tant fait plaisir. » Pablo se souviendrait toute sa vie de l’inquiétude puis du ravissement qu’elle avait manifesté lors du bricolage qu’il avait réalisé à Noël chez elle. Cela faisait à peine plus de trois semaines. Pablo, totalement affligé de voir le mauvais état des patients de son essai clinique, broyait du noir et se réfugiait dans la spiritualité. « Que les gens ne soient plus très croyants, pourquoi pas, c’est leur affaire, mais qu’ils profitent de cet événement d’espérance, de la naissance du fils de Dieu fait Homme, pour se goinfrer, pour abêtir leur progéniture, me laisse perplexe. Ils délaissent nos magnifiques cathédrales pour envahir les temples de la consommation et y souscrire, à crédit, l’achat de futilités. » Il était passé voir Claire à l’hôpital, elle n’allait pas bien du tout en l’absence du traitement promis et que la réglementation avait annulé.

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Pablo avait décidé de se rendre à la cathédrale Saint-Jean. Il trouva une chaise libre et aperçut sa logeuse, Sophie Dujardin, assise un peu plus en avant. Quand elle parvint, à la fin de la messe, devant Pablo qui l’attendait, elle marqua sa surprise. « Mais que faites-vous là ? Vous êtes venu accompagner des amis ? – Non, Mme Dujardin, je suis seul et je suis venu participer à la messe de minuit. – Ça alors, M. Gomes, un savant comme vous, vous avez besoin de croire au Jésus de la crèche comme les petites gens. – Mais Mme Dujardin, la religion, la spiritualité, ce ne sont pas des affaires d’intelligence. La foi peut se manifester différemment, son interprétation diffère selon chacun, pour autant c’est la même foi que nous partageons. – Boudi ! Je n’y comprends déjà plus rien. Pour moi vous savez, la foi elle se mesure en nombre de Pater Noster et Ave Maria. Pour le reste… » Bras dessus bras dessous, ils marchèrent tranquillement jusqu’à leur immeuble. « Mais dites-moi, monsieur Pablo, venez donc partager avec moi le réveillon. Vous nous tiendrez compagnie, à moi et à mon poisson rouge, Patrick. » Indéniablement, Sophie avait vu large pour la nourriture ; au cours de l’excellent repas, il eut droit à son « pôvre » mari, à sa fille mariée avec un « boche » et – Dieu merci − partie vivre en Allemagne… Sophie ne lui épargna rien, ni sur sa famille ni sur ses problèmes d’intendance. « Et quand vous avez un simple problème de plomberie ? Personne. Si vous appelez une entreprise, entre les frais de devis, le déplacement, aller chercher la pièce, venir vous la remplacer, vous êtes déjà ruinée… » – Pourquoi me dites-vous ça, Mme Dujar… – Appelez-moi Sophie, monsieur Pablo… Je vous dis ça parce que mon évier est bouché et que je suis obligée de vider la bassine à vaisselle dans les toilettes. Tenez, venez voir ! » Autant pour lui faire plaisir que pour mettre fin à la soirée, Pablo suivit la vieille dame. « Mais ce n’est rien, Sophie. Avec les fournitures nécessaires il me faudrait moins de deux heures pour vous dépanner. – Vous me feriez ça ? – Mais bien sûr, sans problème…

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– Doux Jésus ! Mais c’est bien Noël et le « barbu » m’a apporté un plombier. Plombier et savant, jamais on n’aurait vu ça à mon époque. » Heureux de laisser sa logeuse à son bonheur et à son Père Noël, il lui promit de s’occuper rapidement de ces petits travaux. Pablo avait pris son après-midi et en profita pour mettre à exécution ses promesses de plomberie. Pablo était un bricoleur-né. Son frère Ernesto l’avait, tout jeune, initié aux secrets des dépannages, il savait tout faire. Pablo avait préféré enlever toute la canalisation. La vieille dame, de plus en plus inquiète, lui demandait d’arrêter le « massacre »… « Eh boudi ! Comment je vais faire ma vaisselle maintenant ! – Mais madame Sophie, ne vous en faites pas, j’ai prévu de tout refaire à neuf, je n’en ai pas pour plus de deux heures. » Il avait beau la rassurer, elle tournait autour de lui affolée, parlant toute seule : « Nous voilà propres, mon Patrick, sans eau, il faudra que je retrouve les gestes de l’ancien temps… ». Épuisée de tant de souci, elle finit par s’asseoir sur une chaise et regarda Pablo s’agiter. Il ne fallut pas plus d’une heure avant que le robinet de l’évier, ouvert à fond, ne s’évacue joyeusement à travers le nouveau siphon… Sophie en pleurait d’émotion et priait à haute voix : « Sainte Marie, notre Mère, mais ce petit fait des miracles, priez pour lui, donnez-lui le salaire de sa bonté et de son génie ; pour moi, ma Mère, je lui donne son mois de loyer… et le reste de foie gras ! Il y a bien longtemps que je n’avais pas été aussi gâtée par le Père Noël ; je crois que je vais finir par « y croire ». En tout cas c’est Jules, mon « pôvre » mari, qui doit être content, là-haut, de savoir combien vous vous occupez bien de moi ! » Pablo, ravi de la voir heureuse, la salua. Sans qu’il puisse s’y soustraire, elle l’embrassa sur les deux joues. Ce souvenir l’incitait au sommeil, mais au moment de sombrer dans le méandre de ses rêves, comme tous les soirs depuis le décès de Claire, son visage apparut. Elle était souriante, confiante. Puis s’alternaient les pleurs de ses deux petites filles le jour de ses obsèques. Leurs regards exprimaient la trahison des adultes et plus particulièrement celle de Pablo. En tout cas, il le ressentait ainsi. Ces regards le persécutaient, dans son esprit il cherchait à s’en disculper, mais, obsédants, ils le privaient de l’endormissement. Pablo y voyait un appel à la « vengeance ». Ce samedi, il s’endormit un peu plus facilement que les soirs précédents. La fatigue peut-être… ?

Chapitre 10 Samedi 19 janvier, 9 heures, Lyon. Ier arrondissement, rue Émile Zola

Le samedi matin, lorsqu’Angèle se réveilla, Dominique sortait de la salle de bain. Elle s’approcha pour encadrer son visage entre ses deux mains, et l’embrassa tendrement. Elles avaient fêté avec effusion la fin du traitement par radiothérapie de Dominique une bonne partie de la nuit… « Pendant que tu vas prendre ta douche, je vais préparer le petitdéjeuner. » Angèle admirait l’aisance de Dominique. La nudité lui était naturelle. Malgré le traitement qu’elle venait de subir, son corps épanoui, en pleine lumière, restait resplendissant. La petite cicatrice sur le haut de son sein droit n’arrivait pas à gâcher sa plastique. Angèle avait toujours pensé que ses formes pulpeuses auraient séduit Maillol… La salle de bain, en continuité avec la chambre et le dressing, s’ouvrait sur une zone spacieuse équipée d’une cabine de hammam, d’appareils de gymnastique et de training. Tout était luxe et bon goût. L’appartement ancien, décoré avec discrétion, était vaste, environ deux cents mètres carrés. Les volumes, les plafonds moulurés, avaient été conservés, les planchers à la française refaits. De grandes fenêtres l’ajouraient largement. En forme de U, situé au troisième et dernier étage de l’immeuble, il n’avait pas de vis-à-vis et dans la journée, le moindre rayon de soleil parvenait, dans la chambre – à l’est – dans la cuisine – au sud – ou dans le séjour en fin de journée. Le décor intérieur était résolument moderne. Objets décoratifs, meubles, tableaux, constituaient un ensemble homogène particulièrement bien intégré, d’autant que l’éclairage était très original. De multiples spots, parfois partant du sol, des lampes d’ambiance de style permettaient de créer une atmosphère intime malgré la dimension des

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pièces. Ce savant éclairage savait mettre en valeur, là, tel objet de verre, créer ici une pénombre reposante ou encore s’adapter aux personnes installées sur les canapés de Le Corbusier. Simplement vêtues de peignoirs de bain, elles prirent le petitdéjeuner en devisant de ce qu’allait pouvoir être leur week-end. À y réfléchir, Angèle ne comprenait pas ce qui lui arrivait depuis maintenant trois mois. Elle ne l’aurait jamais cru possible. Non que l’homosexualité lui soit taboue, mais tout simplement elle ne l’avait jamais imaginée. Pour l’instant, elle était parfaitement heureuse et sans complexe. Seule la maladie de Dominique avait considérablement altéré leur bonheur, mais pas leur amour. Pas dupe, elle savait combien la vie peut être cruelle et sa crainte était la désillusion. Échaudée, elle l’avait été plus d’une fois dans sa vie, et était devenue coutumière de la solitude. Elle s’y était adaptée, mais si l’indépendance lui convenait, l’avancée en âge l’interpellait. Sincèrement, elle se posait la question : était-ce par égoïsme et par peur de la solitude ou par découverte de l’amour ? Sans discussion, la deuxième réponse était la bonne. En plus de l’amour profond qu’elle ressentait, elle imaginait trouver en Dominique un peu de cet amour maternel − ou fraternel − qui lui avait tant manqué. Et pour la première fois de sa vie, à bientôt trente-huit ans, sans doute libérée de ses appréhensions masculines, elle connaissait de vrais orgasmes, sans retenue, qu’elle ignorait jusque-là. Bien installées dans le RX Lexus, elles quittèrent le centre-ville pour aller profiter des couleurs de l’hiver. Elles marchèrent dans les chemins forestiers. Leurs propos entrecoupés d’embrassades et de longs silences ne négligeaient pas la réalité de leur situation. « Nous avons déjà une partie de notre vie derrière nous mais ce qui nous arrive peut être un nouveau départ. J’ai une excellente situation, ta réputation dans ton milieu vaut reconnaissance, mais prises par nos activités, avec le temps, nos vies personnelles vont s’étioler, sans que nous nous en apercevions. Chacune connaît la réussite, mais nous allons passer à côté du bonheur… Et si nous le tentions à deux ? » Leur promenade dans les monts du Beaujolais les conduisait dans des chemins bordés d’arbres dépouillés. La nuit tombant de bonne heure, elles décidèrent de rentrer. Elles ne tarissaient pas de compliments mutuels entrecoupés de caresses. Angèle ne pouvait plus quitter le contact de Dominique, sa main, son épaule, sa cuisse, son cou. Malgré le douloureux parcours de ces dernières semaines, de fréquents fous rires ponctuaient leur conversation.

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« Angèle, ma chérie, connais-tu les Seychelles ? – Non, uniquement par les reportages que j’ai pu voir ; les paysages ont l’air magnifiques. » Appuyée sur un coude, elle se penchait vers Dominique et d’un regard interrogateur. « Pourquoi cette question, mon amour ? » – Tu travailles comme une folle, je sors de ma radiothérapie, je suis fatiguée mais pas au point de ne pas pouvoir changer d’air… nous aurions bien besoin de récupérer. Que dirais-tu d’un séjour des ces îles merveilleuses ? Le dépaysement nous ferait le plus grand bien. Qu’en penses-tu ? » Dominique avait le moral, elle se situait après le traitement et envisageait un futur serein, et quel bonheur de partager des vacances idylliques ensemble, pensa Angèle. Dominique lui expliqua qu’elle possédait un voilier géré en location mais dont elle pouvait disposer. Elles fixèrent la date de leur expédition au vendredi 1er février. La compétence et la renommée de Dominique lui assuraient de très confortables revenus. Elle aimait le luxe : son appartement, ses bijoux, sa voiture en témoignaient ; son élégance raffinée contrastait avec les tenues d’Angèle. Dès le début de leur vie commune, Dominique lui avait proposé d’améliorer sa garde-robe pour faire d’Angèle, comme elle disait, une égérie que tout le monde admirerait. Puis d’un regard faussement sombre elle avait ajouté : « Mais pas question de partager autre chose que ton élégance, pour le reste je me reconnais d’une exclusivité sans limite ! » Elles avaient éclaté de rire et s’étaient jetées dans les bras l’une de l’autre. « Si tu es d’accord, nous allons prévoir une journée de shopping de folie. » Avec quelque gêne, Dominique avait regardé Angèle droit dans les yeux et lui avait déclaré : « Angèle, nous sommes deux adultes, nous pouvons aborder sans arrière-pensée des sujets qui dans d’autres circonstances risqueraient d’altérer nos relations ou de nous conduire à des non-dits… » Angèle avait souri et pris son air le plus angélique… et lui avait répondu : « Stop Dominique, je te vois venir avec tes gros sabots, je sais parfaitement ce que tu vas me dire : Ma petite Angèle, accepte ma facilité matérielle,

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ne sois pas vexée par mon aisance, c’est par amour que je vais t’offrir ces magnifiques fringues, cela me fait tellement plaisir, et patati et patata… » Les deux femmes, jusque-là, s’étaient contentées de jouir du moment présent sans qu’il soit question de contraintes matérielles. Elles respectaient d’un tacite accord de partager les petites dépenses du quotidien de ces quelques mois passés ensemble. « Écoute Dominique, je t’ai raconté ma vie sans faire état de mes conditions matérielles. Contrairement à toi, qui as connu le dénuement, j’ai toujours vécu, enfant, dans l’opulence. Depuis le décès de mes parents je dois reconnaître que ce qu’ils n’ont pas su me donner en amour ils me l’ont laissé en patrimoine. Je suis propriétaire de plusieurs immeubles à Paris et à Neuilly. Tu peux comprendre que je n’ai guère besoin de mon salaire pour satisfaire à mes besoins, d’autant que je suis propriétaire de mon appartement à Lyon. Je suis une « sans difficulté financière », une « SDF » un peu particulière – ajouta-t-elle avec provocation. Malgré le respect que j’ai pour l’argent, il est en définitive pour moi une source de responsabilité… Avec l’« aide » de gestionnaires, je prends à cœur de gérer ce patrimoine en plus de mon intérêt pour mon métier. » Puis, rougissant comme une pivoine… « La seule satisfaction de cette gestion est de pouvoir satisfaire, par les revenus de mes biens, aux besoins de ma fondation, en Afrique, dans un village du Burkina où nous faisons ce que nous pouvons pour les enfants. » Et redevenant elle-même, mais d’une voix claire : « Aussi, Dominique, si tu l’acceptes, faisons-nous tous les cadeaux que nous avons plaisir à nous offrir, aussi fous que notre amour, mais pour ce qui est de nos besoins, y compris et surtout du superflu, gardons notre autonomie puisque nous avons la chance d’en avoir les moyens. » Dominique, éberluée, la bouche à demi ouverte, était restée sidérée. Angèle eut peur – mais ne savait pourquoi – de l’avoir vexée. Un silence presque pesant marquait la fin de cette déclaration. « Alors là ma petite, chapeau ! Franchement je n’aurais pas pensé que ce soit possible ! Mais tu es un crésus doublée d’une sœur Emmanuelle. Autant de sagesse pour ton âge, j’ai du mal à le croire ! » Elle se leva et l’enlaça très affectueusement. Et tout doucement, comme si elle se parlait à elle-même : « Elle est belle, intelligente, sportive et de plus, elle est d’une sagesse exemplaire… Comment est-ce possible ? Merci mon Dieu, moi qui ne suis pas croyante, merci de m’avoir offert le plus beau diamant que l’on

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puisse imaginer… – et dont ton plus narquois – pour un solitaire, c’est le plus merveilleux que l’on puisse trouver. Mon plus beau diamant solitaire, il ne me reste plus qu’à te faire un écrin digne de ta valeur. » Et elle l’embrassa longuement.

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Chapitre 11 Dimanche 20 janvier, 9 heures, Bordeaux. Centrale nucléaire EDF du Blayais.

Charles Renouvier était de quart ce dimanche 20 janvier à la centrale nucléaire de production électrique (CNPE) du Blayais, tout près de Bordeaux. Il râlait d’autant plus de travailler ce dimanche qu’un beau temps froid mais sec incitait à la promenade. La semaine avait été pluvieuse et samedi son épouse l’avait traîné en ville pour quelques achats vestimentaires, ce qui n’était pas sa tasse de thé, lui qui ne rêvait que de balades à VTT. Se forçant à oublier que sa femme et ses enfants étaient partis s’aérer sans lui, il se fit rapidement à l’idée d’aller au boulot ; il faut dire qu’il bénéficiait d’autres compensations et que d’une manière générale il était heureux de son métier. Il était technicien de maintenance à la centrale. Il devait prendre son poste en début d’après-midi, à 14 h 30 précises. Comme de coutume, après avoir « badgé » son entrée, il se dirigeait vers le vestiaire lorsqu’au passage de la borne de détection le signal sonore se déclencha. À part les exercices réguliers de test, Charles n’avait jamais eu connaissance du déclenchement de la balise de détection de la radioactivité en entrée de la zone surveillée. Il s’éloigna du détecteur et le signal sonore s’arrêta. Il hésita entre revenir en arrière pour vérifier le bon fonctionnement de l’appareil et poursuivre son chemin, sans oublier de signaler une probable défectuosité au service de radioprotection. Sa conscience professionnelle et sa culture de sûreté ne le firent pas hésiter longtemps. Il revint sur ses pas et le signal sonore d’alerte se remit à sonner. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il arrivait de chez lui, en tenue de ville, et le détecteur en charge de veiller à ce que le moindre taux de radioactivité ne sorte de la centrale se déclenchait… Bizarre !

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Il manœuvra l’appareil pour le mettre en position de test. Apparemment tout était normal et l’appareil fonctionnait bien. Bien que cela semble impossible, Charles conclut qu’il devait être porteur de radioactivité puisque son entrée en zone déclenchait l'instrument. Conscient de ce que cela représentait, il sortit son téléphone mobile et appela le numéro du permanent de radioprotection affiché au-dessus de la balise. « Allô, la radioprotection ? … Charles Renouvier à l’appareil, ditesmoi les gars, je ne sais pas ce qui se passe mais j’ai un problème à la balise de détection numéro 3624… Où ça ? … Oui à l’entrée est de la zone surveillée… Que fais-je, dois-je vous attendre ? … OK, je ne bouge pas. Mais ne m’oubliez pas, je ne veux pas poiroter trop longtemps, d’autant que je dois prendre mon poste dans dix minutes. » L’équipe du service sollicité arriva cinq minutes plus tard. Très rapidement, le détecteur fut innocenté et s’il détectait de la radioactivité, c’est bien parce que Charles Renouvier en était porteur. L’équipe d’intervention était bien au point, ils proposèrent à l’agent de maintenance de se déshabiller sur place et lui proposèrent des habits de travail exempts de toute contamination. « Écoute Charles, tu peux rejoindre ton vestiaire sans problème et regagner ton poste ; nous prenons tes vêtements, nous allons mesurer l’importance de la radioactivité. Si elle n’est pas très importante, nous attendrons lundi matin pour l’analyse spectrale. » Charles partit à son poste. Confronté au quotidien à de multiples occasions de côtoyer de faibles contaminations radioactives, deux heures après il ne pensait plus à l’incident. Il rentra chez lui dans la nuit de dimanche à lundi, en tenue de travail propre. Sa priorité était bien de dormir le plus tôt possible.

Chapitre 12 Dimanche 20 janvier, 19 heures, Lyon. Quartier Saint-Jean, rue du Bœuf. Ier arrondissement, rue Émile Zola. Pablo n’avait pas passé un bon dimanche. N’en pouvant plus de rester chez lui rue du Bœuf à se morfondre, il décida, contrairement à son habitude, d’aller marcher le long des berges du Rhône. Le dimanche après-midi, les sentiers étaient envahis de promeneurs et de poussettes. Il ne pleuvait pas. Fatigué mais ne s’arrêtant pas de marcher, dès qu’il était tout seul, il parlait à haute voix comme pour s’entendre penser : « La vie est une connerie faite de glue, et dès que tu y mets les doigts tu ne peux plus t’en dépêtrer… » Et quelques minutes après : « Mais à qui faudrait-il s’en prendre, mon Dieu, pour éradiquer la bêtise humaine ? » Un peu plus loin, après un virage du chemin de terre : « Et moi, Pablo, je suis aussi con que les autres mais mon problème, c’est que j’en suis conscient… » Un instant plus tard, il croisa un couple de personnes âgées. Il eut l’impression qu’elles le regardaient d’un drôle d’œil. Peut-être l’avaientelles entendu parler à haute voix et se rendaient-elles compte qu’il était seul. À moins que le mouvement incessant de sa main remontant sa mèche pendante les ait intriguées ? Avant de rentrer chez lui, Pablo marqua une assez longue étape dans la cathédrale Saint-Jean. La nef était quasiment vide, il se dirigea vers le bas-côté et s’agenouilla. Il resta ainsi une bonne demi-heure à prier dans la pénombre. Un regard attentif aurait vu s’échapper une larme de ses yeux fermés, devant lesquels restait présent le regard de Claire et celui de ses deux enfants…

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De retour chez lui, il prit le temps de lire les informations du quotidien local du samedi, qu’il avait ignoré. Comme tout un chacun, il avait appris le dramatique accident lié à l’action de Global Environment mais découvrait que la réunion préparatoire aux Entretiens sur l’Environnement avait été annulée. Il lu les différents commentaires à ce propos et les compléta sur Internet. Même s’il pensait, comme beaucoup d’autres de ses collègues, que globalement ces Entretiens allaient être une mascarade politico-politicienne, il état outré de l’importance accordée aux associations écologiques en général, et à Global Environment en particulier malgré leur acte répréhensible devenu criminel. « Ça alors, c’est un peu fort qu’ils s’en sortent ainsi. J’aurais bien aimé être là lorsqu’a été annoncé ce report, on a dû voir ceux qui s’en réjouissaient et ceux qui manifestaient leur réprobation. Mais au fait, Ange devait y être… Il faut que je l’appelle. » Depuis qu’ils étaient devenus copains, c’est ainsi qu’il appelait Angèle. Il vérifia l’heure et décréta qu’il pouvait la déranger sur son portable. « Allo, Ange ? … C’est Pablo, comment va ? … Tu étais à Paris vendredi dernier… raconte-moi comment s’est passé le cirque de l’annulation de la réunion préparatoire ! » Et avant qu’Angèle n’ait le temps de répondre : « Tu parles d’une bande d’hypocrites, la messe est dite dans ses grandes lignes entres les « politiques », et on sait que pour donner à l’opinion publique l’impression de sa participation, il faut composer avec les associations et Global Environment, quoi qu’il en soit. – Pablo, je ne te raconte pas effectivement la pagaille dans la salle. Aux cris et aux sifflets il n’y avait pas photo, Global Environment était désavoué. – C’est bien ce que je pense, il existe un « deal » entre les politiques et Global Environment ; en aparté, ils négocient les « donnant-donnant » de façon à laisser à Global Environment une marge de manœuvre et en contrepartie ils obtiennent la tranquillité pour ne pas avoir de blocage notamment sur la construction de l’EPR. Sans cet accident, le message de leur action était clair. La seule chose qui me réjouit, c’est qu’aujourd’hui Global Environment a probablement perdu une partie de son capital « sympathie » et les décideurs ont gagné la tranquillité pour le réacteur de Flamanville. On leur laissera en compensation l’impression qu’ils auront du poids sur le déroulement de ces Entretiens « bidon ». Tout est déjà établi, leur seul but est de donner à l’opinion publique l’impression que ses avis sont pris en compte. Global Environment s’y emploiera. »

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Angèle n’était pas tout à fait d’accord avec Pablo. « Certes, il y a un jeu politique et ses transactions, mais aussi une dimension internationale ; tu oublies de plus que Global Environment fait valoir, ce qui est assez rare pour une association, un panel d’experts qui peuvent discuter d’égal à égal avec la communauté scientifique. Son président est vétérinaire et, à titre personnel, s’appuie sur sa formation pour parler écologie. » À l’autre bout de la ligne Pablo manqua de s’étouffer, en tout cas son ton était monté brusquement de deux crans ! « Mais Ange, tu n’y es pas du tout, le caractère international ne se réglera pas dans ces Entretiens, et pour ce qui est des experts de Global Environment, ce sont des charlots, ils usurpent leur compétence, c’est un scandale. As-tu déjà lu dans la littérature scientifique des travaux des experts de Global Environment… ? » Pablo n’avait pas de mots assez durs pour décrier leur « pseudo compétence ». « Ange, comme la plupart des journalistes, tu es impressionnée par leur charabia parce qu’il te dépasse, mais sache qu’il ne trompe pas les vrais experts. » Angèle marqua un temps de silence. « À la réflexion, tu as peut-être raison Pablo, je te crois d’autant plus, tu le sais, que je ne les trouve pas particulièrement ouverts aux investigations. Bien, il faut que je te laisse, mais nous reprendrons cette conversation car tu sais que le sujet m’intéresse. Je t’embrasse. – Moi aussi Ange, à plus tard. » Pablo prolongea cet échange par une réflexion personnelle. « Cette Angèle ! Comme tous les non spécialistes, dès qu’il est question de connaissances scientifiques, complexée, elle est prête à prendre pour argent comptant les premiers propos dès lors qu’ils ont la teinte de son incompréhension. » Mais en définitive, en dehors de son état d’affliction lors de leur première rencontre, c’est bien cette naïveté qui l’avait ému.

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Chapitre 13 Lundi 21 janvier, 8 h 30, Bordeaux. Service de médecine nucléaire au CHU. Service médical du CNPE du Blayais. Annabelle Favier, brillante jeune praticienne hospitalière, spécialiste de médecine nucléaire, arriva vers 8 h 30 dans le service. Elle devait participer à un « staff » médical et n’était pas en avance. Elle enfila une blouse et rejoignit la salle de réunion en cardiologie. Elle en revint vers 10 heures. Lorsqu’elle passa devant le contrôleur dans le couloir du service de médecine nucléaire, l’alarme sonore, peu bruyante, se déclencha ; elle n’en fut pas très étonnée car il n’était pas rare que la proximité d’un patient injecté du médicament radioactif pour son examen déclenche cet appareil de grande sensibilité. Quelque dix minutes plus tard, elle repassa devant le détecteur qui à nouveau se déclencha. Elle s’arrêta et vérifia qu’en plus de l’alarme sonore, le niveau de radioactivité indiqué par l’appareil était élevé ; il n’y avait pas le moindre patient à proximité. Elle alla dans le bureau de George. George Maurisset était le physicien médical du service. De savoir encyclopédique, il avait réponse à tout ; il fallait même le calmer dès qu’il s’agissait de problèmes médicaux… « Salut George, tu as passé un bon week-end ? Dis-moi, j’ai un souci avec le détecteur de contrôle dans le couloir ; peux-tu venir voir ? » George eut tôt fait de diagnostiquer l’anomalie : Annabelle était bel et bien contaminée. « Ne cherche pas, tu as dû te contaminer en administrant les doses thérapeutiques d’iode pour les cancers de la thyroïde, vendredi soir… – Mais pas du tout, vendredi après-midi j’étais dans le service de cardiologie, nous avons travaillé sur nos dossiers de scintigraphie myocardique avec les cardiologues.

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– Alors il y a problème. Arrête de te promener dans tous le service et change-toi. Tu mettras tous tes vêtements dans un sac plastique ; je vais les analyser. Je dis bien tous tes vêtements, y compris tes sous-vêtements, en particulier ton slip car si tu as une contamination interne, tu le sais, c’est dans les urines que nous la verrons. – Mais ça ne va pas, non ! Je n’ai pas de slip de rechange dans mon bureau ! » Goguenard, George lui rétorqua : « Ce n’est pas parce que tu vas rester une heure ou deux sans slip que tu vas t’enrhumer ! Dès que tu te seras changée tu devrais te doucher avant d’enfiler des habits hospitaliers propres. Tu m’amènes tes vêtements et tes chaussures le plus vite possible. Je libèrerai une gamma caméra pour vérifier avec quel type de radioélément tu t’es contaminée. » Le docteur Annabelle Favier regagna son bureau, inquiète. Tout le service allait savoir qu’elle portait des strings ! Deux heures après, la sanction était sans appel : ses chaussures de ville étaient fortement contaminées à l’iode 131, comme le bas de sa jupe. Quant au string, soit par insuffisance de tissus à analyser, soit parce qu’il n’y avait pas de contamination interne, la radioactivité était juste audessus du seuil de détection. Par précaution, George réalisa un comptage de la glande thyroïde d’Annabelle ; il n’y avait rien. En revanche, il fallut vérifier la contamination du sol du service… on la suivait à la trace, il y en avait un peu partout ! * * * À quelques kilomètres à vol d’oiseau de là, le même problème se posait dans le service médical de la centrale nucléaire de production électrique du Blayais. En plus des consultations habituelles des travailleurs par les médecins du travail, le service avait pour mission de rechercher systématiquement les éventuelles contaminations radioactives du personnel exposé. Lorsque le résultat était positif − ce type d’incident n’était pas exceptionnel − la personne objet de pollution radioactive était prise en charge pour être décontaminée. La plupart du temps, une simple douche avec des détergents adaptés suffisait et les vêtements de travail étaient traités en conséquence. À ce titre, le service médical disposait des détecteurs sensibles nécessaires à ces contrôles.

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« D’où viennent ces sacs déposés dans l’entrée du service ? », demanda la secrétaire en regagnant son bureau. L’agent d’entretien lui dit qu’ils avaient été déposés par le service de radioprotection pour comptage. « Ils ont demandé que nous les rappelions pour nous préciser leur demande ; il s’agirait de vêtements civils contaminés. – Des vêtements civils ? Comment se fait-il que l’on nous confie des vêtements extérieurs à la centrale ? – Oui, c’est effectivement bizarre… – Dès que le technicien arrive, je lui en parle, qu’il se débrouille. » Après renseignements, il s’avéra que durant le week-end il n’avait pas été possible de contrôler les vêtements d’un agent contaminé venant prendre son service. Une simple analyse spectrométrique était demandée au service médical. Le spécialiste en charge des mesures anthropométriques voulut bien prendre un à un les sacs fermés. Il les plaça devant le détecteur qui servait en temps normal à contrôler la radioactivité des agents travaillant en zone contrôlée. Sur le tracé de la spectrométrie, pour deux des paquets d’habits, le détecteur indiqua une quantité notable d’iode radioactif et sur le troisième sac une radioactivité beaucoup plus importante. Le paquet le plus radioactif en iode 131 correspondait à une paire de chaussures, les autres à un pantalon et à un blouson. L’importance de la radioactivité était inhabituelle. La contamination exceptionnelle relevait du niveau de situations accidentelles comme le service n’en avait pas connu. Dès que le médecin en charge de ces examens eut connaissance des résultats, il téléphona au service de radioprotection. « Dites-moi, il faut m’adresser en urgence l’agent qui portait ces vêtements. Mais qu’a-t-il pu faire pour véhiculer une telle contamination ? Il faut lui proposer une prise d’iode stable, même s’il est probablement trop tard, et surtout rechercher une contamination interne par contrôle de sa thyroïde et analyse radiotoxicologique de ses urines. Avez-vous balisé la zone sur laquelle il a pu ainsi se contaminer ? Il s’agit probablement d’un agent qui a accès à un bâtiment de déchets radioactifs ? … Ah bon, il n’est pas là ! … Quoi ? Vous me dites que ces habits viennent de l’extérieur ! … Mais alors, il s’agirait d’une contamination hors site ! Dites-moi, cela change tout, vous auriez pu vous en apercevoir plus tôt ! … Vous pensiez que la contamination serait faible ! … Mais elle n’est pas du tout faible, je dirais même qu’elle est franchement notable ! Il faut avertir directement le directeur de la centrale et convoquer au plus tôt l’agent afin de lui faire une détection corps entier à l’anthropogammamétrie. »

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Le médecin du travail était perplexe. Si les habits de ville étaient contaminés, il ne voyait pas trente-six solutions possibles, la personne qui les portait avait dû rendre visite à quelque parent ou ami traité au CHU pour un problème thyroïdien. Il s’interrogeait à haute voix : « Mais comment les chaussures peuvent-elles être aussi contaminées ? Ce n’est pas possible qu’un patient traité par iode radioactif puisse souiller le sol d’une façon aussi importante pour qu’une personne de son entourage puisse emporter autant d’activité sous ses chaussures ! Il faut à tout prix que je me renseigne… » Charles Renouvier était de repos. Absent de chez lui, on n’arrivait pas à le joindre. Contactée sur son lieu de son travail, son épouse ne put préciser où son périple en VTT avait pu le conduire. Comme toujours, il était parti sans son téléphone mobile. Deux de ses collègues du service de radioprotection l’attendaient chez lui lorsqu’il rentra à la nuit tombante, couvert de boue de la tête aux pieds.

Chapitre 14 Lundi 21 janvier, 9 heures, Bordeaux. Adresse de l’ASN, Autorité de sûreté nucléaire.

« Qui va au courrier ce matin, les gars ? » Le bureau de la DRIRE1 de Bordeaux, en ce milieu de matinée, ressemblait à un intercours de quelque grande école. De jeunes ingénieurs devisaient entre eux, échangeant leurs péripéties du week-end passé. « Il faudrait signaler à nos interlocuteurs et à la Poste, une fois pour toutes, que la dénomination de notre service n’est plus la DGSNR2 mais bien, depuis quelques temps, la section régionale de l’ASN. Nous commençons juste à recevoir du courrier avec ce nouvel intitulé. » Quelques dizaines de minutes plus tard, un de ces jeunes inspecteurs adjoints triait le courrier du service pour chacun de ses collègues − il attendait une réponse urgente, un retard de dossier lui était reproché. Il remarqua une des rares lettres qui justement portait l’intitulé exact. Elle était destinée au directeur. La secrétaire du directeur reçu le courrier et l’ouvrit comme à l’accoutumée pour le classer dans un parapheur ; dans un premier réflexe, elle ne sut que faire de ce courrier bizarre, un bristol sur lequel étaient collées des lettres de journaux découpées. Elle le manipula dans tous les sens, la lecture de ces lettres isolées n’était pas aisée et le courrier, ce lundi, abondant ; elle ne prit pas le temps de déchiffrer son contenu. À 11 h 30, le directeur régional de l’ASN, Maurice Brun, commença la lecture de sa correspondance ; il découvrit à la quinzième page du parapheur le message qu’il déchiffra :

1. Direction régionale de l'Industrie, de la Recherche et de l'Environnement. 2. Direction générale de sécurité nucléaire et de radioprotection.

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À petites doses… Vous serez tous contaminés par vos miasmes… et vos femmes deviendront stériles. Tel est le châtiment d’Allah LEA

Et à côté, deux ou trois mots en arabe, collés eux aussi. Il appela à l’interphone sa secrétaire. « Qu’est-ce que cette mascarade, où avez-vous trouvé ce bristol avec ce message de lettres collées ? – Mais dans votre courrier, monsieur, sous enveloppe. – L’avez-vous gardée ? – Elle est à la poubelle avec les autres sans doute, monsieur. – Pouvez-vous me l’amener, s’il vous plait ? » À peine deux minutes plus tard, la secrétaire entra dans le bureau, penaude… « Monsieur le directeur, la poubelle a été vidée lorsque j’étais à la pause café, je ne retrouve plus l’enveloppe. – Essayez de la récupérer, cela pourrait être important. Voulez-vous, s’il vous plait, demander à mes directeurs adjoints de me rejoindre immédiatement en salle de réunion ? » Il était midi lorsque les quatre directeurs adjoints eurent rejoint le directeur régional. « Je voudrais vous montrer un courrier bizarre qui doit relever de la farce de mauvais goût mais qui m’a intrigué pour plusieurs raisons. Le message fait état du mot « contaminé », ce qui n’est pas banal ; d’autre part, il comporte une double signature, L E A, et une autre en arabe. Parmi vous, quelqu’un serait-il capable de nous traduire ces termes ? » Personne ne dit mot, puis la personne à droite du directeur suggéra : « On pourrait demander à notre gardien qui fait office de factotum, il est Tunisien. – Allez le chercher avant qu’il ne parte déjeuner, s’il vous plait. » Quelques minutes après, le maghrébin, Ftoua Bourricha, pénétra dans la salle de réunion ; impressionné, il se demandait quelle bévue il avait bien pu faire et s’attendait au pire. On lui montra les quelques mots en arabe du bristol. Il fut étonné et flatté qu’on le sollicite pour répondre à un problème que les directeurs réunis n’étaient pas capables de résoudre… « C’est bien simple, monsieur le directeur. Ces mots se retrouvent fréquemment dans le Coran ; en français, on peut les traduire par « Les Fils ou Enfants de Dieu ».

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– Compris, reprit un des directeurs, L E A pour « Les Enfants d’Allah ». – Merci, M. Bourricha – le Tunisien sortit – cela ne change pas grand-chose à l’intérêt que nous devons porter à ce message. Farce de quelque esprit dérangé où intimidation d’un groupe de terroristes ? En ces périodes de menaces permanentes et de plan Vigipirate, je me demande si nous ne devrions pas informer la préfecture, car si ce message nous est adressé, à nous ASN, la contamination évoquée et la stérilisation des femmes pourraient désigner probablement une pollution radioactive ! – Savez-vous comment ce message nous est parvenu, monsieur le directeur ? – Par la poste, au dire de la secrétaire, mais elle ne retrouve pas l’enveloppe. – Monsieur, quand j’ai trié l’ensemble de notre courrier, j’ai remarqué une enveloppe de ce format qui portait notre nouvel intitulé. Aviez-vous d’autres lettres de ce format ? – Ma foi, je ne sais pas, il faut demander à la secrétaire. Il faut à tout prix retrouver cette enveloppe. » Et avec énervement, il ajouta : « Ce ne doit quand même pas être impossible ! » À 14 h 20, personne n’avait encore déjeuné mais tout le staff des directeurs avait été mobilisé : l’enveloppe était identifiée. L’adresse manuscrite portait bien le nouvel intitulé du service, ce qui signifiait qu’elle provenait d’une personne particulièrement avertie. En revanche, elle n’était pas postée et avait été déposée directement dans la boîte aux lettres de la DRIRE, mais quand ? Vendredi après-midi, samedi, dimanche ou lundi matin de bonne heure ? On en resta là et le directeur remonta à son bureau. Sa secrétaire, qui n’avait toujours pas déjeuné, l’avait précédé de quelques minutes et l’attendait déjà avec impatience. « Monsieur le directeur, monsieur le directeur, vous avez en ligne le directeur de la centrale EDF du Blayais. Il veut vous parler personnellement, c’est urgent. – Allons bon, il ne manquait plus que ça ! Allo, M. Alain Verrier ? … Comment allez-vous ? … Que se passe-t-il ? … Ne me dites pas que vous avez un problème ? » Et il mit le haut-parleur pour ses collaborateurs. « Non, nous n’avons pas réellement de problème, mais des soucis. Nous avons repéré une contamination à l’iode 131 chez un agent qui est venu travailler hier, dimanche, à 15 heures.

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D’un ton presque narquois, le directeur de l’ASN régionale remarqua : « Où est le souci, les contaminations chez vous ne sont pas exceptionnelles… – Si, monsieur le directeur, lorsqu’elles proviennent de l’extérieur du site ! Et de plus, nous en avons repérées depuis ce matin deux autres, mais de moindre importance. Chez le premier agent nous avons quand même relevé une contamination très importante de ses habits de ville. Nous le cherchons, il est de repos mais n’est pas chez lui, la fixation thyroïdienne d’iode radioactif risque de ne pas être négligeable… – Avez-vous appelé la préfecture ? – Non, je souhaitais vous contacter auparavant ; nous avons pensé à une origine médicale mais vu le nombre de services de médecine nucléaire, nous n’avons pas souhaité initier une vague d’interrogations avant d’avoir votre avis. » Il était 15 h 15 lorsqu’en pleine conversation avec le directeur de la centrale, Maurice Brun vit s’ouvrir la porte de son bureau en même temps qu’il entendait frapper. Sa secrétaire, affolée, lui faisait de grands signes. « Un instant, M. Verrier, ne quittez pas… ma secrétaire m’apporte une information urgente. » Il coupa le micro du téléphone et déjà excédé : « Qu’est-ce encore ? – Pardon, monsieur le directeur, de vous interrompre, mais le professeur Claude Pécou du CHU tient à vous avoir personnellement et de toute urgence – sa voix traduisait l’émotion engendrée par ce remueménage, et elle n’avait toujours pas mangé –, il est en attente sur la deuxième ligne. – Nous y voilà ! Dites-lui que je le prends dans trente secondes et vous − désignant un de ses directeurs adjoints – appelez la préfecture de votre bureau, il faut que nous ayons le préfet ou du moins son chef de cabinet. Quitte à nous faire engueuler s’il ne se passe rien, mais ne perdons pas de temps… – M. Verrier, restez proche de votre téléphone, je vous rappelle, le professeur Claude Pécou du CHU veut me parler en urgence. Je vous tiens au courant de son appel s’il rejoint vos préoccupations. » Le monde des décideurs politiques, économiques et surtout universitaires à Bordeaux connaissait le professeur Pécou. Ses multiples responsabilités, hospitalières, d’élu au conseil régional puis de conseiller municipal à la mairie en faisaient une personnalité bordelaise incontournable,

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d’autant qu’en plus de ces mandats, il avait occupé les responsabilités universitaires de président de l’université. « Comment allez-vous, professeur, que se passe-t-il ? – Bonjour M. Brun, je vous appelle suite à un incident qui nous interpelle maintenant sérieusement. En deux mots, nous avons découvert ce matin, dans notre service, une contamination radioactive à l’iode 131 d’origine extérieure à l’hôpital chez une de mes collaboratrices médecin. Depuis, nous avons eu plusieurs patients contaminés dont une patiente qui venait subir une scintigraphie osseuse et chez qui, avant l’examen, nous avons trouvé une contamination importante, toujours à l’iode 131, avec une nette fixation thyroïdienne. Vous devriez contacter M. Verrier au Blayais, EDF doit avoir un gros problème avec ses rejets ! – Figurez-vous, monsieur le professeur, qu’il vient à l’instant de me dire la même chose pour ce qui vous concerne. Je ne peux vous en dire plus pour le moment, mais sachez que je contacte monsieur le préfet et qu’il serait utile que vous vous dirigiez vers la préfecture immédiatement. Je dis la même chose à Alain Verrier. Merci de laisser votre numéro de téléphone mobile à ma secrétaire, et inutile de vous dire de garder confidentielles ces informations. Très probablement à plus tard, monsieur le professeur. » Maurice Brun, centralien de formation, eut bien l’impression que dans les heures qui allaient suivre, ce n’étaient pas ses qualités d’ingénieur qu’il devait faire valoir, mais bien celles de gestionnaire de crise, en tout cas jusqu’à ce que la préfecture prenne en main la situation. Il distribua à ses collaborateurs les contacts prioritaires à établir : le directeur général de l’ASN, place du colonel Bourgoin, ceux de l’IRSN, institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, ainsi que celui du responsable du parc des réacteurs nucléaires chez EDF. L’information devait être transmise au plus haut niveau pour signaler le constat d’une probable contamination de la population bordelaise, de source encore inconnue, et probablement pas d’origine industrielle ni médicale. Il n’était encore pas nécessaire de faire état de la supposée menace. Pendant qu’ils convenaient d’hypothèses vraisemblables, un des adjoints vint lui dire que le préfet était dans l’avion pour Paris et que le chef de cabinet était aux vœux de monsieur le maire. « Ce n’est pas possible, faites-leur savoir que la préfecture a besoin d’eux – et devenant vulgaire, ce qui n’était pas dans ses habitudes – qu’ils se démerdent comme ils voudront, mais d’ici ce soir je leur repasse le « bébé », ce n’est pas à moi qu’il revient de déclencher le plan particulier

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d’intervention, le PPI, ou le plan Blanc – s’énervant encore plus – ni de contacter Matignon ou même l’Élysée ! » Il était 17 heures et personne, parmi les directeurs, n’avait encore déjeuné. Ils eurent le temps puisque la réunion à la préfecture ne se tint qu’à 22 heures.

Chapitre 15 Lundi 21 janvier, 22 heures, Bordeaux. Préfecture de Gironde. 23 h 30, rédaction de Sud-Ouest.

La séance pouvait commencer. Il y avait, autour du préfet, les membres de son cabinet, Maurice Brun, directeur de l’ASN régionale, Alain Verrier, le directeur du CNPE du Bayais, le professeur Claude Pécou, le directeur de la sécurité civile, celui des renseignements généraux, le commandant de la gendarmerie nationale, le commissaire de police et, pour le SPRA1, le colonel en poste. Le préfet donna d’abord la parole au directeur de la centrale du Blayais. Ce dernier relata les péripéties de l’agent Charles Renouvier puis fit état d’une dizaine autres agents pour lesquels la contamination existait mais restait un peu plus faible. Le service de radioprotection du site, avec l’accord de l’agent, s’était rendu à son domicile. Il se trouva que sa femme était beaucoup plus contaminée que lui et que chez elle la fixation thyroïdienne, mesurée au service médical de la centrale, était inquiétante. Il indiqua quelques valeurs pour les spécialistes. Des techniciens avaient balisé plusieurs zones contaminées chez eux ; ils habitaient en pavillon. Apparemment les deux enfants n’étaient pas concernés, on ne trouvait pas de fixation thyroïdienne appréciable. Ils avaient été confiés à leurs grands-parents. Le préfet posa deux questions au directeur de la centrale : Est-ce qu’un impact sanitaire pouvait être craint chez M. et Mme Renouvier ? Quelle avait pu être l’importance de la « publicité » faite à cette situation ?

1. Service de protection radiologique des armées.

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« Pour ce qui est du risque sanitaire, a priori, il est évident chez Mme Renouvier mais seul le suivi et l’avis médical nous le diront ; elle nécessitera très probablement un suivi à vie de son état hormonal. Au cas où la contamination se poursuivrait, nous avons donné des comprimés d’iodure de sodium aux parents et surtout aux enfants, pour qui la protection est plus importante. M. et Mme Renouvier sont des gens tranquilles, bien équilibrés. Par son travail, Charles Renouvier est capable de situer le risque. Sans être démesurément inquiets, ils sont légitimement préoccupés. Pour le moment, à part le trafic de nos véhicules se rendant chez eux, le voisinage n’est pas au courant. – Merci, M. Verrier. Puis-je vous demander, professeur Claude Pécou, ce qui se passe à l’hôpital ? – Monsieur le préfet, notre service a découvert, sur une de mes proches collaboratrices, médecin nucléaire, une contamination assez importante de ses chaussures de ville. Comme pour M. Charles Renouvier, apparemment cette contamination vient de l’extérieur du centre hospitalier. La trace de la fixation thyroïdienne de radioactivité est faible mais nous ne connaissons pas encore le comptage des urines. En revanche, plusieurs de nos patients étaient contaminés avec une fixation thyroïdienne notable. La dose délivrée n’est certainement pas négligeable et pourrait bien être dans un premier temps responsable d’hypothyroïdies et plus tard de cancers. Par ailleurs, en fin d’après-midi, j’ai appris que des déchets hospitaliers avaient déclenché la balise de contrôle de la radioactivité de l’incinérateur, où ils sont traités. L’hôpital a été informé et moi-même tout de suite après. Dans ce contexte, j’ai demandé à notre physicien médical d’éclaircir ce problème. Il m’a rappelé il y a une heure. Il s’agit encore d’iode 131 uniquement. Pour certains déchets, le niveau de radioactivité était très élevé, nettement supérieur au seuil de nos propres déchets. Plus étonnant, ces déchets ont pu être attribués au service des urgences. Voilà les informations côté hôpital. – Donc, si je comprends bien, nous avons deux informations complémentaires, de même nature, en provenance l’une de la centrale, l’autre du CHU. Dans les deux cas il existe apparemment d’assez nombreuses contaminations pouvant être importantes, qui viendraient d’une source extérieure à vos deux sites producteurs ou utilisateurs de cet iode radioactif. » Se tournant vers le directeur régional de l’ASN : « Est-ce suffisant pour avoir alerté les services nationaux ou nos ministères, M. Brun ? »

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Ce dernier perçut la critique, à peine voilée, d’avoir transmis les informations de l’ASN régionale à Paris. « Monsieur le préfet, je vous fais remarquer que les contrôles de la radioactivité humaine sont rares en dehors de ceux des centrales ou des hôpitaux. Nous parlons de quelques cas de contamination, qui nous dit qu’il n’en existe pas des centaines, des milliers… ? – Ne pensez-vous pas exagérer la situation ? – Monsieur le préfet – reprit Maurice Brun après avoir été interrompu – je vous ai dit, au téléphone, sans rentrer dans le détail, que j’avais une autre information à vous donner. Je laisse à chacun l’appréciation de son importance. J’ai reçu dans le courrier de ce matin une lettre non affranchie, destinée au directeur régional de l’ASN, dont je vous ai photocopié le texte. Il est très court. » Une photocopie du message fut donnée au préfet, une autre circula entre les mains des membres de la réunion : Vous serez tous contaminés par vos miasmes… et vos femmes deviendront stériles. Tel est le châtiment d’Allah LEA Et à côté, les deux ou trois mots en arabe. « Suite à ce qui se passe, je vous laisse juge de la portée de ce message. – Cela change tout. Qu’en pensez-vous, messieurs des renseignements généraux, de la police et de la gendarmerie ? Qui a déjà entendu parler de ce groupe de terroristes ? » Tout le monde se regardait et faisait des signes de dénégation. Le préfet demanda à Maurice Brun qui était au courant de ce message. Le directeur, assez sûr de lui, lui répondit qu’à part lui-même et son équipe de proches collaborateurs, personne n’avait lu le document ; il était à peu près sûr que la secrétaire n’en avait pas pris connaissance et − devenant brutalement pâle − il était moins sûr que le factotum tunisien ne l’ait pas retenu ! Le préfet prit la situation beaucoup plus au sérieux et pensa aux différentes consignes dont il était responsable. Pour parer à de telles situations, le territoire national était découpé en sept zones de défense. Il était préfet de zone, celle du sud-ouest, et à ce titre, pour un risque NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique), il avait à s’assurer du

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potentiel hospitalier de l’établissement de référence, le CHU de Bordeaux. Il pensait aussi au plan particulier d’intervention, le PPI, même s’il n’y avait pas de sources encore bien identifiée, mais surtout au plan Blanc. Mais où étaient les victimes ? Il se devait de veiller aux autres décisions de toute nature que ses collaborateurs allaient lui conseiller jusqu’à l’arrivée des spécialistes nationaux. « Bien, messieurs, je propose que chacun, dans son domaine, active tout ce qui pourrait nous apporter quelques renseignements, les ordres de grandeur de la radioactivité détectée, les doses délivrées à la thyroïde, l’acheminement de comprimés d’iode stable pour leur distribution. Monsieur le directeur, pour la sécurité civile, vos services sont-ils prêts pour effectuer un grand nombre de mesures de la radioactivité ? Notre problème va être de procéder à ces contrôles sans trop paniquer la population, mais comment ? Il faut contacter l’armée. Ont-ils suffisamment d’appareils de comptage à l’IRSN1 pour un comptage de la plus grande partie de notre population ? Alertez vos relais, et vous devez contacter les services de la DGSE2 et le réseau international de lutte contre le terrorisme. Le plus difficile va être de gérer la communication. À ce stade, je ne sais pas encore quelle doit être notre ligne de conduite. Bien sûr, la plus grande transparence, mais en raison du manque d’information, quelle vérité pouvons-nous garantir ? Inutile de vous demander la plus grande discrétion… » Un huissier entra dans la salle de réunion. Le préfet s’interrompit, l’huissier s’en approcha et se pencha à son oreille pour lui délivrer un message. Pendant qu’il lui parlait, il déplia devant ses yeux ébahis une feuille format A3. Le préfet se tassa sur son siège, verdit et balbutia quelques mots que seules les plus proches entendirent : « Les carottes sont cuites ». « Messieurs, alors que je vous parlais de gestion de la communication, on m’informe du titre du quotidien Sud-Ouest de demain. En voici la maquette de la première page… » Les caractères étaient tellement gros, sur la copie réduite, qu’ils étaient visibles pour tous : Attaque terroriste radioactive sur la ville de Bordeaux Contamination générale 1. Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire. 2. Direction générale de la sécurité extérieure.

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avec pour illustration des « trèfles radioactifs », sigles conventionnels de radioactivité, et des photos de secouristes masqués, vêtus de tenues NRBC. « Monsieur le directeur, êtes-vous sûr que votre factotum n’a pas lu le message ? Il serait temps de le lui demander ! » Pour sauver la face, l’interpellé rétorqua : « À moins, monsieur le préfet, que le quotidien ait aussi reçu le même message que l’ASN… – Nous allons vite le savoir – et se tournant vers ses collaborateurs – appelez-moi le directeur ou le rédacteur de Sud-Ouest − il se tourna vers son chef de cabinet − appelez Matignon, je veux avoir en ligne le Premier ministre, veillez que l’Élysée soit informé. Alertez immédiatement toutes les structures responsables de l’activation du plan Blanc ! Contactez monsieur le maire en personne et dites-lui que nous lui ouvrons les portes pour que ses services collaborent avec nous. Nous devons mettre en place la cellule de crise. » Le commissaire de police donna des instructions pour s’assurer du factotum Ftoua Bourricha, qu’il souhaitait rencontrer dans l’heure. Le commandant de gendarmerie regagna ses services pour faire le point sur les mouvements observés localement dans les milieux intégristes. Il était 23 h 40, et du café fut commandé… en grande quantité. * * * À la rédaction de Sud-Ouest, une autre cellule de crise était réunie dans le bureau du rédacteur. « Mais vous êtes complètement cinglés, vous rendez-vous compte de l’impact de ce titre demain matin ? Vous allez mettre la ville à feu et à sang. La préfecture puis la mairie vont nous tomber dessus à bras raccourcis. Dans cette période préélectorale, vous allez exacerber toutes les réactions émotionnelles possibles. » Le rédacteur en chef, Rolland Neveu, laissait passer l’orage, préparant ses arguments pour justifier sa décision. « Monsieur le directeur, nous en discutons depuis 20 heures, dans la plus grande confidentialité. Le débat pour ou contre ce titre n’a pas duré plus d’un quart d’heure tant les arguments pour la publication sont importants. J’ai cherché à vous contacter depuis ce moment-là, cela n’a pas été possible, vous étiez parti à la chasse, nous a-t-on dit. Il fallait se

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décider avant 23 heures, nous l’avons fait. Et ce n’est qu’à 23 h 20 qu’arrivé à votre domicile, votre épouse a pu enfin vous avertir. – La batterie de mon portable avait effectivement rendu l’âme. – Nous avons averti la préfecture à 23 h 30, mais aucune agence de presse n’est encore informée. Nous avons tenu à garder la priorité jusqu’au dernier moment. Nous communiquerons vers 3 heures du matin. Cela nous donne la priorité de l’information. Je vous laisse imaginer, monsieur le directeur, l’importance du scoop mondial que nous tenons. » Le directeur se gratta la tête et devant l’énormité du pari ne se sentait pas très à l’aise. « De deux choses l’une, ou vous avez raison et effectivement nous gagnons le jackpot, ou vous vous plantez et j’ai du mal à imaginer la suite… Quels sont donc vos arguments ?… pour que je me rassure. – Comme souvent dans notre métier, monsieur le directeur, beaucoup de chance pour commencer, ensuite du travail mené rondement. Habituellement, je quitte mon bureau vers 13 h 45 pour aller à la cafétéria. Contrairement à mes habitudes, aujourd’hui, je ne l’ai pas quitté. L’agent d’entretien vient faire le ménage vers 14 h 15. Lorsqu’elle m’a vu, elle s’est excusée et elle a fermé la porte puis l’a ouverte à nouveau : « M. Neveu, vous allez rire, il faut que je vous raconte ce qui vient d’arriver à mon mari, à l’instant il m’a appelée sur mon portable. Il est gardien à la DRIRE vous savez, il a été convoqué tout à l’heure, à midi, par tous les directeurs pour lire un mot en arabe que personne ne comprenait. Ça avait l’air important à ce que mon mari a pu me dire, le message parlait de menaces d’Allah pour les femmes, qui allaient être stériles ; il était signé en arabe « Les Enfants d’Allah ». Vite, on a demandé à mon mari de partir du bureau et ils ont discuté longtemps. Ensuite toutes les secrétaires et les directeurs ont fouillé les poubelles dans la cour pour retrouver une enveloppe. Ftoua, c’est mon mari, m’a dit qu’ils l’avaient enfin retrouvée. Il a entendu la secrétaire du directeur qui disait qu’elle n’était pas prête de pouvoir manger avec tous les coups de fils qu’elle devait donner. Ils sont drôles à la DRIRE, les directeurs font les poubelles au lieu d’aller manger. » « Je lui ai demandé si je pouvais rencontrer son mari, elle m’a dit que je pouvais le trouver au café Oasis vers 15 heures : « Demandez Ftoua Bourricha. » « Je n’en ai parlé à personne, j’ai pris le temps et je suis allé le chercher. Quand je suis arrivé au café, il était seul. J’ai su le convaincre, il m’a accompagné et confirmé les dires de sa femme. Il se trouve, deuxième

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chance, que je joue au tennis avec un copain marrant comme tout qui est physicien médical dans le service de médecine nucléaire au CHU, George Maurisset. Je l’ai appelé dans l’intention de lui demander, prudemment, un avis sur ce que m’avait dit Ftoua Bourricha. Avant que je lui pose la question, il m’a interrompu : « Il faut que je te raconte ce que je viens de faire. Notre médecin − tu verrais, elle est callipyge − en arrivant au service, ce matin, a déclenché notre détecteur de contrôle. Je ne sais pas ce qu’elle a fait ce week-end pour nous ramener une telle contamination radioactive ! Pour estimer son importance et connaître l’élément, j’ai fait une analyse de ses vêtements et sous-vêtements et j’ai trouvé… − il a longuement éclaté de rire – qu’elle portait un string, mais alors petit comme je n’en avais jamais vu, juste une ficelle ! Tu parles d’une histoire lorsque je le lui ai rendu ! – Et qu’as-tu trouvé ? – De l’iode 131 en pagaille sur ses chaussures et – encore un rire – aucune pollution urinaire sur son string. Je lui ai dit qu’il devait être trop petit pour retenir quelque chose… – Il n’y a qu’à toi que des histoires pareilles peuvent arriver, mais George, tu en as eu d’autres de « contaminés » ? – Figure-toi que oui, ce devait être le jour, nous avons eu une patiente qui nous a posé le même problème mais la contamination était beaucoup plus importante, sa thyroïde fixait et… − nouvel éclat de rire – sa culotte aussi ; il faut dire qu’elle était bien plus grande et de plus douteuse…, mais plus sérieusement, le comptage confirmait une contamination urinaire notable à l’iode 131 qui sera confirmée par la radiotoxico… – Dis-moi, George, je t’appelais pour samedi, tu es libre pour un double ? – Toujours partant. À plus, Rolland… » « Par ailleurs monsieur le directeur, vous savez que nous entretenons les meilleures relations avec la CLI1 du site du Blayais. À 17 heures cet après-midi j’ai reçu de la CLI, par e-mail, un avis de déclaration d’incident, il s’agit de contamination à l’iode 131 ; l’une est certaine et d’autres probables, mais NE VENANT PAS DU SITE ! À partir de là, j’ai réuni mes trois ou quatre collaborateurs les plus proches et nous avons travaillé ces informations de première main. – Je vois que même rédacteur, vous n’avez pas perdu vos réflexes de journaliste. 1. Commission locale d’information.

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– J’avais gardé Ftoua Bourricha sous la main. Je lui ai expliqué que s’il pouvait nous apporter encore quelques précisions, dans la plus grande discrétion, je pourrais intervenir très fortement pour que sa femme travaille de 6 heures à 13 h 30 au lieu de 10 heures à 17 h 30. Je lui parlé de mon copain au CHU qui avait eu connaissance de contaminations radioactives de certaines personnes, le mot « contamination » lui est revenu. Il m’a dit être sûr que ce terme était dans le message signé « Les Enfants d’Allah ». Un message parlant de « contamination », de « femmes stériles », envoyé à la section de la sûreté nucléaire, signé en arabe, des contaminations inhabituelles à l’iode 131 confirmées, au CHU, à la centrale, que risquons-nous, monsieur le directeur ? – À votre place, j’aurais fait comme vous, mais vous à la mienne, je ne suis pas du tout sûr que vous auriez signé ! – Moi non plus, monsieur le directeur, mais chacun son boulot ! – Et pour développer ce titre ? – Pas difficile, il nous a suffit de faire du « copier-coller » sur les innombrables articles sur Tchernobyl. Et il n’en manque pas. – Bon Dieu ! Mais je n’y avais même pas pensé : pollution par iode radioactif 131 égal catastrophe de Tchernobyl. » Puis, soucieux tout à coup : « Dites-moi Rolland, êtes-vous sûr que nous ne risquons rien ? Car en définitive, contrairement à Tchernobyl, on ne sait pas d’où il vient cet iode. C’est terrifiant ! – Je ne vous le fais pas dire, monsieur le directeur. » Le téléphone sonna sur la ligne intérieure. « Rolland, est-ce que notre directeur est avec toi ? Je le cherche partout ! – Oui, bien sûr. – C’est pour lui, je lui passe le préfet. »

Chapitre 16 Lundi 21 janvier, 23 heures, Paris.

Le procureur, pour le principe, avait demandé que l’on regarde du côté de Second Time. On avait trouvé qu’il s’agissait d’une agence de voyage retirée, dans une rue tranquille de Lausanne, en Suisse. Aux renseignements que l’on avait pu recueillir, elle travaillait dans l’événementiel et les voyages sur mesure haut de gamme. Ses clients se trouvaient dans le showbiz ou le milieu sportif de haut niveau. À ce microcosme s’ajoutaient de riches « retraités », dirigeants ayant immigré de leur pays avec une partie des aides qu’ils avaient su détourner de leurs objectifs, et encore des Russes et autres « princes » de pays pétroliers qui trouvaient plus confortable, pour leur santé, le climat helvétique. Les renseignements en restèrent là, d’autant que la prise en charge des conséquences de l’accident fut rapidement acceptée par l’assurance d’Hélico-Ambiance. EDF et les entreprises du chantier n’avaient pas plus d’intérêt que Global Environment à donner trop de relief à ce drame. Les avocats allaient régler au mieux les différends. * * * Ce n’est que très tard dans la nuit que les conseillers du président furent informés d’un possible attentat à la pollution radioactive dans la ville de Bordeaux. Rapidement, le ministre de l’Intérieur et celui des armées furent mis au courant et, comme il se devait dans de telles situations, les services adéquats furent mis en état d’alerte et l’Élysée averti. La section antiterroriste était saisie de l’affaire ; il fallait s’assurer de la

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coordination avec le SRPJ1 de Bordeaux, la sous-direction antiterroriste, la SDAT et bien sûr la direction inter régionale de la PJ. Le degré d’alerte passa à l’orange. Rien n’était encore certain, si ce n’est que la problématique d’un attentat nucléaire par pollution était déroutante mais redoutée car on n’en connaissait pas d’exemple. Les spécialistes la craignaient. Pas de revendication, signature d’un mouvement inconnu, mais il pouvait s’agir d’une attaque avec risques de type NRBC. Le plan Blanc allait être déclenché. La première préoccupation des spécialistes de la cellule antiterroriste était le risque de subir une série d’attaques dans plusieurs villes de France. Après Bordeaux, n’allait-on pas apprendre que d’autres grandes métropoles étaient ciblées ? Une alerte discrète fut lancée aux services préfectoraux de ces villes. Sans trop de commentaires précis encore, les CMIR2 furent mises en branle : « Une information, non vérifiée, signalant qu’un véhicule perdant accidentellement de l’iode 131 pourrait se trouver dans la ville ». Exercice ou alerte ? Pour la plupart des CMIR concernées, elles pensèrent à la première hypothèse. Pour la cellule antiterroriste, il fallait rapidement recueillir les informations que l’on pouvait avoir des milieux islamistes, savoir si des mouvements suspects avaient pu être observés. Plus inhabituelle était la question des « armes ». C’était la première fois qu’il s’agissait d’une pollution nucléaire. D’où pouvaient bien provenir ces éléments radioactifs ? Le trafic d’armes, on savait qu’il était toujours actif. Certaines filières connues étaient surveillées, mais on manquait totalement d’informations sur le trafic des matières nucléaires !

1. Service régional de police judiciaire. 2. Cellule mobile d'intervention radiologique.

TROISIÈME PARTIE

Mardi 22 janvier

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Chapitre 17 Mardi 22 janvier, 2 h 30, Bordeaux. Préfecture de Gironde. Toutes les personnes requises étaient enfin arrivées. Il n’y avait guère plus d’une douzaine de personnes, plus ou moins bien réveillées. À deux, les conseillers du Préfet firent un rappel de toutes les informations disponibles et des contacts établis. Ils exposèrent ensuite, sur une présentation qu’ils avaient préparée, en plusieurs points, les premières réflexions du petit groupe de personnes qualifiées qui s’était mis au travail pour aborder les dispositions à prendre en priorité. Un diaporama abordait en quatre points les aspects de la situation : les risques sanitaires, l’identification des sources, la prise en charge de l’information, l’identification de la menace terroriste, avec les contre-mesures à prendre. 1. Les risques sanitaires S’il se confirmait que le seul isotope radioactif utilisé pour cette attaque était l’iode 131, il n’y aurait probablement pas de victimes immédiates. Seuls des problèmes thyroïdiens pouvaient être craints : à moyen terme des insuffisances thyroïdiennes et à long terme, au moins quatre ans, des cancers. On pouvait considérer – même sans l’exclure – que les doses délivrées seraient essentiellement dues à l’exposition par contamination interne. La distribution massive des comprimés d’iode stable pour limiter la fixation thyroïdienne de l’iode radioactif devait être le plus rapidement mise en œuvre car on ne savait pas encore si la contamination perdurerait. Était-on face à une contamination en cours ? Ou la contamination avait-elle eu lieu mais continuait de se transmettre ? Le deuxième cas de figure paraissait le plus probable.

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2. Identifier les sources de contamination Là était le problème, car en l’état actuel des informations, il n’était possible ni de les localiser ni d’en apprécier la valeur en termes de source radioactive. À partir de là, il était très difficile d’estimer les doses d’énergie délivrées à l’organisme par exposition directe, mais surtout par contamination. Indéniablement, il fallait retrouver ces sources. C’était l’affaire d’une part de la mise en œuvre massive des moyens de détection pour faire une cartographie de la radioactivité de toute la ville, d’autre part de l’interrogatoire des victimes connues dont les témoignages devraient, par recoupements, permettre de limiter le champ d’investigation. 3. La prise en charge de l’information de la population Le rôle des médias devait être déterminant. Monsieur le préfet avait contacté le directeur du journal Sud-Ouest. Apparemment, le quotidien disposait des mêmes informations, il n’avait pas eu de contact direct avec le mouvement terroriste ; il était le seul média à détenir ces informations et pensait informer les agences de presse dans les heures à venir. En plus des déclarations officielles à préparer, il fallait organiser un « point médias » distinct de la cellule de crise. Il fallait trouver une – et mieux deux ou trois − compétences médicales mais surtout sachant bien communiquer pour répondre aux multiples questions de la presse en évitant les discordances ; prévoir des conférences de presses régulières assez fréquentes, même s’il n’y avait pas grand-chose de nouveau à dire. De l’efficacité de cette information de la population dépendraient le risque de panique et les problèmes psychologiques associés. Là pourraient bien être les conséquences sanitaires les plus à craindre ! 4. L’identification de la menace terroriste et les contre-mesures à prendre Pour le moment, seul le risque d’autres attaques était à craindre. Allaient-elles se succéder ? Ici ? Ailleurs ? Il appartenait aux services spéciaux, locaux, nationaux et internationaux, d’apporter leurs connaissances. Pour l’instant, il ne semblait pas y avoir de revendication d’aucune nature ; mais s’agirait-il d’un acte « gratuit » ou d’une attaque structurée à connotation politique ou idéologique ? Ces considérations exposées, la discussion commença. À propos du déclenchement du plan Blanc, madame le directeur du CHU rappela que

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s’il lui incombait la responsabilité de sa mise en œuvre, pour son déclenchement, les critères ne lui apparaissaient pas très clairs : « Plan d’urgence pour l’accueil d’un afflux massif de victimes d’un accident ou d’une catastrophe… – rappelait-elle. Pour ce qui est d’un afflux massif…, à l’annonce des médias et de nos communiqués officiels, il n’y a pas de doute madame, nous l’aurons ; mais pour la nature des atteintes, comment identifier les victimes à prendre en charge ? Et sur quels signes cliniques ? Selon les spécialistes, il n’y aurait pas grandchose à leur proposer à des fins curatives. Si j’ai bien retenu les propos du professeur Claude Pécou, une fois contaminés par de l’iode radioactif, il n’y a pas grand-chose à faire si ce n’est probablement une surveillance, mais nous sommes alors dans le moyen, voire le long terme. Seule une action préventive d’ampleur devrait être réalisée immédiatement si la contamination perdure. Elle est bien définie et ne nécessite pas obligatoirement le déclenchement du plan Blanc. Je vous signale que sa mise en œuvre va perturber considérablement le fonctionnement de nos établissements au détriment des patients actuels et à venir. Il va falloir mobiliser du personnel, pas toujours adapté malgré sa formation aux besoins de la circonstance. Et – ne put-elle s’empêcher de noter – cela va encore aggraver le déficit nos budgets. » À cette longue intervention, certains convinrent que la mission essentielle du plan Blanc, la prise en charge de victimes, n’était effectivement pas évidente, d’autres firent remarquer qu’il était dans les moyens et la mission de l’établissement d’organiser le tri médical ; la logistique adéquate devait être mise en œuvre. Les suggestions venaient des uns et des autres : « Il va falloir, accueillir la population, l’informer sur les gestes de décontamination » − « Voire les pratiquer en masse » − « Il faudra pouvoir répondre aux questions des patients déjà concernés par un problème thyroïdien » − « N’avez-vous pas peur qu’un mouvement de panique créé par cette annonce indispensable ne provoque plus de victimes que l’attaque elle-même ? » À cette remarque, le préfet répondit que le fond du problème était bien là et c’était probablement l’objectif des attaquants, terroristes ou pas. « Avez-vous remarqué, mesdames et messieurs, que nous sommes dans le cas de figure de nouvelles attaques, malheureusement de plus en plus à craindre, qui consistent à nous faire endosser les victimes d’une panique par notre manque de maîtrise des réactions de masse ? Un exemple du pur cynisme des organisations terroristes qui au prix de conséquences

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sanitaires probablement limitées – espérons-le − pourront nous attribuer les victimes de leurs actes ! Maurice Brun, le directeur de l’ASN régionale, fit remarquer qu’audelà de tous les commentaires formulés, certains légitimes, il retenait qu’il s’agissait bien d’un risque relatif à la santé humaine et que, jusqu’à preuve du contraire, « les établissements hospitaliers étaient là pour ça » ! « Qui d’autre que des médecins vont pouvoir gérer l’impact psychologique du terrorisme, dans la circonstance « terrorisme nucléaire » ? C’est une première dans notre pays et probablement dans le monde. Nous avons vécu de longues périodes sous la protection de la « force de frappe » et nous vivons encore sur la hantise de l’attaque nucléaire massive et destructive, mais nous avons aujourd’hui à gérer une « attaque nucléaire », certes a minima. Pour autant, il est nécessaire que soient proposées des cellules d’urgence médico-psychologiques, les CUMP, je crois. Leur absence nous serait vertement reprochée. Pour moi, il n’y a pas de tergiversations possibles, il faut déclencher le plan Blanc ! » Le préfet fit alors état que, sans qu’il ait à l’imposer, c’était la recommandation de Matignon, en tout cas avant d’en savoir plus sur l’ampleur de la contamination. À partir de là, la machine était lancée et le directeur de l’hôpital confirma qu’elle allait le mettre en œuvre, de la façon la plus adaptée, avec l’aide de la direction des affaires sanitaires sociales et notamment des CMIR. Se tournant vers le directeur de l’agence régionale de l’hospitalisation, l’ARH : « J’espère, monsieur le directeur, que nous aurons la compensation budgétaire en conséquence. – Mais c’est prévu, madame. – L’importante décision de la mise œuvre du plan Blanc prise, il convient − proposa le préfet − de réaliser au mieux la cartographie de la radioactivité de la ville et des environs. – Pour cela il ne devrait pas y avoir de problème, l’IRSN débarque avec ses moyens et nous allons demander à l’armée de nous apporter son aide. N’est-ce pas, colonel ? – Affirmatif, monsieur le préfet. Je pense que notre général mettra à notre disposition une flotte légère d’hélicoptères pour faire des mesures rapides. – Par ailleurs, j’y pense, madame le directeur du CHU, l’IRSN propose de faire venir le wagon équipé de plusieurs détecteurs de contamination, les fameux sièges « Gemini » et leur nouveau camion avec son détecteur à bas bruit. Il faut que vous impliquiez la SNCF, d’autant que dans notre

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plan d’alerte le trafic va être extrêmement réduit et certainement interrompu. – Bon, pour la cartographie, vous veillez à la coordination, M. Brun. Je suppose que monsieur le directeur général de l’ASN va vous apporter son appui. – Le problème majeur à résoudre − continua le préfet − reste la gestion des médias. Ne nous leurrons pas, ils sont incontournables et vont être les acteurs principaux de la situation. Là encore, leur réaction est l’objectif des terroristes. Il faut, autant que nous le pourrons, les responsabiliser. Pour cela il faut à tout prix les alimenter d’infos, de conseils, que ce soit ici, à la préfecture ou au CHU, et au point média. Je suppose que l’ASN en fera de même. Nous attendons d’un instant à l’autre que l’information de Sud-Ouest soit relayée par les agences de presse. Mes services sont en train, avec beaucoup de difficultés, de réveiller le directeur de Radio France Bleu Gironde. Je vous le rappelle, ils sont, comme partout ailleurs, le vecteur officiel que mobilisent les pouvoirs publics dans ce type de situation. Nous préparons à leur intention un argumentaire et un communiqué de presse. Ce qui m’inquiète un peu, ce sont les propos du directeur de Sud-Ouest. À ma question sur l’article argumentant le titre, il m’a répondu que le texte ferait état des risques pour la thyroïde, de la nécessaire distribution d’iode, et il a terminé en me disant : « Enfin quoi… comme à Tchernobyl ! » – Alors là, nous ne sommes pas sortis de l’auberge ! » – ne put s’empêcher de s’exclamer le Professeur Claude Pécou. Pour beaucoup de personnes, la seule évocation de Tchernobyl est apocalyptique. À l’hôpital, nous ne pouvons pas traiter un problème thyroïdien sans que les patients n’imputent leur pathologie thyroïdienne aux conséquences de la terrible catastrophe. C’est le scandaleux délire de la plupart des médias qui, en France, en est la cause. Si nous partons sur une situation « Tchernobylesque » nous ne sommes pas près d’en sortir. À mon humble avis, le premier message à faire passer est surtout de dire que cela n’a rien à voir avec le nuage de Tchernobyl. – Vous êtes bien gentil, monsieur le professeur, mais comment ne pas faire le parallèle : il s’agit bien du même iode 131, il est encore question d’une contamination insidieuse… Comment pouvez-vous dire que cette situation n’aurait rien à voir avec la contamination du fameux nuage ? Et si je comprends bien le sens de votre critique disant qu’en France ces retombées « Tchernobylesques », selon votre expression, sont infimes,

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nous avons déjà la preuve qu’à Bordeaux elles ne seront pas sans risque, vous nous l’avez dit vous-même. » Le professeur, un peu confus, dut convenir du bien-fondé de la remarque du préfet. Il ne sut que marmonner une nouvelle fois : « Nous ne sommes pas sortis de l’auberge ! » « Je compte sur votre aide et celles de vos collègues spécialistes, en particulier les endocrinologues, pour rappeler à l’ensemble des professions médicales les tenants et les aboutissants de cette situation afin de limiter les dérapages. Malheureusement ils seront inévitables, malgré les conseils. » Le chef de cabinet, que l’on n’avait pas beaucoup entendu, crut bon encore de signaler au préfet : « Si je puis me permettre, monsieur le préfet, nous ne devons pas oublier le rôle et l’influence du milieu associatif ; par le relais des médias, ils ne seront pas sans effet sur la population ni sur les décideurs politiques. – Oh, je le sais et là, la tâche est difficile ! Nous reprochons à certains médias leur manque de déontologie, mais avec les associations contestataires nous sommes dans le vide sidéral. Leurs vrais objectifs ne sont pas connus de leurs propres adhérents, pensez donc pour le public ! Avec elles nous allons faire du coup par coup, nous devrons nous adapter mais ne pas les négliger. » Le préfet commençait à montrer quelques signes de fatigue, on sentait qu’il souhaitait terminer rapidement la réunion. Et pourtant, l’essentiel n’était pas encore dit ! « Pour ce qui est de l’identification de la menace terroriste et des contre-mesures à prendre, cela relève de la politique nationale. Le conseil de sécurité intérieure, sous les directives de l’Élysée, va définir les pistes de recherche. Le ministre de l’intérieur va réunir le comité interministériel de lutte antiterroriste, le CILAT, afin de coordonner les actions à engager. La DGSE prendra sa part. Localement, nos services vont faire le maximum pour observer les mouvements dans nos communautés intégristes considérées comme à risque. Ils feront ensuite les recoupements nécessaires avec les renseignements généraux nationaux. Les conseillers qui ont analysé la situation proposent le scénario psychologique auquel je faisais indirectement référence il y a un instant. Il devrait s’agir d’une attaque a minima à effet psychologique pour observer nos réactions, compter les victimes indirectes. À savoir si cette réaction sera garante de

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la tranquillité future ou s’ils récidiveront, prenant en compte l’expérience de cette première attaque. Nous ne le savons pas. – Monsieur le préfet − l’interpella le commandant de la gendarmerie nationale − en disant cette « première » attaque, vous semblez prédire qu’il pourrait y en avoir d’autres ? – C’est ce que pensent malheureusement les spécialistes des mouvements terroristes. Messieurs, il s’agit bien en quelque sorte d’une déclaration de guerre. Je requiers toute votre attention et notamment une extrême confidentialité ; bien que les actions soient de la seule décision du chef des armées, notre Président, nous devons porter à la connaissance des plus hautes autorités toutes nos réflexions, constats ou hypothèses sur l’origine des ces actes. Ils peuvent avoir des conséquences extrêmement graves, sur la santé de nos populations, sur le désarroi psycho-social mais aussi sur le plan politique international s’il advient qu’une nation ennemie est identifiée. Cette attaque peut nous conduire à une phase de réaction induisant la menace nucléaire. Les actions menées à partir de maintenant peuvent être secrètes, et seront probablement confiées aux cellules antiterroristes en coordination avec l’ensemble des services chargés de la lutte contre le terrorisme. Pour votre tranquillité, je ne vous en dirai pas plus, ce stade est la limite du secret défense du plus haut niveau. » Chaque membre de l’auditoire était frappé par la solennité des déclarations du préfet et prenait conscience de la gravité des conséquences possibles. Une nouvelle fois, l’huissier, qui avait quelques heures plutôt interrompu la précédente réunion, récidiva en portant au préfet une note d’une demi-page dactylographiée : « Mesdames et messieurs, une dépêche commune de l’AFP et de Reuters vient de tomber à 4 h 05, je vous la livre : 22/01/2008 – 4 h 05 Bordeaux, France, AFP. La ville de Bordeaux, en France, vient d’être l’objet d’une attaque terroriste par dispersion de substances radioactives. Les premiers éléments paraissent indiquer qu’il s’agit d’iode 131. Une importante contamination générale de la population est à craindre. On ne sait à quelle tendance appartiennent les terroristes, qui dans un message à l’autorité de sûreté nucléaire de la ville signent « Les Enfants d’Allah ».

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Le départ était donné, l’« attaque » était portée à la connaissance du public ; dans les dizaines de minutes à venir, l’information allait faire le tour de la Terre. Bordeaux serait le point de mire de la planète. L’état de crise allait commencer et avec lui les problèmes de gestion.

Chapitre 18 Mardi 22 janvier, 7 heures, Lyon. Ier arrondissement, rue Émile Zola.

Le temps était à la neige sur Lyon. La nuit avait été froide et dans les lumière de la ville le ciel restait bas. « Allez Dominique, debout. Le petit-déjeuner est servi et si tu traînes tu vas être en retard. » Pour confirmer son réveil, Angèle embrassa chastement sur les deux joues. « Quelle heure est-il ? – Bientôt 7 heures. » Dans un bâillement matinal et après quelques étirements, Dominique se rendit à la salle de bain. Angèle avait entendu la fin de la douche depuis déjà quelques minutes mais ne voyait toujours pas Dominique arriver. Particulièrement attentive à son comportement depuis sa maladie, elle se dirigea vers la salle de bain. Dominique, devant son miroir, son peignoir grand ouvert et les bras écartés, observait d’un air triste son image. L’incision de son sein droit commençait à s’estomper. La cicatrice ne déformait qu’à peine son galbe, mais de la radiothérapie persistaient des rougeurs… « Que fais-tu… – Regarde, ma chérie, le beau corps que m’a donné la nature et ce beau buste. Sans narcissisme exagéré, je regarde mes seins. Combien de jeunes femmes m’auraient envié la poitrine de mes quarante-sept ans ? Ces seins lourds, bien galbés, toniques, combien m’ont-ils valu de regards concupiscents ? Combien de fois me suis-je servie de généreux décolletés, voire de seins libres sous mes tee-shirts, pour appâter le regard masculin pendant qu’ils troublaient leur esprit ? Et maintenant voilà ma poitrine

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meurtrie ; continueras-tu, ma chérie, à l’aimer ? − et comme si elle s’en sentait responsable – pardon ma chérie…, pardon ! » Elle fondit en larmes. Angèle la consola avec des mots doux et lui expliqua que ces séquelles allaient disparaître, ou du moins s’atténuer. Que l’important était le regard de l’autre et que d’autres, pour ce regard, il n’y avait qu’elle. Du reste, elle n’avait pas besoin de cet atout esthétique indéniable pour l’aimer… – Ma chérie, comment ferais-je sans toi, tu as toujours le mot, l’argument qu’il faut pour me rassurer. Merci, infiniment, merci. Comme je t’aime. » Angèle avait allumé la télévision, c’était l’heure habituelle à laquelle elles prenaient connaissance de la météo et des titres des informations avant de se mettre au travail. Le son était habituellement baissé, les illustrations leur suffisaient. Les images que l’on pouvait voir étaient celles, dans la pénombre d’un lever du jour, de secouristes en combinaison blanche ou orange, encapuchonnés, avec des masques de protection respiratoire, des gants et des surbottes. Ils tenaient dans leurs mains des appareils, en forme, pour certains, de pistolet. Angèle crut à des images d’un film de fiction puis elle prit conscience du bandeau qui se déroulait sur l’écran : « En direct de Bordeaux – Édition spéciale ». Elle augmenta le son et à ce qu’elle entendit, elle appela Dominique : « Regarde ! Mon Dieu ! Mais que se passe-t-il ? » Leurs oreilles incrédules perçurent les termes d’« attaque nucléaire sur la ville de Bordeaux », « …dispersion de substances radioactives », « …contamination générale », « …bouclage de la ville », « …organisation des secours à l’hôpital », « …on ne peut encore estimer le nombre de victimes », « …nouvelle étape dans les attentats terroristes », et encore « …peut-être un nouveau 11 septembre ». Le commentaire était lent, en voix off sur des images vidéo en courtes séquences qui tournaient en boucle. Toutes les deux minutes la voix signalait que pour l’instant, seules de rares informations pouvaient leur parvenir. Ce qui n’amoindrissait pas la dramaturgie des images ni de ce qu’il allait advenir. Angèle zappa sur les chaînes nationales et retrouva des images identiques. Sur une des chaînes, il s’agissait, pour illustrer les mêmes propos, d’images provenant de films de science-fiction, plus ou moins crédibles mais donnant bien une idée de ce qui pouvait se passer à Bordeaux. Angèle termina rapidement son petit-déjeuner. Comme tout journaliste, elle ne pouvait que vouloir s’informer de cette catastrophe, même si

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elle n’avait pas le souci de l’actualité. Consulter Internet, certainement, mais peut-être qu’Yves pourrait lui donner des renseignements. En principe il n’arrivait à son bureau qu’en fin de matinée mais elle n’avait pas besoin de le vérifier, elle savait que dans une telle circonstance il était déjà au journal. Elle l’appela. « Allo Yves, comment vas-tu ? – Bien et toi ? Tu as vu comme nous tous ce qui se passe à Bordeaux ? C’est terrible, d’autant que nous ne savons pas précisément l’importance de cette attaque, s’il va y avoir des morts, des cancers… En tout cas, c’est sûr, il y a bouclage de la ville. – Bien sûr, c’est pourquoi je t’appelais. Je voulais te demander si tu seras à ton bureau tôt dans la matinée pour t’y rencontrer. Bien que ce drame ne soit pas de ma préoccupation immédiate, je souhaite voir comment vous allez traiter cet événement et avec quelles informations. – Pas de problème, je t’attends quand tu veux, tu sais qu’ici tu es chez toi ; dès que nous aurons une minute, nous préparerons la réunion du Club de la presse de ce soir en fonction de l’évolution de la situation à Bordeaux… – Merci de m’accueillir Yves, j’arrive. » Yves Courtier, rédacteur en chef de la PQR1 locale, le Progrès de Lyon, avait été son parrain. Dès son retour des États-Unis, des amis des parents d’Angèle l’avaient confiée à Yves. De petite taille, la soixantaine bedonnante, il portait de larges bretelles et affichait un air blasé dès lors que l’interlocuteur l’indifférait. Son visage pourtant plutôt débonnaire inspirait la confiance et pour Angèle, l’affection. Deux poches bien marquées sous ses yeux détournaient l’attention et masquaient leur couleur. Son teint rougeaud témoignait de sa crainte du soleil. Par temps froid ou trop ensoleillé, il mettait ses rares cheveux grisonnants à l’abri sous un chapeau. Ce parement, principal souci vestimentaire, était l’objet de multiples attentions. Il prétendait en avoir une collection et pour chacun avait une histoire à raconter. Veuf depuis quinze ans, en dehors de quelques aventures passagères, il n’avait jamais vraiment refait sa vie. Il avait consacré son énergie et caché sa peine dans son travail. Ses deux fils, après de bonnes études à Paris, s’étaient établis tout deux dans le commerce aux États-Unis. Son côté paternel, de celui qui « sait », en agaçait certains, mais son expérience, sa « bouteille », lui assurait le respect de la majorité des journalistes. 1. Presse quotidienne régionale.

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Sa vie professionnelle l’avait marqué mais il y croyait toujours, même si bon nombre d’expériences l’avaient dérouté. Des infos à sensation, il en avait connu ; certaines, il avait dû les taire ; d’autres, révélant des mensonges, restèrent sans réaction et n’eurent que peu d’impact ; parfois, des nouvelles sans grand intérêt, à peine croustillantes, mais que l’on avait su « traiter », s’avérèrent les plus porteuses… Il avait offert à Angèle d’être pigiste pour quelque temps avant de lui proposer, dans la mesure du possible et selon ses compétences, un poste au journal. Sous sa tutelle, elle s’était vite rendu compte que l’idée qu’elle s’était toujours faite du journalisme la conduisait préférentiellement vers le journalisme d’investigation ; elle trouvait que le fondement du journalisme ne pouvait facilement se satisfaire de la routine quotidienne et encore moins de l’emprise politico-commerciale, même si elle en admettait le réalisme. Elle avait la chance de ne pas être dépendante de son salaire et de pouvoir échapper à ces entraves. Ses relations avec Yves Courtier, initialement de confiance, étaient devenues d’amitié et même d’affection. Il lui apportait son expérience, ses mises en garde contre les nombreux pièges de la profession. En échange, elle lui faisait partager son enthousiasme, sa liberté d’action et parfois son esprit de révolte. Au-delà de leurs contacts ponctuels et fréquents, ils se retrouvaient périodiquement au Club de la presse qu’Yves présidait. Par son travail et son exemple, il la préparait à lui succéder. Il n’aurait pas de mal, car les candidatures ne se bousculaient pas. Dès lors qu’il fallait débattre de problèmes internes, donner son avis, les voix étaient nombreuses, mais pour assumer quelques responsabilités, elles se faisaient plus rares. Pendant que Dominique finissait de s’habiller, Angèle, sur le départ, alla l’embrasser. « Je risque d’être retenue une grande partie de la journée en fonction de l’évolution de l’actualité. De plus, nous avons en fin d’après-midi une réunion du Club de la presse. Nous devions discuter de la couverture des Entretiens sur l’Environnement par la presse locale mais je pense que l’actualité nous conduira sur l’attentat de Bordeaux. Surtout n’hésite pas à m’appeler si tu souhaites que nous déjeunions ensemble. – Pas du tout, ma chérie, j’ai un déjeuner de travail avec mes associés. Il faut que je reprenne en main certains dossiers. Je t’embrasse et je t’aime. »

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Plutôt rassurée par le programme de Dominique, elle attendit quelques secondes l’ascenseur pour regagner directement le garage. Elle repensait à l’affaire de Bordeaux. Le mot « radioactive » lui fit penser à « radioprotection », et à Pablo. Elle le savait chercheur mais aussi en charge d’assurer la radioprotection. Et maintenant, chaque fois qu’il évoquait cette fonction, ses colères devenaient impressionnantes, voire dérangeantes. Mais dans la circonstance, ses connaissances lui seraient fort utiles pour comprendre l’importance des conséquences de l’attentat. Elle devrait l’appeler pour lui demander plusieurs renseignements. Avec lui, elle n’avait pas à craindre de poser les questions les plus naïves et puis, par ses réponses, il savait aller à l’essentiel. Son art de l’image pour expliquer, avec simplicité, des notions probablement bien plus complexes, l’avait séduite. La clarté du jour s’intensifiait, mais le ciel gris n’aidait pas vraiment Dominique à émerger de sa morosité. L’actualité, pour dramatique qu’elle pouvait apparaître, ne l’avait pas touchée, elle ne se sentait pas directement concernée. Elle ne pouvait savoir qu’il en serait autrement… Elle était prête elle aussi à quitter son appartement quand elle réalisa la chance qu’elle avait de retravailler, son traitement en principe terminé. Il y avait seulement moins de trois mois qu’elle apprenait sa maladie et voilà que grâce au soutien d’Angèle et à l’efficacité des soins, elle pouvait retrouver sa place dans son cabinet d’avocats.

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Chapitre 19 Mardi 22 janvier, 6 h 45, Bordeaux. Radio France Gironde.

À Bordeaux comme ailleurs, les plus matinaux étaient déjà dans leur véhicule pour regagner leur travail. Certains pare-brises étaient couverts de givre. Le ciel était clair, ce serait une belle journée d’hiver. Il n’était pas encore 6 h 45, la circulation était relativement fluide dans les rues de la ville. Les cabines du tram commençaient à bien se remplir. Denise Beaulieu, trente-trois ans, au volant de sa Twingo jaune écoutait habituellement la radio locale ou Info Trafic pour être informée des conditions de la circulation et prendre les nouvelles du jour. Quelle pouvait bien être la tendance des sondages d’opinion, après la déclaration inattendue de la candidate aux futures élections ?, se demandait-elle lorsqu’elle mit en route son poste radio. De la musique classique était diffusée. Elle vérifia la station affichée : c’était bien le canal local. Elle allait changer de station lorsqu’une voix, inhabituelle sur ce canal, fit une annonce : « Attention, attention, ceci est un communiqué officiel de la préfecture de la Gironde et s’adresse essentiellement aux habitants de Bordeaux intra-muros. La ville est probablement l’objet d’un problème de contamination dont nous ne connaissons pas encore l’étendue. Nous demandons à la population de garder son calme et de ne pas se déplacer. Je répète, tout Bordelais qui n’a pas de problème de santé aigu nécessitant une urgence doit rester chez lui et demeurer à l’écoute de la radio. Les écoles, universités, administrations et autres entreprises seront fermées à l’identique d’un jour férié. Nous vous demandons de ne pas encombrer les lignes téléphoniques filaires ou GSM.

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Ceux qui sont déjà sur le trajet de leur travail doivent s’arrêter et regagner les lieux publics les plus proches, tels que parkings citadins, ceux des supermarchés, stations-service, aires d’autoroute, de façon à dégager au mieux la voie publique pour les véhicules d’intervention. Les passagers peuvent rester dans leurs véhicules ou regagner, s’ils se trouvent à proximité, cafés, lieux de culte, ou autres galeries marchandes. Les déplacements piétonniers sont strictement limités voire déconseillés. Les personnes qui sont sur leur lieu de travail doivent impérativement y rester. » Denise travaillait à l’aéroport de Bordeaux Mérignac et dans les premières secondes, comme probablement la majorité des auditeurs, ne pensa pas que ce message pouvait la concerner. Deux secondes plus tard, elle télescopa violemment le véhicule devant elle qui suite à une série d’arrêts intempestifs des véhicules le précédant, s’était arrêté trop brutalement. Dans la demi-seconde qui suivit, elle eut à peine le temps de réaliser ce qui s’était passé qu’elle fut encore plus violemment heurtée à l’arrière. Et puis encore, moins d’une seconde après, suite à une secousse moins violente, sa tête dodelina sur le côté. Après le premier choc, sa tête était partie en avant puis brusquement vers l’arrière ; elle avait perçu un craquement et une vive douleur cervicale. Malgré la douleur, son réflexe fut de se demander si elle avait bien assuré sa ceinture de sécurité ! C’était bien le cas. Malheureusement, pour des raisons d’encombrement, elle avait supprimé, la veille, sa têtière… Une brutale sensation bizarre accompagnait maintenant l’endolorissement de sa nuque. Il lui fallu quelques secondes pour se rendre compte qu’elle ne sentait plus ses jambes ! Les chocs avaient été assez violents pour l’empêcher d’ouvrir sa portière. Elle comprit que ce carambolage résultait de la réaction des auditeurs au message radiophonique. Du reste, son poste, toujours allumé, le reprenait en boucle. Cette fois, il se terminait en demandant de rester attentif car d’autres informations allaient être diffusées. Denise commença à s’affoler, moins en raison de sa douleur que de l’insensibilité de ses membres inférieurs. Contrairement aux autres conducteurs impliqués, elle ne pouvait pas bouger et a fortiori descendre de la voiture. Son lève-glace électrique détruit, elle dut son secours à une âme charitable qui, la voyant bloquée dans sa voiture, s’inquiéta de son état. Assommée par la perte de sensation de ses jambes, elle lui dit en pleurant d’appeler les secours, qu’elle était paralysée. Comme tous les accidentés, les quelques conducteurs des voitures proches rassemblés

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autour de son véhicule cherchaient à téléphoner. Pour la plupart le réseau était « occupé », un seul put faire état d’un contact avec la police. Il n’eut que le temps de signaler la présence d’un blessé grave et le lieu de l’accident et la communication fut coupée. La voiture de Denise avait perdu son autonomie, le liquide de refroidissement coulait abondamment sous le capot. Il en était de même pour la plupart des huit véhicules concernés. Seul le premier, responsable de cette série de télescopages par un freinage intempestif, n’avait pas de dégâts à l’avant et pouvait se dégager. Les conducteurs n’avaient même pas le réflexe de sortir leurs constats à l’amiable pour les assurances, ils parlaient tous du contenu du message. Tous sauf un, celui du deuxième véhicule, qui s’en prenait à la conductrice du premier. Il la traitait de tous les noms d’oiseaux rares et sans l’intervention d’autres personnes, il l’aurait certainement giflée. Selon des dires, sa voiture était neuve, il avait économisé plus de cinq ans pour se payer l’« Allemande » de ses rêves, aux anneaux intriqués. Lui, apparemment, n’écoutait pas la radio, il n’avait pour attention que la jouissance du moteur de sa grosse cylindrée. Des feux de détresse, pour ceux qui pouvaient fonctionner encore, clignotaient un peu partout. Sur la voie controlatérale, les voitures étaient maintenant à l’arrêt et tous les feux de détresse étaient allumés. Les secours n’arrivèrent que plus de vingt minutes plus tard. Les pompiers désincarcérèrent la malheureuse paraplégique, qui maintenant sanglotait et grelottait de froid. Assez éloignés de toute infrastructure publique, les autres personnes restèrent dans un premier temps dans leurs véhicules pour se protéger de la froidure du petit matin, mais pratiquement aucun des véhicules ne pouvait faire tourner le moteur pour se réchauffer. Certains se rejoignirent pour satisfaire aux contraintes des papiers pour leur assurance, mais surtout pour commenter et écouter les informations. Tous insistaient pour téléphoner. Rares furent ceux qui eurent accès à leur interlocuteur. Ils apprirent cependant par la radio que la contamination dont il était question était de nature radioactive et l’objet d’une attaque terroriste. La préoccupation du carambolage devint vite secondaire. Les messages diffusés sur la station locale devenaient, au fur et à mesure du temps, de plus en plus directifs. Ils apportaient progressivement des informations complémentaires et détaillaient la nature de la contamination par l’iode radioactif, faisaient état du risque thyroïdien. À partir de 9 h 30, la population serait invitée à des contrôles pour la détection de la contamination et à une distribution de comprimés d’iode stable,

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notamment pour les enfants. Secteur par secteur, les habitants devraient se rendre à pied, sur des trottoirs balisés, aux points de rassemblement les plus proches, là au centre hospitalo-universitaire et autres établissements hospitaliers privés ou publics, ici dans des lycées et collèges, ailleurs sur des parkings de grandes surfaces ou à la gare Saint-Jean où devait arriver, dans la journée, le fameux wagon munis de détecteurs. D’ici là, il fallait attendre. Les réseaux de téléphonie sans fil restaient saturés. Malgré les recommandations sans cesse réitérées, ils ne permettaient plus la moindre connexion. Les numéros de téléphone mis à disposition de la population pour des renseignements pratiques restaient encore inaccessibles. Le trafic en gare SNCF était quasi nul et l’aéroport n’assurait que les correspondances. Les vols des lignes au départ et à l’arrivée de la ville étaient supprimés. Par surcharge de connexions, les serveurs d’Internet devenaient indisponibles : plus moyen d’avoir la moindre information. Très rapidement, la ville se paralysait sous les réactions indisciplinées de trop nombreux citoyens. D’autres carambolages, plus ou moins graves, bloquaient la circulation. Plusieurs motocyclistes avaient été victimes de ces freinages intempestifs. Certains s’en étaient sortis sans trop de dégâts mais on pouvait déjà recenser trois traumatismes crâniens et une dizaine de victimes de fractures. L’intervention des pompiers, très sollicités, se limitait aux accidents graves et les dépanneuses étaient envoyées pour dégager, coûte que coûte, la voie publique. Tous les commerces qui avaient ouvert tôt fermaient. Seuls les cafés et restaurants qui le souhaitaient pouvaient garder leurs portes ouvertes pour accueillir les personnes éloignées de leurs domiciles. Les consignes d’immobilité étaient sans cesse répétées. Les trams et bus du transport citadin étaient à l’arrêt, d’abord à cause des embouteillages, puis par manque de personnel. Déjà de nombreuses scènes de panique, rapportées ici et là par des stations de radio locales, témoignaient du désarroi de la population. Une épicerie de quartier avait été pillée, mais le plus souvent, ces comportements d’affolement correspondaient à des tentatives de fuite hors de la ville. On signalait déjà plusieurs accidents sur les périphériques, dont le plus grave était, à ce moment là, dû à un 4 × 4 qui avait forcé un barrage de police. Il y avait un blessé grave et deux plus légers. Apparemment l’agent de la force publique devrait être amputé d’une jambe, les deux passagers du véhicule fou étaient sans connaissance. Le 4 × 4 s’était renversé.

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La circulation était totalement figée et il fallait laisser la place aux véhicules d’urgence et de secours. Ils étaient nombreux, ceux des pompiers, de la police, des CMIR et les ambulances. Quelques voitures équipées de gyrophares traversaient la ville à vive allure. Il n’était pas rare de distinguer dans des minibus des équipes de spécialistes équipés de combinaisons blanches, leur masque encore autour du cou. Malgré l’interdiction de circuler, des files de voitures s’allongeaient devant les stations de carburants. Vers 8 h 30, des queues de piétons bien emmitouflés commençaient déjà à s’organiser sur les trottoirs se dirigeant vers les points de rassemblements indiqués. Au passage, les distributeurs automatiques de billets étaient pris d’assaut et devenaient rapidement exsangues. Devant cet épuisement, quelques excités s’en prenaient au matériel, cherchant à le détruire. Dans les files d’attente, les commentaires allaient bon train. Il n’était question que de risque mystérieux dû à cet iode radioactif. Les privilégiés qui avaient pu se procurer le quotidien local − la diffusion avait été telle que dès 8 heures, il n’y avait plus de journaux disponibles et par la suite les points presses étaient fermés – alimentaient leurs frayeurs par l’assimilation du risque encouru aux effets du nuage de Tchernobyl. Sans en connaître la vraie dimension, même plus de vingt ans après, les terribles préoccupations restaient gravées dans l’esprit des plus de trente ans. La file n’avançait guère et les plus proches des points de rassemblement assistaient, muets, à l’installation de grandes tentes où devaient avoir lieu les gestes de mesure de la contamination et de distribution des miraculeuses pastilles. Quelques fiers-à-bras faisaient les malins, se gaussant de l’ampleur et probablement de la démesure des moyens mis en œuvre, mais pour rien au monde ils n’auraient laissé leur place dans la file d’attente. Au loin, dans une rue déserte, la foule pouvait apercevoir un bataillon d’extraterrestres avançant en ligne, munis d’immenses « poêles à frire » comparables à celles utilisées pour la détection des mines. D’autres, sur le côté, les accompagnaient, portant des détecteurs comparables à des armes de poing… Ils pointaient leur bras vers les façades et portes cochères, comme à la recherche d’hypothétiques kamikazes probablement prêts à se faire sauter ! Les commentaires, sur la menace terroriste, faisaient état d’un communiqué d’une signature jusque-là inconnue, L E A, reçu par la préfecture depuis deux ou trois jours. « Les Enfants d’Allah » serait

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l’identification des agresseurs, cachés sous le sigle des trois lettres L E A. Immanquablement, les propos racistes circulaient dans les files d’attente et l’assimilation stupide de l’islam au terrorisme ou à l’intégrisme était monnaie courante. Avec le soleil, la température nocturne se tempérait.

Chapitre 20 Mardi 22 janvier, Bordeaux. 9 h 30, CHU. 10 heures, dans les rues.

Les véhicules du SAMU étaient un peu partout le long des files d’attente des Bordelais. Assez disciplinés, ceux-ci faisaient patiemment la queue. Les femmes enceintes et les mères avec des enfants en bas âge étaient prioritaires. Tous gyrophares allumés, les ambulances n’avaient pas grand-chose à faire si ce n’est réconforter les inquiets des examens qui les attendaient et pallier à des hypoglycémies de ceux qui, dans la précipitation, en avaient oublié le petit-déjeuner. De temps à autre, un des véhicules, probablement appelé pour une urgence, partait toutes sirènes en action. Malgré les structures prévues par le plan Blanc, le rappel du personnel n’avait pas été facile. Pour certains, les difficultés de déplacement justifiaient leur absence mais pour quelques autres, les empêchements évoqués masquaient mal l’appréhension du risque d’une mise au contact avec une population possiblement contaminée par les éléments radioactifs… Une information du personnel sur le plan Blanc avait bien eu lieu mais tous n’avaient peut-être pas bien retenu comment appréhender les risques… De grands chapiteaux blancs étaient maintenant dressés, répartis en différents points de la ville, sur les parkings de l’hôpital ou autres établissements publics et sur les aires des supermarchés. Ces pavillons d’accueil étaient bien trop chauffés, si bien que les personnes angoissées se trouvaient mal et suffoquaient de passer de quelques degrés seulement au-dessus de zéro à 25 degrés et plus. Les renseignements administratifs et un interrogatoire sommaire sur l’existence de quelques symptômes d’allure digestive, tels que des vomissements, étaient recueillis sur une fiche. Les enfants pleuraient, effrayés

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à la vue du personnel vêtu de blanc maniant de drôles de pistolets au canon de grosseur démesurée ; beaucoup hurlaient. Pour ne pas ralentir l’opération, ils étaient tenus de force pendant les quelques minutes de la mesure. Guère moins terrorisés, les adultes, inquiets, se demandaient ce qui se passerait si au décours de ces balayages incessants le voyant vert passait au rouge. Aussi, lorsque quelques bruits de grésillements se manifestaient, tous les proches sursautaient. De temps à autres, le son devenait strident et le malheureux responsable de l’emballement du détecteur était rapidement pris en charge. Il était revêtu d’une grande blouse de papier bleu, d’une charlotte et de surbottes. Ainsi accoutré, il disparaissait à travers un sas vers de mystérieux examens. Il était assez fréquent que les grésillements se succèdent en série, parfois de trois ou quatre, souvent pour des personnes d’une même famille. George Maurisset, le physicien médical de médecine nucléaire, faisait partie des personnels volontaires. Il orientait les victimes « positives » à la simple détection à main vers des contrôles plus précis. Il fallait, à partir de là, aller plus loin dans l’examen. Les contaminations devaient être confirmées, évaluées beaucoup plus précisément par une détection approfondie. La mesure prenait du temps. Les individus, équipés de leurs survêtements de papier et de plastique, étaient installés, assis devant des détecteurs beaucoup plus sensibles. Une détection d’une vingtaine de minutes environ indiquait, au niveau des pieds, des mains et du cou, l’importance de la fixation de l’iode. Durant cette attente forcée, des renseignements leur étaient demandés. Ils concernaient toutes les données pouvant servir à la constitution d’un dossier médical : identité, adresse, antécédents de santé, activité professionnelle, occupations récentes, déplacements, informations sur les vêtements portés notamment durant le week-end passé et la semaine le précédant… Il y eut plusieurs cas de fausse alerte dans la journée. Des personnes positives au premier dépistage interrogées lors de la mesure révélaient qu’elles avaient subi des examens scintigraphiques dans les jours précédents. Leur contamination résiduelle, en cours de disparition, était due aux vestiges des radiopharmaceutiques qui leur avaient été administrés. Mais il y en eut qui, en plus des vestiges d’examens de médecine nucléaire, étaient bel et bien également contaminés par l’iode 131. Lorsque le comptage était terminé, les victimes souillées étaient invitées à se doucher après que des consignes de lavage leur aient été données.

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À la sortie, des vêtements à usage unique leur étaient fournis. Les anciens vêtements, emballés sous plastique et repérés par une étiquette les identifiant, étaient ensuite pris en charge pour un contrôle approfondi. Ils leur seraient rendus dans un délai qui pouvait aller jusqu’à dix semaines en fonction de leur radioactivité. Les victimes de contamination étaient « rassurées » par des informations plus adaptées. Leur état ne présentait « aucun risque immédiat », disait-on, mais ils seraient l’objet d’un suivi pour un probable traitement, et certainement à vie pour certains ! Un prélèvement de sang était fait pour le dosage des hormones thyroïdiennes. L’hypoglycémie, la chaleur, le contexte d’un attentat provoquaient de fréquentes pertes de connaissance lors de ces prises de sang, ce qui n’améliorait pas la célérité de la prise en charge. Lorsque les « centres de contrôle » en étaient équipés, une échographie standard pouvait être réalisée. Elle ne servait probablement pas à grand-chose dans l’immédiat si ce n’est à avoir connaissance de l’existence de nodules pour le suivi futur. L’entourage familial identifié, il était particulièrement contrôlé et systématiquement objet de prévention par administration, surtout s’il y avait des enfants, de comprimés d’iode. À ce stade, personne ne pouvait savoir s’il n’était pas trop tard pour cette prévention. Le soleil de dix heures arrivait, maintenant, à réchauffer l’air de cette matinée glaciale d’hiver. Armée de patience, la population, mieux informée, était encouragée à satisfaire aux formalités du dépistage de la contamination. Les informations sur le devenir des victimes étaient rassurantes, apparemment elles n’étaient même pas hospitalisées. Les services de la mairie distribuaient, un peu partout, dans les rues, des couvertures, des boissons chaudes, des petits gâteaux et même des bonbons pour les enfants. Le confort relatif des piétons s’organisait. Des rumeurs de sérieux troubles dans les banlieues, dans le centre ville, des agacements et scènes de pugilat du début de la matinée restaient à confirmer. Dans les files d’attente, l’atmosphère devenait plutôt moins angoissante, voire bon enfant… jusqu’à ce qu’un grondement sourd, et lointain d’abord, ne préoccupe les passants. Dix gros hélicoptères, en ligne, arrivaient très lentement à très faible altitude. Ils se dispersèrent pour prendre en enfilade des rues contiguës. Leur allure apparaissait menaçante, tant par le bruit assourdissant de leurs pales que par les épouvantables tourbillons d’air qu’ils généraient au sol. Ils volaient au ras des toitures. De leurs habitacles pendait un filin à l’extrémité duquel était suspendue une sphère de quatre-vingts

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centimètres environ de diamètre, descendant jusqu’à quelques mètres du sol. Ces dispositifs, semblables à de monstrueuses massues prêtes à frapper, se balançaient doucement au travers de la rue. Parfois l’engin faisait du surplace, comme pour bien repérer la cible à qui serait destinée la frappe. De la poussière, de nombreux papiers étaient aspirés par les puissants tourbillons et venait aveugler les passants déjà assourdis par l’épouvantable vacarme des sifflements hachés des pales. Ces monstrueux coléoptères faisaient beaucoup de surplace, en tout cas ils avançaient très lentement. Hormis leur lenteur, il ne manquait plus que le puissant fond de musique de Wagner à la « Tannhäuser » pour rappeler les fameuses scènes de guerre du Viêt Nam du film Apocalypse Now. Des explications finirent par circuler. Les grosses sphères abritaient plusieurs types de détecteurs dont la sensibilité permettait de tracer une cartographie de la radioactivité des rues du centre de la cité. Cette détection aérienne était beaucoup plus rapide que celle réalisée par les équipes pédestres équipées de leurs tenues de martiens. En tout cas, les renseignements se complétaient. La population commençait à comprendre la stratégie dont elle était l’objet : repérer les personnes qui auraient pu être au contact des sources radioactives et surtout, les localiser dans la ville pour les neutraliser et stopper la contamination de la population. Ces images impressionnantes, tant par l’évocation du film que celles perçues en direct par la population, ramenaient à la triste réalité. Par ces attaques terroristes, la ville de Bordeaux était bien l’objet d’une nouvelle forme de guerre.

Chapitre 21 Mardi 21 janvier, 11 heures, Bordeaux. Quartier Saint-Jean. En définitive, les premières informations recueillies par les services préfectoraux sur l’organisation et le déroulement des contrôles pouvaient satisfaire. Il y avait bien eu ces quelques terribles accidents de la circulation. D’autres étaient à craindre, liés à l’affolement, au désir de fuir et souvent à l’égoïsme. Mais globalement les opérations ne se passaient pas trop mal. Le soleil réchauffait l’atmosphère. La stupeur des premières annonces d’attentat s’estompait, d’autant que par les consignes de limitation de mouvement, d’interruption de la circulation, les victimes de l’insidieuse agression restaient invisibles. Seules des spéculations sur les conséquences pouvaient alarmer les plus inquiets. On ne pouvait certes pas éloigner, en tout cas dans la presse, le parallèle avec les craintes et les terribles souvenirs de la catastrophe de Tchernobyl. Mais à part l’émotion due au nombre de victimes, jamais bien précisé, bien peu auraient pu témoigner, de visu, de ces atteintes. On parlait bien de la recrudescence de cancers de la thyroïde en France mais ils commençaient à se dire qu’il n’y avait pas de relation entre cette augmentation et le trop fameux nuage. Des responsables politiques locaux avaient d’ailleurs fait les frais de cette affirmation trop incertaine. Et puis, pour la population des moins de trente ans, la seule kermesse médiatique annuelle, au moment de l’anniversaire de la catastrophe, ne pouvait leur rappeler les bilans vraisemblables. Pour la grande majorité, le risque restait terrifiant mais totalement imprécis. Si la téléphonie ne fonctionnait encore qu’avec difficulté, l’information commençait à circuler que dans les quartiers sud de la ville, l’organisation de ces contrôles restait relativement absente. On s’étonnait

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d’apprendre que dans les quartiers ouest, nord ou centre, la population était prise en charge, triée, conseillée, alors que dans le quartier Saint-Jean, il n’était encore proposé que des consignes de confinement à domicile. D’importants moyens de détection allaient être acheminés par la SNCF. Il était question du wagon équipé de nombreux détecteurs « Gemini » permettant un débit remarquable de contrôles de contaminations générales et de la thyroïde en particulier. Même si ce matériel déjà ancien était, de principe, toujours fonctionnel, il avait fallu s’assurer du calibrage des appareils de mesure. Mais l’impression d’abandon recevait mal ces raisons. De plus, maintenant, tout le monde connaissait par qui était revendiquée cette attaque. Le temps magnifique et la chaleur relative de cette belle journée d’hiver n’incitaient pas au confinement. En l’absence d’école ou de travail, les groupes de jeunes se formaient au bas des immeubles et dans la rue ; lors de ces discussions, les esprits s’échauffaient. Il existait malheureusement assez de personnes au jugement malsain pour mettre le feu aux poudres. « Et vous savez à qui on doit cette saloperie d’attentat ? À des salauds d’arabes qui n’ont d’autres envies que de nous « niquer »… – Vous dites ça, mais c’est de la connerie, mais c’est pas vrai ! C’est votre merdier d’usines nucléaires qui fuient. Mais, que pour nous emmerder, vous dites que c’est nous ! – Vos andouilles de terroristes s’en foutent de votre peau maintenant que vous voulez vivre comme nous et que vos sœurs s’habillent comme des « putes »… » Le ton des échanges entre deux groupes d’adolescents montait. On en vint rapidement aux injures, apparurent vite des barres de fer et autres chaînes meurtrières et tout de suite après, une vive échauffourée éclata. Elle ne dura pas plus d’un quart d’heure, mais de part et d’autre, les groupes organisés en bandes de rue développèrent un combat d’une rare violence. Deux ou trois adolescents gisaient au sol, la tête ou le visage ensanglanté. Leurs partisans cherchaient à les protéger. À la première sirène de police dans le lointain, les groupes se dispersèrent comme une volée de moineaux, chacun reprenant ses blessés. Lorsque la police arriva, il n’y avait plus personne. Seule une vitrine d’épicerie saccagée pouvait témoigner de la bagarre. Quatre policiers descendirent de leur véhicule, constatèrent l’incident. Le chef d’équipe se contenta de commenter : « Encore une rixe entre jeunes désœuvrés, il faudra que nous réunissions les « grands frères » pour remettre un peu d’ordre dans les rangs.

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Mais aujourd’hui nous avons autre chose à faire que de nous intéresser à leurs bagarres de clans. Il faut demander que soient renouvelées, spécifiquement, les consignes de sécurité et d’organisation des contrôles radioactifs dans ces quartiers. » Leur attitude dans le contexte était légitime, mais s’ils avaient su combien l’altercation allait avoir de conséquences, ils n’en seraient pas restés sur ce constat. Les adolescents en référèrent aux plus grands. Les plus grands virent l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de cette provocation et du contexte si particulier qui leur était effectivement défavorable. « Dans cette situation qui nous affaiblit, nous devons montrer notre colère à cette discrimination. Quoique disent les politiques, sur le terrain, les « beurs » restent trop de « sales bougnouls ». Si nos « islamistes » attaquent cette société de merde qui refuse notre culture et des emplois, nous devons en profiter pour réagir. Et ce soir, nous allons leur montrer ce que nous pouvons faire ! »

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Chapitre 22 Mardi 21 janvier, 9 heures, Paris. Hôtel Grillon. Aéroport Orly ouest.

Lorsque Slava se réveilla, ce mardi, il était déjà plus de 9 h 30 du matin. Elle avait travaillé de 4 heures à 6 heures avec des correspondants moscovites et s’était recouchée. Les lourds rideaux de la chambre complétaient l’isolation phonique des fenêtres, ils assuraient l’obscurité et le repos. Le décor de la chambre de cet hôtel haut de gamme parisien était très agréable. Tout était pensé pour satisfaire au style art-déco des années trente. Une attention particulière était portée à la fonctionnalité des équipements les plus modernes, le silence et l’espace assuraient le luxe. Un dressing spacieux séparait la chambre de la vaste salle de bain. Cet espace de rangement était inhabituellement vide. Et pour cause. Ce n’était pas avec le contenu d’une valise de cabine que l’on pouvait décemment occuper les penderies et autres rangements surdimensionnés. Slava avait pour habitude de ne pas s’encombrer de trop de vêtements. À part son linge de corps et sa série de gants de soie, elle ne faisait habituellement suivre que peu de vêtements ; elle pouvait facilement les remplacer par un achat lors de ses incessants déplacements. Dès lors qu’ils la gênaient, elle s’en séparait, le plus souvent dans les poubelles publiques, parfois dans celles les toilettes des aéroports. Toujours d’humeur égale, malgré les péripéties de sa drôle de vie et son activité débordante, l’agent très spécial avait éprouvé le besoin de s’aérer. Après avoir pris de nombreuses dispositions par téléphone et email, le samedi précédent elle était rentrée de Lausanne à Paris très tôt par le premier vol pour regagner sa chambre à l’hôtel Grillon. Elle ne souhaitait pas rester à Paris. Une publicité sur le comptoir de la récep-

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tion pour l’hôtel Radisson SAS à Biarritz lui donna une envie de bord de mer. Cela tombait bien. Elle obtint une réservation et opta pour un trajet via Bordeaux. Pendant le trajet en train, la magie des billes d’acier dans leurs enveloppes sphériques assurerait son bien-être et sa décontraction. À Bordeaux, gare Saint-Jean, elle verrait si elle devait louer une voiture ou continuer en train. Le samedi soir elle était installée dans le Palace Biarrot. Le dimanche fut magnifique, elle se leva tard, prit un petit-déjeuner copieux. Le soleil illuminait le bord de mer et le rocher de la Vierge. La plage, en cette période hivernale, était quasiment déserte. Malgré la température de l’eau, deux ou trois surfeurs s’essayaient aux prémices de la glisse sur un océan trop calme. Elle fit une longue balade sous un soleil radieux, respirant à pleins poumons l’air iodé du large. Seules de criardes mouettes accompagnaient le ressac régulier des vagues. Slava le préférait aux piaillements des enfants en période estivale. Cette journée en plein air, de calme et de soleil, lui fit du bien. Elle quitta la station balnéaire pour Paris par le vol de 20 h 40. Le lundi, elle avait travaillé toute la matinée pour finir de régler les conséquences du fiasco de l’action « Flamanville ». La procédure, bien établie, des précautions à prendre pour l’agence Second Time de Lausanne avait été déclenchée. Les dispositions prévoyaient, entre autres, l’intervention de la société de nettoyage dans l’appartement au-dessus des bureaux ; tout le linge avec lequel elle avait pu être en contact avait été jeté et remplacé à l’équivalent par du neuf : draps, serviettes et peignoir de bain… Un ménage attentif ne devait laisser la moindre trace d’empreintes digitales. L’avocat spécialiste du cabinet trouverait dans un pli parvenu par voie postale tous les éléments nécessaires pour traiter le dossier. Il était sûr que la société de location Hélico-Ambiance serait obligée de donner le nom du client. Du reste, Second Time n’avait rien à cacher, elle avait loué ces hélicoptères pour les besoins d’un client. Elle n’allait quand même pas lui demander ce qu’il souhaitait en faire ! L’après-midi, Slava l’avait passé au musée des Arts Premiers, quai Branly. Passionnée par les trésors de l’exposition, elle n’avait pas vu le temps passer. Elle en était là de ses réflexions sur ce bilan d’un week-end prolongé lorsqu’elle commanda un petit-déjeuner continental servi en chambre. Pour elle, plus rien ne justifiait qu’elle reste à Paris. C’est presque par inadvertance qu’elle alluma la télévision. Le son était neutralisé. Les

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images à l’écran montraient, en boucle, les files d’attente des Bordelais s’acheminant vers les grandes tentes blanches. Le regard de Slava restait inexpressif à la vue du reportage. Ses yeux vairons n’avaient pas marqué la moindre réaction ni froncement de sourcils, pas plus que de contraction de paupières. Elle fixa l’écran jusqu’à ce que le bandeau, au bas de l’écran, reboucle sur la même information. Son visage marquait de façon inhabituelle sa réflexion. Elle arrêta l’appareil et sans hâte s’assit devant la table du petit-déjeuner que le service d’étage venait de lui livrer. Elle prit le temps de satisfaire à la curiosité gustative de toutes les friandises qui accompagnaient un vrai café au lait entier, qu’elle avait spécifiquement demandé. Vu l’heure, ce petit-déjeuner tardif serait son unique repas de la journée. Elle traîna à table d’une façon inaccoutumée. Sans raison évidente, son visage, apathique jusque-là, s’illumina, son regard s’anima, ses yeux semblaient accentuer la différence de couleur des iris. Presque brutalement, avec des gestes saccadés, elle mit en route ses différents appareils de communication, son PC ultra portable et ses trois téléphones, dont le satellitaire. Elle lut avec avidité ses derniers e-mails « tombés » depuis six heures et écouta, après avoir pris les précautions habituelles de brouillage, quelques messages téléphoniques. Elle n’en avait que deux. Par l’un, elle était très brièvement félicitée, sans commentaire ; par l’autre, sans lui en donner les raisons, on louait particulièrement son intelligence et son efficacité. Dans sa vie, elle en avait connu des échecs et des réussites, sans que le moindre trait de son visage ne témoigne d’une quelconque émotion, mais là, à la prise de connaissance de ces messages, elle se mit à rire franchement. Elle-même ne se reconnaissait pas dans cette réaction. Son exubérance relative ne dura pas plus d’une à deux minutes. Calmement, elle rangea son matériel électronique dans son sac à dos, vérifia son bagage à main, fit sa valise cabine. En fait, elle était presque vide. Lorsqu’elle fut prête, elle fit appeler un taxi et se fit conduire à Orly. Au comptoir Iberia, avec son passeport russe, elle prit un billet d’avion en classe business pour Madrid. L’avion décollait à 14 heures. Elle procéda aux formalités d’embarquement. Un quart d’heure après, elle ressortait des toilettes avec son seul sac à dos, blonde aux cheveux courts, habillée différemment. Seules ses lentilles colorées restaient les mêmes. Elle se dirigea vers l’ascenseur se rendant au premier étage, au salon réservé aux premières classes. Elle se « trompa » et appuya sur le bouton du deuxième. Elle se retrouva seule dans la cabine. Sans hâte, elle utilisa la petite clé qui

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donnait la priorité sur le fonctionnement de la cabine et la fit descendre au sous-sol. Par un escalier de service, elle fut directement dans le couloir menant aux parkings. Elle connaissait comme cela plusieurs échappatoires dans la plupart des aéroports européens. Malgré les appels répétés de Mme Miloslava Abramovicz, le vol Iberia partit sans elle. Sans hésiter, Slava rejoignit la porte des vols à l’arrivée, fit la queue et prit un taxi pour la gare du Nord. Après avoir renouvelé sa perruque dans une boutique de la gare où elle fit quelques achats de vêtements, elle prit un billet de chemin de fer en seconde, qu’elle paya en espèces, pour Amsterdam, son passeport de la Communauté européenne en poche. De là, via Varsovie ou Copenhague, elle pourrait trouver un transport terrestre ou maritime sûr pour Vilnius.

Chapitre 23 Mardi 22 janvier, 11 heures, Lyon. Salle de rédaction du Progrès. Rue Fénelon, Les Brotteaux.

Angèle avait rejoint Yves Courtier à son journal dès le début de la matinée. Les journalistes présents et ceux qui téléphonaient au journal étaient, comme tous les français, sidérés par ce type nouveau d’attentat. Les commentaires sur l’actualité allaient bon train mais il fallait se mettre au travail sans tarder. La présence d’Angèle acceptée en comité de rédaction, elle observait et admirait, comme toujours, le savoir-faire de son complice et ami Yves. Sans autres sources que les communiqués laconiques de la préfecture de la Gironde et ceux, non plus précis, des agences de presse, Yves piaffait comme un malheureux. Comment allait-on rapporter localement le drame de Bordeaux ? La gare SNCF, l’aéroport de Bordeaux Mérignac, étaient quasiment impraticables, les routes étaient bloquées aux alentours de la cité, les communications téléphoniques problématiques, la ville était littéralement bouclée. Tout l’art de combler le manque de faits nouveaux serait d’anticiper les conséquences à venir. Le comité de rédaction se mit au travail pour discuter les grandes lignes des articles à développer. Trois orientations possibles émergèrent de la discussion : Que pouvait-on dire des conséquences sanitaires ? Les seules données possibles sur ce type de problème pouvaient être trouvées dans les archives sur Tchernobyl. De plus, personne ne connaissait encore l’ampleur de la contamination de Bordeaux. Devait-on expliquer le principe de la prévention par l’iode ?

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Quels serait l’impact sur la vie économique si la pollution atteignait les vignobles ? Que deviendrait la production viticole, véritable poumon de la région ? Et sa réputation mondiale ? Certains importateurs d’outreAtlantique ne pensaient-il pas à remettre en cause leur commande de la cuvée de l’an à venir ? Pouvait-on formuler des hypothèses sur les revendications des terroristes ? Là, la piste était encore plus vague et ouverte mais une réflexion géopolitique dans le cadre des relations internationales avec le MoyenOrient pouvait constituer la base d’un article. En fin de la matinée, Yves était plutôt satisfait. Le chapeau en arrière de son front dégarni, les deux pouces glissés sous ses bretelles, il considérait que l’information du jour serait correctement abordée dans le journal. Il venait d’apprendre que le président de la République devait faire une déclaration lors du journal de 13 heures. Fatalement, ses propos seraient l’objet de l’éditorial du jour. Les journalistes étaient tous au travail. Les grands traits de l’article sur le volet économique prenaient forme. Le journaliste en charge de l’incidence de l’iode sur les vignes avait trouvé un œnologue qui sans être trop rassurant lui avait fourni suffisamment d’arguments pour expliquer les réels problèmes des transferts du sol, possiblement contaminé, à la vigne. Celui-ci fit remarquer que lors des vendanges, dans huit ou neuf mois, si une pollution avait eu lieu, il ne resterait plus de radioactivité. La principale crainte pour les viticulteurs serait donc l’exploitation fallacieuse d’un risque probablement ridiculement faible, d’autant qu’il n’était pas avéré. À propos des terroristes, malgré des contacts entre certains journalistes et les renseignements généraux locaux, ils n’avaient rien appris d’autre que ce que savait le grand public ; le sujet paraissait particulièrement sensible en raison de la nature de l’attentat et de la signature des terroristes ; la plus grande confidentialité semblait de mise. Angèle, témoin silencieux, avant de quitter le journal vint prendre congé d’Yves. « Salut, et encore chapeau pour ta façon de mener ton comité de rédac. Tu es le meilleur ! » Blasé, mais au fond de lui heureux de son compliment : « N’en rajoute pas, tu sais très bien que la plus grande difficulté dans le journalisme, c’est lorsqu’il ne se passe pas grand-chose, alors aujourd’hui, nous sommes gâtés. Dis-moi, pour le Club de la presse de ce soir, je te le rappelle, à 18 heures, je compte sur toi pour animer la séance. L’ordre

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du jour sera bouleversé et fatalement nous parlerons de Bordeaux et des problèmes que pose le traitement de ce type d’événement. Les prolongements peuvent devenir graves. À tout les niveaux, local à Bordeaux, national parce qu’il y aura encore quelques dispositions « sécuritaires » qui heurteront. Sur le plan international, en fonction des pistes pouvant mener aux coupables, peuvent apparaître de graves tensions. – Pas de problème, compte sur moi, j’y serai. » Au moment où Angèle se baissait pour l’embrasser sur la joue, Yves, prenant un air sérieux et plutôt paternel, lui asséna une de ces phrases dont il avait le secret : « Tu sais Angèle, vient le moment, pour un vrai journaliste, de considérer qu’il est urgent d’aller à l’essentiel alors que la plupart du temps, pour nous, l’essentiel est dans le traitement de l’urgence du scoop ! Journaliste d’investigation, tu as la chance de prendre du recul sur l’événement et de réfléchir. Prend ton temps ! » Frappée par la pertinence du propos et du précieux conseil, elle lui fit deux bises et le quitta. Dès qu’elle fut sortie de son bureau, Yves ne put s’empêcher de noter les changements d’Angèle depuis deux ou trois mois. Même s’il ne la voyait qu’épisodiquement, il la trouvait plus sûre d’elle et indéniablement plus heureuse. Il avait compris, à son comportement, qu’elle était « avec quelqu’un » et filait le parfait amour. Il s’en était félicité, son statut de femme seule le chagrinait. Elle était plus radieuse, moins sectaire et moins hautaine. À la lecture de ses articles dans les journaux parisiens, il la trouvait plus mûre. Mais quelle n’avait pas été sa déception lorsqu’il sut qu’elle était en ménage avec Dominique. La même appréhension qu’il aurait eue avec sa propre fille, s’il en avait eu une ! Il se faisait difficilement à cette idée, mais le comportement d’Angèle lors de la maladie de Dominique finit par lui faire accepter cette situation. Lors d’une rencontre, Dominique le conquit. Cette femme était intelligente et l’amour qu’elle portait à Angèle lui parut sincère. En leur présence il était gêné, mais en définitive il était satisfait du bonheur d’Angèle, pour laquelle il éprouvait depuis toujours un amour paternel. Angèle alla travailler dans son appartement aux Brotteaux. Elle prenait le plus grand plaisir à être avec Dominique, mais un célibat de près de vingt ans l’avait habituée à un minimum d’indépendance, en particulier pour son travail. Jusque-là, sa vie personnelle et professionnelle se confondaient, elle ne distinguait pas l’une de l’autre. Aujourd’hui

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elle avait sa vie amoureuse avec et chez Dominique mais prenait plaisir à retrouver son appartement et son bureau pour être tranquille à son travail. Elle s’était organisée pour déjeuner en regardant le JT de 13 heures, puis elle téléphonerait à Pablo pour discuter des conséquences sanitaires possibles de l’attentat pour les Bordelais. Elle aurait le temps de mettre de l’ordre dans ses idées pour la réunion du Club de la presse de la fin d’après-midi. La température de l’appartement était basse, elle monta le thermostat avant de consulter son répondeur filaire qui clignotait désespérément. Rien que des messages sans importance, sauf à 10 h 30 un petit mot de Dominique, « je t’aime ». Elle enfila un vieux pull et de vieilles charentaises avant d’allumer son ordinateur. À part quelques publicités, son courrier postal déposé sur une petite table de l’entrée ne comportait que des lettres de sa banque ou autres factures à régler. Sur l’ordinateur, pas d’e-mails importants.

Chapitre 24 Mardi 22 janvier, 13 heures. TV Première, le JT, puis le débat.

Le bandeau au bas de l’écran de télévision déroulait sans discontinuer : En direct de Bordeaux – Émission spéciale – Attentat terroriste nucléaire – La France cible des Islamistes. Une intervention du président de la République, depuis la préfecture de Bordeaux, avait été enregistrée en la fin de matinée. La France entière attendait en ouverture des journaux de la mi-journée les déclarations et mises au point du Président. Elle allait ensuite rester suspendue aux images et aux propos des présentateurs et aux déclarations des personnages politiques invités sur les plateaux de télévision. À 13 heures précises, sur la quasi-totalité des chaînes de grande écoute, on pouvait entendre la rituelle formule : « Le président de la République va s’adresser aux français : Chers compatriotes, La ville de Bordeaux est l’objet d’une attaque insensée, lâche et qui reste insidieuse. Nous ne connaissons pas encore l’importance des conséquences de cette odieuse agression. Des victimes, il y en aura, c’est très probable. Nous ne pourrons prendre la dimension des atteintes de la population que dans les prochaines heures. Mais des victimes, il y en a malheureusement déjà eu, celles dues aux accidents de la circulation, perturbée par cette attaque. J’adresse aux familles, cruellement atteintes, mes condoléances les plus sincères et aux blessés, mes plus vifs encouragements. Bordelaises, Bordelais, je vous demande solennellement de garder votre calme, de respecter les consignes qui vous sont largement diffusées. Les premières constatations de la matinée montrent que l’on peut vous faire confiance. Je dois

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souligner par ailleurs l’efficacité des services de l’État qui dans des temps très brefs se sont mobilisés et finissent d’installer les moyens nécessaires au contrôle de la population et à la prise en charge des victimes. Bordelaises, Bordelais sachez qu’à travers les services de l’État c’est la France entière qui est derrière vous. Soyez courageux, vous êtes dignes, nous le savons. De votre sang-froid dépendra la limite des victimes de cet infâme attentat. Il est trop tôt pour dire quoi que soit des auteurs de ce misérable crime, mais sachez que nous mettrons tout en œuvre pour retrouver les coupables. D’où qu’ils soient, quel qu’en soit le commanditaire, nous les retrouverons. Je m’y engage au nom de la nation. Cet attentat est revendiqué. Méfions-nous des jugements trop hâtifs, des pistes trop faciles. Évitons des amalgames qui dirigeraient nos recherches dans de mauvaises directions. La France agressée condamne les instigateurs de cet acte barbare et odieux mais ne tombera pas dans le piège de l’assimilation des amis du monde arabe avec les auteurs de l’attentat… Nous savons que nous pouvons compter sur de nombreux États amis. J’en suis certain, ils nous apporteront leur soutien dans l’épreuve que nous vivons. Au nom de la France entière, je renouvelle mes félicitations pour leur courage aux Bordelaises et Bordelais et aux responsables de la ville pour l’efficacité de leurs actions. Vive la République, vive la France ! » L’ensemble des premières réactions au discours présidentiel s’accordait à reconnaître son caractère solennel et la mise en garde contre tout jugement hâtif sur la signature de l’attentat. Le message était clair vers les nations arabes. D’où que vienne l’attentat, il prenait l’engagement d’en punir les responsables mais en même temps mettait en garde l’opinion publique contre toute assimilation trompeuse. Rapidement, la plupart des JT revenaient sur l’actualité bordelaise. En fait les images en provenance de Bordeaux se limitaient à celle de très longues files d’attente sur les trottoirs et dans les rues, filmées de loin derrière des envoyés spéciaux dont les commentaires insipides se limitaient à des constats et suppositions péremptoires. « Comme vous pouvez le voir dans mon dos… des milliers de victimes résignées attentent patiemment leur tour pour savoir de quoi leur avenir sera fait… probablement d’une épidémie de cancers pour la plupart d’entre eux… vous l’entendez probablement, au-dessus de ma tête, le vacarme des hélicoptères de l’armée… ils traquent l’ennemi invisible et mystérieux afin de le neutraliser ».

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L’enregistrement en direct avait été sciemment réalisé durant le passage d’un hélicoptère, ce qui permettait au correspondant local, pour donner du relief à son propos, de hurler ses quelques mots de commentaire. Le périmètre de la cité avait été délimité et interdit de façon draconienne. Un reporter et son caméraman avaient trompé, quelques minutes, la vigilance de la sécurité et avait pu interviewer un des multiples passants avant d’être repéré et refoulé, sans ménagement, derrière les barrières de protection. Manque de chance, le propos de l’interviewé était plutôt serein, il gardait son calme : « Que voulez-vous, il suffit de faire patiemment la queue ; nous n’avons pas trop de malchance, avec ce beau temps ce n’est pas trop désagréable et de plus on nous distribue gracieusement café chaud et gâteaux ! » Malgré les risques pris, l’interview n’était pas payante, elle irait certainement rejoindre la poubelle électronique du camion de la régie… À vrai dire, aucune chaîne n’était capable de diffuser d’autres images que celles de leur reporter hors du périmètre gardé par l’armée. Des vues aériennes du survol de la ville et des images d’archives, tournées pour l’office de tourisme, accompagnaient les commentaires « off » de quelques spécialistes de la stratégie politique internationale des commandos terroristes. Les déclarations politiques arrivaient de toutes parts. Des messages de sympathie des capitales européennes s’ajoutaient à la réaction rapide du président des États-Unis d’Amérique, qui mettait à la disposition du pays tous les moyens logistiques nécessaires à combattre « le Mal ». Comme en France, après les attaques du 11 septembre, le président déclarait que « chaque citoyen américain se sentait devenu Français ». Les pays du monde arabe, avec gêne, se disaient outrés de l’infamie de ce crime. Après avoir confirmé leur profond attachement à la France, les pays du Maghreb transmettaient leurs réactions d’émotion et rappelaient qu’il ne fallait surtout pas assimiler ces actions d’extrémistes aux vœux de la population de confession musulmane. Malgré la large diffusion mondiale de la menace des terroristes, le président de l’Iran voulait ignorer leur message et assurait notre pays de sa commisération : « Qu’Allah vienne en aide au pays, berceau du nucléaire civil, atteint dans sa chair par ce terrible accident ». Les Chinois, les Russes, les Japonais… adressèrent à la France leurs sentiments de compassion en ces moments difficiles. Les femmes et les hommes politiques français de tout bord s’indignaient de la lâcheté de cette attaque et se plaçaient derrière le chef de l’État dont la déclaration convenait à tous : « La France agressée condamne

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les instigateurs de cet acte barbare et odieux mais ne tombera pas dans le piège de l’assimilation des amis du monde arabe avec les commanditaires de l’attentat… ». Sur le plan stratégique, les experts de géopolitique convinrent que cet acte ne modifiait en rien le paysage politique mondial mais que les pays, notamment occidentaux, cibles du terrorisme devaient dorénavant se doter de moyens de défense pour prévenir ce nouveau type d’attaques. Les matières radioactives pouvant provenir des pays du bloc de l’ex-république soviétique devraient être l’objet d’un contrôle plus draconien. Les Services spéciaux de la Communauté européenne allaient se réunir plus fréquemment pour échanger leurs informations relatives au trafic de substances radioactives. Plus concrètement, aux contrôles lors de l’accès aux aéroplanes, de matières explosives et des armes blanches de toute nature, allaient dorénavant s’ajouter la détection de substances radioactives. Bien qu’interdites de principe à l’embarquement, elles n’étaient pas spécifiquement recherchées lors des contrôles dans les aéroports. Des propositions de détecteurs de radioactivité faisant suite aux contrôles radiologiques des bagages allaient être étudiées. Une taxe supplémentaire permettrait d’équiper les zones d’embarquement. Et bien que le temps d’attente pour ces formalités en soit augmenté, tous les sondages express réalisés dans les salles d’embarquement montraient la totale adhésion des voyageurs résignés ! Le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur s’étaient rendus, eux aussi, sur les lieux du drame pour assurer la population locale du soutien de la nation. Leur arrivée, un peu avant les journaux télévisés du treize heures, avait permis leurs déclarations en direct depuis les centres de contrôle. Vêtus de tenues de protection, blouses en papier, surbottes et charlottes, ils dirent combien ils étaient impressionnés par la dignité des victimes et le sang-froid des autorités. Ils remercièrent, chacun à leur façon, pour la qualité de leurs actions, tous les professionnels de santé qui, avec abnégation, assuraient les premiers soins. Avec détermination et engagement, le ministre de l’Intérieur déclara la guerre aux auteurs d’actes aussi abjects et promit un contrôle encore plus précis aux frontières. Il savait bien que le non-dit d’une fraction non négligeable de population traduisait le prétendu laxisme du difficile contrôle des rapatriements de toutes sortes : regroupement familial, réfugiés politiques, stages d’études, etc. Il promit les dédommagements nécessaires aux pertes justifiées dues à cet acte de guerre. Prenant à témoin les dizaines de millions de téléspectateurs, il ferait en sorte que la solidarité

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nationale soit effective… Une courte dépêche signalait une échauffourée dans les quartiers sud de la ville. Peut-être par manque de temps, aucune chaîne n’en fit état et les autres informations furent vite bâclées. Sur TV Première, en raison de l’actualité, après la publicité, une table ronde était annoncée pour débattre des conséquences sanitaires sur la population. L’émission commença un peu avant 14 heures. Pour un tel débat étaient invités sur le plateau des spécialistes et autres personnes en rapport avec le risque de la radioactivité. De droite à gauche : la présidente de l’association des « Mamans indignées des petits leucémiques… autour des usines atomiques » ; Max Pousseret, président de Global Environment ; le président de l’association Victimes de Tchernobyl en France ; le président du réseau Tout sauf le Nucléaire ; la présidente de l’association indépendante de mesure de la radioactivité de l’environnement, l’IRADIE ; l’avocat de l’association des anciens militaires victimes des essais atomiques français – il excusait et remplaçait son président, souffrant – ; enfin, un médecin psychiatre qui dans sa présentation s’excusa de ne pas être spécialiste de victimes d’irradiations mais plutôt des effets psychologiques liés aux grandes catastrophes. En dehors de ces situations dramatiques, heureusement assez rares, il traitait du douloureux problème des femmes battues ! L’animateur vedette de TV Première, Jean-Jacques Du Sel, le fameux JJDS, bien connu du public, non pour ses compétences dans le domaine mais bien plus pour ses scores à l’audimat, tenta d’organiser le débat en demandant à chaque participant de donner des réponses courtes et précises aux questions qu’il leur poserait comme à celles des téléspectateurs pouvant intervenir par téléphone et par e-mail. « Mesdames et messieurs – commença l’animateur vedette – vous êtes tous, à titres divers, représentatifs de milliers de victimes des radiations nucléaires. Comment voyez-vous évoluer la situation de la ville de Bordeaux dans les prochains mois ? » Avant que personne n’ait eu le temps de réagir, le président de Global Environment, Max Pousseret, prit la parole et d’un air assuré : « Grave, très grave. Mais avant de répondre plus précisément à votre question, je tiens à déclarer que notre association et ses dizaines de milliers de membres sont indignés de ce qui vient de se passer à Bordeaux. Nous condamnons avec la plus grande vigueur cet odieux attentat qui sans discrimination vise une population d’innocents. Innocents car si l’on reprend le contenu du message des terroristes : « Vous serez tous contaminés par vos miasmes… » il est question de « vos » miasmes, c’est-à-dire de nos déchets et

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autres rejets radioactifs dont nous polluons la planète. Le message des terroristes est « fort », sans ambiguïté : vous les occidentaux, avec votre nucléaire et son risque, vous mettez à mal notre planète… Or je vous fais remarquer que jamais le moindre référendum sur l’utilisation du nucléaire n’a été proposé à la population. Population dont nos propres sondages montrent qu’elle est très majoritairement contre l’utilisation du nucléaire, même à des fins pacifistes. À Bordeaux comme ailleurs, les citoyens non consentants se voient désignés coupables de décisions prises contre leur avis. Mais à Bordeaux la sanction est tombée et comme pour la population de la région de Tchernobyl, il va y avoir des dizaines de milliers de victimes de cancers, des centaines d’enfants à naître porteurs de multiples malformations. Sans compter les leucémies que l’on va voir apparaître dans quelques mois. Et rien n’interdit de penser qu’il peut y avoir, dans les prochaines semaines, des dizaines de morts imputables à cet odieux attentat. C’est pourquoi nous, Global Environment, nous renouvelons notre appel à cesser toute activité nucléaire dans les plus brefs délais et exigeons des pouvoirs publics la mise en place d’une commission indépendante pour vérifier et comptabiliser les victimes de cet attentat. Même sans explosion, cette contamination insidieuse, inexorable, pourrait bien, pour autant, décimer jusqu’à un quart la population de la ville martyre de Bordeaux ! » Le ton était donné, le « boomerang nucléaire » allait être la cause de terribles ravages. Les terroristes, avec cynisme et lâcheté, n’avaient eu qu’à retourner vers la société les trop dangereux moyens que l’intelligentsia des scientifiques prétendait avoir mis au point contre la plus élémentaire des sagesses. Dans son orgueil démesuré, le génie humain désirait, impunément, se comparer aux feux des dieux et faire de l’ombre à Prométhée ! Les uns après les autres, les représentants des associations y allaient de leurs couplets habituels. Sur les conséquences sanitaires de l’attentat, il n’y eu pas trop de surenchère. Il faut dire que le président de Global Environment avait mis la barre assez haut, peut-être par peur d’être dépassé par la surenchère des autres associations, amies mais toujours concurrentes. Seul le psychiatre osa en rajouter, prétendant qu’au tableau apocalyptique de Max Pousseret manquaient les conséquences psychologiques, qui apparaîtraient certainement chez de nombreux jeunes. Un genre de « psychosomato-dépression » par manque de confiance dans l’avenir, avec l’apathie caractéristique de la culpabilité des enfants pour les gestes coupables de leurs parents envers Gaia, la divinité de notre Terre, restait à craindre.

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Personne sur le plateau, pas plus que l’animateur, n’osa demander plus d’explications sur le syndrome « psycho-somato-dépressif ». Les questions des téléspectateurs ne trouvèrent pas beaucoup de précisions dans les réponses mais pratiquement toutes les associations purent, parfois dans la pagaille et souvent dans la surenchère des propos, exprimer leurs convictions. Globalement, il en ressortait que si les terroristes étaient condamnables, la responsabilité du désastre incombait à la déviance éthique des scientifiques. Et dans ce domaine, notre pays donnait un bien mauvais exemple. Les industriels, au passage, furent taxés de cyniques profiteurs qui n’hésitaient pas, pour les avantages de quelques privilégiés, à hypothéquer l’avenir des générations futures. Si la preuve devait en être faite, il ne suffisait que de voir ce qui venait de se passer à Bordeaux ! Le lobby du « nucléaire » ne fut pas, une fois de plus, épargné, sauf peut-être le gestionnaire des déchets radioactifs à qui certains reconnaissaient le rôle ingrat d’hériter de la mission de s’occuper des déchets des autres. Les pouvoirs publics et les gouvernements successifs furent traités d’inconscients devant les diktats des scientifiques et surtout des industriels ; leur manque de réponse à la demande du public de stopper toutes ces activités leur serait reproché devant le tribunal de l’Histoire. Il était maintenant plus de 14 h 50 et l’émission se termina sur les images immuables et peu spectaculaires de files d’attente des Bordelais. Il faisait beau à Bordeaux et de nombreuses personnes étaient assises sur la marche des trottoirs. Il pleuvait à Paris.

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Chapitre 25 Mardi 22 janvier, 15 heures, Lyon. Rue Fénelon, Les Brotteaux.

Comme la plus grande partie des Français sans doute, Angèle regarda le JT de la mi-journée. Le discours du Président lui convint. À quelques nuances près. Il aurait pu, par exemple, dire un mot sur le futur immédiat. Donner de l’espoir. Qu’allait-il se passer pour ces malheureux dans les prochains jours ? Faudrait-il évacuer une partie de la ville ? Comment l’État et les collectivités locales allaient-ils s’organiser ? Mais après tout, soit personne n’en savait rien, soit d’autres le diraient mieux que lui, surtout en temps voulu. Elle fut impressionnée par le caractère solennel de son discours. Le reste des informations la laissa sur sa faim. Aucune information précise n’avait pu être donnée. Elle profita de la pub pour manger l’encas qu’elle avait préparé. Si elle était restée relativement impassible durant le JT, le débat qui le suivit la mit hors d’elle. La colère ne la quittait pas, les propos qu’elle entendait la rendaient furieuse. Elle n’en pouvait plus. Si elle l’avait pu, elle aurait apostrophé les participants. Elle n’aimait pas beaucoup l’animateur Jean-Jacques Du Sel, JJDS. Elle avait eu l’occasion de le rencontrer et l’avait trouvé particulièrement pédant. Même si elle lui reconnaissait un talent d’animateur, là, elle ne pouvait lui pardonner la médiocrité de ce débat. Depuis un mois elle n’avait plus besoin d’ongles en résine pour avoir des mains présentables. L’état d’excitation d’Angèle était tel qu’elle se remit à se ronger les ongles, ce qu’elle n’avait pas refait depuis la découverte du cancer du sein de Dominique. Elle éteignit avec humeur la télévision et pour se calmer sortit sur le balcon. Maintenant la différence de température avec l’intérieur était importante. Pourquoi eut-elle soudainement envie d’une cigarette ? Elle avait arrêté de fumer depuis quinze ans. Elle se reprit et pour se calmer décida de prendre une douche.

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« Allo ? – Ouais ? » Angèle ne crut pas reconnaître la voix de Pablo. « Pourrais-je parler à M. Paul Gomes, s’il vous plait ? – C’est bien moi, Ange. » La voix de Pablo était basse et plutôt monocorde. Un instant, elle crût l’avoir réveillé. « Je t’appelle en raison de l’actualité. J’aimerais mieux comprendre les conséquences pour la santé de cet attentat. C’est terrible ce qui se passe à Bordeaux. Je suppose que tu es au courant ? – Mouais… comme tout le monde. – Pardon, j’ai l’impression de te déranger. Si tu le souhaites, je peux te rappeler un peu plus tard… – Pas du tout, au contraire tu vas m’aider à me réveiller. Depuis quelques temps je prends des somnifères et si je dors encore mal la nuit, le jour je m’assoupis… mais pas de problème, j’ai tout mon temps. » Et d’un ton désabusé : « Que veux-tu savoir d’autre que ce que l’on entend déjà dans les interviews à la télévision ? – Justement, on n’entend rien sur l’appréciation des conséquences sur la population et l’environnement, ou alors des chiffres tellement alarmistes qu’ils sont indécents. On ne peut se satisfaire du caractère effrayant lié aux seuls mots de « nucléaire » ou de « radioactif » pour évaluer ce risque et les dégâts associés. Explique-moi ce qu’il se passe… » La remarque plut à Pablo. Enfin une journaliste avec un minimum de cervelle ! « Angèle, sais-tu que nos organismes sont naturellement radioactifs ? Ton organisme émet chaque seconde 7000 à 8000 désintégrations d’origine « nucléaire » et ce durant toute ta vie. Tu ne le savais peut-être pas mais tu es, comme chacun de nous, une source « nucléaire » ! – Ça alors ! – Et ce n’est pas parce que tu es radioactive que tu es dangereuse ! Tu es tout simplement rayonnante d’énergie et – avec un petit rire acide − d’ailleurs toujours radieuse. – Merci, tu es trop gentil. – Maintenant, pour ce qui est des doses d’énergie que dégagent les désintégrations nucléaires, lorsque tu es à côté d’un radiateur électrique, tu reçois de la chaleur, les physiciens disent de « l’énergie thermique », d’accord ? Et bien, d’une source radioactive tu reçois aussi de l’énergie,

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même si nos sens ne la perçoivent pas. En dose importante, cette énergie peut devenir dangereuse. Un peu de chaleur nous fait du bien, mais trop brûle notre peau. – Le problème est que cette énergie, on ne la sent pas ! – Oui c’est vrai, mais ce n’est pas unique ; lorsque tu t’exposes au soleil, tu ne vois ni ne sens les UV, pour autant tu constates qu’ils brunissent ta peau et peuvent aussi provoquer des cancers. – Mais alors comment savoir si cette énergie est dangereuse ? » Pablo marqua un temps d’arrêt un peu trop long et d’une drôle de voix : « Angèle, quand je prends des comprimés pour dormir… quand deviennent-ils dangereux ? – En en prenant trop. – C’est pareil pour la dose énergétique de la radioactivité ou des rayons X d’ailleurs. Si j’en prends trop, je risque le cancer. Si je fume trop, je risque le cancer du poumon. – Si je comprends bien, comme pour les médicaments, c’est la dose qui fait le danger. – Ce n’est pas plus compliqué que ça ! – Oui mais la radioactivité, ce ne sont pas des comprimés ; comment fait-on, Pablo, pour connaître la dose qui conduit au cancer ? – C’est simple, on mesure, avec un appareil, la dose efficace ; elle est notée en millisieverts ; cette valeur est l’estimation du risque d’apparition d’un cancer quelques années après avoir reçu cette dose. – C’est assez clair pour le « comment » mais pas précis, pour le « quand » ; quelques jours ou quelques années ? – Demande-le aux fumeurs que tu vois encore dans les rues… – C’est vrai qu’ils ne le savent pas, en tout cas c’est plusieurs années… et heureusement que tous les fumeurs n’ont pas un cancer. – La dose en millisieverts ne te dit pas grand-chose et pourtant il existe une valeur de référence facile : tous les ans, les sources radioactives de notre environnement naturel, le cosmos, l’écorce terrestre, notre propre organisme, nous délivrent à chacun une dose efficace de deux millisieverts. Beaucoup de gens l’ignorent mais tous la reçoivent ! C’est une valeur de référence que tu peux garder en tête, deux millisieverts – répéta-il en le martelant. – Je retiens que quoi que je fasse, tous les six mois, je reçois un millisievert, mais cela ne me dit pas à quelle quantité je risque un cancer. – Pour l’attentat de Bordeaux, cet iode radioactif, respiré, inhalé, dans l’organisme, se fixe spécifiquement sur la thyroïde et y libère son énergie.

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Dans les centres de contrôle que l’on aperçoit sur les images à la télé – ces grandes tentes blanches – on vérifie si la thyroïde est radioactive ou pas. Et si elle l’est, de quelle importance. À partir de ces valeurs, les spécialistes sont capables d’estimer les doses en millisieverts. Et pour observer, plusieurs années après, chez les enfants, un cancer de la thyroïde, il faut cent millisieverts environ. – Mais alors Pablo, les victimes de cet attentat, il faudra attendre plusieurs années avant de savoir ? » Pablo se tut encore un assez long moment avant de répondre et délibérément prit une inspiration profonde. Du ton presque agacé de celui qui répète pour la nième fois : « Dans la région de Tchernobyl, si malheureusement on comptabilise aujourd’hui plusieurs milliers de cancers de la thyroïde, ils ne concernent que des enfants qui avaient moins de quinze à dix-huit ans en 1986, au moment de la catastrophe. Une petite dizaine en sont morts. Mais il n’y a pas eu d’excès de cancers chez les adultes, d’aucune sorte d’ailleurs. – Ce n’est pas vrai ? Pablo, si ce n’était pas toi qui me le disais, je ne le croirais pas ! » Soudain plus soupçonneuse, Angèle lui fit remarquer, presque gênée : « Oui mais… Pourtant tous ces reportages, ces témoignages, vus à la télé… – Tu l’as dit… vus à la télévision, mais pas dans les publications de la communauté scientifique. Et pour le public les images, les émotions, sont plus importantes que la synthèse des rapports scientifiques internationaux que les journalistes s’obstinent à ignorer. – Mais alors les cancers de Tchernobyl revendiqués par l’association des Victimes de Tchernobyl en France chez des adultes… » Pablo, d’une voix subitement excédée, lui coupa la parole : « De la foutaise. D’abord « rackettés » de cotisations, ensuite objet de malveillantes associations qui leur font croire ces sornettes, les malheureux patients ne sont en définitive que des otages d’aigrefins peu recommandables. Et les médias s’en font les complices… – Tu ne penses pas y aller un peu fort, Pablo ? » Par sa question, Angèle manifestait assez ouvertement une suspicion envers les propos du chercheur. « Alors, quand je t’indique quelques notions fondamentales sur ce sujet complexe, tu me crois et me félicites même de mes explications, et quand des résultats d’une communauté scientifique ne te conviennent pas

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parce que le matraquage des médias, pour se faire valoir, dit le contraire, mon propos devient suspect ! » Angèle connaissait les colères de Pablo mais ne l’avait jamais entendu aussi excité. « Vous les journalistes avez une grosse responsabilité dans le désamour de la société pour la connaissance scientifique. Vous relayez, sans pudeur ni critique, les gesticulations d’associations qui n’arrivent pas à se faire valoir par leurs compétences et qui préfèrent exploiter l’émotion, l’irrationnel des pauvres gens… » Son excitation devenait même agressive. « Continuez comme cela, allez-y ! Hier la vache folle, aujourd’hui les OGM1, demain la grippe aviaire et toujours le nucléaire… Mesdames et messieurs, bienvenue au pays de l’obscurantisme ! Et vous pensez que c’est comme cela qu’on va sauver notre malheureuse planète du réchauffement climatique ? Il a fallu qu’à la télévision quelques présentateurs attentifs et pertinents dénoncent des effets observés pour qu’enfin les médias et autres associations alertent les politiques. Il est vrai que les scientifiques qui depuis plus de vingt ans découvrent et analysent l’inquiétant phénomène n’y étaient pas arrivés ! Et maintenant ces mêmes associations voudraient faire croire au public qu’elles ont, par la seule démarche citoyenne, « la » solution du désastre annoncé ? Est-ce tout ce que nous avons à proposer à nos enfants et petits-enfants, se replier, se ratatiner sur nous-mêmes, ne plus croire dans le génie humain pour trouver des solutions, ne voir dans les progrès de la science que les causes de l’apocalypse annoncée… » Sa voix maintenant s’étranglait. Il marqua un moment de silence puis ramenant sa voix à un ton plus désabusé, comme s’il se parlait à lui-même : « Vous allez voir, avec ce qui vient de se passer à Bordeaux, les médias vont bien nous infliger des centaines de milliers de cancers… et dans les jours qui viennent ! L’émotion n’attend pas, la démesure se consomme chaude, l’outrance est, comme un soufflé de fromage, à consommer avant qu’elle ne retombe… » Un grand silence, d’une bonne minute, marqua la fin de la diatribe. Pablo se demandait s’il ne devait pas raccrocher. « Hou, hou ? Tu es encore là, Ange ? – Bien sûr que je suis là ! 1. Organisme génétiquement modifié.

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– Excuse-moi des excès de ma réaction, mais régulièrement outré par des déclarations péremptoires d’incultes, on finit par en devenir agressif. J’espère que tu n’as pas pris pour toi mes critiques. En tout cas, elles ne s’adressaient pas à toi ! – Et pourquoi ? – Parce que tu es là et que tu cherches d’abord à t’instruire, à comprendre et à ne pas délirer sur des notions que tu ne maîtrises pas. – Tu le penses sincèrement ? – Oui je le pense, tu n’es certainement pas seule mais, aussi paradoxal que cela paraisse, votre corporation reste trop timide devant le diktat de certains de vos confrères. – Pardon encore pour mon emportement contre les médias mais si tu me comprends, tu m’excuseras. À bientôt Angèle, je t’embrasse… » Et il raccrocha. Angèle n’entendit pas le « je t’embrasse », elle était toute à la réflexion de ce que Pablo lui avait dit des associations, notamment celles des victimes de Tchernobyl en France, et de la complaisance générale des médias à leur égard. Au travers de la révolte de Pablo, elle comprenait l’amertume et le découragement des scientifiques à ne pas être entendus. Se souvenant des propos échangés avec Dominique lors de leur première rencontre, elle ne put s’empêcher de marmonner : « Après la juriste, voici maintenant le scientifique qui me met en garde contre les agissements de certaines associations et sur notre complaisance à les relayer ; à entendre leurs arguments, ils n’ont peut-être pas tort… » La preuve scandaleuse était ce débat, tout à l’heure, à la télévision. Sans médecin spécialiste sur le plateau, avec des prédictions désastreuses de ces associations alarmistes, le responsable de l’émission n’a pas eu de scrupules à terrifier ces malheureux Bordelais. Que le risque soit important, personne ne pouvait l’affirmer, mais l’ampleur de la perception de ce risque apparaissait monstrueuse et pouvait conduire à des réactions plus graves que les conséquences du risque lui-même. Pour le Club de la presse, elle se promit de proposer cette réflexion à la discussion.

Chapitre 26 Mardi 22 janvier, Lyon, 18 heures. Club de la presse.

Grâce au dynamisme d’Yves Courtier, la réunion mensuelle du Club de la presse était bien suivie. Après celui de Paris et de Montpellier, le Club lyonnais était l’un des plus actifs. Ces rencontres étaient un lieu de débat sur l’organisation de la profession, parfois sur des sujets d’actualité. Il y avait une majorité de journalistes, auxquels se joignaient des communicants. La plupart des journalistes présents n’étaient pas salariés. L’incertitude de leur statut, le fait d’être indépendants, ne rendaient pas faciles les rencontres avec les confrères, aussi profitaient-ils de ces réunions pour s’exprimer. Les salariés, et Yves en était, n’étaient peut-être pas aussi motivés mais venaient chercher une part de la liberté qu’ils avaient négociée contre un bulletin de salaire en signant la charte éditoriale de leur éditeur de presse. Qui pouvait leur en vouloir ? Yves n’eut pas grand souci à trouver les sujets de débat ; l’actualité bordelaise avec ses incertitudes sur les victimes, les problèmes politiques qu’allaient poser l’identification des terroristes… offraient l’occasion de multiples questions. En moins de quinze minutes, il fit le panorama de la chronologie des informations et rappela, sans le moindre commentaire, de quelle façon avaient été traitées, par l’ensemble de la presse, écrite et audiovisuelle, les informations. Très rapidement, la question sur l’évaluation du nombre de victimes devint la question principale. Les uns et les autres s’exprimaient : « Les morts et blessés des accidents de la circulation, on les connaît, ils sont identifiés. Sans minimiser ces conséquences, nous y sommes habitués, nous savons traiter ces informations, mais les milliers, voire, selon certains, les centaines de milliers de cancéreux, comment les identifier,

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les gérer, en raison du caractère insidieux du risque ? Comment en faire état pour informer les lecteurs, les auditeurs ? – Moi, je trouve plutôt scandaleux le débat organisé par JJDS. Ma belle-famille vit à Bordeaux. À l’écoute de l’émission, ma femme s’est mise à pleurer, elle est dans tous ses états, convaincue que nous allons assister, inexorablement, à la décrépitude de leur santé jusqu'à la mort par cancer. À l’écoute de ce misérabilisme, je me suis posé deux questions. Avec quel respect des compétences ces déclarations ont-elles étaient faites ? Peut-être y aura-t-il encore plus de cancers, mais aussi peut-être moins, il faut le souhaiter. Mais dans les deux cas, a-t-on le droit de « jouer » avec l’émotion du public à de tels niveaux et pour des situations aussi dramatiques ? Et puis, cette assimilation d’un acte terroriste à de possibles conséquences d’activités nucléaires industrielles est très malsain, et d’un parti pris vraiment douteux. La deuxième question est la responsabilité du journaliste. Il accepte d’être complice de ces à-peu-près et autres sous-entendus, pour le moins inquiétants, des associations. Ce n’est pas lui qui « dit » mais c’est bien grâce à lui que sont entendus ces propos mal argumentés. Il y a là un transfert de responsabilité préoccupant. – Mais pas du tout, la situation est assimilable à celle d’un accident de centrale. Nous en avons tous en tête l’exemple soviétique… c’est une dispersion du même iode, les conséquences seront les mêmes. Il y aura des milliers de victimes qui, cachées en Union Soviétique à l’époque, doivent être, chez nous, dénoncées aujourd’hui. C’est notre rôle de journaliste d’en faire état, et si l’estimation est un peu forte, elle garantira la réaction nécessaire pour ces malheureux. » La discussion s’anima, tous n’étaient pas d’accord. Yves dut rétablir un peu d’ordre afin que chacun puisse s’exprimer. Il ressortait, des différentes prises de parole, des interrogations sur le rôle des émissions d’information spectacle. Et pour les associations, si elles se disaient indépendantes, avaient-elles la compétence des experts ? « Le plus souvent, il est vrai, le journaliste se met dans la peau du citoyen lambda et se retrouve plus aisément dans le propos de l’associatif que dans celui de l’expert, mais ce faisant, ne se trompe-t-il pas ? Assuret-il l’« assurance qualité » de l’argumentation ? » Jusque-là, Angèle n’avait pas pris part au débat. Pourtant, les bouts de ses doigts, légèrement sanguinolents sous la constante mastication de ses ongles, n’étaient pas trompeurs. Ils témoignaient de son excitation. Yves, qui l’observait du coin de l’œil, l’interpella en lui donnant la parole.

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« À l’écoute de ce débat sur la dramatique situation de Bordeaux, comme pas mal d’entre nous, j’ai été outrée. J’ai eu honte et j’ai longuement réfléchi à mon malaise. Ce n’est pas d’aujourd’hui que de tels dérapages sont admis sans réaction, mais ce type d’émission, dans la circonstance, est la goutte d’eau qui fait déborder le verre. Ce n’est plus une outrance occasionnelle, c’est devenu la règle du jeu. Nous sommes dans le système du « toujours plus », mais du « plus » vers le bas de l’échelle des valeurs, plus de spectacles racoleurs, plus de mise en scène, plus d’incompétence chez les invités, plus de surenchère dans la démesure, plus de dérision avec, en définitive, encore plus de médiocrité et au final des mensonges… Si les gens sont assez sots pour adhérer aux stupidités des « reality show », qu’ils continuent à les regarder et à glisser insensiblement, mais sûrement, dans la bêtise. C’est leur problème. Mais pour traiter d’informations importantes, celles qui concernent l’ensemble de la population, les téléspectateurs captifs de l’actualité, il n’est plus possible de continuer de la sorte. La circonstance de l’attentat de Bordeaux est dramatique, l’irresponsabilité des journalistes est odieuse. Se moquer des « braves gens » est devenu misérable. » Se tournant vers Yves pour l’apostropher : « Te rends-tu compte, Yves, que pour parler du risque sanitaire de cet attentat il n’y avait, pour répondre aux questions du public, pas le moindre spécialiste capable de situer la nature et l’importance du risque, pas le moindre médecin spécialiste de la pathologie thyroïdienne… On croit rêver mais c’est la réalité. Où est le contrôle de l’information, où est la qualité des sources ? Et cette médiocre réalité, celle qui contribue fortement à forger l’opinion publique, elle est devenue une constante… Il faut dénoncer cette pratique, commencer à exprimer notre désaccord. » Étonné de la virulence des propos d’Angèle, Yves joua son rôle de modérateur : « Tu ne peux pas t’en prendre, de front, à l’idole préférée des Français dans les sondages. Nous allons avoir sur le dos tout le lobby des médias parisiens et, pour une part, ceux de province. Tu n’ignores pas ses liaisons avec les milieux politiques et économiques. Son discrédit pourrait entraîner d’importantes conséquences d’influence. Tu y vas trop fort. Si tes critiques sont légitimes, tu le sais bien, « toute vérité n’est pas bonne à dire… » Angèle, maintenant debout : « Yves, tu ne me feras pas changer d’avis. Eh bien, si tu acceptes cet état lamentable, devenu de fait, moi pas ! Et je suis sûre – dit-elle en

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projetant autour d’elle son regard courroucé – qu’il y a dans notre profession suffisamment de confrères qui souffrent de cette situation pour que se lève un vent de révolte. Qu’est devenu le journalisme ? Serions-nous la seule activité à ignorer la notion d’assurance qualité ? Nous façonnons l’opinion publique dont on sait qu’elle influence, indéniablement, la justice dans les jugements relatifs à la réparation des risques. Par ailleurs, si le CSA1 est assez nul pour accepter de telles dérives, il faut que la profession s’autodiscipline. – Tu le sais Angèle, le CSA est là pour le respect de critères, péniblement établis, d’impartialité en politique, le respect et la protection des enfants, mais pas pour le contrôle de qualité de notre travail. C’est à nous d’en établir des règles. Aujourd’hui la seule qui prévaut, c’est l’audimat, pour ajuster les tarifs des encarts publicitaires sur les chaînes de télé et, pour la presse écrite, le nombre de tirages pour ne pas mourir… Quant à la pression de l’opinion publique sur les juges, ce n’est pas nouveau… » Angèle ne voulut pas entendre le propos modérateur d’Yves Courtier. « Quand à la fin d’une l’émission à visée « journaliste » mettant en cause la responsabilité d’un risque, le résultat est une tromperie avérée par les communautés du savoir, réitérée, depuis des années, pour des millions de téléspectateurs, qui peut réagir ? Pour exemple, prends ce qui se passe actuellement à Bordeaux, la situation sera fatalement comparée aux conséquences du fameux nuage… je n’ai appris que récemment le décalage scandaleux entre les affirmations des associations, confirmées par la diffusion des médias, et les conclusions des spécialistes. En France, dire qu’il est responsable d’un excès de cancers de la thyroïde est une – reprenant les termes de Pablo − « totale foutaise », mais jamais un spécialiste, un endocrinologue, un médecin nucléaire n’ont pu le dire ni l’argumenter à l’antenne ou dans la presse. Et pour ce mensonge avéré, qui trompe des milliers de patients, tu penses que nous n’avons aucune responsabilité ? Encore une fois, est-ce cela le journalisme d’investigation ? J’en suis sidérée. Il faut que tu saches quand même, Yves, que ces médecins écœurés se voient refuser l’accès aux médias. Ils ne seraient sans doute pas assez bons pour « faire de l’émotion et de l’audience ». Aux dires de ces « journalistes vedettes » d’émissions à sensation, ils n’ont pas

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besoin d’eux pour informer, qu’ils restent dans les hôpitaux pour soigner les patients ! » L’auditoire n’en croyait pas ses oreilles. Tous connaissaient les relations d’estime réciproque entre Yves et Angèle. La plupart des présents reconnaissaient leurs compétences, pour Yves sa longue expérience, pour Angèle son intelligence et la qualité de ses dossiers d’investigations. Ce n’était pas un conflit mais un esclandre, on sentait Angèle passionnée comme jamais, prête à la révolte. Yves, surpris, paraissait dépassé par la situation. Le silence, pesant, totalement inhabituel dans la circonstance, donnait du relief à leur différend. Sans être grave, cette situation tendue entre les deux était gênante car Yves voulait prochainement présenter Angèle, sa candidate, à la présidence du Club. Il sut dire les deux ou trois mots nécessaires pour détendre l’atmosphère et demanda une interruption du débat pour parler à Angèle. Ils se retirèrent dans un bureau pendant que les participants commentaient leur attitude. Contrairement à l’habitude de ces réunions qui se terminaient dans une pagaille bon enfant, l’atmosphère était grave, tendue. « Écoute Yves, tu le sais, je t’aime beaucoup, pour ton expérience, ton savoir, tes compétences mais surtout pour ta personnalité. Je suis sensible à ton côté paternel protecteur. Je te comprends. Tu as peur que cet esprit de révolte se retourne contre nous, que j’en prenne plein la figure et que dans une prise de position critique j’y perde ma réputation. Je travaille pour mon plaisir, je suis libre, indépendante et je ne peux plus tolérer certaines choses. La façon de fonctionner de certains journalistes est devenue méprisable parce que malhonnête. Nous ne voulons pas de déontologie sous prétexte de garder notre liberté, mais regarde autour de nous, nous vendons notre liberté à l’audimat ! Je suis contre et je ne suis pas seule, tu le sais. Il nous faut un électrochoc pour que la majorité suive. L’actualité et la médiocrité du jour nous en offrent l’occasion, il faut la saisir. Tu comprends ? Plus question de tergiverser. Il faut proposer une action collective, une déclaration, un édito, il faut marquer le coup ; trop, c’est trop ! – Angèle, je ne veux pas que tu te mettes en danger. Tu n’imagines pas le poids de nos journalistes vedettes ni les ressources des puissantes associations écologiques. Ne peux-tu pas faire quelques concessions dans la réaction que tu souhaites proposer ? Tu sais que je pense comme toi, mais il est difficile de décréter une révolution. Chargeons encore un peu plus les propos outranciers des « assos » et laissons tranquille l’animateur et ses soutiens politiques. Les associations, contrairement aux politiques,

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nous n’avons rien à en attendre, elles n’existent que par le crédit que nous leur apportons en parlant d’elles. Nous les remplacerons par d’autres dont les critères et les objectifs déclarés nous paraîtront plus clairs… » Puis, prenant un instant de réflexion, devant l’air braqué d’Angèle… « Angèle, ce n’est quand même pas lui qui a prononcé les inepties que l’on a entendues durant ce débat sur les conséquences possibles de l’attentat de Bordeaux ! » Angèle se remémorait la diatribe de Pablo de la matinée, son propos exaspéré sur la prédiction des interprétations délirantes des médias sur les conséquences de l’attentat. La souffrance exprimée, plus que l’exaspération, frappait encore ses oreilles. Elle avait été touchée de la confiance qu’il mettait en elle, journaliste, pour lever le voile sur la médiocrité de l’information à caractère scientifique dès lors qu’elle pouvait être associée à la polémique. Plusieurs fois déjà, avec Pablo, ils avaient abordé ce décalage entre la réalité de la connaissance scientifique et la perception qu’en avait le public. Elle se souvenait encore des difficultés qu’il évoquait, « la réaction ne peut venir que de votre milieu, unissez-vous, mettez de l’ordre et un peu de rigueur dans votre profession – il avait même parlé de combat −… mais ce combat sera dur et long. Aussi dur et long qu’il est nécessaire. Mais j’en suis sûr, ensemble, vous allez y arriver. » Au souvenir de la conversation avec Pablo et de ses derniers propos, émue, elle abandonna le ton de l’indignation et d’une voix plus douce, pour amadouer le rédacteur : « Yves, je connais ton honnêteté, ton courage, avoue qu’à ma place tu n’hésiterais pas à nous engager dans cette voie de la rébellion… pour une véritable redéfinition du journalisme. » Courtier, la tête baissée, les pouces sous les bretelles, la regardait maintenant dans les yeux. Il s’approcha d’Angèle et la prit par le cou pour lui parler à l’oreille : « Ma petite, à ton âge j’étais en charge de famille, je n’avais pas le choix, ni ton courage… À ta place aujourd’hui, je ferais peut-être comme toi mais dans ma situation, je ne peux le dire. Officiellement, en public, je marque une réticence, pour le moins une réserve à votre démarche, car j’en suis sûr, dans l’assemblée la majorité voudra bien te suivre mais dès que cela ira mal, ils regarderont ailleurs. Tu connais l’expression, elle n’est pas de moi : « courage, fuyons… ». » Puis, soudain, avec un air beaucoup plus fatigué, il ajouta encore : « Putain, il y en a marre de cette dégradation de notre profession, Angèle fonce, fonce, il nous faut des gens comme toi pour rassembler les

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nombreux journalistes qui le pensent mais qui n’ont pas le courage ou surtout les moyens de le dire. Fonce, même si je joue la modération pour accentuer votre action. Il faut se battre, compte sur moi, mais, pour le moment, jamais en public. Laisse-moi tous les messages que tu veux, je les prendrai toujours en compte et vous aiderai autant que je le pourrai. » Il l’embrassa sur la joue. Angèle était profondément troublée mais encore plus convaincue. Ils sortirent de son bureau et regagnèrent la salle de réunion où les journalistes continuaient encore de discuter. Yves Courtier reprit la parole devant l’assemblée des journalistes, curieux de ce long conciliabule et redevenus silencieux. « Je vous rappelle que notre Club est un lieu de libre expression, chacun est là pour s’exprimer en toute liberté ; plus d’une fois nous y avons lavé notre linge sale en famille. Si je partage dans le fond les vives critiques d’Angèle, vous êtes tous témoins que j’ai essayé de modérer la vivacité de sa réaction. Nous sommes tous assez d’accord pour constater que l’exemple de ce jour est caricaturalement critiquable, mais faut-il attaquer de front un confrère ? Je me pose la question. Je ne suis pas sûr d’avoir la bonne réponse… » Angèle, plus assagie, demanda à nouveau la parole : « Si vous en êtes d’accord, je vous propose de prendre à témoin le public, nos lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs et l’interactivité des internautes. Ils jugeront de notre autocritique. Signons une déclaration, nous la ferons passer sur les médias électroniques en ligne et nous verrons bien si les rédacteurs de la presse plus conventionnelle en font état. S’il n’y a pas de réaction, c’est que nous nous serons trompés sur la méthode, si elle est importante nous aurons déclenché un sursaut salutaire pour toute notre profession. Il y eu un vote « pour » de quasi-unanimité mais un peu moins d’empressement pour mettre son nom sur la liste des signataires… Deux confrères proposèrent de s’associer avec Angèle pour la rédaction de cette déclaration. Les grandes lignes en furent vite établies. Elle serait soumise à chacun des participants par e-mail dans la soirée. Le prix de la validation serait la participation à la signature commune.

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Chapitre 27 Mardi 22 janvier, Lyon 21 h 30, Lyon. Ier arrondissement, rue Émile Zola. Même lorsqu’elles rentraient tard de leur travail, Dominique et Angèle prenaient le temps de s’asseoir au salon et de parler de leur journée. Dominique était d’autant plus satisfaite de ses consultations que la reprise de ses dossiers concrétisait la fin de son traitement. Angèle était rentrée assez tard. À la fin de la réunion du Club de la presse, elle était restée avec Yves et deux de ses confrères pour rédiger une déclaration critique. Yves demeurait en retrait, ne donnant un avis que lorsqu’il pensait que le propos était maladroit ou injustifié. Les trois journalistes se connaissaient bien et partageaient l’avis d’Angèle. Il fut décidé de faire une déclaration assez courte, percutante, sans langue de bois. Même s’il n’était pas question de cibler particulièrement tel ou tel média, le débat du jour sur le drame bordelais était pris pour caricature des dérives. Pendant qu’Angèle, avec l’aide d’un de ses confrères, rédigeait le texte, l’autre contactait les supports en ligne pour sa diffusion. Les vecteurs informatiques seraient les seuls utilisés. À eux trois, ils avaient suffisamment de relations amicales dans les médias en ligne et d’ouvertures sur des blogs de qualité pour s’assurer d’une large diffusion. Si le texte était mis en ligne avant 22 heures, la presse écrite en aurait connaissance et pouvait le faire paraître dans les éditions du lendemain. Les conspirateurs avaient pris la précaution d’avertir les syndicats les plus représentatifs des journalistes, non pour leur soumettre leur réaction mais pour les informer de leur démarche. « Et toi ma chérie, les événements de Bordeaux ont dû agiter votre réunion du Club de la presse. » Elle évoqua sa discussion avec Pablo et surtout sa colère à propos du débat à la télévision. Elle lui rapporta son esclandre avec Yves Courtier et les répercussions au cours de la réunion. D’abord, son opposition molle

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en public, puis une réserve d’appréhension et ensuite une complicité au deuxième degré… « Attention au retour de bâton, je comprends qu’Yves ait peur pour toi. Sa stratégie ne manque pas de subtilité, son poste l’oblige à une certaine réserve mais en sous-main, il appuie ta démarche : l’une qui fonce, face à la cible, l’autre offusqué pour la forme, mais qui commente le bien-fondé de l’attaque. Dis-moi, « ton » Yves Courtier, il n’aurait pas été élevé chez les Jésuites, par hasard ! – Je n’en sais rien, mais c’est un fin stratège – puis, sortant de sa besace un feuillet A4 − Tiens, je vais te lire la déclaration : « L’irresponsabilité coupable du journaliste : le spectacle des médias pour le traitement du drame de Bordeaux est édifiant… Notre société évolue, parfois en bien mais aussi en moins bien… C’est le cas de notre profession. S’il y a de bons journalistes, nous en sommes convaincus, les excès du mauvais journalisme nous déshonorent. Ils sont devenus inacceptables. Grâce aux vecteurs de communication, à leur omniprésence, le pouvoir de l’ensemble des médias est, devant celui du politique, de l’économique, de la justice, le plus important. Il est celui qui agit sur les autres par son influence sur l’opinion publique. Notre responsabilité est énorme. En avons-nous bien conscience ? En avons-nous bien conscience lorsque l’émotion cache l’information, lorsqu’au lieu de valider les sources, on délègue à des slogans d’associations le soin de paniquer la population ? Pour les besoins de l’audimat et de la publicité, on prostitue − il n’y a pas d’autre mot − notre travail à des spectacles minables. Nous devrions en mourir de honte. Mourir de honte d’être conscients de cet état de fait. Honte d’être incapables d’agir. Honte de ne pas assumer notre responsabilité. Honte d’accepter les chartes éditoriales des éditeurs de presse télévisuels. Honte de refuser un peu de déontologie sous prétexte qu’elle limiterait la sacro-sainte liberté de la presse ! Honte de cette liberté, pour constater où elle peut nous conduire. Une grande majorité d’entre nous, les petits, les sans grade, souvent honnêtes, toujours passionnés par l’idéal du journalisme, n’en pouvons plus. Il faut réformer le journalisme. À commencer par la définition de journaliste. Qui aujourd’hui est journaliste ? Personne ne le sait exactement !

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La carte de presse est le principal sésame. Nous savons comment il est attribué, de façon si peu rigoureuse. Le journalisme a tellement évolué que certains travaillent sans carte, animant des blogs, faisant souvent un vrai travail de journaliste. D’autres, se prétendant journalistes sur ces mêmes supports, en toute irresponsabilité, tombent dans la délation, dans le délit, la diffamation… Qu’ont-ils de journalistes ces animateurs vedettes d’émissions dont on ne sait plus s’il s’agit d’un magazine d’information ou d’un show « people » avec pour seul objectif d’assurer l’audimat par la provocation, la dérision. La diversité des journalistes doit être la plus grande possible. Du sport à l’économie, en passant par le politique, le scientifique, le culturel… les qualifications doivent être diverses. Certes. Mais la profession devrait avoir des critères communs de formation. La formation continue est partout jugée indispensable. Dans notre métier, nous ne la connaîtrions pas ? Il faut proposer un code de bonne conduite, mieux défini que la seule charte de Munich1, elle est bien trop sommaire ! L’éthique personnelle du journaliste est généreuse mais, seule, elle ne peut rester acceptable. Peut-on, au XXIe siècle, vivre sur quelques grands principes alors qu’autour de nous il n’est question que de procédures, d’assurance qualité ? Devant les problèmes fondamentaux de notre planète, écologie, santé, production propre d’énergie, agriculture, … les questions d’actualité sont devenues de plus en plus fréquemment techniques, scientifiques et médicales. Avons-nous un minimum de formation pour les aborder ? Pourtant, l’avenir de l’humanité repose sur le génie humain et ses connaissances. Mais pour les mettre en œuvre, il faut en assurer la plus grande transparence. À nous journalistes ce rôle indispensable. Donnons-nous les moyens d’en relever le défi… Si nous dénonçons les travers de notre profession aux yeux du public, c’est pour le prendre à témoin de notre conviction de les résoudre. » Dominique, attentive malgré la fatigue de la journée, réalisa l’importance du pavé qu’Angèle et ses amis jetaient dans la mare et marqua quelques signes d’inquiétude :

1. Déclaration des devoirs et des droits des journalistes approuvée en novembre 1971, adoptée depuis par la Fédération internationale des journalistes (FIJ), par l'Organisation internationale des journalistes (OIJ), et par la plupart des syndicats de journalistes d'Europe.

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« Ne te fais pas d’illusions, les nantis de votre corporation vont réagir avec virulence. Vous devrez bien argumenter vos critiques, la majorité du public est prête à sacrifier en quelques minutes ce qu’elle a adoré pendant des années. Il n’a pas tort ton Pablo, si combat il y a, les réactions vont être brutales. Il faut que vous intégriez les commissions de réflexion sur un nouveau statut de journaliste, sur l’idée d’un conseil de presse. Il faudrait le porter sur la place publique à l’occasion des prochains États généraux de la presse. Tu as ouvert le feu, maintenant prépare-toi à diriger les troupes que tu appelles à la révolte, mais prends garde à toi. » Angèle, convaincue de la justesse du combat, confiante quant aux appréciations d’Yves Courtier, la rassura. Affectueusement, elle la prit par le cou : « Ne sois pas inquiète, tout ceci n’est pas aussi important que notre amour et ta guérison. »

Chapitre 28 Mardi 22 janvier, 22 heures, Bordeaux. Préfecture de Gironde.

Toutes les forces de l’ordre étaient mobilisées pour la mise en place du plan Blanc. Elles avaient un peu délaissé la petite délinquante quotidienne. Quelques cambriolages de magasins avaient été signalés dans les quartiers sud. Dans la plupart des autres quartiers de l’agglomération, globalement la population était restée et disciplinée. Les contrôles, là où ils étaient opérationnels, avaient permis de vérifier un grand nombre de thyroïdes. Le principal résultat des investigations à la recherche des « points chauds », là où la radioactivité était très significativement élevée, montrait six zones bien nettes, assez régulièrement réparties tout le long de l’interminable rue piétonnière Sainte-Catherine. La révélation de ces zones avait été faite par l’hélicoptère n° 4 et précisée par des équipes au sol, qui avaient travaillé toute l’après-midi. Sur le plan de la ville, la rue piétonne apparut rapidement comme un axe majeur de contaminations importantes ; de cet axe s’échappaient de multiples branches de radioactivité, plus ou moins notables. L’hélicoptère n° 1 avait identifié une discrète augmentation sur l’aire du CHU. Sur le territoire du CHU, les équipes au sol passèrent au peigne fin les différents bâtiments. On retrouva aisément les sites, légitimes, de la médecine nucléaire et du service des urgences, largement contaminés. Dans ce dernier, l’analyse précise de la contamination confirma l’isotope de l’iode 131. Les points chauds se situaient dans la plupart des box d’examen des patients et tout le long du trajet d’acheminement des poubelles. Leur lieu de stockage avant élimination vers l’incinérateur était particulièrement radioactif.

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Le constat était évident. La contamination principale semblait bien provenir, au départ, de six zones au moins dans la rue piétonne. La dissémination, probablement par les chaussures, s’était répandue dans toute la ville. D’autres transferts de l’iode maudit avaient utilisé le tram ou les voitures personnelles pour aller porter plus loin les souillures. Seule inconnue encore : comment cette contamination s’était-elle produite ? Comment cet iode radioactif était-il arrivé là ? Le préfet présidait la réunion de la cellule de crise de cette fin de journée. Tous les participants étaient fatigués. La plupart avaient passé une nuit blanche et la journée avait été lourde de décisions. « Je remercie vraiment pour l’ampleur de leur travail et des résultats obtenus les équipes spécialistes de la détection et en particulier les équipes embarquées sur les hélicoptères de l’armée. Le Président a remarqué votre travail. Il m’a demandé de vous renouveler ses remerciements. Grâce à cette cartographie, nous y voyons maintenant un peu plus clair et les zones de contamination pourront être traitées dès demain. Mais avant de rentrer dans le détail de l’attentat lui-même, je voudrais attirer votre attention sur les trop nombreux accidents qui ont accompagné l’annonce de cette attaque. Si la majorité des citoyens ont entendu nos conseils et les consignes pour leur prise en charge, nous n’avons pas échappé aux aléas de la surprise, de la panique de quelques-uns. Je vous rappelle les nombreux accidents meurtriers de la circulation. Le bilan connu, à cette heure, est très lourd, trop lourd. Il est de trois morts et d’une quinzaine de blessés, dont certains graves. Nous espérons qu’il ne va pas s’alourdir. L’interdiction de circuler et le traumatisme de cette annonce, encore pleine d’incertitude pour le public, vont rendre désertes les rues de la ville. Il n’est malheureusement pas improbable que nous ayons à crainte des pillages de magasins. Messieurs les responsables de l’ordre public, j’attire votre attention sur l’extrême vigilance dont vous devez faire preuve. Ne laissons pas s’ajouter à cette attaque les méfaits d’actes délictuels et de banditisme, malheureusement en recrudescence dans ces circonstances. » Puis, reprenant le dossier sur les informations relatives à la découverte des zones de pollutions à l’iode radioactif : « Reste à répondre pour compléter ce dossier aux deux questions suivantes : comment cette contamination a-t-elle pu se faire sur ces six zones, et surtout d’où peut bien provenir cet iode radioactif ? M. Brun, directeur de l’ASN régionale, pouvez-vous nous renseigner sur la deuxième question ?

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– Nous avons fait des recherches au niveau des commandes de radioisotopes chez les fournisseurs en France. Vous savez que l’achat de radioéléments ne peut se faire que par des personnes agréées. Ces achats sont surtout destinés aux activités médicales et à celles des laboratoires de recherche. Nous n’avons pas constaté d’augmentation d’achats ces dernières semaines, plutôt une légère diminution. Pour nous cet iode ne vient pas de nos distributeurs, monsieur le préfet, il vient probablement de l’étranger. – Oui, c’est bien possible, mais moins probablement par voie aérienne – commenta le professeur Pécou −, les nécessaires protections de plomb, par leur masse et leur facilité de détection aux rayons X, auraient fatalement attiré l’attention des services de la police des frontières. » Le préfet continua son bilan. « Quelqu’un peut-il nous dire, à partir de l’évaluation des contaminations localisées, les ordres de grandeur de la quantité d’iode utilisée ? » Un grand silence suivit. Apparemment personne ne souhaitait se jeter à l’eau pour donner l’ordre de grandeur demandé. Se tournant vers le colonel du SPRA qui était sur sa droite : « Mon colonel, qu’en pensent vos services ? – C’est très difficile, monsieur le préfet, de situer cet ordre de grandeur. Nous nous sommes posé la question, mais au vu des résultats de la contamination et de sa dispersion, nous estimons, raisonnablement, à un minimum de 5,5 Giga becquerels et probablement jusqu’à dix fois plus, soit 55 Giga becquerels. Ces valeurs intègrent le fait que si le terroriste était seul, pour se protéger de l’importance de cette radioactivité, la masse de plomb aurait déjà été importante. Mais s’ils étaient plus nombreux, cette activité pourrait être plus élevée. Pour cette évaluation de l’importance de la radioactivité, nous fixons, sans être formels, le moment de cette dispersion de l’iode 131 à la journée de samedi. – Cela ne me dit pas grand-chose. Est-ce beaucoup ? – Monsieur le préfet – indiqua le directeur du Blayais – pour vous donner une image de cet ordre de grandeur, cela correspond à nos rejets d’effluents radioactifs sur un an environ… – Un autre exemple peut être cité, monsieur le préfet − intervint encore le professeur Claude Pécou – Ces valeurs indiquées par le colonel correspondent à la commande hebdomadaire d’iode que nous faisons dans notre service pour traiter une dizaine de patients atteints d’un cancer de la thyroïde. Aux regards que ces propos dirigèrent vers le professeur, il se sentit presque gêné de sa révélation. Le préfet de région de Gironde, volontiers

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provocateur et peut-être pour détendre l’atmosphère de cette intense journée de travail, le taquina… « Monsieur le professeur, êtes-vous sûr de ne pas avoir perdu les produits de votre commande de la semaine passée ? – Pas du tout, monsieur le préfet, mais cette image de la quantité probable de produits nécessaires à cette attaque en donne bien la mesure. Elle correspond à une variabilité très faible des commandes nationales que reçoivent toutes les semaines nos fournisseurs. » Une discussion générale s’engagea avec le responsable de la médecine nucléaire bordelaise pour connaître la gestion qui était faite des patients administrés. Le préfet interrompit cette discussion, qui commençait à diverger. « Bon, si je comprends bien nous avons déclenché le plan Blanc pour une radioactivité équivalente à celle qui vous arrive toutes les semaines au CHU ? – Pour autant, monsieur le préfet, que les chiffres estimés se révèlent effectivement de cet ordre de grandeur – crut bon de rajouter, prudent, le colonel. – Alors, si personne ne peut répondre à ma première question sur le scénario de la dispersion de l’iode sur ces six zones de la rue SainteCatherine, quelqu’un peut-il nous faire le bilan des trente et un centres de dépistage ? » Le directeur de la sécurité civile étala devant lui plusieurs documents et les classa dans l’ordre qui lui paru le plus logique pour son exposé. « 120 586 personnes ont été l’objet d’un dépistage, nous l’estimons à près de 80 % de la population à contrôler. Nous avons pris du retard dans les quartiers sud avec l’arrivée tardive du wagon laboratoire de l’IRSN. Demain nous rattraperons le même pourcentage dans ces quartiers. Les prochains jours, seuls quatre ou cinq centres resteront en service pour compléter ce dépistage. Suite à cette première détection de contamination, 2 389 contrôles ont été positifs et ont conduit à une recherche plus approfondie et à une décontamination systématique par douche. Toujours à l’occasion de ce premier dépistage et en l’absence d’autres éléments, nous avons pratiqué un peu plus de 6 000 prises de sang pour analyses. – Sur quels critères ? », demanda le directeur de l’ARH – peut-être était-il soucieux du coût de tous ces examens ? « Sur des critères de signes digestifs inexpliqués qui auraient pu traduire une forte exposition aux rayonnements ionisants dans les deux jours précédents. Les contaminations étaient d’inégale importance :

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certaines à la limite de détection de nos appareils ; d’autres nous ont révélé des fixations thyroïdiennes, là encore très variables mais pour certaines, notables. De ces fixations, nous avons pu établir, avec beaucoup d’imprécision, les ordres de grandeur des doses supposées délivrées à la thyroïde, mais j’y reviendrai. – Sur ces 2 389 contrôles positifs, quelle est l’importance de la contamination ? − demanda le préfet. – Elle a été très variable, nous avons qualitativement classé en quatre catégories ces résultats de fixation thyroïdienne : faiblement, modérément, fortement et très fortement radioactifs. – Quels sont les effectifs ? » Ignorant l’interruption, le responsable de la sécurité civile continua son exposé. « Seuls les fortement et très fortement radioactifs ont bénéficié, dans le service du professeur Claude Pécou, d’une scintigraphie thyroïdienne. Il y a eu au total 84 cartographies de réalisées, 34 correspondaient à de très fortes fixations, 50 à des fixations fortes. Pour les autres, la scintigraphie n’aurait pas apporté plus de précisions. Pour mémoire, 480 résultats de comptages pouvaient correspondre à des fixations modérées et 1825 à des fixations faibles. – Avez-vous fait hospitaliser ces patients aux thyroïdes fortement et très fortement radioactives ? – Pas du tout, monsieur le préfet, pour les spécialistes il n’y a aucune raison si ce n’est de donner des conseils sur la radioprotection de l’entourage. Ces patients ne nécessitent pas de soins immédiats ni de prévention à mettre en œuvre rapidement ; ils ont juste bénéficié d’une prise de sang pour le dosage des hormones thyroïdiennes. Ces 54 patients seront convoqués dans les dix jours pour un complément d’explorations et un avis médical. Sans trop s’avancer, les spécialistes estimaient que les doses délivrées à la thyroïde étaient inférieures au seuil d’observation d’excès de cancers. – Qu’est-ce à dire ? – Les scientifiques nous disent, monsieur le préfet, que ces valeurs de doses ne seraient pas suffisantes pour générer plus de cancers que ceux que l’on observerait en l’absence de cet événement. D’autant que le plus jeune de ces patients à vingt-quatre ans ; nous savons que le risque de cancer diminue considérablement, pour la même dose, au-dessus de l’âge de dix-huit ou vingt ans. – Voilà plutôt une nouvelle rassurante ! – puis, comme si le Préfet se ravisait − je vous demande, mesdames et messieurs, de ne pas diffuser trop

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précocement ces chiffres et autres estimations des conséquences avant plus de certitudes. Vous avez eu écho du débat entendu en début d’après-midi et des spéculations scandaleuses sur les chiffres possibles des victimes. Il n’est pas possible d’ignorer l’impact psychologique de ces chiffres sur la population. Dans l’esprit des gens, ils sont devenus le bilan annoncé de cette attaque. Le décalage très important, trop important, qui s’annonce entre le bilan sanitaire, s’il se confirme, et ces prévisions affolantes ne vont pas être comprises. Vous savez comme moi que nous sommes suspects, de principe, de vouloir minimiser les effets sanitaires. Vous avez entendu le parallèle fait avec l’accident industriel, nous serons de principe accusés de minimiser les effets sur la population afin qu’elle continue d’accepter cette activité électronucléaire. Comme vous, je me suis réjoui que « l’épidémie de cancers de la thyroïde », largement annoncée, soit surestimée. Donc si j’entends bien, peu de risques de cancer, et bien sûr aucune hospitalisation n’a été nécessaire… – Pas tout à fait. Détrompez-vous, monsieur le préfet… Huit personnes ont été hospitalisées dans le service de gastroentérologie ; elles n’étaient cliniquement vraiment pas bien et un complément d’explorations doit être réalisé sans retard. En revanche, les psychiatres des cellules CUMP ont eu beaucoup de travail, ils ont conseillé pas moins de 135 hospitalisations pour délire de persécution, décompensations psychologiques et de nombreux cas de dépression. La plupart de ces patients étaient connus du service, mais une bonne cinquantaine ont révélé leur problème dans cette circonstance. C’est dans ce seul domaine que le potentiel de l’accueil hospitalier a posé le plus de problème. Il a, du reste, nécessité un transfert vers d’autres hôpitaux psychiatriques de la région. » Le préfet, qui ne souhaitait pas prolonger cette rude journée, ponctua la fin de la présentation d’un « Sans commentaire… » que chacun put interpréter à sa façon. Il attira encore l’attention des personnes en charge des communiqués de presse sur l’extrême prudence avec laquelle ces résultats devraient être annoncés. « Si je puis me permettre, utilisez le conditionnel et ramenez progressivement les chiffres exagérés jetés en pâture au public à des valeurs plus proches de ce que nous espérons être la réalité. » Partout dans le périmètre de la ville, l’annonce du couvre-feu à 21 h 30 avait été diffusée par voitures de police. Des militaires en tenue NRCB

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blanche, l’arme à la bretelle, gardaient les carrefours et étaient répartis selon un maillage serré dans la ville. En tout cas aucun message du mystérieux groupe L E A n’avait pu être identifié, pas plus que de revendications. Les enquêtes dans les milieux islamistes locaux n’avaient rien donné, si ce n’est avoir exacerbé quelques relations déjà tendues.

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Chapitre 29 Mardi 22 janvier, 23 heures, Bordeaux. Quartier Saint-Jean à Bordeaux. La nuit était étoilée, les rues désertes. L’annonce de l’attentat, même si les victimes restaient potentielles, avait assommé la population. Avec ou sans couvre-feu, la population éprouvait sans doute le besoin de se réconforter en restant chez soi, en famille ou avec des voisins. À moins que les films programmés pour la soirée aient été particulièrement bien choisis… Dans le quartier Saint-Jean, ce n’était pas tout à fait le cas. Les militaires étaient très peu nombreux. Assez éloigné des zones de contamination de la rue Sainte-Catherine, hormis les migrations par les passants, le risque de dispersion de la contamination apparaissait faible. De façon tout à fait synchronisée, des groupes, chacun d’une quarantaine de personnes, toutes encagoulées, prirent possession de plusieurs carrefours. Sans trop de bruit, ils commencèrent à dresser des barricades aux points stratégiques. Ils avaient choisi de porter des petites voitures, les déposant l’une contre l’autre. Parfois, les basculant sur le toit, ils les faisaient rouler comme des tonneaux. Étonnamment, le tout dans un silence relatif, sans autre bruit que celui de quelques vitres brisées. L’ambiance était étrange. Ce même spectacle se déroulait aux principaux points stratégiques donnant accès aux cours de la Somme et à celui de la Marne. Pas moins de cinq de ces groupes, bien organisés, dressaient ces barricades renforcées de plaques d’égout et autres bordures de fonte provenant d’arbres bordant la chaussée. Ces obstacles ainsi disposés isolaient de ce fait l’accès au complexe commercial du quartier. La diversion était prévue. Les quelques patrouilles de militaires repérées étaient occupées à convaincre de rentrer chez eux des gamins d’une

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quinzaine d’années qui, assez calmement et sans revendication, cherchaient à discuter avec eux. Le ton restait bon enfant, quelques échanges de cigarettes avaient lieu. Dans chacun des rassemblements de ces jeunes discutant avec les militaires, un téléphone sonna : « C’est OK les mecs, on dégage. » Les conversations cessèrent pratiquement simultanément. « C’est d’accord, monsieur le militaire, vous avez raison, il fait trop froid, on rentre dans nos gourbis… » Un autre ajouta, d’un ton carrément narquois : « Bonne nuit, collègue, j’espère que vous n’aurez pas trop froid ou que vous trouverez de quoi vous chauffer. » Et comme par enchantement, au niveau de chaque patrouille, les jeunes adolescents s’évanouirent. Peu de temps après apparurent, visibles par certains de ces militaires, des lueurs importantes que très rapidement ils attribuèrent à un incendie. Simultanément, les cinq barricades, aspergées d’essence, venaient de prendre feu. Les militaires alertèrent immédiatement leur QG pour signaler l’incendie et voulurent faire démarrer leur véhicule. Sur les trois patrouilles, deux des véhicules ne voulurent pas démarrer et le troisième avait deux roues crevées. À quelques centaines de mètres de là, plusieurs fourgonnettes arrivèrent devant le centre commercial. Les passagers entreprirent son effraction à coup de barres de fer. Un gardien, agent de sécurité, surgit de son véhicule et devant l’attaque rangée eut le réflexe de sortir son arme de poing. Le chef de la bande n’était maintenant qu’à un mètre du gardien. Sans réfléchir, autant pour se protéger que pour stopper cette agression, il lui tira à bout portant dans la poitrine. L’homme, le regard incrédule, tituba avant de s’écrouler au sol. C’est en définitive la dernière vision qu’eut l’agent. Un énorme coup de barre de fer explosa sa boîte crânienne. Il en mourut sur-le-champ. Trois des voyous portèrent dans un des véhicules la victime du coup de feu. Son état n’avait pas l’air brillant. Sous son blouson de cuir, le sang tachait abondamment son chandail et de la mousse rosâtre se formait autour de sa bouche. Pendant ce temps, une bonne dizaine des autres assaillants chargeaient les fourgonnettes de matériels divers, le plus souvent électronique, et de bijoux provenant des boutiques de la galerie marchande. Au niveau des barricades régnait maintenant un véritable combat de rue. Les voitures des pompiers et de la police étaient reçues à coup de cailloux et de cocktails Molotov. Les grenades lacrymogènes fusaient de toutes parts. L’atmosphère devenait irrespirable pour tous. Les incendies

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de voitures faisaient rage, celles des barricades, mais aussi les plus proches dans les rues adjacentes. Deux voitures de police en feu avaient du être évacuées. Les patrouilles de militaires, isolées dans le périmètre protégé par les barricades, étaient prises à parti par des groupes de plus en plus menaçants. Protégés par leurs équipements, les militaires résistaient tant bien que mal aux projectiles mais devant les bouteilles d’essence enflammées qui explosaient à leurs pieds, ils prirent peur. L’aide demandée par radio n’arrivait toujours pas. L’un d’eux, particulièrement mis en danger, n’hésita pas à faire des sommations ; ces coups de feu en l’air eurent pour principal effet de survolter les jeunes délinquants. Un de ceux restés en arrière n’hésita pas à faire usage d’une carabine 22 Long Riffle. Le militaire, blessé à la cuisse, tomba au sol. Son coéquipier, paniqué, lâcha une rafale de tirs au ras du sol. Deux ou trois des attaquants à leur tour s’écroulèrent. Le gros des « troupes » s’écarta, se plaquant contre les façades ou plongeant au sol pour se protéger. Enfin, les renforts de l’armée arrivèrent. Un énorme projecteur inonda de lumière le théâtre de ces drames ; tous étaient aveuglés par l’intensité et la brutalité de cette clarté. En définitive, elle fut la principale cause de la disparition des bandes et d’un relatif retour au calme. Plus tard dans la nuit, le bilan de cette attaque rangée se révéla terrible : deux morts, l’agent de sécurité et son assaillant, un blessé très grave, un jeune de douze ans touché en plein thorax par une des balles perdues tirées en rafale. De multiples estropiés, dans les rangs de la police et des manifestants, la plupart par brûlures, avaient été conduits dans les services d’urgence de la ville. Les dégâts matériels se comptaient par dizaines de voitures brûlées et la mise à sac réglée de la grande surface prise pour cible. Si le calme était à peu près revenu dans le quartier, il n’en était pas de même pour la sérénité.

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QUATRIÈME PARTIE

Mercredi 23 janvier

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Chapitre 30 Mercredi 23 janvier, Bordeaux, 1 h 30. Service des urgences du CHU.

Le service des urgences du CHU de Bordeaux était sur les dents. La première partie de la nuit avait été calme, probablement l’effet du couvre-feu. Quelques accidents domestiques, les rares vraies urgences médicales, mais peu de détresse et pas une tentative de suicide. Ce qui était malheureusement rare. Et puis survint l’avalanche des victimes de la bagarre de rue du quartier Saint-Jean, du personnel du SAMU molesté, des brûlures aux yeux suite aux gaz lacrymogènes, des brûlés par les projections d’essence enflammée, plus de nombreuses suspicions de fractures… Quelques-uns durent être hospitalisés, tant du côté des forces de l’ordre que des manifestants. Vers 2 h 30, un semblant de calme pouvait commencer à régner. Après l’affluence des premières heures de la soirée, il fallait remettre un peu d’ordre dans le service. La surveillante commençait à émerger de cette phase d’activité frisant la désorganisation. « Pourvu que ces affrontements ne reprennent pas… nous avons eu notre lot de travail pour cette nuit et avec cette réquisition pour les contrôles de la journée, je vais manquer de personnel. Il faut que j’en avise mon chef. » Sa prière fut exaucée, l’heure suivante redevint calme. Vu l’heure avancée de la nuit, Franck Dumoulin, commissaire de police du SRPJ de Bordeaux, n’osait pas appeler le commandant de la gendarmerie nationale. Enfermé dans son bureau chez lui, il voulait croiser ses rares informations avec celles de la gendarmerie. Il commença,

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avec quelques réticences, à composer le numéro mais s’interrompit au quatrième chiffre : une idée plus séduisante lui était venue : « Si j’appelais le service des urgences à l’hôpital ? Là au moins je serais certain de ne réveiller personne… » « Allo, les urgences ? Ici le commissaire du SRPJ, Franck Dumoulin. Je voudrais parler à un responsable pour m’informer de ce qui s’est passé chez vous, d’un peu atypique, durant le week-end dernier, samedi et dimanche. – Mais monsieur, ici c’est comme la pub des magasins Galeries Lafayette, « Il se passe toujours quelque chose de nouveau… » et chez nous, c’est 24 heures sur 24 et tous les jours de l’année ! Et cette nuit, c’était comme l’activité des soldes des premiers jours ! » Le commissaire ne releva pas la remarque sur l’activité apparemment débordante de cette première partie de la nuit. « Je comprends, mais quand même, en dehors du « quotidien », des accidents de la circulation, des mamans affolées par l’état de leurs enfants, des tentatives de suicide, des accidents ou des disputes entre alcooliques, il doit bien exister des situations plus inhabituelles… N’avez-vous rien remarqué samedi ou dimanche dernier ? » Son interlocuteur s’obstina. « Chez nous, monsieur le commissaire, la routine est par essence inhabituelle, vous savez ! » L’interlocuteur du commissaire était relativement patient car il était rare que le personnel de service prolonge ainsi une communication. « Que cherchez-vous, vous ne pouvez pas préciser ? – C’est en rapport avec l’attentat à l’iode radioactif ; je voudrais comprendre ce qui a pu se passer dans votre service pour qu’il ait pu être contaminé, si j’en crois les conclusions des contrôles ? – Je n’étais pas présent et je ne peux pas vous dire grand-chose mais je vous passe une personne qui pourra mieux vous renseigner que moi. Il faut que je reprenne les appels… Ce soir, c’est relativement calme, après les échauffourées du quartier Saint-Jean, probablement le couvre-feu ! Bonsoir monsieur le commissaire… » Franck Dumoulin fit semblant de ne pas être étonné par la nouvelle qu’il apprenait. En fait, il eut le temps de l’entendre apostropher une autre personne à portée de voix : « Josette, prends la ligne 3, c’est le commissaire « Moulin », il a besoin de toi pour arrêter les terroristes. » Le commissaire ne put s’empêcher de sourire.

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« Oui ? Josette Lebrin, surveillante du service des urgences, à qui ai-je l’honneur ? » Franck Dumoulin se présenta et renouvela sa demande. « Effectivement, il semblerait que depuis samedi ou dimanche matin nous ayons eu des problèmes de contamination radioactive avec nos poubelles. Nous avons fait le nécessaire, mais je ne vous explique pas le nettoyage ! Depuis 16 heures une équipe spécialisée y travaille, ils ont terminé juste après mon arrivée. En tout cas je peux vous dire que notre service n’a jamais été aussi propre ! – Et samedi, vous n’avez rien noté de particulier qui aurait pu vous paraître un peu moins habituel ? – Non…, je ne vois pas… et pourtant j’étais là… j’ai arrêté mon service à 22 heures. En fait, aujourd’hui j’étais réquisitionnée au centre n° 8, proche des allées des Chartres, et j’ai repris les urgences à 18 heures. Suite à cette présence d’iode, je sais que cet après-midi mes collègues ont vérifié que nous n’ayons pas reçu de patients récemment traités par iode radioactif en médecine nucléaire. Rien n’a été trouvé, on ne comprend pas. D’ailleurs à propos de nettoyage, nous avons été servis… – Ah bon, et pourquoi ? – Parce que nous avons reçu samedi dans l’après-midi une trentaine de jeunes clochards intoxiqués qui dégueulaient partout. Je vous laisse imaginer le tableau… et le nettoyage dans tout le service ! Qu’ils se cuitent passe encore, c’est leur quotidien, mais qu’on nous les amène parce qu’ils boivent des boissons frelatées, là vos policiers abusent, monsieur le commissaire. – Ils ont été amenés ensemble ? – Oui, bien sûr, c’est ce qui a vraiment perturbé notre personnel… – Savez-vous d’où ils venaient ? – Non, commissaire, ne quittez pas… je vais regarder notre maincourante. » Plusieurs minutes passèrent. Franck Dumoulin s’endormait, le combiné à la main, et pensa que la surveillante l’avait oublié. « Allo… ? Commissaire, vous êtes toujours là… ? Excusez-moi, j’ai dû aider une jeune interne à maîtriser un patient agité pendant que nous lui administrions un sédatif. J’ai votre renseignement, ils venaient bien tous du même endroit, de la rue piétonne Sainte-Catherine ! » Le commissaire, brusquement bien réveillé, faillit en tomber de sa chaise et s’exclama :

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« Josette, vous êtes formidable…, je vous remercie…, si j’étais sur place je vous embrasserais ; rassurez-vous, dès la première occasion, je passerai le faire. » Il raccrocha. À l’autre bout du fil, la surveillante ne sut comment le prendre et avec un haussement d’épaules reposa le combiné. « Ils sont complètement dingues dans la police ! » Franck Dumoulin avait trouvé le trait d’union entre les six zones de contamination de la rue Sainte-Catherine et celle, totalement inexpliquée jusque-là, du service des urgences au CHU. Il lui fallait à tout prix et tout de suite les noms et domiciles de ces jeunes vagabonds. Deuxièmement, il fallait les convoquer pour les interroger et savoir ce qui leur avait valu ce passage aux urgences et ensuite rapidement les prendre en charge pour leur très probable décontamination. Certainement, ils ne s’étaient pas soumis au contrôle de la journée. Leur évaluation médicale devrait être approfondie.

Chapitre 31 Mercredi 23 janvier, Bordeaux 8 heures. Commissariat de police.

À 8 heures, vingt-trois des vingt-neuf clochards de la rue SainteCatherine avaient été retrouvés. Vêtus d’habits de protection papier et de surbottes, ils furent réunis dans les locaux du commissariat central, rue François de Sourdis. Il en manquait six mais sept chiens, conduits à la SPA, faisaient aussi partie des prévenus. Tous vivaient dans différents squats disséminés dans la ville, et on avait des pistes pour cinq parmi ces manquants. Aux informations recueillies, ils devaient pouvoir être localisés dans la matinée. Le vingt-neuvième portait un prénom étranger – apparemment slovaque – et avait disparu lorsque ses copains de misère s’étaient mis à vomir. Personne ne semblait le connaître ni savoir d’où il venait ; il n’était en ville que depuis quelques jours. Son signalement était assez commun, trente, trente-cinq ans, plutôt blond, tatoué sur le bras gauche d’une croix gammée, dentition défectueuse mais probablement une couronne en or sur une des incisives. En définitive rien de bien spécifique dans cette communauté marginale, mais peut-être de quoi lancer un avis de recherche. À leur interrogatoire, ils constituaient effectivement six groupes dans la rue piétonnière ce samedi après-midi. Ils appréhendaient presque tous les questions posées car la grande majorité était l’objet de multiples petits larcins, vols à l’étalage, trafic de « shit », racolage sur la voie publique, animaux non tenus en laisse et parfois bagarres entre eux. Il y avait douze filles, dont sept mineures. Deux faisaient l’objet d’un avis de recherche de la part de leur famille. Une était enceinte de cinq mois et n’identifiait pas le géniteur. Pour les hommes, ils étaient tous majeurs et un seul faisait l’objet d’un avis de recherche pour une histoire de drogue.

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Leurs dépositions relatives aux événements de ce samedi après-midi coïncidaient. Ils attribuaient tous leurs problèmes digestifs, ayant nécessité l’intervention du SAMU, à la consommation de la bière offerte par une grand-mère « atypique ». Les enquêteurs obtinrent, malgré certains renseignements contradictoires, une description assez précise de la « grand-mère » en question. Peut-être soixante, soixante-dix ans ; son visage était largement masqué par une voilette inhabituelle ; elle portait des lunettes. Un mètre soixante-cinq, environ, peut-être plus. De peau plutôt brune, elle portait des gants et des chaussures noirs à demi-talon. Son allure était assez vive pour son âge. Aux quelques mots prononcés, sa voix était assez maniérée. Une des jeunes filles interrogées émit avec conviction l’hypothèse d’un déguisement. D’autres, plus nombreux, la contestèrent. Après réflexion, certains n’écartèrent pas cette possibilité. La bière offerte, pour tous, était inhabituelle, elle en avait l’allure et la texture mais laissait un arrière-goût salé et amer, insolite pour une bière. La majorité l’avait trouvée « buvable », d’autres, bonne. Il faut dire que dans une population à la recherche permanente de sensations nouvelles, la relativité du goût ne pouvait être discriminante. Toutes et tous avaient été pris de vomissements incoercibles dans la demi-heure suivante. La plupart avaient déjà beaucoup bu à cette heure de la journée et tous avaient fumé… Tous leurs vêtements furent embarqués avec eux vers le centre de dépistage du CHU. Pour leurs chiens, on verrait plus tard. Les contrôles s’avérèrent tous extrêmement positifs, ils étaient largement contaminés et avaient une fixation thyroïdienne très importante. Leurs urines étaient encore notablement radioactives, les comptages de leurs mictions affolaient les compteurs du laboratoire. Les habits et surtout les chaussures révélaient d’importantes traces d’iode. Des équipes spécialisées furent envoyées dans les différents squats occupés pour les évacuer et ensuite les décontaminer le plus énergétiquement possible. Dans un premier temps, et avant leur prise en charge médicale, les vingt-trois jeunes vagabonds furent l’objet d’une « toilette » approfondie. Lors de leur passage aux urgences, un premier nettoyage avait eu lieu mais relativement superficiel ; là ils furent dépouillés de tous les habits, bijoux fantaisie ou autres piercings de toute sorte et de toute localisation… Un coiffeur fut requis pour une coupe généreuse de cheveux et un « rafraîchissement » catégorique de toute barbe, collier, moustache chez les hommes. Ils n’étaient pas tous d’accord sur ces traitements mais furent assez facilement « convaincus » dans la circonstance.

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La prise en charge par des militaires leur mise en cause dans la contamination, même s’ils n’y étaient apparemment pas pour grand-chose, ne leur laissèrent pas trop de choix. Passés dans les mains gantées des spécialistes de cette « mise à neuf », ils ne se reconnaissaient pas dans les miroirs. On leur expliqua qu’ils resteraient, même en cours d’hospitalisation, sous contrôle judiciaire, dans leur intérêt. D’une part pour approfondissement de leur situation médicale et pour limiter la contamination de leur entourage ; d’autre part pour s’assurer de leur personne pour des interrogatoires plus précis. Existait-il une complicité, même involontaire avec le – ou les – terroristes ? Pour ceux qui avaient des chiens, on les assura de leur prise en charge. Pour ces derniers, sans avis de leur maître et pour les plus contaminés, deux furent euthanasiés, les vétérinaires pensant qu’ils allaient devenir hypothyroïdiens. Trois étaient des pitbulls, chiens de première catégorie, que leurs propriétaires n’avaient pas le droit de détenir. Les deux autres, affreux bâtards, avaient été laissés aux soins de la SPA. Il fallait s’attendre, dans les semaines suivantes, à une évolution vers une insuffisance hormonale pour les jeunes qui avaient les plus fortes fixations à la scintigraphie. Il n’était pas du tout impossible qu’ils soient amenés à prendre définitivement un complément d’hormone thyroïdienne. À l’échographie, quatre d’entre eux présentaient de petits nodules considérés comme sans grand intérêt mais qui devraient être surveillés. Une des jeunes femmes, celle qui était enceinte, présentait un assez volumineux nodule solide de plus de trois centimètres de diamètre. Il était du reste visible à l’inspection. Il fut décidé de pratiquer un prélèvement par cytoponction pour en apprécier les caractéristiques. Elle fut pratiquée sans délai. Il n’y avait pas d’autre prise en charge nécessaire, si ce n’est une probable intervention chez la jeune femme en raison de la taille de son nodule ou du résultat de la cytoponction. Malheureusement, les dossiers médicaux rapportèrent que le plus jeune du groupe était séropositif au VIH, et ne le savait pas, que la plupart étaient déjà alcooliques quand il ne s’agissait pas de dépendance à des drogues plus dures. Quelques jours plus tard, les cinq manquants furent retrouvés et traités à l’identique. Leur bilan sanitaire était normal, cependant tous les cinq étaient alcoolo-tabagiques dépendants et relativement dénutris pour leur âge.

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Le résultat du prélèvement du gros nodule thyroïdien de la jeune femme enceinte se révéla « positif » au sens de la malignité. Il fut décidé de l’opérer quelques jours plus tard. L’analyse du nodule révéla un cancer avec présence de plusieurs « ganglions envahis ». En raison de sa maternité, elle ne put bénéficier du complément de traitement par iode radioactif en médecine nucléaire. Il serait différé après son accouchement. En revanche se posait indéniablement la question de l’atteinte du fœtus. La contamination de la mère devait être responsable d’une atteinte de la thyroïde de son enfant. Le délai de la possibilité d’une IVG était bien sûr dépassé, elle refusa l’interruption thérapeutique. Son bébé risquait l’hypothyroïdie fœtale, elle devait être très sérieusement prise en charge. Elle avait vingt-quatre ans. On chercha en vain le vingt-neuvième clochard. Des interrogatoires réitérés il ne résulta rien de bien nouveau. L’hypothèse de la grand-mère déguisée était partagée. Seul un témoignage plus tardif vint la soutenir. Un client d’une brasserie du quai Louis XVIII, répondant à l’appel à témoins, avait signalé un événement qui lui avait paru bizarre, ce samedi 20 janvier. Alors qu’il quittait les toilettes, probablement vers le milieu de l’après-midi, un homme d’une petite quarantaine d’années, de type méditerranéen, était sorti des toilettes « femmes » avec un assez volumineux sac à dos. Mais, en définitive, rien ne pouvait écarter l’hypothèse d’une « vraie » grand-mère. Cela ne changeait pas grand-chose à l’enquête sauf que les renseignements généraux qui activaient tous leurs relais dans les milieux « sensibles » restaient sur leur faim. Les multiples enregistrements des caméras de surveillance de la rue Sainte-Catherine allaient être examinés avec la plus grande attention. Sur des séquences distinctes on pouvait repérer la chronologie de la progression de la grand-mère. D’une première visualisation, assez floue, il ne fut possible de savoir s’il s’agissait d’un déguisement ou d’une vraie grand-mère aux vêtements surannés. On restait assez loin des signataires « Les Enfants d’Allah ».

Chapitre 32 Mercredi 23 janvier, Bordeaux, 10 heures. Mairie de Bordeaux. Rue piétonnière Sainte-Catherine.

L’information de l’émeute de la nuit dans le quartier Saint-Jean appesantit encore le moral de la population. On ne comprenait pas la raison de ces réactions, mais rapidement la presse rappela le retard du contrôle des habitants du quartier et mit l’accent sur l’évocation du caractère raciste de cette discrimination. La découverte du pillage réglé de la grande surface relativisa ces considérations. Quoi qu’il en soit, la ville de Bordeaux se réveillait avec une gueule de bois. Le spectacle désolant des lieux des affrontements incita les autorités publiques à accélérer les travaux de déblayement des carcasses de voitures brûlées. Le fameux wagon, équipé des sièges détecteurs, était arrivé la veille en fin d’après-midi ; les contrôles avaient pu commencer et devaient se poursuivre toute la journée. Le trajet des habitants concernés avait été modifié pour éviter les zones des émeutes de la nuit. Les commentaires allaient bon train mais en définitive, dans le contexte des craintes liées à la contamination, les propos relativisaient la polémique sur les causes de cette guerre de rue. Très tôt, le maire avait eu au téléphone le président de la République. Ce dernier devait se déplacer en Allemagne pour rencontrer son homologue. En quelques minutes de discussion, le maire compléta les informations rapportées au Président. Ils se connaissaient bien pour avoir siégé dans le même gouvernement et partagé des relations amicales. « Je te laisse juge de la décision, si tu considères que je dois venir je retarderai, avec quelque difficulté, mon déplacement. Ou alors tu agis toi-même en tant que maire. Ta ville t’aime et te respecte, ils t’entendront

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et tu leur dis bien que nous en avons parlé ensemble. J’approuverai ton intervention, communique-la moi dès que tu le pourras afin que nous soyons bien en accord. Je m’exprimerai de Berlin auprès des journalistes ; ils ne manqueront pas de me solliciter sur cette nuit de cauchemar. Par ailleurs, sache que la sous-direction antiterroriste, la SDAT, explore plusieurs pistes mais que pour le moment nous n’avons encore rien de bien sérieux. Je n’ose pas te dire « bonne journée »… Mes services restent à ton écoute, apparemment la préfecture fait bien son boulot, le plan Blanc fonctionne normalement. » Ils se quittèrent, chacun pour leurs missions respectives. Après avoir réuni ses adjoints et reçu les dernières informations sur la nuit dramatique, le maire prépara son intervention, qui était annoncée pour dix heures. Elle serait relayée sur toutes les chaînes radiophoniques, locales mais aussi nationales. Malgré les consignes strictes d’interdiction de circulation, le service de presse de la mairie en relation avec la préfecture et Radio France Bleu Gironde s’organisèrent pour une intervention depuis la mairie de Bordeaux : « Chères Bordelaises, chers Bordelais, Notre ville déjà meurtrie par les conséquences d’un lâche attentat vient de connaître une nuit d’émeutes assez incompréhensibles. Je me dois de vous faire part de mes sentiments et de ceux de notre président de la République avec lequel j’ai parlé en tout début de la matinée. Il y a les épreuves révoltantes qui nous sont imposées et celles de notre fait, par manque de sang-froid. Ne tombons pas dans le piège de nos agresseurs, ils se cachent derrière de pitoyables messages mais nous soumettent aux tracas de nos réactions pour nous faire trébucher. Ils n’attendent de nous que nos erreurs, nos faiblesses ; ne leur donnons pas cette satisfaction. Je vous le demande solennellement, ne provoquons pas, pour les exacerber, les susceptibilités ethniques, ne répondons pas à ces provocations gratuites quand elles sont formulées, sachons raison garder. Restons calmes. Le bilan des émeutes de cette nuit est dramatique : deux morts, un blessé grave et plusieurs brûlés. Au nom de la ville de Bordeaux, du Président et de la nation, je présente mes condoléances aux familles et aux proches des victimes. Je vous demande de ne pas chercher quels étaient les coupables et les innocents. Les morts et les blessés sont tous des victimes. Victimes de cette ambiance de suspicion due à l’attentat, victimes de petits délinquants désœuvrés dépassés par l’ampleur de leurs propos, de leurs actes.

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Pour autant, sachez que tout sera mis en œuvre pour que justice soit faite. Si, comme il est à craindre, des malfrats de plus grande envergure ont profité, ont manipulé la misère de déshérités, ils seront retrouvés et traduits en justice. Nous ne pouvons admettre que le banditisme se serve de nos difficultés pour accomplir ses méfaits. Bordelaises, Bordelais, je vous fais confiance. Dans ces épreuves, je compte sur votre courage, votre esprit de discernement, votre calme. Nous sommes sous le regard de nos compatriotes, des populations de nombreux pays amis, donnons-leur l’image, la nôtre, de citoyens prêts à traverser dignement les épreuves que nous subissons. Je compte sur votre vaillance. Vive Bordeaux ! » Une large diffusion du message fut assurée. Les médias nationaux et internationaux s’en firent le relais. Dans les rues de Bordeaux où encore quelques victimes potentielles de contamination faisaient patiemment la queue pour subir le contrôle de la radioactivité, la plupart des commentaires furent brefs. Le public comprenait que l’apaisement était nécessaire et ceux qui dans leurs réactions marquaient quelques critiques, source de griefs, se faisaient rabrouer. En définitive, les paroles du maire étaient entendues. Dès le début de la matinée, des équipes de spécialistes arrivèrent un peu partout dans la ville avec force camions et matériel de décontamination. Un large périmètre autour de la rue Sainte-Catherine fut rigoureusement bouclé. Ses habitants furent invités à rester à leur domicile. Pour eux, le couvre-feu continuait. Ailleurs, si la circulation était interdite, les déplacements piétonniers étaient autorisés, bien que l’ensemble de la ville intra-muros restait en régime « jour férié ». Les nettoyeurs se mirent en action. Le bruit était assourdissant car à celui des camions à eau en surpression s’ajoutait celui des systèmes d’aspiration pour récupérer les eaux de lavage. Les agents, équipés de tenues NRBC renforcées, s’échinaient à repasser là où le contrôle restait positif. La rue Sainte-Catherine et ses collatérales immédiates se transformèrent en un gigantesque chantier où œuvraient pas moins de trois cents personnes, masquées, vêtues de blancs. Le spectacle était surréaliste. On voyait s’acharner ces équipes de laveurs de l’invisible dans la rue par ailleurs déserte ; on pouvait s’imaginer dans quelque scène de film de science-fiction. Certains revêtements de la chaussée en souffrirent, des décors de nombreuses vitrines furent endommagées et là ou le sol était

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altéré, il se délita. Les nombreux bacs de terre accueillant les arbustes, source de verdure pour la belle saison, furent tous enlevés. Le seul bénéfice apparent de l’opération, en dehors d’une propreté totalement inhabituelle de la rue, fut la disparition des nombreux graffitis, fréquentes et véritables salissures provocatrices dans ce lieu de grand passage. Malgré le savoir-faire et la rigueur des équipes, en certains endroits, assez nombreux, la contamination persistait. La nature et l’état du sol en étaient responsables. Bien que faible, elle était toujours présente et n’aurait disparu qu’avec d’importants travaux nécessitant d’arracher le revêtement du sol pour l’emporter ailleurs ! Il fut convenu que de telles solutions étaient démesurées par rapport à l’importance de l’iode persistant, qui de toute façon finirait bien par disparaître totalement. Un peu partout en ville, et même dans des banlieues proches, d’autres zones de pollutions radioactives étaient repérées. Elles étaient dues aux transports en commun ou voitures particulières qu’avaient pu emprunter les milliers de passants de la rue Sainte-Catherine. Identifiées, parfois étendues, ces localisations de contamination devaient être, elles aussi, traitées par les équipes de contrôle. Parfois moins concentrées, mais de bonne fixation, leur neutralisation n’était pas aisée. Malgré tout, le bilan de la journée était à peu près satisfaisant, les zones les plus atteintes avaient vu leur contamination diminuer d’un facteur dix, mais aucune des zones souillées n’était intégralement débarrassée de toute radioactivité. Si les espaces communs publics étaient traités, il restait des pollutions privées et surtout celles de tous les commerces de la rue piétonnière. Les pollutions des sols de nombreux magasins étaient importantes, notamment ceux absorbants comme les moquettes ; les spécialistes conseillaient de les arracher pour les remplacer. Le travail de nettoyage des espaces publics dura toute la journée. Heureusement, les conditions climatiques étaient bonnes. Le beau temps persistait. La ville restait paralysée, mais les Bordelais s’organisaient, s’entraidaient. Pour les habitats, les communiqués prévoyaient la diffusion de conseils et de méthodes de nettoyage… en quelque sorte et un peu prématurément, les grands nettoyages de printemps. Bordeaux, réputée ville propre, devenait rutilante. Les besoins de première nécessité restaient rares et malgré la fermeture des magasins, ils étaient satisfaits par le voisinage ou, pour des problèmes plus spécifiques, par les services de la mairie. Les serveurs

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de téléphonie mobile retrouvaient leur régime de croisière et des informations plutôt rassurantes commençaient à circuler. Des communiqués officiels étaient sans cesse répétés sur les ondes, ils citaient les lieux les plus souillés et les circonstances les plus fréquentes pouvant favoriser la contamination. Des conseils pour la prévention de problèmes de thyroïde pour les enfants par l’iodure de potassium étaient réitérés. Les mères qui allaitaient devaient s’informer sur la possibilité d’avoir pu être contaminées ; en cas de doute, elles étaient invitées, si elles ne l’avaient pas déjà fait, à se faire contrôler rapidement. Pour les passants qui avaient emprunté la rue piétonne, ce samedi 19 janvier, ils étaient invités à mettre les chaussures portées ce jour-là dans des sacs plastique et à les garder au moins trois mois. Il ne fallait surtout pas chercher à les brûler comme on pouvait l’entendre dire ici et là. En ce qui concernait le bilan sanitaire, sans donner trop de précisions on informait que les hospitalisations de cas critiques étaient en définitive assez rares et les patients – c’était un mensonge délibéré − gardés en observation allaient pouvoir regagner rapidement leur domicile. Du reste, bien peu de gens auraient pu témoigner de tels cas puisqu’ils n’existaient pas ! L’essentiel était bien de dire à la population que, sans éléments nouveaux, l’attentat était certes dramatique, scandaleux, mais que le nombre de victimes serait heureusement bien plus faible qu’on ne l’avait craint. La majorité de la population voulait bien croire en ces bonnes nouvelles, mais des rumeurs alarmantes circulaient. Des sites Internet, en Italie, au Japon, auraient fait état de plusieurs milliers de victimes et une information sur un blog réputé en Argentine parlait déjà de plusieurs dizaines de morts. Les épidémies de cancers de toute nature étaient toujours citées mais jamais précisées et encore moins argumentées. Le beau temps persistait à Bordeaux, la température presque clémente pour un mois de janvier aurait incité à la promenade dans d’autres circonstances. Consignés chez eux, bon nombre de citadins en profitèrent pour se reposer.

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Chapitre 33 Mercredi 23 janvier, JT de 13 heures. En direct de Bordeaux.

Les JT de la mi-journée étaient attendus. Le présentateur vedette de TV Première, Jean-Jacques Du Sel, ne resta pas longtemps à l’écran et des images de Bordeaux vinrent rapidement illustrer son propos. « Enfin quelques informations sur ce qui se passe à Bordeaux. Comme vous pouvez le voir sur ces images prises d’hélicoptère, la ville a été l’objet, dans la nuit, d’émeutes d’une violence inouïe. Le bilan est lourd : deux émeutiers sont morts ; un enfant de douze ans, gravement blessé par balle, et un militaire, gardent un pronostic réservé. Pas moins de dix-huit personnes sont toujours hospitalisées suite à d’importantes brûlures et traumatismes divers. Vous pouvez voir sur ces images les multiples carcasses de voitures calcinées en cours d’enlèvement et la grande surface complètement pillée de toute sa marchandise électronique. » En l’occurrence on ne voyait qu’un grand rectangle foncé, le toit dudit supermarché. Et pendant que le travelling de la caméra embarquée dans l’hélicoptère allait des quartiers sud vers la place Sainte-Victoire, le propos du journaliste allait de la certitude à l’interrogation. « Le maire de la ville a appelé la population à se ressaisir et à faire preuve de calme. Pour le moment, il semble que le message soit passé. Il est certain que les drames de cette nuit sont en rapport avec la pollution nucléaire. En effet, le retard avec lequel la population à prédominante magrébine a été soumise à la détection de la radioactivité serait la cause de cette révolte. Les autorités sanitaires en charge de plan Blanc s’en défendent, prétextant que l’arrivée en gare Saint-Jean du matériel de détection avait seulement pris un peu de retard. Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater que ce contexte de contamination nucléaire a été l’élément de rupture de la cohésion sociale de ce

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quartier. Comment serait-il possible qu’en cas de simple incident nucléaire dans nos « trop » – le mot lui échappa – nombreuses installations nucléaires on en vienne, comme ici à Bordeaux, à de graves troubles sociaux ? » L’œil de la caméra était maintenant sur l’extrémité de la rue piétonnière, place de la Victoire. « Le reste de la ville est calme et seuls quelques centres de dépistage de la radioactivité sont encore ouverts, mais les files de personnes sont très limitées. On aperçoit au-delà de la place de la Victoire les équipes de nettoyage qui officient pour décontaminer la rue piétonne bien connue des Bordelais, la très longue rue Sainte-Catherine. Vous pouvez apercevoir les valeureux spécialistes, dans leurs combinaisons hermétiques, qui au prix d’une toujours possible contamination, s’ingénient à dépolluer le sol de ces deux kilomètres de voie piétonnière. En effet, il y a du nouveau : on sait maintenant, grâce à la détection par les hélicoptères, que le point de départ de « l’attaque » radioactive était ici. » S’adressant alors au correspondant local que l’on venait de voir apparaître à l’écran : « Sait-on, Étienne Clavel, comment cette contamination a pu être produite ? – Bonjour, Jean-Jacques ; écoutez, nous avons appris dès ce matin très tôt que la rue Sainte-Catherine apparaissait comme le point de départ des multiples contaminations. Les engins de nettoyage, que vous apercevez au loin, dans mon dos, ont convergé tout le long de cette immense rue piétonnière. Bien avant le lever du jour, elle a été absolument interdite au public, de toute façon le couvre-feu règne sur la ville depuis 21 heures. En fait, il y aurait six zones particulièrement souillées, ça c’est une certitude ! En revanche, une information à confirmer, que nous sommes les seuls à pouvoir proposer aux téléspectateurs de notre chaîne, semble attribuer ces pollutions à six groupes de terroristes assez régulièrement répartis tout au long de cette rue. Ils sont actuellement au secret mais des indiscrétions nous ont permis de savoir qu’ils étaient déguisés en clochards. Ils seraient une trentaine et avaient, semble-t-il, des chiens avec eux. Je vous répète que cette information doit être confirmée mais si elle s’avère vraie, elle témoignerait de l’importance de l’organisation mise en place pour regrouper trente terroristes en même temps dans la ville de Bordeaux. Il n’est pas impossible qu’un événement inattendu se soit produit car comment imaginer que ces trente personnes, qui devaient avoir pour mission de disperser sur toute la ville l’infâme souillure, aient été amenées à concentrer leur action dans la même rue ? On se perd en conjectures. L’enquête nous le dira. – D’après vous, Étienne, le couvre-feu va-t-il être levé rapidement ?

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– Très probablement demain matin au plus tard, sauf pour la rue SainteCatherine et ses voies adjacentes, Jean-Jacques. Les autorités ont prévu, entre autre protection, de mettre à disposition des Bordelaises et des Bordelais des dizaines de milliers de surbottes, comme celles que je porte et qui ressemblent fort à celles que mettent les chirurgiens pour rentrer dans les blocs opératoires. » La caméra faisait maintenant un gros plan sur les pieds de l’envoyé spécial, chaussés de grossières protections blanches à semelle plastique bleu piscine. « Je vous signale par ailleurs que de nombreux détecteurs sont mis à disposition des spécialistes pour contrôler les surfaces ou objets suspects. Comme dans toutes les circonstances de désarroi, des petits malins se sont organisés pour proposer au public les célèbres compteurs Geiger-Müller, comme celui-ci. » À nouveau, la caméra fit un gros plan sur la main du journaliste qui tenait une sorte de pistolet en plastique jaune sur lequel semblait apparaître un écran. « Et si j’appuie sur le bouton « test », vous pouvez entendre le grésillement de l’alarme qui signalerait la présence de radioactivité. Mais rassurez-vous, là il ne s’agit que d’un test ! » Toute cette mise en scène finissait par ne pas faire très sérieux car le ton devenait bon enfant. Seule l’information − à confirmer − sur la présence de trente terroristes rappelait l’ampleur qu’aurait pu prendre cet odieux attentat. « Merci beaucoup, Étienne, de ces informations en direct de la place de la Victoire à Bordeaux. Si vous avez de nouvelles informations à nous transmettre n’hésitez pas, nous gardons le faisceau de communication satellite et vous avez la priorité ! » Le présentateur reprit la parole pour donner les dernières informations relatives à l’aspect sanitaire. « Dans une conférence de presse, la préfecture, les directeurs de l’ARH1 et de l’hôpital nous ont assuré que le plan Blanc avait très bien fonctionné et qu’il n’y avait pas eu de problème de lits pour accueillir les victimes. Nous ne savons pas précisément le nombre de personnes atteintes. Pour certaines sources, elles se chiffreraient en plusieurs milliers. En revanche, il ne semble pas qu’il y ait eu beaucoup d’hospitalisations. Pour comprendre ces discordances, nous avons

1. Agence régionale de l’hospitalisation.

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demandé au professeur Antoine Bismuth, chef de pôle au CHU de Créteil, responsable des urgences, de nous expliquer ce que peut être ce bilan. « Professeur, comment expliquez-vous cette discordance ? – Bonjour, M. Du Sel. Effectivement, si l’on considère comme « victime » toute personne ayant un peu de contamination à l’iode radioactif, il est probable que l’on puisse parler de plusieurs milliers de victimes. Maintenant, reste à savoir qu’elle est l’importance de cette contamination pour la thyroïde. Bien que l’iode radioactif soit un poison, encore faut-il que cette quantité soit suffisante pour mettre à mal la production des hormones nécessaires au bon fonctionnement de notre organisme. Tout dépend de la dose reçue ! Vous savez, c’est un constat de bon sens. Pour un peu d’iode radioactif, il n’y pas beaucoup de risques pour la thyroïde. Mais à plus fortes doses il faut craindre une baisse de fonctionnement de la glande, l’hypothyroïdie, et beaucoup plus tard le risque d’apparition de cancer de la thyroïde. Mais dans l’immédiat, pas plus pour des défaillances que pour des soins, je ne vois aucune raison de garder des victimes légèrement contaminées à l’hôpital. – Mais pour les plus contaminées ? – Après s’être assuré qu’elles ne deviennent pas elles-mêmes contaminantes pour leur entourage, il n’y a pas grand-chose de plus à faire si ce n’est de les surveiller par examen médical et par des dosages d’hormones thyroïdiennes afin de pouvoir leur en donner, s’il leur en manquait. – Comment ces victimes, peut-être les terroristes, peuvent-elles être contaminantes pour leur entourage ? – L’exemple le plus évident est celui de la maman qui allaite son nourrisson. Il faut impérativement qu’elle arrête, sinon l’iode, qui passe facilement dans son lait, va contaminer la thyroïde de l’enfant, justement très sensible aux irradiations. Par ailleurs, ces hormones thyroïdiennes sont indispensables au bon développement de l’enfant. – Et hormis les femmes qui allaitent ? – La voie de contamination est celle des urines, qui évacuent l’iode qui n’est pas fixé sur la glande thyroïde. Il suffit de garantir une hygiène correcte pour éviter toute propagation. – Mais alors les rapports sexuels peuvent être contaminants ? – Bien sûr, un minimum, mais pas spécialement s’ils sont garantis par une hygiène attentive. Par précaution il est toujours possible d’utiliser un préservatif… » Par sa déclaration, l’innocent professeur allait doubler les ventes à venir des condoms sur la ville de Bordeaux…

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« Oui, mais s’il n’y a pas trop de problèmes actuels, la population bordelaise va probablement connaître dans quatre à cinq ans une épidémie de cancers de la thyroïde comme celle que nous connaissons en France suite au passage du fameux nuage de Tchernobyl ? – Certainement pas… – Comment pouvez-vous affirmer cela ? » Le présentateur tenait enfin un élément de contradiction discutable dans le propos lénifiant et rassurant du professeur. « Ce n’est pas moi qui le dis mais la communauté de mes confrères endocrinologues et médecins nucléaires, il n’y a pas d’excès de cancers thyroïdiens en France que l’on puisse attribuer à ce fameux nuage. Pas plus les enquêtes épidémiologiques que la connaissance que l’on a des doses délivrées ne peuvent aller dans ce sens-là ! » L’animateur comprit qu’il avait interrompu un peu vite le propos du médecin. Et pour se reprendre, d’un ton assez désobligeant : « Oui, c’est ce que dit la communauté médicale mais pas ce que déclarent les associations de victimes ou les associations indépendantes de contrôle de la radioactivité ! Elles annoncent pour Bordeaux… » Le professeur Bismuth était mis en difficulté. Contrairement à la plupart de ses collègues qui auraient cherché à se justifier, en excellent polémiste il prit le présentateur à son propre jeu. Il afficha un air moqueur et condescendant, d’une voix posée et d’un ton confidentiel. « Monsieur Jean-Jacques Du Sel, Dieu vous en préserve, mais si vousmême, ou un des vôtres, deviez vous faire traiter pour un cancer de la thyroïde, préféreriez-vous faire confiance à la communauté médicale ou aux associations – et il insista sur le mot − « in-dé-pen-dan-tes » ? − en détachant les syllabes. » Il marqua un léger temps d’arrêt mais le présentateur, gêné, n’eut pas le temps de répondre. Le praticien le fit pour lui. « Alors si vous préférez accorder votre confiance à ces médecins instruits de leurs pratiques pour vous faire soigner, pourquoi la leur refusez-vous quand leurs déclarations, pourtant argumentées, ne conviennent plus à la polémique que vous trouvez dans les gesticulations d’associations ? Ce n’est pas très honnête tout ça, M. Jean-Jacques Du Sel, pour vos téléspectateurs ! » Le présentateur, déstabilisé par cette attaque de front, n’eut que le temps de quelques borborygmes… Le praticien continua sur le même ton et avec un air devenant de plus en plus professoral : « Et si je vous dis qu’à Bordeaux, il n’est pas du tout sûr qu’apparaisse « l’épidémie » décrétée par un groupe d’ignares ou de quelques « médiocres frustrés » de la communauté scientifique, il faut me faire confiance ! »

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Jean-Jacques Du Sel était dans ses petits souliers. « Moi je veux bien vous croire, monsieur le professeur, mais encore… – Non, il ne faut pas me croire, M. Du Sel, il faut tout simplement respecter les connaissances qui ont permis à la médecine de progresser ; il faut préférer leur rigueur au flou des déclarations intempestives d’associations démagogiques et inconscientes. » Pour le présentateur, il fallait conclure cet échange déjà trop long et dévastateur pour son image. « Vous avez certainement raison, monsieur le professeur, mais nous serons attentifs à ce qui va se passer dans les prochaines années à Bordeaux. Avouez que même dans votre communauté il peut y avoir des dérapages, souvenonsnous du scandale du sang contaminé, mais c’est un autre débat… » Privilège du dernier mot du journaliste, le professeur ne put que lever les yeux aux cieux. « Je vous remercie infiniment, monsieur le professeur – il n’était pas sûr qu’il le pense intimement – … et sans plus tarder, nous allons aborder les réactions internationales, notamment celles des pays arabes. » Plusieurs politologues sur le plateau engagèrent des discussions relatives aux conséquences sur les relations internationales. Les invités n’étaient pas d’accord sur grand-chose mais s’étonnaient de l’absence de réaction d’Al-Qaida. Mais peut-être en saurait-on un peu plus après l’interrogatoire des terroristes – information à confirmer − crut bon de répéter l’animateur, assez discret durant ces échanges. Le débriefing habituel de l’émission du JT se tint dans le quart d’heure suivant. Il ne fut pas triste ! « Mais quel est le con qui m’a amené ce professeur de merde sur le plateau ? Ce n’est pas la peine que nous prenions autant de temps à préparer les émissions si chacun ne fait que ce qui lui passe par la tête. Mais, putain de merde, qui a recruté ce « je sais tout et vous emmerde », bordel ! Je veux un nom, ça va chauffer ! Mais vous avez vu comment il m’a agressé, moi, JJDS ! Dans le dernier baromètre d’opinion, je caracole à 64 %, loin devant mes concurrents, et voilà un professeur nimbus qui vient me provoquer ! Après la déclaration sur le mal-être des journalistes de ce matin de cette connasse du Club de la presse de Lyon qui crache dans la soupe, c’est trop ! Rappelez-moi sur quel papier à cul elle s’exprime pour que je puisse me torcher avec ! Je veux le maximum de renseignements sur cette pute ! Bandes d’andouilles, vous me devez tout et vous ne glandez rien ! Nous avions certes convenu que les clodos

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seraient les terroristes, c’était un bon plan, d’autant que l’information sera vite démentie. Et l’autre minable qui fait du zèle avec son détecteur de merde ! Trop c’est trop, nous ne sommes pas à Eurodisney, merde, un attentat terroriste à la radioactivité, c’est du sérieux ! » Jean-Jacques Du Sel hurlait, vitupérait, il injuriait à tout va. Pour les profanes, son côté grossier, voire ordurier, était inimaginable tellement il faisait preuve de sang-froid sur les plateaux ! Il pouvait épancher sa colère, la salle de rédaction était une pièce aveugle, sécurisée, insonorisée. Régulièrement on y recherchait et avec des moyens des plus sophistiqués la présence de quelque micro pirate dont les conséquences pouvaient être une question de vie ou de mort pour la chaîne !

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Chapitre 34 Mercredi 23 janvier, Bordeaux. Avion présidentiel entre Paris et Berlin.

La mauvaise nouvelle de la matinée fut d’apprendre les émeutes de la nuit. Leur violence n’eut d’égale que leur brièveté. Dès que les incendies de voitures furent éteints et que l’armée, rapidement déployée dans le quartier, ait ramené l’ordre et le calme, les émeutiers et les badauds, nombreux malgré le froid, rentrèrent chez eux. Les meneurs, vite repérés et déjà connus de la police, furent pour certains interpellés et placés en garde à vue. Le bilan était lourd, trop lourd pour tous. L’enfant allait s’en sortir mais un policier avait dû être amputé, un militaire était gravement atteint, polytraumatisé par les coups de barre de fer, et resterait probablement handicapé. Le malfrat tué par l’agent de sécurité était bien connu de la PJ locale. Avec l’agent de sécurité du supermarché existait un différend déjà ancien de précédentes bagarres avec la même bande, aussi la violence avaitelle été spontanée. Une rapide enquête du SRPJ de Bordeaux confirma ce qui se savait déjà dans ces quartiers difficiles : l’arrivée des Albanais sur le marché de la drogue avait affaibli les petits truands locaux, qui se réfugiaient sur le commerce d’appareils électroniques. La bonne nouvelle était celle du travail de l’inspecteur Dumoulin du SRPJ de Bordeaux. Elle tomba en tout début de matinée. Apparemment, si on n’avait rien de précis sur les terroristes, le mystère de l’origine et du mode de pollution de la rue Sainte-Catherine était connu. Les spécialistes consultés furent pour le moins surpris de la technique. Distribuer des doses de radioactivité contenues dans des boissons probablement additionnées de substances vomitives était assez inattendu… La première réaction fut légitimement de vouloir trouver une connexion entre ces SDF et la « grand-mère » indéniablement à l’origine de la distribu-

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tion. Tous avaient vu une grand-mère, mais était-on sûr que c’était la même ? Si elle était déguisée, plusieurs personnes pouvaient l’être à l’identique et tant que l’on n’aurait pas de témoignage de deux grands-mères, ou plus, vues au même moment, on ne pourrait être sûr du nombre. Un ou plusieurs terroristes, la question n’était pas tranchée. Peut-être les enregistrements vidéo ? Un portrait-robot fut établi sur les appréciations des groupes. Malgré la méconnaissance du vingt-neuvième SDF, manquant à l’appel, par les autres vagabonds, il fallait en faire un portrait-robot. Une enquête était nécessaire. Il était troublant que ce seul mendiant ait refusé de boire cette bière ou qu’il l’ait recrachée tout de suite et se soit évanoui dans la nature. De fortes présomptions pesaient sur quelque complicité avec la grand-mère terroriste qui s’était présentée à ce groupe. Là encore, son portrait-robot fut diffusé et comparé aux images vidéos. Pas moyen de le pister, pas plus par des témoignages que sur les images capturées sur toute la ville. En fin d’après-midi, on minuta deux séquences provenant de deux caméras de la rue Sainte-Catherine. Sur l’une, à 14 h 28, il était possible d’observer une grand-mère correspondant bien à la description retenue par les jeunes gens. Elle était stationnée devant le Piano Bar Tom Pouce et regardait la devanture. Elle la quitta en marquant un net haussement d’épaules. Elle sortit ensuite du champ de la caméra. Un deuxième enregistrement la montrait en train de distribuer ses bières, proche de l’intersection avec la rue Alsace-Lorraine ; il était 14 h 57 exactement. Le délai de temps et la distance à parcourir entre les deux caméras restaient compatibles pour une seule et même personne. À part son allure, il n’était pas possible de voir les traits de son visage. Elle portait des gants et des chaussures sans talon, un manteau noir et un chapeau à voilette de même couleur. L’examen attentif des images passées au ralenti semblait correspondre à la même personne, mais rien n’était moins sûr. Toutes les régies de vidéosurveillance de la ville furent mises en alerte. Un portrait-robot, très stéréotypé, du vingt-neuvième vagabond et plusieurs photographies de la grand-mère furent proposés aux agents de surveillance de la gare Saint-Jean et de l’aéroport Bordeaux Mérignac. On ne retrouvait nulle part ailleurs de grand-mère comparable, pas plus que de vingt-neuvième vagabond. À croire qu’un complice leur avait permis la fuite en voiture. * * *

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Toute la journée, le Président était tenu régulièrement au courant des événements et des réactions relatives à la situation de Bordeaux. Il avait demandé à son entourage de féliciter le maire pour son message d’appel au calme des Bordelais. En vol, un de ses proches assistants, membre de son cabinet, lui avait fait une brève mais complète revue de presse. Il la termina en signalant la déclaration autocritique du Club de la presse de Lyon. « Monsieur le président, vous devriez y jeter un œil, elle va dans le sens de notre préoccupation relative au milieu des journalistes. » Il faut dire que ce collaborateur était en charge de la préparation des futurs États généraux de la presse. Le président parcourut en quelques minutes la déclaration. « Tu devrais te renseigner sur cette Angèle Delaunay, nous avons besoin de quelques personnes comme elle pour secouer les apparatchiks de la profession. Essaye de voir si elle vaut la peine d’être « boostée » et si c’est le cas, file-la dans les pattes de JJDS. Il nous gonfle celui-là avec son audience ! » Lorsqu’en fin d’après-midi, l’état d’avancement des recherches fut communiqué à l’Élysée, le président devint furieux. Il rentrait de Berlin dans son avion privé. À propos de la relance du « nucléaire », les discussions avec son homologue allemand avaient été difficiles. Les Greens tenaient bon et le « président voyageur de commerce » était irrité ; ses carnets de commandes restaient vides. Il l’était d’autant plus qu’on lui avait rapporté l’analogie systématique que faisaient les associations d’écologistes entre l’attentat bordelais et le moindre accident nucléaire possible. Les propos étaient largement diffusés par la presse radiophonique et télévisuelle. « Bande de crétins, ils ne comprendront jamais rien à rien. Ils disent vouloir sauver la planète et nous mettent des bâtons dans les roues quand nous voulons diminuer les gaz à effet de serre. Cette bande de c… tire contre notre camp. Vendredi cette stupidité de Flamanville, et les mêmes aujourd’hui profitent de cet attentat pour continuer leur propagande anti-nucléaire. À croire que ça les arrange ! » C’est en le disant aux quelques personnes qui l’accompagnaient qu’il réalisa : « A-t-on rapproché les deux événements ? … Vous me dites de plus que les enquêtes piétinent à Bordeaux, que le SITCEN1, avec tous les 1. Centre de Situation Conjoint (SITCEN), nouvelle Agence de renseignement développée sous la direction du Haut Représentant Javier Solana.

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renseignements des militaires, des diplomates et des services de police, reste muet… Mais à quoi servent tous ces services de renseignements et de sécurité ? A-t-on lancé la surveillance des communications électroniques et consulté les fichiers des voyageurs, aéroports, gares… Merde, je ne vais quand même pas devoir tout faire moi-même… » Le président tempêta… jusqu’à ce qu’une hôtesse lui tende un verre d’eau glacée. Avec un sourire crispé, il ajouta en martelant les mots : « Je veux rapidement des résultats. » Le message fut largement diffusé. À tous les niveaux, les responsables prirent acte de la menace sous-jacente pour leur poste et les plus grands moyens furent mis en œuvre. Notamment, les procédures de réquisition administrative des données de connexion Internet auprès des opérateurs furent mises à l’épreuve. À 23 heures le voyant rouge se mit à clignoter… On venait de repérer successivement plusieurs messages dans lesquels il était question des « Enfants d’Allah ». La signature des terroristes. Tous ces messages desquels était extraite la signature venaient de la région de Lyon, plus précisément de Vénissieux.

Chapitre 35 Mercredi 23 janvier, Lyon. Ier arrondissement, rue Émile Zola. Rédaction du Progrès. Laboratoire de recherche, centre anticancéreux. Rue Fénelon, Les Brotteaux.

Au petit-déjeuner, Angèle et Dominique évoquèrent les projets de la semaine de vacances qu’elles allaient s’octroyer. Puis, feuilletant le quotidien, Dominique ramena la conversation sur l’éditorial d’Angèle. Elle en avait surtout retenu les mots clés et incisifs mais une lecture plus attentive, pendant qu’Angèle était sous la douche, l’impressionna par le courage qui en ressortait. À son retour, elle la félicita : « Votre édito est superbe, ma chérie, quelle autocritique ! Les analyses de dysfonctionnements sont suffisamment rares dans votre profession pour que ce « papier » fasse date dans les annales de la presse. Sois-en sûre ! Ta plume est acérée mais juste. En revanche, la profondeur de vos incisions va faire mal, très mal et le « crabe » que vous voulez retirer de votre milieu ne va pas se laisser faire sans réagir. Je suis sûre que tu vas être attaquée, il faudra vous défendre, toi et tes supporters. Sachez vous appuyer sur les lecteurs, ils sont prêts à être convaincus par vos arguments. » Les blogs sur lesquels circulait la déclaration du Club de la presse Lyonnais sous la signature de sa représentante, Angèle Delaunay, avaient été très actifs dans la soirée. Les courriers électroniques de centaines puis de milliers de blogueurs témoignaient de leur intérêt. Les deux principaux médias en ligne, Voie 19 et Vox Populi, avaient mis le texte en ligne sans commentaire… Dans la presse écrite, on pouvait lire ce texte en deuxième page du quotidien national auquel participait Angèle sous le

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titre Malaise chez les Journalistes. À Lyon, dans l’édition du mercredi, un bandeau rouge Attentat nucléaire de Bordeaux… et après ? … occupait à lui seul la quasi-totalité de la première page, mais le sommaire des autres informations commençait par Odeur de soufre au Club de la presse Lyonnais. Le contenu, sans commentaire, était valorisé en troisième page. Le soustitre, en gros caractères, n’était pas sans attirer une attention certaine : Les médias sont-ils crédibles ? Suivait la déclaration du Club de la presse. Déjà, dans la nuit, à l’imprimerie, les ouvriers des rotatives ne se cachaient pas pour faire des commentaires. Il y avait les « contre » qui parlaient de mort programmée du journal « À vouloir rédiger des brûlots, on va finir par cramer tous ensemble » ; les « pour », plutôt plus nombreux, y voyaient les prémices d’un nécessaire renouveau du journalisme quitte à ce qu’il trouve de nouvelles formes de support : « Ce n’est pas en bégayant les propos de quelques agitateurs ou de la sacro-sainte presse télévisuelle parisienne, le petit doigt sur la couture du pantalon, que nous allons continuer d’exister ! » Trop préoccupée par la rédaction de l’édito sulfureux, Angèle n’avait pas du tout abordé avec Yves ce qu’il allait faire en tant que rédacteur en chef. Probablement les quelques lignes habituelles en forme de compte rendu de la rencontre mensuelle… L’annonce, dès la « première », du débat de la veille l’estomaqua. Angèle reconnut que, moins agressif que le sien, le sous-titre passait aussi bien. « C’est du Yves Courtier tout craché, je suis sûre qu’il est en train de se justifier devant le directeur en lui disant qu’il était contre mais que, le couteau sous la gorge, il n’avait pu faire autrement. Quel drôle d’individu, mais quel chic type… ! » À 8 h 30, elle alluma enfin son téléphone portable. Dès le code PIN validé, celui-ci se mit à sonner. Sa boîte vocale était saturée. De seconde en seconde, l’indication de ses messages archivés augmentait sans cesse et la sonnerie interrompue reprenait de plus belle. Elle éteignit le téléphone dans l’instant et préféra utiliser la ligne filaire de Dominique. Elle appela le numéro personnel d’Yves Courtier, qui n’était déjà plus chez lui. Sur sa boîte vocale, sans autre commentaire, elle ne fit que dire : « Merci Yves, tu es super, je t’embrasse affectueusement ». Angèle réfléchissait sur la meilleure façon de gérer les réactions à leur déclaration. Elle devait contacter un peu plus tard dans la matinée ses « complices » pour décider comment diriger la motivation des présents à la réunion, de principe signataires du communiqué.

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Le téléphone filaire sonna. Angèle leva la tête de sa table de travail et entendit le message en cours d’enregistrement : « Ceci est un message pour Angèle Delaunay de la part de Yves Courtier. Pourrait-elle me… » Angèle décrocha le combiné. « Salut Yves, quoi de neuf ? – Bonjour Angèle. Comme tu vas le constater, la parution de votre édito n’est pas passée inaperçue de nos confrères journalistes. Y compris au sein de notre journal d’ailleurs. Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’y a pas consensus. Je te l’avais dit… mais une tête de mule comme toi, je n’en ai pas souvent rencontré. Pour les journalistes de l’extérieur, là il n’y a pas photo, à l’unanimité des réactions, en tout cas de celles exprimées jusque-là, ils sont globalement outrés et parlent de trahison, de faute grave professionnelle. D’autres vont plus loin et réclament que ton cas soit examiné par la commission disciplinaire d’attribution de la carte de presse. Et ces réactions ne viennent pas de n’importe qui. J’ai sous les yeux le fax de la liste des signataires de cette pétition. » Il lui lut la vingtaine de noms parmi lesquels elle entendit quelques noms connus, pour ne pas dire très connus. « Angèle, tu devrais passer au journal. Tu sais, comme moi, que la majorité des journalistes salariés ne viennent pas au Club de la presse. Plusieurs coups de téléphone révèlent qu’ils sont outrés de cette déclaration pour laquelle ils n’étaient ni informés, ni prêts. Leurs remarques plus celles des réactionnaires dont je viens de te donner les noms t’instruiront des obstacles que ton groupe doit prendre en considération. – Yves, j’avertis nos deux collègues, Anne et Jean, co-auteurs de cette déclaration, pour qu’ils m’accompagnent. Nous pourrions être au journal vers midi. Tu pourras d’ici-là le signaler à tes journalistes. » L’atmosphère était électrique. Avant de prendre la parole, Angèle réfléchit quelques secondes pour aborder au mieux cette apparente hostilité. Elle respira un grand coup et se lança. « Écoutez, tout d’abord je présente nos excuses à ceux qui se sentent exclus de la décision de parution de cet électrochoc. Oui, c’est une critique sévère de notre communauté. Ceux qui réagissent le plus sont peut-être ceux qui se sentent visés. Je m’étonne du reste de ces réactions, elles ne correspondent pas à nos commentaires qui, en aparté, reconnaissent notre manque de compétence dans certains domaines. Pour la compenser, nous ne trouvons rien de mieux que de faire appel à ceux qui, sur la

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voie publique, crient le plus fort et souvent n’importe quoi. Si cette situation n’est pas nouvelle, elle a atteint l’insupportable depuis déjà bien longtemps. Mais personne de ceux qui la réprouvent n’a su faire autre chose que la subir… Si nous avons lancé un pavé dans le marigot des « bien-pensants » vous imaginez bien que ce n’est pas pour rester les bras croisés à attendre que les problèmes que nous dénonçons se résolvent d’eux-mêmes ! » Tous les présents étaient très attentifs et gardaient le silence. Angèle pensait encore à ce lamentable débat télévisé de la veille, goutte d’eau qui avait fait déborder le verre plein de rancœurs. « Vraiment, à chacun de vous je pose la question : Êtes-vous satisfaits de l’information des Bordelais sur les effets sanitaires de l’attentat qu’ils ont subi ? » Une voix contestataire la reprit : « Comment veux-tu que l’on fasse, nous n’y connaissons rien alors que de nombreuses associations prétendent pouvoir imaginer des conséquences ! » Angèle ignora l’altercation : « Eh bien moi, en tant que journaliste d’investigation, je préfère m’adresser à ceux qui prennent en charge ces conséquences plutôt qu’à ceux qui les prédisent dans leur boule de cristal teintée de leurs convictions. » Plusieurs hochèrent leur tête en signe d’assentiment. « Nous ne gommerons pas tous seuls ces mauvaises pratiques ni nos habitudes trop fortement ancrées. Si ancrées, comme vous pouvez le constater, qu’elles dérangent les soi-disant ténors de notre profession ; vous le savez bien, les plus célèbres font plus parler d’eux par le fricotage avec le showbiz que par les critères de qualité de leurs productions. Nous devons assurer nous-mêmes le ménage dans notre communauté. Quand nous manquons de compétence, n’hésitons pas à la chercher dans la rigueur, les connaissances, la transparence. Dans les domaines complexes, si nous sollicitions plus souvent les scientifiques, les médecins, et faisions l’effort de mieux les écouter, peut-être serions-nous plus proches de la vérité. En revanche, il faudrait, indéniablement, qu’eux fassent des efforts pour se former à la « com ». Mais tous ne sont pas trop bêtes et certains devraient même y arriver… » Cette provocation déclencha quelques rires et réflexions de bon sens. La partie était gagnée. Aux remarques qu’Anne et Jean, dans la salle avec les autres journalistes, avaient entendues, il n’était plus question de

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contester la nécessité de faire évoluer leurs mœurs mais des difficultés à assurer cette transformation. Yves Courtier avait écarté les deux pans de sa veste et passé ses deux pouces sous ses bretelles. Passant devant Angèle, sans lui jeter le moindre regard, il balbutia un « tu as gagné ! », elle lui retourna, discrètement, un « merci ». Les discussions continuèrent par petits groupes. Yves avait prévu quelques jus de fruits en apéritif. * * * Pablo quitta la rue du Bœuf un peu plus tôt que d’habitude. Comme tous les jours, il préférait utiliser son bicycle Brompton plutôt que les Vélo’V. Le froid sec de ce mercredi matin était agréable. Il avait décidé d’aller travailler au centre pour consulter quelques ouvrages à la bibliothèque. Pour gagner la presqu’île, il emprunta la passerelle du Palais de Justice puis se dirigea vers le pont de la Guillotière. Ensuite, il roula vers le cours Gambetta. Il s’arrêta pour acheter le journal. Il en découvrit le titre Attentat nucléaire à Bordeaux… et après ? en faisant la queue à la caisse. Curieux, il interrogea un jeune homme qui le précédait : « Ah bon, ils ont trouvé les terroristes à Bordeaux ? – Non je ne pense pas ; vous savez, ce n’est pas sur la presse écrite que vous aurez les dernières nouvelles de ce terrible attentat. Non les gens, comme moi, sont curieux de ce qui se passe chez les journalistes. Il paraît qu’ils ont « pété les plombs ». Il faut absolument lire l’édito autocritique ! » Son quotidien maintenant en poche, Pablo reprit son « Brompton » et continua son trajet. Le journal largement étalé sur son bureau, Pablo parcourait l’édito. Il n’arrêtait pas de jubiler et de faire des commentaires à haute voix. Certains passages correspondaient exactement à ce qu’il aurait aimé dire. Ce n’est que lorsqu’il arriva à la signature de cet éditorial en style « Kärcher » qu’il réalisa. « Merde, mais c’est Angèle, il faut absolument que je l’appelle pour la féliciter. » Il se mit à relire l’éditorial une nouvelle fois et comprit pourquoi il avait réagi plus particulièrement à certains passages. Les phrases écrites s’inspiraient directement des propos de sa diatribe de la veille. Il se souvint qu’il lui avait parlé de « combat dur et long » et, avait-il ajouté, « aussi long que nécessaire ». Momo le rejoignit :

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« Dis-moi Pablo, tu as lu la presse, je vois. Que penses-tu du « papier » d’Angèle Delaunay ? Sympa, elle ira loin cette petite. – Tu la connais ? – Bien sûr que non, mais depuis quelques temps tu ne me parles que de ses qualités. Dis-moi Pablo, de deux choses l’une, ou bien tu as des problèmes de mémoire ou alors tu en es tombé amoureux… » La seule chose qui contrariait Pablo était qu’il eut beau chercher, il ne trouva dans le journal aucune nouvelle sur l’enquête sur les terroristes. Et Pablo nourrissait une profonde haine pour les terroristes. Il ne leur pardonnerait jamais. Jamais, d’avoir assassiné son frère, son frère aîné, celui qui pendant plus de dix ans lui avait servi de père. Après le décès prématuré de sa mère, usée par les rudes travaux des champs de la plaine de Valencia, son frère, de huit ans son aîné, l’avait pris en charge. Pablo n’avait alors que quatorze ans. Le travail d’électricien d’Ernesto lui permettait de gagner assez confortablement sa vie. Il consacra toute son existence à son petit frère. Ils étaient seuls, le père avait disparu il y avait bien longtemps. Au travers de Pablo, Ernesto rêvait des études d’ingénieur que sa mère n’avait pu assumer. Au détriment de son propre projet de vie il consacra son temps, son amour, à l’éducation et aux études de son jeune frère. Conscient de l’abnégation d’Ernesto, Pablo fut un bon élève, puis un étudiant sérieux. Il fit d’abord des études de sciences et ensuite de médecine. Son cursus assez exceptionnel était exemplaire. À vingt-huit ans, il soutenait un doctorat de sciences et deux ans après il passait son HDR (habilitation à diriger la recherche). À trente-deux ans, il postulait pour un poste de directeur de recherche à l’INSERM. Comblé par la réussite de son « petit », Ernesto avait poussé son abnégation jusqu’à s’éloigner de Pablo pour que sa condition d’ouvrier électricien n’entache pas le statut social de Pablo. Ce dernier accepta le prétexte de nouvelles circonstances professionnelles pour cause de cet éloignement. Tous les ans, Pablo allait voir son frère fixé dans la banlieue Madrilène. Plus qu’un profond amour fraternel, Pablo éprouvait pour Ernesto une affection admirative. Sa propre réussite intellectuelle était pour lui, et avant tout, un permanent remerciement pour son frère. Leurs seuls contacts annuels étaient la programmation de leurs rencontres, le plus souvent d’ailleurs en Castille. Lorsque Pablo apprit le terrible attentat de la gare de Madrid, il n’eut même pas l’idée de se faire du souci pour son frère. Ce n’est que deux jours plus tard qu’une société le contacta.

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« Il faut absolument que vous veniez rejoindre votre frère à Madrid… » Le jour même Pablo débarqua à l’aéroport Madrid-Barajas. Trois quarts d’heure après il pénétrait dans un immeuble de béton et de verre d’une zone industrielle de banlieue pour être conduit dans un bureau spacieux et bien décoré. Le directeur des ressources humaines prit le temps de lui annoncer graduellement la terrible nouvelle : « Ernesto « était » un de nos plus précieux collaborateurs… ; comme tous les jours il empruntait les trains de banlieue… Ce n’est qu’en milieu de journée que son absence sur le chantier m’a été signalée, je me suis… » Pablo n’écoutait plus. Le regard fixe, sa tête avait explosé lorsque le « était » avait fracassé ses dernières espérances et libéré son angoisse. La haine contre les auteurs de l’attentat l’emportait sur la tristesse. Jamais, au grand jamais, il ne pourrait leur pardonner ! * * * Aux Brotteaux, vers treize heures, Angèle trouva un message sur son « filaire ». D’urgence elle devait rappeler un numéro à Paris. Il s’agissait de la chaîne TV Première. Pour l’attaché de communication, il était question d’une invitation pour le soir même à la grande émission Tout Public, débat-spectacle animé par son patron, le « grand » Jean-Jacques Du Sel. Elle serait l’invitée principale, mais on ne lui indiqua pas quels seraient les contradicteurs. Elle demanda une heure de réflexion. « Mais madame, vous n’avez pas l’air de bien réaliser le privilège qui vous est fait ? Ce n’était pas le sujet prévu mais en raison de l’actualité et de votre déclaration critique qui agite toutes les rédactions, nous pensons bouleverser notre programmation, et vous vous me demandez une heure de réflexion ! Il est 13 h 10, il me faut votre réponse pour 14 heures sans faute, sans quoi nous annulons ce changement, mais sachez que nous ferions état de votre refus. » La menace n’était même pas cachée. « Ce n’est pas mon problème madame, dites à M. Du Sel, mon confrère, qu’avant quatorze heures mon avocat lui fera part des exigences que nécessite une telle participation. Vous comprendrez madame, s’il faut vous le dire, qu’il ne s’agit pas de cachet, mais bien du respect du droit à l’image selon les critères qui vous seront proposés… »

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Il fallait qu’elle appelle immédiatement Dominique et Yves avant d’informer Anne, Jean et toute l’équipe. Elle commença par Dominique. « Dans ce genre d’émission tu le sais, ma chérie, le fil conducteur est une succession de provocations entrecoupée de reportages pour argumenter la contradiction. Au final, on assiste soit au panégyrique de l’invité soit à sa mise à mort médiatique. Réfléchis bien Angèle, car tu ne connais pas les contradicteurs et tu dois t’attendre à une attaque en règle. » Yves Courtier était pour le moins perplexe, il n’était pas très en faveur de l’acceptation. Mais un refus, dans la circonstance, risquait d’être dévastateur… « En fait, ma décision est prise, mais je dois leur montrer que je ne suis pas sans exigences sur la façon dont ils veulent essayer de me croquer. Yves, tu vas me servir de partenaire pour une séance de « médias training ». – Même si tu n’en as guère besoin, une mise en condition ne peut que t’être bénéfique, et puis je pense que je peux te faire profiter de l’expérience d’un vieux briscard… Pour l’organisation de ton déplacement, ma secrétaire s’en occupe. »

Chapitre 36 Mercredi 23 janvier, Bordeaux. Rue piétonnière Sainte-Catherine.

La rue Sainte-Catherine était devenue une véritable ruche où s’activaient motopompes, Kärchers, manipulés par une véritable armada d’hommes en blanc. S’ajoutaient encore des déménageurs de tout ce qui meublait la rue. Une série de chariots élévateurs transportaient les grands bacs à arbustes qui dès le printemps faisaient une allée de verdure. Du monde, il y en avait, mais pas le moindre commerçant et encore moins de clients. Ce qui, pour une rue piétonnière commerçante, en semaine, par une belle journée ensoleillée d’hiver, était affligeant. Les malheureux commerçants se faisaient du souci pour leurs affaires. En raison du couvre-feu et des travaux de nettoyage de la voie publique, ils ne pouvaient se rendre à leur magasin. Leur manque à gagner allait être dramatique. Pour un grand nombre, les nettoiements intempestifs des devantures allaient dégrader les peintures et autres éléments de décoration. Sans qu’ils puissent encore juger de la contamination du sol de leur boutique, il fallait prévoir des assainissements spécialisés, sans doute agressifs, dont probablement un changement de revêtement. De toute façon leur activité allait être stoppée ; pour combien de temps ? Devant cette catastrophe, la nécessité de s’organiser pour demander des aides ou des dédommagements s’imposait ! L’ancienne présidente de comité de quartier disposait d’un listing d’une grande partie de la rue commerçante. À l’origine de l’organisation d’une « quinzaine commerciale » couronnée de succès, elle contacta les membres de son bureau pour former un comité de défense. Tous ces commerçants, certains fortement contaminés lors des contrôles, étaient motivés et prêts à réagir. Ils identifièrent deux problèmes. En plus de

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la réfection des sols et de la protection immédiate des clients contre la contamination, ils découvrirent, en lisant attentivement les clauses de leur contrat, que les dégâts dus aux « matières atomiques » étaient exclus de leur contrat, tout comme les dégâts relevant « d’état de guerre » ! De ces discussions, il ressortit qu’ils devaient obtenir des pouvoirs publics la promesse de lever cette clause inacceptable de leur contrat d’assurance. Une demande circonstanciée devait être adressée à la préfecture. Pour pouvoir travailler le plus tôt possible, il fallait résoudre le problème des vestiges de contamination des sols publics de la voierie mais aussi de ceux, de leurs magasins. La diligente présidente du comité imagina une solution d’urgence. D’après ce qu’elle pouvait comprendre du problème posé par la contamination, elle ne devait pas être disséminée. Après quelques renseignements pris auprès de spécialistes, la meilleure solution, parce qu’elle permettait de gagner du temps, serait de moquetter toute la rue Sainte-Catherine et les surfaces commerciales des magasins y donnant accès. Une estimation grossière chiffra la surface nécessaire de moquette entre cent vingt mille et cent quarante mille mètres carrés, douze à quatorze hectares ! C’était beaucoup, mais cela restait faisable. Ce revêtement provisoire permettrait la mise en service des espaces sans risques notables de transfert de la contamination et laisserait le temps aux commerçants de refaire leur sol. Pour renforcer cette prévention, il fallait que la mairie mette à disposition cinquante mille paires de surbottes aux extrémités, place de la Comédie et de la Victoire, mais aussi aux intersections avec les autres rues de cette voie piétonne, notamment aux carrefours avec les cours Alsace-Lorraine et Victor Hugo. S’il le fallait, les autres petites rues seraient interdites, ou en tout cas contrôlées. Dès le lendemain, jeudi, il fallait que les CMIR s’occupent des contrôles des espaces privés et de leurs marchandises afin de prendre les dispositions nécessaires pour éliminer, ou tout au moins limiter, la contamination. Pour les commerçants et leurs employés, le besoin de combinaisons de protection blanches avait été estimé à deux mille et les gants jetables à dix mille. Au cas où des masques s’avéreraient nécessaires, il n’y avait qu’à utiliser ceux qui avaient été stockés pour la grippe aviaire ! On était mercredi ; l’intrépide présidente du comité s’engageait, au plus tard samedi, et avec l’aide de tous, à ce qu’il soit de nouveau le

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poumon commercial de Bordeaux. « Parole de Gasconne immigrée en Aquitaine », avait-elle déclaré. Son imagination l’aiderait à trouver des idées d’animation pour que le déficit dû à cet acte de guerre ne soit pas trop lourd. Elle trouverait bien un slogan, une image… Il s’avérait qu’elle aurait pu être une excellente publiciste !

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Chapitre 37 Mercredi 23 janvier à Lyon. Hôpital Édouard Herriot. Studio, pied de la Croix-Rousse.

Sophie Dujardin, la logeuse de Pablo, était hospitalisée depuis trois jours. Toujours inquiète de l’état de Patrick, elle demandait de ses nouvelles à chaque visite de Pablo. « Quand vous rentrez le soir, avant de lui donner ses friandises, diteslui bien que je vais mieux et que ce n’est que l’affaire de quelques jours… En mon absence, il est soucieux ! » La pauvre femme, seule, n’avait d’autres visites que celles de Pablo ; il passait régulièrement la saluer. Sophie, infernale avec le personnel, n’avait pas de mots assez gentils pour son locataire préféré ; il se croyait obligé de lui apporter quelques friandises. Elle était folle de chocolat. Pour le remercier, elle ne manquait jamais de ponctuer ses départs d’un « que Dieu vous garde », et Pablo de penser : « Vous n’imaginez pas combien j’en ai besoin » ! Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Sophie disait se sentir mieux mais l’avis des médecins sur son insuffisance cardiaque n’était pas très optimiste. « Bonsoir Sophie, vous allez bien ? Je vous ai apporté une boîte de « La Marquise de Sévigné », de la part de Patrick. Depuis que je lui parle régulièrement, nous nous comprenons de mieux en mieux et il m’a demandé de vous offrir ces chocolats de sa part ! – Doux Jésus, que vous êtes gentil, Pablo. Avec vous, c’est toujours « le père Noël ». Que deviendrais-je sans vous ? Vous êtes la bonté même ! » Ils échangèrent quelques nouvelles sur Patrick, qui prenait son temps en patience mais qui souhaitait le retour de Sophie.

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« Il faut bien prendre vos médicaments, Sophie, pour guérir rapidement. – Pablo, c’est le bon Dieu qui en décidera et pas les médecins ; je suis vieille, j’ai fait mon temps ; moi, je veux bien prendre les médicaments mais vous, qui êtes croyant, priez pour moi que Dieu me pardonne ma rancune éternelle contre ma fille. Elle et son « boche », je ne veux plus les voir, même mourante ! – Ce n’est pas bien, mais vous seule pouvez juger ! – C’est fait. Mais moi, je prie pour vous, Pablo, parce que vous êtes gentil et que je voudrais vous voir casé… Dites, c’est bien cette Angèle, dont on entend parler dans le journal, que vous connaissez bien ? Elle est drôlement bien cette petite, elle ne se laisse pas monter sur les pieds ! Dites, elle, si intelligente, et vous, si savant, vous en feriez de beaux petits ! Pensez-y, Pablo. Quand vous me parlez d’elle, on voit bien comme vous l’aimez. » Pablo baissait la tête pour ne pas montrer son désarroi. Elle insistait : « Pablo, je vous aime comme mon fils, et un fils, même s’il ne le souhaite pas, ne peut cacher de tels sentiments à sa mère. – C’est promis Sophie, j’essayerai de lui en parler… Allez, il faut que je vous quitte, sinon dans son bocal Patrick va se faire du souci et il attend de vos nouvelles ! » Au moment de l’embrasser, Sophie le retint par le cou et le fixa attentivement : « Pablo, s’il vous plait, asseyez-vous encore quelques minutes, il faut que je vous parle. » Et brusquement sa voix se fit plus faible, elle adopta le tutoiement. « Rassure-toi Pablo, tu n’auras plus longtemps à te déranger. Les forces m’abandonnent et le bon Dieu m’a fait savoir qu’il m’envoyait un aller simple pour l’au-delà ; j’espère que la station au purgatoire ne sera pas trop longue, mais elle sera sans doute nécessaire. – Pourquoi vous me dites ça, Sophie ? – Parce que si j’ai été relativement sage dans ma vie, il m’est arrivé d’être un peu coquine, pas souvent, mais quelquefois. Pour la plupart de mes bêtises, je les ai confessées à monsieur le curé et j’espère que Dieu me les a pardonnées. Mais il y en a au moins une pour laquelle je n’ai rien dit à personne, pas même à l’abbé Émilien, alors notre curé. Je n’aurais pas osé, et puis ce péché, je ne le regrette même pas… – Alors Sophie, ce n’était probablement pas un péché !

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– Oh que si, c’était un péché ! Et même un gros, mais si vous saviez Pablo, combien il était bon ! Jamais je n’en ai parlé à personne mais avant de mourir il faut que je le dise à quelqu’un et ce n’est pas à l’abbé Théophraste, notre curé aujourd’hui, qui nous vient du Cameroun, que je vais pouvoir le dire… C’était pendant la guerre, Pablo, Jules, mon « pôvre » mari, était parti à Dunkerque. Pendant trois mois je ne savais pas s’il était mort et je passais mes journées à prier la Sainte Vierge pour qu’elle me le rende ! Et puis il y a eu cette lettre dans laquelle il me disait qu’il était prisonnier mais qu’il allait bien. J’étais heureuse comme tout, mais il me manquait. Il m’avait fait connaître le plaisir, comme vous dites, les jeunes. Et voilà qu’un mois après il s’en allait. Je dois dire que « ça me démangeait » à l’époque. Aussi, quand ce beau blond, aux yeux bleus, qui habitait chez nous, m’a fait la cour, je n’ai pas pu résister à ses avances. Je n’ai péché qu’une fois mais que c’était bon… ! Avec Jules, c’était rigolo mais avec lui j’ai cru que j’allais mourir de plaisir, je crois que je me suis évanouie et j’appelais ma « pôvre » mère tellement que je ne savais plus où j’en étais, dites… – Mais ce n’est pas si grave, Sophie ! – Oh que si, c’est grave, parce ce que j’ai réalisé que c’était un « boche » qui me donnait plus de plaisir que mon « pôvre » Jules. Et depuis je déteste ces gens-là. Aussi, lorsque ma fille − vous savez, elle a toujours été difficile avec nous − est partie avec un « boche », je n’ai plus voulu la revoir. Ça fait vingt-cinq ans que je n’ai pas eu de ses nouvelles. – Ne vous en faites pas Sophie, le bon Dieu c’est aussi le petit Jésus qui s’est fait Homme… et il vous comprendra. – Dieu vous entende, Pablo. » Sophie était fatiguée d’avoir si longtemps parlé. Elle ne bougeait plus et respirait avec difficulté. Elle ne lâchait pas la main de Pablo. Lorsqu’elle reprit quelques forces, son visage se tourna vers lui avec un sourire. « Maintenant que j’ai mis de l’ordre dans mes affaires sur terre, c’est comme si j’avais fait mes valises pour l’au-delà… mais il me manquait de dire ce secret à quelqu’un. » Puis, reprenant le vouvoiement : « Vous êtes un chic type Pablo, je peux partir tranquille maintenant. – Sophie, rien ne presse, je crois même que la SNCF est en grève pour les trains qui vont vers le ciel ! » Sophie souriait, ses yeux cherchaient ceux de Pablo. Au bout de quelques instants de silence Pablo l’embrassa sur les deux joues.

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« Pablo, n’oubliez pas de lui dire que vous voulez lui faire des enfants, à cette Angèle… Adieu. » Ému, Pablo quitta la chambre de Sophie. Il ne devait jamais la revoir consciente. Devant sa bicyclette Brompton qu’il avait laissé dans la loge du concierge, il restait perplexe. Il avait prévu de téléphoner à Aicha et même de l’inviter au restaurant si elle était libre, mais les propos de Sophie sur Angèle le perturbaient, même s’il connaissait maintenant la nature ses relations avec Dominique… Mais pouvait-on prévoir ! Il n’avait pas envie de passer la soirée seul, il trancha brusquement : « Excusez-moi, Sophie, les sentiments sont une chose mais dans certaines circonstances, l’urgence prime, il faut savoir satisfaire aux contraintes du « commerce équitable ». » Depuis maintenant deux mois, Pablo fréquentait Aicha toutes les semaines. Du fait de cette régularité, leurs relations avaient évolué. De « client » il était devenu « client fidèle » et plus récemment, sans que l’objet de leur rencontre n’en soit modifié, il passa au grade de « client copain ». Sans faire état de sentiments, leurs relations physiques s’accompagnaient de mots gentils ; au silence de règle, à l’absence de commentaire, avaient fait place des paroles amicales. Leurs ébats y gagnaient en intensité et en qualité. Le protocole était toujours le même, Pablo téléphonait et posait invariablement la même question : « Salut Aicha, tu bosses ce soir ? ». Dès son arrivée, ils satisfaisaient à leur « commerce équitable » et Pablo déposait l’enveloppe convenue sur la table de nuit. Il arrivait que les heures où Aicha était disponible puissent s’allonger. Deux ou trois fois même, Pablo se réveilla un samedi matin dans le lit d’Aicha. Pour la remercier, il allait lui acheter des viennoiseries. Elle, en retour, lui offrait une « troisième mi-temps ». Aicha avait vingt-trois ans, elle envisageait, ses études de droit terminées, de retourner chez elle et de se lancer dans la politique. Son visage était marqué par des yeux très expressifs. Comme souvent chez les africaines, elle avait un magnifique dos musclé que venaient terminer deux fesses rebondies à la fermeté de marbre ; la couleur et le grain de sa peau faisaient penser à du velours noir intense. Pablo ne se lassait pas de son contact. Ses seins en poire, pas très gros, défiaient la pesanteur. Pablo se gavait sans vergogne de leur ardeur actuelle. Aicha était toujours d’une gentillesse sans faille. Un jour Pablo manqua de la fâcher lorsqu’il se permit de lui reprocher de sacrifier à la

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mode en rasant de façon excessive l’astrakan de sa toison pubienne. Il aimait tellement y frotter ses joues. Les sentiments pour Angèle, qu’il n’osait s’avouer, et que Sophie venait encore d’exacerber, le perturbaient. Il ne savait distinguer la part de réelle émotion occasionnée par leurs rencontres et leur accord sur des points de vue qu’ils jugeaient majeurs avec celle liée à son état… Ce qui était sûr, c’est qu’il était troublé. Lors de leurs ébats, Aicha se rendit compte que Pablo avait l’esprit ailleurs. Gentiment, elle lui demanda ce qui n’allait pas. La tête contre ses seins, d’une voix craintive il lui réclama : « Aicha, ne me demande pas pourquoi, mais le temps de nos ébats me permets-tu de t’appeler Ange ? » Pas formaliste pour un sou, elle lui répondit : « Si ça te fait plaisir… – Ma petite Ange comme je suis bien dans tes bras, j’aime l’agacement de la pointe de tes seins sur mon visage… » Aicha, peu habituée à des commentaires de Pablo, avait envie de pouffer de rire. Ce manège durait depuis plusieurs minutes et Aicha commençait à trouver le temps long. Elle sentait bien que Pablo n’était pas bien… « Que se passe-t-il, Pablo, je ne t’excite pas ce soir ? Tu es collé à moi comme un naufragé à sa bouée et tu ne bandes pas, ce n’est pas dans tes habitudes… » Pablo ne dit rien et la serra un peu plus fort. Aicha tenta les ultimes caresses auxquelles la sensibilité masculine ne résistait guère… en tout cas habituellement. Rien n’y fit. Elle s’écarta doucement de Pablo, alluma la lampe de chevet et vit que Pablo pleurait. Elle interrompit ses manœuvres incitatrices le prit dans ses bras. Sans rien lui dire, sans rien lui demander, elle le cajola comme un enfant sortant d’un mauvais rêve. Un peu plus tard, en rentrant, sur sa bicyclette, rue du Bœuf, Pablo avait la réponse à la question qu’il n’osait se poser depuis quelques jours : il était vraiment amoureux d’Angèle.

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Chapitre 38 Mercredi 23 janvier, Paris. Gare SNCF de Montparnasse.

Les messages officiels sur l’impact sanitaire, d’estimation évasive dans les premiers communiqués, devenaient de plus en plus rassurants et exaspéraient les associations. Malgré les démentis de déclarations hasardeuses de quelques obscurs journaux lointains, les chiffres des victimes, lancés dès le premier jour, avaient la vie tenace : plusieurs dizaines de personnes allaient mourir et des milliers « feraient » un cancer de la thyroïde ! Cela avait été dit, cela ne pouvait qu’être vrai ! Certaines associations, très engagées contre l’industrie nucléaire, accusaient les pouvoirs publics de réitérer l’« affreux mensonge » relatif au nuage de Tchernobyl. Selon leurs dires, on minimisait le drame pour ne pas affoler les pauvres citoyens sur les risques réels et comparables de l’activité électronucléaire. Il s’agissait d’une véritable dictature du lobby politico-médico-scientifique. Pour les convaincus du risque des radiations, plus les rumeurs étaient délirantes plus elles devenaient crédibles. Le bouche-à-oreille électronique des blogueurs avait fait une publicité énorme à l’autocritique des journalistes. La phrase sur les associations : « … on délègue à des slogans d’associations le soin de paniquer la population ? Pour les besoins de l’audimat… » était une « monstrueuse » provocation. Comment pouvait-on accepter ce scandaleux éditorial à l’encontre des associations puis des médias ? Il faisait le tour de France et commençait à irriter sérieusement. Qui, dans ce Club de la presse de province, osait s’attaquer aux associations patentées, régulièrement, amenées à poser un verdict, ici sur le risque des OGM, là sur celui de l’amiante et encore sur la catastrophe annoncée du nucléaire ? C’était tout simplement révoltant. Aussi depuis le début de la matinée, ces asso-

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ciations ne se gênaient pas pour le dire au micro ou devant les caméras abonnées à leurs gesticulations. Pour bien marquer leur désapprobation et leur poids sur les relais politiques – et elles n’en manquaient pas – elles interpellèrent le gouvernement à l’assemblée : « De tels propos devraient être sanctionnés, ils relèvent du négationnisme et sont inacceptables… ». Le débat tourna court et la réponse du ministre fut aisée : il fallait respecter la sacro-sainte liberté de la presse ! Dès le lendemain de la connaissance de l’attentat de Bordeaux, plusieurs exigences et recommandations d’associatifs furent formulées, montrant bien, à leurs appréciations, « la défaillance des décideurs » ! Des contrôles systématiques de la radioactivité des bagages et des passagers dans le trafic aérien et ferroviaire devaient être mis en place pour interdire tout mouvement de substances radioactives. La stupéfaction fut portée à son comble lorsque les associations apprirent que plusieurs milliers de colis radioactifs circulaient tous les jours sur les routes de France, notamment pour alimenter les trois cents services de médecine nucléaire et des centaines de laboratoires de recherche utilisant des traceurs radioactifs. Depuis la fin de la matinée, quelques-uns de ces membres fanatiques d’associations sectaires s’enchaînaient à des piliers sur les quais de la gare de Montparnasse devant les TGV arrivant ou se dirigeant vers Bordeaux. Il y eut un incident qui créa un début de panique lorsqu’un voyageur déclencha le son strident du détecteur d’un « ayatollah » de service. L’appareil portable, assez perfectionné pour identifier la nature du radioélément, indiqua de l’iode 131. Celui de Bordeaux ! Devant le bruit de l’alarme poussée à son maximum et l’affolement des voyageurs, des mouvements de fuite s’amorcèrent. Le service de sécurité de la gare s’en mêla. Le malheureux porteur de la charge radioactive, quasiment considéré comme un kamikaze, put enfin s’expliquer. Il venait de subir un traitement à l’iode radioactif pour son hyperthyroïdie. Il était informé de cette radioactivité supplémentaire par rapport à celle naturelle de son organisme. Il produisit un document où était explicitée l’importance de la dose dont il était à l’origine. Une exposition de plus de trois heures à cinquante centimètres du patient était nécessaire pour recevoir l’équivalent de celle délivrée par un séjour de trois semaines en altitude

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aux sports d’hiver ou de trois minutes de sortie dans l’espace pour un cosmonaute. En revanche, il fallut soigner la jambe d’une des « contrôleurs volontaires » qui, dans l’affolement, voulant partir comme les autres, avait oublié qu’elle était enchaînée. Une méchante plaie sur sa jambe mettait l’os tibia à nu sur plusieurs centimètres…

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Chapitre 39 Mercredi 23 janvier, 21 heures, Paris. Plateau de l’émission de télévision Tout Public.

Angèle avait pris le train de 16 heures pour participer à l’émission en prime time. Son hôtel étant proche des studios, elle eut juste le temps de se changer et de s’adonner à quelques exercices de relaxation. Dominique avait tenu à ce qu’elle soigne particulièrement sa mise. La classe et la fluidité de son ensemble de marque lui donnaient une assurance que confirmait la sérénité de son visage, discrètement maquillé. Angèle, ainsi parée, était belle. En fait, il n’y avait sur le plateau que quatre personnes, l’animateur, un journaliste dont la récente notoriété était due à sa libération après trois semaines de prise en otage en Irak, le président de l’association Tout pour la nature et Angèle. Dès les présentations faites, le ton fut donné. Angèle était pratiquement mise en accusation pour ses sous-entendus dans la déclaration : Les médias sont-ils crédibles ? Qui se cache derrière les associations ? D’emblée, en termes peu galants pour son invitée, Jean-Jacques Du Sel interviewa en direct un reporter permanent qui séjournait en Afghanistan. Il lui demanda s’il pensait être crédible en faisant état de son travail et des risques qu’il prenait « pour écrire l’histoire au quotidien avec son micro et son caméraman ». De nombreux reportages d’affrontements montrant les horribles images de combattants mortellement atteints occupèrent l’écran pendant de trop longues minutes. Il fut encore question des reporters ayant laissé leur vie dans la recherche de témoignages de malheureux sous le joug de dictatures. La perte du faisceau satellitaire finit par interrompre la liaison. Un peu plus de calme et moins d’hémoglobine permirent à la centaine de personnes, public invité, de respirer

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plus calmement. Il y eut encore des commentaires sur la bravoure des envoyés spéciaux qui, délaissant leur famille et au risque de leur vie, affinaient ici des reportages sur de terribles catastrophes, révélaient là les risques mortels de milieux particulièrement hostiles et insalubres, … « Mme Delaunay, ne pensez-vous pas que ces journalistes méritent autre chose qu’une interrogation sur leur crédibilité ? » La voix d’Angèle était calme et posée : « Mais M. Du Sel, ils méritent toute notre admiration. Si des remarques critiques peuvent être formulées, ce n’est pas sur ces personnes mais sur les objectifs que la pression médiatique leur assigne. Est-il plus instructif pour le téléspectateur de voir ces horribles spectacles aux images cauchemardesques plutôt que de recevoir les explications de spécialistes sur les raisons de ces conflits ? – Mme Delaunay, voudriez-vous nous dire que pour vous le caractère émotif de l’information est honteux ? » Il fut étonné de sa réponse car il pensait qu’elle allait s’en défendre. « S’il n’est pas honteux, il est très certainement déplacé car lorsque le téléspectateur est pris au piège de l’émotion, il risque d’en perdre la raison. Devant un problème difficile à résoudre, M. Du Sel, comme poser une valve cardiaque, peu importe l’émotion, je compte sur la raison du chirurgien ! Du reste, elle n’exclut pas la compassion. » Quelques applaudissements du public présent échappèrent à l’attention du chauffeur de salle. Le débat ne s’éternisa pas sur ce sujet, d’autant que le journaliste invité, jusque-là resté pratiquement muet, finit par répondre assez étonnamment à l’animateur que depuis sa détention, il voyait autrement son métier de correspondant de guerre. Il se défendit du syndrome de Stockholm évoqué par JJDS ; non, il n’avait pas de respect pour ses geôliers… mais il les comprenait un peu mieux… L’animateur n’osa pas s’appesantir sur le sujet et pensa qu’il aurait beau jeu de faire valoir plus tard les arguments qu’il avait préparés. Il fut alors question du rôle et de l’importance des associations. JJDS rappela les multiples actions de l’association Tout pour la Nature. Son président, M. Chambanne, insista sur le combat titanesque mené pour que la ligne électrique à haute tension qui allait exporter des kilowatts excédentaires vers les pays du Sud soit abandonnée. Il n’était du reste pas peu fier de pouvoir déclarer que ce combat avait été gagné car l’industriel avait renoncé au projet. Aussi pouvait-il annoncer avec modestie

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que grâce à sa pugnacité et aux actions de son association, des milliers de vies avaient pu être sauvées. En effet, l’innocuité de ces lignes électriques n’avait jamais pu être démontrée et plusieurs témoignages de médecins traitants signalaient, d’ailleurs, un lien avec des cas de leucémie chez les jeunes enfants. Angèle écoutait patiemment et ne manifestait pas le besoin de répondre. « Qui, Mme Delaunay, en dehors des associations, aurait pu éviter de telles catastrophes sanitaires ? Ce ne sont pas les simples citoyens, en manque d’informations, qui pourraient s’opposer à de telles décisions dangereuses. » Le président Chambanne étoffa encore son palmarès de trois ou quatre incinérateurs déplacés et deux retardés dans leur construction. À chacun de ses trophées, des images d’archives montraient des affrontements entre les contestataires et les CRS, à qui ils jetaient parfois des projectiles de toute sorte. « Aujourd’hui, ce n’est pas la santé de quelques individus qui nous préoccupe mais bien l’avenir de notre espèce si nous ne stoppons pas les OGM ! Nos gouvernants sont inconscients, les groupes financiers et les multinationales de semenciers n’ont d’autre objectif que de s’approprier le marché de notre nourriture. Il faut stopper tout cela et sans des associations comme la nôtre, nous allons tout droit dans le mur ! » Le « chauffeur » du public déclencha une salve d’applaudissements. Angèle restait toujours muette et JJDS s’en étonna. « Votre silence semblerait confirmer ce bilan et les objectifs de M. Chambanne ? » Sans hausser la voix et sur un ton d’excuses, Angèle, gênée, finit par répondre à la sollicitation : « Pas du tout, je sais seulement que d’autres communautés ne partagent ni vos conclusions ni vos objectifs, monsieur. Et pour moi, ces communautés ont pour légitimité celle de la connaissance établie. La vôtre, celle de votre association, je ne la connais pas, comme sans doute le public qui nous écoute. Vous le savez, M. Chambanne, chaque fois que j’ai souhaité rencontrer votre comité scientifique, cela na pas été possible. Derrière les communautés scientifiques il y a le travail de milliers de chercheurs. Pardon de vous le dire, monsieur, mais pour argumenter vos dires il n’y a que votre conviction ! La certitude de vos déclarations serait-elle garante de la validité des conclusions que vous affirmez, mais ne démontrez pas ? »

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Des sifflets venaient maintenant de la salle. « Si j’extrapole, vous êtes contre la démocratie participative ?, crut bon de questionner l’animateur. – La science ne se décrète pas, M. Du Sel, elle s’acquiert. La confusion est dangereuse, l’Histoire nous a donné de multiples exemples dramatiques de tribunaux populaires. On ne décide pas au vote, fut-il démocratique, la démonstration mathématique. Tout ceci me paraît du bon sens. Si nous nous posions seulement la question, nous formulerions la réponse, elle est évidente. Un enfant ne s’y tromperait pas. – Tiens, c’est original, car je ne connais pas grand monde qui sache définir le bon sens. Pour vous, Mme Delaunay, qu’est-ce que le bon sens ? – Je n’ai pas la prétention d’en donner une définition exhaustive, mais je considère avant tout que c’est « l’intelligence des faits », de la réalité. Il faut observer, analyser, réfléchir, relativiser et agir… » Le président prit un air outré, scandalisé. « Madame, par vos déclarations vous injuriez nos milliers d’adhérents, c’est honteux. Vos propos sont infamants. Vous avez jeté le doute sur les associations, maintenant vous les injuriez, sachez que de tels procédés sont répréhensibles. Nos comptes sont transparents et nous n’avons rien à cacher. Nous sommes ici les invités de M. Du Sel. Par courtoisie à son égard, vous êtes aussi son invitée, je ne porterai pas plainte pour diffamation, mais sachez que notre compréhension à des limites ! » Angèle restait sereine, JJDS jubilait – « enfin un début de pugilat, bientôt sans doute des menaces » − tout ce qu’il fallait pour faire grimper l’audience ! « Alors, Mme Delaunay, ne vous viendrait-il pas à l’idée de formuler des excuses ? – Mais M. Du Sel, des excuses de quoi ? Pour qui ? Est-il répréhensible de ne pas partager des convictions là où la science fait démonstration ? Est-il injurieux de constater que pour une décision basée sur des connaissances, le raisonnement est meilleur conseiller que la croyance ? – Dites tout de suite que je suis idiot, comme nos milliers d’adhérents ! – Je ne vous traite pas d’idiot, monsieur, ni vous ni vos adhérents, je dis que d’autres avis argumentés sont contraires aux vôtres. Vous savez, il n’y a pas de honte à ne pas être instruit de toutes les complexités de la science, ni de déshonneur à faire preuve de modestie à l’égard de ceux qui les maîtrisent. Quant à l’indépendance, permettez-moi, pour un avis formulé, d’y préférer la compétence ! »

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Les mimiques que montrait la caméra braquée sur le public semblaient approbatives. Jean-Jacques Du Sel était à la peine. Il semblait que le débat pouvait tourner à l’avantage de la journaliste dissidente, aussi coupa-t-il court à cet échange et préféra-t-il utiliser son joker. « Je remercie le président Chambanne d’avoir répondu à notre invitation. Nous pensions avoir, ce soir, avec nous sur le plateau le docteur Max Pousseret, vétérinaire et président de Global Environment, mais au dernier moment il a été retenu à l’étranger. Grâce à nos amis Belges, nous avons pu cependant enregistrer une déclaration de ce qu’il aurait souhaité vous dire, madame. » En préambule, l’habile animateur évoqua en quelques minutes le terrible accident de Flamanville. Les premiers éléments de l’enquête montraient une cause purement accidentelle qui n’incriminait nullement l’association. Suivirent une série de séquences de quelques actions de la fameuse association internationale, là le barrage sur une voie ferrée pour empêcher le transport des déchets radioactifs, ici l’escalade de tours aéroréfrigérantes pour dénoncer la production de l’électricité nucléaire ou encore des barrages routiers pour s’opposer au retraitement des combustibles usés. Puis vint le propos du président national de l’association : « Mme Delaunay, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer, malheureusement les circonstances ne nous ont jamais permis une franche et honnête discussion. Je regrette de ne pas vous avoir en face moi pour vous dire ce que j’ai sur le cœur. Je ne doute pas de votre honnêteté, mais ne vous rendez-vous pas compte que ce que vous faites n’est pas bien ? En jetant le doute sur notre représentativité, vous méprisez nos centaines de milliers d’adhérents. Sans eux, nous, les dirigeants, ne serions rien. Ce que fait notre association est cautionné par de grands penseurs, les politiques nous écoutent et voilà qu’une journaliste aurait l’intention de nous discréditer. Jusque-là, nous avons fait preuve de compréhension à votre égard, mais votre persistance à nous attaquer ne pourrait rester sans réaction de notre part… » « Ça y est, après les gentils avertissements, voilà le bâton », ne put s’empêcher de penser Angèle. « ...Vous le savez madame, notre organisation est forte, nos actions sont justes et s’il le faut nous ferons appel à la justice… » Et puis, d’une voix perfide : « Mme Delaunay, vous êtes bien placée pour comprendre les subtilités de la justice, sinon demandez à votre avocate préférée pour qu’elle vous en instruise ! »

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Heureusement, l’écran était occupé par le visage de Max Pousseret. Personne ne vit pâlir Angèle. L’interview enregistrée se terminait par un message somme toute effarant : « Notre association, madame, assume sa mission… et sachez-le, nos gouvernants comptent sur nous, sur notre idéologie, pour aborder les problèmes environnementaux, véritables cauchemars pour notre descendance. Rejoignez-nous, Mme Delaunay, travaillons ensemble ! » Puis il remercia l’animateur de lui avoir permis de participer à cette émission sans être là. « Eh bien, voilà une déclaration qui a le mérite de la clarté. Madame, vous voilà convaincue ? » Angèle s’était ressaisie de l’attaque même pas masquée ; elle avait compris que sa vie privée semblait connue de son interlocuteur. Elle en était plus furieuse qu’inquiète mais sut le cacher. « Je suis très gênée de devoir réponse à M. Pousseret puisqu’il est absent ; je préférerais vous faire part, au-delà des remarques critiques déjà formulées, des solutions sur lesquelles nous, journalistes, travaillons pour que… – Non… non… madame, la règle de l’émission est le débat, acceptez la contradiction ! » Angèle faillit perdre son calme. « Mais M. Du Sel, la contradiction, elle est dans chacune des images, des actions de cette association, dans chaque phrase de ce monsieur. Les barrages de chemins de fer pour empêcher le retour, chez eux, des déchets radioactifs traités ? L’opposition au retraitement alors qu’il assure un meilleur confinement pour protéger l’environnement et récupérer une part importante du combustible ? L’arrêt du nucléaire alors que c’est la source d’énergie la plus importante sans production de gaz à effet de serre et au moindre coût ? Votre invité, qui se targue de l’appui de penseurs, oublie de nous dire que le fondateur de son association internationale, James Lovelock, est aujourd’hui un fervent défenseur de l’énergie nucléaire ! Et quand M. Pousseret se permet de vouloir nous faire croire que sans son association les gouvernants seraient démunis dans leurs appréciations, on est en pleine paranoïa. À mon encontre il passe de la condescendance à la menace… et vous me demandez d’accepter la contradiction ! » Il fallait beaucoup d’entraînement et de maîtrise de soi pour qu’une telle réaction soit faite d’une voix ferme mais sans trop hausser le ton.

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JJDS était désemparé, d’autant que quelques signes de complaisance se manifestaient dans le public invité. « Vous critiquez, vous critiquez, c’est votre fond de commerce… – Parce qu’il faut en passer par là pour imaginer les solutions, les construire, les mettre en place. Je vous prends à témoin, M. Du Sel : il est ce soir question d’OGM, du risque nucléaire, des incinérateurs, des lignes à haute tension, autant de risques technologiques largement évoqués pour notre santé… Mais pour en parler à votre public, quelques millions de téléspectateurs, où sont les spécialistes, où sont vos invités scientifiques, où sont les médecins à qui, pourtant, nous demandons les soins ? Oui, voilà le vrai problème ! C’est vrai, les scientifiques ne savent pas toujours bien communiquer, mais les médias ne sont pas meilleurs pour assimiler les informations à caractère scientifique qu’ils rapportent. Quant aux associations, le plus souvent pleines de bonne volonté, on ne sait jamais trop quels sont leurs objectifs… Les solutions, M. Du Sel, passent par la multidisciplinarité, par la collaboration entre les scientifiques et les médias et pourquoi pas les associations de bonne volonté. – Alors, d’après vous, nos informations dans ce domaine ne seraient que bêtises ! – Pas du tout, les médias, en général, informent beaucoup plus qu’ils ne désinforment, ce qui prouve leur rôle capital dans nos sociétés. Mais lorsque sur certains sujets ils dérapent un peu trop systématiquement, c’est inacceptable, c’est dramatique… – Vous exagérez ! – Pas du tout, aujourd’hui l’ensemble des médias forme l’opinion, ils sont les piliers de nos temples de la consommation, font et défont les politiques qui sans nous, journalistes, n’existeraient plus… Mais surtout, ils sont à l’origine de la perception des risques pour notre société… Et de nombreux exemples en santé publique nous montrent que les conséquences sanitaires dues à la perception d’un risque peuvent être plus graves que celles du risque lui-même ! Par notre manque de compétence, nous participons à creuser le fossé entre la population et le monde des spécialistes. La science serait-elle devenue l’ennemie de la société ? La peur du futur nous fait oublier le bénéfice du progrès. Nos parents l’ont adoré, nous aujourd’hui nous vénérons le principe de précaution… – Ah, parce que vous êtes contre ? » Angèle marqua un temps de réflexion et reprit : « Peut-être savez-vous réellement ce qu’il en est, vous, mais pour la grande majorité des non spécialistes il équivaut au risque « zéro », ce qui

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est une totale ineptie. Et, bien plus grave encore, il conduit à redouter le fruit de la recherche. Ainsi certaines associations craignent que ces connaissances contredisent leur idéologie et s’opposent, par des actions illégales qu’ils jugent « citoyennes », aux expérimentations. – Vous voulez parler des « faucheurs citoyens » ? – Entre autres, mais ils ne sont pas seuls et l’image de la science, de la recherche, que nous, ensemble des médias, relayons de ces groupes, finit par imposer au public les craintes de risques qui seraient établis alors qu’il n’en est rien. Vous l’avez entendu, M. Chambanne nous disait que l’absence de risque des lignes à haute tension n’avait jamais été démontrée. C’est vrai ! Mais on ne peut pas demander au raisonnement scientifique de démontrer l’absence de quelque chose ! C’est se moquer des gens. Aristote l’avait déjà dit ! Ce que ne veulent pas savoir ce monsieur et ses adhérents, c’est que de multiples études, et de qualité, n’arrivent pas à mettre en évidence la moindre augmentation de cancers ! – Est-ce une preuve ? – De deux choses l’une, ou bien il n’y a pas d’augmentation ou bien elle est tellement faible qu’elle se perd dans la multitude des autres causes ! – L’ennui est que les scientifiques ne sont jamais sûrs de ce qu’ils disent ! – Heureusement, M. Du Sel, sinon ils deviendraient aussi dangereux que les groupes idéologiques. Discutez avec eux. Le vrai scientifique vous dira de garder toujours un espace de modestie devant la complexité de la science. – Ma foi, vous êtes devenue la porte-parole du lobby scientifique ! – Je n’en ai pas la prétention et je préférerais qu’ils le soient euxmêmes mais comme nous ne leur donnons pas la parole, nous contribuons à dégrader leur image. Le résultat en est la défiance du public à leur encontre. – Vous exagérer… – Pas du tout, et c’est extrêmement grave, M. Du Sel. » Angèle se tourna délibérément vers la caméra comme pour faire une déclaration solennelle. Elle avait réfléchi au message qu’elle voulait délivrer à cette occasion de grande écoute. « À propos du réchauffement climatique, de l’épuisement des matières premières, comme de bon nombre d’autres problèmes majeurs, les solutions passent peut-être par des modifications de nos habitudes de gaspillage mais plus certainement encore par la recherche fondamentale,

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dont on devrait espérer le salut si l’on avait plus confiance en la science et en ses applications. Seules des solutions que nous ne pouvons pas encore imaginer aujourd’hui, mais qui fatalement surgiront de la recherche, nous sauveront. Encore faut-il que nos décideurs, et derrière eux le public, incitent à la mobilisation des ressources humaines et matérielles pour la recherche scientifique. Nous devons avoir confiance en la connaissance, expression du génie humain, et prôner la transparence, à laquelle nous devons honnêtement participer ; elles sont l’assurance du futur des prochaines générations. – Eh bien, ce sera, madame, le mot de la fin, car chers téléspectateurs je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte mais nous avons débordé de plus de vingt minutes sur notre temps imparti. Aussi je présente nos excuses à nos amis du journal du soir et sans plus tarder, quelques pages de publicité… Bonsoir à tous, et à la semaine prochaine pour un nouveau… Tout Public ! » L’émission se terminait habituellement sur le déroulement du générique accompagné des sifflets du « public invité » ou, selon les circonstances, de salves d’applaudissements de supporters excités. Ce soir, les personnes de la salle étaient toutes debout, les gros plans montraient des visages sérieux, réfléchis, sans signes d’excitation mais très probablement interpellés par les échanges du débat. Pour la forme, JJDS félicitait Angèle. Debout, la silhouette élégante de la jeune femme en imposait, la surimpression du générique finissant ne pouvait altérer le gros plan de son visage radieux. JJDS était partagé, il avait établi son fil conducteur en vue d’une mise à mal de l’invitée. Contrarié par sa prestation, il se consolait en apprenant que l’audimat n’avait cessé d’augmenter tout au long de l’émission. Dès qu’elle put se libérer des contraintes de la fin de l’émission, Angèle alluma son téléphone portable. Elle avait plus d’une dizaine de messages vocaux et de nombreux SMS. Dès les premiers elle remarqua le numéro d’appel de Dominique : « Ma chérie tu es merveilleuse, on ne voit que toi sur le plateau, tu enfonces ce malheureux écologiste, JJDS est ridicule avec ses propos de vierge offensée ; continue ainsi et ils te mangeront tous dans la main. Je t’embrasse très fort… ». Pablo lui avait laissé un message très bref : « Le combat sera rude mais de loin Ange tu es la meilleure. Bises ». Elle savait qu’il n’était pas dans les habitudes d’Yves Courtier de réagir à chaud… Parmi tous les messages, la plupart de félicitations, elle remarqua un SMS explicite : « Tu vas payer tes insinuations calomnieuses, sale pute ».

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Chapitre 40 Mercredi 23 janvier, 22 heures, Bordeaux. Préfecture de Gironde.

Le rendez-vous pour la réunion à la préfecture avait été retardé pour que le maire de Bordeaux puisse y assister. Lorsqu’il arriva, avec deux de ses adjoints, on fit, en dehors du champ d’application du plan Blanc, le bilan des émeutes meurtrières de la nuit précédente. Le décompte déjà dramatique des accidents occasionnés par les troubles de la circulation s’alourdissait. Le bilan maintenant définitif des émeutes était de deux morts et d’une vingtaine de blessés dont la plupart brûlés ; la moitié risquait de garder de notables séquelles. Il était trop tôt pour rassurer sur l’état de l’adolescent. Le bilan matériel n’était pas à l’ordre du jour, pas plus que la recherche précise de la cause. On savait qu’un groupe organisé avait utilisé les appréhensions de contamination des uns et des autres pour exacerber les sentiments racistes toujours prêts à s’exprimer. Une cause naturelle de cette catastrophe aurait plutôt rapproché les communautés mais la revendication idéologique, même non prouvée, avait mis le feu aux poudres. Là restait bien l’essentiel du problème non résolu. Ces premières conclusions faites par le maire, le préfet ouvrit la réunion : « Bien, allons-nous commencer à y voir plus clair sur le bilan des conséquences de l’attentat, en particulier sur le plan sanitaire, et peut-on commencer à parler vrai à la population ? Qu’en pensez-vous, messieurs ? » Le préfet avait l’air affaibli. Comme les autres membres de la cellule de crise, il n’avait pas beaucoup dormi depuis soixante-douze heures.

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– Je pense − répondit le professeur Pécou − qu’il faut considérer le public comme adulte et lui dire la vérité. Si vous avez eu raison, hier, de laisser planer une large incertitude sur le nombre de victimes restant en observation, il faut dire demain, plus clairement, ce qu’il en est. Le problème reste le comportement des médias. Soit ils poursuivent dans le catastrophisme et continuent de donner exclusivement la parole aux associations alarmistes, soit ils finissent par nous demander notre avis. – Monsieur le professeur, l’émotion se vend mieux que la raison… – Je ne peux croire que la confiance dans le propos médical soit à ce point altérée que nos explications soient sans effet. À nous, professionnels de santé, de tenir un discours accessible, cohérent et plutôt consensuel. Du reste, suite à l’exagération des déclarations entendues sur le nombre de victimes, il commence à y avoir des réactions saines de la presse. Je n’en veux pour preuve que cette déclaration autocritique parue la nuit dernière sur les médias numériques et relayée par la presse. Elle atteste du profond malaise qui règne chez les journalistes. – Précisément, que peut-on dire à la population de ce bilan ? – À part le suivi des vingt-huit vagabonds actuellement isolés au CHU, il n’y aura probablement pas d’autres effets sanitaires immédiats imputables à cet attentat, en dehors bien sûr des décompensations psychologiques. Ah, j’oubliais, il y a le cas de cette jeune femme du groupe, directement contaminée, enceinte et qui présente de fortes présomptions de cancer de la thyroïde. Elle est d’accord pour être opérée rapidement. Si le diagnostic de malignité est confirmé, elle subira une thyroïdectomie totale et sera ensuite traitée par iode radioactif après la naissance du bébé. Mais le contrôle du risque notable de l’hypothyroïdie de l’enfant est nécessaire. – Si je comprends bien, c’est une découverte fortuite à cause de ces événements mais non une conséquence. – Pour la découverte du nodule, oui, mais pour le risque de l’hypothyroïdie, il est bien dû à la contamination. Mais attendons-nous à une épidémie de cancers de la thyroïde qui va suivre dans les cinq à six mois… – Voyons, je ne comprends plus, vous nous parlez d’épidémie de cancers après nous avoir dit qu’il n’y aurait pas de conséquences observables… Et dans quelques mois ? Alors que je crois avoir compris qu’il faut attendre environ quatre ans avant de pouvoir observer un éventuel excès de cancers ?

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– Monsieur le préfet, effectivement cela ne va pas être simple à gérer en termes de communication si les médias ne nous aident pas. Voilà ce qui va se passer : les Bordelais, légitimement traumatisés par ce qui vient de leur arriver, vont demander en grande quantité des contrôles thyroïdiens. C’est du reste ce que nous leur disons de faire. Des dizaines de milliers d’échographies vont être réalisées, des milliers de nodules, aujourd’hui inconnus, vont être opérés. Sur toutes ces interventions, nous risquons fort de diagnostiquer un excès d’une grosse centaine de cancers de la thyroïde dans les mois qui viennent. – Mais comment est-ce possible ? – Parce que les cancers de la thyroïde, comme ceux de la prostate et aussi, à un degré moindre, ceux du sein, sont des cancers latents. Nous pouvons vivre et mourir avec, sans qu’ils ne s’expriment. Le problème est que l’on ne sait pas encore distinguer ceux qui ne s’exprimeraient pas de ceux qu’il vaut mieux traiter. – Je comprends… Mais franchement, nous aurons bien du mal à faire admettre ces arguments à des personnes déjà inquiètes. Je ne vois pas comment nous en sortir. » La main d’une jeune femme, la chargée de communication, s’était levée pour attirer l’attention du préfet. « Oui, mademoiselle ? – Messieurs, il y a une solution. Elle ne sera pas miraculeuse mais pourrait être utile. Tout d’abord il faut que nous obtenions la collaboration des médias. Avec leur aide, il faut annoncer à la population ce qui va se passer, plutôt que de le leur faire subir. Nous en avons le temps, organisons-nous, anticipons et faisons remarquer que cette augmentation sera certainement suivie d’une baisse constatée si une étude statistique d’observation est mise en place. Nous couperions l’herbe sous les pieds des « bons apôtres de l’apocalypse ». Comme le professeur Pécou, je me demande s’il n’est pas en train de se passer quelque chose chez les journalistes. » Sortant de sa sacoche deux feuillets photocopiés : « Voici la déclaration autocritique dont il vient de vous être fait état. – C’est une bonne idée à creuser. En définitive, cette mesure s’inscrirait tout à fait dans le « Plan Post Accidentel », car que faire d’autre ? D’autant que sur la gestion de cette affaire, nous allons avoir de lourdes pressions politiques en plus de celles des associations. Merci de cette bonne idée… mais comme vous dites, à condition que les médias collaborent

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avec les médecins pour donner ces explications. Excusez-moi – on avait fait circuler le feuillet jusqu’au préfet – mais j’attends de voir pour le croire ! » Se tournant ensuite vers le responsable de la sécurité civile : « Et sur les travaux de nettoyage de la contamination, que pouvonsnous conclure ? » Pendant que ce dernier exposait le bilan des multiples opérations de nettoyage réalisées dans la journée, le préfet se mit à lire le « brûlot » du Club de la presse lyonnais… « … Il ne reste plus qu’à répondre à quelques interventions ponctuelles dans quelques magasins de la rue Sainte-Catherine… peut-être faudra-t-il arracher des moquettes trop souillées, et mettre à disposition du public des surbottes afin de limiter les dispersions dues aux zones qui demeurent encore avec des traces de pollution… » Le préfet était maintenant entièrement pris par la lecture de la photocopie, il hochait la tête et son visage marquait l’étonnement. « … qui nous demandent de moquetter tout le quartier, je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur le préfet ? – Effectivement, mademoiselle, ce document a le mérite du « coup de gueule » et dans le contexte des États généraux de la presse, il en souligne la nécessité. À mon sens, sans trop nous immiscer dans leurs propres critiques, nous devrions leur emboîter le pas, il ne faut pas laisser passer cette occasion. Si Sud-Ouest est dans cet esprit de réforme, alors nous pouvons envisager de concrétiser votre idée d’anticiper « l’épidémie » prochaine de cancers. Je pense qu’il faut faire remonter une note à Matignon pour que les ministères concernés en soient informés. … Euh, pardon de cette diversion, monsieur le directeur, vous me demandiez ce que je pensais de moquetter tout le quartier piétonnier ? – Oui monsieur, un collectif de commerçants de la rue Sainte-Catherine s’est formé. Il propose, pour une reprise de leurs activités, de recouvrir toute la zone des espaces publics et des magasins par une moquette imputrescible. – C’est-à-dire ? – Si nous la laissons deux mois, il ne restera pratiquement plus de radioactivité. – Mais pendant cette durée, il y aura de la pluie ! – Bien entendu, mais cela ne pose pas de problème majeur. Il suffira de prévoir, en cas de grosse pluie, l’aspiration régulière de cette eau retenue, nous en avons les moyens.

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Il se pencha vers son chef de cabinet : « Comment voyez-vous la chose… ? – Nous avons fait une estimation, monsieur le préfet, l’impact économique dû à la perte de l’activité commerciale serait plus important que ces contre-mesures. D’après les experts de l’IRSN, la solution est envisageable ; il faudrait à peu près quatorze hectares et demi pour moquetter toutes ces surfaces. Le chiffrage financier serait d’un peu plus de 2,5 millions d’euros. – Et qui va payer cette somme ? – Nous avons déjà contacté les collectivités ; entre le Conseil général, le Conseil régional, la municipalité et l’État, nous devrions y arriver. Si la solution est retenue, il faut l’exécuter sans tarder car le temps est contre nous. – Bon, si vous jugez la solution techniquement et économiquement acceptable et si, de plus, les commerçants sont satisfaits, allons-y ! Au fait, mettez-nous à plat cette histoire de « clochards terroristes » racontée lors du journal télévisé de TV Première. Le ministre de l’Intérieur m’a fait interpeller cet après-midi, qu’en est-il ? – Foutaise, les renseignements généraux et la police sont formels, ils n’ont rien trouvé dans leurs enquêtes qui puissent conduire à une telle assimilation. Ce n’est pas la perte de vue du vingt-neuvième mendiant qui en fait un terroriste, même s’il reste suspect parce qu’introuvable. Je pense que le seul fait de garder isolés et en surveillance ces jeunes gens a suffi à quelques journalistes en mal de sensations pour lancer cette idée. Du reste, je dois dire que le rédacteur en chef Sud-Ouest, bien mieux au fait des détails de cet histoire que ses collègues parisiens, a pris la peine de nous avertir qu’il ne s’associait pas à cette « information à vérifier » lancée par TV Première. – C’est scandaleux, je vais appeler le directeur de la chaîne, trop c’est trop. Combien de gens vont maintenant manifester encore plus d’intolérance pour les clochards ? – En revanche, aux dires des RG et de la police, nous n’avons pas, monsieur le préfet, d’autre piste que celle de la « grand-mère » qui a distribué ces boissons avec, peut-être, la complicité de ce vingt-neuvième mendiant que personne ne connaît, qui n’a pu être identifié et qui, c’est certain, a recraché immédiatement le peu qu’il avait bu. – Bien messieurs, je vous remercie de votre… Oui, M. Pécou, je vois que vous demandez encore la parole ? – Des balises de détection vont être mises en place un peu partout. Nos patients de médecine nucléaire, porteurs pendant quelques temps

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d’une radioactivité supérieure à celle de ces contaminations, vont déclencher de multiples alertes. Nous proposons d’établir pour chaque patient un certificat spécifiant la radioactivité qu’ils ont reçue. – Bonne idée, ne rajoutons pas de panique à celle que nous devons à cet attentat. Merci à tous de votre travail. » Tout le monde se leva. Le préfet se tourna vers son chef de cabinet. « Quatorze hectares et demi de moquette… vous les aurez facilement ? – La commande est déjà partie. Dès demain matin, nous allons commencer. Vendredi soir le plus gros devrait être terminé ! Avec la mobilisation des moyens de l’armée, vous savez… !

CINQUIÈME PARTIE

Jeudi 24 au dimanche 27 janvier

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Chapitre 41 Jeudi 24 janvier, 8 heures. Communication téléphonique entre Lyon et Paris.

Angèle avait couché à Paris. Dominique la réveilla pour la féliciter et lui rappeler son amour. Elles parlèrent, avec complicité, de choses et d’autres. Dominique lui confirma qu’elle était maintenant sûre de la réservation de son voilier pour la date prévue. Elle allait s’occuper des billets d’avion. Pendant une bonne dizaine de minutes elles évoquèrent les moments de plaisir qu’elles se promettaient lors de leur séjour aux Seychelles. Le téléphone de la journaliste sonna à nouveau, elle terminait de se préparer ; c’était Yves qui l’appelait. « Salut Angèle, tu sais combien je suis avare de compliments, d’ailleurs j’ai deux ou trois remarques à te faire sur ta prestation d’hier au soir, mais globalement tu as été très bonne… » Du « Yves » tout craché : au-dessus de bien, il y avait très bien et encore mieux… « Le directeur du journal suit tes frasques. Il m’a engueulé de la publication de votre déclaration mais aujourd’hui, il tient à te féliciter de ta prestation dans l’émission Tout Public. Il la juge surtout particulièrement opportune à la veille des États généraux de la presse écrite. Comme tout directeur de PQR1, il est très inquiet de l’avenir de la presse et s’est particulièrement investi dans l’idée de ces États généraux voulus par notre gouvernement. S’il est surtout concerné par les problèmes socioéconomiques d’une entreprise comme la nôtre, conscient par ailleurs

1. Presse quotidienne régionale.

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que le problème du statut des journalistes et de leur mission doivent être sérieusement examinés. – Je pense qu’il n’a pas tort. Il faut saisir cette défaillance des médias télévisuels dans le traitement de cet attentat de Bordeaux pour enrichir la préparation des États généraux. Les réflexions déborderont de toute façon sur l’ensemble des journalistes. – Ton opposition argumentée à JJDS lui a convenu. Notre directeur s’est éloigné du journalisme au quotidien mais n’a pas perdu sa clairvoyance. Il est assez pertinent sur l’avenir. Comme nous, il pense que le journalisme relatif aux considérations scientifiques et médicales tiendra de plus en plus de place dans le futur. Il n’a pas de solution toute faite mais considère que la grande majorité des journalistes qui traitent de ces données ne sont pas à la hauteur. Il est agacé par le poids des associatifs. Enfin de certains ! – J’espère qu’il n’est pas le seul, mais c’est toujours rassurant de l’entendre. » Yves la reprit pour lui donner son impression. « Ma petite, tu as conquis le public, c’est probable ; en tout cas tu l’as largement interpellé. Nous sommes sur la bonne voie mais je t’assure que pas plus que nos confrères parisiens, les associations ne lâcheront pas le morceau. Si tu as gagné une bataille, la guerre n’est pas finie… Même conjoncturels, les premiers sondages, suite à l’émission, montrent une chute vertigineuse de la confiance du public pour les associatifs. Nous devons continuer de mobiliser nos troupes pour soutenir des propositions sur lesquelles il faut travailler pour ces États généraux. Du reste, il va falloir maintenant que tu t’investisses… » Angèle ne prit pas le temps de lui faire part des deux ou trois SMS qui l’injuriaient. Elle était surtout interrogative des derniers mots d’Yves. « Comment, maintenant ? – Mais avec les responsabilités que tu devras assumer… – Attends, Yves je ne comprends pas tout, il doit me manquer un épisode à notre histoire… – Ne t’ai-je pas parlé à l’occasion des relations de mon directeur ? – Si, mais je ne comprends pas ? – Ne t’y trompe pas, sous ses aspects de dilettante, il voit loin. Et il a des relations très haut placées, le malin. Sache que ton intervention au cours de l’émission d’hier a été particulièrement remarquée dans certains milieux très influents. – Et alors, où veux-tu en venir ?

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– J’en arrive au fait que ces réseaux d’influence, suis mon regard… même dans l’ombre de l’équerre et du compas, ne verraient pas d’un mauvais œil que tu prennes la direction d’un des quatre pôles de réflexion de ces États généraux… » Angèle en bégaya de surprise. « Mais, attends… mais c’est une suggestion ou une décision ? – C’est une décision « d’influence » que votre déclaration d’abord et ta prestation d’hier soir ensuite ont suscitée. Elle va probablement t’être confirmée dans la journée. Tu connais les quatre pôles de réflexion prévus pour les prochains États généraux, tu sais aussi que leurs animateurs ne sont pas encore tous désignés ; certains étaient pressentis, les nominations vont être décidées dans les jours qui viennent. La tienne, je te le répète, va t’être officieusement confirmée si tu l’acceptes. – Mais je ne me sens pas à la hauteur pour animer des débats dans tous les pôles. Pour l’Avenir des métiers du journalisme il me semble que j’ai des idées mais pour… » Yves lui coupa la parole « Il s’agirait justement de celui-ci… et ce n’est pas le moindre ! » Un long silence marqua la conversation. Angèle ne répondait pas. Yves imaginait bien l’importance de ce qu’il venait de lui apprendre et ne s’étonnait pas de cette réaction. « Yves, ne me dis pas que c’est une blague, elle ne serait pas du meilleur goût… – Angèle, les blagues, tu le sais, j’aime ça, mais dans le cas présent ce ne serait plus une blague et je ne ferais jamais ça à une amie et encore moins à quelqu’un pour qui j’éprouve de l’affection. – Mais alors, animer les débats sur ce thème, c’est une confirmation du bien-fondé de notre démarche et l’incitation à la mise en œuvre de quelques propositions sous-jacentes que nous préconisons. – Oui bien sûr, mais ne sois pas dupe, le problème de fond, que tu ne vois qu’à travers le petit bout de la lorgnette est l’absence de contrepouvoir à la toute-puissante presse, ce « quatrième pouvoir ». Quel que soit aujourd’hui son support, ne t’es-tu jamais demandée pourquoi notre profession est pratiquement la seule à ne pas être régie par un « ordre », comme celui des avocats, des médecins ? – Pour que les journalistes puissent garder leur totale indépendance… – Mais ne nous voilons pas la face. Seuls, effectivement, quelques naïfs pourraient le croire… Et quant à la charte de Munich, elle a bien

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vieilli et surtout n’offre aucune garantie de son application. Et même, je me demande si beaucoup de journalistes la connaissent ? – Tu veux rire, souviens-toi que dans notre profession, moins de vingt pour cent seulement des journalistes peuvent faire état d’une formation professionnelle ! » Angèle avait du mal à réaliser ce que lui rapportait Yves. Elle n’aurait pas osé en rêver. « C’est génial, Yves, je vais m’éclater, j’ai plein d’idées. Elles se focalisent en définitive sur deux types de propositions. La première sur la formation initiale et continue des journalistes, la deuxième sur les droits et devoirs des journalistes. – Angèle, si je puis te donner un conseil, ne perds pas de vue que ces États généraux doivent déboucher sur des propositions. Et des propositions applicables. Ils déboucheront sur des mesures peut-être transitoires mais aussi certainement sur un projet de loi. La mise en place sur le plan national d’un Conseil de presse décliné régionalement est très attendue par les autorités, mais pas par les journalistes. – Quelle chance ai-je de connaître des moments aussi passionnants ! – De la chance, c’est certain, mais ton travail n’y est pas pour rien ! Je t’embrasse et je te dis à plus tard. Si j’ai des informations je te contacte. » Angèle savourait cet instant de bonheur intense. Elle attendit quelques minutes, imaginant ce qu’allait être l’engagement de cette présidence du pôle. Puis elle composa le numéro de Dominique ; d’une voix excitée et sur un ton d’excuse, elle laissa sur sa messagerie : « Dominique, ne t’en fais pas, n’aie pas peur, notre amour passera toujours en premier… »

Chapitre 42 Jeudi 24 janvier 10 heures, Lyon. Laboratoire de recherche, centre anticancéreux.

Pablo recommençait à travailler régulièrement à son bureau au centre de recherche contre le cancer. En revanche, pour le moment il avait abandonné la paillasse pour la rédaction de ses enseignements. Les plages de concentration sur son travail restaient entrecoupées de moments de détresse. Il sortait alors du tiroir de son bureau la photo de Claire qu’elle lui avait donnée lors de son hospitalisation. On la voyait avec un bébé dans les bras et une petite fille de quatre ans se cachant dans sa jupe. Son mari avait pris la photo. C’était bien avant que ne se déclenche son terrible cancer. Pablo restait alors de longues minutes devant cette image de pur bonheur jusqu’à ce que des larmes viennent brouiller sa vue. « Claire, pour ton décès et le malheur de tes enfants, je vous vengerai. Il ne faudra pas m’en vouloir… » Il déposait sa tête sur ses avant-bras pliés sur le bureau et sanglotait en silence. Il lui fallait de longues minutes de récupération avant qu’il ne puisse continuer son travail de synthèse. Vers le milieu de la matinée, il prit le temps de se rendre à la pause café. Devant la machine, Momo était en grande discussion avec trois ou quatre autres chercheurs. Lorsqu’ils aperçurent Pablo, ils se turent. « Bonjour la compagnie, que vous vaut cette discussion passionnée que vous avez interrompue à mon arrivée… ? » Momo, l’air taquin : « Nous parlions justement de toi. » Pablo, les traits tirés par ses insomnies et sa peine, tentait de faire bonne figure. « Pas trop en mal, j’espère.

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– J’étais en train de leur expliquer comment on devient aveugle de la réalité. – Momo, tu as parfois de tels détours pour exprimer le fond de ta pensée que je ne te comprends pas. – Je vous l’avais dit… j’aurais dû parier… Vous le constatez, c’est bien le dernier à l’apprendre. Je suis sûr qu’il ne veut pas parler de l’émission Tout Public d’hier au soir de peur que je charrie, l’amoureux transi de sa grande copine « Ange »… Pablo, tu n’as pas regardé la télé hier au soir ! – Oui, mais très peu, tu sais bien Momo que je m’en passe sans regret. – Je vous l’avais dit… Pablo, Angèle a fait un carton. Elle a crucifié JJDS et les guignols des « assos » qu’il avait invités. Pour nous scientifiques, c’était du petit lait à boire. Ton « Ange » était connue, Pablo elle devient célèbre, fais gaffe qu’elle ne t’échappe… » Pablo finit par rougir et chercha maladroitement à se défendre des sous-entendus de Momo : « Oui, Angèle est une bonne copine, c’est vrai. Vous m’apprenez que sa prestation a été bonne. – Tu veux dire remarquable. Je ne sais pas ce qu’elle va faire de cette popularité, mais elle a conquis le public. – Vous allez finir par me faire regretter d’avoir éteint mon poste trop tôt ! Mettre à mal la « référence » des journalistes, champion de l’information spectacle ! – Tu n’as qu’à la « post-caster » sur le site, tu verras probablement les meilleurs moments. En tout cas, de nombreux blogs font déjà des commentaires dévastateurs pour les « assos » d’écolo. » Ils prirent leur café et retournèrent chacun à leurs occupations. L’émotion de Pablo fut la plus forte. Ce n’était encore pas ce matin que sa présentation PowerPoint allait avancer. Une heure après, Pablo appelait Angèle sur son portable. Deux ou trois fois, sa ligne était occupée. Il n’attendit pas la boîte vocale et raccrocha. Ce n’est que vers midi qu’elle décrocha. « Salut Ange… pas moyen de t’avoir. Tu dois crouler sous les félicitations de ta prestation d’hier au soir. Je te connaissais des talents d’écriture, d’écoute, mais pas de bretteur. Indéniablement, tu étais en forme. Bravo, sincèrement tu as dit, et bien dit, ce que beaucoup de gens ont en travers de la gorge. Au nom de tous ces chercheurs, médecins, probablement ingénieurs qui se sentent oubliés, souvent maladroits dans leurs réactions, merci. Ils n’ont pas ton talent pour parler vrai.

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– Arrête Pablo, n’en rajoute pas. Apparemment les retours du public sont effectivement bons – et se souvenant des mises en garde d’Yves − ne te fait pas d’illusions, les journalistes du showbiz et les associations ont les reins solides et il en faudrait plus pour les déstabiliser. Mais l’heureuse surprise et une proposition d’animatrice d’un des pôles de réflexion aux États généraux… » Elle lui fit part de la forte probabilité de sa nomination à la présidence du pôle L’avenir des métiers du journaliste. Il en fut ravi et l’emprise directe qu’il pouvait avoir sur Angèle lui donnait l’impression d’être entendu. Il ne se faisait pas d’illusions, mais en était néanmoins satisfait. Après l’avoir encore félicitée de ce qui lui arrivait, il omit de lui dire que si son combat serait long, elle était au moins sûre d’y participer. Il la quitta avec le rituel « Ange, je t’embrasse. » Indéniablement dans sa tête il aurait voulu que ce ne soit pas la simple formule de politesse que l’on accomplit entre copains ou amis… Troublé par ses sentiments, il se mit à disserter. « Pourquoi autant de différences dans les épreuves de la vie de chacun ? Les voies de l’Esprit saint sont vraiment impénétrables. Avec plaisir, sans jalousie, je vis les réussites d’Angèle. Elle les accumule, elle trouve enfin son équilibre personnel en rencontrant l’amour. Dans son métier elle recueille les fruits de son travail et de son intelligence et moi, pauvre Pablo, je cours de déboires en échecs. Je crois en la volonté Divine, je prie souvent mon ange gardien pour qu’il me guide, décidément nous ne devons pas nous comprendre… » Puis, avec autodérision : « Mon pauvre Pablo, tu ne sais que faire de tous tes travers, tes qualités. Tu es taciturne, un rêveur. À quarante ans, qu’as-tu fait de ta vie ? Tu te comportes comme un jeune chien fou, tu as travaillé, tu as la foi et tu ne comptes que sur la science et la recherche pour améliorer la vie. Ton mépris pour les faibles, les « ratés », comme tu dis, t’aveugle des autres qualités humaines nécessaires à la compassion. Alimenté par ta supériorité intellectuelle, ton orgueil te prive des trésors que tu ne sais pas voir chez les plus humbles. En définitive tu n’as soif que de reconnaissance personnelle, tu te vois statufié. Est-ce là la foi qu’Ernesto a essayé de te transmettre ? » Des coups étaient frappés à la porte de son bureau. « Oui, qui est-ce ? » Momo pénétra dans le bureau exigu. « Tu n’as pas l’air en forme, Pablo… Ne me dis pas que je t’ai vexé en me moquant de toi à la machine à café ?

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– Mais pas du tout Momo, au contraire, à côté des sentiments que tu me prêtes pour Angèle, je te remercie de m’avoir fait part de la qualité de sa prestation, ce qui m’a permis de la féliciter et d’apprendre son importante promotion. » En quelques mots Pablo l’informa de la situation d’Angèle. « Pablo, demain vendredi je suis en RTT. Si je ne te vois pas cet aprèsmidi, souviens-toi que nous t’attendons dimanche pour déjeuner. Djamila va préparer le couscous royal comme tu l’aimes ! – C’est entendu, merci Momo, à dimanche ! »

Chapitre 43 Jeudi 24 janvier, 20 heures, Vénissieux. Quartiers « chauds » de Lyon.

Lorsqu’il quittait son emploi de magasinier dans une grande surface, Brahim s’arrêtait toujours à la boulangerie-pâtisserie pour acheter quelques friandises pour ses nombreux enfants. Il avait cinquante-trois ans et sa femme quarante-huit. Elle lui avait donné quatre fils, le bonheur ! Le plus âgé avait vingt-sept ans et travaillait comme maçon coffreur. Le cadet terminait des études de gestion, et les deux plus jeunes étaient encore au collège. Lorsque le frère cadet de Brahim mourut, au Maroc, il recueillit sa femme, sa bellesœur, et en fit sa deuxième épouse selon la loi coranique. Il la ramena en France. Elle avait maintenant vingt-huit ans, elle lui avait donné trois petites filles de huit, six et trois ans. Enceinte d’un garçon, elle devait accoucher dans quelques semaines. Brahim adorait les enfants, il était le plus heureux des hommes. Son métier et l’importance de sa progéniture lui avaient permis de quitter « Le Plateau » des Minguettes et de louer un grand appartement dans une HLM de la ville basse, « mieux habitée ». L’appartement était bien tenu, les enfants vivaient sous le même toit. Les deux collégiens avaient convaincu Brahim de la nécessité de disposer d’un ordinateur familial. Tout d’abord réticent à l’ouverture sur toutes les facettes de ce monde en pleine évolution, Brahim finit par céder. Les deux adolescents, qui par leur agilité l’émerveillaient, lui montrèrent les possibilités de communication, par les e-mails et les sites de diffusion, de la bonne parole du Coran. Brahim était stupéfait et conquis par cet outil miraculeux. Les deux adolescents savaient éviter, avec la plus grande attention, les écrans de promotion de sites de défoulement et de fantasmes sexuels…

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Sous la dictée de leur père, les gamins rédigeaient des e-mails à destination de parents restés au pays et dont les enfants avaient, eux aussi, dominé les mystères des applications infinies de la technologie numérique. Ce qui plut le plus à Brahim était d’obliger ses deux jeunes à pratiquer, par l’intermédiaire du clavier, l’écriture arabe et de les empêcher ainsi de l’oublier. Décidément, même la technologie participait au bonheur de Brahim. Véritable patriarche avant l’heure chez lui, Brahim Djelouli s’entendait très bien avec ses voisins de palier qui avaient tous un bon boulot. L’un était plombier et gagnait très bien sa vie, l’autre travaillait comme technicien dans un laboratoire de recherche et sa femme comme vendeuse dans un magasin de meubles. Brahim était heureux de sa famille, de ses voisins et de leurs enfants, sauf peut-être de la fille aînée du plombier. Elle s’habillait, selon lui, comme les femmes de mauvaise vie. Avec le couple du technicien les relations étaient bonnes mais un peu distantes car ce ménage de Tunisiens, sans renier leur culture ni leur religion, faisait preuve d’une relative émancipation dans le mode de vie et dans l’éducation des enfants. Ils lui refusaient la participation de leurs enfants aux séances qu’il donnait pour l’enseignement des préceptes coraniques, le vendredi après la prière à la mosquée de Vénissieux. Sa grande piété le poussait à mettre son temps libre au service de sa ferveur. Et là Brahim était encore plus heureux quand, entouré de trente jeunes garçons, il leur faisait ânonner les versets du Coran. Comme tous les jeudi soir, il sortait voir des amis. En tout cas, c’est ce qu’il disait à sa famille même si ces « amis », ses femmes et ses enfants ne les connaissaient pas… mais lui savait où il allait. Ce qu’il ignorait, c’est que depuis le début de la journée, le moindre de ses faits et gestes, de ses contacts, au boulot puis de retour chez lui, était enregistré, analysé, recoupé. Son mode de vie, ses ressources, ses contacts, l’identité de ses voisins, tout était passé au crible. Une équipe de la cellule antiterroriste était « descendue » de Paris pour décortiquer sa vie. Dès que Brahim Djelouli fut ciblé, deux personnes prirent l’avion pour Casablanca pour enquêter sur sa famille et leurs relations. Les agents de la cellule terroriste dépêchés sur place suivaient sans difficulté le bus qu’avait pris Brahim. Il en changea deux fois avant d’arriver dans un des quartiers les plus « chauds » de Lyon. Les péripatéticiennes, pour la plupart venues des pays slaves, jalonnaient les trottoirs

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tous les dix mètres. Sans hésiter ni discuter, il « monta » avec une jeunette qui ne devait pas avoir vingt ans. Malgré la température hivernale, ses appâts étaient largement dévoilés aux regards des clients. Était-ce son air juvénile ou les formes rebondies prometteuses qui avaient décidé de son choix ? Brahim seul le savait… « Ah le con, il va aux putes maintenant, il n’a pas assez de deux femmes à la maison. Je veux tout savoir de cette prostituée, si c’est une femme ou un « trans », si elle parle français, arabe, quel est son souteneur, ses fréquentations, tout… – OK chef, on fait le complet. » Brahim ressortit une demi-heure après de la porte cochère. À l’aise, le bonnet visé sur son crâne, son long manteau droit bleu marine laissait découvrir un pantalon trop court. Il ne lui couvrait pas les chevilles. Il paraissait détendu. Son visage serein était marqué d’un collier et d’une barbe prononcés s’inscrivant dans sa silhouette. Il reprit le même circuit qu’à l’aller mais avec des temps d’attente un peu plus long. Il arriva chez lui vers vingt-trois heures. Il but un grand verre d’eau et se coucha. Heureux. Brahim avait tout pour être heureux.

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Chapitre 44 Jeudi 24 janvier, 23 heures, Lyon. IIIe arrondissement, cours Gambetta.

La New Beetle filait un peu trop vite sur le cours Gambetta désert. Il était 23 h 20 et Angèle avait envie d’aller dormir sans plus tarder. Pour ne pas déranger Dominique, un peu fatiguée, il était décidé qu’elle rentrerait se coucher chez elle aux Brotteaux, rue Fénelon. Ils avaient travaillé toute la soirée. De retour de Paris, elle était passée voir Dominique pour l’embrasser et lui donner quelques détails sur la proposition qui lui était faite de diriger l’un des pôles de réflexion des États généraux. Pour Dominique, dans l’instant, au-delà de la joie qu’elle éprouvait pour Angèle, la seule préoccupation était celle de sa disponibilité pour leurs vacances en voilier. Angèle l’avait rassurée. « Notre amour avant tout, ne te soucie pas. La mise en place de ce groupe de réflexion va prendre quelques semaines et me laisser le temps de partir quelques jours, ce qui me fera le plus grand bien. » Elle avait eu, peu de temps après la conversation avec Yves Courtier, un coup de fil du délégué à la coordination des États généraux. Un rendez-vous au ministère de la Culture et de la Communication devait être pris. Dans l’après-midi, elle avait contacté ses amis et collègues du Club de la presse pour obtenir leur soutien et les motiver à diffuser leur mobilisation aux autres métropoles. Pour Montpellier, Marseille, Nantes, Strasbourg, il n’y aurait pas de problème. Restait Paris… « On va bien voir comment ils vont réagir. Seront-ils là pour la rencontre que nous avons organisée dans deux à trois semaines lors de leur prochaine réunion ? » Elle en était là de ses réflexions quand elle constata que lorsqu’elle avait tendance à accélérer, une camionnette blanche la suivait de très

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près sans manifester l’intention de la dépasser. Quand elle avait ralenti, la camionnette en avait fait de même. Elle se dirigeait vers la rue André Philip pour rejoindre le cours Lafayette et rentrer chez elle. Pour en avoir le cœur net, sans mettre de clignotant, elle vira brusquement sur la droite sans savoir vers où la conduirait cette rue. Sur les chapeaux de roues, le fourgon en fit de même. Inquiète, elle eut le mauvais réflexe de s’éloigner des axes principaux et continua dans ces rues désertes. Elle n’osait pas trop accélérer, elle était déjà à 70-80 km/h. La voie était rectiligne, le fourgon, plus rapide, la doubla et se rabattit brutalement sur elle tout en freinant à fond. La New Beetle n’eut d’autre solution que de s’encastrer dans le coin formé par la camionnette et la façade de l’immeuble. La collision fut violente avec un bruit épouvantable d’écrasement de tôle, de plastiques, de frottements contre le crépi de la maison. Sous l’impact du choc, Angèle fut projetée en avant puis dans un deuxième temps sa tête bascula en arrière. La ceinture, l’airbag et la têtière avaient joué leur rôle. Pour autant, Angèle était complètement sonnée, groggy. Lorsque deux bras la saisirent sans ménagement pour l’extraire de son véhicule, elle ne sut que leur dire « merci ». Tout en la soutenant, ils l’introduisirent dans une conduite intérieure noire, l’assirent à l’arrière. En plus du conducteur, il y avait trois passagers dont deux sur la banquette arrière entre lesquels elle reprenait ses esprits, pensant qu’ils se dirigeaient vers un hôpital. Elle n’eut pas longtemps à attendre pour se rendre compte qu’il n’en était rien. Le véhicule entra dans une sorte d’entrepôt dont le grand portail métallique se referma dès que la voiture s’arrêta. Elle fut tirée brutalement du siège arrière par le plus costaud des quatre hommes et projetée sur un vieux siège de bureau métallique à accoudoir. Elle ne comprenait encore pas assez bien ce qui se passait pour résister à la manipulation dont elle était l’objet. Les deux hommes, qui maintenant lui attachaient solidement les poignets aux accoudoirs du fauteuil, n’eurent aucune difficulté à la maîtriser. Une lampe s’alluma et l’aveugla. Elle réalisa qu’elle n’avait pas vu le visage de ses agresseurs ni entendu leur voix. Un peu moins sonnée, elle prit conscience de douleurs au niveau de l’épaule gauche et de la nuque. Un sifflement persistait dans ses oreilles, sans doute les séquelles de l’explosion de l’airbag. Endolorie, elle prenait conscience qu’elle n’était pas sérieusement blessée, mais elle commençait à avoir peur. Il ne s’était pas passé plus de vingt minutes depuis l’accident. Sans que rien ne le laisse prévoir, sans la moindre menace, elle reçut une série de gifles, de plus en plus fortes, de droite et de gauche. Sa tête

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devenait un punching-ball et basculait de chaque côté sous les coups qu’elle recevait. Elle se mit à pleurer et à crier, les coups redoublèrent. – Arrête de gueuler, salope, sinon je te fous un sparadrap sur ta petite gueule. – Mais que me voulez-vous à la fin – put-elle articuler entre deux sanglots. – Ta gueule, ferme-la – et une gifle encore plus violente d’un revers de main lui entama la joue, qui se mit à saigner. – Doucement John, ne nous la casse pas avant qu’on ne fasse joujou avec cette petite vicieuse. » Les coups continuaient, plus rapides mais pas plus forts. Elle commençait à ne plus les sentir, la douleur anesthésiait les zones sensibles de son visage. Elle ne percevait plus que les allers-retours, de droite à gauche, de sa tête. Maintenant, le sang coulait de son nez et de l’entaille qu’avait provoqué le chaton d’une bague lors du revers de la main si durement frappé. « Bon, ça suffit », dit une voix. Et encore une dernière gifle, encore plus forte, faillit lui faire perdre connaissance. Elle reniflait, pleurait, n’avait pas la force de crier. Seuls des gémissements venaient meubler le silence de ce sinistre lieu. « Mme Delaunay, j’espère que cette petite punition va vous servir de leçon… » La voix venait de la quatrième personne, le conducteur probablement ; il n’avait pas pris part aux sévices et restait attentivement dans la pénombre. Angèle ne pouvait voir cet individu mais juste apercevoir, de ses yeux tuméfiés, le bas de ses jambes. Ses paroles étaient prononcées avec autorité et d’un ton menaçant. « Si vous m’avez compris, baissez la tête. » Angèle, hébétée, n’avait rien compris du tout et n’eut même pas conscience de ce que l’on attendait d’elle. Les coups recommencèrent à pleuvoir pendant deux ou trois minutes. Les éclats des gifles sur son visage martyrisé et ses gémissements furent enfin interrompus à nouveau par la voix de l’inquisiteur : « Vous avez compris qu’il faut que vous arrêtiez d’emmerder le monde avec vos théories ; arrêtez de discréditer les associations qui ne vous ont rien fait. Occupez-vous de vos oignons et vous serez tranquille. Ceci est un premier et ultime avertissement. Cette fois, est-ce bien entendu ? » Angèle avait surtout bien compris que pour que les coups s’arrêtent elle devait se manifester. Elle opina deux ou trois fois de la tête vers le bas.

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Alors c’était ça ! Les menaces qu’elle avait reçues sous formes de plusieurs SMS sur son portable et sur son répondeur filaire ! « Bien compris ? Alors on va s’arrêter de dénigrer des gens qui ne vous ont rien fait ? » Les paroles, jusque-là presque polies, devinrent ordurières : « Laisse tomber ce qui ne te regardes pas, connasse, occupe-toi de ta merdre sinon on te la fera bouffer ! » Puis s’adressant aux trois autres tortionnaires : « Bon les gars, je me casse, ouvrez-moi le portail, ma voiture est dehors. Amusez-vous bien avec la petite, elle n’attend que ça. Ne l’abîmez pas trop, mais assez pour qu’elle s’en souvienne. Au fait, si vous ne le saviez pas, c’est une gouine, ne comptez pas trop sur sa participation ! » Tous s’esclaffèrent pendant que le grand portail métallique s’ouvrait. Un courant d’air entraîna le balancement de la lampe suspendue au plafond. Cet éclairage intermittent et celui, public, de la rue, permirent à Angèle d’entrevoir qu’elle était dans un ancien atelier de garagiste. Le désordre régnait, des vestiges de pièces détachées traînaient ici et là. Des banquettes de sièges de voiture éventrées au sol servaient de canapés. Sur un bloc moteur rouillé trônait une bouteille d’alcool avec quelques verres sales. Contre le mur, derrière elle, proche de ruines de carrosserie, une chaîne métallique traînait au sol. Probablement un reliquat de quelque appareil de levage. La porte se refermait dans un bruit de grincement métallique. À la clarté de la rue, elle vit que les trois exécuteurs étaient en train de passer des cagoules sur leur tête et comprit leurs immondes intentions. Elle était déjà meurtrie, enivrée de douleur et ces tristes individus allez la violer. Au souvenir des terribles images et de la terreur de son enfance, elle se mit à trembler de tous ses membres. Affolée, elle se mit à supplier : « Non, s’il vous plait… Non, je vous en prie ! De grâce, ne faites pas ça… » Les trois avançaient, la tête maintenant recouverte de leur cagoule ; les yeux et les lèvres seules apparaissaient. Cet équipement les rendait effrayants dans la pénombre. « Alors il paraît que l’on préfère les salopes aux mecs ? On va te faire changer d’avis après cette séance, ma petite. Une fois défoncée de partout, tu verras comme c’est bon une bite ! – S’il vous plait laissez-moi − implorait-elle – laissez moi, si vous voulez des filles je peux vous aider… J’ai de l’argent, pas mal d’argent. Je peux vous donner à chacun beaucoup d’argent ! »

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Elle tremblait de plus en plus et dans le peu de lucidité qu’elle pouvait avoir elle se disait : « Il ne faut pas que je panique, que je fasse une crise nerveuse, il faut gagner du temps… gagner du temps… ! » « Si vous voulez, je peux vous donner 5 000 euros à chacun ! – Pourquoi cinq mille et pas cinquante mille, conasse. Tu ne crois pas t’en tirer avec des promesses… » Ils étaient tous les trois autour d’elle et pendant que l’un lui faisait des gestes obscènes, le deuxième, derrière le siège, lui malaxait avec brutalité les seins. « Fais-nous voir tes nichons de lesbienne, salope ; au fait, tu fais « le mec » ou « la pute », ça pourrait nous aider à te satisfaire ! » Et ils rirent encore de bon cœur. Le tortionnaire qui l’avait tant giflée sortit un couteau de sa poche et commença à vouloir l’effrayer en promenant la pointe de la lame sur son pauvre visage meurtri et sur son buste. Pourquoi ce geste déclencha chez Angèle un réflexe de survie et non d’affolement ? « Ils sont trois minables, ils veulent m’avilir, me meurtrir dans mon intimité, ils ne pensent quand même pas que je vais me laisser faire sans réagir ! » Le sentiment de peur panique s’écarta et elle s’arrêta de trembler, malgré les menaces. « Elle ne veut pas nous montrer ses nichons. John, montres-les nous, s’il te plait. » D’un geste rapide, la lame, de bas en haut, fendit le petit pull de soie qu’elle portait sous sa veste ouverte. Avec autant de dextérité il lui fit sauter le soutien-gorge, puis dégagea les vêtements. Angèle se retrouva torse nu. Une légère entaille saignait au-dessous du sein droit. « Oh… non, John ! Il ne faut pas nous l’abîmer cette beauté, regarde, maladroit, tu aurais pu la blesser », dit-il d’un ton faussement inquiet. Il jouait avec les seins de la jeune femme, il finit par lui pincer méchamment le mamelon du sein droit auquel il fit faire un trois quarts de tour. La souffrance était fulgurante, Angèle grimaça de douleur mais ne lui fit pas le plaisir de la moindre plainte, elle voulait rester de plus en plus attentive aux gestes des trois, autant qu’elle pouvait les voir. « À moi… À moi de commencer, les mecs. Merde, c’est moi qui ai fait le plus gros du travail en la bloquant avec le fourgon dans la rue. – Que dalle, dit John, c’est moi qui l’ai frappée, c’est à moi de la consoler le premier. Je vais vous montrer comment, bande de puceaux. » Et ils se mirent à rire. Angèle, sur le qui-vive, était particulièrement attentive au moindre geste. « Aidez-moi à la détacher, je ne vais quand même pas me la faire sur le fauteuil. Et le disant, il se mit à cisailler avec son couteau les liens des

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poignets sur l’accoudoir. De deux ou trois flexions de ses doigts Angèle activa la circulation sanguine de ses mains. John, derrière Angèle, la tenait fermement par le cou avec son bras gauche ; les deux autres compères regardaient, jouissant par avance des sévices qu’elle allait subir. La tenant toujours plaquée contre lui, le mastard avançait vers les banquettes. La main droite n’avait pas résisté à l’attrait de la poitrine d’Angèle et maintenant il descendait son pantalon. « Vous allez voir les mecs, je vais la mettre à genoux et lui apprendre comment il faut faire la prière, vous allez l’entendre supplier ! » John, d’un habile coup de genou, plia ceux d’Angèle en avant pendant qu’il faisait glisser son vêtement. Angèle, qui jusque-là se laissait faire avec la docilité d’une victime désignée, plongea brusquement en avant et lui balança en arrière un violent coup de pied dans le bas-ventre. Par chance, elle fit mouche. John ne pouvait pas voir comment elle avait armé son coup. La douleur lui fit relâcher l’étreinte. Angèle en profita pour rouler sur elle-même et se dérober comme une anguille. Elle se trouva libre. Sans la moindre hésitation, elle fonça vers la pénombre du fond du garage. Les deux autres s’était précipités vers la porte pour qu’elle ne s’échappe pas. John reprenait sa respiration en faisant quelques flexions du buste. « Ah putain, la salope, qu’est-ce qu’elle va prendre… Ah, elle va s’en souvenir de ma bite ! Je vous certifie les mecs que de trois semaines elle ne pourra plus s’asseoir. » Il se pavanait, le couteau à la main pointé devant lui en avançant vers le fond du garage, à la recherche d’Angèle. « Les gars, gardez bien la porte, je vous garantis qu’elle ne pourra la passer qu’à quatre pattes lorsque je l’aurais corrigée, parole de John ! » Angèle, accroupie, autant qu’elle le pouvait, derrière une vieille carrosserie de 205 Peugeot, se saisit du bout de chaîne qui traînait au sol. Lorsqu’elle aperçut John à moins d’un mètre cinquante, elle bondit, la chaîne bien entourée autour de son poignet. Avec l’énergie du désespoir, elle la fit tournoyer avec une vigueur dont elle ne se serait pas crue capable, avant de l’abattre de toutes ses forces sur le haut du corps de John. Il poussa un hurlement effrayant avant de tomber au sol, les genoux en avant, les deux mains sur le visage atteint. À ce cri, les deux autres minables prirent le risque d’allumer en grand le garage. Ils virent avec effroi avancer vers eux cette jeune femme qui faisait tournoyer devant elle, telle un combattant de kung-fu, la chaîne meurtrière qui lui faisait une protection à distance. À l’approche de cet épouvantail, ils cédèrent la place devant la sortie. Angèle

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ouvrit la porte cochère découpée dans le portail et s’évada. À peine sur le trottoir, elle se débarrassa de la chaîne, elle eut l’impression de laisser son poignet droit avec… Elle ne sentait plus rien. Elle se mit à courir. Elle eut juste le temps d’entendre John qui hurlait de douleur. Elle n’avait pas fait cent mètres qu’une voiture au moteur emballé sortit du garage. « S’ils m’attrapent, je suis morte ! » Elle se mit à courir de toute son énergie, se disant qu’il fallait qu’elle aille vers le boulevard, plus fréquenté. Arrivée à l’intersection d’une petite rue, elle s’y engouffra ; elle était en sens interdit. Elle pensait fortement aux efforts qu’elle savait déployer en compétition du temps de sa jeunesse pour se surpasser. Peine perdue, la voiture suiveuse, tous phares éteints, venait de prendre à fond le sens interdit et allait la rattraper. Cette fois, elle était vraiment perdue. Découragée, elle ralentit son rythme excessif pour ménager son souffle s’il fallait se battre. Totalement obsédée par la terreur de ce qui allait suivre, elle ne réalisa pas d’où pouvait sortir le gros 4 × 4 qui, juste devant elle, venait de déboucher dans la rue. Elle l’esquiva de justesse. Moins de deux secondes après, le choc frontal entre les deux véhicules fut terrible, une véritable explosion. Par peur et par instinct de survie, elle reprit de plus belle sa course ; au moment de s’engager dans la rue voisine, une importante lueur lui fit tourner la tête. Une flamme de plus de deux mètres sortait de l’amas de ferraille. Elle ne se souvenait ensuite plus de grand-chose, si ce n’est que d’une cabine téléphonique, elle avait composé le 15 : « À l’aide…, sauvezmoi…, à l’aide ! » Elle n’avait eu que la force de se laisser glisser au sol en murmurant : « Que j’ai froid, que j’ai froid… » Elle ne sut pas combien de temps s’était écoulé : dix minutes ? une demi-heure ? … quand un agent de police la couvrit d’une couverture avant de la faire monter dans le véhicule de secours. Devant l’importance des tuméfactions de la face, un examen scanographique du crâne avait été prescrit. Il était 1 h 45 du matin lorsqu’elle sortit de la salle de radiologie. Le résultat du scanner était plutôt rassurant mais il n’était pas possible d’exclure une fracture du nez. Angèle, choquée, avait reçu des sédatifs et n’avait eu que le temps de donner le numéro d’Yves Courtier. Plusieurs fois, en s’endormant, elle répéta : « Surtout, n’appelez pas Dominique…, pas Dominique…, pas… » et elle s’endormit. Yves Courtier arriva vers 4 h 30 du matin, complètement affolé. Il avait été réveillé trois quarts d’heure plus tôt par un coup de téléphone des urgences de l’hôpital.

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« Monsieur Courtier ? – Oui… qui est-ce ? – Le service des urgences à l’hôpital, nous avons reçu une jeune femme de trente-cinq ou quarante ans, cheveux noirs plutôt frisés, accidentée, sans papiers, choquée, qui n’a su que nous donner votre numéro de téléphone. Nous ne savons pas de qui il s’agit, ni exactement ce qu’il lui est arrivé. Un inspecteur de police voudrait bien en savoir plus. Rassurezvous, que vous la connaissiez ou pas, elle a beaucoup de tuméfactions au visage mais ses jours ne semblent pas en danger. Pouvez-vous venir ? – Mon Dieu, c’est certainement Angèle, j’arrive. »

Chapitre 45 Vendredi 25 janvier, 7 heures, Lyon. Hôpital Édouard Herriot.

On fit entrer Yves dans une chambre. Il y vit une tête de momie entourée de plusieurs perfusions. Le poignet droit, tuméfié, était bleuâtre. Angèle avait des écorchures sur toutes les parties des membres qu’il pouvait voir. Son visage était recouvert de larges compresses. Une infirmière souleva tout doucement la plus importante. Yves, qui n’appréciait guère l’atmosphère hospitalière, cru se trouver mal. Le visage qu’il regardait était affreusement tuméfié, méconnaissable, les paupières gonflées se confondaient avec le reste de la face, seules deux fentes laissaient deviner les yeux. Malgré tout, de multiples petits détails, notamment un grain de beauté qu’elle avait sur le bras droit, lui permirent de confirmer formellement l’identité d’Angèle. « Inspecteur Paul Dumourrier. Vous êtes un parent de la victime ? – Non, un proche ami seulement. Mme Angèle Delaunay est une journaliste indépendante que je connais bien. Dans la profession j’ai été son tuteur. C’est mon adjointe au Club de la presse et surtout une amie. – Ah, c’est elle ? – Pourquoi, vous la connaissez ? – Bien sûr, comme tous les gens qui s’intéressent à ce qui se passe dans la presse… je l’ai vue mercredi soir à la télé dans l’émission Tout Public. Bien, je comprends mieux, sans tout comprendre ! – Pourquoi ? – Nous avons eu, vers 23 h 30, un accident au 27, rue Charles Peggy, entre un fourgon Renault, qui s’avère volé, et une Volkswagen noire appartenant à Mme Angèle Delaunay. Son sac à main et ses papiers

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sont restés dans la voiture. Lorsque l’on nous a appelés pour constater l’accident, il n’y avait personne dans aucune des voitures. Ce qui est bizarre, c’est que nous avons retrouvé Mme Delaunay sur le boulevard Lafayette, à trois kilomètres de là, plus d’une heure trente après. On ne sait comment elle est arrivée là au lieu d’attendre les secours sur place. Elle a dû être choquée et a probablement erré jusque-là, mais elle était, en plus, en partie dévêtue. Enfin, elle nous l’expliquera lorsqu’elle aura repris ses esprits ! – Je l’espère aussi, mais apparemment le choc a été terrible, elle a un visage très tuméfié et peut-être le nez cassé, paraît-il. – Figurez-vous que ce soir c’est le bouquet, nous avons eu encore un terrible accident, toujours dans le même quartier, entre deux voitures volées. Elles se dirigeaient en sens opposé, à vive allure, dans une rue à sens interdit. Le choc a été terrible, il y a un mort et un brûlé grave dans une voiture et dans le gros tout-terrain, une fracture du crâne avec commotion cérébrale et un blessé qui, aux traces laissées, devait beaucoup saigner mais qui a préféré ne pas attendre les secours. Voilà ce que c’est de rouler à vive allure sans ceinture et en sens interdit ! Sentant Yves Courtier inquiet de la santé de son amie : « Allez, bon courage monsieur, vous allez voir, Mme Delaunay va bien s’en sortir, les « traumas » de la face sont plus spectaculaires que graves. Voici ma carte, merci de me rappeler lorsqu’elle ira mieux, mais pas avant demain quinze heures, je vais dormir. Sinon, plutôt, au commissariat central. » Yves, maintenant bien réveillé, retourna dans la chambre d’Angèle. Du bout d’un doigt, il lui caressait le dos de la main gauche, seule zone qui lui paraissait exempte de lésions. Vers 7 heures il se rendit à la machine à café, acheta son journal pour voir si la maquette du soir ne lui réservait pas de surprise. Il regarda quelques minutes les gros titres à la télévision des salles d’attente sur les chaînes d’info permanente et remonta dans la chambre. Angèle dormait mais faisait apparemment des cauchemars. « Non s’il vous plait…, non je ne veux pas…, ne me violez pas… partez, mes parents vont arriver. » Elle s’agitait et proférait des propos sans suite, parfois incompréhensibles. Il crut distinguer : « Petits minables… plutôt mourir ! » Devant autant d’agitation, il alla chercher l’infirmière. Celle-ci le rassura et l’accompagna dans la chambre.

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« Mme Delaunay, Mme Delaunay, réveillez-vous ! » Elle lui tapotait l’avant-bras. Angèle eut du mal à se réveiller, sa bouche était pâteuse. Péniblement, dans un murmure, elle chercha à articuler. L’infirmière tendit l’oreille et la rassura : « Vous n’y voyez rien, c’est normal, vous avez des pansements sur les yeux, votre visage est tout tuméfié, ce n’est pas grave. Ne vous énervez pas. Votre ami, Yves Courtier est là à côté de vous. Vous êtes en sécurité. » Puis, avant de quitter la chambre : « Vous pouvez lui parler doucement mais ne la fatiguez pas, le cauchemar passé, laissez-là se rendormir. – Alors ma petite Angèle, tu as eu un accident ? Tu nous as fait des frayeurs ! » Il avait posé sa main sur son bras, Angèle avec sa main tuméfiée cherchait la sienne. Il la lui donna. Quelques pressions de ses doigts sur la paume de celle d’Yves se voulaient rassurantes. Elle prit du temps puis se mit à parler très lentement. « Yves, j’ai été agressée, ils m’ont tabassé et… voulaient…, ils voulaient me violer. Elle appuyait fermement avec sa main blessée sur celle d’Yves. – Je me suis défendue, Yves… je crois que… je crois que j’en ai… tué un. » Elle fut prise de sanglots. Yves n’en croyait pas ses oreilles. « Mais qui, Angèle ? Qui ? – Les associations, Yves, les messages de menaces… » Elle faisait de plus en plus d’efforts pour parler et ce qu’elle disait lui paraissait terriblement difficile à dire. « Calme-toi ma petite, tu es en sécurité, je suis là, repose-toi. » Elle chercha encore à dire quelques mots : « Je ne voulais pas…, je ne voulais pas… », puis s’endormit à nouveau. Médusé, Yves se souvint effectivement de vagues menaces auxquelles Angèle avait fait allusion. Rapidement, il réalisa qu’il devait avertir la police et faire surveiller Angèle, on ne savait jamais ! Il demanda à parler à un médecin. En ce début de matinée, ils étaient tous pris, la surveillante en chef finit par le recevoir. Il se présenta, donna l’identité d’Angèle et demanda si on pouvait assurer la sécurité physique de la malade pendant qu’il allait téléphoner.

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« Dites, ce n’est pas parce qu’elle devient une vedette le temps d’une émission que votre protégée doit nous perturber le service. Bon, je veux bien demander à Jacques, notre aide-soignant, ancien judoka, qu’il interdise aux photographes d’envahir sa chambre… – Allo Paul ? » Il avait mis plus de dix minutes à avoir son vieux copain Paul Cordier, commissaire principal. « Salut Yves, comment va ? – Paul, il faut que je te voie de toute urgence et que j’aie une protection rapprochée pour Angèle, mon ancienne collaboratrice. C’est grave, il y a menace de mort et même peut-être mort d’homme. Je suis à l’hôpital Henri Herriot, dans le service de trauma au deuxième étage. Paul, j’ai la trouille. – Ne bouge pas, si le risque est imminent, ne reste pas isolé, nous arrivons. » Dix minutes plus tard, deux voitures banalisées mais avec gyrophare entraient à vive allure dans la cour de l’hôpital. Yves attendait son copain devant la porte du bâtiment. D’emblée, il lui demanda la confidentialité. Un policier en civil fut affecté dans la chambre d’Angèle, Yves et Paul obtinrent une pièce tranquille. Yves lui raconta ce qu’Angèle venait de lui balbutier. De leurs échanges il résultait tout d’abord qu’il fallait assurer une protection discrète d’Angèle et peut-être d’Yves, connu pour être son mentor. Ensuite, garder pour version officielle celle de l’accident avec un chauffard qui s’était évaporé. Une enquête devrait déterminer les commanditaires de l’agression. Paul Cordier lui apprit que les trois victimes de l’accident mortel avaient été identifiées. La quatrième, en fuite, le serait probablement lorsque le blessé crânien irait mieux. Restait à établir un lien entre ces deux accidents. Quand Angèle pourrait s’exprimer, on y verrait plus clair. « Avec Angèle, et maintenant la majorité des journalistes du Club de la presse, nous avons créé un mouvement national d’autocritique et de réflexion qui va alimenter les États généraux de la presse, avec comme mesure la constitution d’un Conseil de presse. Cela ne plait pas à tout le monde et risque d’attirer des ennuis à Angèle, d’autant qu’elle est pressentie pour présider un des pôles de réflexion. – Je vois mal des journalistes commanditer une agression contre l’une des leurs… Mais ce que j’ai vu de l’émission d’avant-hier au soir m’incite à penser que les « associatifs » n’ont guère apprécié ses critiques. Il est sûr qu’elles leur donnent une autre image moins idyllique que celle qu’ils prétendent avoir dans le public.

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– Angèle m’avait parlé de messages de menaces qu’elle aurait reçus, j’espère qu’elle pourra nous en dire plus. Mais c’est vrai, tu as raison, il y a surtout de puissantes associations qu’elle dérange. Je pense que ce sont ces deux pistes que tu devras explorer. – Yves, je suis très occupé, je te laisse mon numéro de portable, tu m’appelles dès que ta pupille ira mieux. Salut ! » Yves constata qu’il était déjà neuf heures ; il devait avertir l’amie d’Angèle, Dominique Schumcker. Il appela son cabinet, elle était au Palais. Il donna son numéro de portable et demanda qu’elle le rappelle dès que possible. Au standard du journal, il demanda d’avertir qu’il aurait un peu de retard. De retour dans la chambre, le médecin l’attendait. – M. Yves Courtier ? Puis-je vous parler ? » L’infirmière lui avait parlé d’Yves. Il lui expliqua, en tête-à-tête, qu’à l’examen d’Angèle, il doutait que ces lésions soient uniquement dues à l’accident. Elle avait notamment un important hématome du sein droit avec une lésion du mamelon qui ne pouvait être expliquée par l’impact de la ceinture de sécurité. Par ailleurs, il le rassura, il ne semblait pas y avoir d’autres lésions, en particulier de l’abdomen. « M. Courtier, cette femme a été agressée, il faut prévenir la police… – C’est fait… mais docteur, en raison de la notoriété de la victime et en accord avec la police, je vous demande de maintenir la thèse de l’accident, y compris pour votre personnel hospitalier. » Presque outré, le praticien le rassura : « Mais voyons monsieur, le secret médical n’est pas une vue de l’esprit, il se pratique, vous savez ! » Dominique, angoissée, finit par avoir Yves au bout du fil en milieu de matinée. « Yves, je vous en supplie, dites-moi la vérité. Je n’arrive pas à avoir Angèle, son mobile ne répond pas, ni son domicile, je ne sais pas où elle est, son copain Paul Gomes ne l’a pas vue, il l’a eue au téléphone hier à midi mais depuis, plus de nouvelles. Ce n’est pas dans ses habitudes de ne pas m’appeler le matin. – Mme Schumcker, ne vous affolez pas. Angèle a eu un petit accident de la circulation cette nuit en rentrant de sa réunion. Elle n’a rien de cassé mais elle a été sonnée par le choc. Des contusions de la face la font souffrir et pour lui éviter ces douleurs elle est « shootée » et ne fait que dormir. Ce n’est rien, il vaut mieux la laisser tranquille jusqu’à cette après-midi.

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– Mais je voudrais aller la voir, même si elle dort. Où est-elle ? – Je vous comprends, mais vous risquez de ne pas pouvoir car pour éviter toute mauvaise publicité, sa chambre à l’hôpital est gardée par un policier qui a des consignes strictes. Vous comprenez, avec sa notoriété… Mais je vous le garantis, elle n’a rien de grave. » Dominique, à demi-rassurée, n’osa pas insister. « Voilà mon Angèle qui est tombée dans le domaine public, les flics la gardent… » Elle ne sut si elle devait en être fière ou craindre qu’on ne la lui prenne un peu trop ! Yves avait laissé des consignes à la surveillante lui demandant de l’avertir dès qu’Angèle se réveillerait. Il l’avait prévenue que son amie, Maître Dominique Schumcker, savait qu’elle avait eu un accident et viendrait la voir en fin d’après-midi. C’est en toute discrétion qu’Yves et le commissaire Paul Cordier se rendirent à l’hôpital vers seize heures. Angèle avait fait appeler, elle était mieux et commençait à pouvoir ouvrir les yeux. Son visage était encore loin de prendre figure humaine. Autant qu’elle le put, elle relata son calvaire. Ses propos étaient entrecoupés de sanglots. L’évocation des terribles scènes lui était difficilement supportable. Lorsqu’elle arriva à son évasion, et comment elle avait neutralisé John, elle hoquetait « peut-être est-il mort… ? » – Ne t’en fait pas, gamine, il n’est pas mort et même s’il l’était, le genre humain n’aurait pas perdu grand-chose ! Mais on ne peut pas dire qu’il soit en pleine forme, tu ne l’as pas manqué. Il survivra, même s’il est devenu borgne et si son visage, j’en ai bien peur pour lui, restera à jamais déformé ! » Le commissaire leur indiqua l’identité des trois voyous. Ils étaient déjà bien connus de la police. Angèle apprit que le conducteur de la voiture qui la poursuivait était mort sur le coup, que son compère avait eu un trauma crânien mais surtout qu’il était gravement brûlé sur tout le haut du corps, y compris le visage. Le pronostic des médecins était réservé. Pour les occupants du 4 × 4, le blessé était un trafiquant de drogue bien connu. Quand il irait mieux, de ce que l’on savait de lui, il livrerait son acolyte. Sur la quatrième personne, celui qui conduisait du lieu de l’accident au garage, elle ne sut que dire. Le commissaire essaya de la guider dans

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ses souvenirs. Portait-il des lunettes ? Avait-il un accent ? Vous n’avez pas vu son visage mais le reste de son corps ? Que vous a-t-il dit dont vous soyez certaine ? « Il me semble bien que dans la voiture il avait des lunettes et dans la pénombre de l’atelier, j’ai bien cru voir un reflet de lumière au niveau de sa tête… Il n’avait pas d’accent étranger mais un ton autoritaire. Ce dont je suis certaine, c’est qu’il m’a dit « arrêtez de discréditer les associations qui ne vous ont rien fait… ». Au départ il m’appelait madame, restait relativement poli, puis s’est mis à me traiter de « connasse » et délibérément m’a laissée aux tortionnaires avec ce terrible conseil « maintenant vous pouvez faire joujou avec… et qu’elle s’en souvienne ! » Angèle fondit en larmes. Par des petits tapotements sur le bras, Yves la réconfortait. En excellent professionnel, le commissaire cherchait encore le détail qui pourrait lui apporter un indice. « Vous ne pouviez voir son visage, dites-vous, mais fatalement lorsqu’il vous parlait vous cherchiez à le regarder. – Bien sûr, je pense qu’il était assis et dans la pénombre, je ne voyais qu’une jambe qui n’arrêtait pas de se balancer. – Et sa chaussure alors… ? – C’est vrai, mon Dieu ! − son visage œdémateux esquissa une amorce de sourire − sa chaussure était bicolore avec du blanc et même si, comme vous pouvez l’imaginer, je n’avais pas envie de rire, je n’ai pu m’empêcher de le trouver ridicule. – En voilà un détail important, gamine – c’était son habitude, il traitait tout le monde de gamin ou gamine ! – C’est tout ? En tout cas si un détail te revient n’hésite pas, fais-moi appeler, ou alors tu le signales à Yves. » D’après lui, il voyait assez bien l’affaire, un commanditaire s’était adressé à ce malfrat pour un contrat de « punition » qu’il avait soustraité à des petites frappes. Il fallait à tout prix surveiller attentivement l’entourage de ces voyous pour mettre la main dessus le plus rapidement possible. « Merci, gamine, tu nous as apporté de précieux renseignements, je te souhaite un prompt rétablissement. Tu sais, pour tes hématomes ce n’est qu’une affaire de quelques jours, mais pour l’aspect psychologique tu devrais te faire aider, c’est probablement le plus important… Angèle faillit lui répondre « j’ai déjà quelques expériences… ». « Merci, monsieur le commissaire, pour moi l’important est qu’il ne soit pas mort… »

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Paul et Yves se dirigeaient vers la porte de la chambre. « Salut Yves, je te quitte, je n’en peux plus, il faut que je sorte pour en griller une…, comment as-tu fait toi pour t’arrêter ? » Le commissaire avait déjà un pied dans le couloir lorsqu’il entendit la voix faible d’Angèle. « Commissaire, commissaire… il fumait. – Comment, gamine ? Que dis-tu ? Quand je pense que j’oubliais de te le demander… je vieillis ! – Dans le garage, lorsque nous sommes arrivés et pendant qu’ils m’attachaient au fauteuil, je l’ai vu allumer une cigarette, il avait même pris la précaution de me tourner le dos. » Après lui avoir donné des nouvelles de son travail, Yves, un peu plus rassuré de son état, la laissa. Le fait d’avoir pu parler du drame avait soulagé Angèle. L’autre salaud n’était pas mort, c’était le principal, de plus il semblait bien puni. Elle ne voulait pas que Dominique soit au courant de cette terrible aventure. En dehors de la police et du médecin, seul Yves savait ! À sa voix qui s’adressait au policier en faction dans le couloir, elle reconnut Dominique ; elle n’avait pas attendu la fin d’après-midi. Angèle plaça rapidement une large serviette en papier sur son visage. Elle devinait plus qu’elle ne voyait, aussi dès que Dominique rentra dans la chambre et d’une voix, la plus enjouée qu’elle put, elle lança : « Bonjour ma Dominique, pardon pour le souci que je te cause… Ne regarde pas mon visage… il est encore horrible. Donne-moi la main que je la tienne, que je la serre. » Ses paroles se voulaient décontractées, naturelles. « Mon Dieu, mais ma pauvre chérie, ils t’ont transformée en momie ! Tu sais que je me suis fait du souci jusqu'à ce que j’aie eu le message d’Yves. Comment ça s’est passé ? Tu n’as pas eu peur ? As-tu souffert ? – Moins que ma pauvre « New Bee », en fait c’est un chauffard qui a perdu le contrôle de sa camionnette et il m’a envoyée dans le mur. Le choc frontal n’a pas été si terrible mais l’airbag m’a « explosé » le visage. Pour le reste je n’ai rien. Dans quatre ou cinq jours, avec un bon maquillage… – Mais c’est un scandale, il faut faire un procès au constructeur… en tout cas, tu achèteras une autre voiture plus sûre ! » « Pauvre New Bee, pardonne-moi ces mensonges, je te revaudrai ça ! », pensa Angèle.

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« Et toi, mon amour, comment vas-tu ? Tes séances de radiothérapie terminées, tu ne te fatigues pas trop ? – Écoute, maintenant que je sais mon traitement terminé, tout va très bien, je ne me sens pas trop asthénique et je pense surtout à notre escapade, dans une semaine. Au fait, j’ai encore croisé ce matin Pablo, en allant au Palais, il allait au centre de recherche avec son vélo de cirque, je ne me souciais pas encore de l’absence de ton appel. Il t’embrasse. » Elles parlèrent de choses et d’autres, mais l’essentiel pour les deux était d’être rassurées. Angèle parlait de son projet de nomination et de la planification qu’elle devrait faire à son retour de vacances, des contacts qu’elle devrait nouer avec des personnalités des milieux de la presse, avec des journalistes scientifiques, des associatifs de l’ombre, tous ceux qui témoignaient leur plus grand intérêt pour ces États généraux. Dominique reprenait du poil de la bête et commençait, tout doucement, à retrouver ses dossiers les plus importants. « Angèle, laisse-moi t’embrasser, je t’assure, je fermerai les yeux pour ne pas voir tes ecchymoses. » Angèle fit glisser de sa main gauche tout doucement le Kleenex vers le bas du visage. Dominique l’embrassa sur le front et appuya assez longuement ses lèvres… « Aïe ! Tu me fais mal… – Chochotte, va ! Dis-moi, je ne vais pas te laisser croupir dans cette chambre maintenant que les radios et autres analyses ne montrent rien de grave. Tu ne vas pas passer le week-end ici. – Chez moi, je peux rester seule, il suffit que je change régulièrement de compresses, alors que chez toi je vais te déranger et puis tu avais prévu de répondre à une invitation ce soir… – Chez nous, il y a de la place, et pour te prouver que tu ne me déranges pas, je rejoindrai mes amis mais je rentrerai tôt. Cela te va ? » Dominique avait retrouvé sa superbe, ses habitudes de décision… Pour le plaisir de Dominique, Angèle essaya d’en rire.

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Chapitre 46 Vendredi 25 janvier, 16 heures, Lyon. Hôpital Édouard Herriot. Laboratoire de recherche, centre anticancéreux. Sophie était maintenant hospitalisée depuis le début de la semaine. Pablo, depuis mercredi, n’était pas passé la voir mais les nouvelles qu’il avait eues de l’infirmière, au téléphone, n’étaient pas bonnes. Sophie prenait à peine ses médicaments mais refusait de s’alimenter. Apparemment délivrée du secret qui encombrait sa conscience, elle se laissait aller. Pablo vint lui rendre visite en début d’après-midi. Elle était somnolente, il eut du mal à la voir entrouvrir ses yeux. Il l’embrassa sur le front mais ne fut pas capable de dire si elle avait souri. Ses yeux se refermèrent. Pablo attendit quelques minutes puis tenta de lui parler doucement, lui donnant des nouvelles fantaisistes de Patrick. Pas un trait de son visage ne bougea. Sa respiration était laborieuse mais régulière. Son rythme était lent. Quelques longues minutes passèrent. En sortant de sa chambre, Pablo passa voir l’infirmière du service pour lui dire combien il l’avait trouvée fatiguée. Elle ne lui avait même pas parlé de Patrick. La soignante convint de l’affaiblissement de Sophie. « Jusqu’à hier au soir elle était réactive, d’après ma collègue, et puis cette longue visite qu’elle a eue ce matin avec ce monsieur, un notaire certainement, n’en finissait pas. Il lui a fait signer toute une série de papiers, cela a bien duré deux heures ! Depuis, elle s’est endormie et ne dit plus rien. À midi, je ne l’ai pas réveillée pour le repas. J’espère que pour le goûter, nous arriverons à la réveiller et qu’elle s’alimentera. » Attristé par l’état de Sophie, Pablo regagna son bureau. Le matin, il avait enfin pu se concentrer et son travail avançait. « Allo, M. Paul Gomes, Dominique Schumcker à l’appareil… » Pablo était sur le point de quitter son bureau pour le week-end.

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« Je vous téléphone pour vos annoncer une mauvaise nouvelle, heureusement pas trop grave. Angèle a eu un accident cette nuit en rentrant chez elle. – Mon Dieu ! Est-elle hospitalisée ? – Elle a été mise en observation, elle est sortie en fin d’après-midi et se repose rue Émile Zola. Rassurez-vous, elle n’a que des hématomes de la face et mal à un poignet. – Mais comment est-ce arrivé ? » Pablo, inquiet de cette nouvelle, remontait machinalement son aile de corbeau qui venait régulièrement obstruer son champ de vision. « Un chauffard qui l’a obligée à se rabattre contre la façade d’une maison. Elle devait aller assez vite car le choc a été brutal, son airbag s’est déclenché et est en définitive responsable de son traumatisme de la face. – Mais c’est un scandale, il faut dénoncer à la firme cette anomalie, d’autres conducteurs peuvent en être victimes. – C’est bien mon intention… Enfin, plus de peur que de mal. Angèle, qui a encore des difficultés à parler, a bien insisté pour que je vous appelle et surtout que je vous rassure. – Vraiment merci d’avoir pensé à moi. Transmettez-lui mes plus vifs vœux de rétablissement. » Naturellement, il ajouta : « Et vous, Mme Schumcker, comment allez-vous maintenant que votre radiothérapie est terminée ? » Du diagnostic à son traitement, Pablo avait accompagné en quelque sorte Angèle dans son aide à Dominique. Et c’était d’ailleurs dans la circonstance qu’il l’avait connue. Trois mois déjà. « Depuis que le traitement est terminé, je sens ma forme revenir. Quelques jours de congés au soleil et mon cancer ne sera plus qu’un mauvais souvenir. M. Gomes, vous me donnez l’occasion de vous remercier. Sincèrement, je suis tout à fait consciente de votre aide à m’avoir obtenu des facilités de consultation et de prise en charge. Merci infiniment. Et merci encore d’être devenu un ami d’Angèle, elle me parle souvent de vous et de vos qualités. Elle vous aime bien. » Pablo était désemparé. Pâle comme un linge, il balbutia : « Dites-lui que je l’embrasse, au revoir, madame. » Il déposa avec beaucoup de précaution le combiné téléphonique et resta figé devant. Il n’osait pas se souvenir qu’il avait souhaité la mort de la compagne de celle pour qui il ressentait un amour aussi fort que celui pour son frère Ernesto.

Chapitre 47 Vendredi 25 janvier, 19 heures, Lyon. Brasserie des Cordeliers, rue de la République. Ier arrondissement, rue Émile Zola.

« Yves ? Comment va la gamine ? – et sans attendre sa réponse − De mon côté, j’ai du nouveau. Il faudrait que nous nous voyions ce soir tous les deux, à titre privé. Tu vois ce que je veux dire. – Écoute, Angèle donne l’impression de surmonter ses contusions et son choc psychologique. Si j’osais, je dirais qu’elle fait bonne mine. Ce n’est pas le cas de le dire, au réel, mais moi qui la connais, je puis te dire qu’elle continue d’avoir peur, elle a vraiment était traumatisée. Retrouvons-nous au métro Cordeliers, nous irons boire un pot dans une brasserie de la rue de la République. – C’est d’accord, à 18 h 30. – À tout à l’heure. » Les deux compères trouvèrent une table au fond de la brasserie, à l’abri des oreilles indiscrètes. – Voilà, Yves, on a « serré » le salopard aux chaussures bicolores. Nous sommes à peu près sûrs de ne pas nous tromper. Ce qui est certain, c’est qu’il était chargé de l’exécution du contrat. Mais voilà, au cas où ce serait lui, dit-il, il nie de l’avoir livrée aux trois « merdeux » qui l’ont menacée… – Tu as de ces mots, ils ne l’ont pas que menacée quand même… – Oui mais elle n’a pas été violée, elle l’a dit… – Mais je rêve, merde, tu vas voir qu’Angèle va être poursuivie pour coups et blessures. » Sa voix enflait. « Calme-toi Yves, mais si le « John », lui ou ses proches, aussi pourris que lui, portaient plainte devant la justice, pourquoi pas ? Le « mac aux

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pompes bicolores » me l’a dit. S’il est trop mis en cause, il promet de foutre le « pataquès ». Il va dire que lui ne s’est contenté que d’intimidations verbales, certes coupables, mais c’est tout et pour prouver le contraire il n’y a que la parole d’Angèle et de « John ». Et comme Angèle a failli le tuer et qu’elle n’a pas été violée, tu vois qu’il va s’en sortir le mac, sans une égratignure. » Yves était totalement anéanti. Ce n’était plus de la révolte mais de l’écœurement et ce « salaud » de Paul avait raison ! « Alors là, je n’y crois pas… » Il n’osait pas imaginer la réaction d’Angèle devant de tels propos. Elle en serait assommée, écœurée, et pour cause, encore bien plus que lui. « Au-delà de ces insinuations sordides, que propose-t-il, « ton » mac ? – Peut-être quelque chose d’intéressant. Voilà ce qu’il me dit. Lui n’y est pour rien. Les coupables de ce dont se plaint Angèle ont bien morflé et se tiendront tranquilles. Un est mort, l’autre va devenir un légume et le John, nous l’aurons à l’œil. Je te parie que s’il n’est pas handicapé à vie, dans moins de six mois il est en tôle pour un larcin. C’est un multirécidiviste. Pour casier judiciaire, il a un catalogue de tous les méfaits courants des petits voyous. – Donc, il ne s’est rien passé, Angèle a fait un mauvais rêve et la version officielle de son accident est la réalité. Tu te fous de moi ? Mais qui est ce type qui te manipule, dis-le moi que j’aille le flinguer avec mon vieux calibre 12 et deux balles à sanglier ! – Du calme, Yves, il y a quelque chose de plus intéressant que tu oublies, le commanditaire du contrat. Bien qu’ignorant de ce qui a pu se passer, c’est bien lui le vrai coupable. Évidemment ce n’est pas lui qui va mettre les mains dans le cambouis, en l’occurrence le sang d’innocent. Mais tu es bien d’accord, c’est lui qu’il nous faut et c’est ce que nous offre, « mon » mac, comme tu dis, et dont je te parlerai si tu veux ! – Et alors ? – Le commanditaire contre l’innocence du mac ! Il trouvera cinquante témoins qui jureront qu’ils étaient avec lui ce soir-là ! » Yves était abasourdi mais commençait à reprendre espoir. « Et il est prêt à nous le dire ? – Si nous lui donnons des assurances de son « innocence ». Nous ne le poursuivons pas, Angèle a eu un simple accident et il nous donne le commanditaire. Je puis te dire qu’il a dû toucher gros pour cette affaire, je le connais, il a dû prendre des garanties. Si nous le poursuivons, Angèle

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est, sur la place publique, accusée d’homicide involontaire. Elle n’a pas été violée, son homosexualité est donnée en pâture au public et nous ne saurons jamais qui est derrière ce contrat. Dans ce cas, quel qu’il soit, le commanditaire aura eu gain de cause car Angèle sera discréditée. Tu sais, Yves, le monde n’est pas fait que de « gentils ». Une partie de la population ne serait que trop contente de brûler ce qu’elle a adoré la veille. La jalousie est terrible de la part des médiocres ! Des fois, il faut savoir être réaliste. » Yves Courtier était mal, il vivait un cauchemar éveillé. Il gardait un silence que Paul respectait. Ce n’était pas possible, il y avait une erreur quelque part ! Ou bien non, le monde est ainsi fait que le mal triomphe impunément ? « Paul, je suis anéanti, après ce que je sais du calvaire d’Angèle, tu me demandes de l’oublier ? Cette « gamine » est passée à un doigt de ce que l’on peut imaginer de plus abject, elle serait peut-être morte… » Paul l’interrompit sèchement, d’une voix sans émotion. « C’est très possible… – Et tu veux qu’on oublie tout ça ? Mais je ne peux pas répondre pour elle ! – C’est bien ce que je viens te demander, Yves. C’est à elle de prendre cette décision, il n’y a qu’elle qui puisse le faire. Qui connaît la réalité ? Le mac, elle, toi, moi et le médecin. Moi, je peux t’en parler directement mais je ne peux pas avec la « gamine ». Et puis, elle est actuellement encore choquée, tu me l’as confirmé tout à l’heure. Mais Yves, dans ce genre d’affaire, il ne faut pas laisser traîner sinon c’est foutu. Sache que je ferai ce que vous voudrez, et sans états d’âme. S’il faut l’arrêter, je retrouverai un indic ! Si nous le laissons tranquille, Yves, nous irons jusqu’au bout avec le commanditaire, crois-moi ! J’ai une petite-fille qui a quinze ans… – Ah parce que ton « mac », en plus, c’est un indic ? » Paul s’assura que personne ne pouvait vraiment les entendre et de sa voix monocorde. « Oui Yves, c’est un mac qui tient une grande partie du cheptel des putes de la Croix-Rousse. Tu comprends pourquoi, pour lui comme pour d’autres, les femmes se résument à de la « viande à baiser » comme il dit. C’est dégueulasse mais c’est comme ça. Il est plutôt réglo, et surtout, jure-moi que tu ne le répèteras jamais à personne, Yves, c’est lui qui nous fourgue les plus importants renseignements sur le trafic de drogue. Tu sais, je pense que son espérance de vie est limitée, mais pour le moment c’est comme ça, il nous fournit grassement.

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– J’ai cinquante-huit ans et je croyais que dans mon métier, j’en avais vu des choses pas très belles… mais là ! Dans quel monde vis-tu, Paul ? » Le commissaire haussa les épaules et soupira. « Dans l’underground de notre société ! Tu te souviens Yves, à vingtcinq ans j’ai été attiré par la fête, les filles ; nous faisions notre droit et cette vie d’étudiant trop facile me permettait de fréquenter un peu trop ce milieu de marlous, jusqu’au jour où je me suis retrouvé dans une rafle. Il y avait eu un règlement de comptes dans le cabaret où j’avais pris quelques habitudes. J’ai compris que dans ce milieu, il ne pouvait y avoir que deux camps… J’ai eu la chance de me situer dans le bon mais que je le veuille ou pas, j’ai toujours appartenu à ce milieu et ses règles, je les connais. » Ils étaient amis d’enfance, voisins de palier, du même âge, ils avaient fait leur scolarité de concert ; deux frères, Cordier et Courtier, toujours à la suite lors des appels. Ils avaient commencé leur droit ensemble, Paul avait pris le temps de s’amuser et peu à peu ils s’étaient perdus de vue. Yves promit à Paul de le contacter dès le lendemain matin. Angèle était rentrée de l’hôpital et malgré ses protestations, Dominique n’avait pas accepté qu’elle regagne, seule, son appartement des Brotteaux. Elle avait obtenu de l’installer dans la chambre d’amis pour qu’elles ne se dérangent pas mutuellement dans leur sommeil. Yves appela Angèle sur son portable. « Tu vas bien, ma petite ? − Et sans attendre la réponse − Il faut que je te voie tout de suite. – Je vais mieux, j’arrive maintenant à entrouvrir mes deux yeux ; ces compresses sont miraculeuses. Tu ne crois pas que nous pourrions nous voir demain matin ? » Sans vouloir paraître trop autoritaire, Yves insista. « Non Angèle, c’est très urgent, immédiatement si tu peux. Tous les deux, seuls. » Silence. « Tu m’as bien entendu ? – Oui Yves… mais je ne peux pas me déplacer. – Je m’en doute, je te rejoins. Où es-tu ? » Silence. – Écoute-moi, Yves, je suis chez mon amie, elle n’est pas là et cela me gêne de te recevoir chez elle…

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– C’est très bien… à quelle heure doit-elle rentrer ? – Euh… vers 23 heures, elle dîne chez des amis. – Téléphone-lui pour lui dire que tu vas bien et qu’elle ne se presse pas. Je suis là dans cinq minutes. Le code d’entrée ? » Gênée, Angèle le lui donna et lui dit qu’elle l’attendrait dans le garage au fond de la cour intérieure. Installé dans la chambre d’amis, Yves s’excusa d’avoir ainsi forcé sa porte. « Je viens de quitter Paul Cordier, mon ami d’enfance, et il faut que je te parle seul à seul, c’est secret et urgent. » Yves lui exposa précisément la conversation qu’il venait d’avoir avec le commissaire. Il lui fit part de son écœurement pour la proposition du « mac », même s’il reconnaissait son bien-fondé. Angèle l’écoutait attentivement sans l’interrompre. Lorsqu’il eut fini, il était incapable d’imaginer sa réaction. Son visage encore bien boursouflé ne pouvait de toute façon exprimer le moindre sentiment. Elle garda encore deux longues minutes le silence, la tête basse. « Trois conditions… Trois conditions absolues, Yves. La première est que Dominique soit absolument tenue à l’écart. Que jamais, au grand jamais, la moindre allusion à son nom, à son existence, ne soit suggérée. Deuxième condition, mais celle-là me paraît plus facile, le secret absolu. Yves, jure-moi que toi seul et le commissaire êtes au courant de ce qui s’est réellement passé et qu’il en sera toujours ainsi. La troisième condition est aussi importante et ne devrait pas poser de problème, au contraire c’est un mensonge ! La version officielle restera l’accident, celle confidentielle, que je livrerai à Dominique en temps voulu, est que le chauffard du fourgon, avant de s’enfuir, m’aurait molestée par plusieurs gifles et que c’est pour lui échapper que l’on m’a retrouvée à distance de ma voiture. Arrangetoi avec ton copain Paul pour que ce scénario soit totalement crédible. Si ces requêtes sont satisfaites, sans états d’âme, je suis d’accord. Tu sais Yves, ce n’est pas la punition de ces sous-hommes qui me guérira de mes angoisses. Ils ont déjà payé leurs intentions, cher pour la plupart. C’est à moi d’assumer la peur que j’ai eue, celle qui persistera toute ma vie et ce n’est pas la vengeance qui m’y aidera. » Le pouce gauche sous sa bretelle, le combiné dans la main droite, Yves téléphona. « Allo, Paul ? J’ai une réponse à te donner. Elle est assortie d’exigences qui me paraissent acceptables… » Il lui fit part de la discussion qu’il venait d’avoir avec Angèle.

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« C’est bien l’impression que j’ai eue… Elle est bien cette « gamine » et je suis même certain qu’elle est intelligente ! Je te tiens au courant de la suite car tu penses bien qu’il va falloir qu’il s’aligne le « magnat de la baise », et je ne vais pas me contenter de vagues promesses ou d’impressions générales. Il sait que je le tiens, une simple défaillance de ma part et c’est aux gardons du fond du Rhône qu’il ira montrer ses pompes bicolores, le « Pierrot ». Yves je raccroche, la deuxième mi-temps de l’OL commence… À demain. »

Chapitre 48 Vendredi 25 janvier, 16 heures, Vénissieux. Sortie de la mosquée. 17 heures, agence Second Time à Lausanne.

La mise en œuvre du logiciel, qui faisait peur à la CNIL, avait été productive. Les messages partaient pour la plupart de chez Brahim et la liste de ses destinataires, une petite vingtaine, montrait qu’ils étaient tous situés dans le même quartier. La surveillance de Brahim à la sortie de la mosquée allait permettre de repérer ses éventuels contacts. Son interpellation était prévue après la prière. D’ici là, a priori, rien ne pouvait se passer. Brahim était mieux surveillé que du lait sur le feu. À la mosquée de Vénissieux, comme ailleurs, la prière du vendredi était toujours suivie d’un prêche. Elle rassemblait une foule importante de pratiquants. Les commentaires sur quelques versets du coran terminés, les fidèles repartirent par petits groupes. Entre eux, les discussions étaient diverses mais le plus souvent on parlait du « pays ». Et toujours pas de Brahim. Les agents spéciaux et de police en charge de son interpellation commençaient à avoir des sueurs froides dans le dos. Où était passé Brahim ? S’était-il aperçu de la filature et avait-il préparé une fuite ? Était-il en conciliabule avec quelques autres excités obnubilés de fatwas ? Plus personne ne sortait maintenant de la mosquée. Le commissaire se demandait s’il ne fallait pas investir les lieux, avec tous les problèmes que cela supposait… À sa tenue, il crut reconnaître un imam. D’un air dégagé, il se dirigea vers lui. « Pardon monsieur, j’avais rendez-vous devant la mosquée avec un ami, Brahim Djelouli, après la prière du vendredi. Je ne le vois pas, savezvous s’il est venu ?

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– Mais bien sûr qu’il est là, il s’occupe de jeunes gens, comme chaque vendredi après la prière. Vous, vous diriez probablement qu’il s’occupe de catéchèse. » Le commissaire poussa un soupir de soulagement. Une demi-heure plus tard, ils virent sortir un groupe de jeunes adolescents et derrière eux Brahim discutant avec l’un d’eux. « M. Djelouli ? Police nationale, pouvez-vous nous suivre ? Nous avons quelques questions à vous poser. » Brahim n’eut pas l’air de bien comprendre et un peu hébété les suivit dans la voiture. « M. Djelouli, nous allons au commissariat de police. Nous risquons de devoir prendre du temps, aussi vous devriez téléphoner chez vous pour avertir que vous ne rentrerez peut-être que tardivement. » Toujours ne comprenant pas ce qui se passait, il saisit le téléphone qu’on lui tendait et avertit, sans explication, les siens d’un retard. La voiture filait à toute vitesse malgré les encombrements du vendredi soir. Brahim était plus préoccupé d’un accident que de la raison de cette interpellation. La sirène de la voiture devant laquelle les autres véhicules s’écartaient l’impressionnait. « Votre nom, prénom, âge, adresse, lieu de travail… » Brahim comprenait de moins en moins ce qui lui arrivait puis brusquement, au décours de ces questions mitraillette, il se surprit à avoir peur qu’un de ses aînés ait fait quelque bêtise, même s’il ne pouvait le croire. À toutes les questions, maintes fois répétées, il avait réponse. Sur son travail, ses enfants dont il était fier, surtout depuis que l’interrogatoire avait l’air de le soupçonner lui et pas un de ses fils. Il répondait naturellement à toutes ces questions, au grand énervement apparent des policiers. Il fut à peine gêné lorsqu’il dut s’expliquer de son escapade de la veille. Oui, il allait le jeudi voir les prostituées, pas spécialement la même d’ailleurs. Apparemment cela ne lui posait pas de problème vis-à-vis de sa religion et encore moins vis-à-vis de ses femmes. Cela faisait maintenant plus de deux heures que ces questions, posées à plusieurs reprises, croisées, demandées par différentes personnes, assaillaient Brahim. Il gardait son calme mais était exaspéré de l’apparente incompréhension de ceux qui les lui répétaient. Et puis arriva enfin LA question : « M. Djelouli, régulièrement partent de chez vous des messages e-mail dont l’objet est « Les Enfants d’Allah ». Parlez-nous de votre association, du groupe auquel vous envoyez ces messages sibyllins, car le contenu ne donne que des dates et heures de rendez-vous.

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– Il s’agit plutôt des « Fils d’Allah » car pour l’instruction religieuse je ne m’occupe que des jeunes garçons et pas des filles. Mais en définitive les expressions sont les mêmes. Ce n’est pas une association mais un groupe d’instruction religieuse. » Perplexes, les policiers se regardaient mais voulaient en savoir plus… « Toutes les semaines, c’est mon « plus jeune » qui rappelle aux parents de tous ces enfants les rendez-vous de mon enseignement. Parfois je leur dis qu’ils devront me réciter plusieurs versets du Coran, qu’ils doivent savoir par cœur. D’autres fois, c’est rare, quand je dois travailler le vendredi après-midi, je leur fais savoir que la réunion n’aura pas lieu. » Il était impossible d’arrêter Brahim de citer le bien-fondé de son enseignement. Il racontait combien il était heureux de l’extraordinaire moyen de communication que représentait Internet. Les agents de la sécurité, les policiers, étaient dépités, déçus. Tous les recoupements qu’ils avaient les moyens de faire concordaient avec les déclarations de Brahim. Les informations recueillies à Casablanca confirmaient tout ce que Brahim avait pu dire de sa famille, qu’il allait revoir tous les deux ans. Inch Allah, si Dieu le veut. Brahim était un brave marocain de la première génération, bien intégré, attaché à sa culture et à sa religion. À son travail, il donnait toute satisfaction. Chez lui, son plus grand souci était l’éducation de ses enfants. Et les résultats en étaient plutôt probants. Il était onze heures du soir lorsqu’on ramena Brahim chez lui. Pour le principe et presque avec amabilité, on demanda à emporter l’ordinateur pour examen, que l’on ramènerait le lendemain matin. À part l’incursion régulière sur des sites pornographiques à des heures où Brahim était au travail, on ne trouva rien de suspect sur le disque dur ou sur le journal des connexions. * * * Pour ce qui relevait de la liaison entre l’action de Flamanville et l’attentat de Bordeaux, s’il y avait un lien commun, il ne pouvait passer que par l’agence Second Time de Lausanne. Une équipe spécialisée de la cellule antiterroriste embarqua discrètement avec du matériel dans le premier avion pour Lausanne. On savait ce que faisait Second Time mais ses propriétaires n’étaient pas connus. Société anonyme ? Pour le contact, le plan était de devenir client.

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« Sur les conseils d’Hélico Ambiance, nous voudrions avoir des renseignements sur vos prestations. Pouvez-vous, sur une dizaine de jours, organiser les déplacements et les hébergements de quinze investisseurs américains ? Ils voudraient prospecter en Europe des sites pouvant recevoir la construction de résidences de luxe pour personnes âgées. Leur étude de marché a ciblé dix possibilités. Les déplacements doivent être prévus en avion privé, hélicoptère, l’hébergement dans des résidences de grand confort. » – Pas de problème monsieur, mais l’ouverture d’un dossier est de 30 000 francs suisses payables d’avance, remboursables si nous traitons votre dossier. Si vous préférez, 25 000 $ US. – Pas de problème… » Le groupe des clients était de trois personnes. L’interlocuteur principal se tourna vers un de ses accompagnants et avec un accent américain prononcé lui demanda d’établir un chèque. L’interpellé sortit un chéquier de la Manhattan Bank et s’exécuta. La discussion s’engagea, une série de renseignements furent échangés. Les deux accompagnants assistaient leur responsable. Une heure trente plus tard, un devis leur était promis dans un délai de quinze jours. Le client insista pour l’avoir sous dix jours. L’ordre de prix serait probablement compris entre 380 000 et 460 000 francs suisses, sans les consommables, carburants et repas. Sortis de l’agence, ils montèrent dans leur voiture de location. Au premier carrefour, une jeune femme les rejoignit. « Alors ? – Pas de problème, nous avons pu piéger leur téléphone, repérer leur système de surveillance et prendre les empreintes pour entrer sans effraction ni dégâts. Grâce à nos gadgets, nous allons pouvoir neutraliser les sécurités et autres alarmes et visiter en toute tranquillité leur agence… » De son côté, la jeune femme avait mené son enquête dans le quartier. Elle était une « future propriétaire » d’appartement dans un immeuble contigu à celui de l’agence. Sous le couvert de questions de la vie courante, elle avait l’art, elle avait été formée pour, d’obtenir de précieux renseignements. Au milieu de mille renseignements totalement inutiles, elle avait appris qu’une femme de quarante ans environ séjournait de temps à autre, de façon non régulière, dans un appartement au-dessus de l’agence. Elle ne faisait jamais ses courses mais une entreprise s’en chargeait. Chez la pharmacienne, elle eut de la chance, elle rencontra la « gardienne de l’immeuble », ou plutôt la femme de ménage des parties

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communes. D’ailleurs elle ne se plaignait pas car l’immeuble ne comportait en plus de l’agence qu’un grand appartement loué épisodiquement et pouvant rester vide longtemps. Les clients de l’agence étaient rares, la gérante lui avait dit que le plus souvent elle travaillait par correspondance. Et ce n’était pas ce petit bout de femme, un peu bizarre, toujours seule, qui par ses rares allées et venues pourrait salir la cage d’escalier. Elle accédait à son appartement de l’agence par un escalier intérieur et en plus elle portait toujours des gants. Noirs l’hiver et blancs l’été. Propre, était est toujours très propre. Du bavardage avec la femme de ménage, elle apprit encore que cette femme était polie mais peu causante. Petit gabarit, elle se coiffait souvent différemment. Une fois, elle avait dû oublier ses lunettes, habituellement teintées, elle lui avait trouvé un regard bizarre. « Comment ça, bizarre ? – On aurait dit que ses yeux ne regardaient pas dans la même direction. – Elle louchait ? – Non, comme elle s’est aperçue que je regardais son visage, elle m’a fixé une seconde et ses yeux étaient différents. Je n’avais jamais vu ça, ils étaient de couleurs distinctes, un clair, l’autre sombre. Elle a tourné la tête et de ses mains gantées, elle a sorti des lunettes de son sac. » La visite de l’agence Second Time et de l’appartement fut, grâce à la technologie et au savoir-faire des indélicats visiteurs, sans bavure. Malheureusement la récolte des renseignements fut très pauvre et même nulle. Pas le moindre dossier sur les propriétaires. Tous les dossiers correspondaient bien à des prestations d’une clientèle aisée, parfois très connue. À part les renseignements de voisinage sur la présence épisodique d’une femme de taille moyenne, mince, d’une bonne quarantaine d’années, aux yeux vairons, à la chevelure changeante et qui portait apparemment très souvent des gants, on n’avait rien de plus concret. Il faudrait attendre les écoutes des lignes téléphoniques et des micros d’ambiance, mais elles resteraient limitées : on avait oublié d’informer la police suisse.

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Chapitre 49 Samedi 26 janvier, 11 heures, Bordeaux. Rue piétonnière Sainte-Catherine.

Le ciel dégagé illuminé d’un soleil hivernal et sec s’était maintenu toute la semaine sur le bordelais. Dès vendredi, le trafic des gares routières et SNCF était redevenu normal. Les universités et lycées avaient repris les cours. Enfin les commerces de la voie piétonnière Sainte-Catherine allaient pouvoir ouvrir à nouveau. Les moquettes au sol étaient bicolores et les couleurs s’inversaient tous les cents mètres. Les devantures, jusqu’à hauteur du premier étage, détonnaient par leur propreté du reste des façades. Les nuances délavées semblaient voulues pour quelque décor urbain avant-gardiste. Une sonorisation alternait des airs d’opéra avec de la musique plutôt contemporaine, voire futuriste. À l’entrée de la rue, comme à chaque principale intersection, étaient disposés des distributeurs de surbottes bicolores. Dès le milieu de la matinée, l’affluence commença à être importante. La rue piétonnière, qui se prévalait d’être la plus importante d’Europe, retrouvait sa superbe. Le journal Sud-Ouest et les radios locales avaient fait de cette réouverture un acte citoyen en réaction à l’intimidation terroriste. Ajoutez à cela le beau temps et la curiosité de fouler les lieux théâtre de l’attentat. Il n’en fallait pas plus pour garantir le succès de l’opération. Les slogans étaient axés sur la propreté exceptionnelle des lieux : « Venez visiter la rue piétonnière la plus propre du monde ! » La présidente avait demandé aux commerçants qui voulaient estomper quelques blessures du nettoyage trop violent, d’afficher, pour les cacher, un message sur le maintien de la propreté. « Une rue sans graffitis ni tags… ? C’est possible, il suffit de le vouloir ! », « Non à la salissure…, c’est le début de la pourriture ! »… Régulièrement,

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la musique d’ambiance associait aux slogans publicitaires commerciaux les slogans les plus réussis. Le personnel des magasins était habillé de combinaisons de tissu papier blanc, avec surbottes ou chaussons en caoutchouc de couleur, du meilleur effet. Les élégantes réussissaient à agrémenter ces combinaisons de fanfreluches de toutes sortes, de quoi donner des idées à des couturiers de prêt-à-porter… Dès midi, l’ambiance était plutôt joyeuse. Aux consignes de prévention, déjà excessives, s’ajoutaient les tenues délirantes de zazous qui venaient avec des équipements dignes de cosmonautes en tenues de sortie dans l’espace. D’autres, la tête prise dans des bonnets de douche, n’hésitaient pas à porter de vieux masques à gaz. Tous les vendeurs de produits de bouche, marchands de glaces, sandwichs, pizzas et autres pâtisseries, fournissaient, avec leurs marchandises, des gants de propreté. Le spectacle de consommateurs attablés dans la rue, consommant leurs pizzas, mains gantées, était pour le moins insolite… Une jeune femme aux formes un peu arrondies n’avait pas hésité à noter sur le dos de sa combinaison : « Radioactivité naturelle : 12 000 becquerels… Il faudrait bien que j’en perde 2 000 ! ». Sans doute quelque scientifique sans complexe de son poids… Le bilan de la journée fut excellent pour les commerçants. Les badauds apprécièrent l’esprit de kermesse et la propreté inhabituelle des lieux. Les clochards, habitués des lieux, avaient été exclus du décor. Leur absence était tellement inhabituelle qu’elle fut remarquée. Quelques associations hostiles à cette banalisation du risque scandaient des propos alarmistes en brandissant des panneaux portant d’horribles photos de victimes du bombardement d’Hiroshima. « Voilà ce qui attend nos enfants et petitsenfants ». Dans ce contexte, leurs manifestations étaient totalement décalées et apparaissaient provocatrices. Aux deux extrémités de la rue, des militants de Global Environment, habillés en tenue étanche de sécurité, proposaient le contrôle de contamination des pieds ou des mains, sans grands résultats. Ils n’étaient pas convaincants.

Chapitre 50 Samedi 26 janvier, 16 heures, Lyon. Commissariat de police.

Les locaux du commissariat n’avaient pas encore tous été rénovés, certains étaient lamentables. Paul avait délibérément choisi une pièce assez sordide pour discuter avec Antoine Pélégrini, dit Pierrot. Au début de sa carrière dans le milieu, le teint toujours blafard, il était coutumier de l’œil au beurre noir, ce qui lui avait valu le surnom de Pierrot. Incontestablement, dans le milieu de la prostitution, il tenait le haut du pavé. Dans les années 1990, il avait été l’un des premiers à s’intéresser au « marché » des filles de l’Europe de l’Est. « Alors Pierrot, tu as bien réfléchi ? – À quoi ? – Aux belles années qu’il te reste à vivre et que tu vas passer en tôle à te faire tabasser par ceux que tu as « donnés ». Ils sont nombreux à vouloir se venger, tu sais ; comme les gardiens sont tolérants, dans certaines circonstances, ils accepteront de fermer les yeux sur vos petits règlements de comptes entre « amis ». Ils vont te pourrir la vie, mon Pierrot. – Oh Paul ! Ça va pas ? Tu ne m’as pas fait venir pour me raconter ces conneries à effrayer les malfrats impubères. Je viens pour discuter du marché dont nous avons convenu… mon innocence contre le commanditaire ! – Oui mais la « donne » change, Pierrot. Tu es tombé sur un os. Manque de chance l’ami, tu ne peux pas toujours gagner ! – Qu’est-ce que tu me racontes comme conneries ? – Eh bien voilà, ce n’est pas de ta faute, tu ne pouvais pas le savoir, mais la petite est immensément riche… – Et alors, qu’est-ce que j’en ai à glander ?

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– Elle a morflé, la « gamine », et elle est sacrément revancharde ; elle est prête à acheter le témoignage de John pour 200 000 euros, et je peux te dire que le « borgne balafré » ne va pas se faire prier longtemps pour te balancer. Il m’a même promis de dire que c’est toi qui l’as « marqué » après une dispute par ce que tu voulais te faire la gamine alors que dans le contrat, d’après lui, il fallait lui faire peur mais ne pas la toucher… – Mais je rêve, putain… » Pierrot était moins flambard et commençait à avoir des doutes. « Paul, tu ne vas pas marcher dans ces combines à la con, ce sera ma parole contre celle de ce petit demeuré de John. – Tu sais Pierrot, plusieurs dizaines de milliers d’euros ça rend vite intelligent et il aura les témoignages qu’il voudra, « le John ». – Putain, arrête de déconner Paul, toi tu la connais la vérité, tu ne vas pas laisser faire ça ! – Oh moi… tu sais, il suffit que j’aie un coupable… Lequel ? Je m’en contrefous ; après tout, c’est elle la victime et elle a les moyens de faire le choix. Comprends-la, Pierrot, les autres ont morflé sauf toi. Il y a une logique. Que veux-tu, elle est vicieuse, riche et elle ne pense qu’à la vengeance. Alors bon, c’est vrai, tu nous manqueras, tu étais pour nous un bon indic, mais rassure-toi j’en ai deux ou trois qui ne demandent qu’à te remplacer. Tu es usé Pierrot, la roue tourne… » Le ton désabusé, voire compatissant de Paul était impressionnant. Il avait l’air de s’excuser… Pierrot eut encore un sursaut d’orgueil. « Paul, tu sais qui j’aurai dans ce cas-là comme avocat ? Philippe Maullard, le ténor du barreau. Putain, il lui faut de la tune, mais il en a fait sortir à côté de qui je ne suis qu’un enfant de cœur. Alors les caprices de cette salope de fille de riche, tu vois où je me les carre ! » C’est alors que Paul l’acheva : « Je te le répète, mon Pierrot, ce n’était pas ton jour de chance ce soirlà. Tu aurais mieux fait de rester à perdre tes 3 000 euros au poker… ou mieux te renseigner sur votre garce, car je ne sais si tu étais au courant, mais elle est gouine… – Oui je le sais, par le commanditaire on me l’avait dit… » Paul eut du mal à masquer un haussement de sourcils… « Mais ce que ce con ne t’a pas dit, c’est qu’elle tient par les couilles, si elle en avait, la diva des prétoires… – Et alors ? – Et alors quoi ? … Comment, tu ne la connais pas, mon Pierrot ? Mais cette Diva des prétoires… nous, policiers, nous le savons, elle le

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manipule comme elle le souhaite ton Maullard. Tu parles, elle peut le faire condamner pour détournement de mineures quand elle veut ! Il te faut lui trouver un remplaçant ! » Paul se tourna sur sa chaise et moins de cinq secondes après, son portable sonna. « Quoi, encore ? … Le procureur ? … OK, j’arrive… – Excuse-moi Pierrot, juste un instant, le procureur me demande en urgence. » Il se dirigea vers le couloir, puis sur le pas de la porte, se ravisa. « Pardon Pierrot, c’est pour la forme – il sortait des menottes accrochées à sa ceinture dans le dos, passa un bracelet à son poignet et l’autre au tuyau du chauffage central – juste le temps de te retrouver. Tiens, pendant que tu m’attends, je te commande un café. Avec ou sans sucre ? » Pierrot avait perdu de sa superbe, son dos s’était voûté. « Avec. » Dans une salle au-dessus de la pièce où Pierrot attendait, deux écrans de contrôle permettaient de voir, selon différents angles, l’ensemble de la pièce et ses occupants. La restitution du son était parfaite. « Quel cinéma il nous fait, ce Paul, tu es devenu un artiste. Le Pierrot, il va faire dans son froc si tu continues. – Détrompez-vous, tas de novices, si on le laisse comme ça pendant une heure, il reprendra du poil de la bête. – Toi, Jacques, le petit dernier, tu vas aller lui demander son état civil, sa profession, son adresse, etc. Il faut l’empêcher de trop réfléchir, sinon il va sentir l’arcane ; je reviens dans cinq minutes avec des promesses contre ses aveux. La douche écossaise. Il ne faut pas se manquer. » Les trois inspecteurs stagiaires faisaient leurs travaux pratiques et admiraient le savoir-faire de Paul Cordier. « Je vous ai déjà dit que ce n’est plus mon adresse,... putain, combien de fois il faut que je vous le répète… – Oui, mais dans cet ancien dossier il est écrit que vous habitez toujours 23, rue Charles Nicolle… » Paul rentra dans la pièce, un café à la main. Le jeune inspecteur joua le jeu et parut surpris. « Inspecteur Durand, je vous avais demandé d’amener un café à M. Pélégrini et pas de l’ennuyer avec des détails de son état civil. Vous pouvez disposer. » Paul sortit les clés de sa poche pour détacher Pierrot.

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« Maintenant Pierrot, je vois une autre solution… J’y réfléchissais en montant voir le « proc ». Après tout, tu ne l’as pas touchée cette petite. Et si tu étais sympa tu pourrais lui faire faire des économies… Tu sais, deux cent mille « pions », ce n’est pas rien… même pour une riche. Elle, c’est une sacrée rancunière et ce qu’elle veut, c’est se « payer » un mec, le mettre dans la merde complète, toi ou un autre, après tout elle s’en fout, il s’agit qu’il lui ait voulu du mal. Si c’est toi, ça lui coûte le max, si c’est le commanditaire c’est gratos. Moi à ta place, je n’hésiterais pas ! » Pierrot avait le teint grisâtre et regardait le vieux plancher de la pièce. Il était atteint, mûr, prêt à être cueilli. « OK Paul, je vais tout te dire mais il faudra t’en souvenir, car si ici tu peux m’aider à sauver ma mise, là-haut, à Paris, j’ai peur que ce soit plus difficile. » Brusquement, Pierrot se mit à raconter avec force détails les éléments du contrat. Dédé de Pigalle l’avait appelé pour un « contrat » sur Lyon dans la nuit de mercredi à jeudi. C’est lui qui était l’intermédiaire et le garant. D’accord sur le principe, Pierrot avait ensuite été contacté par une voix déguisée. Il était question de la journaliste Angèle Delaunay, à qui il fallait faire comprendre qu’elle arrête de dénigrer les associations. Ce devait être un premier et dernier avertissement. Ne pas la tuer, si possible… pour ne pas en faire une martyre, mais la marquer le plus profondément possible. Le prix du contrat avait été discuté et fixé en définitive à 80 000 euros. Pierrot devait venir chercher cet argent à Paris. Il avait exigé « tout en billets usagers de vingt euros ». Dédé de Pigalle était garant de son exécution pour le commanditaire. Ses frais étaient de 10 % de la somme. « Oui, mais cela ne me dit toujours pas qui est le commanditaire, Pierrot ! – Attends Paul, tu connais Dédé de Pigalle, ce n’est pas à lui que j’allais le demander, il m’aurait envoyé à la pêche. Et puis, Paul, tu le sais, cela ne se fait pas ! – Alors ? – Pas fou, le Pierrot, il veut savoir pour qui il bosse, on ne sait jamais… Je ne suis pas monté tout seul à Paname, j’ai demandé à Marc le boiteux de m’accompagner. J’avais rendez-vous dans une brasserie à Neuilly, place Winston Churchill, le jeudi 24 janvier assez tôt. J’ai prétexté que je ne pouvais être là que dans la matinée. Le Marc, tu le connais, tout le monde le voit avec sa démarche de handicapé, mais personne ne le remarque. Il a planqué et pouvait m’indiquer par téléphone si la piste était minée.

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J’ai vu arriver au rendez-vous une femme d’une bonne quarantaine avec une sacoche de cuir contenant le fric. Pour le principe, j’ai fait semblant d’aller aux toilettes pour contrôler la somme, avec Dédé c’est inutile, il est béton ce mec. De retour dans la salle, elle n’y était plus, mais Marc devait la suivre. Elle a remonté le boulevard d’Inkemann. Arrivée au carrefour avec le boulevard Bineau, elle a tourné à droite. Quelques centaines de mètres plus loin, il ne la voyait plus. Tu comprends, sur ces avenues aussi dégagées, il ne pouvait pas la serrer de trop près. Il allait partir quand elle est ressortie d’une église Évangéliste, il l’a vue traverser la rue et entrer dans une petite clinique vétérinaire. Le Marc, il a attendu toute la journée, elle est repartie vers cinq heures de l’après-midi. Le lendemain, hier, elle est bien revenue au cabinet en voiture. Marc, on peut dire ce qu’on voudra de lui, mais c’est du sérieux, il a encore attendu et surveillé toute la journée. – Bon et alors, le commanditaire, c’est le véto ? – Tu ne crois pas si bien dire. Figure-toi que lorsque Marc planquait, il avait remarqué trois places de parking dans la petite cour, probablement pour les vétérinaires. Bien sûr dans la soirée il était venu relever les noms des praticiens. Ils lui étaient inconnus, mais lorsque le véto est sorti, le Marc en est tombé sur le cul. Il a reconnu dans ce mec celui qui à la télé intervenait dans un débat. C’était il y a quelques jours, à l’occasion de l’émission sur l’attentat de ces connards à Bordeaux. Paul, j’ai la trouille, je ne peux pas te le dire, c’est trop gros ! Je signe mon arrêt de mort. Ils sont forts, ils sont partout ! – Pierrot, arrête de faire le con, dis-le moi, je te libère et on t’oublie. » Le caïd se leva brusquement et prit Paul par le cou. Dans la salle de contrôle, pensant à une attaque subite, les jeunes inspecteurs s’apprêtaient à foncer. Le mac murmura quelques mots à l’oreille de Paul et se releva, presque souriant, comme soulagé du secret qu’il venait de confier au commissaire. « Ce n’est pas vrai… ! Pierrot, tu te fous de moi… » Paul était incrédule mais devait bien admettre la possibilité de cette vérité. Cela pouvait effectivement être énorme.

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Chapitre 51 Dimanche 27 janvier, 12 heures, Vénissieux.

Entre Paul et Mohamed Ben Madhi, il n’était question que de « Momo » et de « Pablo ». Toujours disponible et efficace, Pablo avait fait de Momo un collaborateur de premier choix et probablement un de ses rares amis. La réciproque était vraie, Momo et sa femme Djamila l’invitaient assez fréquemment à déjeuner le week-end à Vénissieux. Pablo retrouvait avec plaisir le couple et leurs trois adorables bambins, bien élevés et toujours bien mis. La cuisine de Djamila était un délice. Elle appréciait d’autant plus les compliments sur sa cuisine que Pablo lui demandait toujours ses recettes sans oublier les détails des épices qu’elle utilisait. Momo et Djamila étaient Tunisiens, originaires de Djerba. Avec eux tout était simple, bien sûr ils avaient leurs problèmes, mais jamais ils ne se plaignaient. Ils voyaient toujours le bon côté des choses et paraissaient assez indifférents aux aléas des provocations médiatiques de tout ordre. Le couscous Royal était excellent. Pablo, honteux de s’être resservi deux fois, fit plaisir à Djamila, enfin rassurée de le voir ne pouvoir finir son assiette. Pablo avait pratiquement bu la moitié de la bouteille de rosé. Ses amis les Ben Madhi ne goûtaient pas à l’alcool mais, en Tunisiens émancipés, considéraient comme normal, et la moindre des politesses, d’en proposer à leurs invités. Sensible à cette attention, Pablo demanda à Momo s’il avait déjà goûté le vin. « Je suis musulman pratiquant mais je respecte les mœurs du pays où je travaille. Pour ne pas mourir idiot j’ai essayé de boire un peu de bon vin de Bourgogne, cela ne m’a pas plu et franchement je n’y prends pas de plaisir. Au-delà des consignes de l’Islam, pour moi c’est culturel et je n’éprouve aucun attrait pour les boissons alcoolisées.

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– Tu dis que c’est culturel mais ne me fais pas croire que le coca-cola que vous buvez en quantité fait partie de la culture musulmane… » Pablo était échauffé par l’alcool. Momo lui répondit du tac au tac. « Un, je regarde autour de moi et je ne vois pas que des musulmans se « remplir » de cette boisson, devenue la référence mondiale. Deux, c’est le manque d’éducation à découvrir les subtilités des odeurs, des saveurs que vous savez trouver dans vos vins… – Et trois – ajouta Pablo – c’est l’euphorie, voire l’ivresse que procure l’alcool que l’Islam a interdit. – C’est sûrement vrai et bien fondé – reprit Djamila – regarde le nombre d’alcooliques que l’on a de plus en plus maintenant au Maghreb. Officiellement personne ne boit mais on voit des bouteilles de bière partout. Sous une apparence de respect hypocrite de la religion, l’impact social et sanitaire de l’alcoolisme devient un réel problème. » Momo surenchérit : « C’est pourquoi je considère que les imams ont raison de prôner cet interdit et d’autres d’ailleurs, comme… – Écoute Momo, là je ne te suis pas, l’application à la lettre des préceptes du Coran me paraît dépassée… – Pour certains aspects tu as raison, mais pas pour tous. Justement, avec Djamila nous avons longuement discuté sur l’instruction religieuse de nos enfants. Sur le fond, nous sommes tous les deux d’accord, mais pas sur la forme. Je souhaitais que notre fils aîné suive l’instruction du vendredi que propose justement notre voisin. Djamila, elle, considère que la seule mémorisation des versets sans commentaire ni interprétation, c’est du bourrage de crâne. Remarque, elle n’a pas tout à fait tort. » Pour surenchérir, Djamila pris l’exemple du statut de la femme qui aujourd’hui ne saurait être l’application d’une stricte transcription littérale des les Saintes Écritures… « Oh Pablo, à propos de notre voisin, figure-toi qu’il lui est arrivé une histoire peu banale. Il a le respect de la culture religieuse à l’ancienne, c’est un doux, affable, mais voilà qu’il a été interpellé vendredi soir. Il paraît qu’il a été pris pour un islamiste terroriste ! » Djamila, avec un haussement d’épaules, ne put s’empêcher d’un commentaire. « Moi qui fuis les intégristes, je dois dire que j’ai du mal à voir Brahim dans ce rôle. Il est trop gentil et aime trop les enfants. Si je ne suis pas d’accord avec sa façon d’enseigner, je respecte son honnêteté et l’éducation qu’il donne à ses nombreux enfants.

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– Interpellé ? Mais pourquoi, alors ? » Pablo ne comprenait pas. « Tu ne devineras jamais… Brahim pour sa catéchèse a intitulé son groupe de jeunes garçons, « Les Enfants d’Allah ». – Mais dis-moi Momo, ce n’est pas la signature des terroristes de Bordeaux ? Apparemment leurs messages étaient bien signés L E A, pour « Les Enfants d’Allah », nous a dit la presse. – Justement, la police a fait le rapprochement, regarde… » Momo se leva et revint avec un petit tract sur lequel Brahim faisait régulièrement la promotion de son instruction religieuse. Effectivement, Pablo en avait vu plusieurs fois traîner aux bas des boîtes à lettres de l’immeuble lorsqu’il venait déjeuner. – Tu peux voir, il explique l’importance de cette instruction pour les enfants et termine en signant en arabe : « Les Enfants d’Allah ». Brahim ne s’occupe que des garçons, pour les petites filles il pense que l’instruction peut être plus tardive… – Mais si je comprends bien, la signature L E A correspond alors exactement à celle en arabe de la revendication des terroristes. – Moi, je n’ai pas vu le document envoyé par les terroristes, on nous dit dans la presse que se sont les « Enfants » mais dans l’esprit de Brahim, ce sont avant tout les « Fils ». Tu te rends compte Pablo à quoi peut tenir sa tranquillité ? »

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Chapitre 52 Dimanche 27 janvier, 16 heures, Paris. Sous-direction antiterroriste, SDAT. École militaire, Champs de Mars.

Le bilan des investigations restait plus que modeste. Les membres du cabinet de l’Élysée ne décoléraient pas. Peut-être parce que le Président non plus… La piste de Vénissieux devait être abandonnée. Pas la moindre trace, au commissariat, de son nom ou de celui d’un de ses fils. La coïncidence restait quand même troublante entre le nom du groupe de catéchèse de Brahim et celui de la signature des terroristes de Bordeaux. Si de principe, pour les policiers, les coïncidences n’existaient qu’exceptionnellement, il fallait bien se rendre à l’évidence, Brahim n’était pas une piste crédible pour conduire à l’attentat de Bordeaux. Et encore moins pour le rattacher à l’action de Global Environment à Flamanville. Malgré la puissance et les subtilités du fameux logiciel, Brahim avait résisté à l’interrogatoire. La piste ne devait pas être oubliée mais elle ne semblait pas aller plus loin. * * * De Lausanne, la moisson de renseignements n’était pas plus intéressante. L’agence était restée ouverte tout le samedi, ce qui n’était pas inhabituel lorsqu’il y avait du travail. C’était le cas, il fallait pouvoir proposer rapidement un devis pour le dossier du groupe d’investisseurs américains. Tous les enregistrements téléphoniques du samedi correspondaient bien aux besoins de contacts, de réservations pour le dossier qu’avaient proposé les agents de la cellule antiterroriste. Indéniablement,

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le savoir-faire de l’agence helvétique se confirmait. Le seul coup de fil qui ne concernait pas le dossier fut un appel d’un restaurant voisin pour qu’il livre un repas rapide pour deux personnes. Plus troublante était la rareté des appels entrants. L’un était un faux numéro d’un particulier qui s’excusa, l’autre était une demande de renseignements pour savoir si l’agence pouvait envisager l’organisation d’un périple pour un comité d’entreprise de cent cinquante personnes en Afrique du Sud. Le nom de la société était compatible avec la demande. Les e-mails lancés et reçus, à première vue, correspondaient de même aux besoins du dossier. Plus parlante était l’absence de la moindre trace d’empreintes digitales ou de matériel pouvant servir à une cartographie de l’ADN. Elle ne pouvait pas être fortuite. Pas même la moindre trace de cheveux… Ce constat était la preuve d’une dissimulation volontaire de la locataire occasionnelle. Le matériel relais, discrètement installé dans un coffre des connexions téléphonique de la cage d’escalier, pouvait être récupéré. On ne pouvait laisser plus longtemps le dispositif d’écoute indiscrète. Si la demande du client américain avait induit la moindre suspicion relative à sa demande, les réactions auraient été immédiates. Restaient les témoignages, toujours sujets à caution, recueillis dans les commerces de voisinage, notamment celui de la femme de ménage de l’immeuble de l’agence : une femme d’une quarantaine d’années aux yeux peut-être vairons et, au dire de la « pipelette », toujours gantée. Une fiche signalétique avait été diffusée sur Interpol et passée dans la moulinette des fichiers connus d’agents spéciaux. Sa transmission à la très confidentielle cellule antiterroriste internationale, basée à l’École militaire à Paris, n’avait rien donné. La cellule Alliance Base regroupait des agents de différentes nations : États-Unis, Allemagne, Australie, Canada et Grande-Bretagne. Elle était sous commandement français. Aucun des agents contactés n’avait pu fournir le moindre indice, seul le membre anglais de la cellule n’avait pu encore être joint. Il le serait lundi. L’idée de rattacher l’acte de malveillance de Flamanville à l’attentat de Bordeaux, apparemment chère au Président, devait passer par une connexion entre Second Time, ou la mystérieuse locataire, et la revendication du groupe L E A. Mais jusque-là on n’avait pas d’argument. Comment rattacher Brahim à Global Environment ou à Second Time ?

SIXIÈME PARTIE

Lundi 28 janvier au vendredi 1er février

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Chapitre 53 Lundi 28 janvier, 10 heures, Neuilly-sur-Seine. Boulevard Bineau.

Un crachin dense habillait les rues de Paris depuis trois jours. La circulation était intense et les rues et trottoirs brillants réfléchissaient les éclairages de leurs phares. Le boulevard Bineau de Neuilly n’échappait pas à cette image d’hiver, confirmée par les squelettes dépouillés de nombreux platanes. Deux hommes en imperméable sonnèrent à la porte d’entrée du cabinet vétérinaire. Au déclic, ils poussèrent la porte et furent accueillis par un mélange d’odeurs de chien mouillé et de vanille du désodorisant. Presque suffocant, l’un des deux fut pris d’une quinte de toux. « Bonjour madame, pourrions-nous voir le docteur Max Pousseret, s’il vous plait ? – C’est pourquoi ? Avez-vous un rendez-vous ? Vous voyez bien qu’il est occupé… Il est tout seul aujourd’hui à consulter. Nous avons déjà beaucoup de retard… » La voix était à peine aimable. « C’est à titre personnel et c’est urgent. Pourriez-vous le lui dire… – Qui dois-je annoncer ? – Nous nous présenterons nous-mêmes, madame. » Avec un soupir réprobateur, elle partit avertir le praticien. Invités à s’asseoir dans la salle d’attente, ils patientèrent sans échanger un mot pendant au moins dix minutes. Il faut dire qu’ils auraient eu bien du mal entre les aboiements incessants d’un Teckel et le miaulement plaintif d’une chatte obèse. Le praticien libéra une jeune femme et son chiot Labrador qui, encore incontinent, pissait partout en gambadant autour de sa maîtresse.

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Les deux hommes se levèrent et sans y être expressément invités entrèrent dans le bureau du vétérinaire sous le regard réprobateur des clients qui étaient là avant eux. « M. Pousseret ? – Que puis-je pour vous ? Vous pouvez le constater, je ne suis pas en avance dans mes consultations et… » Délibérément, il ne s’asseyait pas. « Asseyez-vous, M. Pousseret. Une enquête des renseignements généraux nous amène à vous rencontrer pour vous poser quelques questions. Je suis le commissaire de police Thomas Rubiot et voici mon adjoint, l’inspecteur Bernard Villiers. Nous souhaitons nous adresser non au vétérinaire mais au responsable de Global Environment France. » Peu coopérant, le praticien répondit : « Je vous arrête tout de suite, ici je suis le vétérinaire. Pour rencontrer le responsable de Global Environment France, prenez rendez-vous à mon secrétariat dans le XXe, rue des Écuyers. Vos façons d’intimidation ne m’impressionnent pas. Il y a longtemps que Global Environment est harcelé par la police, par la justice même, mais avec l’appui de l’opinion publique, vous pouvez le constater, nous sommes toujours là. Je ne vous répondrai qu’en présence de mes avocats. » D’un ton excédé et las, le commissaire revint à la charge : « M. Pousseret, nous ne souhaitons pas d’esclandre, laissez-nous vous dire ce qui nous amène et vous prendrez vos précautions pour libérer votre clientèle et vos collaborateurs. » L’autre n’écoutait pas et avait composé, de tête, un numéro téléphonique. « Allo Yvette, peux-tu me passer François… J’attends – puis, regardant les deux policiers – Vous savez qui j’appelle ? – Bien sûr, M. Pousseret, l’ancien premier Ministre… – Ah bon, il n’est pas là ? … et quand rentrera-t-il… ? Dis-lui qu’il me rappelle, c’est urgent, il a mon portable. – M. Pousseret, ça suffit, puisque vous le prenez ainsi, je vous signale que le parquet a ouvert une information judiciaire et a saisi je juge d’instruction. Ce dernier, sur commission rogatoire, ordonne une perquisition et souhaite que vous soyez entendu. Nous vous laissons deux minutes pour avertir votre secrétaire de faire partir vos clients et leurs animaux. Pour votre personnel, nous verrons. » Le praticien finit par appeler la secrétaire. Il avait changé de ton et paraissait un peu moins arrogant.

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« Mme Dupuis, pour des raisons personnelles graves, je suis obligé de partir dans quelques minutes. Annulez toutes les consultations et je vous en prie, libérez le cabinet le plus rapidement possible. » Il raccrocha et resta silencieux. L’adjoint ouvrit sa mallette et sortit quelques papiers qu’il posa sur le bureau. Il présenta une photo couleur 18 × 24 au vétérinaire. « M. Pousseret, connaissez-vous cette personne ? » Le document montrait une femme d’une cinquantaine d’années prise en photo à son insu mais bien visible. Max Pousseret n’hésita pas. « Comment ne la reconnaîtrais-je pas, c’est ma femme ! – Il lui arrive de venir ici ? – Bien sûr, elle est aussi vétérinaire, sous son nom de jeune fille, Arlette Hermans. – Avez-vous un coffre, ici, M. Pousseret ? – Pour quoi faire ? – M. Pousse… − le téléphone sonna – l’inspecteur appuya sur la touche « ampli ». – Monsieur, tout le monde est parti, que fais-je ? Est-ce que l’animalier doit aussi partir ? – Vous nous attendez, madame, nous arrivons − répondit l’inspecteur. Vous ne m’avez pas répondu, M. Pousseret, avez-vous un coffre, oui ou non ? – Oui et non, nous avons un coffre pour certains produits médicamenteux mais pas un coffre-fort pour l’argent ou les objets de valeurs, que voulez-vous que nous en fassions ! » Le commissaire sortit son portable. « Allez-y les gars, vous pouvez venir et commencer. Du doigté et de la discrétion. » Ils sortirent du bureau. La secrétaire paraissait affolée. Le commissaire alla vers elle. « Mme Dupuis, vous pouvez partir, ainsi que le monsieur qui s’occupe des animaux. » Se tournant vers Pousseret : « Nous avons leurs coordonnées ? » Le praticien hocha la tête. Les équipes devant assurer la perquisition entrèrent et se mirent au travail. « Pouvez-vous nous ouvrir votre coffre ? – Mais je vous dis qu’il n’y a rien… enfin de valeur. – Allons l’ouvrir. Ils rentrèrent dans une espèce de bloc opératoire encombré de cages où le ménage n’avait pas encore été fait.

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– Je veux bien vous ouvrir cette armoire-forte, mais c’est dangereux, il faut prendre des précautions. – Ah bon ! Que contient-elle ? – Des substances toxiques et même… des médicaments radioactifs ; vous comprenez que si la porte blindée fait écran, il ne faut pas séjourner longtemps devant le coffre ouvert. À vous de voir ! » Le commissaire n’était pas tombé de la dernière pluie. « Mais vous devez bien avoir un tablier de plomb pour vous protéger ? » Sans rien dire, le praticien ouvrit un vestiaire métallique duquel il sortit une chasuble bleue qui paraissait assez lourde. Il l’enfila et passa des gants de protection. Il tapa rapidement le code et avant d’enclencher la poignée : « Je vous ouvre, regardez… vérifierez ce que je vous dis et je referme. » Il ouvrit le coffre, dont le volume pouvait contenir un attaché-case. Il était effectivement encombré de boîtes de médicaments de toute sorte, d’un peu de matériel de verre et d’une bonne dizaine de pots de plomb qui devaient, a priori, contenir les substances radioactives. Le praticien, en même temps qu’il décrivait, montrait les éléments du contenu. Dès qu’il eut fini sa description, il referma assez rapidement. « Voilà, vous avez vu ? C’est, comme je vous l’ai dit, une armoire de sécurité pour produits pharmaceutiques. » Les spécialistes examinèrent les papiers et dossiers du bureau et emportèrent les ordinateurs. Ils relèvent les numéros programmés des combinés téléphoniques. Le commissaire et l’inspecteur accompagnèrent le docteur Pousseret au commissariat de police. Il allait être mis en garde à vue. Le vétérinaire fut informé de la raison de l’information judiciaire : accusation pour intimidation et menace de mort avec blessés graves et même une mort accidentelle. L’interrogatoire fut difficile, le docteur Pousseret ne voulut pas reconnaître avoir été le mandataire, ni avoir eu le moindre contact avec la pègre parisienne et encore moins être à l’origine du versement d’une somme. Il n’y avait aucune preuve qui pouvait le confondre. Il reconnut que sa femme avait pour habitude d’aller prendre un café avec des amis dans une brasserie de la place W. Churchill. Cette dernière confirma par ailleurs qu’elle avait égaré sa sacoche médicale le jour où elle aurait été vue dans la brasserie. Elle ne l’avait pas retrouvée depuis et en avait acheté une autre. Ce qu’elle put prouver. La garde à vue se termina après vingt-quatre heures. Toute la journée, le procureur avait été l’objet d’une avalanche de coups de téléphone d’hommes et de femmes politiques se portant, de principe, garants du responsable de l’association si chère au public.

Chapitre 54 Lundi 28 janvier, 22 heures, Lyon. Laboratoire de recherche, centre anticancéreux.

Yves avait téléphoné à son copain Paul dès le lundi matin pour avoir des nouvelles de l’enquête à Paris. Le commissaire n’avait pas voulu livrer à Paul le nom du présumé commanditaire de l’agression que Pierrot lui avait donné. « Yves, j’ai confiance en toi mais pour ta tranquillité et celle de la gamine, il vaut mieux pour l’instant, et sans autres preuves, que tu attendes. Dès que j’aurai les éléments de l’enquête, je te promets, je t’appelle. Dans l’immédiat calme ta curiosité et attendons le résultat de la journée. » * * * La nuit était déjà tombée depuis longtemps sur Lyon lorsque le téléphone de Paul Cordier sonna à son domicile. « Allo, salut Paul, tu vas bien ? Thomas Rubiot à l’appareil. – Bonjour, merci de m’appeler. Alors comment ça c’est passé ? – Pas très bien… » Le commissaire Rubiot lui fit part des difficultés de l’interrogatoire, régulièrement interrompu, car il était en permanence sollicité par le procureur. « Ce n’était plus des gants qu’il fallait avoir pour cet interrogatoire mais des pincettes à sucre ! Ah, ces politiques… – Alors, il est relâché ?, s’étonna Paul. – Il a été renvoyé au juge d’instruction et malgré les lourdes charges, à tous les coups, il va être simplement placé sous contrôle judiciaire ;

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c’est tout. Dis-moi Paul, j’en ai un peu marre – il pensait « beaucoup » − de ces attentions à l’encontre de ce « Monsieur ». Il nous prend pour des andouilles. J’ai un service à te demander, c’est pourquoi je t’appelle chez toi. Ça reste entre nous. Pourrais-tu faire expertiser discrètement la sacoche qui contenait le fric versé à Pélégrini ? – Quel type d’expertise ? – Il faudrait mesurer la radioactivité de ce sac. Si tu pouvais éviter nos laboratoires, cela m’arrangerait ; tu n’as pas quelques entrées dans un laboratoire de la faculté ou un centre de recherche par exemple ? » Paul marqua quelques moments de silence. « Attends, de la radioactivité… de la radioactivité ? Puis brusquement il pensa à Yves qui lui avait parlé d’un chercheur, copain d’Angèle. – Thomas, je pense avoir une solution… – Je t’expliquerai plus tard mes raisons mais si ce résultat est positif… nous le tenons peut-être. – Je t’avertis dès que je sais quelque chose. Mes amitiés à ta femme, Thomas. » Dès qu’il eut raccroché, Paul appela Yves Courtier pour lui demander s’il connaissait un moyen de faire mesurer discrètement la radioactivité de la sacoche de cuir de la rançon. Ce dernier pensa aussitôt à Pablo et lui répondit positivement. Paul enfila son manteau, passa au commissariat pour prendre discrètement la sacoche dans un sac de plastique. Elle était sous scellés. S’il avait pu récupérer la sacoche comme pièce à conviction, Paul savait qu’elle était vide du contenu. La collaboration avec Pierrot avait des limites… Une petite heure après, il la déposa chez Yves Courtier. Yves savait que Pablo était très difficilement joignable par téléphone, aussi malgré l’heure tardive et la fraîcheur de la température, il n’hésita pas à débarquer rue du Bœuf, la sacoche dans la poche plastique sous le bras. Il était près de 23 heures. Yves sonna à la porte. Pablo ne laissa pas attendre Yves plus d’une minute. Pablo n’avait appris que le vendredi soir l’accident d’Angèle, lorsque Dominique l’avait appelé. La sachant chez Dominique, il n’avait pas osé l’appeler et a fortiori la voir. Dominique lui avait promis qu’Angèle le contacterait dès qu’elle se sentirait en forme. Ce matin même, assez tôt avant qu’il n’arrive à son bureau, il avait trouvé un message d’Angèle lui disant qu’elle serait bientôt présentable et que cet accident serait vite oublié.

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Pablo était pour le moins étonné de voir Yves débarquer à cette heure tardive et se demandait bien ce qu’il lui voulait. Sous le sceau du secret, Yves finit par lui raconter que contrairement à la version officielle, l’accident d’Angèle n’était pas fortuit mais bien une agression dont elle s’était dégagée par la fuite après avoir été molestée par le chauffard. Une enquête de police était en cours. Yves lui précisa qu’en dehors de Dominique et lui-même, avec l’accord d’Angèle, il était le seul à être au courant. Et l’examen de ce sac de cuir était d’une grande importance pour confondre le coupable. Pablo fut atterré d’apprendre que les inimitiés provoquées par Angèle aient pu atteindre le stade de l’agression physique ! Plus qu’auparavant, il comprit l’importance des enjeux sous-jacents. Pablo n’hésita pas une seconde. « Pas de problème, Yves. La radioactivité diminue plus ou moins rapidement avec le temps, aussi il n’y a pas de temps à perdre. Je retourne tout de suite au labo, je serai tranquille pour faire ce que j’ai à y faire, j’ai toute la nuit devant moi. Si la radioactivité est faible, il me faudra plus de deux ou trois heures. Si cela ne te dérange pas que je te réveille, quelle que soit l’heure, je t’appelle pour te dire ce que j’ai trouvé. » Yves lui proposa de le conduire en voiture au laboratoire du centre et de récupérer la sacoche pour la rendre à Paul le plus tôt possible. Habitué aux équipées nocturnes, Pablo préféra son bicycle et une demi-heure après il mettait sous tension les appareils de comptage. Il n’eut pas besoin de compter pendant longtemps. Les mesures de la radioactivité des frottis qu’il avait pratiqués sur la sacoche se révélèrent assez radioactifs pour qu’après un quart d’heure de comptage, le résultat s’affiche. Il connaissait la nature du radioélément et l’importance relative de la radioactivité du sac. Il était à peine deux heures du matin quand il téléphona à Yves Courtier. Celui-ci décrocha à la deuxième sonnerie. « Pardon de te réveiller, Yves, mais j’ai le résultat − Pablo paraissait excité – la radioactivité est assez importante et le comptage vraiment significatif. La radioactivité a dû être beaucoup plus élevée, tu vas comprendre pourquoi. – Et pourquoi, justement ? – Parce que cette radioactivité correspond à du samarium 153 dont la période est de deux jours, ce qui veut dire que si ce sac a été contaminé, par exemple, il y a six jours, elle était huit fois plus élevée. Je ne sais pas d’où vient cette sacoche mais le résultat est indéniablement positif.

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– Pablo, je ne peux pas t’en dire plus mais sache que cette sacoche est en rapport avec le commanditaire de l’agression d’Angèle. Ce résultat est probablement assez significatif pour le confondre. Merci encore Pablo, je t’attends devant chez moi pour récupérer cette sacoche. » Pablo avait chaud au cœur d’apprendre que par sa contribution on se rapprochait peut-être des salopards qui avaient provoqué l’accident d’Angèle. S’il en avait les moyens, il se promettait de le leur faire payer cher, très cher !

Chapitre 55 Mardi 29 janvier, 15 heures, Lyon. Rue Fénelon, Les Brotteaux.

Angèle allait beaucoup mieux. Enfin les atteintes physiques visibles s’atténuaient. Les importants œdèmes et les hématomes de sa face s’estompaient, son visage retrouvait peu à peu ses traits habituels. Ce qui persistait était l’angoisse, la peur du viol qu’elle avait vécu et dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Comme convenu avec Yves, lui seul et le commissaire Paul Cordier étaient au courant du prolongement de l’accident. Le fait qu’elle ne puisse en parler la pénalisait. Avec Dominique, la version restait bien celle d’une agression, mais limitée à l’accident. Depuis sa sortie de l’hôpital, elle ne supportait pas le moindre contact physique et même lorsque Dominique lui proposait de l’aider à passer quelque crème adoucissante sur son visage, elle marquait une appréhension. Elle continuait à dormir seule dans la chambre d’amis. Elle cachait son hématome du sein droit, lui aussi violenté. Lorsque dans le miroir elle voyait les séquelles des sévices sur sa poitrine, elle voyait, avec effroi, apparaître sur sa peau les mains de ses agresseurs. Elle en transpirait de peur et ne pouvait empêcher un gémissement de douleur. Le temps passait, ces signes ne diminuaient pas. Heureusement, Dominique n’avait pas l’air de trop réaliser le traumatisme psychologique d’Angèle. Elle mettait son comportement sur le compte des douleurs exagérées de la face. Au fond d’elle-même, Angèle partageait des sentiments entre la vengeance contre le commanditaire et le traumatisme de cette agression intime dont le souvenir lui rappelait trop celle qui avait ruiné sa jeunesse. Pour les acteurs des méfaits, après la peur d’avoir tué John, elle savait qu’ils avaient chèrement payé leur ignominie.

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Pour échapper à ces pensées qui l’obsédaient, Angèle décida de regagner son bureau dans son appartement. Se remettre rapidement au travail l’aiderait à évacuer ses angoisses. Elle devait s’imprégner, pour les États généraux de la presse de son rôle de présidente du premier pôle de réflexion. Elle devait maintenant compléter la liste des participants. Pour sa première sortie, Angèle ne voulait pas déranger Dominique. Elle prit un taxi pour se rendre aux Brotteaux. Afin de la rassurer, elle avait prétexté une rencontre avec Pablo et un peu plus tard avec Yves. Elle ne resterait pas seule. Pablo arriva à l’appartement vers la fin de la matinée. Elle devait lui demander des avis sur une liste de personnalités scientifiques. Yves débarqua au cours de leur discussion. En fait, jusque-là, Yves n’avait pas eu l’occasion de parler à Angèle, dans le détail, de l’avancement de l’enquête de police. La présence de Pablo n’était pas gênante, maintenant qu’il était au courant d’une agression. En quelques mots, il leur fit un résumé de ce qu’il savait. « Paul m’a confirmé que grâce aux révélations d’Antoine Pélégrini, dit Pierrot, les enquêteurs parisiens essayaient de confondre Global Environment, en tout cas son président, le vétérinaire de Neuilly. C’est très inquiétant. Soit c’est une décision de l’association, soit celle de son président. » Pablo était tout ouïe. « Maintenant Angèle, sache que grâce à la complicité de Pablo, Paul Cordier a pu confirmer ce matin même à son collègue parisien, Thomas Rubiot, que la sacoche contenant la prime du contrat était bien radioactive. Il peut donc affirmer qu’elle a bien séjourné dans le coffre aux produits radioactifs du cabinet vétérinaire. Il va falloir maintenant que ce monsieur Max Pousseret s’explique ! » Pablo approuvait de la tête. Son air noir était impressionnant, on le sentait hargneux, prêt à voler dans les plumes du premier adversaire reconnu. « Pour moi, la question ne se pose pas – rétorqua Pablo – cela m’étonnerait que la somme débloquée ne vienne pas de l’association. Je ne vois pas ce triste individu puiser dans son patrimoine personnel pour satisfaire un tel contrat. – Quoi qu’il en soit, c’est bien lui qui a donné l’ordre de m’agresser… »

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On sentait dans la voix d’Angèle sa fureur à ne pas pouvoir ajouter ce qu’elle savait « ... évitez de la tuer, mais marquez-la le plus profondément possible… ». Pablo surenchérit. « De toute façon, association ou démarche personnelle… si je tenais ce salaud… ! – Malheureusement l’enquête piétine tant que l’association et son président jouissent de relations et d’appuis importants dans les milieux politiques et des médias. Pour l’instant, le vétérinaire est sous contrôle judiciaire. C’est tout. » Pablo n’arrêtait pas de redresser sa mèche de cheveux noirs. La cicatrice de son front devenait pourpre, témoignant d’une grande colère. « Tout ça, c’est dégueulasse, mais j’en suis sûr, la vérité finira bien par éclater. Quand même, je me demande ce que font les flics et autres services antiterroristes. « Môssieur » Pousseret revendique le sabotage de Flamanville et s’excuse à peine des morts qu’il a causées. Il passe son temps à la télévision à faire croire que de simples incidents de l’industrie nucléaire seraient plus graves encore que les conséquences d’attentats. Ne voilà-t-il pas maintenant qu’il s’en prend à Angèle parce qu’elle révèle leurs mensonges, leurs objectifs cachés, aux yeux du public. Mais par tous ces actes il signe sa culpabilité. Pour moi, la sienne ou celle de Global Environment, c’est pareil. Si Paul situe le montant du contrat sur Angèle à 80 000 euros, je suis sûr qu’il ne les sort pas de sa poche, mais c’est bien lui qui en décide. » Puis, s’adressant plus particulièrement à Yves : « En attendant, il faut absolument protéger Angèle, elle ne devrait plus circuler toute seule. Temps que ce salopard ne sera pas neutralisé, Angèle, je propose de t’accompagner quand tu veux et où tu veux. Yves, il faut que tu en parles à ton ami Paul. »

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Chapitre 56 Mardi 29 janvier, tard dans la nuit, Paris. École militaire, Champs de Mars. Lituanie, bord de mer à Palanga. La journée de lundi avait été morose pour les différents services de renseignements et de la police. Le conseil de sécurité intérieure, le CSI, avait été réuni. Comme il s’agissait de terrorisme le conseil interministériel du renseignement, le CIR, l’avait été aussi, mais à l’issue des deux conseils aucune piste ne se dégageait. Le cabinet du premier Ministre était sur les dents. L’opinion publique commençait à critiquer les services de sécurité en général et se gaussait du ministère de l’Intérieur en particulier. La présidence, dès qu’il était question de « Bordeaux », ne décolérait pas. Ce n’est que tard dans la soirée que Lawrence Hamilton passa à l’École militaire. Il trouva à l’Alliance Base la demande d’information sur les témoignages recueillis par la cellule antiterroristes à Lausanne. À la lecture de la fiche, l’anomalie oculaire, l’âge estimé, le gabarit de la mystérieuse locataire de l’agence lui évoquèrent un vague souvenir. « N’y a-t-il pas autour de cette personne un environnement apparenté à la Russie ? Ce détail des yeux vairons me fait penser à un jeune agent, du KGB à l’époque, que j’avais situé en Tchétchénie dans les années 1990. Cette jeune femme, alors, aurait maintenant une quarantaine d’années mais… si je me souviens bien, elle a été déclarée morte… Ce fut une terrible opération militaire russe, ils avaient encerclé un groupe de militants Tchétchènes, les avaient massacrés et avait mis le feu au pâté de maisons dans lesquels quelques survivants s’étaient réfugiés. Cette espionne était infiltrée dans le groupe. Lorsqu’arriva un certain Igor, lui aussi ancien haut responsable du KGB, il devint fou de rage, les militaires ignoraient qu’une des leurs faisait partie des rebelles. »

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Il se concentrait encore et séparant les syllabes martela : « Elle s’appelait, ou se faisait appeler, Héléna Denikine. » Autour de Lawrence Hamilton, les personnes présentes étaient toutes très attentives. Sans rien dire, un des agents avait déjà lancé la recherche sur la base de données en prenant en compte le nom et la période de ces événements. Dix secondes après, une fiche apparaissait à l’écran. Héléna Denikine était effectivement connue comme espionne du KGB. Elle serait née en 1965 à Saint-Pétersbourg et considérée comme décédée, début 1995. La fiche ne notait pas le détail de la couleur de ses yeux mais faisait état d’une liaison avec un certain Igor que l’on devait retrouver plus tard à la tête de l’État russe… « Vous devriez quand même vérifier si cette agence, Second Time, n’a pas d’accointance avec la Russie. » Puis, avec son humour tout britannique : « Vous savez bien ce que l’on dit chez nous, pour les agents comme elle, on ne vit que deux fois… » Depuis le début de l’enquête, les renseignements montraient que l’agence Second Time travaillait particulièrement avec une clientèle russe pour la plupart industriels, politiques et journalistes proches du pouvoir. Tous passaient toujours par l’agence de Lausanne pour voyager en Europe. De nombreuses recherches furent lancées et il apparut très nettement qu’une certaine Miloslava Abramovicz, au nom russe juif, atterrissait et décollait très fréquemment à Genève ou à Lausanne. Dans le nombre de voyages à l’étranger, rarement le même pays, elle était concurrencée par une lithuanienne, Slava Habram. La comparaison des deux photos d’identité montrait des personnes de même type de visage avec des coiffures différentes et des regards à première vue distincts. Mais quand on utilisa le logiciel de comparaison du morphotype du visage, la superposition était excellente. Tard dans la nuit, les agents et leurs homologues français pensaient tenir enfin un début de piste. La locataire fantôme de l’agence Second Time était indéniablement un « agent secret » russe. Pour autant, malgré un lien possible avec Général Environment et Flamanville, on était loin de l’attentat de Bordeaux et des raisons pouvant expliquer une motivation commune avec l’association que présidait Max Pousseret.

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Toute la nuit, des échanges de renseignements partirent dans toutes les directions. Les logiciels de reconnaissance des listings des passagers des déplacements aériens, notamment, confirmèrent rapidement que les deux noms, de nationalité russe et lithuanienne, correspondaient bien à la même personne. De multiples paiements de chambres d’hôtels par carte bancaire, tirés sur plusieurs banques internationales, mais souvent russes, permettaient de tracer ses pérégrinations dans toute l’Europe. Souvent les pistes étaient faussées car plusieurs chambres étaient payées pour les mêmes nuits. Les recherches s’appliquèrent aux voitures de location, péages, achats de carburant, de billets de trains, etc. Hormis de fréquentes anomalies de dépenses au même moment, pour deux voitures ou chambres d’hôtel distinctes, on retraçait assez globalement ses déplacements de ces deux derniers mois en Europe. La précision et le détail obtenu sur son mode de vie avaient de quoi donner les plus atroces cauchemars à notre commission nationale informatique et liberté, la CNIL… Le mercredi matin, l’information fut diffusée à la SDAT et à la DGSE. Miloslava Abramovicz faisait indéniablement du lobbying et très vraisemblablement pour Gazbrim. Ses déplacements et certains contacts, identifiés, montraient qu’elle avait anticipé, facilité les accords nécessaires aux gazoducs russes pour l’exportation du gaz naturel, en Turquie, à travers la mer Noire et vers le sud de l’Europe. Une cellule de spécialistes fut requise pour analyser et dégager les éventuels intérêts qui pourraient rapprocher Global Environment et les industriels russes pour lesquels travaillait indéniablement Miloslava Abramovicz. Hormis les attaches historiques entre l’URSS et la création de Global Environment, les objectifs communs, en tout cas de premier niveau, étaient clairs : il fallait tout faire pour ralentir voire neutraliser la politique nucléaire de la France. D’autres, à un deuxième niveau, probablement ignoré des acteurs de Global Environment, pensaient que depuis la catastrophe de Tchernobyl, la Russie avait perdu le leadership du nucléaire et qu’elle avait besoin d’une ou deux décennies pour confirmer les techniques de réacteurs à neutrons rapides ; la France avait commis l’idiotie d’arrêter Super Phénix pour des raisons de marchandage politique franco-français. Le mercredi, très tôt dans la nuit, une information capitale tombait : Miloslava Abramovicz était arrivée à Bordeaux, à la gare Saint-Jean, le

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samedi 19 janvier à 13 heures ; elle louait une voiture pour Biarritz à 17 heures. Le dimanche soir elle était dans l’avion Biarritz-Paris sous le nom de Slava Habram. Elle pouvait être la « grand-mère » de la rue Sainte-Catherine ! Dès qu’elle fut confirmée, cette information fut communiquée à la cellule élyséenne. Le Président exultait. Un lien très probable était enfin établi entre Global Environment son action à Flamanville et l’attentat de Bordeaux. La motivation anti-nucléaire était la même, comme le rappelait avec le plus grand cynisme, sur les médias, le président en France de Global Environment ! Les terroristes islamistes n’étaient qu’un écran de fumée pour brouiller les pistes. Après plus d’une semaine de tâtonnement, les enquêtes convergeaient ! Enfin du concret, des personnes et une motivation, avec d’ailleurs des messages de « terroristes » qui allaient dans ce sens. * * * Slava était arrivée à Vilnius le mercredi 23 janvier. Elle dérogea à son habitude, prit une ligne de transport en commun et par train gagna Palanga. Elle descendit au Cozy Hôtel, situé en bordure de mer, jusqu’au samedi 26 janvier. Elle continuait de travailler en consultant ses interlocuteurs par email ou par téléphone. Dans le milieu de la journée, elle faisait de longues promenades sur la plage déserte et ventée. Ce qui se passait en France, à Bordeaux plus précisément, était l’objet de quantité de commentaires dans la presse. On y parlait surtout du risque de cette pollution et de ses conséquences sanitaires. Les avis alarmistes des premiers jours commençaient à être relativisés. Slava était particulièrement attentive aux informations concernant Global Environment. Elle regarda les prestations télévisuelles, sur les chaînes françaises et allemandes, de Max Pousseret et visualisa, en différé, l’émission Tout Public de TV Première. Elle ne trouva pas habile le comportement de Max Pousseret. L’ardeur de cette journaliste à dénoncer les dérives de certaines associations la surprit. En définitive, lors de l’émission, l’invitée à abattre avait inversé la situation. La presse et surtout l’association Global Environment n’en étaient pas ressorties gagnantes. Elle comprenait que pour l’association de Max Pousseret, cette jeune et jolie femme devenait un danger car elle avait su interpeller le public. Globalement elle n’était pas satisfaite de ce qu’elle entendait de l’association internationale. Aussi, dès qu’elle apprit la

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samedi matin la visite nocturne de l’appartement de l’agence à Lausanne, sa décision était prise, il fallait disparaître quelque temps. « Ces agents de la cellule antiterroriste française ont encore beaucoup à apprendre, surtout à être un peu mieux équipés. Ne pas être capables de détecter la présence de mes mini-caméras infrarouges est devenu rédhibitoire dans ce type d’exercice. Voilà ce qui leur en coûte de tourner le dos aux chinois… » Slava imaginait bien ce qui s’ensuivrait. Sa quasi-certitude à ne pas laisser de traces troublerait les services secrets, et dans le contexte, l’origine de la majorité clients de l’agence les orienterait vers la Russie. Elle savait que ses récents périples seraient découverts, ses multiples allers-retours de France en Suisse, ses séjours en Allemagne ou même en Lituanie et son escapade dans le sud-ouest… Mettraient-ils longtemps à découvrir sa disparition d’Orly ? Par la suite, elle avait tout payé en liquide et avait voyagé sans avoir à utiliser son passeport. Le dimanche matin, de retour à Vilnius, elle s’était rendue dans un immeuble de la vieille ville et en était repartie avec une somme confortable de devises, 20 000 euros en billets de cinq cents et de vingt, et 50 000 dollars en billets de cent. Elle voyagea le dimanche après-midi et toute la nuit en autocar. De Vienne, elle prit un aller-retour pour Rome, d’où un vol avec escale la déposa à Fort-de-France, en Martinique. Pour ces trajets aériens elle utilisa un passeport « recyclé » italien au nom d’Angela Pascuali. Un petit avion de club privé la conduisit à Castries, à Sainte-Lucie. Elle séjourna une nuit au pied des deux pitons de la Soufrières, dans un luxueux hôtel. Sans aucune formalité de douane, si ce n’est quelques billets de 500 euros, elle débarqua à Saint-Vincent-lesGrenadines et de là gagna Cuba. Ses seuls bagages étaient toujours son équipement informatique et téléphonique, un peu de linge de corps et deux ou trois paires de gants. Elle trouverait sur place de quoi remplacer sa vodka préférée par du rhum et ses sex toys par de jeunes cubains.

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Chapitre 57 Mercredi 30 janvier, 1 h 30, Neuilly-sur-Seine. Boulevard Bineau.

Même les camions poubelles paraissaient plus discrets qu’ailleurs dans ce quartier huppé de Neuilly. La manipulation des conteneurs semblait moins bruyante que de coutume, les agents plus efficaces. L’enlèvement des ordures du boulevard Bineau ne dura pas plus de quinze minutes, et comme toujours dans la tournée du mercredi la benne ne pourrait pas contenir les rues qui faisaient suite. Il était temps de se diriger vers l’incinérateur. À 1 h 30, ils n’étaient pas en retard, la pluie avait cessé, le chauffeur et les deux éboueurs, vêtus de leurs combinaisons de travail fluorescentes, devisaient tranquillement dans la cabine. L’un avait ouvert un thermos et distribuait du café aux autres. La nuit n’était pas finie. Après un assez court trajet, ils se présentèrent sur l’aire de réception de l’incinérateur. Ils satisfirent aux formalités de pesée et, en marche arrière, le conducteur dirigea la benne vers le dévidoir lorsqu’une alarme stridente se déclencha. « Merde, quoi encore… » Dans un bruit de surpression d’air comprimé, le chauffeur avait stoppé brutalement son engin. « Je pense que c’est le portique de contrôle qui a sonné – lui indiqua son collègue penché par la vitre ouverte de la portière et qui voyait clignoter le voyant indicateur. – Quel contrôle ? – Celui de la radioactivité… – Ce n’est pas possible, les gens mettent n’importe quoi dans leurs poubelles… et se disent ensuite écolo. Tu parles d’une bande de « clampins ». C’est pas tout, les mecs, vous savez ce qui nous attend, il faut aller

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décharger sur l’aire de tri manuel et identifier les paquets ou autres saloperies polluées par de la radioactivité. La dernière fois que cela m’est arrivé, il y a six mois, après plus d’une heure de tri on a trouvé des protections urinaires d’un malade qui avait probablement eu un examen à l’hôpital dans la journée. Tu parles d’une aventure ! » Les éboueurs, depuis l’installation des balises de contrôle de la radioactivité devant les incinérateurs, avaient été informés de ce type d’incident. L’élimination urinaire du médicament radioactif utilisé pour les examens scintigraphiques de médecine nucléaire était presque toujours à l’origine de ces alertes. « Bon, on va bien étaler le contenu de notre benne avant que le chef arrive avec son détecteur à main et trouve le coupable. » Le technicien n’eut pas beaucoup de peine à localiser l’origine de la radioactivité, tant elle était intense. Au sifflement produit et à l’indication de la valeur lue sur l’écran du détecteur, il fit un bond en arrière et incita vivement les agents qui le regardaient travailler à s’éloigner. Ce n’était pas l’affolement, mais il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour qu’il le devienne ! « À ce niveau-là les gars, moi je ne continue pas ; il faut appeler le responsable de nuit, il informera sans doute les spécialistes de l’IRSN. Moi, quand l’aiguille dépasse la limite rouge, je me casse… » Les ronflements de Jean-Pierre Garcia cessèrent à la deuxième sonnerie du téléphone, les protestations de son épouse commencèrent. « Quand ce ne sont pas tes ronflements qui m’empêchent de m’endormir voilà que c’est le téléphone qui me réveille, mes nuits sont démoniaques ! – Allo … Où ça ? … À combien dites-vous ? … Mais dites-moi, si vous ne vous trompez pas, c’est une dose élevée ! Bon, j’arrive mais entretemps balisez le périmètre à quinze mètres et tenez-vous éloignés. Une heure après − il était déjà 4 h 30 − trois spécialistes de l’IRSN débarquèrent de leur camionnette pour « traiter » le colis radioactif. La plateforme de dépôt était violemment éclairée, les précautions habituelles, combinaison type NRBC et tablier de plomb, avait été prévues. La dose délivrée par le tas d’immondices n’était pas inquiétante pour les spécialistes mais pouvait devenir dangereuse pour un séjour de plus d’une heure à moins de deux mètres. L’amas de déchets repérés radioactifs fut restreint petit à petit et en définitive la source fut isolée. Il s’agissait tout simplement d’un sac plastique noir, certes aplati lors du tassement des ordures, mais

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qui semblait avoir gardé son étanchéité. Les autres déchets à son contact étaient contrôlés, leur radioactivité était nettement moins importante. En définitive le sac isolé s’avéra un « cani bag », ces sacs mis à la disposition des maîtres de « toutous propres » par les municipalités. En tous cas, c’est ce qui était noté dessus ! Le colis, confiné dans une poche de plastique plus épais, fut ensuite placé dans un coffre aux parois de plomb épaisses de deux centimètres. Instruits de la nature du « colis radioactif », les personnes qui regardaient officier les techniciens de radioprotection n’en croyaient pas leurs oreilles. « Qu’il puisse y avoir des Neuilléens qui empoisonnent leur chien de la sorte, c’est misérable ! » À l’aide d’un détecteur plus adapté, le technicien put faire une mesure assez longue pour identifier l’élément radioactif : du samarium 153 ! « Ça alors ! Comment ce samarium a bien pu arriver dans ce paquet ? » Jean-Pierre Garcia, qui supervisait le travail de ses deux techniciens, n’eut aucun mal à répondre. De sa longue expérience dans les contrôles de service de médecine nucléaire, il savait que ce radioélément était utilisé pour traiter les métastases osseuses de certains cancers. « Encore un vestige de médicaments utilisés en cancérologie ! Mais habituellement, chez les patients traités, les contaminations proviennent surtout d’urine. Quelle idée d’aller pisser dans un « cani bag ». Au fait, les gars, je sais que ce n’est pas ragoûtant mais j’aimerais bien avoir un échantillon du contenu de ce sac. Prenez des précautions mais faites-moi un prélèvement. Dix minutes plus tard, les spécialistes étalaient à l’aide d’une longue spatule ce qui semblait bien être des excréments ! JeanPierre Garcia était perplexe : comment de la matière fécale humaine aussi radioactive pouvait-elle se retrouver dans ces sacs de propreté pour chiens ? À moins qu’il ne s’agisse, comme semblait l’indiquer le sac, de déjections canines ? « Alors là, je ne comprends pas comment ce samarium a pu arriver dans ce paquet ! En plus c’est bien la seule source de tout le contenu du camion. Bon, nous ne pouvons en rester là, j’appelle d’abord « l’astreinte » du labo pour qu’il nous dise s’il s’agit d’excréments humains ou canins. Dans le premier cas nous serons quittes d’une enquête auprès des services de médecine nucléaire ; même pour Paris, en moins d’une heure nous aurons les noms et les adresses des patients traités. Mais si l’origine est canine, alors je n’y comprends rien et surtout il faut craindre une contamination de la voie publique ! Il est vrai que la période du samarium

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est courte, un peu plus de deux jours, mais c’est un radioélément très toxique. Dites-nous, messieurs, la tournée que vous faites dans ce quartier de Neuilly est longue ? – De l’ordre de cinq à six kilomètres. Vous comprenez, dans ces quartiers chics, la densité de population n’est pas énorme. Mais s’il s’agit d’un attentat comme à Bordeaux, vous savez, il peut y en avoir partout ! » Comme secoué par une décharge électrique, Jean-Pierre Garcia fit un sursaut et tout excité, s’écria… « Merde, cela ne m’était pas venu à l’esprit ! Mon Dieu, vous avez raison, nous ne pouvons éliminer une telle hypothèse. » Il sortit son téléphone portable et tout fébrile appela un collègue pour lui transmettre l’information. Il discuta quelques minutes et déterminé, raccrocha. « L’un d’entre vous pourrait-il nous accompagner ? Nous allons refaire le trajet de votre collecte et essayerons de faire quelques mesures. Est-il possible, d’après l’emplacement du paquet dans le déchargement, de nous dire s’il a été collecté plutôt au début ou à la fin de la tournée ? – C’est très probablement dans le dernier quart ! – Alors nous allons le faire à l’envers… » Une grosse demi-heure plus tard, les deux techniciens, en voiture, au ralenti, parcouraient le trajet de collecte, le détecteur à la main. Dans un intervalle de moins de trente secondes, les deux appareils se mirent en alarme. La voiture s’arrêta. La circulation était encore très rare sur le boulevard Bineau. Dans les deux cas, la radioactivité provenait du sol au pied de platanes, très nombreux sur les trottoirs. Les trois spécialistes, sous le regard pas très rassuré du technicien de surface, identifiaient les « points chauds ». Il s’agissait toujours de bases d’arbres. Ils n’en comptèrent pas moins de trente-cinq. Jean-Pierre Garcia, complètement dépassé par les événements, rappela au téléphone son collègue pour lui faire état de la situation. L’importance des sources n’était pas extraordinaire mais franchement « inacceptable » sur la voie publique… qui du reste était plutôt une « voie canine » puisque limitée aux quelques fractions de mètre carré qui entouraient le pied des arbres… Dès 8 heures, tous les chefs de service de l’ASN, place du Colonel Bourgoin, étaient en alerte. Claude-Jean Borrotra, le directeur général de l’ASN, avait réuni ses proches collaborateurs pour analyser la situation. La priorité ? Interroger les services de médecine nucléaire d’Île de France pour connaître leur consommation de samarium ces derniers jours…

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même si le laboratoire de l’IRSN avait confirmé l’origine animale des excréments radioactifs… Le directeur adjoint de l’ASN responsable du secteur médical, ancien chef de service de médecine nucléaire, fournit une information que semblaient méconnaître la plupart des autres responsables : « Je vous signale qu’aux États-Unis, la radiothérapie métabolique s’utilise aussi dans la pratique des soins vétérinaires. Il existe des indications de traitement de métastases osseuses de la prostate chez le chien… » L’affaire était entendue. En plus des services de médecine nucléaire, il fallait aussi diriger les recherches vers l’utilisation vétérinaire de ce radioélément. Le service de gestion des autorisations d’achat de radioéléments artificiels devait contacter les fournisseurs pour connaître les livraisons récemment effectuées. La localisation des patients traités devrait être connue dans la journée. Sauf que… l’arrivée intempestive de la secrétaire du directeur dans la salle de réunion mit un terme à cette ébauche de sérénité. Essoufflée, elle tendit une enveloppe ouverte. « Monsieur le directeur, veuillez regarder ce courrier… » L’enveloppe n’était pas affranchie. Le directeur en retira un bristol sur lequel était rédigé un message en lettres de papier journal collées : Même vos animaux de compagnie n’échappent pas à vos miasmes… et vos enfants en souffriront. Tel sera le châtiment d’Allah. LEA Et toujours, à côté, deux ou trois mots en arabes, dont on savait maintenant la signification. L’émotion était vive et si la piste de la pollution canine semblait bien se confirmer, il fallait s’assurer qu’elle restait limitée au quartier résidentiel de Neuilly où elle avait été découverte. En fonction du message, fallait-il vérifier les bacs à sable ? La décision d’une prospection discrète fut transmise à l’IRSN mais il y eut débat autour de la diffusion de cette information. Tous les services concernés et les responsables ministériels furent informés mais la confidentialité devait rester de haut niveau. Le rituel « Confidentiel Défense » figurait sur toutes les notes de transmission. À ce que l’on connaissait de la situation, le risque sanitaire restait limité ; la dépollution des zones repérées était déjà en cours, sans trop de publicité locale. Les techniciens, comme de bons jardiniers, pratiquaient

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un apport de terreau, après avoir enlevé, autant que possible, la terre souillée. Mais il fallait à tout prix mener une enquête rapide pour éclaircir l’origine de ces pollutions, terrorisme ou pas !

Chapitre 58 Mercredi 30 janvier, Lyon. Rue Fénelon, Les Brotteaux.

Comme elle l’avait prévu, Angèle se rendait à son appartementbureau le matin. Dominique l’avait déposée près de chez elle, rue Ney, avant de se rendre au Palais. Pour sa sécurité, Yves Courtier avait obtenu de son copain Paul, le commissaire, qu’une patrouille de police passe régulièrement dans le quartier afin d’assurer une surveillance. Angèle travaillait à ses dossiers et prenait contact avec les membres pressentis de la commission. En fin de matinée, elle prévoyait des rencontres avec ses collègues locaux et Yves afin de disserter sur les points qui lui paraissaient les plus importants. Ces États généraux étaient voulus par le président de la République mais indéniablement ils seraient une réflexion avec un timing très serré et un deadline très court. Seuls les points essentiels pourraient être abordés. En temps que présidente du pôle Avenir des métiers du journalisme, elle n’avait pas le droit de disperser les discussions de sa commission dans trop de directions. Et Dieu seul savait l’ampleur et le nombre des problèmes à débattre ! Il fallait partir de considérations fondamentales. Malgré l’évolution des supports, l’écrit n’avait pas dit son dernier mot. La base de la presse écrite devait rester l’écriture, « elle donne plus que toute autre forme sa chance à l’intelligence de chacun ». Et cette écriture devait rester un métier. L’absence de journalisme serait une catastrophe, une dangereuse utopie comme celle, en miroir, de la contre-utopie du « tous journalistes ». Ce fantasme prenait corps, ne comptait-on pas pour trente mille détenteurs de la carte de presse, de l’ordre de soixante-dix mille « bloggeurs » qui prétendaient être journalistes au même titre ? Et pourquoi pas des journaux

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sans rédacteurs aussi, pour aller vers la médiocrité du populisme ? Il était temps de réagir et d’aller à l’essentiel. La formation du journaliste, avant et pendant sa carrière, était fondamentale. Angèle préparait ses réflexions pour les soumettre à Yves. Pour des journaux dignes de ce nom, il fallait des journalistes de mêmes exigences. Puis très vite, elle en vint à ce qu’elle-même reprochait le plus à sa profession : la question déontologique. De plus cet aspect était loin d’être spécifique à l’écriture, il s’appliquait à l’ensemble de la profession. Les dérapages de plus en plus subtils étaient communs à toutes les formes des médias qui par leur renvoi donnaient une résonance encore plus grande à ces travers. Cette question de déontologie restait complexe car elle se déclinait à plusieurs niveaux. Le niveau bien sûr du journaliste mais, à des degrés autres, de l’équipe de rédaction, de la hiérarchie, dans la rédaction, celle du journal, de l’éditeur de presse, du groupe de presse ! Il ne fallait pas tout mélanger. Pour autant, il y avait du ménage à faire. Yves s’annonça par téléphone et quelques minutes après sonna à la porte. « Salut Yves, c’est gentil de faire un détour et de venir me voir. » Il lui fit une bise sur chaque joue avec une précaution délibérément marquée puis, la conduisant à la clarté du salon ensoleillé : « Voyons un peu ton visage ? Mais les œdèmes s’estompent, encore quelques jours et il n’en restera rien… – Si tu regardes bien tu peux constater l’épaisseur de la couche de fond de teint, sinon je serais couleur pivoine. Du jaune au violet, toutes les déclinaisons y sont ! – Et là, est-ce que cela va mieux ? – lui demanda-t-il en posant son doigt sur son crâne. – Bof, pas trop encore. Mon sommeil est souvent épouvantable, les mêmes cauchemars avec les autres salauds me réveillent toutes les nuits. J’espère ne pas pousser trop de cris. La nuit dernière Dominique est venue me réveiller car je gémissais dans mon lit. Dans mon cauchemar, j’étouffais sous le poids de leur corps à côté du cadavre de John. J’hésite à prendre des hypnotiques pour mieux dormir car le jour, ils me pénaliseraient dans mon travail. – Tu devrais peut-être voir un psychologue pour en parler… – Écoute, pour le moment mon travail et tellement passionnant que je compte dessus pour m’aider. Comme tu le vois, ici à parler boulot je suis en pleine forme. »

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Rapidement, Angèle lui fit part de ses réflexions et ils entrèrent dans le sujet. « Pour moi, Angèle, tu ne peux pas échapper au moins à trois thèmes : la formation, la déontologie dont tu me parles et les droits d’auteur. Aujourd’hui, par la facilité des moyens techniques, la dématérialisation des publications fait que leur pillage est permanent sans possibilité à l’auteur d’être entièrement récompensé de son travail ou de son talent. – Tu as raison, même complexe cet aspect doit être discuté. Il en va de l’avenir de la profession, dans laquelle on voit monter la précarité de beaucoup. Je vais me limiter à ce trépied déjà ambitieux : la formation, les droits et devoirs et les droits d’auteur, qui posent particulièrement problème aujourd’hui. – Où en es-tu du groupe de participation ? – Pour le moment j’ai quinze membres sûrs qui ont accepté. Il m’en manque encore quatre ou cinq à confirmer. Beaucoup de journalistes et de rédacteurs, un ou deux politiques qui s’intéressent depuis longtemps à la presse, des directeurs d’écoles de journalistes et des représentants, parmi ces journalistes, des principaux syndicats. » Angèle cita quelques noms qu’elle avait en tête et demanda à Yves ce qu’il pensait de quelques personnes dont elle connaissait le nom mais qu’elle n’avait jamais rencontrées. « En tout cas, j’espère que vous allez pouvoir faire quelques propositions à mettre en œuvre. Quels sont vos délais ? – Il faut que nous allions vite, nous avons à peine plus de deux mois et nous ne pouvons commencer que dans la deuxième moitié de février. Je vais leur proposer une demi-journée de travail par semaine pendant toute cette période. Je compte sur la compréhension de mes deux rédactions parisiennes pour que pendant ces deux mois ma production s’allège… » La sonnette de la porte se manifesta. « Tu attends quelqu’un ? – Pas précisément. » Yves, sur ses grades, alla ouvrir. C’était Pablo. Il passait à proximité de chez Angèle et en profitait pour venir la saluer. Il n’avait pas la forme. L’œil plus noir que d’habitude, il paraissait triste. « Que t’arrive-t-il Pablo, tu n’as pas l’air bien ? – Il y a de quoi. Hier, en sortant de chez toi, j’ai appris la mort de ma logeuse, Sophie Dujardin. Ce n’est pas une surprise mais j’en suis triste. Elle était originale mais tellement attachante. »

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Pablo avait eu beaucoup de peine lorsqu’une communication téléphonique lui avait appris le mardi en début d’après-midi, à son bureau, que Sophie était décédée dans la nuit de lundi à mardi. L’infirmière lui indiqua qu’il était la seule personne que Sophie avait indiquée comme « membre de la famille » et qu’il serait urgent qu’il vienne accomplir les formalités nécessaires. Pablo avait passé l’après-midi à faire les démarches pour les obsèques de Sophie. Elle lui avait laissé une lettre manuscrite de quelques lignes lui indiquant ses dernières volontés : une messe à la cathédrale Saint-Jean et ensuite, qu’elle soit enterrée à côté de Jules, son mari. Pour les « problèmes pratiques », Pablo serait contacté par son notaire. Celui-ci le fit dans la matinée et lui indiqua que Mme Sophie Dujardin l’avait désigné comme seul héritier, après le respect des droits de sa fille. Dans la lettre du notaire, surpris, il apprit que Sophie Dujardin était riche et qu’après les différents frais, taxes et autres obligations testamentaires, notamment la part légale pour sa fille, il allait se retrouver propriétaire de l’immeuble des cinq appartements rue du Bœuf et d’une somme rondelette de l’ordre de 125 000 euros. La seule condition suspensive de ces dispositions était l’acceptation de prendre Patrick en charge ! Avec le curé de la paroisse, Pablo avait fixé la messe à 16 heures et l’enterrement au cimetière dans la foulée. Malgré sa tristesse et les préoccupations de ces obsèques, il était toujours remonté contre le supposé commanditaire de l’agression d’Angèle. « Et toujours pas de nouvelles de Paris de la part de ton copain Paul Cordier ? Le « Max Pousseret » continue de faire le malin dans les journaux télévisés ? Qu’il en profite parce que lorsque la vérité va éclater, il sera moins glorieux ! J’espère que le résultat de l’examen de la sacoche va finir par le confondre. Je me demande bien d’où pouvait venir ce samarium. C’est vrai que lorsqu’il n’est pas devant les caméras, il paraît qu’il soigne les chiens… Pauvres toutous. »

Chapitre 59 Mercredi 30 janvier, Neuilly-sur-Seine, Paris. Boulevard Bineau. Police judiciaire, quai des Orfèvres.

L’identification des vétérinaires proches du quartier des boulevards Victor Hugo et Bineau fut rapide. Il n’était pas dix heures que les trois enquêteurs, deux policiers et un inspecteur de l’ASN, sonnèrent au cabinet où officiaient les trois vétérinaires René Danglars, Arlette Hermans et Max Pousseret. Seul le docteur Danglars était présent ; aux questions sur l’utilisation de samarium à des fins thérapeutiques, ses réponses furent pour le moins des réponses embarrassées. « En fait, il n’est pas impossible que mes associés, il y a très longtemps, aient répondu à des demandes pressantes de certains de nos clients… Pour ma part je ne maîtrise pas assez ces techniques pour les proposer… Vous devriez repasser plus tard pour rencontrer M. Pousseret car Mme Hermans est à l’étranger. » La secrétaire expliqua aux enquêteurs que le docteur Pousseret était à son bureau de l’association qu’il présidait, rue des Écuyers dans le XXe arrondissement. L’inspecteur demanda à lui parler au téléphone. « Docteur Pousseret ? Nous souhaitons vous rencontrer à votre cabinet, c’est au vétérinaire que nous désirons nous adresser. C’est très urgent et de la plus grande importance… nous vous attendons. » Le praticien ne fit pas trop de difficultés pour se rendre à son cabinet. « Cet inspecteur doit probablement savoir que je suis sous contrôle judiciaire », pensa-t-il. Moins de cinquante minutes plus tard, Max Pousseret arrivait sur sa moto grosse cylindrée.

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« Alors M. Pousseret, vous reconnaissez que vous avez traité par samarium, dans le passé, nous dit-on, des chiens atteints de métastases osseuses de cancers de la prostate ? » Ne connaissant pas trop l’objet de cette enquête et faisant le maximum pour paraître décontracté, le vétérinaire restait sur le qui-vive. « Oh, il y a très longtemps vous savez, à titre expérimental et pour la recherche ; nous en avions effectivement administré à trois chiens pour lesquels nous eûmes du reste de bons résultats, nous avons… » Il fut coupé par la troisième personne, qui jusque-là n’avait rien dit. « Vous aviez demandé, je suppose, une autorisation de détenir et d’utiliser des radioéléments artificiels ? – Certainement, mais il y a si longtemps, peut-être plus de dix ans… – Mais plus récemment, M. Pousseret… ? – Non, pas à ma connaissance… – Alors comment vous expliquez-vous, docteur, que nous trouvions dans un périmètre de moins de cinquante mètres de votre cabinet, plusieurs taches de pollutions par du samarium 151 à des concentrations élevées ? » D’une voix excédée mais pas très convaincante : « Mais je n’en sais rien, moi… – M. Pousseret, ne croyez-vous pas plus simple de nous dire toute la vérité ? » Le praticien cette fois était défait. « Je ne parlerai qu’en présence de mes avocats… » * * * Pour les services de sécurité, cette lourde suspicion de l’utilisation du samarium par le vétérinaire fut suffisante pour justifier l’origine des pollutions radioactives annoncées par les terroristes. À midi, aucun des très nombreux contrôles, discrètement menés par l’IRSN dans toute la région, ne revenait positif. Il fut décidé de ne rien dire encore au public. L’interrogatoire de Max Pousseret fut réalisé dans de toutes autres conditions que le précédent… quai des Orfèvres. Les questions relatives au président de Global Environment sur l’action Flamanville revinrent sur le tapis mais on n’apprit, en définitive, rien de nouveau sur la sous-traitance de cet acte. Les questions alternaient, revenant sans cesse en arrière.

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L’information de la revendication terroriste de cette pollution n’était connue que de la seule ASN et des services de sécurité. L’interrogatoire du vétérinaire tentait de le conduire vers des connexions de Global Environment avec des groupes terroristes. Il n’avait pas l’air de comprendre ou faisait celui qui ne voulait pas comprendre… Puis on s’adressa au vétérinaire. Si le représentant de la sacro-sainte association, malgré la gravité du chef d’accusation contre la journaliste, avait reçu les appuis les plus influents, le vétérinaire responsable de pollution radioactive fut totalement ignoré de ses « indéfectibles » soutiens. Le praticien, dans le coffre duquel on avait trouvé des étiquettes du samarium collées contre la protection de plomb, dut convenir qu’il traitait régulièrement et tout à fait illégalement des chiens atteints des mêmes maux que leurs maîtres vieillissants. Sa femme achetait les doses de samarium en Belgique le mercredi, elles étaient administrées le jeudi « avec toutes les précautions nécessaires à la radioprotection ». Malheureusement, il ne pouvait justifier des autorisations requises à ces pratiques. Malgré la confidentialité, mais grâce aux bons résultats de ces traitements de métastases osseuses, une clientèle assez importante et lucrative le consultait. À 10 000 euros le traitement, il en mettait, tous frais payés, six mille dans la poche. Le prix de l’illégalité ! Mais il niait avec rage la pollution qu’on lui attribuait ! « Ma femme est allée chercher, aujourd’hui, deux doses en Belgique, elle est en route ; nous traitons ce type d’affection le jeudi, parfois une fois par semaine, je vous dis que les trois derniers chiens ont été traités jeudi dernier 24 janvier, ils ont passé la nuit du jeudi au vendredi dans le cabinet, où sont gérés en décroissance leurs excréments ! Calculez, ce n’est pas possible que cette pollution vienne de chez moi ! – M. Pousseret, quand vous contestez, avec votre casquette de militant anti-nucléaire, les chiffres des rejets des industriels nucléaires, vous êtes moins exigeant dans le raisonnement, me semble-t-il. Comment voulezvous que l’on vous croie ! » Max Pousseret s’énervait à toujours répéter les mêmes choses. « Bon Dieu ! Je reconnais la pratique illégale de cette activité lucrative mais ne m’attribuez pas la responsabilité de la pollution actuelle ! Elle n’est mathématiquement pas possible je vous dis ! » Thomas Rubiot avait été mis au courant de l’interrogatoire et invité à la PJ. Présent, il ne perdait pas la moindre réponse du vétérinaire. Pour sa part, il était satisfait : « Cette fois je te tiens, mon coco ! » La prime du contrat contre Angèle Delaunay avait bien séjourné, la nuit du mercredi

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au jeudi dernier dans le coffre plombé, au contact du samarium. Sur l’affaire du jour, il restait silencieux, mais il était, en définitive, le premier à avoir su que le vétérinaire manipulait des substances radioactives et même – mais cela, lui seul et son collègue lyonnais le savaient – que la sacoche donnée à Pierrot venait du coffre plombé. Suite aux multiples répétitions des questions posées par ses collègues, il estima l’exaspération du vétérinaire à son comble et joua un des plus beaux coups de poker de sa carrière. « M. Pousseret a raison et je peux le prouver… » Les autres enquêteurs se turent et fixèrent Thomas Rubiot. Le vétérinaire se tourna vers lui. Son visage avait les traits tirés, il était rouge de colère et après plusieurs heures d’interrogatoire, cherchait enfin un peu de compréhension. Les autres policiers attendaient l’explication. « Il y a une semaine, Mme Hermans a amené les trois doses pour les traitements. Depuis, M. Pousseret n’en a pas reçu d’autre, comme il vous l’affirme. La preuve en est l’absence de contamination résiduelle dans son armoire de sécurité et vous verrez, l’interrogatoire de sa femme le confirmera. » Le vétérinaire hochait la tête pour approuver. « Or il y a une semaine, son épouse déclarait le vol de sa sacoche médicale. Je puis vous dire que cette sacoche était bien là, la veille, dans le coffre. Je le sais car le lendemain du vol cette besace a été retrouvée… par sa radioactivité ! Comment ? La personne qui l’avait volée a déclenché un détecteur de surveillance dans le service de médecine nucléaire où elle subissait un examen. Cette anomalie nous a été signalée. Et savez-vous à quoi était due cette radioactivité ? À du samarium 151, messieurs ! » Se tournant vers ses collègues… « Voilà pourquoi M. Pousseret a raison, les traitements ont bien eu lieu il y a une semaine… » Et puis, vers Max Pousseret : « Vous confirmez que la sacoche médicale de votre épouse a bien séjourné dans le coffre ? – Bien sûr, et il n’est pas impossible que quelques traces de samarium dues à la manipulation du produit aient pu se fixer sur la sacoche de ma femme. – Vous le voyez messieurs, n’insistez pas, la preuve est là, la présence de samarium sur le sac volé confirme la date. Vous êtes d’accord, M. Pousseret ? – Parfaitement… depuis que je leur dis ! »

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Puis, prenant quelques secondes de silence, le commissaire ajouta. « Ce que moi je peux encore vous dire, monsieur le responsable de Global Environment, c’est que si la sacoche était contaminée, les 80 000 euros du contrat que vous avez payé, en billets de vingt euros, à votre « voleur », étaient aussi contaminés au samarium ! » Max Pousseret, hébété, regardait le commissaire, puis réalisant qu’il venait de reconnaître implicitement sa responsabilité du mandat contre Angèle Delaunay se mit à hurler comme un dément sans discontinuer pendant plusieurs minutes ! L’heure qui suivit fut pénible. Pousseret voulait tout dire à la fois, il continuait de nier la pollution de la veille dans son quartier mais reconnut avoir lancé le contrat contre Angèle, en qui il voyait un énorme danger pour son association. Il insista bien sur sa seule responsabilité. Il ne trouva comme « excuse » que de dire qu’il ne lui voulait pas de mal mais juste l’effrayer. « 80 000 euros pour lui faire passer le hoquet, sans doute ? Tu te moques de nous, salaud. » Thomas Rubiot, qui savait quelle pouvait être la sanction de ce contrat, n’avait pu retenir sa fureur. Toutes les nuits depuis une semaine, il rêvait de cet instant. Ensuite, à la justice de faire le nécessaire. Max Pousseret était maintenant complètement abattu. Il gardait le silence et signait les déclarations qui lui étaient proposées les parcourant d’un regard vide. Il pleurait. À deux reprises, il demanda un verre d’eau. C’était fini, il ne voulait imaginer les conséquences de ses méfaits pour l’association qu’il dirigeait. À 18 h 25, les policiers lui demandèrent de les suivre. Le commissaire Rubiot, le dernier à quitter la pièce, n’eut que le temps de voir passer les deux jambes du prévenu par-dessus la balustrade du palier. Max Pousseret, les menottes aux poignets, venait de plonger du quatrième étage dans la cage d’escalier. Il en mourut.

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Chapitre 60 Mercredi 30 janvier, Lyon. JT de 20 heures, édition spéciale. Ier arrondissement, rue Émile Zola.

Pour des raisons bien compréhensibles, pour l’une et pour l’autre, Angèle et Dominique refusaient les invitations ; toutes les deux avaient besoin de repos. Elles étaient rentrées tôt rue Émile Zola. Elles commençaient à préparer leurs affaires pour le séjour au Seychelles. Dominique ressentait encore un peu de fatigue, habituelle après un mois de radiothérapie. Angèle depuis son agression dormait très mal et ne pouvait même pas évoquer à Dominique, pour les exorciser, ses cauchemars. Elles avaient regardé les premières actualités à 19 h 15. Les titres du journal parlaient de la normalisation de la vie à Bordeaux, les services antiterroristes laissaient entendre que l’on « tenait » peutêtre une piste, mais le grand sujet du jour était l’annonce de La nuit des libertés. Cette émission était prévue dans les prochains jours, organisée par TV Première pour faire le pendant à l’information des États généraux de la presse proposés par le président de la République. Annoncée avec fracas sur toutes les chaînes radiophoniques et télévisuelles possibles, les moyens seraient considérables. JJDS en serait l’animateur. Le site prestigieux retenu serait la Tour Eiffel. Son caractère symbolique était bien vu. Le spectre des invités irait des chanteurs en vue aux hommes politiques connus pour leur opposition en passant par les associatifs et des personnalités de tous horizons. L’habile journaliste dans le fil conducteur de l’émission avait prévu de faire largement appel au vote en direct par SMS. Le message serait particulièrement ciblé sur les jeunes.

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Angèle et Dominique furent inquiètes du tapage annoncé pour cette émission. Son but en serait certainement, encore une fois, de tout mélanger et semer la confusion avant les États généraux de la presse. Le risque était certain et on pouvait imaginer que les politiques seraient particulièrement sensibles aux retombées de l’émission. Agacées par cette information provocatrice, elles préférèrent éteindre la télévision et consacrer leur soirée à la musique et à la lecture. Quand le portable d’Angèle sonna, il était plus de 20 h 30. Le nom d’Yves Courtier s’afficha sur l’écran. « Allo Angèle ? Tu devrais regarder le journal télévisé de TV Première, il se passe de drôles de choses à Paris. Thomas Rubiot a appelé Paul juste avant 20 heures, mais je te laisse découvrir… Je t’embrasse, et transmets mes amitiés à Dominique. » Angèle n’avait même pas eu le temps de lui répondre. Elle alluma la télévision sur TV Première et appela Dominique, à la recherche de ses maillots de bains. « ... Max Pousseret était le chef de file de l’écologie associative en France et sa nomination, depuis cinq ans, à la tête de Global Environment s’était faite à l’unanimité du bureau de l’importante association. Les actions de l’association, reconnues et saluées par toute la communauté « écologique », savaient prendre un caractère provocateur qui faisait la plus grande joie des médias. » Un bandeau en angle de l’écran clignotait « Édition Spéciale ». Sur l’écran défilaient plusieurs photographies ou vidéo qui montraient, en flash-back, le leader dans ses œuvres. Ces images étaient entrecoupées de témoignages d’hommes politiques et autres leaders d’opinion, glorifiant plutôt l’action de ladite association, même si par moments ils nuançaient leurs propos sur les moyens utilisés… « Angèle, mais si je comprends bien ce Max Pousseret serait décédé ? » Angèle faisait des efforts pour ne pas le montrer mais elle était particulièrement troublée. L’animateur de l’édition spéciale apparut à l’écran. « On ne sait pas encore dans quelles circonstances, mais il semble bien que sa mort soit accidentelle. Notre reporter, rue des Écuyers devant le siège de Global Environment, peut-il nous en dire plus ? Jacques, quelles sont les dernières nouvelles en provenance du siège de l’association de M. Pousseret ? – Eh bien écoutez, ici c’est le silence le plus complet. On nous dit que les membres sont choqués et que de multiples témoignages de sympathie affluent au siège en grande quantité, du simple membre de l’association écologique aux

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personnalités les plus en vue de la scène politique nationale et internationale. On ne connaît toujours pas la cause du décès. Max Pousseret circulait fréquemment à moto et il n’est pas impossible d’écarter la thèse du simple accident de la circulation. Ce qu’il y a de sûr c’est que le service d’ordre sur place est conséquent, si on en juge par le nombre de véhicules de police dont vous voyez derrière moi les multiples gyrophares. Probablement pour canaliser les expressions de solidarité de centaines de membres de l’association qui sont attendus. Je vous rappelle dès que j’ai de nouvelles précisions… » Le panégyrique du disparu et de l’incontournable association continua encore pendant quelques minutes, il fut même question de la perfide attaque de l’association par une jeune journaliste de Lyon qui au cours d’une récente émission de télévision n’avait pas hésité à jeter le doute sur les objectifs et la crédibilité de l’association. « Les salauds, mais c’est un scandale de désinformation ! », ne put s’empêcher de crier Dominique. Angèle restait de glace, le regard rivé à l’écran, absente. Puis il se passa quelque chose d’assez exceptionnel. Sous les yeux de millions de téléspectateurs, la journaliste vedette de la chaîne, régulièrement en couverture des journaux people avec son amant du moment, posa son index sur son oreillette et baissa la tête pour mieux se concentrer sur ce qu’elle entendait. Détachant son propos du sujet en cours elle garda près de trente secondes le silence, apparemment très troublée par ce qu’elle entendait de sa régie. « Mesdames, messieurs, il se passe des événements très graves, dont l’information arrive à notre rédaction. Pour vous en parler mon confrère Étienne Malbeux vient me rejoindre. Bonsoir Étienne, que se passe-t-il ? » Son collègue pris place sur le plateau à côté d’elle. « Sandra, nous venons d’apprendre une nouvelle terrifiante, Paris aurait été l’objet d’un attentat de même nature que celui de Bordeaux, mais que nos téléspectateurs se rassurent, aux dires des autorités, cet attentat aurait avorté. Nous vous demandons de ne pas quitter l’antenne, une déclaration du directeur de l’Autorité de la sûreté nucléaire, l’ASN, nous est annoncée d’ici quelques minutes. Nous n’avons pas connaissance d’autres détails si ce n’est que les risques sont actuellement nuls mais que nous sommes passés à côté de la catastrophe. » Inutile de dire que les considérations sur la vie et l’œuvre du leader écologique passèrent au deuxième plan. L’attente fut meublée par des images d’archive récentes sur les files d’attente des bordelais allant se faire contrôler dans les centres de détection. Le journaliste réapparut à l’écran pour annoncer l’intervention.

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« Voilà, nous avons maintenant à l’écran, en direct du siège de l’ASN, son directeur, monsieur Claude-Jean Borrotra. Monsieur le directeur, que s’est-il passé ? – Mesdames et messieurs, bonsoir. La France vient encore une fois de connaître, la nuit dernière, une alerte à la pollution radioactive sur sa capitale et plus exactement à Neuilly-sur-Seine. Grâce à la vigilance des agents de l’IRSN, cette pollution a pu être repérée très tôt dans la nuit. Elle se situait dans un périmètre très limité, ce qui a permis une totale décontamination des « taches radioactives ». Il ne reste absolument aucune trace de radioactivité et donc plus le moindre risque. Toute la journée, d’importants moyens de contrôle mobiles ont sillonné la ville de Neuilly et l’ensemble de la capitale. Aucune trace anormale de radioactivité n’a été relevée. Par ailleurs, une enquête de police menée rapidement nous a permis de situer l’origine et la source de cette pollution, ce qui nous donne à penser qu’elle ne faisait que commencer. Nous estimions qu’il s’agissait, en définitive, d’une pollution accidentelle, mais nous avons reçu, ce matin, une revendication de terroristes d’un libellé comparable à celui de Bordeaux et sous la même signature − ce disant, le directeur montrait à la caméra un bristol sous plastique. Dans un souci de transparence nous avons tenu à délivrer cette information. Rappelons qu’actuellement, rien ne justifie des contre-mesures particulières. Sachez que nos services sont particulièrement attentifs et que nous assurons, comme toujours avec la plus grande vigilance, la surveillance radioactive de tout le territoire national. Les enquêtes menées par la gendarmerie et les services spéciaux antiterroristes semblent avancer. – Monsieur le directeur, vous venez de dire que vous situez l’origine de cette source radioactive, pourriez-vous nous en dire un peu plus ? – L’élément radioactif contaminant repéré est utilisé en pratique médicale mais aussi pour certains soins vétérinaires. Il se trouve que les services de la police ont situé à proximité des zones polluées un cabinet vétérinaire qui utilisait frauduleusement ce produit radioactif pour le traitement de pathologies canines… – Mais monsieur le directeur, faut-il comprendre qu’il y aurait une connivence entre les vétérinaires de ce cabinet et les terroristes ? – Rien n’est exclu, madame, l’enquête nous le montrera. – Merci, monsieur le directeur, de votre déclaration. Donc pas de panique, vos services veillent. En tout cas ils ont été efficaces. – Nous sommes là pour ça. – Bonsoir, monsieur le directeur. » Le journaliste s’apprêtait à faire quelques commentaires lorsque sa collègue, encore une fois l’index sur son oreillette, s’adressa à lui. Sur

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l’écran, en arrière-plan, des images montraient quelques affrontements entre des policiers et des manifestants. Angèle eut à peine le temps de faire une remarque sur cet attentat à Dominique que la journaliste donna une nouvelle fois la parole au correspondant devant le siège de Global Environment. « Écoutez Jean-Pierre, il se passe ici des choses invraisemblables. Des membres de l’association sont en train de s’opposer aux forces de police, je vous disais tout à l’heure qu’elles devaient être là pour assurer le service d’ordre. En fait, elles sont en train de déménager tous les papiers et ordinateurs de l’association, d’où la fureur des membres présents. Ce qui se passe est totalement invraisemblable, incompréhensible. – Avez-vous maintenant d’autres renseignements sur les circonstances de la mort de Max Pousseret ? – Pas trop, il ne serait pas décédé d’accident de la circulation… mais des bruits bizarres courent ici. On vient d’apprendre, comme vous sans doute, l’ébauche d’un attentat à Neuilly dans lequel un vétérinaire pourrait être compromis. Je vous rappelle que Max Pousseret y exerçait sa profession de vétérinaire… et en fonction de ce qui se passe ici, rien ne peut être exclu ! » Comme la France entière, Angèle et Dominique n’en croyaient pas leurs oreilles à entendre et à extrapoler ce qui se passait sous leurs yeux. À partir de là, les hypothèses les plus folles furent proférées. « Mon Dieu, mais alors Pablo avait peut-être raison. – Que vient faire Pablo dans ces déclarations ? » Angèle rapporta à Dominique la théorie que Pablo leur avait tenu la veille chez elle. L’émission se prolongea tard dans la nuit, on entendit tout et son contraire des invités racolés en urgence. Les mêmes qui en début de soirée n’avaient pas assez de mots pour exprimer l’immense perte subie ne ménageaient pas leurs propos sur ladite association. Vers une heure du matin, la thèse officielle de la mort du leader écologique était connue. Il s’était suicidé. « Et peut-être à Bordeaux était-il impliqué ? », « En tout cas tout avait commencé avec Flamanville, et en plus il le revendiquait… ». On commençait à formuler des hypothèses sur d’éventuelles complicités entre Global Environment et certains terroristes… En définitive, n’avaientils pas en commun la même intolérance pour certains travers de nos sociétés occidentales ?

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Angèle était abasourdie par la nouvelle. Si au fond d’elle même ses sentiments étaient partagés entre sa légitime réaction de vengeance et celle du regret d’un jugement de justice, elle ne pouvait que constater que ces événements apportaient un véritable torrent d’eau à son moulin. En raison de la connivence entre le mouvement pour La nuit des libertés et Global Environment, il n’était guère plus question de la fameuse émission… Dominique, qui ignorait tout de la responsabilité du leader dans la sordide agression d’Angèle, devant la tournure des événements eut le mot de la fin avant qu’elles n’aillent se coucher. « Franchement, depuis longtemps je savais que planaient de nombreuses incertitudes sur les objectifs de cette association, mais c’est un véritable Dieu Janus qui se révèle ! » * * * Quelque part en banlieue parisienne, le commissaire Thomas Rubiot fulminait et injuriait son poste de télévision et tous ses intervenants. « Bande d’andouilles, je vous dis que si Max Pousseret était bien un salaud, expliquez-moi comment il aurait pu contaminer les arbres à côté de chez lui sans son produit radioactif ? Et pendant ce temps, les terroristes courent toujours… » Et au fond de lui-même il ne comprenait vraiment pas comment ces terroristes avaient bien pu choisir le lieu de leurs méfaits. Peut-être une extraordinaire coincidence ? Mais depuis près de trente ans qu’il était dans la police, il y a bien longtemps qu’il ne croyait plus au seul hasard !

Chapitre 61 Jeudi 31 janvier, Lyon. 12 heures, rue Fénelon, Les Brotteaux. 16 heures, Vénissieux.

Les informations de la soirée n’avaient pas évolué dans la nuit. Dans la presse et sur les chaînes d’information, de nombreux commentaires détaillaient la mort de Max Pousseret. La plupart des éditoriaux portaient sur la face cachée de la puissante organisation. Mais cette face cachée restait encore dans la profonde pénombre du voile des relations internationales qui la masquaient. Les hypothèses allaient, pour le moins, de complicité avec des services secrets pour les plus hardies, jusqu’à confondre Global Environment d’être avant tout une officine internationale de renseignements et même pour d’autres de mettre en mouvement une démarche écologiste internationale utilisant la pression idéologique s’il le fallait pour s’imposer. Angèle, comme beaucoup, avait suivi l’émission jusqu’à la fin. Elle avait dormi d’un sommeil lourd mais sans cauchemars. Réveillée un peu plus tardivement que de coutume, lors du petit-déjeuner avec Dominique, elles discutèrent des conséquences des spectaculaires informations de la soirée et en conclurent l’importance de l’opportunité des États généraux de la presse. Si Angèle en était déjà convaincue, ces derniers événements ne pouvaient que l’inciter à s’y investir à fond. Avant cette semaine de vacances, elle avait prévu une dernière matinée de travail aux Brotteaux avec deux ou trois collègues du Club de la presse pour conclure les préparatifs. Peut-être Yves les rejoindrait-il ? La composition de son groupe de réflexion sur l’Avenir des métiers du journalisme était à peu près confirmée. Il ne lui suffisait que de deux ou trois confirmations, qu’elle trouverait probablement à son retour. Pour être tranquille, elle ne prendrait pas son

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téléphone portable. Seul Yves l’appellerait en cas de besoin extrême sur celui de Dominique. Il faudrait travailler, avec le groupe, les pistes sur lesquelles elle dirigerait leurs réflexions. Pour la formation, celle initiale devait être garantie ou reconnue par un organisme national unique. Un trop grand nombre de « journalistes » n’avait jamais eu de qualification d’aucune sorte. Il convenait de mettre un peu d’ordre dans la profession pour savoir qui pouvait prétendre à cette qualification de journaliste. Aujourd’hui, malgré ses efforts, la commission de la carte et ses critères ne pouvaient être considérés comme satisfaisants. Pour autant, il ne fallait pas négliger l’expérience et garder la diversité des formations pour ne pas tomber dans un profil stéréotypé… Pour la formation continue, actuellement quasi-inexistante, sa mise en œuvre était indispensable mais poserait deux types de problèmes : son financement et la garantie de sa qualité. Le poids des syndicats devrait motiver les employeurs et pour les autres, peut-être des bourses d’État… ? Une structure unique devrait être garante des critères nécessaires à l’habilitation des organismes formateurs. À propos des droits et des devoirs, il n’était plus possible de rester sur des chartes comme celle, syndicale, de 1918-1938 ou celle de Munich de 1971 ! Un texte plus récent voulait faire évoluer ces droits et devoirs mais indéniablement la question fondamentale posée restait celle d’un conseil de presse, comme dans de nombreux pays. Il n’est pas sûr que le débat pourrait être tranché, tant les opposants contesteraient sa légitimité. Cette opposition était surtout celle des journalistes mais de l’autre côté, et non sans arguments, des personnalités de toutes origines socioprofessionnelles déclaraient haut et fort qu’il serait incontournable… Les débats seraient probablement animés et Angèle devrait s’attacher, au-delà de ses propres avis, à assurer la plus grande équité entre les éventuels contradicteurs. Son rôle serait encore de faire valider les points acquis afin de pouvoir proposer, en synthèse des discussions, les recommandations à mettre en œuvre. Yves était arrivé tard dans la matinée. Il avait participé à la fin des réflexions du groupe des quatre ou cinq personnes qui avaient rejoint Angèle. Il eut facilement le mot de la fin. « Dis-moi Angèle, je pense qu’il est maintenant urgent, pour que tout se passe bien, que tu t’assures d’une dernière chose… » Angèle, avec un air interrogateur et malgré les œdèmes résiduels, tenta de froncer ses sourcils.

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« Sans doute mille choses encore, mais de fondamental, je ne vois… » Yves sans sourire lui coupa la parole. « Il faut que tu te reposes ! Tu viens de connaître des moments excitants mais aussi une agression… Il est urgent que tu penses à quelques jours de vacances pour être en forme à ton retour et que, d’ici-là, nous fêtions cette étape ! » Tous éclatèrent de rire et approuvèrent Yves Courtier. Son arrivée tardive ne l’avait pas empêché de passer à la cuisine déposer au réfrigérateur une bouteille de champagne. Ils burent à la réussite de la déclaration autocritique du Club de la presse, à la réussite de la participation d’Angèle à l’émission Tout Public et à sa promotion pour les États généraux de la presse. Ils trinquèrent à leur santé. Dans l’après-midi, Pablo appela Angèle chez Dominique. Il tenait à les accompagner le lendemain matin tôt à l’aéroport de Saint-Exupéry. « Mais Pablo, nous prendrons un taxi, ne te dérange pas. – Pas question, cela me fera vraiment plaisir de venir vous embrasser avant votre départ » Et avec une voix sans discussion : « À demain matin, Ange. » * * * À la SDAT, les choses se compliquèrent encore plus lorsque par l’intermédiaire de l’Autorité de sûreté nucléaire, on apprit qu’il y avait un problème de samarium à Lyon au centre anticancéreux. Deux doses importantes de samarium avaient été reçues pour être administrées à deux patients. Malheureusement, l’un des deux était décédé et l’autre ne s’était pas présenté. Le samarium non utilisé restait introuvable. Ce qui n’était pas banal. Mais ce qui l’était encore moins, c’est que l’une des personnes ayant accès à ce samarium non utilisé était un technicien de laboratoire, Tunisien et surtout voisin de palier de Brahim à Vénissieux ! En milieu d’après-midi, vers 16 heures, les agents de la DGSE, ceux qui avaient déjà interrogé Brahim, allèrent le chercher discrètement à son travail. Il ne terminait qu’à 21 heures. L’interrogatoire fut moins courtois que la première fois et des menaces commençaient à être proférées contre le malheureux Brahim. « Maintenant, puisque tu nous racontes n’importe quoi pour nous endormir, nous allons te dire la vérité. Nous verrons bien quelle est la

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tienne. Si tu veux que nous soyons compréhensifs, tu as intérêt à tout nous dire. Nous savons qu’à Paris il y a eu un nouvel attentat toujours signé L E A, Les Enfants d’Allah, … – Non, je vous dis que mon groupe d’instruction religieuse n’a rien à voir… – Arrête de faire le malin Brahim, ça suffit… Cet attentat à la pollution radioactive était cette fois avec du samarium qui vient du centre anticancéreux de Lyon. Nous en avons la preuve. Or nous avons appris que ton voisin de palier, Mohamed Ben Mahdi, ton complice, travaille dans ce centre et qu’il a accès à ce produit. Il l’a volé et te l’a donné. Ça nous le savons, mais dis-nous qui l’a transporté à Paris, dis-nous pourquoi cette pollution radioactive ; pour quel mouvement islamiste travailles-tu ? » Brahim avait l’air inquiet mais sans plus. On le voyait soucieux de savoir ce qu’il devait dire. « Bon, je vais vous dire ce que je sais – puis il leva sa main droite. Je vous jure que c’est la vérité. Par Allah, c’est la pure vérité. – Arrête tes simagrées, réponds… » Brahim n’apprécia pas la remarque. « Je vous jure que je connais Momo Ben Mahdi depuis que nous avons déménagé du plateau vers la ville basse, il y a cinq ans. C’est quelqu’un d’intelligent et de travailleur. Il est honnête, il ne faut pas dire que c’est un voleur. Même si sa femme ne veut pas que son fils vienne apprendre le Coran avec moi, je dis que ce sont des gens très bien. C’est pas vrai qu’il voudrait du mal aux gens, et qu’il serait terroriste. C’est pas vrai, je le jure devant Dieu ! – Mais Brahim, ce Momo, c’est peut-être quelqu’un de bien qui ne sait pas ce que toi, tu fais du produit qu’il te fournit. Dis-nous comment et pourquoi tu es allé à Neuilly répandre ce produit radioactif. » Brahim se gratta la tête puis d’un air confiant et serein fit plutôt une déclaration. « Moi, je vous dis « vous ». Vous, vous me tutoyez. Vous, vous êtes instruits, moi pas. Ce qui ne veut pas dire que je sois moins intelligent que vous ! Ce n’est pas parce que vous me posez des questions que je ne comprends pas que mes réponses sont fausses, ni que je suis idiot. Vous me parlez de choses qui me sont totalement étrangères. Que voulez-vous que je vous dise ? Si au lieu de vous appeler monsieur je vous appelais madame, que diriez-vous ? Que je me moque de vous ! Vous me parlez de « samarium », de « radioactivité », que voulez-vous que je vous explique ? Je ne connais même pas ces mots ! Parce que je suis accueilli par la France,

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j’ai appris le français mais pas les sciences, sinon je ne serais pas magasinier. Ma formation coranique n’est pas très scientifique et je m’en excuse. Quant aux idéologies guerrières de l’islam, sachez que je les combats et que je ne suis pas le seul dans notre communauté. Demandez-le. Si elles existent malheureusement, je le regrette. Je comprends que vous avez des problèmes, mais ne perdez pas de temps à croire que vous me faites peur. Pourquoi voudriez-vous que j’aie peur de ce que je n’ai pas fait, que je ne connais pas, que je désapprouve, si vous me parlez de mouvements terroristes ? » Les enquêteurs se regardèrent, perplexes. Deux d’entre eux sortirent quelques minutes. De retour, leur ton avait changé, le propos de Brahim les avait interpellés, il n’était pas si niais qu’ils l’avaient pensé. « M. Djelouli, il faut nous comprendre, deux coïncidences troublantes nous ont conduit jusqu’à vous. D’abord cette signature imprécise pour nous, correspondant au nom de votre groupe de catéchèse, ensuite votre proximité avec ce technicien d’un établissement d’où pourrait provenir le produit radioactif retrouvé sur des trottoirs à Paris. Comprenez que nous enquêtions. – Je vous comprends et je reste à votre disposition, mais ne perdez pas de temps à faire fausse route. J’aime les gens, je crois qu’ils me le rendent, je les connais et croyez-moi, interrogez Mohamed Ben Mahdi, vous verrez qu’il n’y est pour rien. » Vers 17 h 30, les enquêteurs, chez Momo, plus discrets et attentifs sur la forme, se firent expliquer la situation. Effectivement, selon Momo, du samarium semblait bien avoir été perdu. Il avait vu arriver mardi ces deux doses thérapeutiques dans le local à déchets pour décroissance. Or il devait conditionner à la date d’hier des déchets considérés comme n’étant plus radioactifs. Une inattention de sa part devait être responsable d’une élimination fortuite et prématurée de ces flacons. C’était l’explication la plus probable. Il s’en était accusé auprès de l’ASN en fin d’après-midi, persuadé que la recherche d’activité dans les conteneurs stockés dans le local serait positive et permettrait de les retrouver. Il suffirait demain d’aller vérifier et on trouverait le samarium manquant. Il était tard et devant les explications vraisemblables de Momo, les agents de la DGSE acceptèrent d’attendre le lendemain matin pour que Mohamed Ben Mahdi vérifie les colis radioactifs avec l’aide de détecteurs. Après le départ des agents de la DGSE, Momo, navré de cette situation, crut bon d’en informer Pablo, sachant que dès le lendemain matin il partait en vacances. Comme lors de l’interrogatoire des agents il avait

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indiqué son numéro de portable, par précaution pour Pablo, il utilisa celui de Djamila. – Pablo, nous avons un sérieux problème. Les doses de samarium non utilisées que j’ai reçues mardi comme déchets sont introuvables. À leur demande, suite à la pollution de Neuilly, j’ai d’abord répondu dans la journée à l’ASN que je ne les avais pas. Aux policiers qui sortent de chez moi, j’ai dit que par inadvertance j’avais dû les conditionner avec les déchets à éliminer mais je suis à peu près sûr que ce n’est pas possible. Je contrôle systématiquement les conteneurs avant de les stocker. Comment vais-je faire demain si le contrôle est négatif ? Je ne veux pas, Pablo, que tu aies à nouveau des problèmes avec l’ASN en tant que personne compétente en radioprotection. Ils t’ont déjà trop détruit… – Momo, tu es toujours aussi adorable et je te remercie de vouloir m’écarter de ce problème. En mon absence, demain, fais ce que tu as à faire mais sache que seul le directeur est responsable, pas toi. Si le samarium n’est pas dans les conteneurs c’est qu’il a disparu. S’il a disparu, c’est que quelqu’un a pu rentrer dans le local et tu sais que même fermé à clé, au moins cinquante personnes y ont accès. Que veux-tu faire d’autre ? Même attentif dans son travail, on peut connaître des moments d’inattention. Que cela te serve de leçon. Pour une fois que tout le monde sera content de ton inattention, ne t’en fais pas. Bon courage, Momo. – Bonnes vacances, Pablo. » Momo était un peu dépité de l’attitude de Pablo. Ce ton décontracté ne lui ressemblait guère. La communication à peine terminée, le téléphone qu’il tenait encore à la main sonna. « Momo, avant de partir demain, j’oubliais quelque chose d’essentiel à te dire, à vous quatre, toi, ta femme et tes enfants. Je vous aime sincèrement, intensément. Je vous embrasse. » Il raccrocha.

Chapitre 62 Jeudi 31 janvier, Paris. 22 heures, sous-direction antiterroriste, SDAT.

Les agents de la cellule antiterroriste avaient demandé de l’aide. L’importance des explications qui leur parvenaient maintenant devenait impressionnante. Il n’était plus possible de traiter simultanément les renseignements des différentes pistes. Longtemps sans informations, ils croulaient sous des quantités de documents et il n’était pas question d’y voir clair en quelques heures. L’Élysée n’arrêtait pas de venir aux nouvelles. Une équipe travaillait sur la piste d’Héléna Denikine, agent du KGB de l’ex-URSS, dite Miloslava Abramovicz, Russe juive, ou encore Slava Habram, Lituanienne. Sa piste se perdait à Orly d’où, après l’enregistrement pour la destination de Madrid, elle avait mystérieusement disparu. Un nombre incalculable de fiches étaient diffusées dans les postes de frontières et sur tous les sites spécialisés réservés aux informations confidentielles. En fonction des vidéos des aéroports, des témoignages que l’on avait pu recueillir dans les hôtels, quatre portraits-robots avaient été nécessaires pour prendre en compte les différents aspects de sa silhouette. Ce qui ne facilitait pas le retour d’informations. Certains témoignages confirmaient sa présence, au même moment, en différents lieux distants de plusieurs milliers de kilomètres. Des affirmations du passage de la Lituanienne au Danemark semblaient crédibles quand en même temps un chauffeur de taxi assurait la reconnaître pour l’avoir transportée dans les rues de Madrid. Il fallait à tout prix mettre la main sur Miloslava, ou Slava, la très probable « grand-mère » de la rue Sainte-Catherine à Bordeaux du samedi 19 janvier. Où fallait-il la chercher ? À Madrid, malgré sa défection dans le vol, ou dans les pays de l’Europe du Nord, en

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route vers la Lituanie et de là, la Russie ? Sa trace en France s’interrompait le mardi 22 janvier. Il y avait neuf jours, autant dire une éternité pour quelqu’un qui prenait l’avion comme d’autres le métro ! En début d’après-midi, la sollicitation de l’agent britannique, Lawrence Hamilton, de l’Alliance Base, fut une fois de plus le point de départ d’une nouvelle piste. Selon lui, la Russe du KGB, à l’époque, allait assez régulièrement à Cuba où, indéniablement, elle devait avoir des habitudes. Il serait peut être intéressant de vérifier si elle n’allait pas tenter de s’y mettre à l’abri. Des avis de recherche partirent dans la seconde dans tous les aéroports importants d’Europe. Deux heures après, une réponse de l’aéroport Schwechat de Vienne, en Autriche, tomba sur les écrans. Il n’était pas impossible qu’une personne pouvant répondre aux portraits-robots ait été repérée. Un contrôle vidéo avait attiré l’attention des scrutateurs sur le fait que la passagère tendait son passeport avec des mains gantées de blanc et apparemment de soie. La silhouette restait compatible avec l’espionne russe mais sans plus. Le témoignage était fragile. La passagère, italienne, avait présenté un passeport au nom de Angela Pascuali et avait acheté un billet aller-retour pour Rome. Le retour était open. Le voyage aller avait été effectué mardi 29 janvier. Des renseignements furent demandés en Italie sur cette passagère. Apparemment le passeport ne posait pas de problème et correspondait à une femme de quarante-trois ans qui se rendait régulièrement de Rome à Vienne pour des raisons familiales évidentes. Son mari travaillait en Autriche et elle à Rome. La piste était abandonnée. Deux heures plus tard, un message urgent arriva sur les bureaux de la DGSE. Cette citoyenne romaine était décédée accidentellement depuis trois semaines seulement. Le passeport était faux. Rapidement, les recherches montrèrent qu’Angela Pascuali avait atterri à Fort-de-France le mercredi 30. À partir de là, la piste s’arrêtait. Aucun des passeports connus ne put être repéré dans les aéroports voisins, pas le moindre témoignage compatible avec les portraits-robots. Pour les spécialistes, il était probable qu’elle avait ensuite utilisé les réseaux de trafiquants de drogue de la mer des Caraïbes et qu’elle devait maintenant être à l’abri à Cuba. Il faudrait attendre des jours meilleurs pour en savoir plus. Des informations en masse provenaient de l’examen des ordinateurs de Global Environment. Elles n’étaient pas toutes limpides, le tri entre les fichiers des adhérents et ceux, plus incompréhensibles, des relations avec des organisations non gouvernementales étrangères, voire étatiques,

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était plutôt laborieux et complexe. La plus grosse partie des disques durs était inaccessible. Les informaticiens utilisèrent les logiciels les plus confidentiels pour lever les protections de nombreux fichiers. Ce qui pouvait alors être lu n’en finissait pas d’étonner les services secrets. Les révélations étaient diverses, de l’utilisation frauduleuse des fichiers d’adhérents, que pratiquait Global Environment comme d’autres associations, à des dossiers très confidentiels parfois liés au trafic d’armes. On ne trouva pas de trace d’informations précises sur les événements récents si ce n’est d’importants versements, début janvier, de l’ordre d’un million d’euros. Leur provenance de firmes russes signait leur participation aux actions de Flamanville comme au financement du contrat sur Angèle Delaunay. Des informations des plus impressionnantes purent être découvertes. Elles rapportaient de véritables stratégies utilisant des troubles sociaux pour envisager la gouvernance du futur. Dans un premier temps, Global Environment comptait, au décours de difficultés politiques et avec l’appui des partis écologiques, de recevoir la direction du ministère de l’Environnement dans plusieurs pays. Les graves crises économiques qui se profilaient seraient obligatoirement source de mouvements populistes. Les pouvoirs en place, de plus en plus fragiles, ne sachant répondre que par des solutions de politique de consommation et de relance, se heurteraient, à l’évidence, à la préoccupation écologique exacerbée chez les jeunes. Cette situation conduirait Global Environment à jeter les bases d’une idéologie « verte » qu’elle traduirait en mettant en place, dans différents pays, des gouvernances strictes. Sous le prétexte du respect écologique, elles pratiqueraient la dictature si nécessaire… Les théoriciens n’hésitaient pas à parler de l’« ordre écologique mondial » ! À Lyon, la situation ne s’éclaircissait pas. Brahim, le « bienheureux » ne s’était-il pas moqué des enquêteurs ? Dans son rôle de patriarche un peu benêt, il feignait de jouer au bon musulman mettant sa sagesse au service de l’instruction religieuse. Bien plus intelligent, ne se cachait-il pas ainsi pour diriger peut-être un nouveau réseau islamiste ? Une fois ces informations remontées à Paris, il était plus que temps de faire la synthèse. À la lumière de tous ces renseignements, que pouvait-on dire de tous ces événements ? Leur but apparaissait assez clairement. L’action sur Flamanville, l’attentat de Bordeaux, la pollution de Neuilly-sur-Seine et même l’agression d’Angèle Delaunay concouraient aux mêmes objectifs, affaiblir la politique nucléaire de la France et affermir la suprématie de Global

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Environment. Quoi qu’il en soit, la piste « Max Pousseret-Global Environment-Slava » était le centre de convergence des événements terroristes qui venaient de se passer… Les preuves ne manquaient pas, elles étaient confirmées par l’entremise de Second Time et le suicide du président de l’association internationale. Mais que venaient faire dans ces objectifs les imprécations des terroristes ? Pour la mise en œuvre des actes, à Flamanville, l’action était revendiquée par Global Environment, certainement financée par l’agent de lobbying de Slava, pour les sociétés gazières russes… À Bordeaux, la présence de la Russe lui attribuait l’attentat, mais d’où provenait l’iode ? De Russie via la Suisse ? Et que venait faire Brahim dans cette histoire ? On voyait peut-être plus les liens possibles avec l’origine lyonnaise du samarium de Neuilly. Cette piste ne pouvait être écartée, d’autant que Max Pousseret niait fermement cette responsabilité et que, consulté en pleine nuit chez lui, le commissaire Thomas Rubiot appuyait cet indice. Il ne comprenait pas comment Max aurait eu du samarium à disposition pour cette nouvelle pollution. Et surtout, quel intérêt aurait-il eu à le disperser devant chez lui pour attirer l’attention sur ses activités ? Mais pourquoi les terroristes lyonnais, avec leur signature L E A, auraient-ils initié leur nouvelle contamination devant le cabinet de vétérinaires de Neuilly-sur-Seine ? Décidément, les membres de la cellule avaient encore de nombreuses questions à résoudre. Qui avait fait quoi ? Les réponses restaient ouvertes…

Chapitre 63 Vendredi 1 février. Lyon, Lavandou, Côte d’Azur. Les étangs de la Dombes.

Pablo s’était proposé pour aller accompagner, très tôt, Dominique et Angèle à l’aéroport de Saint-Exupéry. Dominique lui avait confié le Lexus RX, il devait ensuite le garer dans le sous-sol de l’appartement d’Angèle aux Brotteaux. Il était ému d’embrasser Angèle et de la serrer un peu plus fort que d’habitude dans ses bras en présence de sa compagne. Il fit encore une bise à Dominique, conseillant à toutes les deux d’être prudentes au cours de leur périple en bateau. Ému, il avait presque la larme à l’œil. Pablo prenait une semaine de congé mais n’avait précisé à personne où il allait. Dès son retour de l’aéroport, il alla prendre possession de la Mégane de location qu’il avait retenue pour une semaine. Avant de partir, il veilla aux soins de Patrick, rue du Bœuf. Son eau était propre, il s’assura que le distributeur d’aliments était bien fonctionnel. « Ne t’en fais pas Patrick, Sophie finira bien par revenir… quant à moi, si ce n’est pas le cas, tu ne perdras pas au change… » Avant de tirer la porte, il fit un dernier tour d’inspection de son appartement, glissa la clé d’ouverture et le code de la porte d’entrée dans une enveloppe qu’il déposa dans la boîte à lettre d’Angèle. Il n’était pas 13 heures lorsqu’il arrêta le moteur de la voiture devant un magasin de location de jet-ski au Lavandou. Il s’était assuré de cette location hors saison la veille. Le soleil était au zénith et la température extérieure était clémente. Une fois les formalités de location satisfaites, Pablo acheta une combinaison de protection, des gants, des chaussons et gara la voiture sur le parking proche du port où il devait récupérer

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À petites doses…

son engin. Il prit avec lui son sac à dos, apparemment assez lourd, et écouta avec attention les explications et consignes de sécurité qui lui était données. « Si je peux me permettre, monsieur, vous devriez prévoir une bonne protection. Avec la vitesse vous n’aurez pas chaud ! N’oubliez pas, il faut nous rendre l’appareil avant dix-sept heures. – Ne vous en faites pas, j’ai ce qu’il me faut contre le froid. » Le plein de l’engin était fait, Pablo plaça son sac dans le coffre et enfourcha le jet-ski. Il sortit du port au ralenti. La mer était calme le moteur ronronnait doucement. Devant la plage, à distance réglementaire, il s’exerça aux virages, aux accélérations. Mieux familiarisé avec la machine, il mit le cap vers le large et se mit à accélérer progressivement. L’appareil était puissant, il n’était pas à fond que la vitesse dépassait les 60 km/h. La rapidité que prenait l’engin générait des bonds sur l’eau. Pablo s’adaptait au rythme de ces sauts-de-mouton et semblait y prendre plaisir. La côte des îles de Lérins s’éloigna. Chaque fois qu’il voyait se profiler un bateau, il veillait à bien s’écarter de sa trajectoire. Il mit l’accélérateur à fond et le maintint. Les 1 100 cm3 du moteur délivrèrent toute la puissance, le son strident n’arrivait pas à être masqué par les tapements de la coque sur l’eau. Le regard délibérément fixé sur l’horizon, les yeux de Pablo pleuraient. La vitesse sans doute, il n’avait pas prévu de lunettes. La jauge du réservoir d’essence commençait à bouger depuis quelques minutes. Il n’avait pas trop froid. Il calcula qu’à ce train le réservoir serait vide dans une heure trente à deux heures. Le soleil était intense mais faiblirait rapidement. Il fallu attendre deux heures et quart pour que le moteur commence à avoir des ratés ; très vite, il s’arrêta. Pablo était exténué par l’effort physique et enivré par le plein air. Le silence subit était agréable à ses oreilles. Il ouvrit le coffre dont il retira avec difficulté son sac et déposa son contenu sur le siège. Il n’y avait en définitive que peu de choses : un bidon de deux litres d’essence et des cylindres de plomb fortement réunis ensemble dont le poids devait dépasser vingt kilos. Pablo se mit tout nu, fit un nœud coulant autour de sa taille avec la sangle solidaire de toutes les masses de plomb. La combinaison et le sac regroupés dans le coffre, il les imbiba avec l’essence du bidon et répandit le reste sur le jet-ski. Du fond du sac il avait sorti un briquet. Il frissonnait mais était prêt. Encore deux minutes pour prier, il fit un signe de croix, puis en même temps qu’il incendiait l’essence répandue, il se laissa glisser dans l’immensité de la mer.

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Elle était froide. Il la perçut douce et accueillante. La vitesse avec laquelle les masses de plomb l’entraînaient vers les abîmes lui procurait une sensation de caresses. Le sourire d’Angèle l’accompagnait ; elle tendait la main à Ernesto, heureux. Dans l’accélération du frottement de l’eau sur son corps, il crût percevoir le velouté de la peau d’Aicha. Puis les têtes grimaçantes de jeunes clochards avec des guidons de vélo leur faisant des cornes troublèrent cette sensation de paix avant que ne réapparaisse le visage interrogateur d’Angèle. Un patchwork d’images éclaira ensuite son cerveau, elles défilaient à toute vitesse : l’étonnement et la peur sur le visage de Claire ; Yves Courtier, rigolard, dansant devant son ordinateur ; l’inspecteur de l’ASN se faisant harakiri ; des écrans de télévision desquels sortaient des flammes ; Patrick, excité, qui faisait des ronds dans l’eau autour de lui à toute vitesse ; et, brusquement, un flash aveuglant au travers duquel ricanaient Momo et Max Pousseret. Enfin, le doux visage d’Angèle en pleurs… puis le noir, le néant. Les cartes marines indiquaient, en cet endroit, une profondeur variant de trois mille à trois mille cinq cents mètres. * * * Yves avait prévu de passer ce week-end anticipé au vendredi avec son copain d’enfance Paul Cordier. Pour la plus grande joie d’Yves, ils devaient aller taquiner le sandre dans les étangs de la Dombes. La samedi, au dîner, Paul lui fit la confidence d’une information dont la presse ne parla guère. « Au fait Yves, sais-tu qu’on a trouvé un corps lors du dragage hebdomadaire du port de Lyon ? Ses deux pieds étaient coulés dans du béton et son corps totalement méconnaissable nécessitera, pour son identification, une analyse de l’ADN. – Ah bon ? Et on ne sait pas qui c’est ? – Moi si… ! Lorsqu’on l’a libéré de son socle, il avait des chaussures bicolores, comme le caïd de la « viande à baiser »… Bien conservées du reste, ses chaussures…

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Chapitre 64 Vendredi 1 au samedi 9 février. Les Seychelles, océan Indien.

L’appareil se posa sans la moindre secousse sur le sol de l’aéroport de Mahé. Dominique avait un peu dormi mais Angèle, sans qu’elle puisse définir pourquoi, était angoissée et le peu de temps qu’elle s’était reposée, elle avait fait des cauchemars ! Un soleil radieux les accueillit au port de plaisance situé à moins de dix kilomètres de l’aéroport. Les formalités pour la prise de possession du bateau ne durèrent pas plus de deux heures. Le voilier était un catamaran de quarante pieds. Les deux femmes avaient convenu qu’elles ne prendraient pas de skipper et décidèrent d’aller passer la nuit dans la réserve proche de l’Île Sainte-Anne. À l’abri de la houle, le bateau était parfaitement immobile. Côte à côte, elles regardèrent le coucher de soleil sur le Morne, au-dessus de Victoria. Les couleurs étaient splendides, le silence apaisant. Angèle, réveillée, contemplait le paysage, ses yeux n’arrivaient pas à se rassasier de la beauté des lieux et de la transparence de l’eau. N’y tenant plus, elle fit passer son tee-shirt par-dessus sa tête et plongea dans l’eau. Même sans masque, le spectacle était magnifique. Elles déjeunèrent d’un bon appétit et décidèrent de mettre le cap sur l’île de Praslin. Dominique manœuvra aisément le catamaran sur les deux moteurs et prit le cap sur l’île, distante de moins de quarante miles. Un vent régulier de 18 nœuds soufflait du sud-est. « Ma chérie, et si nous hissions la voile ? – Laisse-moi faire, je pense pouvoir y arriver seule, mets-toi face au vent… » Il ne fallut pas plus d’une dizaine de minutes à Angèle pour hisser la grand-voile et à la border correctement. Dominique brancha le pilote

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automatique et le GPS fit le reste. Angèle trouva l’attirail nécessaire pour monter une ligne. Elle laissa filer 80 à 100 mètres et durcit le moulinet en conséquence. « Arrête ma chérie, viens vite te mettre à l’ombre, ton dos est déjà en train de rougir. » Dominique restait sur le siège du pilote, bien à l’ombre sous le taud, alors qu’Angèle allait et de venait, restait accroupie pour fixer le matériel et le régler. Depuis son bain, avant le petit-déjeuner, elle n’avait pas modifié sa tenue, autant qu’il soit possible de parler de tenue pour un simple string ! « Tu n’es pas raisonnable, tu ne t’es pas protégée, viens que je te passe de la crème écran. » Pour satisfaire aux conseils de Dominique, après une douche, Angèle s’était allongée sur le ventre, les jambes à peine écartées… Dominique vérifia que tout se passait bien ; l’océan était désert, le vent restait bien orienté et le pilote fidèle ; elle rejoignit leur cabine. Elle commença par déposer un peu de crème sur la face postérieure des cuisses et remonta jusqu’au fesses rebondies. La tentation était trop grande, l’étalement se transforma spontanément en caresses et assez rapidement elles éveillèrent de petits gémissements de plaisir. Les mains de Dominique ne se privaient pas de les encourager. Aux gémissements succédèrent de petits cris et un halètement. Angèle ne retenait plus ses râles et connut un orgasme comme elle n’en avait pas ressenti depuis son agression. Dominique ne pouvait imaginer le traumatisme qu’elle avait subi et ses conséquences lors de la tentative de viol. Dans les bras l’une de l’autre, tendrement enlacées, elles savouraient leur bonheur et n’entendaient que la voile faseyer lorsque le vent tombait. Dominique avait passé la tête au travers du hublot donnant sur le pont. Le catamaran poursuivait tranquillement sa course. Angèle, maintenant blottie dans ses bras, savourait sa victoire sur elle-même. Elle pensait que de tels moments étaient autant de victoires sur les misérables qui voulaient l’en priver… « Merci mon amour, merci de m’aimer à la folie… » Dominique la serra encore un peu plus fort dans ses bras puis, soudain, dressa l’oreille… – N’entends-tu pas comme un cliquetis ? Il m’a semblé… » Angèle, attentive, se mit sur le coude pour mieux écouter. « Non, ce doit être le bruit de quelques filins sur le mât… » Puis tout à coup le cliquetis repartit et s’accéléra.

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Angèle bondit de la couchette. « Merde, c’est le moulinet de la canne à pêche qui se dévide… » Elle courut nue comme un ver au moulinet pour freiner le tambour et se mit à rembobiner le fil. Les trois quarts au moins du nylon s’étaient déroulés. La canne était solidement arrimée mais ployait sous l’effort. Dominique arriva avec un tee-shirt et une casquette pour Angèle, qui virait au rouge homard. Elle mit le catamaran, en panne, face au vent pour stopper la progression du bateau. Angèle mit plus de dix minutes pour ramener un thon d’une vingtaine de livres. Arrivées plus tôt que prévu, elles décidèrent d’aller mouiller directement dans l’Anse Lazio, réputée pour sa tranquillité et la protection au vent qu’elle offrait. Elles se baignèrent encore et regagnèrent la plage à la nage. Elles se couchèrent de bonne heure et le lendemain matin se firent emmener en taxi de l’autre côté de l’île pour aller visiter la fameuse Vallée de Mai, le mythique jardin d’Eden aux dires de ses découvreurs. Dominique en connaissait la particularité et si Angèle avait bien entendu parlé des « cocofesses », elle était loin d’imaginer à quel point la nature avait plagié « le cul de négresse », comme disent les autochtones, sans en oublier le moindre détail… Mais le plus souvent, elles ne quittaient plus le catamaran. Le spectacle des plages plus magnifiques les unes que les autres leur suffisait. Parties de l’Anse Lazio, elles longèrent l’île Curieuse et sa léproserie, mouillèrent le temps d’une baignade à l’île Saint-Pierre avant de se diriger vers l’île Cocos où elles firent, sur le barbecue du bateau, une grillade de poissons. Angèle avait eu la chance de voyager un peu partout dans le monde mais jamais elle n’était tombée amoureuse d’un paysage aussi idyllique. Elle avait aimé les plages des Caraïbes, notamment des îles Vierges, Tortola, Anegada et de Tobago aux Grenadines, elle avait adoré Bora-Bora et son lagon extraordinaire ; les Célèbes l’avaient conquise par son caractère sauvage, mais jamais elle n’avait éprouvé autant de béatitude devant un décor de la nature. Peut-être aussi son bonheur partagé avec Dominique et la vie paradisiaque sur le catamaran n’y étaient pas tout à fait étrangers ? Le bilan de ce séjour n’était pas mince, au-delà du rétablissement de Dominique et du renouveau dans l’épanouissement sensoriel d’Angèle. Elles décidèrent de « s’imposer » cette parenthèse de paradis tous les ans. Leur bonheur y était trop intense.

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SEPTIÈME PARTIE

Retour du paradis… pour l’enfer

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Chapitre 65 Dimanche 10 février. Quartier Saint-Jean, rue du Bœuf.

Leur avion atterrit en fin d’après-midi à l’aéroport de Saint-Exupéry. Un taxi les conduisit jusque chez Angèle aux Brotteaux. Elles récupérèrent le 4 × 4 Lexus et Angèle son courrier. Rue Émile Zola, elles défirent leurs bagages et prirent connaissance de leur courrier. Les nouvelles étaient excellentes pour la constitution du pôle d’Angèle. En plus de lettres administratives personnelles, Angèle fut étonnée de trouver une enveloppe contenant une clé plate, un code de porte et un mot de Pablo simplement libellé : « Occupez-vous bien de Patrick. » Et au-dessous : « Je vous embrasse très, très fort. Pablo. » Angèle perplexe, ne comprenant pas ce qui se passait et se promit de se rendre, dès le lendemain matin, rue du Bœuf. Angèle n’eut aucune difficulté à ouvrir l’appartement de Pablo. Elle était gênée de pénétrer dans l’intimité d’un ami dont elle ne connaissait même pas l’existence trois mois auparavant. Les volets étaient à demi ouverts et la première chose qu’elle vit dans le séjour fut l’aquarium posé sur une table basse avec à côté une grande enveloppe d’épaisseur notable. Un stick collé à la base du bocal indiquait « Patrick ». Elle regarda l’eau trouble et aperçut effectivement un gros poisson rouge aux yeux particulièrement globuleux. Elle eut pitié de lui et avant toute chose changea l’eau du bocal. Par ses mouvements accélérés, le poisson rouge exprimait probablement son contentement. Angèle s’assit dans le canapé, et sous le regard de Patrick commença la lecture du contenu de l’enveloppe. Elle ne pouvait alors savoir qu’elle allait encore connaître un des moments les plus pénibles de sa vie.

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Mon Ange, nous nous sommes toujours tutoyés comme de vieux copains mais ce message, comme une prière, s’adresse à mon égérie… à mon impossible Amour. Pas plus que je ne pourrais tutoyer Dieu ou Marie, permets-moi, mon inaccessible Angèle, de te vouvoyer pour l’Éternité. Chère Angèle, Avant toute chose sachez que je vous ai aimée comme je n’ai jamais aimé personne, pas même mon frère Ernesto tué par ces salopards de terroristes à Madrid. Tout ce que vous allez apprendre est pour vous, pour vous seule ; vous en ferez ce que bon vous semblera. J’ai été un être complexe, taciturne, travailleur mais avec une sensibilité exagérée me conduisant à des réactions excessives. J’ai toujours été tenace mais je n’ai jamais accepté l’injustice. Croyant, je ne pouvais réciter le « Notre Père » sans escamoter, après le « Pardonnez-nous nos offenses » le « ... comme nous les pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Je confesse que je n’ai jamais pu le penser quand, petit, je devais le réciter. Dieu est amour, lui seul peut pardonner, moi non. J’espère qu’il me pardonnera… Depuis longtemps, je désespérais de tout et de tous. Mon expérience de vie de couple a été un échec, les comportements des médias me révoltaient. Notre culture est devenue critiquable, elle doit être certainement rénovée, mais les valeurs multimillénaires qui ont forgé nos civilisations anciennes ne peuvent pas être balayées d’un revers de main sans propositions dignes d’une philosophie construite. En particulier pour les générations futures, les valeurs spirituelles ont disparu au profit d’un égocentrisme effréné avec pour seul objectif une « société de loisirs et de consommation ». Des loisirs pourquoi pas ? Sauf s’ils ne conduisent qu’à l’oisiveté. De la consommation, et alors ? Mais le gaspillage et le « toujours plus pour l’inutilité » l’accompagnent trop systématiquement, au détriment de notre environnement. J’ai été ulcéré par l’évolution de nos mœurs et le trait marquant de notre quotidien : la lâcheté. Lâcheté des parents, qui pour travailler délaissent leur progéniture ; l’éducation pour eux ne serait devenue que le respect des caprices de leurs enfants, les privant ainsi de tout repère, de toute valeur. Une éducation sans référence à des vertus fondamentales, qu’elles soient laïques, religieuses ou philosophiques, c’est construire une société sans fondation. Prononcez, aujourd’hui, le nom d’une vertu et on vous rira au nez…

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Lâcheté des enseignants qui, d’un côté, ont préféré s’adapter à la médiocrité de la majorité, de l’autre se sont englués dans des « réformes » stupides. Ils sont responsables de générations de sauvageons analphabètes. Et ceux qui ont essayé de résister à ces aberrations en ont été meurtris. Lâcheté de nos dirigeants à accepter le misérabilisme de ces jeunes clochards, et des graffitis et autres « tags » qui partout ont envahi nos cités et maintenant nos villages. Ils témoignent de l’acceptation de la « salissure » comme nouvelle norme de notre quotidien. Demandez ensuite le respect des « autres », des biens communs et personnels… Lâcheté de nos psychosociologues qui par leurs analyses veillent à déculpabiliser l’individu au détriment de la société. Pour eux, il ne saurait être question de responsabilité individuelle mais bien, avant tout, de celle « des autres ». Le besoin de psychologues, de philosophes, est pourtant énorme. Si les préceptes de nos religions sont dépassés, qu’ils nous apprennent tout simplement le savoir-vivre ! Si nous redoutons, avec raison, l’atteinte de la biodiversité, le réchauffement climatique, parce qu’ils vont mettre notre espèce en danger, par la désinvolture de nos comportements, la messe est dite ! Au sens large du terme, notre lien social est déjà foutu et notre société avec. Pour chacun de nous, il est lâche de considérer que le travail serait devenu honteux, la rigueur dérisoire, la conscience professionnelle d’un autre âge. Quant à l’amour du travail bien fait, source intrinsèque de valorisation de l’individu, à qui peut-on, aujourd’hui, en parler ? Lâcheté de nos « décideurs » qui, pour satisfaire à la démagogie triomphante, pour la gestion des risques de toute nature, ne savent que réglementer de façon ubuesque. Bien évidemment de nouveaux risques technologiques, pour la santé et l’environnement, doivent être considérés à leur juste valeur mais aussi relativisés avec ceux de même nature lorsqu’ils existent dans l’environnement. Lâcheté de nos « apôtres de l’inquiétude » qui n’ont su que dénaturer l’honorable part d’incertitude des scientifiques en un « principe de précaution » mal interprété puisque devenu synonyme de « risque zéro ». N’ayons pas peur du ridicule, il y a longtemps qu’il ne tue plus ! Car enfin ce principe de précaution, il a été établi pour aborder le risque du réchauffement climatique ? Mais nous n’en avons plus besoin aujourd’hui, puisque ce « risque » est une certitude ! Et voilà que ce principe de précaution constitutionnel serait devenu le principe de l’inaction, y compris de la recherche, regardez pour les OGM ! Lâcheté des politiques qui n’auraient, pour prendre des décisions, que les sondages d’opinion. Ils passent leur temps à s’admirer dans les médias. Il faut

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dire qu’ils ne vivraient pas sans la presse et réciproquement, parce qu’elle-même en dépend. Laissés à l’abandon des parents, des enseignants, des philosophes, des décideurs, nous ne pouvions qu’être récupérés, pour être intoxiqués, par les dérives des médias, sous l’œil indifférent de la justice. Ces nouveaux maîtres à penser se sont substitués aux religions, le virtuel au lieu du spirituel, le cathodique pour le catholique… Vous voyez Angèle combien je suis aigri. Je sais bien que tout n’est pas si noir mais ne nous voilons pas la face, globalement nous ne sommes pas reluisants. J’ai subi un échec important dans mes travaux de recherche. J’en voulais à la terre entière. Mais si je crois en Dieu, je ne crois pas en la fatalité et il fallait que je trouve des responsables à mon « malheur ». Pour des raisons conjoncturelles j’en ai voulu à l’ASN et surtout à cet inspecteur de malheur. Il est responsable de la mort de « mes » patients. Mes patients parce que sans que mes collègues le sachent, je les prétraitais par un activateur de la cancérogénèse pour une bien plus grande sensibilité à ma molécule marquée, miraculeuse. C’était dangereux mais efficace. Mais lorsqu’il m’a été interdit de leur appliquer le traitement, c’était trop tard, j’avais déjà activité la tumeur. Cette activation sans traitement leur a été fatale. J’ai tué Claire, je ne pouvais imaginer le regard de ses deux petites filles. Si elles avaient su… Je ne supportais plus ces abus de la réglementation que je considérais plus comme des entraves à notre travail que des raisons de se protéger d’effets globalement improbables. J’en voulais encore aux délires des dispositions à prendre en cas d’accident et aux plans d’action à mettre en œuvre. Et par extension j’en rendais encore responsables les divagations des médias et les comportements stupides du public. J’en voulais à ces missionnaires patentés de l’apocalypse nucléaire. Les sots ! Et comme je suis sûr que les vrais responsables des actes terroristes courent toujours, je pensais qu’il fallait aussi les faire soupçonner. Parce que je n’en pouvais plus de voir ces stupides jeunes gens désœuvrés qui, pour vous provoquer, vous demandent l’aumône ou vous détruisent votre fidèle bicyclette… je les ai agressés à ma façon. Angèle, l’attentat de Bordeaux, c’était moi ! C’est terrible, je devrais en avoir honte, je ne peux pas le regretter. La grand-mère déguisée, c’était moi, l’iode radioactif récupéré à partir des urines des patients traités au centre, c’était moi. Vous ne le saviez peut-être pas mais les travaux de plomberie n’avaient aucun secret pour moi. Il est facile de voir

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le dispositif que j’ai mis en place sur la canalisation d’arrivée aux cuves. Il peut être laissé en place sans problème… J’ai versé cet iode 131 dans des bières avec un puissant vomitif, l’ipéca. L’activité totale était importante mais à la façon dont cet iode devait être, et a été, dispersé, les dégâts ne pouvaient être que l’affolement des populations et un risque pour les jeunes clochards, mais sûrement moins grand que le bénéfice de leur prise en charge sur le plan médical et humain. Inutile de vous dire que j’étais seul et que le groupe L E A provient bien du malheureux Brahim, dont j’avais récupéré un tract en allant chez Pablo pour jeter le discrédit sur les terroristes. Mais Angèle, les victimes dues à l’affolement, aux accidents, aux bagarres, si elles sont en grande partie dues à la bêtise humaine, j’en suis responsable. Je suis un assassin. Lorsque je vous ai vue pour la première fois, j’étais bouleversé par votre tristesse, puis vos propos m’ont infiniment touché. Je ne pouvais le savoir encore mais j’étais tombé amoureux de vous. La suite de nos rencontres, votre parole et vos écrits, justes, révoltés, m’ont convaincu de votre qualité. Travailler avec vous, vous rencontrer, vous parler, vous piloter avec votre ami Yves, c’était le bonheur. Je vous ai aimé à la folie ! Mais c’était l’enfer, votre amour était ailleurs avec une personne intelligente, de caractère et qui vous aime. J’en ai voulu énormément à votre amie Dominique. J’ai rêvé d’une aggravation de son cancer du sein. Oui Angèle, j’en ai rêvé. Je n’ai pas honte de vous le dire, pas plus que de vous avouer combien, devant votre angoisse, j’ai prié pour sa guérison ! Je me raisonnais en me disant que j’étais votre ami, que je vous aidais à construire quelque chose d’utile, de positif, mais je m’endormais en pleurant et en ressassant votre inaccessibilité. Vous étiez si belle et si convaincante lors de vos différentes interventions. Vous parliez vrai, avec votre cœur, votre intelligence. Le public vous adore, il n’y a pas que de mauvaises gens ; il n’y a que moi pour le penser ! Et puis il y a eu la terrible agression dont vous avez été l’objet. J’étais mort d’inquiétude de vous savoir menacée. Lorsque Yves m’a appris qui avait pu être le commanditaire de votre attaque, j’ai imaginé spontanément l’attentat de Neuilly-sur-Seine dans le seul but que ce Max Pousseret soit impliqué dans cette pollution radioactive. Pour moi c’était facile, j’avais identifié le samarium sur la sacoche en cuir de la prime et j’ai eu la chance de voir arriver dans le local à déchets deux doses thérapeutiques de samarium 151 qui n’avaient pu être utilisées. J’ai fait l’aller-retour à Paris, pratiquement dans la nuit. Ce salaud de Max Pousseret, pris à son propre piège, a pu être démasqué. Depuis qu’il s’est donné la mort, il est remonté dans mon

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estime… Contrairement à Bordeaux, je ne voulais pas qu’il y ait d’autres victimes ; j’avais limité la dispersion. Mon moral à votre contact s’améliorait et je m’orientais vers un amour platonique que je compensais chez Aicha – l’adresse est dans mon agenda. Vous la rencontrerez, vous comprendrez et la remercierez… J’ai tremblé lorsque que j’ai appris que ce pitoyable JJDS avait réussi à monter cette émission, pompeusement intitulée La nuit des libertés. Elle allait se dérouler sur la Tour Eiffel et réunir de célèbres chanteurs populaires, le plus souvent, hors de leur art, aussi stupides que naïfs, quelques politiques véreux qui ne pouvaient rien refuser à l’animateur vedette et des sportifs à qui on faisait croire que leur talent de champions en faisait des maîtres à penser. Pour ce forum des expressions libertaires, entrecoupées de spectacles, l’animateur vedette tout-puissant aurait encore ajouté, aux habituels patentés du showbiz, un cocktail de « médiocres frustrés » de la science ou de la philosophie qui persistent à penser que ce qu’ils ne peuvent comprendre n’existe pas ! Tout ça pour s’opposer à un peu de rigueur, d’honnêteté, au respect des autres et surtout à celui du citoyen. Angèle, ma folie m’aurait conduit à un nouvel attentat. Le suicide de Max Pousseret a annulé cette grand-messe. Dieu lui en accorde un pardon. Mais la justice doit passer et j’ai compris qu’elle allait me rattraper lorsque Momo a été interrogé. Angèle, je ne pouvais envisager de me soumettre à la justice humaine, notre monde est trop malade. Sans hésiter j’accepte la justice divine parce que Dieu est pardon et qu’il connaît mes qualités et mes travers. Adieu, Angèle et pardonnez-moi, vous qui resterez pour l’éternité « mon Ange ». Voici mon testament. Mon corps lesté repose quelque part au fond d’une fosse marine. On ne le retrouvera jamais, mais j’ai pris des dispositions en conséquence. Mes économies et celles de Sophie, sous forme de placements, sont conséquentes. Je vous demande d’en proposer le tiers à Aicha pour qu’elle arrête son « commerce équitable », finisse ses études et retourne chez elle, au Ghana, apporter son savoir et trouver un mari. Elle vous expliquera ses projets. Je souhaite que le reste soit attribué aux deux enfants de Momo et Djamila Ben Mahdi pour garantir leurs études, je sais que leurs parents veilleront à une bonne utilisation. J’ai fait du tort involontaire à Momo, il est bon, il me pardonnera. Pour vous Angèle, je vous laisse, en plus de cette terrible confession, mon amour le plus profond et, parce que Sophie m’avait fait héritier de son immeuble rue du Bœuf, le soin de le vendre et d’en affecter le produit aux bonnes œuvres

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qui vous tiennent à cœur. Je sais combien vous participez à l’aide aux enfants abandonnés, chez nous ou ailleurs. Vous avez raison Angèle, ils sont l’assurance de la survie de l’espèce humaine. Je vous embrasse pour l’Éternité. PS : N’oubliez pas Patrick ! Angèle était effondrée sur le canapé. Elle pleurait à gros sanglots. Au bout de cinq bonnes minutes, elle sécha ses joues en les frottant avec ses mains. Elle se pencha sur l’aquarium. « Mon pauvre Patrick, nous voilà dans de beaux draps ! »

FIN

Achevé d’imprimer Dépôt légal :

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